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Full text of "Lettres de Champollion le jeune"

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«I,. l« 


NEW  YORK 

UNIVERSITY 

LIBRARIES 


INSTITUTE   OF   FINE  ARTS 


BIBLIOTHÈQUE 

ËGYPTOLOGIQUE 


TOME    TRENTE-UNIÈME 


CHALON-SUK-SAONE 

IMPaiMKlUR    FRANÇAIS!-;    ET    ORIENTALE    DE    E.    lîERTIiANn 


BIBLIOTHÈQUE 

ÉGYPTOLOGIQUE 


CONTENANT    LES 


ŒUVRES  DES  ÉGYPTOLOGUES  FRANÇAIS 

dispersées  dans  divers  Recueils 
et  qui  n'ont  pas  encore  été  réunies  jusqu'à  ce  jour 


PUBLIEE    sous    LA    DIIIECTION     DIÎ 


G.    MASPERO 

iMembre  de  l'Institut 

Ilirecleur  d'études  à  l'École  pralli|uc  des  Hautes  Études 

Professeur  au  CoUèi-'e  de  France 


TOME     TRENTE-UNIÈME 

LETTRES  ET  JOURNAUX  DE  CHAMPOLLION 

recueillis  et  antiotés 
Par    H.    HARTLEBEN 


TOME  DEUXIEME 
LETTRES  ET  JOURNAUX  ÉCRITS  PENDANT  LE  VOYAGE  D'EGYPTE 


F  A  II  I  S 

ERNEST    LEROUX,    ÉDITEUR 

28,    HUE    nONAPAUTK,    28 

1909 


LETTRES  ET  JOURNAUX 

DE 

CHAMPOLLION  LE  JEUNE 


TOME    DEUXIEME 
LETTRES  ET  JOURNAUX  ÉCRITS  PENDANT  LE  VOYAGE  D'ÉQYPTE 


CHALON-SUR-SAONli 

IMPKIMERIli   Kl'.ANÇAISE   KT   ORIENTALE    DE    É.    UERTKAND 


LETTRES  ET  JOURNAUX 

DE 

CHAMPOLLION  LE  JEUNE 

recueillis  el  aiiiiolcs  par 
H.     HARTivEBEN 


TOME    DEUXIEME 
LETTRES  ET  JOURNAUX  ÉCRITS  PENDANT  LE  VOYAGE  D'EGYPTE 


V  A  lU  s 

ERNEST     LEROUX,     ÉDITEUR 

^8,    HUIi    BONAPARIK,    28 
1909 


64gT 

INSTITUTS 


,A3 


Oui,  Menés,  je  revois  mou  antique  patrie, 
Je  foule  avec  transport  cette  terre  chérie, 
Et  le  fleuve  sacré,  riche  présent  des  Dieux, 
Le  Nil,  le  Nil  enfin  se  présente  à  mes  yeux. 


/  ■   L  *    ^/Î^^VWX^tiWM* 


.  E.  BERTRAND, ChaLON-S- 


INTRODUCTION 


La  nouvelle  de  la  destruction  des  flottes  turque  et  égyp- 
tienne dans  la  rade  de  Navarin'  n'arriva  à  Alexandrie 
qu'assez  tard,  dans  la  matinée  du  2  novembre  1828.  Au 
premier  moment,  les  Européens  en  furent  fort  effrayés.  En 
efïet,  les  deux  seuls  consuls  occidentaux,  qui  auraient  pu, 
en  la  circonstance,  exercer  une  influence  réelle  sur  les  ré- 
solutions du  Vice-Roi,  n'étaient  pas  présents;  celui  de 
France,  Drovetti,  s'attardait  à  Paris,  et  l'Anglais,  le  suc- 
cesseur d'Henri  Sait,  n'avait  pas  encore  rejoint  son  poste. 
Ce  qui,  malgré  tout,  rassurait  les  colonies,  c'est  que  Mo- 
hammed-Aly  avait  réuni  la  veille  les  consuls  des  autres 
puissances,  et  leur  avait  déclaré  que  c'était  contre  son  acis 
que  le  Sultan  avait  pris  la  résolution  «  dont  le  résultat 
»  pourrait  bien  être  un  sinistre  ».  Il  s'attendait  donc  à 
apprendre  la  ruine  de  son  armée  et  de  sa  flotte,  peut-être 
même  la  mort  d'Ibrahim-Pacha,  son  fils!  Même  en  ce  cas, 
il  n'exécuterait  point  les  ordres  qui  pourraient  lui  venir  de 

1.  Seuls,  vingt-deux  bâtiments,  dont  six  corvettes,  tous  appai-lenant 
à  l'Egypte,  échappèrent  au  désastre. 


II  INTllODUCTION 

kl  Sublime  Porte,  »  d'attenter  aux  droits  de  l'hospitalité  », 
et  il  garantissait  sur  sa  tête  l'entière  sûreté  des  Européens. 

Dans  raprès-micli  du  2,  les  portes  du  Palais  furent  ou- 
vertes à  tout  venant,  et,  en  présence  de  beaucoup  d'Euro- 
péens, le  Pacha  dit  à  ses  principaux  officiers  :  «  J'avais 

prévenu  le  Grand  Seigneur  et  mon  fils  de  ce  qui  arriverait, 
et  que  les  Anglais  n'étaient  pas  des  Grecs  !  Il  ne  suffit  pas 
d'avoir  des  hommes  et  des  vaisseaux,  il  faut  encore  savoir 
les  conduire  et  se  battre.  Nous  ne  sommes  point  encore  au 

point  de  pouvoir  nous  mesurer  avec  eux »  Il  fit  ensuite 

appeler  le  commandant  de  la  Vestale,  le  combla  d'honneurs 
et  d'amitiés,  le  tout  en  présence  des  hauts  dignitaires  turcs, 
et  avec  un  visage  riant.  Il  voulait,  par  cette  conduite,  em- 
pêcher que  la  douleur  des  Turcs  ne  devînt  funeste  aux  rési- 
dents; il  y  réussit  si  pleinement  que  bientôt  le  peuple  n'en 
voulut  plus  qu'à  la  Porte,  dont  l'obstination  avait  causé  le 
désastre.  «  Pas  un  mot,  pas  un  reproche  aux  Européens, 
n'est  sorti  d'aucune  bouche.  Nous  sommes,  s'il  est  possible, 

plus  tranquilles  que  ci-devant Le  contre-coup  que  des 

désordres  à  Constantinople  pourraient  produire  chez  nous, 
nous  paraît  peu  à  redouter,  puisque  le  premier  moment,  le 
plus  terrible  sans  doute,  s'est  si  bien  passé.  Ici  les  intentions 
du  chef  sont  admirables,  et  sa  puissance  s'exerce  même 
d'une  manière  exclusive  sur  la  pensée  de  son  peuple,  —  il 
n'y  a  rien  à  craindre » 

Ce  fut  un  correspondant  du  Journal  du  Commerce  qui 
apprit  aux  Parisiens  ces  bonnes  nouvelles,  et,  deux  jours 
plus  tard,  dans  la  matinée  du  23  décembre,  pour  l'anniver- 
saire de  sa  naissance,  Champollion  eut  la  grande  joie  de 
recevoir  une  aimable  lettre  de  Pedemonte,  le  consul  sarde, 


INTRODUCTION  III 

gendre  de  Drovetti,  où  elles  étaient  confirmées  de  la  manière 
la  plus  positive.  Drovetti  avait  quitté  Toulon  le  22  décem- 
bre, en  hâte,  et  la  mort  de  Sait  avait  modifié  son  attitude 
à  l'égard  des  deux  frères.  Débarrassé  de  son  rival  et  se 
croyant  maitre  de  la  situation  en  Egypte,  il  avait  écrit  aux 
deux  Champollion  une  lettre  d'adieu,  dans  laquelle  il  leur 
donnait  à  entendre  ([u'il  no  fallait  plus  penser,  —  vu  la 
((  dangereuse  attitude  »  du  Vice-Roi,  —  ni  à  entreprendre 
des  recherches  scientifiques  en  Egypte,  ni  à  diriger  vers  le 
Soudan  une  expédition  pacifique  destinée  à  compléter  les 
expéditions  militaires  de  Mohammed-Aly.  Drovetti,  en 
effet,  avait  déjà  casé  plusieurs  fils  de  princes  nègres  dans  la 
Mission  des  jeunes  étudiants  égyptiens  confiés  aux  soins  de 
Jomard,  à  Paris  :  «  Le  Pacha,  disait-il,  a  fait  des  machines 
de  guerre  des  esclaves  abrutis  de  l'Afrique  centrale,  —  hi 
France  doit  les  transformer  en  êtres  humains.  »  Champol- 
lion-Figeac,  sans  croire  à  la  possibilité  d'un  succès,  avait 
tout  fait  néanmoins  afin  de  réaliser  les  projets  de  Drovetti. 
Champollion  le  Jeune,  de  son  côté,  avait  prié  Raymond 
Pacho  de  faire  des  conférences  publiques  afin  de  démontrer 
(jue  la  conquête  morale  du  Soudan  assurerait  la  conserva- 
tion des  monuments  anti(iues  de  l'Kgypte,  sans  cesse  me- 
nacés par  la  barbarie  africaine.  L'une  de  celles  qu'il  fit, 
entre  autres,  à  la  Société  çjéorjrapJdquc,  avait  eu  un  succès 
d'autant  plus  gi'aiid,  (juo  l'on  savait  (lue  c'était  le  protégé 
de  Sali  qui  recommandait  aussi  énergifjuement  les  projets 
de  Drovetti!  Voir  réconciliés  ces  deux  adversaires  à  ou- 
trance, avant  son  arrivée  en  Lgypte,  était,  on  elîet,  le  désir 
légitime  de  Cliain[)()llion,  qui  ignorait  la  mort  de  l'Anglais. 
Les  frères  crurent  discerner,  dans  la  volte-face  soudaine 


IV  INTRODUCTION 

de  Drovetti,  l'influence  hostile  de  Jomard,  son  ami  in- 
time :  ils  se  trompaient,  car,  pour  lui,  en  pareil  cas,  les 
événements  seuls  comptaient,  et  non  les  opinions  d'autrui. 
On  comprendra,  du  reste,  que  la  disparition  de  Sait  rendît 
superflue  et  même  dangereuse  pour  le  prestige  scientifique 
de  Drovetti  la  présence  de  «  l'Égyptien  »  en  Egypte.  Le 
changement  de  Ministère,  au  6  janvier  1828,  annula  l'effet 
de  cette  manœuvre.  Le  vicomte  de  Martignac,  qui,  dès 
1822,  s'était  déclaré  le  protecteur  de  Champollion,  remplaça 
Corbière,  son  adversaire  de  parti  pris  :  a  C'est  l'aube  d'un 
nouveau  jour  pour  notre  «  Égyptien  »,  disait  Arago,  et  lui- 
même,  ainsi  que  Champollion-Figeac,  que  la  perspective 
d'une  expédition  d'Egypte  avait  effrayés  jusque-là,  résolu- 
rent de  passer  outre  aux  objections  de  Drovetti.  Le  retour 
du  duc  de  Blacas  acheva  de  lever  les  obstacles.  Le  26  avril, 
le  comte  de  La  Rochefoucauld,  profitant  de  la  présence  du 
Roi  dans  les  salles  du  Louvre,  lui  amena  Champollion,  et 
celui-ci  eut  avec  le  monarque  un  court  entretien  confidentiel 
dans  lequel  l'expédition  fut  décidée.  Blacas,  de  son  côté, 
remit  le  plan  du  voyage  au  Roi  et  vit  plusieurs  ministres'. 
Au  dernier  moment,  tout  faillit  être  remis  en  question.  Le 
Roi,  influencé  on  ne  sait  par  qui,  s'imagina  d'exiger  que  la 
France  seule  agît  :  l'adjonction  d'étrangers  à  la  mission 
lui  paraissait  de  nature  à  causer,  à  un  moment  donné,  de 
grands  embarras.  Blacas  s'était  laissé  convaincre  et  parlait 

1.  MM.  de  La  Fcrronnais,  ministre  des  Affaires  étrangères,  de 
Martujnae,  ministre  de  l'Intérieui-,  Hyde  de  Nciwille,  ministre  de  la 
Marine,  et  de  La  Bouillerie,  intendant  générai  de  la  Maison  du  Roi. 
Ce  dernier  remplaçait  le  duc  de  Doudeauville,  qui  s'était  démis  de  sa 
cliarge,  lors  du  licenciement  de  la  ijarde  intltoiuile  qu'il  n'avait  pu 
empêcher. 


INTRODUCTION  V 

même  d'éliminer  la  Toscane.  Champollion  lui  déclara  fran- 
chement qu'en  ce  cas  il  préférait  renoncer  à  son  projet  :  les 
engagements  qu'il  avait  pris  à  l'égard  du  Grand-Duc  étaient 
tels  qu'il  ne  pouvait  les  rompre  sans  offenser  gravement 
ce  souverain.  Blacas  réfléchit  et  ne  tarda  pas  à  lui  donner 
raison.  Aussi  bien,  beaucoup  de  défections  se  produisirent- 
elles,  la  plupart  involontaires,  parmi  ceux  qui  avaient 
promis  leur  concours. 

Les  comtes  Kossakowsky,  Carlo  Vidua,  Bardi  et  Montalvi, 
se  retirèrent,  pour  des  causes  différentes.  Sir  W.  Gell  dut 
s'excuser,  faute  d'argent  \  D'autre  part,  le  D^  Pariset,  qui 
s'était  offert  pour  accompagner  Champollion  qu'il  aimait 
tendrement,  venait  de  prendre  le  commandement  d'une  ex- 
pédition médicale  que  le  gouvernement  français  envoyait  en 
Egypte  et  en  Syrie  pour  étudier  et  détruire  la  peste^.  Ces 
contretemps  ne  découragèrent  pas  Champollion;  ne  rece- 
vant pas  de  réponse  de  Drovetti,  à  qui  il  avait  écrit  deux 
longues  lettres,  il  entama  vigoureusement  les  préparatifs. 
C'est  à  Paris  même  qu'il  se  munit  d'une  partie  des  objets 
nécessaires.  «  Les  armes,  les  moyens  sanitaires,  des  objets 
pour  présents,  des  instruments  d'optique,  des  outils  de  di- 
verses professions,  les  ustensiles  de  ménage  firent  partie  de 
ces  approvisionnements  ;  les  provisions  de  bouche  ne  furent 
faites  qu'à  Alexandrie.  La  corvette  VÉglé,  commandée  par 
M.  Cosmao-Dumanoir,  fut  désignée  pour  le  voyage,  et  reçut 

1.  Il  écrivit  à  Yoiiny  :  «  I  wish  you  had  sent  me  to  Egypt  with 
Champollion  who  otîered  to  take  me,  but  I  had  no  money.  I  hâve  no 
doubt,  I  should  hâve  done  something,  as  I  think  I  take  views  and 
plans  quicker  than  my  noighbours  and  hâve  more  patience  in  working 
<»ut  the  hieroglypliics.  » 

2.  Dos  obstacles  imprévus  obligèrent  le  docteur  Pariset  de  partir 
plus  tard,  au  regret  de  tout  le  monde. 


VI  INTRODUCTION 

Tordre  de  se  disposer  à  partir  du  port  de  Toulon  à  la  fin  de 
juillet  1828'.  » 

Cliampollion  emmenait  avec  lui  l'architecte  Antoine 
Bihent,  dont  il  a  été  question  au  volume  précédent,  Charles 
Lenormant,  inspecteur  au  département  des  Beaux-Arts,  et 
comme  dessinateurs,  Nestor  L'hôte\  employé  à  la  direction 
générale  des  Douanes,  Salvatore  Cherubini';  Alexandre 
Duchesne,  Bertin  fils  et  Lehoax,  élèves  du  baron  Gros. 
Pendant  les  r/ow^e  à  quaior:^e  mois  qu'ils  resteraient  en 
Egypte,  chacun  d'eux  devrait  recevoir  3.000  francs  nets; 
en  outre,  il  leur  serait  fourni  gratuitement  tout  ce  dont  ils 
auraient  besoin  pour  leur  entretien,  pour  leurs  travaux, 
même  personnels,  et  pour  leur  correspondance,  celle-ci  fort 
coûteuse  en  ce  temps-là,  plus  deux  costumes  orientaux.  — 
Le  Grand-Duc,  de  son  côté,  avait  désigné,  pour  se  joindre 
aux  Français,  le  professeur  Ippolito  Rosellini,  l'ingénieur 

1.  Préface  des  Lettres  écrites  d'Egypte,  publiées  par  Champollion- 
Figeac  en  1833. 

2.  L'hôte  avait  manifesté  de  bonne  heure  une  passion  violente  pour 
l'Egypte  ancienne.  Au  premier  bruit  de  l'expédition  projetée  par 
ChampoUion,  il  avait  écrit  à  celui-ci  des  lettres  ardentes,  «  véritables 
traits  de  feu  »,  comme  disait  Dacier  en  plaisantant.  Lorsque  Cham- 
poUion fut  revenu  à  Paris,  en  novembre  1826,  L'hôte  s'installa  rue  de 
Seine,  n°  89,  tout  près  de  «  l'Égyptien  »,  qui  demeurait  alors  rue  Maza- 
rine,  n°  28,  et  il  lui  rendit  des  services  notables.  Champollion-Figeac, 
qui  avait  le  jugement  plus  rassis  que  son  cadet,  n'avait  pas  trop  de 
confiance  dans  la  persévérance  du  jeune  dessinateur.  N'oublions  pas  de 
dire  que  celui-ci  était  l'oncle  par  alliance  d'Auguste  Mariette,  qui  fut 
le  premier  directeur  du  Service  des  Antiquités  de  l'Egypte. 

3.  Fils  du  célèbre  compositeur  de  musique,  nature  aussi  profonde 
que  tranquille,  et  le  seul  de  tous  les  compagnons  de  voyage  de  Cham- 
poUion, qui  ne  voulût  point  se  séparer  de  lui,  «  ne  fût-ce  que  pour 
un  jour  ».  Son  dévouement  extraordinaire  touchait  profondément  celui 
qui  en  était  l'objet.  —  Salvador  Cherubini  était  le  beau-frère  de  Rosel- 
lini, qui,  le  30  octobre  1827,  avait  épousé  Zenobia  Cherubini. 


INTRODUCTION  VII 

et  architecte  Gaetano  Rosellini,  l'archéologiie  docteur  en 
médecine  AJessandro  Ricci,  le  dessinateur  Angelelli,  le 
professeur  d'histoire  naturelle  Giuseppe  Raddi  et  son  jeune 
élève  Galastri.  Le  gouvernement  du  Roi  offrit  aux  Toscans 
de  les  recevoir  gratuitement  sur  VÉglé,  au  même  titre  que 
leurs  collègues  français,  et  rendez-vous  leur  fut  donné  à 
Toulon,  pour  le  25  juillet. 

Peu  de  jours  avant  c|ue  ChampoUion  quittât  Paris  le 
16  juillet,  son  frère  reçut  une  lettre  de  Drovetti,  datée  du 
3  mai',  et  qui  en  renfermait  une  autre,  adressée  à  Jean- 
François.  Bien  qu'il  fût  très  effrayé  de  leur  contenu,  il  eut 
l'heureuse  idée  de  n'en  point  parler  pendant  plus  de  deux 
semaines.  Il  redoutait  en  effet  qu'elles  ne  tissent  échouer 
l'expédition  tant  et  si  longtemps  désirée,  et  qu'un  échec 
survenant  au  dernier  moment  ne  portât  un  coup  mortel  à 
son  frère,  dont  la  santé  était  toujours  assez  précaire.  D'ail- 
leurs, connaissant  l'égoïsme  rusé  de  Drovetti,  il  croyait  lire 
entre  les  lignes  et  deviner  les  véritables  intentions  de  son 
correspondant.  Lorsqu'il  fut  obligé  enfin  d'en  parler  aux 
différents  ministres,  le  danger  était  conjuré.  Il  est  vrai  c[ue 
des  dépêches  furent  immédiatement  envoyées  à  Toulon  afin 
d/y  retenir  les  voyageurs,  mais  elles  arrivèrent  trop  tard  et 
il  paraît  qu'il  n'en  pouvait  plus  être  autrement.  En  agissant 
ainsi,  il  contribua  donc  de  nouveau,  et  puissamment,  à 
sauvegarder  a  l'I^gyptien  »  et  à  assurer  les  intérêts  de  la 
science  nouvelle'. 

Le  25  août,   Champollion-Figeac  écrivit  à   son  frère  : 

1.  Voir  p.  1  du  présont  volume. 

2.  Jacques-Joseph  CliampoUion-Figeac,  né  le  9  octobre  1778,  mourut 
le  ()  mai  18t)7.  Lo  portrait  que  nous  publions  ci  joint  est  île  \S'2-i. 


VIII  INTRODUCTION 

((  Depuis  votre  départ,  les  journaux  n'ont  cessé  de  ra- 
conter toutes  sortes  d'histoires  sur  les  dépêches  télégra- 
phiques qui  vous  ont  rappelés,  sur  les  avisos,  lancés  à  votre 
poursuite  :  ils  finiront  par  faire  partir  des  courriers  en 
toute  hâte,  pour  vous  aller  pêcher  dans  toutes  les  mers.  Ce 
qu'il  y  a  de  sûr  au  milieu  de  tout  cela,  c'est  que  Pariset  a 
reçu,  depuis  quinze  jours,  à  Marseille,  l'ordre  de  ne  pas 

partir.  Il  en  est  désolé  et  je  ne  sais  comment  le  consoler » 

—  Grâce  à  l'entremise  énergique  du  jeune  comte  Léon  de 
Laborde,  qui  revenait  de  l'Egypte,  Pariset  reçut  enfin  la 
permission  de  partir  également.  En  effet,  Laborde  donna 
aux  ministres  l'assurance  que  Mohammed- Aly  lui-même 
désirait  vivement  l'arrivée  du  grand  médecin,  et  qu'il  faisait 
déjà  construire  «  un  hôpital  pour  les  futurs  pestiférés  )).  // 
ne  manque  plus  que  la  peste,  disait-on  en  plaisantant  à 
Alexandrie,  où,  d'après  certains  indices,  on  croyait  être  à 
la  veille  de  son  apparition.  Heureusement  pour  ChampoUion 
et  pour  ses  compagnons,  elle  se  fit  attendre  pendant  deux 
ans  et  elle  n'éclata  qu'après  leur  retour  en  Europe. 

Je  me  fais  un  plaisir  et  un  devoir  de  remercier  M.  Mas- 
pero  des  conseils  éclairés  qu'il  a  bien  voulu  me  donner  pour 
l'arrangement  des  Lettres  d'Italie  et  d'Egypte,  et  aussi  pour 
l'attention  constante  avec  laquelle  il  a  suivi  l'impression  de 
ces  deux  volumes. 

Je  n'oublierai  pas  non  plus  de  reconnaître  combien  ma 
tâche  a  été  facilitée  par  M.  Bertrand,  imprimeur  orientaliste, 
bien  connu  par  la  perfection  de  ses  travaux. 

H.  Hartleben. 

Chalon-sur-Saône,  le  29  septembre  1909. 
(iMaison  Chabas.) 


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LETTRES  ET  JOUIINAIIX 

ÉCRITS    PENDANT    LE 

VOYAGE  D'EGYPTE 


B.  DROVETTI  A  CHAMPOLLION 

Gémialé,  3  mai  1828. 

J'ai  reçu  la  seconde  de  vos  lettres  que  vous  m'avez  fait 
l'honneur  de  m'écrire  le  18  février;  je  vous  prie  d'être  per- 
suadé qu'après  vous,  personne  ne  prend  un  plus  vif  intérêt 
que  moi  à  l'excursion  importante  que  vous  vous  proposez 
de  faire  en  Egypte.  Aussi  je  souffre  plus  qu'aucun  autre  des 
circonstances  qui  ne  me  permettent  pas  de  vous  encourager 
à  l'exécution  de  ce  projet  dans  le  courant  de  cette  année,  à 
moins  que,  d'ici  au  mois  d'août,  les  mesures  de  coercition 
adoptées  contre  les  Turcs  par  les  puissances  signataires  du 
Traité  de  Londres  n'obtiennent  les  résultats  qu'on  se  pro- 
pose. Il  règne  en  Egypte,  comme  dans  toutes  les  autres 
parties  de  l'Empire  ottoman,  un  esprit  d'animosité  envers 
les  Européens,  qui,  en  certains  cas,  pourrait  produire  des 
fermentations  et  des  mouvements  séditieux  contre  la  sûreté 
individuelle  de  ceux  qui  y  sont  domiciliés  ou  qui  s'y  trou- 
veraient voyageant.  S'il  ne  dépendait  que  de  la  volonté  de 
Mohammed-Aly  d'arrêter  les  clîets  du  mécontentement,  il 
ne  m'aurait  pas  été  difîicile  d'obtenir  ce  que  vous  m'aviez 
cliargé  de  lui  demander,  mais  il  est  lui-même  en  butte  à 

UlUL.    ÉGYIT.,   T.    XXXI.  1 


2  LETTRES   ET   JOURNAUX 

cette  animosité  à  cause  de  ses  principes  et  de  ses  sentiments 
européens,  et  il  n'a  pas  osé  me  donner  les  paroles  de  garantie 
que  je  sollicitais  pour  vous  et  vos  compagnons  de  voyage. 

Si,  dans  l'intervalle,  il  survenait  un  changement  dans  la 
situation  politique  des  puissances  intervenantes  vis-à-vis  de 
la  Turquie,  vous  pourrez  vous  mettre  en  route  sans  attendre 
de  nouveaux  avis;  votre  expédition  n'éprouvera  aucune 
diffîculté  et  sera  protégée  de  la  manière  la  plus  efficace  par 
le  gouvernement  local.  —  Rosellini  a  fait  la  même  demande 
et  a  reçu  la  même  réponse. 

Veuillez  être  bien  convaincu  que  je  suis  on  ne  peut  plus 
affligé  de  ne  pouvoir  vous  en  donner  une  conforme  à  vos 
désirs,  qui  doivent  être  ceux  de  tous  les  amis  des  sciences 
que  vous  cultivez  avec  tant  de  succès 


CHAMPOLLION  A  L'ABBE  GAZZERA 

Paris,  26  mai  1828. 
Mon  très  cher  ami. 

J'ai  compté  sur  votre  indulgence  et  votre  amitié,  et  j'ai 
espéré  que  vous  me  pardonneriez  le  long  silence  que  j'ai 
gardé  avec  vous.  Les  tracasseries  inséparables  d'une  orga- 
nisation telle  que  celle  de  mon  Musée,  où  tout  était  à  faire, 
m'ont  empêché  de  donner  à  ma  correspondance  la  suite  et 
l'activité  désirables.  Mais  enfin  me  voilà  à  peu  près  débar- 
rassé, et  je  vois  avec  satisfaction  qu'une  année  entière  de 
plaisir  et  d'études  va  s'ouvrir  pour  moi,  et  pour  vous  si  vous 
le  voulez. 

Mon  voyage  d'Egypte  est  arrêté  définitivement  pour  cette 
année-ci,  1828.  Les  fonds  nécessaires  sont  faits  par  nos  mi- 


DE   CIIAMPOLLION   LE   JEUNE  3 

nistres,  et  d'ici  à  peu  de  jours  j'aurai  tous  mes  papiers  bien 
et  dûment  signés.  Je  compte  m'embarqucr  à  Toulon  dans 
les  premiers  jours  d'août  prochain,  et  arriver  en  Egypte 
vers  le  premier  septembre.  Le  voyage  durera  une  année  au 
plus. 

J'ai  toujours  compté  que  vous  seriez  des  nôtres,  et,  quoique 
les  réductions  qu'on  a  faites  à  mon  plan  ne  me  permettent 
point  de  vous  assurer  une  indemnité  pécuniaire  à  votre  re- 
tour, je  me  suis  arrangé  de  manière  à  ce  que  vous  puissiez 
venir  avec  moi  et  rentrer  en  Europe  sans  que  vous  ayez  au- 
cune dépense  à  faire.  Il  suflira  de  venir  de  Turin  à  Toulon, 
ce  qui  n'est  pas  loin,  et  je  me  charge  du  reste.  Nous  serons 
transportés  à  Alexandrie  sur  un  bâtiment  de  guerre,  et 
nous  remonterons  le  Nil  sur  un  grand  et  bon  bâtiment  d'eau 
douce.  Nous  vivrons  là  en  frères  et  le  mieux  que  nous  pour- 
rons, à  la  garde  de  Dieu  et  de  son  Prophète. 

Voici  donc  le  moment  d'aller  faire  nos  dévotions  dans  la 
cathédrale  de  Thèbes.  Tenez  cette  détermination  secrète,  si 
vous  le  Juge:;  convenable,  et  faites  des  démarches  prépara- 
toires pour  obtenir  un  congé  d'un  an  à  compter  du  mois  de 
juillet  prochain,  avec  la  conservation  de  votre  traitement  que 
vous  trouveriez  au  retour.  Je  vous  écrirai  donc  dans  peu  de 
jours  d'ici  pour  vous  donner  rendez-vous  à  Toulon  à  Jour 
fixe.  Venez  jusques-là,  et  je  me  charge  du  reste. 

J'aime  à  croire  qu'on  ne  sera  point  assez  barbare  pour 
vous  refuser  un  congé  pur  et  simple,  puisque  vous  ne  de- 
manderez (jue  cela.  S'il  était  nécessaire  que  j'écrivisse  moi- 
même,  mandez-le-moi;  j'écrirai  à  (|ui  vous  voudrez  et  ce 
(|ue  vous  voudrez. 

Vous  n'aurez  besoin  de  faire  aucun  ap[)r()visi()nii(Miient. 
Je  pense  à  tout  moi-même,  et  cela  me  regarde.  Contentez- 
vous  de  j)rendre  le  linge  et  les  habits  strictement  néces- 
saires, et  voilà  tout.  Le  moins  d'(Mnl)arras  possible.  Que  fait 
notre  ami  Costa?  11  pourrait  bien  de  temps  en  temps  nie 
donner  de  ses  nouvelles,  mais  la  paresse!  ou  la  philosophie! 


4  LETTRES   ET   JOURNAUX 

Mes  amitiés  à  Plana,  Boucheron,  Pa[uli].  Dites  à  Peyron, 
s'il  désire  des  copies  de  nos  Papyrus,  de  s'adresser  à  Le- 
tronne,  que  j'autorise  à  les  lui  envoyer.  —  Si  l'Académie 
Royale  vous  chargeait  de  faire  quelques  acquisitions  en 
Egypte  pour  le  Musée  Égyptien,  ce  serait  bien,  ne  vous 
donnât-elle  qu'un  fonds  de  douze  cents  francs  pour  les 
achats;  ce  serait  un  motif  pour  certaines  gens  de  vous 
donner  bien  plus  volontiers  votre  congé  jusques  à  la  fin 
de  1829.  —  Voyez  si  vous  pouvez  tirer  parti  de  cette  idée, 
qui  servirait  de  prétexte  à  votre  voyage.  —  J'attends  votre 
réponse  sur  tout  cela.  Tout  à  vous  de  cœur, 

J.-F.  Champollion. 

Mes  hommages,  respects  et  amitiés  aux  maisons  Balbe  et 
Sclopis. 


CHAMPOLLION  AU  GRAND-DUC  DE  TOSCANE 

Paris,  11  juin  1828. 
Altesse  Impériale  et  Royale, 

C'est  un  véritable  bonheur  pour  moi  de  voir  enfin  les  cir- 
constances favoriser  un  projet  auquel  la  science  attache  na- 
turellement de  grandes  espérances,  et  d'être  à  même  au- 
jourd'hui d'annoncer  l'expédition  prochaine  de  ce  voyage 
littéraire  à  un  Prince  dont  la  généreuse  protection  et  les 
soins  éclairés  veulent  bien  en  assurer  le  succès. 

Le  Roi  vient  d'ordonner  que  les  fonds  nécessaires  à  une 
complète  exploration  de  l'Egypte  sous  le  rapport  des  monu- 
ments historiques  soient  mis  à  ma  disposition,  et  je  suis 
autorisé  à  m'adjoindre  plusieurs  artistes,  dessinateurs  ou 
architectes,  pour  relever  fidèlement  les  nombreux  bas-re- 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  5 

liefs  et  toutes  inscriptions  monumentales,  qu'il  importe  si 
fort  d'étudier  et  d'arracher  ainsi  à  la  destruction  certaine 
dont  les  menace  une  barbarie  toujours  active. 

Le  départ  pour  l'Egypte  aura  lieu  vers  la  fin  du  mois  de 
juillet  prochain,  ou  dans  les  premiers  jours  d'août,  et  il  est 
indispensable  que  la  Commission  toscane,  que  Votre  Altesse 
Impériale  et  Royale  a  daigné  nommer  dans  le  même  but 
que  la  Commission  française,  s'embarque  en  même  temps  et 
sur  le  même  vaisseau.  Le  ministre  de  la  marine  de  France 
doit  donner  le  passage  sur  un  bâtiment  du  Roi  aux  per- 
sonnes qui  feront  partie  de  cette  expédition  littéraire  et 
toute  pacifique,  au  milieu  des  mouvements  guerriers  dont  la 
Méditerranée  et  l'Orient  sont  dans  ce  moment  le  théâtre; 
mais,  fondés  sur  le  sentiment  que  le  Pacha  Mohammed-Aly 
doit  avoir  de  son  véritable  intérêt,  nous  avons  lieu  d'espérer 
que  nos  recherches  en  Egypte  et  en  Nubie  auront  lieu  dans 
la  sécurité  la  plus  complète.  Qu'il  me  soit  permis  de  renou- 
veler ici  l'expression  des  profonds  sentiments  avec  lesquels 
je  suis, 

de  Votre  Altesse  Impériale  et  Royale  (etc.). 


CHAMPOLLION  A  L'ABBÉ  GAZZERA 

Paris,  9  juillet  1828. 

Je  ne  vous  dis  pas  avec  quel  plaisir  je  vous  embrasserai  à 
Toulon  si  vos  affaires  vous  le  permettent'.  Ce  sera  une 
grande  joie  pour  moi.  —  Venez  donc  s'il  n'y  a  pas  trop 
d'inconvénients  pour  vous.  —  Embrassez  l'ami  Costa  pour 

L  Au  dernier  moment,  ni  la  santé  de  l'abbé  Gazzera,  ni  ses  affaires 
multiples  ne  lui  permirent  de  tenir  sa  parole.  Les  deux  amis  ne  se 
revirent  jilus. 


6  LETTRES    ET   JOURNAUX 

moi;  faites-lui  mes  adieux,  ainsi  qu'à  Plana,  Peyron,  Bou- 
cheron, Pauli  et  toute  la  famille  Sclopis Adieu,  je  suis 

heureux  de  penser  que  je  pourrai  vous  embrasser  encore 
avant  de  partir.  Adieu,  tout  à  vous  de  cœur  et  dame, 

J.-F.    ClIAMPOLLION. 

P. -S.  —  Si  Peyron  avait  quelques  notes  à  me  donner  pour 
ses  recherches  à  faire  en  Egypte,  je  suis  tout  à  sa  disposi- 
tion. Embrassez-le  pour  moi.  —  Addio,  carissimo,  addio. 


ClIAMPOLLION  A  AUGUSTIN  THEVENET 

Paris,  10  juillet  1828. 

Je  ne  veux  point  quitter  l'Europe,  mon  cher  petit,  sans 
te  dire  adieu,  à  toi,  le  plus  ancien  de  mes  amis,  et  celui  qui 
toujours  a  conservé  une  première  place  dans  mes  affections. 
Je  crois  n'avoir  point  affaire  à  un  ingrat  et  que  j'ai  toujours 
dans  ton  cœur  la  place  que  j'y  occupais  autrefois,  car  nous 
ne  sommes  plus  l'un  et  l'autre  dans  lage  où  l'on  fait  de 
nouvelles  liaisons,  au  détriment  de  celles  qui  se  sont  déve- 
loppées et  qui  ont  grandi  avec  nous.  Si  tu  avais  jugé,  d'après 
mon  silence  à  ton  égard,  que  mon  attachement  pour  toi 
avait  diminué  par  le  temps  et  la  distance,  tu  te  serais 
trompé,  car  j'ai  toujours  pris  la  part  la  plus  vive  à  tout  ce 
qui  a  pu  t'arriver  d'heureux  ou  te  survenir  de  triste  et  de 
pénible.  Je  comptais  t'embrasser  à  Grenoble  en  passant, 
mais  je  suis  tellement  pressé  que  le  temps  me  manquera 
pour  satisfaire  à  cet  espoir.  Il  faut  absolument  c|ue  je  sois  à 
Toulon  le  25  de  ce  mois,  car  la  corvette  VÉrilé,  qui  doit 
me  conduire  à  Alexandrie  avec   les  quatorze  personnes  qui 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  7 

m'accompagnent,  mettra  irrévocablement  à  la  voile  le  30. 

Je  serai  à  Lyon  vendredi  18;  j'y  resterai  jusques  au 

dimanche  20  au  soir,  que  je  partirai  pour  Aix  où  je  dois 
m'arrêter  un  jour.  Si  tes  affaires  te  permettaient  de  venir 
me  voir  à  Lyon  et  passer  deux  jours  avec  moi,  cela  serait 
charmant.  Je  pars  pour  un  voyage  tellement  chanceux,  que 
j'ai  soif  d'embrasser  les  personnes  qui  me  sont  chères,  et  tu 
dois  penser  combien  je  serais  heureux  de  te  revoir,  avant 
d'aller  me  jeter  au  milieu  des  faces  basanées  qui  m'attendent 
sur  le  rivage  d'Afrique. 

Tâche  d'arranger  cette  partie  de  plaisir,  car  c'en  est  une 
bien  douce,  et  la  distance  est  si  petite!  Tu  me  trouveras  à 
l'Hôtel  du  Nord,  près  de  la  place  des  Terreaux,  ou,  plus  sû- 
rement, tu  sauras  mon  adresse  chez  M.  Artaud,  conservateur 
du  Musée  de  Lyon,  au  palais  de  Saint-Pierre.  Je  compte 
presque  sur  le  plaisir  de  te  revoir  ;  aussi  je  ne  te  dis  pas 
adieu,  persuadé  que  tu  feras  tout  pour  cela.  Je  t'embrasse 
donc  comme  je  t'aime,  de  tout  cœur, 

J.-F.  Champollion. 


EXTRAIT  1)1'  JOURNAL  DE  1828 

Juillet,  mercredi  l(j.  —  Départ  de  Paris,  malle-poste, 
six  heures  du  soir. 

il.  —  A  Auxerre,  huit  heures  et  demi,  jusques  à  midi. 

A  Avallon.  Vu  passer  le  duc  de  Luynes. 

A  Autun  à  dix  heures  du  soir. 

18.  —  A  Chalon  à  cinq  heures  avant  midi. 

A  Mâcon  à  dix  heures  avant  midi. 

A  Lyon  à  trois  heures  et  demie  ajjics  midi  ;  descendu  chez 
M.  Artaud.  Diner  et  visite  au  Musée.  —  Ollivet.  —  Pro- 


8  LETTRES    ET   JOURNAUX 

menade  à  la  Naumaclùe.  Sièges  des  Députés  Gaulois.  — 
Arvernes  et  Trévires.  —  Couché  à  neuf  heures. 

19.  —  Révoil.  Visite  au  Musée  :  Bronze  du  Nil.  Temps 
affreux. 

20.  —  Temps  affreux.  —  Bougy'  et  sa  femme.  Parti  de 
Lyon  le  soir  à  onze  heures,  par  le  courrier  de  Marseille. 

21.  —  Coteau  de  l'Hermitage.  Pont  de  l'Isère.  —  A  dix 
heures  et  demie  à  Valence. 

A  trois  heures  à  Montélimar. 

A  dix  heures  du  soir  à  Avignon.  Souper  détestable.  — 
Augustin  Thevenet  au  Relais  ! 

22.  —  A  six  heures  du  matin  à  Aix.  A  midi  chez  M.  Sal- 
lier  :  vase  gréco-romain,  statue  de  faune  assis.  —  Cal- 
caire blanc. 

Augustin  Thevenet  repartie  soir  pour  Beaucaire. 

23.  —  Bain  aux  Thermes  de  Seoctius,  —  Chez  M.  Sallier  : 
Papyrus  d'Amenemdjom,  papyrus  historique  de  Sésostris, 
contrat  de  Ptolémée  Denys,  Papyrus  astrologique.  —  Dîné 
chez  M.  Turcasse'  avec  M.  Sallier. 

24.  —  Parti  pour  Toulon  à  trois  heures  du  matin.  Grande 
chaleur.  A  Toulon  à  sept  heures  du  soir. 

24.  —  Arrivé  le  soir.  Dîner.  Promenade  en  mer  et  au 
Port. 

25.  -  Visite  à  M.  l'amiral  Jacob.  Allé  à  bord  de  YÉglé. 
Trouvé  le  lieutenant.  Visite  du  commandant  Cosmao-Du- 
rnanoir  à  l'hôtel.  Dîner  et  promenade  sur  mer.  Écrit  à  Paris. 

1.  Banquier  grenoblois,  ancien  condisciple  de  ChampoUion  :  sa 
femme  était  une  parente  de  M""'  Rosine.  Ils  apportaient  à  «  l'Égyp- 
tien »  une  bonne  provision  «  de  ratafla  grenoblois,  afin  qu'il  put  boire, 
»  aux  bords  du  Nil  et  de  manière  efficace,  à  la  santé  de  ses  amis 
»  dauphinois  ». 

2.  Beau-frère  de  Salvador  Cherubini  ;  il  avait  absolument  voulu 
recevoir  ChampoUion  comme  son  hôte,  ce  que  M.  Sallier  n'avait  pu 
permettre,  ayant  déjà,  depuis  très  longtemps,  a  arrangé  un  joli  coin 
»  pour  l'Égyptien  »,  dont  la  visite  lui  avait  été  annoncée  par  leur  ami 
commun,  Artaud,  dès  l'été  de  1827. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  9 

26.  —  A  une  heure,  le  commandant  vient  nous  voir.  Le 
soir,  bain  de  mer  et  longue  promenade  en  chaloupe. 

27.  —  Le  matin,  allé  voir  l'amiral,  absent. —  Le  soir,  bain 
de  mer  par  une  forte  brise.  Rentré  à  Toulon  par  terre.  — 
Arrivée  de  Lenormand  et  de  ses  dames.  Dîner. 

28.  —  Arrivée  de  MM.  Duchesne,  Lhôte,  Bertin  et  Le- 
lioux.  Arrivée  des  membres  de  la  Commission  italienne  : 
Ricci,  Raddi,  Angelelli,  Gaetano  Rosellini,  et  le  préparateur 
Galastri.  —  Dîner  donné  au  commandant  de  VÉglé  et  à  son 
état-major.  Le  matin,  vu  l'amiral  pour  la  relâche  à  Gir- 
genti. 

29.  —  Courses  pour  approvisionnements.  Bains  de  mer. 

30.  —  Suite  des  approvisionnements.  Visité  l'arsenal, 
corderie,  salle  d'armes.  Platines  à  percussion.  Vaisseaux  en 
construction  sur  les  côtes.  Le  Fontenoi. 

3J .  —  Parti  de  Toulon  à  bord  de  VÉrjlé,  à  la  voile,  à  midi. 
Tombeau  de  l'Amiral  en  pyramide  au  sommet  de  la  mon- 
tagne. 


CHAMPOLLION  A  CHAMPOLLION-FIGEAC 

Lyon,  18  juillet  1828. 

Me  voici  arrivé  à  Lyon  en  très  bonne  santé.  J'ai  trouvé 
l'ami  Artaud  prêt  à  me  recevoir,  et  je  me  suis  établi  chez 
lui  avec  Rosellini.  La  nuit  dernière,  passée  dans  un  bon  lit, 
m'a  tout  à  fait  remis.  La  goutte  n'a  point  paru et  je  com- 
mence à  espérer  que  je  l'esquiverai  jusques  à  Toulon.  Là, 
elle  peut  venir  à  son  aise  ;  je  pourrai  la  soigner  dans  la 
traversée,   et  les  premières  chaleurs  d'Afrique  en   feront 

bonne  justice Le  Musée  de  Lyon  m'a  offert,  entre  autres 

morceaux  curieux,  une  statuette  en  bronze,  de  sept  pouces  de 
liautcur,  représentant  le  dieu  Nil,  morceau  d'un  excellent 


10  LETTRES   ET   JOURNAUX 

travail.  Je  la  fais  dessiner  pour  mon  Panthéon  :  c'est, 
jusques  ici,  une  chose  unique  et  que  je  suis  bien  aise  d'avoir 
rencontrée. 

L'ami  Artaud  a  écrit  aujourd'hui  à  M.  Sallier  d'Aix, 
pour  l'informer  de  mon  prochain  passage  par  cette  ville.  Je 
m'attends  donc  à  faire  une  bonne  récolte  dans  cette  nom- 
breuse collection,  et  j'y  consacrerai  deux  jours  s'il  le  faut 

Lorsque  tu  feras  l'article  annonçant  le  départ  de  l'expé- 
dition égyptienne,  n'oublie  pas  de  comprendre  Salvador 
Cherubini  au  nombre  des  dessinateurs  attachés  à  l'expé- 
dition française  :  c'est  Rosellini  qui  fait  les  frais  de  son 
voyage,  mais  Salvador  a  un  intérêt  à  être  nommé  parmi  mes 

dessinateurs  français Adieu  donc,  je  t'écrirai  d'Aix  et 

sans  faute. 


S.  CHERUBINI  A  CHAMPOLLION-FIGEAC 

Aix,  23  juillet  1828. 

Après  un  long  dîner  de  famille,  M.  votre  frère  veut  bien  me 

choisir  pour  son  secrétaire 

Le  cabinet  de  M.  Sallier  renferme,  outre  de  beaux  tableaux,  une 

grande  quantité  d'antiquités  assez  précieuses Mais  ce  qui  a 

surtout  excité  l'admiration  générale,  c'est  un  papyrus  d'une  très 
belle  conservation,  qui  remonte  à  la  huitième  année  du  règne  de 
Sésostris.  C'est  un  morceau  bien  précieux;  aussi  M.  Champollion 
compte  bien  passer  par  ici  à  son  retour,  pour  lui  faire  une  visite 
plus  longue.  M.  Sallier  avait  oublié  de  le  lui  montrer  hier,  et  ce 
n'est  qu'aujourd'hui,  fort  tard,  qu'il  y  a  pensé,  n'y  attachant  pas 
toute  l'importance  qu'il  mérite- 
Mais,  à  présent  qu'on  lui  a  fait  apprécier  le  trésor  qu'il  possède, 
il  en  perdra,  je  crois,  la  tête,  ce  qui  n'empêchera  cependant  pas 
qu'il  ne  s'occupe  de  votre  texte  de  Dioclétien....  Votre  dévoué, 

Salvador  Cherubini. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  11 


CHAMPOLLION  A  CHAMPOLLION-FIGEAC 

Toulon,  25  juillet  1828. 

Je  suis  arrivé  ici  hier  au  soir  en  parfaite  santé,  mon  cher 
ami,  et  après  un  voyage  moins  pénible  que  la  saison  d'été  et 
le  ciel  de  Provence  ne  pouvaient  le  faire  supposer.  Partis 
d'Aix  à  trois  heures  du  matin,  nous  étions  à  Toulon  sur  les 
six  heures  du  soir;  je  me  suis  à  peine  aperçu  de  la  chaleur 
pendant  la  route,  grâce  aux  fourrures  en  laine  dont  je  suis 
couvert  ;  ce  qui  me  fait  croire  que  le  proverbe  vulgaire, 
Qui  pare  le  froid  pare  le  cliaud,  doit  être  émané  comme 
tant  d'autres  de  la  sagesse  des  nations. 

Il  m'a  été  impossible  de  t'écrire  d'Aix,  comme  j'en  avais 
le  projet  :  le  cabinet  de  M.  Sallier  m'a  occupé  pendant  les 
deux  jours  que  j'ai  passés  dans  cette  vieille  ville.  J'y  ai 
trouvé  quelques  pièces  importantes  que  j'ai  copiées  ou  fait 
dessiner.  Ce  ne  fut  que  le  soir  du  second  jour  que  M.  Sallier 
me  mit  dans  les  mains  un  paquet  de  papyrus  égyptiens  non 
funéraires,  dans  lequel  j'ai  trouvé  :  1°  un  long  papyrus  en 
fort  mauvais  état,  qui  m'a  paru  renfermer  des  observations 
astrologiques,  le  tout  en  belle  écriture  hiératique  ;  2°  deux 
rouleaux  contenant  des  espèces  d'odes  ou  litanies  à  la  louange 
du  Pharaon  Amcnhemdjom  (Psammis),  fils  d'Osortasen; 
S'^  un  rouleau  dont  les  premières  pages  manquent,  mais  qui 
contient  les  louanges  et  les  exploits  de  Rhamsès-Sésostris 
en  style  biblique,  c'est-à-dire,  sous  la  forme  d'une  ode  dia- 
loguée  entre  les  dieux  et  le  Roi. 

Cette  a(îaire-ci  est  de  la  plus  haute  importance,  et  le  peu 
de  temps  que  j'ai  donné  à  son  examen  m'a  convaincu  que 
c'est  là  un  vrai  trésor  historique.  J'en  ai  tiré  les  noms  d'une 
(juinzaine  de  nations  vaincues,  parmi  lesquelles  sont  spécia- 
lement nommés  les  Ioniens,  <s>- -^^  (2  )  Q£}iû  louni,  lavani, 


12  LETTRES    ET   JOURNAUX 

et  les  Lyciens,  Airne».  ou  AtuIi,        ««|^m^«^^  ,   plus  les 

Éthiopiens,  les  Arabes,  etc.  Il  1  ^^^  \^^  est  parlé 
de  leurs  chefs  emmenés  en  captivité,  et  des  impositions  que 
ces  pays  ont  supportées.  Ce  manuscrit  a  pleinement  justifié 
mon  idée  que  le  groupe  )(^£^  désigne  les  noms  de  pays 
étrangers,  et  ceux  de  personnages  en  langues  étrangères. 
J'ai  relevé  avec  soin  tous  ces  noms  de  peuples  vaincus,  qui, 
étant  parfaitement  lisibles  et  en  écriture  hiératique,  me  ser- 
viront à  reconnaître  ces  mêmes  noms  en  hiéroglyphes  sur 
les  monuments  de  Thèbes,  et  à  les  restituer,  s'ils  sont  effacés 
en  partie. 

Cette  trouvaille  est  immense.  Le  plus  curieux  est  que 
ce  manuscrit  hiératique  porte  sa  date  à  la  dernière  page  : 
//  a  été  écrit  (dit  le  texte)  l'an  IX,  au  mois  de  Paôni,  du 
règne  de  Rhamsès  le  Grand.  Je  me  propose  d'étudier  à 
fond  ce  papyrus,  à  mon  retour  d'Egypte.  N'en  parle  donc 
qu'avec  précaution  et  à  des  personnes  sûres.  Il  ne  faut  pas 
réveiller  le  chat  qui  dort.  M.  Sallier  m'a  promis  de  ne  le 
montrer  à  personne  jusques  à  ma  nouvelle  manifestation  à 
Aix.  Je  ne  t'ai  rien  dit  de  notre  ami  Artaud.  II  nous  a 
comblés^  rends-le-lui  dans  l'occasion. 

M.  Sallier  m'a  promis  de  me  donner  l'empreinte  en  papier 
des  trois  pierres  qui  portent  les  fragments  du  décret  romain 
relatif  au  prix  des  denrées  et  marchandises  ;  je  l'aurais  faite 
moi-même,  mais  il  a  eu  la  sottise  de  faire  remplir  en  plâtre 
durci  les  lettres  du  texte.  Il  les  fera  laver  et  nettoyer. 
Écris-lui  prochainement  pour  lui  rappeler  cette  promesse. 

C'est  un  excellent  et  brave  homme Avertis  le  ministre 

de  la  marine  que,  dans  les  quatorze  passages  qu'il  m'a  ac- 
cordés, se  trouvent  ceux  de  la  Commission  toscane,  et  qu'il 
peut  et  doit  se  faire  honneur  de  cela  auprès  du  ministre  de 
Toscane,  qui  lui  en  parlera  peut-être.  Ceci  est  pressé 


DE  CHAMPOLLION   LE   JEUNE  13 


Toulon,  29  juillet  1828. 


J'ai  reçu  ton  n°  1,  mon  cher  ami,  attendu  déjà  avec  impa- 
tience. Ma  série  de  numéros  ne  commencera  qu'après  l'embar- 
quement, et  ma  première  sera  datée  des  domaines  de  Nep- 
tune, car  j'espère  que  nous  rencontrerons  en  route  quelque 
bâtiment  revenant  en  Europe,  et  qu'il  sera  possible  de  le 
charger  d'un  billet  pour  France.  Mais,  si  par  hasard  nous 
sommes  seuls  sur  le  grand  chemin  du  monde,  tu  n'auras  de 
mes  nouvelles  que  dans  deux  mois  au  plus  tôt,  les  départs 
d'Alexandrie  pour  France  étant  extrêmement  rares.  Notre 
corvette,  destinée  à  convoyer  les  bâtiments  marchands,  ne 
convoiera  personne.  On  n'ose  plus  se  mettre  en  mer,  non 
qu'il  y  ait  danger  de  perte  de  corps  ou  de  biens,  mais 
parce  que  le  commerce  avec  l'Egypte  est  dans  un  état 
complet  de  torpeur  ;  TÉgypte  elle-même  n'envoie  plus  de 
coton.  L'amiral  m'assure,  toutefois,  que  nos  relations  avec 
le  Pacha  sont  sur  le  pied  le  plus  amical.  Je  vais  avoir  du 
reste  des  nouvelles  positives  sur  notre  position  à  l'égard  de 
l'Egypte,  car  je  reçois  à  l'instant  un  rendez-vous  au  lazaret, 
de  la  part  de  M.  Léon  de  Laborde',  arrivant  d'Alexandrie 
en  trente-trois  jours.  Il  me  dira  certainement  ce  qu'il  faut 
craindre  ou  espérer;  le  ton  de  sa  lettre  est  d'ailleurs  très 
rassurant,  et  je  n'en  augure  que  de  bonnes  nouvelles.  Je  ne 
fermerai  cette  lettre  qu'après  l'avoir  vu.  La  connaissance 
avec  le  commandant  de  VÉglé  et  son  état-major  est  faite. 
Nous  n'avons  qu'à  nous  féliciter  des  mains  auxquelles  la  for- 
tune a  confié  notre  destinée.  M.  Cosmao  est  un  homme  de 
quarante  ans,  fort  aimable,  —  bons  propos  et  excellentes 

1.  P'ils  du  comte  Alexandre  de  Laborde,  de  l'Académie,  défenseur 
aussi  habile  que  zélé  de  CliampoUion.  Il  venait  de  faire,  de  concert 
avec  l'ingénieur  Linant  de  BcUcfonds,  qui,  lui,  était  au  service  du  vice- 
roi,  de  longues  couises,  non  seulement  en  Egypte,  mais  en  Abyssinie 
et  en  Arabio  Pétréo.  Il  désirait  faire  connaître  à  Champollion  les  riches 
résultats  de  ses  rechcrclics  dans  le  domaine  de  l'archéologie  égypticunc. 


14  LETTRES    ET    JOURNAUX 

manières.  Il  veut  ;i  toute  force  m'établir  dans  sa  chambre  et 
je  suis  contraint  d'accepter,  puisque  c'est  notre  commandant. 
Nous  l'avons  traité  hier,  ainsi  que  son  état-major  :  alliance 
offensive  et  défensive  a  été  contractée  au  milieu  de  l'ex- 
plosion du  Champagne.  Je  lui  ai  présenté  tout  notre  monde. 

Nos  Parisiens  sont  arrivés  ce  matin,  et  nos  Toscans  le 
soir,  après  un  voyage  de  quinze  jours.  Ils  ont  eu  toutes  les 
peines  du  monde  à  traverser  le  cordon  sanitaire  établi  à  la 
frontière  du  Piémont  par  le  roi  de  Sardaigne.  Ce  brave 
homme,  trompé  par  les  menteries  et  les  exagérations  d\m 
capitaine  marchand  de  Marseille  débarqué  à  Gênes,  s'est 
imaginé  que  la  peste  ravageait  la  Provence  ;  les  régiments 
ont  marché  pour  occuper  tous  les  débouchés  des  Alpes,  et 
les  lettres  venant  de  France  sont  tailladées  et  passées  au 
vinaigre.  Les  journaux  eux-mêmes  sont  traités  comme  des 
cornichons,  ce  qui  peut  faire  un  bien  infini  à  la  Gazette  et 
à  la  Quotidienne.  Il  est  connu  en  Italie  que  nous  mourons 
ici  et  à  Marseille  par  centaines,  tandis  que  le  temps  est 
superbe,  grâce  à  une  brise  d'ouest  qui  rafraîchit  l'air  et  nous 
jettera  en  pleine  mer  en  moins  d'une  heure. 

Je  crois  que  S.  M.  le  roi  de  Sardaigne  a  un  peu  brouillé 
dans  sa  tête  la  peste  physique  et  la  peste  morale,  qui,  selon 
certains  bonnets,  désole  notre  France.  Heureusement  que 
les  cervelles  et  bonnes  raisons  ne  peuvent  pas  être  passées 
au  vinaigre. 

La  mer  promet  d'être  excellente.  J'ai  déjà  essayé  mon 
estomac,  et  je  le  crois  assez  bien  amariné,  ayant  couru  la 

rade  en  barque  par  une  mer  assez   grosse Cherubini, 

Duchesne  et  Bertin  ont  tenté  une  semblable  promenade  et 

s'en  sont  tirés  à  leur  honneur Je  suis  allé  nager  trois 

fois  dans  la  rade  et  cet  exercice  m'a  fait  un  bien  infini.  Je 
profiterai  du  remède  tant  que  je  me  trouverai  dans  ce  voisi- 
nage de  l'eau  salée. 


DE   CHAMPOLLION    LE   JEUNE  15 


30  juillet. 

Il  m'a  été  impossible  de  voir  M.  de  Laborde  ;  la  brise  était 
trop  forte  pour  pouvoir  sans  danger  communiquer  avec  le 
lazaret  dans  une  petite  embarcation.  Il  m'indique  un  nou- 
veau rendez-vous  pour  demain  à  une  heure,  mais,  à  cette 
heure-là,  je  serai  déjà  loin  de  Toulon,  puisque  notre  embar- 
quement aura  lieu  entre  neuf  et  dix  heures  du  matin.  Nos 
gros  effets  sont  à  bord,  nos  malles  partent  aujourd'hui  et 
nous  sommes  prêts  à  dire  adieu  à  la  terre  ferme.  On  me  fait 
espérer  de  toucher  en  Sicile.  J'ai  demandé  à  l'amiral  qu'il 
permît  au  commandant  de  nous  débarquer  quelques  heures 
à  Agrigcnte  :  cela  est  accordé.  C'est  à  la  mer  à  nous  le  per- 
mettre maintenant.  Si  elle  est  bonne,  je  t'écrirai  à  l'ombre 
d'une  des  colonnes  doriques  du  temple  de  Jupiter. 

Adieu,  mon  cher  ami,  sois  sans  inquiétude,  les  dieux  de 
l'Egypte  veillent  sur  nous.  Tout  à  toi  de  cœur;  je  t'em- 
brasse, 

J.-F.  Ch. 


En  mer,  entre  la  Sardaigne  et  la  Sicile,  3  août. 

Je  vais  essayer  de  t'écrire,  mon  cher  ami,  malgré  le  mou- 
vement du  vaisseau  qui,  poussé  par  un  vent  à  souhait, 
marclie  assez  rapidement  vers  la  côte  occidentale  de  Sicile, 
que  nous  aurons  ce  soir  en  vue,  selon  toute  apparence. 
Jusqucs  ici  la  traversée  a  été  des  plus  heureuses,  et  le  plus 
diflicile  est  fait  :  mon  estomac  a  subi  toutes  ses  épreuves,  et 

je  me  trouve  parfaitement  bien  maintenant Le   repos 

forcé  dont  on  jouit  sur  le  bâtiment,  et  l'impossibilité  de  s'y 
occuper  avec  quelque  suite,  ont  tourné  au  profit  de  ma  santé, 
et  je  me  porte  à  merveille.  Mes  jeunes  gens  ont  fort  peu 
soulîert  et  je  viens  de  les  laisser  sur  le  pont,  après  leur  avoir 
donni;   une  U'ron   d'araWc    (ju'ils    (Hudicnl    avec    beaucoup 


16  LETTRES   ET   JOURNAUX 

d'ardeur  ;  je  leur  enseigne  à  tracer  les  hiéroglyphes  linéaires 
et  ils  s'en  acquittent  déjà  au  mieux.  —  Voilà  en  peu  de 
mots  toutes  les  nouvelles  du  bord.  Je  ne  te  parlerai  point 
des  deux  jours  passés,  n'ayant  eu  sous  les  yeux  que  le  ciel 
et  la  mer.  Le  tableau,  quoique  rompu  par  quelques  évolu- 
tions de  marsouins  et  la  lourde  apparition  de  deux  cachalots, 
présenterait  trop  d'uniformité.  La  sèche  désolation  des  côtes 
de  Sardaigne,  pays  bien  digne  de  l'aspect  de  ses  anciens 
Nuraghes,  n'ofîre  rien  non  plus  de  bien  intéressant. 

Je  te  parlerai  donc  de  l'espoir  plus  attrayant  de  débarquer 
au  milieu  des  temples  de  la  vieille  Agrigente.  Notre  com- 
mandant nous  le  promet  pour  demain  au  soir,  si  le  sieur 
Éole  et  le  père  Neptune  veulent  bien  nous  octroyer  cette 
douceur.  Je  ne  saurais  assez  me  louer  de  M.  Cosmao  :  il  a 
fallu  accepter  sa  chambre  et  son  lit.  A  mes  pieds  et  sur  des 
matelas,  étendus  sur  le  parquet,  dorment  Rosellini,  Raddi 
et  le  père  Bibent  :  celui-ci,  par  sa  comique  apathie  et  son 
laisser-aller  lazaronesque,  fait  les  délices  de  l'état-major.  Il 
est  couché  sur  le  pont  ou  sur  la  dunette  pendant  une  moitié 
du  jour  et  perché  sur  les  haubans  le  reste  de  la  journée 

Du  4. 

Nous  avons  tourné,  pendant  la  nuit,  la  pointe  ouest  de  la 
Sardaigne,  et  couru  la  côte  méridionale,  vraie  succursale 
de  l'Afrique.  Ce  matin  nous  ne  voyions  encore  que  le  ciel  et 
la  mer.  Vers  le  soir  on  aperçut  l'île  de  Maritime,  le  point  le 
plus  occidental  de  la  Sicile,  mais  un  calme  malencontreux 
nous  empêche  d'avancer. 

Du  5. 

Après  une  nuit  passée  à  louvoyer,  nous  avons  revu  Mari- 
time de  bon  matin,  à  deux  ou  trois  lieues  de  nous.  Le  vent 
s'étant  enfin  levé,  le  vaisseau  a  passé  devant  les  îles  de 
Favignana  et  Levanzo  ;  nous  avions  en  perspective  Trapani 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  17 

(Drepanum),  l'ancien  arsenal  de  Sicile,  et  le  mont  Éryx  si 
vanté  dans  l'Enéide.  L'après-midi,  nous  avons  passé  devant 
Marsalla  et  salué  dévotement  ses  excellents  vignobles  :  il 
s'est  mêlé  à  mon  salut  une  teinte  fort  respectueuse,  lorsqu'on 
a  dépassé  cette  ville  qui  fut  la  vieille  Lilybée,  le  principal 
établissement  carthaginois  en  Sicile.  Cette  côte  méridionale 
est  d'une  beauté  parfaite. 

Du  6. 

Je  n'ai  pu  saluer  les  ruines  de  Sélinonte,  nous  les  avons 
rasées  de  nuit.  La  côte  est  ici  un  peu  plus  sèche,  quoique 
pittoresque,  et  d'un  ton  africain  à  faire  plaisir.  On  a  jeté 
l'ancre  dans  la  rade  d'Agrigente  (Girgenti);  là  sont  une 
foule  de  monuments  grecs  que  nous  désirons  visiter  et 
étudier.  Mais  il  est  probablement  décidé  que  nous  aurons 
le  déboire  d'être  venus  à  quatre  cents  toises  de  ces  temples 
sans  pouvoir  même  les  apercevoir.  Nous  payons  chèrement 
la  sottise  du  capitaine  marseillais  qui  a  répandu  à  Gênes  la 
nouvelle  de  la  fameuse  peste  de  Marseille.  Étant  allés  au 
lazaret  d'Agrigente  avec  le  commandant,  pour  lui  servir 
d'interprètes,  Rosellini  et  moi,  on  nous  a  répondu  que  des 
ordres  de  Palerme,  arrivés  la  veille,  défendaient  expressé- 
ment qu'on  donnât  pratique  à  aucun  bâtiment  venu  des 
ports  méridionaux  de  France.  J'ai  soutenu  que  Toulon  était 
un  port  du  Nord;  le  bon  Sicilien  a  répondu  qu'il  le  savait 
très  bien,  mais  que,  n'ayant  aucune  instruction  sur  les 
ports  du  Nord,  il  ne  pouvait  nous  permettre  de  débarquer 
sans  l'autorisation  de  l'intendant  de  la  province  d'Agrigente. 
On  nous  a  promis  une  réponse  pour  demain  à  huit  heures  ; 
et  nous  avons  regagné  la  corvette,  la  mort  dans  l'âme  et  sans 
Tespérancc  d'admirer  le  temple  de  la  Concorde.  C'est  bien 
là  jouer  de  malheur,  et  je  comprends  enfin  le  supplice  de 
Tantale. 


BlBL.   liuYl'T.,  T.   XXXI. 


18  LETTRES    ET   JOURNAUX 


Du  7,  à  G  heures  du  matin. 

Aucune  nouvelle  de  terre  ne  nous  est  encore  parvenue.  Je 
perds  tout  espoir.  Je  vais  fermer  cette  lettre  pour  l'envoyer 
dans  une  heure  et  demie  d'ici  à  terre,  pour  tâcher  de  la 
faire  mettre  à  la  poste  à  travers  toutes  les  fumigations 
d'usage.  Nous  nous  portons  tous  à  faire  plaisir,  bon  appétit, 
l'œil  vif,  des  teints  superbes,  et  on  veut  absolument  nous 
traiter  qv\.  pestiférés  !  Je  rouvrirais  ma  lettre,  si  j'avais  à 
^annoncer  qu'on  nous  permet  de  voir  Agrigente  autrement 
qu'à  deux  milles  de  distance  ;  je  serais  si  heureux  de 
débarquer  au  milieu  de  ces  vénérables  ruines  !  mais  je  n'ose 

y  compter Mes  respects  à  M.  Dacier,  dont  il  est  souvent 

question  entre  nous  dans  les  conversations  qui  ont  lieu  tous 
les  soirs  sur  la  dunette  et  sous  le  plus  beau  ciel  du  monde. 
Dis  à  mon  ancien  ^  que  ce  serait  le  cas  de  venir  reprendre 
nos  parties  d'échec  ;  nous  aurions  le  temps  de  nous  fortifier 

Si  nous  n'avons  pas  l'entrée  à  huit  heures,  nous  mettrons 
immédiatement  à  la  voile,  pour  courir  sur  Malte. 

Adieu,  mon  cher  ami,  je  t'embrasse  de  cœur,  ainsi  que 
tous  les  nôtres. 

J.-F.  Cn. 


EXTRAIT  DU  JOURNAL  DE  VOYAGE 

18  août.  —  On  aperçoit  d'assez  bonne  heure,  sur  la  côte 
blanchâtre  d'Afrique,  et  sur  un  point  privé  aujourd'hui  de 
toute  végétation,  comme  il  a  pu  l'être  dans  tous  les  temps, 
l'emplacement  de  l'ancienne  Taposiris  ou  Tap/wsiris,  main- 
tenant Abousir.  Nous  distinguâmes,  d'abord  à  la  lunette  et 
bientôt  à  l'œil  nu,  les  vestiges  de  cette  petite  ville,  dont  la 
place  est  marquée  par  un  monticule  couvert  d'un  édifice  de 

1.  Le  «  Prieur  »  de  Gretz,  déjà  mentionné. 


IDE   CHAMPOLLION    LE   JEUNE  19 

forme  carrée,  et  qui  paraît  être  une  construction  égyptienne 
du  temps  des  Ptolémées  ou  des  empereurs,  car  les  pierres 
m'ont  paru  être  de  petite  proportion  :  non  loin  de  ces  ruines 
et  plus  près  de  la  mer,  s'élève  une  tour  moderne,  connue 
des  navigateurs  sous  le  nom  de  Tour  des  Arabes. 

Vers  midi,  il  nous  fut  possible  de  distinguer  à  la  lunette 
la  colonne  de  Pompée  et  le  port  à' Alexandrie.  L'aspect  de 
cette  ville  devenait  imposant  à  mesure  que  nous  nous 
approchions.  Une  forêt  de  mâts  s'étendait  sur  toute  la 
surface  du  Port-Vieux,  et  on  apercevait,  à  travers  les 
mâtures,  les  édifices  blanchâtres  et  peu  élevés  qui,  jetés  sans 
ordre,  composent  la  ville  moderne.  A  la  gauche  se  pré- 
sentait la  maison  d'Ibrahim-Pacha,  bâtie  sur  le  bord  de 
la  mer  ;  la  petite  maisonnette  est  occupée  par  le  ministre 
Boghoz.  Une  maison  beaucoup  plus  grande,  et  peinte  en 
blanc  comme  les  deux  autres,  a  été  d'abord  la  résidence  du 
Pacha,  mais,  ayant  fait  élever  une  habitation  en  bois  sur 
des  proportions  bien  plus  vastes,  un  peu  plus  avant  dans  les 
terres,  son  ancienne  demeure  est  devenue  le  local  où 
s'assemble  le  Divan,  et  le  lieu  où  Son  Altesse  donne  ses 
audiences  et  s'occupe  des  affaires  du  gouvernement.  Le 
harem  a  été  transporté  dans  la  nouvelle  maison  en  bois, 
percée  d'une  infinité  de  fenêtres  et  qui  n'est  pas  encore 
achevée  de  peindre.  Une  vingtaine  de  femmes,  arrivées  du 
Caire  deux  jours  après  le  Pacha,  occupent  aujourd'hui  le 
nouveau  harem. 

Le  Port-  Vieux  présente  un  magnifique  développement  et 
une  grande  sûreté  pour  les  vaisseaux  de  tout  rang,  mais 
les  approches  en  sont  très  dangereuses,  comme  l'indiquent 
les  brisants  (|ui  le  ceignent  presque  de  toutes  parts.  Arrivés 
à  une  certaine  distance,  notre  curiosité  était  vivement  excitée 
et  s'accroissait  de  ce  que  nous  n'apercevions  aucun  IxUiment 
de  guerre  français  ou  anglais  en  croi.^ière  devant  le  i)orl 
d'Alexandrie,  (|uc  les  journaux  d'Muropc  donnaient  comme 
en  état  de  blocus.  Ce  fut  après  notre  entrée  dans  le  Port- 


20  LETTRES    ET   JOURNAUX 

Vieux,  où  nous  fûmes  pilotés  par  un  rets  arabe,  venu  de 
terre  au  coup  de  canon  de  notre  commandant,  que  nous 
trouvâmes  les  vaisseaux  français  et  anglais  chargés  du  blocus, 
pacifiquement  mouillés  au  milieu  du  port,  entremêlés  aux 
bâtiments  turcs,  et  touchant  presque  à  deux  vaisseaux 
algériens,  qu'on  a  ordre  d'attaquer  s'ils  font  mine  de  sortir, 
et  de  prendre  de  force  s'ils  osent  franchir  la  passe.  —  Non  loin 
des  frégates  et  bricks  européens,  sont  des  vaisseaux  égyptiens 
et  turcs  de  tout  genre,  échappés  au  désastre  de  Navarin  et 
qu'on  essaye  de  radouber.  Ce  mélange  de  bâtiments  de 
toute  nation,  amis  et  ennemis  à  la  fois,  est  un  spectacle 
bien  singulier  et  suffit  pour  caractériser  l'époque.  A  peine 
mouillés  dans  le  port,  des  officiers  supérieurs  du  blocus 
français  montèrent  à  bord  et  nous  apprirent  le  traité  de 
pacification  de  la  Morée.  L'amiral  Codrington  était  venu 
à  la  tète  d'une  petite  escadre,  huit  jours  avant,  connaître  les 
intentions  du  Pacha,  qui,  consentant  à  tous  les  articles 
essentiels^  signa  la  convention  et  envoya  sur-le-champ  un 
grand  nombre  de  bâtiments  égyptiens  en  Morée,  pour 
transporter  les  munitions  et  les  approvisionnements  des 
forteresses  que  le  traité  laisse  dans  les  mains  des  troupes 
égyptiennes.  Des  vaisseaux  européens  ont  également  fait 
voile  pour  la  Morée  ;  ils  sont  destinés  à  ramener  en  Egypte 
Ibrahim-Pacha  et  la  plus  grande  partie  de  ses  troupes, 
dans  une  vingtaine  de  jours.  Le  gouvernement  égyptien  a 
l'intention  de  leur  faire  subir  une  quarantaine,  mesure  à 
laquelle  on  a  déjà  soumis  des  bâtiments  syriens  et  levantins, 
ce  qui,  joint  au  cordon  sanitaire  établi  sur  la  frontière  de 
Syrie,  a  délivré  l'Egypte  de  la  peste,  qui  n'a  point  paru  à 
Alexandrie  depuis  cinq  années. 

Le  chancelier  du  consulat  de  France,  M.  Cardin,  arriva 
à  bord  de  VÉglé,  pour  me  féliciter  de  mon  heureuse  venue 
de  la  part  de  M.  Drovetti,  que  je  savais  être  à  Alexandrie, 
ainsi  que  le  Pacha  et  M.  d'Anastazy.  Il  fut  convenu  que, 
dans  la  soirée  même,  j'irais  faire  visite  à  M.  Drovetti;  M.  le 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  21 

commandant  Cosmao  voulut  être  de  la  partie  et  fit  mettre 
son  embarcation  à  la  mer.  A  l'heure  convenue,  vers  six 
heures  du  soir,  M.  le  Consul  de  Toscane,  Rosetti,  nous 
envoya  son  janissaire,  Moustapha,  et,  circulant  à  travers  les 
vaisseaux  et  bâtiments  de  toute  nation  pendant  une  bonne 
demi-heure  (car  le  Port- Vieux  est  immense),  la  chaloupe 
nous  mit  à  terre  à  côté  de  la  Douane,  où  nous  attendait  aussi 
le  janissaire  du  consulat  de  France.  Précédés  ainsi  des 
deux  janissaires  des  consulats  de  France  et  de  Toscane,  qui, 
par  leur  turban  blanc,  leur  grande  robe  rouge  et  leur  canne 
à  pomme  d'argent,  rappellent  les  anciens  doryphores  des 
rois  de  Perse,  nous  fîmes  quelques  pas  vers  la  porte  de  la 
ville.  Mais  à  peine  eûmes-nous  dépassé  les  édifices  de  la 
Douane,  qu'une  foule  de  jeunes  garçons,  vêtus  de  quelques 
lambeaux  et  conduisant  de  forts  jolis  ânes,  nous  entourèrent 
à  grands  cris,  et  force  fut  d'accepter  les  modestes  palefrois, 
couverts  d'ailleurs  d'une  selle  assez  propre  et  galonnée  de 
toutes  couleurs.  Nous  fîmes  ainsi  en  cavalcade,  ouverte  par 
les  deux  janissaires  qui  s'étaient  aussi  emparés  d'une  bour- 
rique, notre  première  entrée  dans  l'ancienne  résidence  des 
Ptolémées.  Il  est  juste  de  dire  que  les  ânes  d'Egypte,  c'est-à- 
dire  les  ^acr  es  d'Alexandrie  et  du  Caire,  méritent  tout  le 
bien  qu'en  ont  dit  les  voyageurs,  et  qu'il  est  difficile  de 
trouver  une  monture  dont  la  marche  soit  plus  douce  et  plus 
agréable  sous  tous  les  rapports.  On  est  obligé  de  les  tenir 
en  bride  pour  les  empêcher  de  prendre  le  grand  trot  et  le 
galop.  Un  peu  plus  grands  que  ceux  d'Europe,  et  surtout 
bien  plus  vifs,  les  ânes  d'Egypte  portent  parfaitement  leurs 
oreilles,  presque  droites  et  jetées  avec  une  certaine  fierté. 
Cela  vient  surtout  de  ce  que,  dans  le  premier  âge,  on  perce 
les  oreilles  aux  ânons,  et  qu'après  les  avoir  réunies  par  une 
cordelette  de  crin  de  cheval,  on  les  amarre  par  un  second 
cordon,  de  manière  à  leur  faire  contracter  une  position  ver- 
ticale. Du  reste,  ces  animaux  ont  le  poil  fort  lisse  ;  quel- 


22  LETTRES   ET   JOURNAUX 

ques-uns  sont  bruns  ou  noirs,  la  plus  grande  partie  est  d'un 
gris  rougeâtre. 

Après  avoir  répondu  au  qui  vive?  de  la  sentinelle,  soldat 
du  Ni^am-Gédid,  qui  gardait  la  porte,  nous  entrâmes  dans 
les  rues  d'Alexandrie,  si  on  peut  donner  le  nom  de  r^ues  à 
un  désordre  de  maisons  fort  basses,  pour  la  plupart  con- 
struites de  boue,  percées  irrégulièrement  de  rares  ouvertures 
et  n'observant  aucun  alignement.  L'aspect  des  habitants, 
qui,  malgré  la  nuit  tombée,  encombraient  la  rue,  avait 
quelque  chose  de  tellement  étrange  pour  le  nouveau 
débarqué  d'Europe,  qu'il  est  impossible  de  rendre  l'im- 
pression de  surprise  et  presque  de  stupeur  qui  nous  dominait. 
Ce  mélange  d'Égyptiens  de  couleur  brune  cuivrée,  de  Bara- 
bras  d'une  teinte  encore  plus  foncée,  de  Bédouins  au  teint 
noirci  contrastant  avec  leurs  vêtements  de  couleur  blanche, 
de  Nègres  et  d'Abyssins,  se  pressant  et  se  touchant  pour 
éviter,  dans  des  rues  étroites,  les  gens  à  àne  ou  à  cheval  et 
de  longues  files  de  tristes  et  lents  chameaux,  attachés  à  la 
queue  les  uns  des  autres,  —  tout  cela  était  d'une  si  étrange 
nouveauté  qu'il  me  sembla  bientôt  assister  à  une  scène 
d'opéra  ;  je  n'attachais  presque  plus  aucune  réalité  au  sin- 
gulier tableau  que  j'avais  sous  les  yeux  et  qu'éclairaient 
d'une  manière  bizarre  les  lumières  des  boutiques  encore 
ouvertes.  Nos  oreilles  aussi  avaient  leur  part  de  surprise,  et 
s'étonnaient  des  sons  gutturaux  et  des  cris  sauvages  qui 
retentissaient  de  toutes  parts. 

C'est  en  traversant  ce  monde  nouveau  et  qui  variait  à 
chaque  pas,  que  nous  arrivâmes  à  la  maison  de  M.  Rosetti, 
consul  de  Toscane.  Quelques  pas  avant  la  Porte,  notre  caval- 
cade fut  troublée  par  un  Franc,  qui  arrête  les  ânes  et  se 
jette  à  mon  cou  :  c'était  Pietrino  Santoni,  arrivé  de  Livourne 
depuis  huit  jours.  Le  plaisir  d'embrasser  ce  bon  et  aimable 
ami  m'arracha  de  suite  à  l'espèce  de  fascination  que  la  tra- 
versée d'Alexandrie  avait  produite  sur  moi,  et  me  rendit 
toute  la  lucidité  de  mes  idées. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  23 

Je  montai  quelques  instants,  pour  me  reposer,  chez 
M.  Rosetti,  et  me  rendis  chez  M.  Drovetti  avec  le  com- 
mandant et  M.  Lenormand.  Le  consul  général  m'accueillit 
avec  affection  et  avoua  toutefois  qu'il  ne  m'attendait  point 
encore.  J'appris,  dans  un  entretien  particulier  de  quelques 
minutes,  qu'il  m'avait  écrit,  au  mois  de  mai',  du  camp  dans 
le  Delta  où  se  trouvait  le  Pacha,  que,  d'après  l'avis  de 
Son  Altesse,  il  serait  bien  que  j'ajournasse  l'exécution  de 
mon  plan  de  voyage  en  Egypte,  parce  que  les  relations 
politiques  de  la  Porte  avec  la  France  étaient  fort  incertaines 
et  que,  d'ailleurs,  on  avait  menacé  le  Pacha  de  prendre  à 
son  égard  des  mesures  coercitives.  Mohammed-Aly  craignait 
que  tout  cela  n'indisposât  la  population  égyptienne  contre 
les  Francs,  Son  Altesse  ajoutait  qu'un  voyage  en  Egypte, 
exécuté  par  un  grand  nombre  de  personnes  par  ordre  d'un 
gouvernement  presque  en  guerre  contre  le  Sultan,  le  com- 
promettrait lui-même  vis-à-vis  de  la  Sublime  Porte  ;  qu'il  ne 
demandait  pas  mieux  que  je  vinsse  en  Egypte,  mais  que 
mon  arrivée  serait  interprétée  à  mal,  par  ce  qu'il  y  a  de 
Tii/Ts  parmi  ses  ministres  et  ses  officiers.  M.  Drovetti  me 
dit,  toutefois,  que,  depuis  sa  lettre,  les  affaires  avaient  un 
peu  changé  de  face,  et  que  la  convention  signée  pour  l'éva- 
cuation de  la  Morée  levait  beaucoup  d'obstacles  ;  que  d'ail- 
leurs, puisque  j'étais  là,  il  fallait  bien  me  recevoir,  et  qu'il 
était  certain  que  le  Pacha  ne  mettrait  aucun  obstacle  à  la 
continuation  de  mon  voyage  et  me  donnerait  pour  cela  tous 
les  firmans  et  toutes  les  facilités  désirables.  —  Il  fut  convenu 
que  j'accepterais  un  appartement  chez  M.  Drovetti,  et  qu'on 
louerait  une  maison  dans  le  voisinage  pour  loger  tous  mes 
compagnons  de  voyage,  tous  les  okels  à  Alexandrie  étant 
déjà  occupés  par  les  Francs.  —  Je  pris  congé  de  notre  consul 
général,  et,  accompagné  d'un  janissaire  et  d'un  sais  qui 
portait  un  fanal,  nous  traversâmes  encore  une  fois  la  ville 
pour  aller  coucher  à  bord  de  VÉglc. 

1.  C'est  la  lettre  publiée  .aux  pages  1-2  t!n  piésont  volume. 


24  LETTRES   ET   JOURNAUX 

19  août.  —  Journée  passée  à  bord,  à  faire  mes  prépa- 
ratifs pour  débarquer  le  soir  même  définitivement. 
M.  Rosetti,  consul  de  Toscane,  vient  déjeuner  avec  nous. 
Le  soir,  à  six  heures,  quitté  VÉglé  dans  la  barque  du  com- 
mandant, le  janissaire  assis  à  la  poupe.  Je  m'établis  dans 
un  joli  petit  appartçment,  composé  de  deux  pièces  tapissées 
en  beau  papier  peint  de  Paris.  L'un,  celui  de  la  chambre  à 
coucher,  représente  une  riche  tenture,  l'autre  un  paysage 
suisse.  Tout  le  côté  de  ma  chambre  en  face  de  l'alcôve  et 
sous  la  fenêtre  est  occupé  par  un  large  divan,  commode  à 
toilette,  console,  psyché,  pendule,  vases  de  fleurs  de  valeur, 
chaises  élégantes,  canapé,  —  rien  ne  manque  à  l'ameu- 
blement. Il  est  difficile,  en  entrant  ici,  de  se  croire  en  Afrique, 
mais,  ce  que  j'apprécie  le  plus  au  milieu  de  tout  ce  luxe 
européen,  ce  sont  deux  mauvais  vases  d'argile  bleuâtre,  de 
vieille  forme  égyptienne  et  remplis  d'eau  du  NU  qui  se 
maintient  fraîche  par  une  perpétuelle  transsudation.  Qu'on 
demande  à  un  homme  débarquant  après  quelques  semaines 
de  traversée,  qu'est-ce  qu'il  y  a  de  plus  délicieux  au  monde, 
il  répondra  :  de  l'eau  bien  fraîche!  J'étais  un  de  ces  hommes 
et  j'avalais  de  l'eau  du  Nil!  Mes  deux  koulléh  (c'est  ainsi 
qu'on  nomme  ces  vases  réfrigérants  et  qui,  bien  mieux  que 
le  prétendu  dieu  Canope,  sont  les  véritables  sauveurs  de 
la  population  égyptienne)  furent  vidées  avant  neuf  heures  du 
soir,  que  l'on  se  mit  à  table  pour  souper.  Car  on  soupe 
encore  à  Alexandrie. 

Parmi  nos  convives  était  M.  Méchain,  fils  de  l'astronome, 
l'ancien  membre  de  la  Commission,  consul  de  France  à 
Larnaka,  attendant  chez  son  ami,  M.  Drovetti,  que  les  Chy- 
priotes soient  assez  calmés  pour  qu'il  puisse  aller  reprendre 
ses  fonctions,  sans  recevoir  des  coups  de  fusil  au  milieu  des 
désordres  qui  déchirent  cette  île. 

20  août.  —  Après  une  excellente  nuit  passée  dans  une 
alcôve  où  dormait,  il  y  a  trente  ans,  le  vainqueur  (i' Hélio- 
polis, Kléher,  qui  précipita  par  sa  faiblesse  civile  la  perte 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  25 

de  l'Egypte,  que  son  courage  militaire  avait  reconquise  en 
une  journée,  je  me  levai  pour  déjeuner  à  neuf  heures  comme 
on  déjeune  au  consulat  de  France,  avec  une  tasse  de  café  au 
lait  et  des  petits  pains  qui  rappellent  un  peu  notre  pain  de 
seigle.  Le  lait,  bu  pur,  est  peu  agréable,  laissant  toujours 
un  arrière-goût  animal,  une  odeur  de  chèvre  trop  pro- 
noncée, 

A  dix  heures  et  demie,  j'allai  faire  une  visite  à  M.  d'Anas- 
tazy,  consul  général  de  Suède  en  Egypte. 

C'est  un  homme  d'une  figure  prévenante,  de  manières 
ouvertes  et  jouissant  d'une  excellente  réputation  sous  les 
rapports  de  probité.  Il  fait  un  commerce  immense,  et,  sur 
douze  bâtiments  expédiés  d'Alexandrie,  il  y  en  a  au  moins 
six  pour  son  compte.  M.  d'Anastazy,  Arménien  d'ori- 
gine, jouit  d'un  assez  grand  crédit  auprès  du  Pacha,  et  sur- 
tout auprès  de  son  compatriote,  le  ministre  Boghoz.  Ce 
consul  de  Suède  nous  reçut  sur  son  divan,  et,  d'après  l'usage 
oriental,  adopté  par  les  Francs,  qui  imitent  volontiers  ce 
que  les  musulmans  pratiquent,  quand  il  s'agit  de  plaisir  et 
de  mollesse,  sans  trop  s'inquiéter  de  pratiquer  leurs  vertus  et 
leurs  qualités  essentielles,  on  nous  présenta  la  pipe  et  le 
café.  —  A  midi,  dîner  chez  M.  Drovetti,  quia  pour  convives 
habituels  M.  Méchain,  son  neveu  Bernardine  Drovetti, 
et  M.  Lavison.  Ce  dernier,  Marseillais  d'origine,  a  rempli 
les  fonctions  de  chancelier  du  consulat  de  Russie  et  vient 
d'être  nommé  conseiller  par  l'empereur  Nicolas.  Il  vit 
chez  M.  Drovetti  et  seconde  M.  Cardin  depuis  que  le 
consul  russe,  sur  les  ordres  réitérés  du  Pacha,  a  été  obligé 
de  mettre  bas  son  pavillon  qu'il  laissait  flotter  malgré  la 
déclaration  de  guerre  de  la  Russie  à  la  Porte.  —  M.  Lavison, 
d'un  esprit  original  et  fort  bon  homme,  est  un  convive  très 
agréable.  Après  dîner,  pipe  et  café  sur  le  divan,  sieste, 
—  mais  je  n'ai  pu  dormir.  A  cinq  heures,  sorti  de  l'okel 
pour  aller  voir  les  aiguilles  de  Cléopàtre  nommées  Masallat- 
firaôun  =  les  aiguilles  de  Pharaon,   par  les  Arabes  qui 


26  LETTRES    ET   JOURNAUX 

sont,  ainsi,  plus  près  de  la  vérité  que  les  Européens.  Ces 
deux  monuments  existent  hors  d'Alexandrie  actuelle  et 
dans  l'enceinte  des  Arabes  du  côté  du  cap  Lochias.  Après 
avoir  franchi  la  porte  de  cette  enceinte,  on  se  dirige  vers 
l'est,  à  travers  une  multitude  de  monticules  ou  de  dunes 
de  sable  dénuées  de  végétation,  formées  de  débris  de 
poteries  de  tous  les  âges,  de  verre,  de  marbre  et  de  matières 
de  toute  espèce  qui,  triturés  et  mêlés  avec  le  sable,  recouvrent 
de  plusieurs  pieds  les  restes  des  édifices  grecs  et  romains  de 
l'antique  Alexandrie.  Sur  beaucoup  de  points  les  ruines  se 
rencontrent  à  découvert  —  au  milieu  des  sables,  mais  ce 
sont  des  restes  insignifiants  et,  pour  la  plupart,  des  con- 
structions en  briques.  Quelques  arcades  de  ces  anciens  édi- 
fices comblés  par  les  sables  du  désert  se  montrent  encore  à 
fleur  de  terre  et  forment  comme  des  bouches  de  four.  C'est 
dans  ces  repaires  où  on  ne  peut  entrer  qu'en  rampant 
qu'habitent,  au  milieu  des  insectes  venimeux,  des  lézards  et 
des  mille-pattes,  de  misérables  familles  de  fellahs.  Plusieurs 
de  ces  tanières,  très  rapprochées  et  dans  le  voisinage  d'une 
citerne  fournissant  une  eau  détestable  pendant  les  deux  tiers 
de  l'année,  sont  appelées  villages  par  les  Alexandrins.  J'ai  vu 
d'autres  repaires,  composés  d'un  toit  de  branches  de  palmier 
posé  sur  des  pans  de  murailles  antiques,  d'où  sortaient  un 
homme,  des  femmes  et  des  enfants  entièrement  nus.  Ils 
nomment  cela  leurs  maisons,  et  quelques  chats,  perchés, 
vers  le  soir,  sur  le  haut  du  toit,  s'associent  à  ces  misères 
humaines. 

Le  CHIEN  vit  en  Egypte  dans  un  état  de  liberté  complète, 
et,  en  nous  rendant  aux  obélisques,  nous  étions  accompagnés 
des  aboiements  d'une  foule  de  ces  animaux,  occupant  un  h 
un  chaque  sommet  de  dune  et  nous  poursuivant  fort  loin 
de  leur  voix  rauque  et  sourde.  Ces  chiens,  de  tailles  diverses, 
sont  d'une  seule  et  même  espèce;  ils  ressemblent  prodigieu- 
sement au  chacal,  sauf  le  pelage  qui  est  jaune-roux.  Je  ne 
suis  plus  étonné  que  dans  les  inscriptions  hiéroglyphiques 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  27 

il  soit  si  difficile  de  distinguer  le  chien  du  chacal  :  les  carac- 
tères qui  les  expriment  sont  identiques.  ^  St  *\ 
Le  chien  ne  diffère  que  par  la  queue  jT^Çv^  jT"Sj 
relevée  en  trompette.  Ce  trait  est  pris 
dans  la  nature;  tous  les  chiens  d'Egypte  portent  en  effet 
leur  queue  ainsi  retroussée.  En  continuant  ma  route  au 
milieu  des  sables,  et  après  a^'oir  eu  l'occasion  de  vérifier 
de  visu  l'exactitude  d'Hérodote  lorsqu'il  décrit  la  manière 
d'uriner  chez  les  Égyptiens,  je  fus  accosté  par  un  vieil 
Arabe  conduit  par  un  jeune  enfant  à  demi  nu.  Le  pauvre 
homme  était  aveugle,  mais  s'approchant  avec  confiance  : 
«  Bonjour,  citoyen,  me  dit-il,  donne-moi  quelque  chose,  je 
»  n'ai  pas  encore  déjeuné.  »  Étourdi  de  cette  apostrophe  ré- 
publicaine, je  prends  dans  ma  poche  tous  les  sous  de  France 
qui  s'y  trouvaient,  et  les  mets  dans  la  main  de  l'Arabe. 
Celui-ci  les  tâte  entre  ses  doigts  et  s'écrie  :  «  Cela  ne  passe 
»  plus  maintenant,  mon  ami  !  »  Je  me  fis  de  suite  donner  une 
piastre  turque  et  la  tendis  à  l'aveugle  patriote,  a  C'est  bon 
))  cela  !  dit-il  alors,  je  te  remercie,  citoyen  !»  —  On  trouve 
ainsi  à  chaque  instant  à  Alexandrie  de  vieux  souvenirs  de 
notre  campagne  d'Egypte,  J'arrivai  enfin  auprès  des  obé- 
lisques, situés  devant  le  mur  de  la  nouvelle  enceinte  qui  les 
sépare  de  la  mer  dont  ils  sont  éloignés  de  quelques  toises 
seulement.  De  ces  monuments,  au  nombre  de  deux,  l'un 
est  encore  debout  et  l'autre  renversé  depuis  fort  longtemps. 
Tous  deux  en  granit  rose,  comme  ceux  de  Rome,  et  à  peu 
près  du  même  ton,  ils  ont  environ  soixante  pieds  de  hau- 
teur, y  compris  le  pyramidion.  Un  léger  examen  des  trois 
colonnes  d'hiéroglyphes,  inscrites  sur  chacune  de  leurs 
faces,  m'apprit  que  ces  beaux  monolithes  ont  été  taillés, 
consacrés  et  érigés  devant  le  temple  du  Soleil  à  lléliopolis, 
par  le  Pharaon  Thoutmosis  III,  ce  qui  porte  leur  antiquité  à 
{lacune)  ans  avant  l'ère  chrétienne,  c'est-à-dire  à  {lacune) 
ans  avant  l'c^pocjuc  actuelle.  Les  légendes  latérales  ont  été 
postérieurement   ajoutées   sous    le    règne   de   Rhamsès  le 


28  LETTRES    ET   .JOURNAUX 

Grand  ;  et  la  légende  royale  de  Rliamsès  VII  (Phéron),  son 
successeur  immédiat,  a  été  sculptée  sur  les  faces  nord  et 
est,  entre  les  légendes  latérales  et  l'arête  de  l'obélisque, 
mais  en  très  petits  caractères  hiéroglyphiques.  —  Ainsi 
les  obélisques  d'Alexandrie  remontent  aux  temps  pharao- 
niques, comme  la  beauté  de  leur  travail  suffirait  d'ailleurs 
pour  le  démontrer,  et  ont  été  sculptés  à  trois  époques  diffé- 
rentes, mais  toujours  dans  la  XVIIP  Dynastie.  Ce  sont  les 
premiers  voyageurs  européens  ou  les  premiers  Francs  établis 
à  Alexandrie  qui  auront  donné  à  ces  monuments  le  nomd'ai- 
guilles  de  Cléopûtre,  appellation  aussi  inexacte  que  le  nom 
de  colonne  de  Pompée,  appliqué  à  un  monument  des  bas 
temps  romains. 


CIIAMPOLLION  A  CIÏAMPOLLION-FIGEAC 

Alexandrie,  le  22  août  1828. 

Je  risque  ces  lignes  par  un  bâtiment  toscan  qui  part  demain 
pour  Livourne.  Comme  il  est  fort  douteux  que  cette  lettre 
te  parvienne  aussitôt  que  celle  dont  veut  bien  se  charger 
notre  excellent  commandant  de  VÉglé,  lequel  retourne  en 
Europe  et  met  à  la  voile  mardi  prochain,  je  mets  un  nu- 
méro 1  provisoire  à  celle-ci,  réservant  tous  les  détails  pour 
la  seconde,  qui  sera  le  véritable  numéro  premier. 

Je  suis  arrivé  le  18  août  dans  cette  terre  d'Egypte,  après 
laquelle  je  soupirais  depuis  si  longtemps.  Jusques  ici  elle 
m'a  traité  en  mère  tendre,  et  j'y  conserverai,  selon  toute 
apparence,  la  bonne  santé  que  j'y  apporte.  J'ai  pu  boire  de 
l'eau  fraîche  à  discrétion',  et  cette  eau-là  c'est  de  l'eau  du 

1.  Il  en  but  trop.  Plus  tard,  quand  il  fut  rentré  en  France,  les  mé- 
decins constatèrent  qu'elle  lui  avait  fait  beaucoup  de  mal,  pour  ce  qu'il 
l'avait  bue  trop  souvent  non  filtrée. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  29 

Nil  qui  nous  arrive  par  le  canal  nommé  Mahhmoadiéh,  en 
l'honneur  du  Pacha  qui  Ta  fait  creuser. 

J'ai  visité  M.  Drovetti  le  soir  même  de  mon  arrivée,  et 
là  j'ai  appris  qu'il  m'avait  écrit  et  conseillé  de  ne  point 
venir  cette  année.  Ma  bonne  étoile  a  brillé  dans  cette 
occasion  si  importante,  puisque  la  lettre  ne  m'est  point 
arrivée  à  temps'.  Depuis  cette  époque,  les  choses  sont 
bien  changées.  Vous  devez  connaître  déjà  la  convention 
pour  l'évacuation  de  la  Morée,  consentie  le  6  juillet  par 
Ibrahim-Pacha,  et  signée  il  y  a  une  douzaine  de  jours  par  le 
"Vice-Roi  Mohammed-Aly.  Mon  voyage  ne  rencontrera 
aucun  empêchement.  Le  Pacha  est  informé  de  mon  arrivée, 
et  il  m'a  fait  dire  que  j'étais  le  bienvenu  ;  je  lui  serai  pré- 
senté demain  ou  après-demain  au  plus  tard.  Tout  se  dispose 
au  mieux  pour  mes  travaux  futurs,  et  les  Alexandrins  sont 
si  bons  que  j'ai  déjà  secoué  tous  les  préjugés  que  les  Com- 
missionnaires d'Egypte''  m'avaient  inspirés  contre  eux. 

Je  suis  venum'établir  le  19  au  soir  chez  M.  Drovetti,  dont 
je  n'ai  pu  ni  voulu  refuser  les  offres  hospitalières.  J'occupe, 
dans  le  palais  du  consulat  de  France,  un  petit  appartement 
délicieux,  donnant  sur  le  bord  de  la  mer  et  où  l'on  jouit 
d'une  fraîcheur  charmante.  L'ordre  d'exécution  de  nos 
projets  sur  Alexandrie  et  ses  environs  est  déjà  réglé  ;  ils 
comprennent  les  obélisques  dits  de  Cléopàtre,  dont  nous 
aurons  enfin  une  copie  exacte,  et  ensuite  la  colonne  de 
Pompée.  Il  faut  savoir  enfin  à  quoi  s'en  tenir  sur  son  in- 
scription dédicatoire,  et  si  elle  porte  le  nom  de  l'empereur 
Diodctien  :  nous  en  aurons  une  bonne  empreinte. 

Notre  jeunesse  est  émerveillée  de  ce  qu'elle  a  déjà  vu 

A  ma  prochaine  les  détails  :  la  série  de  mes  lettres  d'obser- 
vation commencera  réellement  avec  elle. 

1.  C'est  la  lettre  du  '.\  mai  1828,  publiée  en  partie  aux  pages  1-2  du 
présent  voluino. 

2.  Jomard  et  quelques  autres  membres  de  la  Coinniission  d'É(jyptc> 


âô  Lettres  Et  journaux 


23  août  1828. 


Je  suppose,  mon  bien  cher  ami,  que  tu  auras  déjà  reçu  la 
lettre  que  notre  station  devant  Agrigente,  en  Sicile,  me 
permit  d'envoyer  à  terre  et  de  recommander  à  toute  la  di- 
ligence des  autorités  siciliennes.  Je  crains  bien,  toutefois, 
que  la  paresse,  endémique  dans  cet  heureux  climat,  n'ait  fait 

oublier  de  l'expédier  à  Palerme Je  te  faisais  part  de  la 

douce  espérance  de  descendre  à  terre  au  milieu  des  temples 
grecs  les  plus  conservés  de  toute  la  Sicile  :  malheureusement, 
grâce  à  la  canardise  du  sieur  Salvador  Montuoro  (que  je 
te  prie  de  recommander  aux  Affaires  étrangères),  on  nous  a 
amusés  pendant  vingt-quatre  heures  en  nous  faisant  espérer 
à  chaque  instant  qu'on  nous  donnerait  la  pratique,  et  c'est 
la  faute  de  ce  prétendu  vice-consul  de  France  si  nous  ne 
l'avons  obtenue.  C'est  du  moins  l'assertion  des  officiers  sici- 
liens de  la  Santé  qui,  d'ailleurs,  ne  nous  parlaient  qu'en 
tremblant  et  à  une  distance  de  trente  pieds,  vu  qu'on  nous 
supposait  imprégnés  de  tous  les  miasmes  de  la  grande  peste 
de  Marseille.  —  De  guerre  lasse,  nous  remîmes  à  la  voile 
et  courûmes  sur  Malte,  que  nous  doublâmes  le  lendemain 
8  août  au  matin,  en  passant  à  une  portée  de  canon  des  îles 
de  Gozzo  et  Cumino  et  de  la  Cité- Valette,  que  nous  avons 
parfaitement  vue  et  dans  tous  ses  détails  extérieurs. 

C'est  après  avoir  reconnu  successivement  le  plateau  de  la 
Cyrénaïque  et  le  cap  Rasât,  et  avoir  longé  de  temps  à  autre 
la  côte  blanche  et  basse  de  l'Afrique,  sans  être  trop  incom- 
modés par  la  chaleur,  que  nous  aperçûmes  enfin,  le  18  au 
matin,  l'emplacement  de  la  vieille  Taposiris,  nommée  au^ 
jourd'hui  la  Tour  des  Arabes.  Enchantés  d'être  si  près  du 
terme  de  notre  voyage  et  empressés  de  connaître  la  récep- 
tion qui  nous  était  réservée  en  touchant  la  terre  d'Egypte, 
nous  ouvrions  de  grands  yeux  et  braquions  nos  lunettes  pour 
découvrir  les  vaisseaux  anglais  ou  français  qui  font  le  fa^ 


DE  CHAMPOLLION   LE  JEUNE  31 

meiix  blocus  dont  les  journaux  nous  entretiennent  avec  tant 
d'aplomb.  Nous  n'aperçûmes  rien  de  pareil,  mais  déjà  nous 
distinguions  à  la  lunette  la  colonne  de  Pompée  et  toute 
l'étendue  du  Port-Vieux. 

L'aspect  d'Alexandrie  devenait  imposant  à  mesure  que 
nous  approchions,  —  une  immense  foret  de  mâts,  à  travers 
laquelle  on  apercevait  les  maisons  blanches  de  la  ville,  se 
déployait  devant  nous.  Enfin,  à  l'entrée  de  la  passe,  notre 
commandant  fit  tirer  un  coup  de  canon,  et  nous  vîmes  arriver 
un  pilote  arabe,  qui  dirigea  la  manœuvre  à  travers  les  bri- 
sants et  nous  fit  jeter  l'ancre  au  milieu  du  Port-  Vieu.r. 

Il  est  difficile  de  rendre  l'étonnement  que  nous  éprou- 
vâmes de  nous  trouver  entourés  de  vaisseaux  français  et 
anglais  chargés  du  blocus,  pacifiquement  mouillés  à  deux 
encablures  de  vaisseaux  égyptiens  ou  turcs,  et  touchant 
presque  deux  bâtiments  de  guerre  algériens,  qu'on  a  ordre 
d'attaquer  s'ils  font  mine  de  sortir,  et  de  prendre  de  force 
s'ils  s'éloignent  du  port.  —  Le  fond  de  ce  singulier  tableau, 
véritable  macédoine  de  peuples,  est  occupé  par  les  carcasses 
des  vaisseaux  égyptiens  et  turcs  échappés  au  désastre  de  Na- 
varin !  Voilà,  je  pense,  une  preuve  de  la  haute  influence  du 
Pacha  sur  l'esprit  des  Égyptiens,  dont  il  maîtrise  ainsi  les 
haines  et  les  justes  ressentiments  nationaux.  Du  reste,  c'est 
là  un  spectacle  bien  fait  pour  caractériser  le  décousu  de  la 
politique  européenne. 

Le  18,  à  cinq  heures,  à  peine  mouillés  dans  le  port,  des 
officiers  supérieurs  des  vaisseaux  français  vinrent  à  notre 
bord  nous  donner  d'excellentes  nouvelles.  Nous  sûmes  que, 
le  G  juillet,  les  amiraux  qui  commandent  les  forces  alliées 
en  Morée  eurent  une  entrevue  avec  Ibrahim-Pacha,  et  jetè- 
rent les  bases  d'une  convention  dont  le  résultat  devait  être 
l'évacuation  delà  Morée  par  les  troupes  égyptiennes;  que, 
sept  jours  avant  notre  arrivée,  l'amiial  Codrington  était 
V(Mui  faire  signer  au  Pacha  ladite  convention,  laborieusement 
préparée  par  M.  Drovetti,  et  que  l'amiral  anglais,  (jui,  depuis 


32  LETTRES    ET   JOURNAUX 

un  mois,  court  la  Méditerranée  en  couleiwrinant  pour  ne 
pas  rencontrer  l'amiral  Malcolm,  qui  est  nommé  à  sa  place 
et  auquel  il  doit  rendre  le  commandement,  a  voulu,  en  se 
donnant  l'honneur  de  cette  importante  négociation,  se  pré- 
parer un  moyen  de  rentrer  en  grâce  à  Londres, 

Mais  le  fait  est  que  toute  cette  affaire  a  été  conduite  par 
M.  de  Rigny  et  M.  Drovetti.  Déjà  plusieurs  vaisseaux  fran- 
çais et  anglais  et  un  très  grand  nombre  de  bâtiments  de 
guerre  égyptiens  —  car  le  Pacha  a  encore  une  marine  im- 
mense —  sont  partis  d'Alexandrie  pour  aller  chercher 
Ibrahim-Pacha  et  la  première  division  de  son  armée,  pour 
les  transporter  ici,  où  on  les  attend  dans  une  quinzaine  de 
jours. 

Le  chancelier  du  consulat  de  France  vint  aussitôt  à  bord 
pour  me  faire  compliment  de  notre  bonne  arrivée,  de  la 
part  de  M.  Drovetti,  qui  est  à  Alexandrie,  ainsi  que  le  Vice- 
Roi.  Le  soir  même,  sur  les  six  heures,  je  me  rendis  à  terre  avec 
le  commandant,  Rosellini,  Bibent,  Ricci  et  quelques  autres. 
Je  bénis  le  sol  Égyptien,  en  le  touchant  pour  la  première 
fois,  —  et,  à  peine  débarqués,  nous  fûmes  entourés  par  des 
conducteurs  d'ânes  (les  fiacres  du  pays).  C'est  montés  sur 
ces  nobles  roussins  au  poil  lisse  et  au  trot  délicat  que  nous 
fîmes  notre  entrée  triomphante  dans  Alexandrie.  —  Toutes 
les  descriptions  que  l'on  peut  lire  de  cette  ville  ne  sauraient 
en  donner  une  idée.  C'est  une  véritable  apparition  des  anti- 
podes et  l'on  se  trouve  tout  à  coup  dans  un  monde  nouveau 
où  rien  ne  ressemble  à  ce  qu'on  a  vu  jusques-là  :  des  cou- 
loirs étroits  et  bordés  d'échoppes,  encombrés  d'hommes  de 
toute  couleur,  de  chiens  couchés  et  de  chameaux  attachés 
en  chapelet,  des  cris  rauques,  mêlés  à  la  voix  glapissante 
des  femmes,  et  d'enfants  à  demi  nus,  une  poussière  étouf- 
fante, et  par-ci  par-là  quelque  seigneur  magnifiquement  ha- 
billé et  maniant  un  superbe  cheval,  —  voilà  ce  qu'on  nomme 
une  rue  d'Alexandrie! 

Après  une  demi-heure  de  marche  et  une  infinité  de  dé- 


DE   CHAMPOLLtON   LE   JEUNE  33 

tours,  nous  arrivâmes  chez  M.  Drovetti,  qui  nous  reçut  au 
mieux.  Il  m'avoua  que  mon  arrivée  le  surprenait  un  peu, 
mais  qu'il  se  félicitait  de  ce  qu'une  lettre  qu'il  m'avait  écrite 
au  mois  de  mai,  pour  me  détourner  de  venir,  ne  m'était  point 
parvenue;  —  que,  depuis  cette  époque,  les  choses  avaient 
changé  et  que  mon  voyage  ne  souffrirait  point  d'obstacle: 
que,  du  reste,  sa  maison  serait  la  mienne  et  qu'il  m  avait 
préparé  un  appartement.  J'acceptai  cette  offre  obligeante,  et 
je  suis  venu  le  19  m'établir  à  Alexandrie,  dans  le  Palais  de 
France,  l'ancien  quartier  général  de  notre  armée,  où  j'oc- 
cupe un  charmant  petit  appartement,  —  celui  du  général 
Kléber.  Ce  n'est  point  sans  émotion  que  je  me  suis  couché 
dans  l'alcôve  où  a  dormi  le  vainqueur  d' Héliopolis . 

Tout  dans  cette  ville  respire  le  souvenir  de  notre  ancienne 
puissance  et  montre  combien  rinfluence  française  s'exerce 
avec  facilité  sur  la  population  égyptienne.  En  arrivant,  j'ai 
entendu  les  tambours  des  troupes  du  Pacha  battre  la  retraite 
française  et  les  fifres  jouant  le  même  air  que  les  nôtres. 
Toutes  nos  marches  de  la  République  sont  adoptées  par  le 
Nizam-Gédid,  et  je  ne  puis  résister  au  plaisir  de  raconter 
une  rencontre  que  j'ai  eue,  il  y  a  trois  jours,  en  allant  visiter 
l'obélisque  de  Cléopâtre.  Au  sortir  de  la  ville  et  au  milieu 
des  collines  de  sable  qui  couvrent  les  débris  de  l'antique 
Alexandrie,  un  vieil  Arabe  aveugle,  conduit  par  un  jeune 
enfant,  s'avance  vers  moi  et  me  dit  en  saluant  de  la  main  : 
«  Bonjour,  citoyen  !  donne-moi  quelque  chose,  je  n'ai  pas 
encore  déjeuné.  »  Ne  pouvant  résister  à  une  telle  éloquence, 
je  prends  tous  les  sous  de  France  que  j'avais  dans  ma  poche 
et  les  mets  dans  la  main  de  l'Arabe.  Celui-ci,  ta  tant  les 
pièces  de  monnaie  entre  ses  doigts,  s'écrie  :  «  (\'la  ne  passe 
plus  ici,  mon  ami  !  —  Ah  !  voilà  qui  est  hon,  mon  ami.  .le 
te  remercie,  citoyen  !  »  dit  ensuite  mon  aveugle,  après  avoir 
tâté  une  piastre  égyptienne  que  je  lui  donnai  en  ('change 
des  sous  démonétisés. 

Je  supporte  la  chaleur  (jii  ne  pcul  mieux;  il  semble 

IJIIII,.   K'.VPT.,    I.   XXXI.  3 


34  LHTTRES   ET   JOURNAUX 

que  je  suis  né  dans  le  pays,  et  les  Francs  ont  déjà  trouvé 
(lue  j'ai  tout  à  fait  la  physionomie  d'un  Copte.  Ma  mous- 
tache, noire  à  faire  plaisir  et  déjà  fort  respectable,  ne 
contribue  pas  mal  à  m'orientaliser  la  face.  J'ai  pris,  du 
reste,  les  us  et  coutumes  du  pays,  force  café  et  trois  séances 
de  pipe  par  jour.  Le  tabac  est  délicieux  en  entremêlant 
chaque  bouffée  d'une  gorgée  de  moka,  fort  doux  du  reste, 
et  où  l'on  trouve  à  la  fois  à  boire  et  à  manger.  Plus,  la 
sieste  obligée,  après  dîner,  de  deux  heures  à  quatre. 

Tous  mes  jeunes  gens  mangent  avec  moi  à  la  table  somp- 
tueuse de  M.  Drovetti,  mais  tous,  à  mon  exemple,  font 
preuve  de  sobriété  et  savent  résister  à  leur  appétit.  — 

J'ai  déjà  vu,  comme  tu  le  penses  bien,  la  colonne  de 
Pompée,  qui  n'a  rien  de  fort  extraordinaire,  mais  où  j'ai 
trouvé  cependant  à  glaner.  J'ai  reconnu,  parmi  les  débris 
antiques  mais  sans  ordre  qui  forment  sa  base,  une  pierre  de 
grès  cristallisé,  ou  plutôt  une  sorte  de  marbre  salin,  portant 
en  hiéroglyphes  la  légende  royale  de  Psammétichus  II. 

Je  suis  allé  plus  souvent,  et  toujours  en  bourrique,  mon- 
ture nommée  Bon  Cabal  par  les  jeunes  Arabes  qui  les 
conduisent,  aux  obélisques  de  Cléopâtre,  dont  celui  qui  est 
debout  appartient  au  Roi,  qui  devrait  bien  le  faire  prendre. 
Le  voisin,  renversé  dans  le  sable,  appartient  aux  Anglais. 
J'ai  déjà  copié  et  fait  dessiner  la  plus  grande  partie  de  leurs 
inscriptions.  J'en  aurai,  et  pour  la  première  fois,  un  dessin 
exact  :  la  planche  de  la  CoDimission  n'est  pas  supportable. 
Ces  obélisques  à  trois  colonnes  de  caractères  ont  été  érigés 
par  Mœris  (Thoutmosis  III)  devant  le  grand  temple  du  So- 
leil à  Héliopolis. I^es  inscriptions  latérales  sont  de  Rham.sès  VI 
(Sésostris),  et  j'ai  découvert,  entre  les  colonnes  latérales  de 
la  face  est  et  l'arête,  deux  petites  inscriptions  hiérogly- 
phiques oiïrantla  légende  de  Rhamsès  VII  ou  Sésostris  II; 
ainsi  trois  époques  sont  marquées  sur  ces  monuments.  Les 
dés  antiques,  carrés  et  en  granit  rose,  sur  lesquels  ces  obé- 
lisques étaient  fixés  et  qui  leur  servaient  de  base,  existent 


.      /[j:,..r../..    '4^..,..  :.../'/.:.,. 


r.  ,,„  ,l.«i.,  Je  M'  V  ('... 


MOMAMMED-ALY   (1769-1849) 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  35 

encore,  et  c'est  en  faisant  fouiller  par  des  Arabes  autour  du 
dé  de  l'obélisque  renversé,  celui  des  Anglais,  que  le  père 
Bibent,  chargé  des  fouilles,  a  reconnu  que  ces  obélisques 
ont  été  placés  par  le  mauvais  goût  romain  sur  un  socle  à 
trois  marches  :  c'est  le  plus  ancien  exemple  d'un  monument 
égyptien  gâté  par  des  embellissements  hors  de  propos,  Bi- 
bent est  tout  fier  de  cette  pi^cmière  découverte. 

24  août. 

C'est  ce  matin  à  huit  heures  que  j'ai  eu  une  audience  du 
Pacha.  Son  Altesse  habite  plusieurs  belles  maisons  con- 
struites en  bois,  mais  avec  beaucoup  de  soin  et  dans  le  genre 
des  palais  de  Constantinople.  Ces  édifices,  d'assez  bonne  ap- 
parence, sont  situés  dans  l'ancienne  île  du  Phare.  M.  Dro- 
vetti,  qui  devait  nous  présenter,  nous  a  conduits  au  Palais, 
le  commandant,  Lenormand  et  moi,  dans  sa  calèche,  attelée 
de  deux  chevaux  fringants,  et  qui  circulait  avec  une  mer- 
veilleuse facilité  dans  les  rues  tortueuses  et  étroites  d'Alexan- 
drie, grâce  à  l'adresse  infinie  du  cocher. 

A  notre  suite  et  montés  sur  de  fougueuses  bourriques, 
galopaient  nos  jeunes  gens  en  grand  costume. 

Descendus  au  grand  escalier  de  la  salle  du  Divan,  nous 
sommes  entrés  dans  une  vaste  salle  remplie  de  fonction- 
naires publics,  et  l'on  nous  a  immédiatement  introduits  dans 
une  seconde  salle  percée  à  jour,  dans  un  angle  de  laquelle, 
entre  deux  fenêtres,  était  assis  Mohammed-Aly,  dans  un 
costume  fort  simple  et  tenant  en  main  une  pipe  chargée  de 
diamants.  Sa  taille  est  médiocre  et  l'ensemble  de  sa  physio- 
nomie a  une  teinte  de  gaité,  qui  surprend  dans  un  homme 
occupé  de  si  grandes  choses  et  accablé  de  tant  de  soucis. 
Le  trait  saillant  de  sa  figure  est  une  paire  d'yeux  d'une 
extrême  vivacité,  et  qui  font  un  singulier  contraste  avec 
une  l)arbe  blanciic  qui  tombe  et  qui  s'étend  sur  sa  poi- 
trine. 


36  LETTRES    ET   JOURNAUX 

Son  Altesse,  après  avoir  demandé  de  nos  nouvelles,  a  dit 
que  nous  étions  les  bienvenus,  et  m'a  questionné  sur  mon 
projet  de  voyage.  J'ai  dit  que  je  désirerais  aller  jusques  à  la 
seconde  cataracte,  et  que  je  sollicitais  des  tirmans  de  Son 
Altesse.  Ils  m'ont  été  accordés  sur-le-champ,  avec  deux 
tcliaous  du  Pacha,  pour  nous  accompagner  et  nous  faire 
respecter  en  tout  et  partout. 

On  a  ensuite  parlé  des  affaires  de  la  Grèce,  et  Son  Altesse 
nous  a  raconté  la  nouvelle  du  jour,  la  mort  d'Ahmed-Pacha, 
de  Patras,  assassiné  par  des  Grecs,  introduits  dans  sa  chambre 
par  des  soldats  albanais  gagnés  d'avance.  Le  brave  Turc, 
quoique  fort  âgé,  en  a  tué  sept  de  sa  main,  et  il  a  dû  suc- 
comber sous  le  nombre.  Cette  aventure  paraissait  profon- 
dément toucher  le  Pacha  d'Egypte. 

Il  nous  a  régalés  d'une  tasse  de  café  sans  sucre,  après  quoi 
nous  avons  pris  congé  de  Son  Altesse,  qui  nous  accompa- 
gnait avec  des  saints  de  mains  on  ne  peut  plus  gracieux.  — 
Aussitôt  que  les  firmans  qu'on  expédie  seront  en  mes  mains, 
je  serai  en  mesure  de  gagner  le  Caire,  et,  de  là,  la  Haute 
Egypte.  Mais  je  veux  laisser  passer  les  chaleurs  d'août,  et  je 
resterai  à  Alexandrie  jusques  au  12  de  septembre,  employant 
tout  ce  temps  à  mes  préparatifs,  pour  m'arrêter  le  moins 
possible  au  Caire. 

Je  suis  d'ailleurs  ici  comme  un  coq  en  pâte,  gâté  par  tout 
le  monde,  et  surtout  par  M.  Drovetti,  quoique  sa  santé  se 
trouve  dans  un  état  pitoyable.  Il  faut  absolument  qu'il  re- 
gagne l'Europe,  parce  que  la  denrjue  le  dévore.  J'ai  trouvé 
ici  dans  M.  Mechin,  le  consul  de  Larnaka  en  Chypre,  un 
homme  fort  aimable  et  un  ancien  de  l'expédition  d'Egypte, 
qui  ne  marchande  pas  le  pauvre  Jomard.  —  M.  d'Anastazy, 
consul  général  de  Suède,  me  comble  de  politesses;  c'est  un 
homme  respectable  sous  tous  les  rapports.  J'ai  beaucoup  à 
me  louer  aussi  de  M.  Rosetti,  consul  toscan,  et  du  consul 
d'Autriche,  M.  Acerbi.  Le  gendre  de  M.  Drovetti,  consul  de 
Sardaigne,  Pedemonte,  est  une  de  mes  meilleures  connais- 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  37 

sances  de  Turin,  et  il  ne  m'a  cédé  qu'avec  peine  à  son  beau- 
père'.  —  Le  soir  de  mon  entrée  à  Alexandrie,  la  cavalcade 
de  bourriques  fut  interrompue  par  Pietrino  Santoni,  qui 
vint  se  jeter  à  mon  cou  au  moment  où  je  ne  m'y  attendais 
guère.  —  Ainsi,  mon  cher  ami,  je  suis  au  mieux,  et  tu  peux 
et  dois  être  sans  inquiétude  sur  mon  sort.  — 


Alexandrie,  25  août  1828. 

Je  t'écris  cette  lettre,  mon  bien  cher  ami,  pour  un  objet 
tout  particulier  et  auquel  je  m'intéresse  vivement.  Il  s'agi- 
rait de  rendre  un  service  à  M.  Poupel,  lieutenant  de  vais- 
seau et  commandant  en  second  de  cette  bonne  Églé,  sur 
laquelle  nous  avons  eu,  grâce  à  l'extrême  bonté  des  chefs, 
une  traversée  on  ne  peut  plus  agréable.  Je  te  prie  de  payer 
la  dette  de  ma  reconnaissance  en  sollicitant  auprès  de  l'Uni- 
versité une  bourse  dans  un  collège  royal  pour  le  fils  de  notre 
lieutenant,  Louis-Théodore  Poupel,  âgé  de  onze  ans,  étu- 
diant au  Collège  de  Cherbourg Son  père,  chevalier  de 

Saint-Louis,  est  au  service  depuis  vingt-cinq  ans et  le 

grand-père  du  jeune  élève,  M.  Augustin  Poupel,  chevalier 
de  la  Légion  d'honneur  et  commissaire  principal  de  la  Ma- 
rine, a  servi  depuis  quarante-quatre  ans.  Je  te  recommande 
cette  affaire  de  la  manière  la  plus  instante,  et  je  me  réjoui- 
rais sincèrement  du  succès  qui  me  paraît  très  probable, 
parce  que  M.  Poupel  a  des  droits  réels  à  cette  faveur.  Adieu, 
mon  cher  ami.  Je  t'embrasse  de  cœur.  Tout  le  monde  se 
porte  bien. 

J.-F.  Champollion. 

1.  Ce  fut  Lenorniant,  qui  s'installa  cliez  Pedenionte. 


LETTRES   ET   JOURNAUX 


HIPPOLYTE  ROSELLINI  A  CHAMPOLLION-FIGEAC 

Alexandrie,  le  26  août  1828. 

Le  lendemain  de  la  présentation   de   Saghir^  au  Pacha, 

c'est-à-dire  le  25,  a  été  présentée  la  Commission  toscane  par  notre 
Consul,  qui  est  dans  l'ancienne  intimité  du  Pacha,  et  j'ai  présenté 
la  lettre  du  Grand-Duc.  Ce  brave  Turc  a  été  charmant.  Il  m'a 
particulièrement  chargé  de  remercier  le  Grand-Duc  de  la  confiance 
qu'il  avait  en  lui  en  nous  envoyant  dans  son  pays;  que  l'Egypte 
devait  être  considérée  par  nous  comme  notre  pays  même;  qu'il 
avait  donné  toutes  les  dispositions  pour  notre  sûreté  parfaite.  Il  a 
allongé  la  conversation  en  faisant  des  questions  politiques  sur  les 
circonstances  actuelles. 

On  Toit  bien  combien  est-il  enchanté  de  cette  évacuation  de  la 
Morée.  Il  nous  a  donné  aussi  le  café  sans  sucre,  mais  il  paraît 
que  ce  jour-là  le  pot-au-feu  n'avait  pas  versé  comme  la  veille,  car 
Saghir  a  reçu  un  très  mauvais  café  tandis  que  le  nôtre  était  fort 
bon. 

Ensuite  nous  avons  été  chez  le  Bey,  gouverneur  d'Alexandrie, 
qui  nous  a  fait  mille  politesses,  en  nous  donnant  de  plus  la  pipe. 
Il  a  parlé  de  la  peste,  et  nous  a  dit  qu'il  espère  que  le  voyage  de 
Pariset  restera  inutile,  car  depuis  trois  ans  on  n'a  pas  eu  du  tout 
la  peste  en  Egypte  et  qu'on  s'est  persuadé  qu'elle  n'est  pas  indigène, 
et  que  la  seule  précaution  de  la  quarantaine  peut  les  garantir.  — 
Ainsi  soit-il  ! 

Tous  ces  consuls  étrangers  sont  aux  petits  soins  pour  nous,  sur- 
tout d'Anastasy.  Il  serait  bien  curieux  pour  vous  de  voir  la  mine 
de  Saghir  avec  ses  moustaches,  et  la  pipe  à  laquelle  il  s'est  habitué 
comme  un  vieux  Turc.  Au  Caire  nous  prendrons  le  costume  arabe. 
Je  vous  prie,  lorsque  vous  ferez  un  autre  article  dans  les  jour- 
naux, de  signaler  aussi  notre  présentation  au  Pacha  et  tout  ce  que 
vous  croirez  convenable.  —  Le  mouvement  dans  la  Méditerranée 

1.  Sacjhir,  ou  mieux  Çaghir,  mot  arabe  signifiant  le  jeune,  le  cadet, 
surnom  qui  fut  donné  à  Champollion  par  son  frère,  dès  sa  seizième  année. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  30 

doit  VOUS  fournir  des  occasions  fréquentes  pour  nous  faire  avoir  do 
vos  nouvelles  et  des  choses  qui  peuvent  nous  intéresser. 

Je  ne  sais  pas  si  vous  vous  rappelez  d'un  certain  Cavir/lia,  qui 
avait  imprimé  il  y  a  huit  ou  dix  mois  une  Lettre  folle  sur  la  marjic 
et  la  cabale  des  hiéroglyphes.  Nous  l'avons  rencontré  ici,  et  il 
vient  de  me  faire  cadeau,  pour  l'offrir  au  Grand-Duc,  d'un  colosse 
de  Sésostris  en  brèche  de  trente-trois  pieds  de  hauteur,  qu'il  a 
fouillé  à  Memphis,  où  il  est  encore.  A  dire  vrai,  je  pense  qu'il  l'a 
offert  parce  qu'il  n'a  pas  les  moyens  de  l'emporter.  Si  les  scies 
peuvent  l'attaquer  et  le  mettre  en  morceaux,  je  l'emporterai  cer- 
tainement'. 

Cette  bonne  chaleur  est  une  source  de  santé;  nous  fondons 

toujours  comme  des  chandelles,  et,  ce  qui  est  curieux,  on  engraisse 
plutôt  que  de  maigrir. 

Portez-vous  bien  toujours  et  recevez  mille  amitiés  de  votre  très 
attaché  de  cœur, 

II.    ROSELLINI. 


CHAMPOLLION  A  CIIAMPOLLION-FIGEAC 

Alexandrie,  29  août  1828. 

Je  profite,  mon  bien  cher  ;imi,  du  renvoi  au  30  du  départ 
de  notre  excellent  commandant  pour  t'écrire  encore  quelques 
lignes.  Ce  retard  est  occasionné  par  la  marche  des  événe- 
ments politiques  qui  se  compliquent,  pour  ou  contre  les  in- 
térêts du  pays  d'Egypte.  Je  t'ai  parlé  du  traité  d'évacuation 
de  la  Morée,  consenti  par  Ibrahim  et  ratifié  par  le  Pacha. 
On  a  dû  avoir  connaissance  des  préliminaires  de  cette  con- 
vention à  Paris,  vers  les  derniers  jours  de  juillet,  par  les 
vaisseaux  le  Trident  et  le  Hussard,  que  nous  avons  trouvés 
en  quarantaine  en  arrivant  à  Toulon.  On  comprend  donc 
difficilement  ici  le  départ  de  l'expédition  française  partie 

1.   Il  v;i  s;ins  tlii'o  que  Cliampullioii  ne  l'uiirait  pas  ponnis. 


40  LETTRES   ET   JOURNAUX 

vers  le  15  août  de  Toulon,  à  ce  que  nous  annonce  le  com- 
mandant du  brick  le  Ni  sus,  arrivé  ici  en  onze  jours  de  tra- 
versée, avec  un  agent  des  Affaires  étrangères,  M.  Gros,  qui, 
suivi  de  M.  de  Saint-Léger,  neveu  du  ministre  de  la  Marine, 
venait  ici  pour  stipuler  les  articles  de  la  convention,  déjà 
signée  et  en  pleine  exécution,  puisqu'on  a  nouvelle  de  l'ar- 
rivée à  Navarin  de  la  flotte  turque  et  alliée,  —  combinée  et 
destinée  à  ramener  en  Egypte  Ibrahim-Pacha  et  le  premier 
convoi  de  ses  troupes.  La  nouvelle  du  départ  de  notre  armée 
de  Toulon  pour  la  Morée  a  produit  ici  une  sensation  fâcheuse 
sur  le  Pacha,  qui  a  fini  par  n'y  plus  voir  qu'un  moyen  de  se 
justifier  de  sa  convention  auprès  de  la  Porte,  en  prétendant 
qu'instruit  de  la  prochaine  arrivée  à  Navarin  d'une  force 
française  supérieure  aux  siennes,  il  avait  cru  devoir  saisir 
un  moyen  de  sauver  sans  coup  férir  les  douze  à  quatorze 
mille  hommes  qui  lui  restaient  dans  le  Péloponnèse. 

Cependant,  le  Pacha  est  fort  ennuyé,  au  fond,  de  cette 
expédition  française,  qui  compromet  notre  gouvernement 
vis-à-vis  de  la  Porte,  et  le  place,  lui,  Mohammed-Aly, 
dans  un  certain  embarras  avec  nous.  On  craint  beaucoup 
ici,  et  je  parle  d'après  des  cliapeaux  et  des  turbans  bien 
instruits,  que  notre  gouvernement  ne  soit,  dans  cette  occa- 
sion-ci, la  dupe  de  la  politique  anglaise  qui  nous  a  poussés  à 
cette  expédition,  en  promettant  des  secours  et  des  transports 
qui  ne  sont  nulle  part,  et  cela  dans  le  but  de  nous  engager 
ostensiblement  contre  la  Porte  au  moment  même  où  ils 
signent  eux-mêmes  un  traité  d'alliance  avec  le  Sultan 
Mahmoud,  qui  se  défend  comme  un  lion.  On  dit  que  les 
Russes  sont  déjà  à  Philippopoli,  à  huit  ou  dix  lieues  d'An- 
drinople,  et  qu'un  terrible  incendie  a  déjà  dévoré  la  moitié 
de  Constantinople.  Ces  nouvelles  doivent  encore  rester  en 
quarantaine,  jusques  à  plus  ample  confirmation.  Dans  tous 
les  cas,  on  peut  se  vanter  à  Paris  d'avoir  jeté  dix  mille 
hommes  à  la  mer,  en  les  envoyant  dans  un  pays  dénué  de 
tout,  et  dans  la  saison  de  toutes  les  maladies.  Que  le  grand 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  41 

Amon  nous  soit  en  uidc  !  C'est  par  le  Nisiia  que  j'ai  reçu 
ta  lettre  du  28  juillet,  portant  copie  de  celle  que  m'écri- 
vait M.  Drovetti  du  camp  du  Vice-Roi,  dans  le  Delta,  le 
3  mai.  Cette  lettre  a  dû  t'inquiéter,  et  j'avoue  que,  si  je 
l'eusse  reçue  à  Paris,  je  ne  serais  point  parti;  heureusement 
qu'elle  n'est  point  arrivée  à  temps,  et  c'est  la  main  d'Amon 
qui  l'a  détournée.  Le  Pacha  trouvait  en  effet  qu'il  était  bon 
d'attendre,  mais  il  convient,  et  de  fort  bonne  grâce,  que, 
puisque  le  vin  est  tiré,  il  faut  le  boire.  D'ailleurs,  la  popu- 
lation de  l'Egypte  est  plus  déclarée  que  jamais  pour  les 
Francs  ^  et  surtout  pour  les  Fransdouis,  qu'elle  porte  dans 
son  cœur.  Cela  est  d'autant  plus  vrai  qu'avant-hier,  au  mo- 
ment où  la  nouvelle  du  départ  de  notre  flotte,  de  Toulon, 
se  répandit  parmi  le  peuple  d'Alexandrie,  plusieurs  hommes 
du  peuple  demandèrent  à  diverses  personnes  du  Consulat  si 
c'était  demain  que  les  Fransdouis  devaient  débarquer,  et 
ils  se  réjouissaient  de  leur  arrivée.  Cela  vient  de  ce  que 
Mohammed-Aly  n'est  secondé  par  aucun  des  officiers  os- 
raanlis  qui  l'entourent.  Ceux-ci  foulent  et  oppriment  le 
peuple,  et  le  peuple  les  déteste.  Les  malheureux  Égyptiens 
comparent  involontairement  le  régime  du  Pacha  à  celui  de 
l'armée  française,  et  tout  l'avantage  est  de  notre  côté.  Dire 
qu'on  nous  désire,  ce  serait  trop  ;  la  religion  s'y  oppose.  Il 
est  toutefois  certain  qu'on  nous  verrait  arriver  sans  répu- 
gnance; mais  l'âge  des  héros  est  passé.  —  Je  serai  donc  reçu 
au  mieux  par  la  population  de  la  Haute  et  de  la  Basse  Mgypte. 
M.  Drovetti  est  miiintenant  charmé  de  mon  arrivée,  et  c'est 
lui  qui  me  fait  le  tableau  le  plus  agréable  de  mon  futur 
voyage.  Je  compte  rester  ici  jusques  vers  le  12  septembre, 
pour  laisser  passer  les  chaleurs  du  Caire,  où  règne  dans  ce 
moment-ci  une  espèce  de  typhus,  mais  fort  bénin,  à  mesure 
que  le  chaud  ])aissc  et  ([ue  le  Nil  hausse.  Le  fleuve  saint  a 

1.  Les  FfiincH  sont  les  Kiiropéons  en  i^énéral,  ot  los  l'^iumnooitis,  les 
l'Yançais. 


42  LETTRES    ET   .JOURNAUX 

donné  des  inquiétudes  ces  jours  derniers;  il  manquait 
quelques  coudées  pour  assurer  la  future  récolte.  Où  en  est 
le  Nil?  était  la  question  de  tous  les  quarts  d'heures,  depuis 
le  palais  du  Pacha  jusquesaux  débris  de  citerne  dans  lesquels 
logent  les  pauvres  familles  des  fellahs,  au  milieu  de  l'en- 
ceinte déserte  de  l'Alexandrie  grecque.  Le  Nil  a  fait  son 
devoir  et  la  crue  est  assurée  pour  la  Basse  Egypte;  deux 
coudées  de  plus  feront  l'affaire  du  haut  pays,  et  on  y 
compte.  Ma  santé  est  toujours  excellente,  ainsi  que  celle  de 
tous  mes  pèlerins. 

Bibent  achève  les  trois  marches  de  l'obélisque  qui  ont 
été  connues  de  la  Commission,  comme  je  viens  de  le  véri- 
fier; mais  elle  a  noblement  estropié  les  inscriptions  hiéro- 
glyphiques. Mes  dessins  avancent.  Je  m'occuperai  ensuite 
de  l'inscription  de  la  colonne  de  Pompée,  sur  plusieurs  mots 
de  laquelle  on  n'est  pas  d'accord.  Une  bonne  empreinte  en 
papier  décidera  l'affaire. 

M.  Drovetti  est  malade;  le  pire  de  tout,  c'est  qu'il  a 
l'imagination  frappée.  Le  mieux  serait  que  le  ministre  lui 
permit  de  revenir  très  prochainement;  s'il  reste  encore  une 
année  ici,  c'est  un  homme  mort.  Il  a  vu  successivement  suc- 
comber tous  ceux  qui  sont  arrivés  avec  lui  il  y  a  vingt-six 
ans,  et  cela  le  frappe. 

Mille  amitiés  à  notre  excellent  M.  de  Férussac,  et  dix 
mille  civilités  arabes  à  Madame.  Mes  respects  et  tendresses 
à  l'arcade  Colbert.  Embrasse  Dubois  pour  moi,  et  dis-lui  que 
je  lui  écrirai  quand  j'aurai  quelque  bonne  chose  à  lui  marquer. 

Adieu,  tout  à  toi  de  cœur. 

Alexandrie,  10  septembre  1828. 

J'aime  à  espérer,  mon  cher  ami,  que  tu  auras  reçu  depuis 
quelques  jours  mon  numéro  1,  daté  du  24  août,  lequel  est 
venu  en  France  par  le  retour  de  ma  bonne  corvette  l'Églé. 
M.  Cosmao  Dumanoir,  notre  excellent  commandant  (du- 


DE   CHAMPOLLION    LE   JEUNE  43 

quel  je  te  prie  de  faire  dire  toute  sorte  de  bien  au  ministre 
de  la  Marine  par  notre  ami  M.  de  Férussac),  n'aura  point 
perdu  un  instant,  à  son  arrivée  à  Toulon,  pour  faire  tail- 
lader ou  parfumer  mes  lettres  et  les  mettre  sur-le-champ  à 
la  poste.  Elles  vous  rassureront  tous  sur  notre  destinée  pré- 
sente et  future,  car  il  a  dû  naturellement  s'élever  quelque 
inquiétude  sur  la  manière  dont  nous  serions  reçus  en  Egypte, 
après  la  réception  de  la  lettre  de  M.  Drovetti,  et  par  le  parti 
que  semble  avoir  pris  de  lui-même  le  gouvernement  de 
contremander  mon  départ  par  une  dépêche  télégraphique, 
si  j'en  crois  un  journal  de  Paris  que  nous  avons  reçu.  Heu- 
reusement, et  très  heureusement,  que  ni  lettre  ni  dépêche 
ne  sont  arrivées  à  temps.  Il  était  donc  écrit  là-haut  que  je 
verrais  mon  Egypte  cette  année-ci,  malgré  les  nuages  poli- 
tiques qui  se  croisent  sur  le  ciel  d'Orient  et  que  poussent  des 
vents  du  nord,  et  surtout  des  vents  de  l'ouest  dont  nous  ne 
comprenons  pas  trop  la  direction.  Mon  voyage  s'effectuera 
avec  toutes  les  facilités  possibles  et  sans  le  moindre  danger. 
Si  je  juge  de  l'avenir  d'après  le  passé,  ce  ne  sera  point  de  la 
population  musulmane  que  viendront  les  obstacles,  mais 
bien  de  la  part  des  Francs,  c'est-à-dire  des  chrétiens  qui,  en 
Egypte  comme  dans  le  reste  du  Levant,  sont  de  la  pire 
espèce. 

La  nouvelle  du  départ  de  l'expédition  militaire  de  Tou- 
lon, et  son  arrivée  en  Morée  n'ont  produit  ici  aucune  espèce 
de  sensation  sur  le  peuple.  Le  Pacha,  seul,  en  a  été  un  peu 
froissé  dans  les  premiers  moments,  parce  qu'après  avoir 
consenti  à  l'évacuation  de  la  Morée  par  les  troupes  égyp- 
tiennes, en  laissant  une  très  fail)le  garnison  dans  cinq  places 
fortes,  il  n'a  pu  voir  sans  dépit,  et  sans  craindre  que  la  Porte 
ne  le  regardât  comme  un  traître,  l'arrivée  subite  des  Fran- 
çais pour  occuper  le  pays.  Mais  il  a  pris  son  parti  en  brave 
et  se  servira  du  tout  pour  démontrer  à  la  Porte  qu'il  a  bien 
fait  de  retirer  son  lils  et  les  troupes  qui,  étant  déjà  travail- 
lées par  des  maladies,  pouvaient  être  considérées  comme 


44  LETTRES    ET   JOURNAUX 

perdues  si  elles  eussent  voulu  tenir  devant  les  troupes  fran- 
çaises. La  seule  inquiétude  de  Mohammed-Aly  porte  sur  la 
manière  dont  Ibrahim,  qui  depuis  longtemps  brûle  du  désir 
de  mesurer  ses  soldats  en  ligne  contre  des  bataillons  euro- 
péens, prendra  l'arrivée  inopportune  des  Français  avant  son 
évacuation.  Cette  affaire,  du  reste,  a  été  menée  à  Paris 
(selon  nous  autres  Égyptiens,  du  moins)  comme  toutes  les 
autres,  c'est-à-dire  sans  à-propos  et  sans  direction  bien 
calculée.  —  Le  seul  résultat  effectif  sera  de  compromettre 
la  France  vis-à-vis  de  la  Porte,  ce  qui  fait  le  compte  des 
Russes  et  de  la  sournoiserie  anglaise,  qui  se  fera  turque  si 
les  Russes  ne  sont  point  arrêtés  par  le  désespoir  des  Turcs. 
Du  reste,  le  général  Maison  est  arrivé  de  Paris  en  Grèce, 
ayant  dans  sa  poche  des  instructions  rédigées  par  des  imbé- 
ciles. Il  devait,  selon  leur  teneur,  débarquer  aux  îles  de  Sa- 
pience,  où  on  ne  trouve  ni  une  goutte  d'eau,  ni  la  place 
nécessaire  pour  ranger  trois  compagnies  de  front.  Il  faudra 
voir  la  suite  de  tout  cela.  Dans  quelques  jours  d'ici  nous 
saurons  comment  Ibrahim  aura  exécuté  un  traité  qu'on 
n'exécute  pas  de  notre  côté.  On  espère  qu'il  se  soumettra  à 
la  circonstance.  Le  Sultan  avait  ordonné  aux  troupes  égyp- 
tiennes de  venir  en  Roumélie,  —  et  elles  doivent,  dans  ce 
moment,  voguer  vers  l'Egypte,  —  c'est  de  la  part  du  Pacha 
un  pas  bien  délicat  !  Voilà  assez  de  politique  générale.  J'en 
viens  à  la  mienne  en  particulier. 

Il  m'a  fallu  déployer  ici  toutes  les  ressources  diploma- 
tiques (tout  cet  article  est  absolument  confidentiel).  Tu  as 
pu  voir  par  la  lettre  de  M.  Drovetti,  datée  du  camp  de  Gé- 
mialé,  qu'il  y  avait  de  l'exagération  dans  les  motifs  qui 
retardaient  l'opportunité  de  mon  voyage  en  Egypte.  Tout 
cela  n'était  au  fond  qu'un  calcul  d'intérêt  personnel.  Les 
marchands  d'antiquité  ont  tous  frémi  à  la  nouvelle  de  mon 
arrivée  en  Egypte  avec  le  projet  de  fouiller.  La  cabale  a 
donc  été  montée  lorsqu'il  s'est  agi  de  l'expédition  de  mes 
(irmans  pour  les  fouilles.  Le  ministre  Boghoz  et  le  Pacha 


DE   CHAMPOLLION    LE   JEUNE  45 

ont  été  circonvenus,  et  Son  Altesse  avait  déclaré  ne  vouloir 
donner  de  firman  qu'à  ses  amis  Drovetti  et  Anastazy.  On 
me  proposa  donc  de  n'y  plus  songer;  mais  je  déclarai  dans 
une  note  remise  au  chancelier  du  consulat  général  de  France 
que,  étant  venu  en  Egypte  avec  mission  de  fouiller  pour 
les  musées  du  Roi,  j'étais  obligé  de  faire  connaître  aux  mi- 
nistres du  Roi  les  causes  qui  m'avaient  empêché  de  remplir 
cette  partie  de  mes  instructions;  que  ces  refus  de  firmans 
ne  provenaient  que  d'une  intrigue  mercantile;  que,  venant 
au  nom  du  Roi,  envoyé  par  lui  et  par  son  gouvernement, 
c'était  faire  une  injure  au  caractère  dont  j'étais  revêtu  que 
de  me  refuser  une  faculté  qu'on  avait  accordée  à  des  gens 
tels  que  Beizoni,  Passalacqua,  Laborde,  Rifaud,  etc.  ;  que, 
si  le  Pacha  et  son  ministre  tenaient  à  la  réputation  qu'on 
leur  avait  faite  en  Europe  de  protecteurs  des  sciences  et  des 
arts,  c'était  la  seule  occasion,  en  m'accordant  un  firman 
pour  les  fouilles,  où  ils  auraient  véritablement  à  donner  en- 
couragement et  protection  à  la  science,  n'ayant  fait  jusques- 
là,  par  des  firmans  semblables,  qu'encourager  et  favoriser 
des  {cachet)  intérêts  personnels  et  des  spéculations  de 
commerce;  que  mes  fouilles  avaient  un  tout  autre  but 
qu'une  spéculation  (cachet),  ne  voulant  en  faire  que  pour 
connaître  le  gisement  des  objets  qu'on  trouve  dans  les  tom- 
beaux, et  tous  les  objets  que  je  découvrirais  devant  être 
déposés  dans  le  Musée  du  Roi,  que  le  Pacha  s'était  fait  lui- 
même  un  plaisir  d'orner  par  l'envoi  de  quarante  bijoux  en 
or.  Cette  note,  à  laquelle  j'ajoutais  quelques  autres  considé- 
rations, fut  mise  sous  les  yeux  de  M.  le  ministre  Boghoz. 
Cette  démarche  et  Y  opinion  publique  d'Alexandrie,  car  il  y 
en  a  aussi  une,  décidèrent  l'alTaire.  Les  opposants  craignirent 
la  pu1)licitô  dont  je  menaçais  (sans  nommer  personne)  par 
les  journaux  d'I^urope,  et  ces  firmans  en  bonne  règle  et  te- 
neur m'ont  enfin  été  remis  aujourd'hui;  MM.  Drovetti  et 
Anastazy  nous  oiii  même  (-(Vh''  leur  di'oii  i\o  fouillo  dans  les 
lieux  réservés. 


46  LETTRES    ET   JOURNAUX 

Toute  cette  affaire  a  retardé  le  départ  de  ma  caravane 
pour  le  Caire.  Mais  il  est  irrévocablement  fixé  au  di- 
manche. —  

Alexandrie,  1.3  septembre  1828. 

Mon  départ  pour  le  Caire  est  définitivement  arrêté  pour 
demain.  Je  mettrai  à  la  voile  à  huit  heures,  et  les  deux  bâ- 
timents sur  lesquels  naviguera  ma  caravane  entreront  dans 
le  Nil  après-demain  de  très  bonne  heure,  après  avoir  par- 
couru toute  la  longueur  du  canal  du  Sultan  Mahmoud,  dit 
le  Mahhmoudiéh,  celui  même  auquel  ont  travaillé  Coste  et 
le  petit  Florentin  Masi.  Dans  quarante-huit  heures  j'aurai 
vu  le  fleuve  saint  que  jusques  ici  je  n'ai  fait  que  boire,  et 
cette  terre  d'Egypte,  après  laquelle  j'ai  si  longtemps  sou- 
piré. Alexandrie  est  de  la  Libye  toute  pure,  et  je  la  quitte 
sans  regret,  après  en  avoir  épuisé  toutes  les  douceurs  et  y 
avoir  reçu  mille  politesses,  aussi  franches,  pour  le  moins, 
de  la  part  des  musulmans  que  de  celle  des  chrétiens. 

Je  reviens  à  l'instant  (à  huit  heures  du  soir)  de  faire  ma 
visite  d'adieu  au  Pacha.  Son  Altesse  a  été  charmante  :  je  l'ai 
remercié  de  la  protection  ouverte  qu'il  nous  accordait.  Il  a 
répondu  que,  les  princes  chrétiens  traitant  ses  sujets  avec 
distinction,  son  devoir  était  d'en  faire  autant.  Nous  avons 
parlé  hiéroglyphes,  et  il  a  fini  par  me  demander  une  tra- 
duction des  obélisques  {sic)  d'Alexandrie.  Je  la  lui  ai  pro- 
mise, et  il  l'aura  demain  matin,  mise  en  turc  par  le  chan- 
celier du  consulat  de  France. 

Mohammed-Aly  a  voulu  savoir  jusques  à  quel  point  de 
Nubie  je  voulais  pousser  mon  voyage,  et  il  m'a  assuré  que 
nous  recevrions  partout  honneur  et  accueil.  Je  l'ai  quitté 
après  force  compliments  que  sa  modestie  repoussait  d'une 
manière  fort  aimable. 

Demain  je  monte  sur  mon  vaisseau  général  et  je  prends 
le  commandement.  J'ai  organisé  mon  monde,  réglé  les  occu- 
pations de  chacun  à  bord,  distribué  les  charges  et  les  fonc- 


DE   CHAMPOLLION    LE   JEUNE  47 

tions.  C'est,  à  tout  prendre,  un  petit  gouvernement  très 
bien  combiné,  marchant  par  ordres  du  jour,  auxquels  cha- 
cun obéit,  car  tout  y  concourt  au  bien  général.  Tout  ira 
bien.  Ricci  est  chargé  de  la  santé  et  des  vivres;  Duchesne, 
de  l'arsenal;  Bibent,  des  fouilles,  ustensiles  et  engins; 
Lhôte,  des  finances;  Gaetano  Rosellini,  du  mobilier  et  des 
bagages,  etc.  Nous  avons  avec  nous  deux  domestiques  et 
un  cuisinier  arabes,  deux  autres  domestiques  barabras;  mon 
homiïijfe  à  moi,  Soliman,  est  un  Arabe  de  belle  mine,  et  dont 
le  service  est  excellent. 

Deux  bâtiments  à  voile  nous  porteront  sur  le  Nil.  L'un  est 
le  plus  grand  mâasch  du  pays  et  il  a  été  monté  par  S.A.  Mo- 
hammed-Aly  :  je  l'ai  nommé  Isis.  L'autre  est  une  dahabiéh, 
où  cinq  personnes  logeront  assez  commodément  ;  j'en  ai 
donné  le  commandement  à  Duchesne,  en  survivance  du  bon 
docteur  Raddi,  qui  doit  nous  quitter  pour  aller  à  la  chasse 
des  papillons  dans  le  désert  Libyque.  Cette  dahabiéh  a  reçu 
le  nom  d'Athyr.  Nous  voguerons  ainsi  sous  les  auspices  des 
deux  déesses  les  plus  joviales  du  Panthéon  Égyptien. 
D'Alexandrie  au  Caire,  nous  ne  nous  arrêterons  qu'à  Ke- 
rioun,  l'ancienne  Chereus  (Xeosô)  des  Grecs,  et  à  Ssa-el- 
Hagar,  l'antique  Sais.  Je  dois  ces  politesses  à  la  patrie  du 
rusé  Psammétichus  et  du  brutal  Apriès;  enfin,  je  verrai 
s'il  reste  quelques  débris  de  Siouph  ou  Saouafé,  la  patrie 
du  jovial  Amasis,  et,  à  Sais,  quelques  traces  du  collège  où 
Platon  et  tant  de  Grecs- Enfant  s  allaient  jadis  à  l'école. 

Ma  santé  se  soutient,  et  cette  épreuve  du  climat  d'Alexan- 
drie, le  plus  dangereux  de  l'Egypte,  est  de  bon  augure. 
Tout  le  monde  est  enchanté  d'être  venu.  Pour  moi,  je  bénis 
le  cas  que  les  lettres  et  les  dépêches  télégraphiques  soient 
arrivées  trop  tard.  —  Il  faut  saisir  la  première  occasion  de 
rectifier  les  erreurs  commises  dans  l'annonce  de  notre  dé- 
part, insérées  dans  les  journaux. 

Angclelli  n'est  ])i)'mi  professeur,  c'est  un  dessinateur  très 
distingué,  et  M.  Raddi  est  un  professeur  connu  de  toute 


48  LETTRES   ET   JOURNAUX 

l'Europe  par  ses  belles  recherches  d'histoire  naturelle  dans 
le  Brésil.  —  Tâche  de  raccommoder  cette  affaire.  Je  com- 
mence à  trouver  bien  longue  l'attente  de  vos  nouvelles.  Rien 
ne  nous  vient  de  France.  Et  Pariset  !  Le  télégraphe  lui  aura 
coupé  les  jambes.  Il  a  grand  tort  de  n'être  pas  parti;  nous 
lui  avions  déjà  fait  son  lit,  ici,  et  dans  notre  mâasch.  Dis- 
lui  de  venir,  qu'il  sera  reçu  à  bras  ouverts.  Le  Pacha  connaît 
son  projet  de  voyage,  et,  s'il  veut  de  la  peste,  —  il  est  pro- 
bable que  l'armée  d'Ibrahim  la  rapportera,  ou  quelque 
chose  d'approchant. 

Adieu,  mon  cher  ami,  je  t'écrirai  du  Caire.  Tout  à  toi  et 
aux  nôtres, 

J.-F.  Ch. 


RÈGLEMENT  A  OBSERVER  PENDANT  LE  VOYAGE 

Art.  L  —  M.  ChampoUion  est,  chargé  de  la  direction  générale  de 
l'expédition.  Il  décide  des  lieux  où  l'on  devra  s'arrêter,  du  temps  qu'on 
doit  rester  dans  chaque  station,  et  généralement  de  tout  ce  qui  a  rap- 
port à  la  marche  du  voyage,  à  la  distribution  et  à  l'ordre  des  travaux. 

II.  —  M.  Hippolyte  Rosellini  est  chargé  de  la  direction  en  second  et 
de  tous  les  détails  d'exécution. 

III.  —  M.  Lenormant  est  nommé  Inspecteur  général  et  exerce,  sous 
l'autorité  du  Directeur  et  du  Directeur-adjoint,  une  surveillance  sur 
toutes  les  branches  du  service  ;  celui  de  salubrité  lui  est  spécialement 
confié,  et,  à  cet  effet,  il  a  sous  ses  ordres  les  officiers  de  quart  à  bord  de 
chaque  bâtiment. 

IV.  —  Aucun  des  membres  de  l'expédition  ne  pourra  sortir  des  bâti- 
ments ou  s'absenter  du  camp,  sauf  en  avoir  fait  connaître  préalable- 
mont  les  motifs  au  Directeur  général  ou  au  Directeur-adjoint. 

V.  —  Chacun  doit  conserver  à  bord  et  au  camp  le  poste  qui  lui  aura 
été  assigné  pour  lui  et  pour  ses  effets. 

VI.  —  Les  armes  et  les  provisions  de  poudre  seront  déposées  au  mo- 
ment de  l'embarquement  entre  les  mains  d'un  délégué  chargé  de  leur 
placement  et  conservation.  Le  même  délégué  ne  pourra  les  remettre  à 
chacun  que  sur  l'autorisation  du  Directeur. 


DE   CHAMPOLLlON   LE   JEUNE  4Ô 

VII.  —  Il  ne  sera  tiré  aucun  coup  d'arme  à  l'eu  sans  avertissement 
préalable. 

VIII.  —  Chaque  membre  de  l'expédition  remplira  à  tour  de  rôle,  à 
bord  du  bâtiment  sur  lequel  il  sera  embarqué,  les  fonctions  d'oflQcier 
de  quart  qui  seront  ci-dessous  déterminées. 

IX.  —  Tout  le  monde  se  lèvera  à  l'heure  qui  sera  fixée  pour  chaque 
saison.  Une  demi-heure  après,  le  branlebas  aura  lieu  sous  la  surveillance 
de  l'officier  de  quart.  La  demi-heure  suivante  sera  donnée  à  la  toilette. 

X.  —  L'officier  de  quart  à  bord  de  VIsis  présidera  aux  préparatifs  du 
déjeuner  et  du  dîner.  A  cet  effet,  il  devra  se  trouver  à  bord  une  demi- 
heure  avant  chaque  repas. 

XI.  —  Sous  aucun  prétexte  les  matelas  ne  seront  déroulés  au  courant 
de  la  journée,  à  moins  d'autorisation  du  chef  du  service  de  santé. 

XII.  —  Le  branlebas  du  soir  aura  lieu  une  demi-heure  avant  le  mo- 
ment fixé  pour  le  coucher,  toujours  sous  la  surveillance  de  l'officier  de 
quart. 

XIII.  —  L'officier  de  quart  surveillera  le  service  des  domestiques,  de 
manière  à  ce  que  les  ustensiles  de  toilette,  de  table  et  cuisine  soient 
tenus  avec  la  propreté  convenable,  et  à  ce  que  chaque  objet  occui^e 
exactement  la  place  qui  lui  aura  été  assignée.  Il  sera  chargé  pendant 
toute  la  journée  de  l'exécution  des  ordres  du  Directeur.  Il  portera  pour 
marque  de  distinction  une  écharpe  rouge  au  bras  gauche. 

XIV.  —  Le  roulement  des  fonctions  d'officier  de  quart,  à  partir  du 
jour  de  l'embarquement,  est  établi  ainsi  qu'il  suit  : 


A  bord  de  l'isia  : 

A  bord  do  Z'Athyr 

1°  M.  Ricci 

1°  M.  Bertin 

2°    »    Angelelli 

2'     »     Duchesne 

3°    »     Bibent 

3"     ))    Lehoux 

4°    »     Cherubini 

4'    »    Raddi. 

5"     »     Gaetano  Rosellini 

6"    »    N.  Lhôte. 

XV.  —  Le  clief  du  service  de  santé  est  spécialement  cliargé  de  régler 
le  régime  diététique  qu'on  doit  suivre  soit  à  bord,  soit  à  terre.  Il  doit 
se  faire  soumettre  chaque  matin,  par  le  cuisinier,  le  menu  des  repas  de 
la  journée.  Tous  les  approvisionnements  de  bouche  sont  soumis  à  son 
contrôle  et  lui  sont  expressément  consignés. 

XVI.  —  L'architecte  de  l'expédition  est  chargé,  de  concert  avec  le 
chef  du  service  de  santé,  de  choisir  le  local  convenable  soit  pour  les 
campements,  soit  pour  les  logements.  Il  est  chargé  en  chef  de  la  direc- 
tion des  fouilles  et  de  la  conservation  de  tous  les  ustensiles,  instruments 

13lUL.    ÉtlVIT.,   T.    XXXI.  4 


50  LËTTkES    ET   JOURNAUX 

et  engins  à  ce  nécessaires.  A  cet  effet,  il  lui  sera  remis  une  note  de  tous 
lesdits  objets,  dont  il  demeurera  responsable. 

XVII.  —  Le  conservateur  du  mobilier  sera  muni  d'une  note  détaillée 
contenant  renonciation  de  toutes  les  caisses,  colis,  etc.,  formant  le  ma- 
tériel de  l'expédition  à  l'exception  des  effets  personnels,  des  ustensiles 
de  table,  de  toilette,  de  cuisine,  des  provisions  de  bouche  et  des  ins- 
truments de  fouilles.  Il  devra  veiller  à  ce  que  chacun  des  objets  qui  lui 
sont  confiés  se  conserve  en  bon  état  et  dans  le  lieu  déterminé  pour  leur 
placement,  et  les  remettre  à  mesure  des  besoins  aux  officiers  chargés 
des  différents  services.  Il  sera  également  chargé  du  transport,  du  place- 
ment et  de  la  conservation  desdits  objets,  lorsqu'on  séjournera  à  terre. 

Ordre  du  jour  du  11  septembre 

Sont  nommés  : 

1°  Délégué  des  directeurs  à  bord  de  VAthi/r,  Professeur  Raddi; 

2°  Chef  de  santé,  Docteur  Ricci  ; 

3°  Architecte  de  l'expédition  et  Directeur  en  chef  des  fouilles, 
M.  Bibent; 

4°  Chef  d'armement  à  bord  des  deux  bâtiments,  M.  Duchesne  ; 

5°  Conservateur  du  mobilier,  M.  Gaetano  Rosellini  ; 

6°  Secrétaire  général  chargé  de  transmettre  les  ordres  du  jour, 
M.  Cherubini. 


EXTRAIT  DU  JOURNAL  DE  VOYAGE 

14  septembre  1828. 

La  matinée  entière  a  été  employée  en  préparatifs  du  départ  : 
il  devait  avoir  lieu  à  huit  heures  du  matin,  mais  la  nécessité 
d'embarquer  des  provisions  fraîches  et  de  laisser  se  refroidir 
le  pain  confectionné  dans  la  nuit  fit  perdre  quelques  heures. 
Mais  enfin,  après  avoir  fait  mes  adieux  à  MM.  Anastazy, 
Méchain,  Rosetti  et  Lavison,  je  quittai  la  maison  du  consulat 
général  à  dix  heures,  avec  tous  les  membres  de  l'expédition 
toscane,  qui  étaient  venus  me  prendre.  Nous  perdîmes  un 
(juart  d'heure  en  sortant  de  Tokel ,  })arce  que  les  âniers 
d'Alexandrie,  ayant  appris  notre  départ  prochain  par  la  voie 


t»Ë  champolLion  le  jeune  51 

publique,  s'étaient  amassés  en  foule  au-dessous  de  nos  fenêtres 
et  obstruaient  les  portes  de  l'okel.  Ce  fut  une  véritable  ba- 
taille :  l'un  me  tirait  à  droite,  l'autre  à  gauche,  et,  dans  le 
fort  de  la  mêlée,  je  me  trouvai  souvent  pressé  entre  deux 
ânes  et  près  de  perdre  la  respiration.  Enfin  les  deux  ja- 
nissaires de  France  et  de  Toscane,  renforçant  leur  caractère 
public  par  quelques  coups  de  canne  à  pomme  d'argent  sur 
l'assistance  tumultueuse,  parvinrent  à  nous  faire  un  peu 
de  place,  et  il  nous  fut  permis  de  choisir  chacun  notre  mon- 
ture. La  cavalcade  se  forma  enfin,  se  mit  en  route,  les 
deux  janissaires  en  robe  rouge  et  turban  blanc  ouvrant  la 
marche,  leur  canne  de  tambour-major  appuyée  sur  le  devant 
de  la  selle.  Arrivé  sur  la  place  des  Consuls,  le  cortège  entier 
se  rendit  à  la  maison  du  ministre  d'Autriche,  M.  Acerbi', 
que  je  voulais  embrasser  avant  de  partir.  On  reprit  alors  le 
chemin  de  l'enceinte  des  Arabes,  et  en  peu  d'instants  nous 
arrivâmes  au  Malihmoudiéh ,  sur  le  bord  duquel  le  mâasch 
Vlsis  et  la  dahabiéh  l'Athyr  étaient  amarrés.  Je  m'établis  à 
bord  de  Vlsis  où  je  reçus  la  visite  du  propliète  Tod,  qui 
resta  avec  nous  jusqucs  au  moment  du  départ,  malgré  les 
embarras  dont  nous  étions  accablés.  On  mit  enfin  à  la  voile 
à  midi,  au  moment  où  nous  terminions  un  dîner  improvisé 
à  bord  par  mon  domestique  arabe  Soliman,  qui,  pendant 
tout  le  voyage  d'Alexandrie  au  Caire,  doit  remplir  les  fonc- 
tions de  cuisinier,  dont  le  titulaire,  Moustaplm,  est  tombé 
malade  la  veille  de  notre  départ.  La  navigation  du  Malih- 
moLidich,  creusé  il  y  a  (|uelques  années,  par  ordre  de  Mo- 
hammed-Aly,  qui  mit  phis  de  100.000  hommes  des  pro- 
vinces voisines  en  réquisition  pour  exécuter  cet  ouvrage 
immense,  —  et  ces  corvéables  en  vinrent  à  bout  littéra- 
lement  avec  leurs  mains,    car  il  n'y  avait  ni  les  outils  ni 

1.  Giusoppo  Act-'i'bi,  MO  ;i  Castel-GolTredo  en  177.'{,  natiiralisto  de 
iiioi'ite  et  littérateur,  foiulatcur  de  la  BHiHotrcn  iudinna,  qui  se  publiait 
à  Milan  di'iiuis  181().  11  avait  soutenu  lerinenient  Clinnipolliuii  dans 
l'allaire  des  lirmans. 


52  lëtTUës  et  journaux 

les  ustensiles  nécessaires  en  tout  autre  pays,  —  la  navigation 
de  ce  canal,  dis-je,  est  très  facile  du  temps  de  l'inondation  ; 
la  seule  difficulté  actuelle  consiste  dans  les  embarras  inévi- 
tables, lorsque  plusieurs  djermes  ou  mâasch,  naviguant  à  la 
corde,  se  rencontrent  soit  avec  des  bâtiments  qui  marchent 
de  la  même  manière,  soit  avec  ceux  qui  sont  stationnaires  sur 
les  rives  du  canal.  Cet  ouvrage  public,  de  première  nécessité 
pour  abreuver  les  habitants  d'Alexandrie,  et  pour  le  com- 
merce de  cette  seconde  capitale  de  l'Egypte,  puisque  le 
Pacha  veut  y  fixer  sa  demeure,  en  établissant  Ibrahim-Pacha 
au  Caire,  consiste  uniquement  en  levées  de  terre  sans 
aucune  espèce  de  contreforts  ni  de  murs  de  soutènement, 
à  l'exception  de  quelques  toises  de  murailles  à  l'embouchure 
du  canal  vers  Atféh. 

Le  pays  environnant  est  d'une  affreuse  tristesse,  et  le 
point  où  est  bâtie  la  maison  de  campagne  de  Moharrem- 
Bey  Atféh,  gendre  du  Pacha  et  gouverneur  d'Alexandrie, 
n'est  guère  plus  gai  d'aspect,  malgré  quelques  plantations 
de  palmiers  qu'on  appelle  un  jardin;  le  canal  passe  sur  une 
langue  de  terre  entre  le  Màadiéh  (ou  le  lac  à  Ediwu)  et  le 
lac  Maréotis.  Le  lit  de  ce  dernier  est  presque  à  sec  :  il  offre 
l'apparence  d'un  immense  bassin  désert,  couvert  de  sables. 
Son  extrémité  sud-ouest  était,  à  notre  passage,  couverte  par 
les  eaux  de  l'inondation,  et  quelques  îles,  semées  de  distance 
en  distance,  semblaient,  par  un  effet  de  lumière  ou  de 
mirage,  suspendues  au  milieu  des  airs.  Sur  un  autre  point 
du  canal,  nous  aperçûmes  au  nord  et  dans  l'éloignement  le 
minaret  d'Aboukir.  Nous  passâmes  de  nuit  à  El-Kérioun. 

La  dahabiéh  l'Athyr,  sur  laquelle  étaient  embarqués  le 
professeur  Raddi,  Bibent,  Duchesnc  et  Bertin,  et  qui  devait 
suivre  constamment  la  marche  du  mâasch  l'Isis,  fut  dépassée 
et  laissée  fort  en  arrière  vers  le  milieu  de  la  nuit.  Nous  nous 
aperçûmes  de  ce  retard  à  sept  heures  du  matin,  au  moment 
où,  arrivés  près  d' Atféh,  nous  étions  près  de  déboucher 
dans  le  Nil.  Malgré  mon  impatience  de  voir  ce  fleuve  si 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  53 

célèbre,  j'ordonnai  au  réis  de  Vlsis  d'aborder  et  d'attendre 
VAthyr  avant  de  nous  lancer  dans  le  Nil.  Nous  débarquâmes 
à  trois  cents  pas  de  la  bouche  du  Mahhmoudiéh,  dont  la 
berge  orientale  est  ici  couronnée  de  casemates  construites  en 
cannes  de  roseaux  et  servant  de  boutiques  à  toutes  sortes  de 
marchands  de  comestibles.  —  Rosellini,  Lenormand  et  moi, 
nous  courûmes  à  l'origine  du  Mahhmoudiéh,  et  la  magni- 
fique verdure  du  Delta,  dont  nous  étions  séparés  par  la 
Branche  canopique,  qui  a,  ici  même,  un  aspect  très  impo- 
sant, quoiqu'elle  soit  divisée  par  une  île  qui  en  sépare  les 
eaux,  charma  nos  yeux  qui  depuis  si  longtemps  ne  s'étaient 
fixés  sur  une  campagne  couverte  d'une  belle  végétation  :  des 
tamarins,  des  palmiers  et  des  sycomores,  à  travers  lesquels 
on  apercevait  à  gauche  les  minarets  de  Sendioun  et  à 
droite  ceux  de  Fouah,  formaient  le  fond  du  tableau  et 
s'élevaient  au-dessus  des  énormes  roseaux  dont  les  cannes 
couronnent  ici  les  deux  rives  du  Nil.  Nous  retournâmes  au 
mâasch,  après  nous  être  rassasiés  de  ce  spectacle,  qui  rap- 
pela vivement  à  la  mémoire  de  Lenormand  plusieurs  points 
de  vue  de  la  Hollande. 

Voyant  que  VAthyr  n'arrivait  point,  j'ordonnai  au  réis 
de  Vlsis  d'entrer  dans  le  Nil  et  de  faire  voile  pour  Fouah. 
Le  canal  débouche  dans  le  fleuve  vis-à-vis  une  île  basse,  ce 
cjui  ôte  à  la  Branche  canopique  une  partie  de  sa  largeur. 
L'entrée  dans  le  Nil  fut  difficile  parce  que  le  canal  est  fort 
étroit  et  que  mon  bâtiment  est  un  des  plus  grands  qui  na- 
viguent sur  le  Nil.  Pour  donner  quelque  repos  aux  mariniers, 
je  fis  arrêter  Vlsis  sur  la  rive  gauche,  à  six  cents  toises  au 
sud-est  du  Mahhmoudiéh,  vis-à-vis  un  petit  village  qui  se 
nomme  oilLL-,  Senabadèh,  mais  que  la  carte  de  la  Com- 
mission place  trop  loin  du  Nil,  en  intercalant  un  village 
nommé  Kafr-cherkaouy ,  dont  je  n'ai  vu  aucune  trace. 

h'Athyr  nous  ayant  enfin  rejoints  après  deux  heures  d'at- 
tente, nous  remontâmes  le  Nil  jusques  à  Foua/i,  où  nous  arri- 


54  LETTRES    ET   JOURNAUX 

vâmes  à  midi.  Après  le  diner,  j'allai  courir  la  ville  de  Fouah 
«y.  C'est  la  première  toute  égyptienne  que  nous  eussions 
vue;  elle  est  entièrement  construite  en  briques  brunâtres,  et 
presque  toutes  les  maisons  se  ressemblent  à  peu  près.  Nous 
remarquâmes  quelques  jolies  mosquées  et  des  débris  de  mu- 
railles aussi  en  briques.  —  Ce  fut  sur  les  quatre  heures  après 
midi  que  nous  quittâmes  Fouali,  après  avoir  attendu  long- 
temps le  réis  de  VAthyr,  qui  profitait  de  notre  séjour  en  ville 
pour  passer  son  temps  chez  des  Alméh  !  A  quatre  heures  et 
demie,  nous  étions  entre  les  villages  de  i-jl^^  Schôrafèh,  sur 
la  rive  orientale,  et  tiLlj-  Sorenbaiéh,  sur  l'occidentale  : 
le  vent  était  excellent,  et  le  mâasch  marchait  lestement, 
malgré  la  rapidité  du  courant  du  fleuve,  dont  le  lit  se  pré- 
sentait dans  toute  sa  majestueuse  largeur.  Nous  aperçûmes 
ensuite,  un  peu  enfoncé  dans  le  Delta,  le  village  de  Kébrith 

Ji_)jA_î,  appelé  Gobaris  sur  la  carte  de  la  Commission 
df'Égypte. 

A  cinq  heures,  on  était  en  face  du  bourg  de  ^iU  Sâlmiéh  : 
c'est  le  même  qui  fut  brûlé  par  ordre  du  général  en  chef  de 
l'armée  française  en  Egypte.  —  En  face  de  Sâlmiéh  est  le 
village  de  ij  Louïéh,  omis  sur  la  carte  de  la  Commission. 
—  Sur  les  six  heures  un  quart,  nous  aperçûmes,  dans  le 
Delta,  le  bourg  de  Méhallet-Malèg  f^-*  cJ^,  le  xieAé.-s. 
des  livres  coptes,  au  nord-est  duquel,  et  à  environ  quatre 
mille  toises  de  distance  dans  l'intérieur  des  terres,  existe 
un  tertre  nommé  ^j-llt  ^f  Koum-Schabbas,  le  ■x0.n0.ce1t 
des  Coptes.  En  face  de  Méhallet-Malèg  on  voit  le  petit 
village  de  ^y^'f^  J<lS  Kafr-Schaikh-Hassan,  nommé 
K.-Scheikh-Haceïn  sur  la  carte  de  la  Commission. 

Les  deux  rives  de  la  Canopique  sont  dans  cette  saison  un 
tapis  continu  de  la  plus  belle  verdure.  La  campagne  du 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  55 

Delta  et  de  Libye,  cultivée  avec  beaucoup  de.  soin  et  de 
variété,  abonde  en  arbres  de  toute  espèce,  parmi  lesquels 

on  remarque  principalement  :  V  le  palmier  J^;  2°  le 
tamarisque;  3"  le  mûrier  (thont);  4°  le  mimosa  nilotica, 
appelé  iai-  santh  par  les  fellahs,  qui  ont  ainsi  conservé  le 
vieux  nom  égyptien  de  ce  joli  arbre,  lyon'^,  thébain  ujonTc, 
mot  dérivé  de  ujonT  et  ujotiTc  épine;  cet  arbre,  dont  la 
feuille  est  fine  et  menue,  abonde  en  piquants  très  acérés; 
5*^  le  sycomore  {rjoummè:^)  ;  6"  mais  rarement,  le  saule 
pleureur  ;  7°  le  saule,  bien  plus  commun  que  le  précédent. 
C'est  en  contemplant  cette  belle  campagne  que  j'aperçus 
sur  la  rive  occidentale  du  Nil  une  douzaine  de  bœufs,  rangés 
sur  une  ligne  droite  et  prenant  leur  repas  chacun  dans  une 
mangeoire  particulière,  construite  en  limon,  et  dont  voici 

le  profil,        . -^"^^  J         •  C'est  exactement  la  forme 

des  man-       (     -j  ^^^^i\/^  geoires  placées  sur  les  au- 

tels,  de-      l\'i~r^*^i\/  ^^''^^^  l6s  images  des  tau- 


reaux sa-     '    \  \  .     Iaj  CTés  OenoupJu, 

Menévis   ?^  et  Apis. 

A  six  heures  un  quart,  nous  étions  en  face  de 
SonioukJirat  O'J'^*-^,  que  la  carte  de  la  Com- 
mission appelle  ZJ'jf  Kourat,  en  corrompant  ce 
nom,  (jui,  prononcé  Somouk/irat  cJj^y,^^  par  mon  réis,  se 
rapprociie  beaucoup  plus  de  celui  de  Naucratis,  Na-j/.paTi';, 
ville  grecque  qu'on  suppose  avoir  existé  sur  cet  emplace- 
ment. 

Vers  les  six  heures  et  demie,  nous  remarquâmes  sur  la 
rive  orientale,  tout  à  fait  au  bord  du  fleuve,  les  ruines  d'une 
maison  fort  considérable  et  d'une  construction  tellement 
soignée,  comparativement  à  ce  que  nous  avions  vu  jusque- 
là,  que  nous  crûmes  y  reconnaître  la  main  européenne  : 
c'était,  en  effet,  les  ruines  d'une  maison  de  campagne  do 
Toussoum-IJacha ,  fils  aîné  de  MoJiammed-Ahj ,  et  dont  la 


56  LETTRES    ET   JOURNAUX 

démolition  avait  été  ordonncG  après  la  mort  de  son  pos- 
sesseur. A  côté  est  une  plantation  de  jeunes  palmiers.  La 
campagne  environnante  est  très  belle. 

Sur  les  sept  heures  et  demie,  nous  rejoignîmes  VAt/ujr, 
qui  avait  pris  les  devants  en  partant  de  Fouah.  Nous  nous 
trouvions  alors  vis-à-vis  Jj-i  Désouk.  J'appris  que  c'était 
dans  une  maison  de  campagne  du  voisinage  de  ce  bourg, 
assis  sur  la  rive  orientale  du  Nil,  que  M.  Sait,  consul 
général  d'Angleterre,  était  mort  quelques  mois  aupara- 
vant. J'ai  toujours  regretté  de  ne  plus  trouver  en  Egypte 
cet  homme  instruit  et  grand  amateur  des  études  hiéro- 
glyphiques. 

Nous  passâmes,  vers  les  dix  heures,  entre  Méhallet-abou- 

Aly   b  y\  zJ^  à  l'est  et  4^M<-  4-j^  à  l'ouest  (Miniet-Salâméh); 

c'est  au  midi  de  ce  village  que  les  Français  livrèrent  un 
combat  aux  Mamlouks,  en  juillet  1798,  le  lendemain  du 
combat  de  Rahhmaniéh,  bourg  situé  à  deux  mille  quatre 
cents  mètres  plus  au  nord  que  Miniet-Salâméh,  et  que  les 
îles  du  fleuve  en  face  de  Désouk  nous  ont  empêchés  d'aper- 
cevoir. —  C'est  pendant  la  nuit  que  notre  petite  escadre 

passa  devant  le  village  de  <o[^\\  El-Ssafé,  où  exista  l'an- 
cienne S'.o'jcf,  ville  du  nome  Saïtique  mentionnée  par  Héro- 
dote comme  étant  la  patrie  du  Pharaon  Amasis,  qui,  ayant 
usurpé  la  couronne  sur  son  souverain  légitime,  Oaaphré, 
fut  cependant  inscrit  dans  la  XXVP  dynastie  au  nombre 
des  Rois  Saïtes. 

16  septembre.  —  En  me  réveillant,  à  six  heures  et  demie 
du  matin,  je  trouvai  le  màasch  risisetl-d&dhâbiélit'Athi/r, 
que  nous  avions  prise  à  la  remorque  à  Désouk,  amarrés 
sur  la  rive  orientale,  tout  près  du  village  nommé  vérita- 
blement r^\^  <^\  El-Méniêh-Gliénagh,  et  non  pas  El- 
Méniéh  tout  court,  comme  porte  la  grande  carte  de  la  Com- 
mission.   Ce  surnom  de  r\:^   vient  du  bourg  de  ce  nom, 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  57 

Ghénagh,  situé  à  deux  mille  toises  plus  au  sud-est,  et 
nommé  à  tort  0^  Ghénan  par  la  carte  de  la  Commission. 
En  attendant  que  le  vent  s'élevât,  j'allai  avec  Rosellini 
faire  une  promenade  dans  le  village,  où  nous  trouvâmes  le 
docteur  Ricci,  qui  était  allé  faire  des  provisions,  entouré 
d'une  foule  de  femmes  à  demi  nues.  Je  distinguai  dans  ce 
groupe  une  femme  de  haute  taille,  d'une  belle  physionomie, 
et  dont  les  traits  n'étaient  point  égyptiens.  Elle  me  dit  que 

sa  patrie  était  le  ^11  Schâm  (la  Syrie)  et  qu'elle  avait 
épousé  un  maréchal  d'El-Méniéh-Ghénagh.  Sortant  en 
même  temps  de  son  sein  une  petite  bourse  et  éloignant  de 
la  main  et  du  geste  les  Arabes  qui  nous  entouraient,  elle  en 
sortit  et  me  montra  d'un  air  confidentiel  une  petite  croix 
,  qu'elle  se  hâta  de  cacher  aux  regards  des  fellahs  qui 
se  rapprochaient;  elle  me  fit  entendre  qu'elle  était 
chrétienne,  et  fut  fort  scandalisée  quand  je  répondis 
négativement  à  la  demande  qu'elle  fit  de  voir  ma 
croiaj.  J'autorisai  le  docteur  Ricci  à  lui  donner  un  remède 
pour  ses  yeux  qui  commençaient  à  souffrir  de  l'ophtalmie. 

Après  le  déjeuner,  le  vent  s'étant  un  peu  levé,  j'or- 
donnai au  réis  de  faire  voile  vers  Ssa-el-Iîaghar,  étant  fort 
impatient  d'y  visiter  les  ruines  de  la  vieille  Saïs,  la  plus 
grande  et  la  plus  célèbre  des  cités  de  l'ancien  Delta.  Nous 
apercevions  déjà  de  Mén/éh-G/iénagh,  en  regardant  au  sud- 
est,  les  restes  de  l'énorme  enceinte  qui  renfermait  jadis  les 
grands  monuments  de  cette  capitale.  Ces  débris  ressemblent 
à  de  longues  collines.  A  onze  heures,  nous  étions  vis-à-vis 

jiji  jS"  Kafr-Daouar,  à  onze  heures  et  demie  en  face  de 
U?  i^  Méhallet-Ssa  sur  la  rive  occidentale,  et  vis-à-vis  la 
grande  enceinte  de  Sais  à  l'orient.  Le  réis  fit  tirer  les  deux 
bâtiments  à  la  corde,  et,  vers  midi,  nous  abordâmes  au  Delta 

en  face  du  village  do  jlii-l  l^  Ssa-cl-f/af/liar,  (\u'\  n  retenu 


58  LETTRES    ET   .lOURNAUX 

le  nom  et  occupe  un  point  de  remplacement  désert  de  l'an- 
cienne capitale  des  Néchao  et  des  Psammétichus. 

Après  notre  dîner,  vers  les  deux  heures,  chacun  s'étant 
armé,  nous  partîmes  pour  visiter  les  ruines,  accompagnés  de 
deux:  de  nos  domestiques,  Mohammed  et  Klialil,  auxquels 
s'adjoignit  un  mousse  de  VIsis,  natif  de  Ssa-el-Haghar, 
village  vers  lequel  nous  nous  dirigeâmes  à  travers  champs. 
Mes  compagnons  prenaient  le  plaisir  de  lâchasse,  et  le  bruit 
des  coups  de  fusil  fît  lever  devant  nous  deux  chacals  qui 
s'enfuirent  à  toutes  jambes.  —  Nous  n'entrâmes  point  au 
village  situé  dans  le  point  le  plus  élevé  du  tertre,  mais, 
passant  dans  le  voisinage  du  cimetière  moderne  des  habitants 
de  Ssa-el-Haghar,  dans  lequel  sont  de  nombreux  tourbéhs 
crépis  tout  fraîchement,  nous  nous  dirigeâmes  au  nord  vers 
les  ruines  qui,  de  loin,  ressemblaient  à  un  village  arabe 
détruit  fraîchement.  Mais  nous  trouvâmes  une  quantité 
incroyable  de  débris  de  poteries  de  tout  genre,  pareilles  à 
ceux  qu'on  rencontre  sur  toute  la  surface  des  ruines 
d'Alexandrie,  du  côté  de  l'obélisque  et  dans  presque  toute 
l'enceinte  des  Arabes.  Les  poteries  de  Sais  sont  pour  la 
plupart  des  fragments  de  fabrication  antique,  puisque  j'y 
recueillis  de  la  poterie  égyptienne  en  terre  émaUlée  verte 
et  bleue,  un  fragment  sur  lequel  est  gravée  une  fleur  de 
Lotus,  la  partie  inférieure  d'une  figurine  funéraire  en  terre 
émaillée  ornée  d'hiéroglyphes,  et  un  très  beau  fragment 
émaillé  représentant  une  tête  de  lion.  Un  vaste  espace  de 
terrain  (A)  est  occupé  par  des  restes  de  constructions  soit  en 
terrassement,  soit  en  briques  égyptiennes,  rarement  mêlées 
de  paille,  qui  paraissent  avoir  formé  des  chambres  ou  des 
édifices  de  très  petite  proportion  et  tout  à  fait  propres  à 
renfermer  des  momies  et  autres  objets  funéraires.  C'était, 
selon  toute  apparence,  une  des  nécropoles  de  Sais  (pi.  I). 
Ces  tombeaux  ont  été  fouillés  avec  soin,  et  sont  tellement 
bouleversés  qu'il  est  difTicile  d'en  reconnaître  la  forme  et  la 
liaison.   Rien  ici  ne  ressemble  aux  catacombes  de  Thèbes 


H, 


BiBL.    ÉGYPTOL..    T.    XXXI. 


Pl.  il 


"7^  tueyiht/:^ 


PLAN    DES     RUINES    DE    SAIS 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  59 

ni  aux  puits  de  Sakkara  ;  ce  sont  des  constructions  d'une 
forme  à  part. 

Après  avoir  péniblement  parcouru  ce  vaste  terrain,  très 
inégal  parce  qu'il  est  bouleversé  dans  tous  les  sens,  nous 
nous  rapprochâmes  du  cimetière  moderne  du  côté  est  et 
fûmes  tous  frappés  de  l'odeur  infecte  qui  s'en  échappe. 
C'est  ici  un  argument  très  fort  pour  le  système  de  Pariset 
sur  la  peste'.  Il  nous  a  paru  incontestable  que  l'eau  de  l'inon- 
dation arrivait  par  filtration  jusques  aux  cadavres  ensevelis 
dans  les  tourbéhs,  et  que  c'était  là  la  cause  de  l'infection 
insupportable  répandue  à  une  assez  grande  distance.  — 
Nous  marchâmes  ensuite  au  nord-est  pendant  l'espace  de 
quatre  cents  toises  environ,  en  traversant  plusieurs  fois 
l'eau  de  l'inondation,  et  nous  arrivâmes,  après  avoir  passé 
un  très  petit  pont,  enfin,  à  l'angle  sud-est  {a)  de  la  grande 
enceinte  égyptienne  que  nous  avions  aperçue  d'El-Mêniéh- 
Ghénagh  (pi.  II).  —  L'étendue  de  cette  enceinte  est  immense. 
Nous  avons  évalué,  en  le  mesurant  au  pas,  la  longueur  de 
l'un  des  petits  côtés  (B)  au  moins  à  quatorze  cent  quarante 
pieds  et  celle  des  deux  grands  côtés  du  parallélogramme 
à  deux  mille  cent  soixante  pieds  de  longueur,  ce  qui  donne 
un  pourtour  général  de  sept  mille  deux  cents  pieds. 

L'épaisseur  de  ce  mur  d'enceinte  bâti  en  briques  crues  est 
d'environ  cinquante-quatre  centimètres.  Sa  hauteur  peut 
être  estimée  à  quatre-vingts  pieds.  Les  briques  dont  se  com- 
pose cette  immense  construction  ont  seize  pouces  de  long, 
sept  pouces  de  large,  cinq  pouces  d'épaisseur.  Elles  sont 
formées  de  limon  du  Nil  et  entremêlées  avec  de  la  paille 
hachée.  Dans  plusieurs  points,  la  muraille  présente  l'aspect 

1.  A  cette  époque-là,  le  D'  Pariset  pensait,  malgré  les  dénégations 
des  autorités  égyptiennes,  que  la  peste  sévissait,  à  l'état  endémique,  à 
Sais  même  et  dans  les  environs.  Il  se  proposait  donc,  lorsque  le 
moment  serait  venu,  d'y  opérer  des  recherches  minutieuses,  afin  de 
trouver  le  moyen  do  combattre  le  mal  et  d'améliorer  la  situation  fâ- 
cheuse des  indigènes. 


GO  LETTRES    ET   JOURNAUX 

d'un  simple  terrassement,  parce  que,  les  pluies  ayant  délayé 
la  surface  du  mur,  les  joints  des  briques  ont  été  empâtés  et 
ont  dû  nécessairement  disparaître;  une  partie  de  la  hauteur 
a  été  réduite  en  poussière  et  ses  débris  entassés  forment  un 
talus  considérable  des  deux  côtés  de  la  muraille.  La  mesure 
de  cette  pente,  prise  en  dehors,  a  été  trouvée  de  cent  vingt 
pieds. 

L'inondation  occupait  une  très  grande  partie  de  cette 
enceinte  au  moment  où  je  l'ai  visitée.  L'entrée  marquée  D 
sur  le  plan  est  tout  à  fait  moderne  ;  on  a  abattu  la  muraille 
pour  donner  passage  à  un  petit  canal  d'irrigation,  et  la  coupe 
des  murs  présente  les  briques  égyptiennes  entremêlées  de 
lits  de  paille  i^arfaitement  conservés.  C'est  par  cette  ouver- 
ture que  je  pénétrai  dans  l'intérieur,  et  il  est  impossible  de 
rendre  l'impression  que  produisit  sur  moi  l'aspect  de  l'in- 
térieur de  cette  enceinte  si  étendue.  J'aperçus  vers  la  gauche, 
et  occupant  le  milieu  sur  une  très  grande  longueur,  une 
suite  de  ruines  colossales  se  dessinant  sous  toutes  sortes  de 
formes  bizarres  et  qui,  du  point  où  je  les  voyais,  semblaient 
être  les  ruines  d'un  palais  de  géants  ;  mais  il  existe  un  tel 
désordre  et  si  peu  d'accord  entre  les  parties  de  cette  ruine 
qu'il  est  impossible  de  se  former  une  idée  claire  de  l'en- 
semble du  plan  primitif. 

Nous  étant  transportés  au  milieu  même  de  ces  débris, 
nous  reconnûmes  les  restes  d'un  édifice  très  étendu,  jadis 
partagé  en  une  infinité  de  très  petites  chambres,  à  plusieurs 
étages,  —  contigués  et  séparées  par  des  cloisons  fort 
épaisses.  Tout  cet  édifice,  d'une  hauteur  égale  au  moins  à 
celle  des  murs  d'enceinte  {quatre-vingts  pieds),  est  con- 
struit en  briques  crues,  mais  plus  petites  de  moitié  que  celles 
qui  composent  l'enceinte.  Toute  la  place  où  se  trouvent  ces 
ruines  est  couverte  de  débris  de  poteries,  parmi  lesquels 
mon  Barabra  Méhémed  ramassa,  à  mes  pieds,  une  figurine 
égyptienne  en  terre  émaillée,  re-gréseniimtV Égide  de  Néith , 
c'est-à-dire  la  tête  de  la  déesse  léontocéphale  avec  le  disque 


DE   CHAMPOLLiON   LE   JEUNE  61 

posé  sur  le  collier,  et  quelques  débris  de  poterie  égyp- 
tienne émaillée.  Tous  ces  tessons  de  pots  proviennent  soit 
des  tessons  employés  en  couches,  entremêlés  de  briques 
dans  les  massifs  des  cloisons,  soit  des  grands  vases  engagés 
dans  les  murs  de  chaque  chambre  ;  j'en  ai  remarqué  sept 
ou  huit,  encore  en  place  dans  autant  de  petites  chambres. 

Aux  deux  extrémités  (/  et^)  des  ruines  de  cette  grande 
construction  existent  deux  collines  égalant  au  moins  en 
hauteur  le  mur  de  l'enceinte  générale.  Chacune  de  ces  col- 
lines offre  deux  mamelons  parallèles.  Ce  sont  encore  des 
masses  de  briques  crues  pulvérisées  à  la  surface,  et  ces  mon- 
ticules occupent  les  deux  points  extrêmes  et  sont  parallèles 
l'un  à  l'autre. 

La  masse  entière  de  ces  chambres  accumulées  dans  un 
seul  édifice  avait  environ  mille  pas  de  longueur,  espace  qui 
devait  en  contenir  un  nombre  infini.  Tout  semble  démontrer 
que  cet  édifice  était  jadis  une  Nécropole  ou  plutôt  un  Mem- 
nonium,  c'est-à-dire  une  construction  destinée  à  recevoir  et 
à  conserver  les  momies  des  habitants  de  Sais.  Les  doubles 
collines  occupant  l'extrémité  des  ruines  étaient  deux  grands 
pylônes,  liés  sans  doute  par  un  petit  mur  d'enceinte,  ren- 
fermant l'immense  édifice  en  forme  de  parallélogramme, 
véritable  labyrinthe  de  chambres  funéraires  ;  les  vases 
engagés  dans  les  cloisons  faisaient  l'office  de  canopes  et  ren- 
fermaient les  intestins.  Nous  avons  trouvé  le  fond  d'une  de 
ces  jarres  encore  plein  de  baume  (Gaetano  Rosellini). 

La  grande  enceinte  présente  une  ouverture  (une  ancienne 
porte)  au  milieu  do  son  grand  coté  méridional,  vers  Ssa-el- 
Haghar.  C'était  la  porte  qui  donnait  entrée  aux  cadavres 
embaumés,  la  porte  des  morts,  à  laquelle  on  parvenait  en 
passant  près  de  l'autre  nécropole  A,  car  les  ruines  appar- 
tiennent aussi  à  un  Meninoniiun  dont  il  est  impossible  de 
reconnaître  la  foi'ine  générale.  Les  débris  d'images  funé- 
raires (jLie  nous  y  avons  trouvés  prouvent  assez  (juc  ces 
constructions   étaient  encore  des  (ornheanx.   Vers  l'extré- 


62  LETTRES   ET   JOURNAUX 

mité  ouest  du  grand  Memiioniiim,  compris  dans  l'enceinte, 
se  trouvent  deux  monceaux  de  ruines,  l'un  au  nord  et  l'autre 
au  midi.  Ce  dernier,  plus  considérable,  est  un  terrassement 
(ou  butte  factice),  sur  lequel  on  rencontre  quelques  débris 
de  marbre  blanc,  dit  de  Tlièbes,  de  granit  rose,  de  granit 
gris  et  de  beau  grès  rouge.  L'inondation  ne  nous  a  point 
permis  de  visiter  ce  tertre  du  nord,  bien  plus  bas  que 
l'autre.  Ces  deux  tertres  peuvent  être  l'emplacement  des 
tombeaux  des  Rois  Saïtes  décrits  par  Hérodote  (livre  II, 
chap.  CLXix). 

Au  nord,  le  tombeau  de  Ouaphrê  (Apriès)  et  des  Rois 
Saïtes  les  pères,  lequel  était  à  gauche,  dit-il,  du  temple  de 
Néith  (Minerve).  Le  tertre  du  midi  serait  l'emplacement  du 
tombeau  de  l'usurpateur  Amasis,  somptueux  édifice  décrit 
par  Hérodote  et  qu'il  dit  avoir  été  à  la  droite  du  temple  de 
Néith.  On  pourrait  donc  restaurer  ainsi  qu'il  suit,  et  d'après 
le  texte  d'Hérodote,  l'ancien  état  des  édifices  renfermés 
dans  la  grande  enceinte  de  Saïs.  A  deux  cents  pas  environ 
de  l'angle  nord-est  de  la  grande  enceinte  existent  plusieurs 
collines  peu  élevées  (M  du  plan  général),  formées  par  un 
terrain  sablonneux  et  léger,  entremêlé  de  débris  de  briques 
crues.  Nous  y  fûmes  conduits  (Lenormand  et  moi)  par  un 
vieil  Arabe,  auquel  nous  avions  demandé  des  nouvelles  d'un 
sarcophage  appartenant  à  M.  Rosetti,  dans  les  ruines  de 
Sais.  Nous  trouvâmes  en  effet  ce  beau  monument  encore  à 
moitié  enfoui  dans  les  sables,  au  fond  d'un  grand  creux  pro- 
duit par  les  fouilles  et  dans  lequel  il  faisait  une  chaleur 
insupportable.  Le  sarcophage  peut  avoir  environ  neuf  à  dix 
pieds  de  longueur.  Il  est  formé  d'un  superbe  bloc  de  basalte 
vert  et  ne  porte  à  l'extérieur  qu'une  seule  ligne  d'hiéro- 
glyphes partagée  en  deux  légendes  alïrontées  :  (»»^— *) 


RESTAURATION^  DES    PUINES   DE  SAIS 


5  6.  r^'/^nrs 

7.  Tr/f//?/^    dr  .  i  ?'////    ?  ? 

9  Tcrrirn/os   /^^^-  Temp./^^ 

12  /'nyrr/^'/f     cZ-iffi^f-f/'s 


64  LEtTRES   ET   JOURNAUX 


Paroles  du  gardien  des  Temples  {(jui  est  sous  la  garde 
[i  Seigneur... 
de  justice,  etc. 


du  Seigneur oj^)  :  O  vous,  Sauveurs!  Seigneurs 


Le  nom  de  ce  haut  fonctionnaire  de  l'ordre  sacerdotal 
contient  le  prénom  du  Roi  Saïte  Psammétichus  II,  ce  qui 
donne  en  môme  temps  l'époque  approximative  du  sarco- 
phage. Il  est  certain  quen  fouillant  ces  collines  (M),  on 
découvrirait  des  monuments  funéraires  d'une  haute  impor- 
tance. Cet  emplacement  paraît  avoir  été  une  nécropole  des 
familles  de  distinction.  Sur  les  bords  de  l'excavation  était 
encore  la  partie  inférieure  du  couvercle  de  ce  sarcophage.  La 
partie  supérieure  a  été  donnée  par  M.  Rosetti  au  Musée 
impérial  de  Vienne. 

Après  avoir  visité  avec  soin  l'enceinte  du  Hiéron,  et  tiré 
quelques  coups  de  fusil  sur  des  chouettes  juotAôw-jsl  qu'un 
singulier  hasard  nous  faisait  rencontrer  sur  les  ruines  de 
Sa'is,  mère  d'Athènes,  villes  qui  placèrent  toutes  cet  oiseau 
sur  leurs  médailles,  nous  retournâmes  au  village  de  Ssa- 
el-Haghar,  où  nous  montâmes  pour  voir  si  ces  colonnes 
égyptiennes  mentionnées  par  Niebuhr  existaient  encore. 

Nos  recherches  dans  les  pauvres  rues  de  ce  village  furent 
vaines.  Khalil,  un  de  nos  domestiques,  reçut  l'ordre  de  crier 
que  tous  ceux  qui  avaient  des  antiquités  à  vendre  nous  les 
apportassent.  Personne  n'approchait,  les  femmes  et  les  en-- 
fants  fuyaient  aussitôt  que  nous  débouchions  dans  une  rue. 
Mais,  nous  étant  mis,  Rosellini  et  moi,  à  distribuer  des 
pièces  de  dix  paras,  la  foule  accourut,  nous  entoura,  et  nous 
eûmes  toutes  les  peines  du  monde  à  nous  débarrasser  de  ces 
braves  gens  qui,  d'abord,  nous  prenant  pour  des  soldats 
turcs,  avaient  eu  peur  et  se  cachaient  au  plus  vite.  On  nous 
présenta  alors  quelques  mauvaises  médailles,  et  nous  retour- 
nâmes au  mâasch  escortés  par  une  bonne  partie  de  la  popu- 
lation de  la  moderne  Sais.  Les  enfants  et  les  petites  filles. 


DE   CHAMPOLLION    LE   JEUNE  65 

les  uns  et  les  autres  nus  comme  des  vers,  ne  nous  quittèrent 
qu'à  la  dernière  extrémité. 

On  quitta  le  rivage  saïtique  à  six  heures  un  quart  du 
soir;   nous  étions  entre  Nekhléh  <J'^  et  Gouddabé  t^b^ 

à  sept  heures,  et  vis-à-vis  Etbié  sur  la  rive  orientale  à 
huit  heures  et  demie. 

17  septembre.  —  En  nous  réveillant  le  lendemain  matin, 
nous  nous  trouvâmes  arrêtés  au  rivage  libyque,  vis-à-vis  un 
grand  village  nommé  4.jybl^l  El-Dliahariéh,  parce  que  le 
vent,  soufflant  du  midi,  nous  était  tout  à  fait  contraire. 
Mon  réis  nommait  ce  vent  ^^^  Marisi,  c'est  un  mot  dé- 
rivé de  l'égyptien  julô^phc,  Maris,  nom  de  la  Haute  Egypte, 
d'où  vient  ce  vent.  Nous  profitons  du  temps  de  halte  pour 
faire  une  promenade  dans  la  campagne,  riche  de  culture,  et 
où  je  remarquai  de  grandes  plantations  de  chanvre  et  de 
coton.  Les  arbres  de  toute  espèce  y  abondent,  et  c'est  là  que 
je  vis  pour  la  première  fois  la  gousse  ji  du  Mimosa  N'i- 
lotica,  le  schonti  égyptien,  dans  la-  \0)  quelle  je  recon- 
nus le  type  de  l'hiéroglyphe  c.  Cette  \Oj  gousse  est  nom- 
mée qard  par  les  Arabes.  —  Le  vent  (pS  s'ôtant  un  peu 
levé,  à  quatre  heures,  nous  mimes  JJ  à  la  voile,  et,  peu 
de  minutes  après,  nous  étions  devant  ^....^t   Schènis- 

séh.  A  quatre  heures  et  demie,  à  ^ll^c^  Mit-Chahaléh, 
quelque  temps  après  devant  jU^Aj  Bcnovfar,  et  à  cinq 
heures  à  ZjVjjS"  Kafr-Zaïât.  —  Ici  le  réis  voulut  s'arrêter 
alin  d'acheter  du  blé  pour  son  équipage.  Ce  village,  construit 
en  limon  du  Nil  comme  tous  les  autres,  est  le  premier  qui, 
par  les  formes  de  ses  maisons,  nous  ait  rappelé  les  vieux 
monuments  de  l'Egypte  par  les  talus  des  murailles  et  des 
terrassements.  Nous  parcourûmes  le  village,  cherchant  à 
faire  l'emplette  d'un  mouton,  mais  il  n'y  en  avait  point  à 
vendre.  Nous  vîmes  un  vaste  magasin  de  blé  et  de  coton 

l3lllL.  liuYlT.,  T.   XXXI.  5 


66 


LETTRES   ET   JOURNAUX 


appartenant  au  Paclia  :  c'est  un  édifice  à  murailles  droites. 
Nous  quittâmes  Kafr-Zaïàt  à  six  heures  précises,  continuant 
notre  route.  En  passant  dans  les  rues  du  village,  je  croquai 
la  forme  des  ornements  que  les  femmes  se  font  mettre  sur  le 

menton  et  sur  les  bras  : 

©O© 
o  oo 
•        •••  """"*       ^ 


mj 


Ces  tatouages  sont  en  général  de  couleur  b/eae.  Ils  s'exé- 
cutent au  moyen  d'un  instrument  composé  de  trois  ou 
quatre  aiguilles  réunies  par  des  fils;  on  perce  la  peau  jus- 
ques  au  sang  et  on  inscrit  ainsi  les  formes  de  l'ornement  en 
question.  Les  aiguilles  sont  trempées  dans  de  l'encre  ou  de 
la  poudre  de  charbon  délayée.  Une  femme  égyptienne  peut 
faire  décorer  son  menton  pour  la  modique  somme  de  cinq 
paras.  Ce  sont  des  femmes  qui  exercent  cet  art.  Les  Égyp- 
tiennes portent  aussi  des  ornements  tatoués  sur  les  mains 
et  les  bras.  Voici  les  plus  ordinaires  : 


* 


^ïè 

Peu  au-dessus  de  Zaïat  nous  apercevons  vers  le  nord- 
est  les  palmiers  et  les  minarets  d'Abiaj'  jLoJ,  l'ancienne 
g^*.guîH!  des  Coptes,  et  plus  au  midi,  un  peu  moins  distincte, 
la  ville  de  Ja;L>  Thanth,  la  Tô.uTevoo  des  Égyptiens.  C'est 
dans  les  mois  de  Régab  qu'a  lieu,  dans  cette  ville,  une  foire 
considérable,  dont  le  but  secondaire  de  ceux  qui  s'y  rendent 
en  foule  est  de  visiter  le  tombeau  d'un  saint  musulman 
nommé  Sid-Ahmed-el-Bedaouï. 

On  passe  devant  )y\l  Schabour  à  sept  heures  moins  cinq 


t)E   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  67 

minutes  ;  une  partie  de  ce  village  de  la  rive  occidentale  a 
été  emportée  par  les  eaux  du  Nil.  Nous  fûmes  tous  frappés 
de  l'odeur  infecte  que  répandait  le  cimetière  du  lieu.  Encore 
un  argument  pour  l'ami  Pariset.  —  Le  màasch  fut  amarré 
à  dix  heures  et  un  quart,  sur  la  rive  est,  à  El-Zaïrah 
iLtjl),  pour  attendre  la  dahabiéli  restée  en  arrière.  —  Pen- 
dant la  nuit,  nous  dépassâmes  les  villages  de  Thanoub, 
Amrous,  Bischtâmé,  Koum-Schérik,  l'un  des  Champs  de 
bataille  de  l'armée  française,  et  à  six  heures  du  matin  nous 
nous  trouvâmes  à  Zaouïet-el-Baglé    iUl  ijlj . 

18  septembre.  —  A  six  heures-  un  quart,  à  Attariéli, 
village  qui  n'est  point  marqué  sur  la  carte  de  la  Commis- 
sion. En  passant  devant  j^i  Danassour,  nous  aper- 
çûmes, au  loin  et  sur  la  même  rive,  les  villes  de  J-j- 
Sersena,  la  ^rô^pcme  des  livres  coptes,  et  de  ^:i\JL\  Ibschadé, 
la  nuj*.'^  des  Égyptiens  et  la  Prosopis  des  Grecs,  ville  jadis 
d'une  grande  importance  et  réduite  aujourd'hui  à  un  simple 
hameau.  De  sept  à  huit  heures,  à  Aboulkhaous,  en  Libye, 
où  on  a  acheté  le  mouton.  A  neuf  heures  dix  minutes  du 
matin,  nous  étions  à  aISIc  Alham  (Ad.Rd.ii),  position  connue 

par  le  combat  que  notre  armée  y  livra  aux  >himl()uks  le 
16  juillet  1798. 

Neuf  heures  et  demie.  En  approchant  du  village  de  Nader 
jit,  des  femmes,  portant  des  coufTes  de  fruits,  dattes  et 
grenades,  côtoyaient  le  rivage  en  nous  olïrant  leur  mar- 
chandise. On  s'arrêta  vis-à-vis  un  enclos  planté  darbres, 
sur  un  alignement  régulier,  rideau  de  verdure  derrière 
lequel  se  cachait  le  village.  A  peine  le  mâascii  touchait-il 
l(i  bord,  ciue  la  foule  des  femmes  et  d(^s  enfants  accourut  et 
nous  montra  des  provisions  de  bouche.  Dans  le  nombre 
(les  spectateurs  se  trouvaient  trois  bdiadiiis  ou  farceurs, 
suivis  de  deux  Alinùh  (ou  tilles  savantes)  que  nous  finies 


68  LETTtlES   ET   JOURNAUX 

venir  sur  le  pont.  L'une  d'elles,  fort  jolie  de  figure  et  d'une 
grande  perfection  de  formes,  portait  deux  cymbales  de 
cuivre.  Elles  chantèrent  pendant  une  demi-heure  des  vers 
arabes,  espèce  de  dialogue  entre  un  amant  et  sa  maîtresse, 
sur  une  cantilène  qui  nous  parut  à  tous  assez  agréable.  Le 
réis  en  second  de  notre  mâasch,  Ahmed-el-Raschidi,  homme 
d'un  caractère  gai  et  jovial,  recueillait  les  piastres  et,  après 
les  avoir  mouillées  d'un  peu  de  salive,  les  appliquait  sur  les 
joues  des  Alméh  en  même  temps  qu'un  bon  gros  baiser. 
Tout  cela  réjouissait  musulmans  et  Européens.  Aussitôt  que 
le  concert  fut  terminé,  les  farceurs  commencèrent  leurs 
discours  facétieux,  leurs  gambades  et  leurs  mouvements  de 
corps,  tout  à  fait  convenables  dans  une  fête  du  Bouc  Mendès. 
Après  ce  spectacle,  le  docteur  Ricci,  qui  était  allé  faire 
des  provisions,  revint  avec  une  coufïe  pleine  d'excellentes 
grenades.  Nous  remimes  aussitôt  à  la  voile.  Il  était  dix 
heures  un  quart. 

Nous  dépassâmes  bientôt  après  J.i«-«i  Dimischli,  qui  est 

un  nom  purement  égyptien,  '^juiujAh.  Il  existe  sur  la  rive 

libyque.  A  l'ouest  et  dans  le  Delta  est  le  village  de  yJLJ:. 

Schebschir,  nom  qui  est  également  d'origine  égyptienne,  et 
ce  dernier  village,  parfaitement  carré,  rappelle  la  forme 
des  villes  antiques,  telle  qu'Élét/iya.  —  Bataille  des  mari- 
niers avec  une  djerme. 

A  midi  moins  un  quart,  â  4)lj»-  Ghé^aïeh,  rive  droite,  et 
à  midi  et  demi,  nous  passâmes  devant  -ùVjo  TJierranéli, 
l'ancienne  TepenoirTe  =  Gepeno-y'^.  Comme  dans  les  temps 
antiques,  elle  fait  le  commerce  du  natron  ni-g^ocju  qu'elle 
tire  des  lacs  dits  de  natron,  situés  dans  le  désert  à  une 
demi-journée  de  Therranéh,  où  nous  vîmes  des  monceaux 
de  cette  substance  saline  d'un  gris  rougeâtre.  —  On  s'arrêta 
à  une  heure  à  ^"^^  *_jlj  Zaouïet-Rézin,  où  le  réis  voulut 
acheter  du  blé.  J'allai  avec  Lcnormand  et  Rosellini  dans 


DE   CHAMPOLLION    LE   JEUNE  69 

la  campagne,  où  nous  apercevions  des  fellahs  qui  travail- 
laient. Plusieurs  étaient  occupés  à  hacher  la  paille  :  la 
machine  dont  ils  se  servaient  était  un  traîneau,  dont  les 
quatre  traverses  servaient  d'axes  à  des  couteaux,  circulaires 
ou   plutôt   à   des  roues   de   fer   tranchantes.   Ce   traîneau 

est   absolument  semblable  à  celui 

qu'on  trouve  dans  les  inscriptions 

hiéroglyphiques, 

comme    dans    le 

nom  du  dieu  Hé- 
ron, par  exemple  :  la  seule  différence  consiste  dans  l'absence 
des  roues  tranchantes.  Les  fellahs  fixent  sur  le  traîneau  un 
siège  en  bois  sur  lequel  ils  se  placent,  soit  pour  produire  un 
certain  poids  qui  aide  au  jeu  des  couteaux,  soit  pour  guider 
plus  commodément  les  bœufs  attelés  et  qui  marchent  circu- 
lairement.  Un  de  ces  fellahs  quitta  son  siège  et  vint  à  nous 
d'un  air  accort,  en  nous  saluant  de  la  main  en  disant  : 
Buono!  Il  commença  un  long  discours,  et  l'action  qu'il  met- 
tait dans  le  débit  de  ses  périodes  nous  prouvait  qu'il  récitait 
Voratio  pro  doino  sua  :  nous  comprîmes  qu'il  se  plaignait 
du  gouvernement  du  Pacha.  «  Il  prend  tout  »,  disait-il,  en 
montrant  la  campagne  et  les  monceaux  d'orge  qui  nous  en- 
vironnaient, «  et  il  ne  nous  laisse  rien!  »  Il  secouait  en 
même  temps  les  misérables  haillons  qui  le  couvraient />ow/* 
la  forme.  Nous  distribuâmes  quelques  piastres  à  ces  misé- 
rables, sur  lesquels  tombe  d'aplomb  le  sic  vos  non  vobis  de 
Virgile,  et,  accompagné  de  deux  d'entre  eux,  nous  fîmes  le 
tour  du  village  en  dehors  des  portes.  Devant  la  mosquée,  et 
à  l'ombre,  fumait,  étendu  sur  une  natte,  le  caimacan  turc, 
agent  du  Pacha,  lequel,  peu  de  moments  après,  fit  saisir  et 
retint  en  prison,  malgré  nos  vives  réclamations  et  nos  firmans 
à  la  main,  deux  hommes  de  l'équipage  de  la  daiiabiéh,  natifs 
de  Zaouïet-Ré^in.  Il  fut  impossible  d'obtenir  leur  liberté  : 
ces  malheureux  devaient  une  somme  -dujisr,  et  le  Pacha  et 
ses  agents  ont  pour  principe  de  ne  faire  aucune  grâce  ni  fa- 


70  LETTRES    ET   JOURNAUX 

Ycur,  lorsqu'il  s'agit  d'argent.  ]\n  rentrant  par  les  rues  du 
village,  du  côté  du  Nil,  je  renconliai  un  homme  tenant  dans 
ses  mains  un  fuseau  ja  ([u'on  retrouve  dans  les  inscrip- 
tions hiéroglyphi-  ^^h  (pies,  sans  aucune  modification 
essentielle.  —  Le  ^^  cimetière  de  ce  village  répand 
aussi  une  odeur  fé-  ^â^  tide;  encore  pour  Pariset.  — 
Partis  de  Zaouïet-  J  Réz^n  à  trois  heures  et  demie, 
nous  étions  devant  l  i^\t:,  y\  Abou-Nechabéh  2,  oinci 
heures  moins  dix  mi-  ^  nutes.  C'est  là  que  nous  vîmes 
réalisé  le  combat  d'Horus  contre  Typhon.  Le  désert  Libyque 
envahit  les  bords  occidentaux  du  fleuve,  mais  jusques  à  une 
certaine  distance  de  la  rive.  La  végétation  se  fait  péniblement 
jour  à  travers  un  sable  jaunâtre,  et  ce  mélange  d'herbe  d'un 
beau  vert  avec  la  séclieresse  du  sol,  car  la  terre  noire,  pré- 
sent du  Nil,  a  disparu  de  la  surface,  offre  quelque  chose  de 
singulier  et  d'attristant.  La  végétation  résiste  au  désert, 
mais  avec  peine,  et  de  petits  ruisseaux  de  sables  coulent  in- 
cessamment dans  le  Nil,  lorsque  souffle  le  vent  de  Libye. 
Le  mâasch  dépassa  «uM-  ju~«  Mit-Sâlaméh,  triste  village 
assis  dans  le  désert  et  dont  les  cahutes  se  détachent  en 
teintes  noirâtres  sur  les  sables  libyens.  La  nuit  survint 
bientôt  et  nous  pûmes  à  peine  distinguer  le  village  ô'^j'j 

Oaardân,    devant    lequel   nous   nous   trouvâmes  à    

C'est  l'emplacement  de  l'antique  Létopolis  (la  ville  de  La- 
tone).  On  aborda  sur  la  rive  du  Delta  vers  les  onze  heures 
du  soir,  le  vent  étant  contraire.  C'est  vis-à-vis  le  village 
à! Asdimoûn  ù%«-^'  («s'aioitai)  que  le  mâasch  fut  amarré  et  que 
nous  passâmes  la  nuit.  Le  19  au  matin,  en  nous  réveillant, 
notre  premier  mouvement  fut  de  sortir  du  mâasch  pourvoir 
si  on  apercevait  déjà  les  Pyramides  :  mais  le  ciel  était  si 
couvert  et  l'horizon  si  brumeux  qu'il  nous  fut  impossible 
de  rien  distinguer.  Mais,  sur  les  sept  heures,  les  vapeurs 
s'étant  dissipées,  nous  aper(,'ûmes  ces  grands  monuments  à 


DE   CIIAMPOLLION   LE   JEUNE  71 

notre  droite,  et,  quoique  à  huit  lieues  de  distance,  on  pou- 
vait déjà  apprécier  leur  immensité.  Nous  ne  vîmes  d'abord 
que  les  deux  grandes  Pyramides,  et  ce  ne  fut  qu'en  remon- 
tant le  Nil,  après  avoir  quitté  Aschmoùn,  l'ancienne  (S'aiovax, 
à  huit  heures,  que  nous  aperçûmes  la  troisième  en  grandeur. 
A  neuf  heures  et  un  quart,  un  peu  au-dessous  du  village 
d'EI-Qâtlm/i  eLLUI,  je  fis  dessiner  une  vue  des  Pyra- 
mides. Nous  étions,  à  dix  heures,  \is-iï-\is  Menieè-el-Arous 
^_^jj«!l  J-ji^,  où  nous  amarrâmes  un  instant  pour  organiser  les 
cordes  du  bâtiment.  Un  des  mariniers  m'apporta  un  énorme 
scarabée  à  trois  cornes,  une  corne,  ou  plutôt  une  corne 
mousse,  sur  le  corselet  ;  des  deux  côtés  antérieurs  du  corselet 
deux  cornes  horizontales  placées,  et  sur  la  tête  deux  cornes 
disposées  en  croissant.  C'est  là  sans  aucun  doute  le  Sca- 
rabée. 

Ce  fut  à  deux  heures  moins  un  quart  que  nous  arrivâmes 
à  Batlin-el-Baqarali  o^Ul  ^L»  (ventre  de  la  vache),  c'est-à- 
dire  à  la  pointe  du  Delta,  à  l'endroit  même  où  naissent  les 
deux  grandes  branches  du  Nil,  celle  de  Rosette  et  celle  de 
Damicttc.  La  vue  est  magnifique.  La  largeur  du  Nil  est 
immense.  A  l'occident,  les  Pyramides  s'élèvent,  au  milieu 
des  palmiers.  Une  multitude  de  l)arqucs,  de  djermes  et  de 
mâasch  courent,  les  uns,  à  droite,  dans  la  branche  de  Damiette, 

ipL*^  jl^,  les  autres,  à  gauche,  dans  celle  de. Rosette;  d'autres 

enfin  remontent  vers  le  Caire.  A  l'orient,  est  le  village  très 
pittoresque  de  Schoraféh,  et,  vers  le  midi,  le  fond  du  tableau 
est  occupé  par  le  mont  Moqattam,  la  citadelle  du  Caire  et 
les  minarets  de  cette  grande  capitale.  A  trois  heures,  nous 
aperçûmes  le  Caire  fort  distinctement.  Son  étendue  est  très 
grande,  mais  ses  mos(iuées  et  ses  maisons  d'un  ton  brunâtre 
et  fumé  diminuent  la  beauté  de  l'aspect  général.  —  Ici  les 
matelots  du  mâasch  vinrent  nous  demander  le  haLsc/iisc/i. 
L'orateur  était  accomi)agné  de  deux  de  ses  caniaradcs,  ha- 


72  LETTRES   ET   .lOURNAUX 

billes  d'une  manière  très  bizarre,  des  bonnets  en  pain  de 
sucre,  des  barbes  d'étoupe  blanches  coupées  triangulai- 
rement  et  de  grandes  moustaches,  le  corps  étroitement  serré 
par  des  linges  qui  dessinaient  toutes  les  formes;  chacun 
d'eux  s'était  ajusté  une  queue  retroussée,  formée  d'un  linge 
blanc  tordu.  Leur  costume,  leurs  insignes  et  leurs  pos- 
tures grotesques  nous  rappelèrent  subitement  les  vieux 
faunes  peints  sur  les  vases  grecs  d'ancien  style.  Au  pétase 
près,  l'un  des  deux  matelots  ressemblait  au  Mercure  figuré 
en  caricature  sur  le  fameux  vase  représentant  les  amours  de 
Jupiter  et  d'Alcmène.  —  A  trois  heures  quarante  minutes, 
le  réis  s'étant  endormi  de  fatigue,  car  Ahhmed-el-Masrt  est 
un  homme  excellent  et  qui,  jusques  à  ce  jour,  nous  a  paru 
avoir  du  bon  sens  et  une  bonne  tête,  le  mâasch  l'Isis  donna 
sur  un  banc  à  la  pointe  d'une  île  submergée,  et  près  du 

village  de  J^UL  Thannasch,  un  peu  au-dessus  de  Schobra- 

el-K/dméh,  <i^\  ^j^t,  magnifique  maison  de  campagne  du 

Pacha,  entourée  de  beaux  jardins  et  qui  communique  avec 
le  Caire  par  une  belle  allée  d'arbres  en  très  mauvais  état,  et 
que  les  Français  avaient  plantés  il  y  a  trente  ans.  Nos  mari- 
niers se  jetèrent  au  Nil  pour  dégager  le  mâasch,  en  se  servant 
du  nom  d'Allah  et  bien  plus  efficacement  de  leurs  larges  et 
robustes  épaules.  La  plupart  de  ces  gens-là  sont  des  her- 
cules, admirablement  bâtis,  ressemblant  à  des  statues  de 
bronze  nouvellement  coulées,  quand  ils  sortent  du  fleuve  et 
s'élancent  sur  le  rivage  pour  traîner  le  bâtiment.  Le  mâasch 
fut  remis  à  flot  après  une  longue  demi-heure  de  travail  et 
d'efïorts.  On  se  remit  en  route  à  quatre  heures,  en  se  ser- 
vant de  la  grand'voile,  car  celle  du  mât  d'avant  venait 
d'être  déchirée  par  le  vent  du  nord. 

A  quatre  heures  et  demie,  nous  passâmes  devant  Embabéh 

«uL^I,  et  nos  yeux  contemplèrent  le  champ  de  la  bataille 

des  Pyramides  que  nous  avions  devant  nous.  —  Ce  fut  à 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  73 

cinq    heures   précises  que  nous  prîmes   terre  au  port  de 

Boulaq  S^y^.  On  attacha  le  mâasch  et  la  dahabiéh  à  la 

gauche  des  bâtiments  de  la  Douane,  près  de  l'ancien  palais 
d'Ismaïl-Pacha,  qui  est  aujourd'hui  un  lycée.  De  nombreux 
bâtiments  amarrés  comme  nous  au  rivage  bordaient  toute 
la  rive  du  Nil.  L'aspect  de  Boulaq  est  assez  agréable,  grâce 
à  des  plantations  de  quelques  pieds  de  mimosa  ou  d'acacia. 
J'envoyai  sur-le-champ  le  D"^  Ricci  au  Caire  porter  mes 
lettres  à  M.  Derché,  faisant  fonctions  de  consul  français  dans 
cette  capitale,  et  savoir  si  on  avait  pensé  à  nous  préparer  un 
logement.  Une  heure  et  demie  après,  je  vis  arriver  à  bord 
le  sieur  Joussouf  Msarra,  drogman  du  Consulat,  accompagné 
du  janissaire.  J'appris  alors  que  M.  Derché  était  fort  malade 
depuis  quelques  jours,  mais  qu'on  avait  loué  une  maison 
pour  moi  et  les  miens.  J'arrêtai  que  ce  débarquement  géné- 
ral aurait  lieu  le  lendemain. 

20  septembi^e.  —  On  régla  dans  le  matin  toutes  les  dispo- 
sitions à  prendre  pour  le  transport  de  nos  bagages^  et  l'on 
expédia  successivement  plusieurs  convois  d'ânes  et  de  cha- 
meaux. Resté  à  bord  pour  surveiller  le  tout,  et  ne  voulant 
me  rendre  au  Caire  qu'avec  la  fraîcheur  du  soir,  j'eus  le 
bonheur  de  trouver,  pour  occuper  ma  journée,  et  à  deux  pas 
de  mon  mâasch,  dans  la  grande  cour  de  la  Douane,  un  ma- 
gnifique sarcophage  de  basalte  vert^  appartenant  à  Mahh- 
moud-Bey,  ministre  de  la  guerre.  Ce  monument,  d'une 
excellente  précision,  porte  la  plupart  des  scènes  sculptées 
sur  notre  sarcophage  de  Rhamsès-Méïamoun  et  une  foule 
d'autres  fort  curieuses  dont  je  pris  l'empreinte  en  papier. 
Une  entre  autres  présente  un  grand  intérêt  :  c'est  la  scène 
de  la  transmigration  d'une  âme  coupable  sous  la  forme  d'un 

1.  Ce  ((  chef-d'œuvre  de  la  gravure  sur  pierre  dure  aux  preniiôres 
époques  de  l'art  égyptien  »  est  le  sarcophage  du  prêtre  saïtique  Talio 
(«  Dja-her  »).  Apporté  par  CluiuipoUion  à  Paris,  il  se  trouve  aujourd'hui 
au  Musée  du  Louvre  (Salle  Henri  IV,  D  9). 


74  LETTRES    ET   .lOURNAUX 

porc,  copie  en  petit,  mais  tout  aussi  dctaillce,  de  la  scène  de 
ce  genre  sculptée  ou  peinte  dans  un  hypogée  de  Thèbes,  et 
publiée  par  la  Commission  avec  beaucoup  d'incorrections. 

Visite  du  frère  de  M.  Paclio.  —  A  cinq  heures,  le  drogman 
et  le  janissaire  étant  arrivés  avec  des  ânes,  je  partis  pour  le 
Caire,  accompagné  de  toute  l'expédition  qui,  en  route,  pa- 
radait et  faisait  des  évolutions  assez  régulières.  Les  ânes  du 
Caire  sont  en  effet  très  supérieurs  à  ceux  d'Alexandrie.  Plus 
hauts  et  plus  forts,  ils  participent  jusques  à  un  certain  point 
de  la  vivacité  des  chevaux  arabes. 

Nous  traversâmes  i?oii/a(7,  dont  les  rues,  aussi  étroites  que 
celles  d'Alexandrie,  ont  plus  de  tournure,  parce  que  la  plu- 
part des  maisons  sont  construites  en  pierre  et  que  plusieurs 
offrent  des  portes  et  des  fenêtres  sculptées  dans  le  goût 
arabe  ancien.  Les  mosquées  de  vieille  fabrique  produisent 
un  effet  agréable  et  offrent  une  grande  variété  de  formes.  — 
En  sortant  de  Boulaq,  on  parcourt  une  campagne  couverte 
d'arbres  de  toute  espèce.  Les  collines  de  sables  qui  en- 
trecoupent le  terrain  rappellent  seules  qu'on  est  en  Afrique. 
Nous  entrâmes  au  Caire  par  la  porte  dite  Bab-el-Omara\ 
Vue  de  loin,  cette  capitale,  qui  a  conservé  une  grande  partie 
de  l'enceinte  bâtie  par  son  fondateur  le  calife  Moëz,  a  un 
aspect  très  imposant  par  l'incroyable  quantité  de  ses  élé- 
gants minarets,  qui  se  détachent  sur  le  fond  plus  clair  du 
Moqattam,  montagne  aride,  dont  les  lignes  sont  cependant 
très  pittoresques. 

A  peine  eûmes-nous  franchi  la  porte,  que  la  grande  place 
du  Caire,  dite  El-E^békiéh,  s' oif rit  à  nos  yeux.  L'effet  en  est 
magnifique.  C'est  un  parallélogramme  d'une  étendue  consi- 
dérable, entouré  de  hautes  maisons  d'une  construction  soi- 
gnée; quelques-unes  même  sont  neuves,  entre  autres  celle 
de  Mohammed-Bey,  defterdar,  et  gendre  du  Pacha,  bâtie 
sur  l'emplacement  même  du  Quartier  général  de  l'armée 

1.  Cette  porte,  qui  ouvrait  sur  l'ancien  Ezbiokiéli,  n'existe  plus. 


DE   CHAMPOLLION    LE   JEUNE  75 

française.  Le  milieu  de  cette  belle  place  est  dans  ce  mo- 
ment-ci occupé  par  les  eaux  de  l'inondation,  et  forme  mi 
vaste  bassin  dont  les  bords  sont  parsemés  de  bouquets 
d'arbres  touffus.  Une  foule  immense  circulait  sur  l'Ezbé- 
kiéh,  à  cheval,  à  pied,  sur  des  chameaux  ou  sur  des  ânes; 
des  baladins  de  tout  genre  et  des  Alméh  amusaient  le  public. 
On  entendait  des  cris  joyeux  partir  de  tous  les  points  de  la 
place,  et  la  variété  des  costumes  de  toute  couleur  et  de  toute 
forme  donnait  à  cet  ensemble  une  vie  et  une  étrangeté  sur- 
prenantes pour  nos  yeux  européens.  Nous  arrivions  au 
Caire  dans  un  de  ces  moments  où  il  se  présente  dans  toute 
sa  pompe  orientale.  C'était  le  deuxième  jour  de  la  fête 
^I!l  Jy»  Moided-eii-naby,  célébrée  en  commémoration  de  la 

naissance  du  Prophète,  et  ce  qui  donnait  un  nouvel  intérêt 
au  spectacle  que  nous  avions  devant  les  yeux,  c'est  le  mé- 
lange des  plaisirs  profanes  et  des  pratiques  religieuses.  Non 
loin  d'un  chœur  d' Alméh,  chantant  des  odes  erotiques  ou 
formant  des  danses  où  règne  une  liberté  plus  que  bachique, 
des  groupes  de  musulmans  accroupis  chantaient  les  louanges 
du  Prophète  ou  répétaient  symétriquement  les  noms  de  Dieu 
avec  recueillement  et  ferveur,  —  et  autour  de  ces  dévots 
couraient  des  musulmans  de  tout  âge,  occupés  des  idées  les 
plus  mondaines.  Nous  passâmes  devant  une  tente  entourée 
par  la  foule,  et  j'aperçus  plusieurs  derviches,  vieillards  à 
barlje  vénérable,  tournoyant  sur  eux-mêmes  et  plongés  dans 
une  ivresse  complète,  produite  par  le  mouvement  circulaire 
(|u'ils  se  donnaient;  on  les  nomme  Mourr/lLialia  (pluriel  : 
Maratjhivhê). 

En  quittant  l'I^zbékiéh,  nous  entrâmes  dans  les  rues  du 
Caire,  dont  on  nous  a  dit  tant  de  mal.  Il  est  vrai  qu'à  l'ex- 
ception des  plus  grandes  où  sont  les  bazars,  les  rues  n'ont 
})as  plus  de  six  à  dix  pieds  de  large,  et  que  le  jour  en  est 
presque  interccptt'i  j)ar  les  Moucharabieh  :  mais,  en  réflé- 
cliissantque  cm  ()('u  de  largeur  et  de  lumière  entretiennent 


76  LETTRES   ET   JOURNAUX 

la  fraîcheur  dans  les  rues  (même  au  milieu  des  plus  fortes 
chaleurs),  on  a  une  idée  de  la  sottise  des  voyageurs  européens 
qui  regrettent  de  ne  point  trouver  au  Caire  ou  à  Bagdad 
des  rues  larges  comme  celles  de  Paris  ou  de  Londres,  sans 
réfléchir  qu'elles  seraient  de  véritables  fournaises  pendant 
les  trois  quarts  de  l'année.  Ces  rues  sont  d'ailleurs  fort 
propres,  quoique  non  pavées,  et  on  ne  rencontre  sur  ses  pas 
aucune  sorte  d'immondices. 

Le  Caire  est  véritablement  une  ville  monumentale.  Il  y  a 
peu  de  rues  dans  lesquelles  on  ne  trouve  des  maisons  bâties 
(le  rez-de-chaussée  au  moins)  en  belles  pierres  de  taille,  et 
des  portes  décorées  de  sculptures.  Les  mosquées  abondent 
et  présentent  chacune  un  caractère  particulier,  soit  dans  le 
plan  général,  soit  dans  la  variété  des  ornements  et  des  nom- 
breux arabesques  qui  les  décorent. 

La  maison  qu'on  avait  louée  pour  moi  est  sise  dans  le  quar- 
tier nommé  Hoscli-et-hhin,  assez  loin  du  quartier  des  Francs 
et  près  des  mosquées  nommées  Ghamê-el-Mosky  et  Ghamê- 
el-Ka^endher.  Après  avoir  procédé  à  notre  installation  et 
reçu  la  visite  de  tous  les  agents  du  Consulat  qui  venaient 
se  mettre  à  notre  disposition,  nous  allâmes  souper  dans  le 
quartier  français ,  à  la  locanda  de  Meunier  (El-Khamaret 
Meunier),  où  nous  prendrons  tous  nos  repas  pendant  notre 
séjour  au  Caire. 

Après  souper,  je  fis  une  visite  à  M'"''  Rosetti,  femme  du 
Consul  de  Toscane.  Elle  demeure  chez  ses  parents,  M.  et 
M"^«  Macardle,  vice-consul  de  Toscane.  Ces  deux  dames 
sont  des  Levantines Nous  voulûmes  voir  les  illumina- 
tions et  la  fête  de  nuit  de  VE^békiéh,  où  nous  allâmes  à 
neuf  heures  avec  le  janissaire,  qui  nous  faisait  ouvrir  le  pas- 
sage avec  sa  canne  à  pomme  d'argent,  mais  sans  brusquerie, 
d'après  l'ordre  exprès  que  je  lui  en  avais  donné.  —  Les  illu- 
minations, qui  occupaient  le  milieu  de  la  place,  formaient 
une  espèce  de  portique  ou  de  façade  architecturale  dont  il 
était  difficile  de  saisir  le  motif,  mais  le  tout  produisait  un 


DE   CMAMt'OLLÎON   LE   JEtJNE  77 

fort  joli  effet,  l'ensemble  étant  répété  dans  la  vaste  étendue 
d'eau  occupant  le  milieu  de  la  place.  Je  m'approchai  de 
diverses  tentes,  formées  de  très  riches  tapis  et  élevées  aux 
frais  du  Pacha  ou  par  des  entreprises  particulières.  Dans  la 
première  étaient  près  de  cent  musulmans  rangés  sur  deux 
lignes,  face  à  face,  assis,  et  penchant  rythmiquement  le 
haut  du  corps  en  avant  et  en  arrière,  en  chantant  Jl  îll  aÎI  V 
La  Allah  ila  Alla/i  (Il  n'y  a  de  Dieu  que  Dieu),  et  ils  ajou- 
taient de   temps   en   temps    :    MaJiammed  resoul  Allah 

4JI  J^j  -Xi^  (Mahomet  est  l'envoyé  de  Dieu).  Cet  exercice  du- 
rait depuis  le  matin,  et  les  chanteurs  étaient  relevés  irrégu- 
lièrement, suivant  la  ferveur  du  musulman  qui  venait  de 
prendre  place. 

La  seconde  tente  renfermait  une  foule  de  musulmans  assis, 
tenant  des  Corans  et  lisant  d'ensemble  les  sourates  de  ce 
livre,  écrit  en  prose  mesurée,  comme  nous  ne  pouvions  en 
douter,  en  écoutant  cette  lecture.  —  Un  spectacle  inespéré 
nous  attendait  à  la  troisième  tente  :  trois  cents  énergumènes, 
debout  et  se  sentant  les  coudes,  sautant  en  cadence,  en 
répétant  le  simple  nom  de  Dieu,  Allah,  d'une  voix  si  sourde 
et  si  profondément  gutturale  que  je  n'ai  de  ma  vie  entendu 
un  chœur  plus  infernal  et  plus  effroyable.  L'écume  ruisse- 
lait sur  leurs  barbes,  et  quelques-uns  de  ces  démoniaques 
tombaient  de  temps  à  autre,  épuisés  et  sans  voix,  malgré 
les  soins  de  l'échanson,  empressé  d'humecter  leur  gosier 
desséché.  —  Un  fait  très  remarquable  et  qui  me  frappa, 
c'est  la  politesse  et  l'empressement  marqué  avec  lequel  les 
musulmans  nous  ouvraient  le  passage  et  nous  laissaient  les 
j)rcmières  places,  les  plus  voisines  des  tentes.  Quelques  an- 
nées avant  l'époque  présente,  un  Franc  n'eût  osé  paraître  au 
milieu  de  pareilles  cérémonies  religieuses.  L'œuvre  de  la 
civilisation  marcherait  ici  très  rapidement,  si  un  gouver- 
nement   bien  intentionné   présidait   aux    destinées    de   la 


78  LETTRES   ET   JOURNAUX 

mallieureuse  Egypte.  Mais  l'esprit  de  monopole  dévore  ou 
dessèche  tout. 

A  dix  heures  et  demie,  nous  allâmes  passer  la  soirée  chez 
M.  Botzari,  arménien,  médecin  du  Pacha  et  chargé  de  la 
santé  du  pays.  C'est  une  fort  belle  maison  dans  le  goût 
oriental.  Nous  fûmes  très  agréablement  reçus  par  le  fils  du 
maître,  qui  nous  conduisit  au  grand  divan.  Là,  assis,  fumant 
et  prenant  du  café,  deux  heures  se  passèrent  à  écouter  des 
chanteuses  arabes,  dont  un  rideau  discret  nous  dérobait  la 
vue.  Ce  voile  officieux,  car  ces  musiciennes  n'étaient  rien 
moins  que  jolies,  produisait  un  assez  bon  effet,  vu  que  les 
voix  semblaient  venir  d'en  haut.  Le  chant  de  ces  femmes  est 
une  cantilène  sans  suite,  entremêlée  de  tours  de  force,  dont 
une  oreille  européenne  ne  saurait  sentir  les  beautés,  mais 
que  les  musulmans  s'empressèrent  d'applaudir,  en  disant  à 
la  chanteuse  principale,  nommée  Néfisséli  (la  Catalani  du 
Caire)  :  «  Que  Dieu  rende  ta  voix  éternelle.  » 

Aucun  de  nous  ne  s'associait  à  ce  vœu,  mais  nous  regret- 
tions de  voir  si  mal  employés  des  moyens  de  chant  très 
remarquables.  Mais,  dans  l'état  où  les  Turcs  ont  réduit  la 
civilisation  orientale,  le  naturel  est  devenu  étranger  à  tous 
les  arts,  qui,  pour  plaire  à  ces  conquérants  abrutis,  doivent 
tout  pousser  à  l'extrême.  Il  nous  était  pénible  surtout  d'en- 
tendre à  chaque  instant  la  voix  ignoble  du  mari  de  Néfisséli 
interrompre  le  chant  de  la  sirène  arabe,  pour  l'applaudir  et 
l'encourager,  du  ton  dont  Barbe-Bleue  appelait  sa  femme 
pour  lui  trancher  la  tête.  —  Quelques  passages  du  chant 
de  ces  Alméh  ressemblaient  beaucoup  à  nos  vieux  airs 
français.  —  Rentrés  à  minuit. 

21  septembre.  —  Je  reçus  de  très  bonne  heure  la  visite 
de  M.  Linant\  voyageur  et  dessinateur  très  distingué,  et 
dont  les  dessins  ornent  les  portefeuilles  de  M.  Bankes.  Il  a 

].  Bien  qu'il  fût  en  relations  continuelles  avec  William  Bankes,  et 
qu'il  connût  les  dispositions  hostiles  de  celui-ci,  Linant-Bey  restait 
fidèle  à  ChampoUion  et  lui  montrait  tout  ce  qui  pouvait  lui  être  utile. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  79 

entièrement  adopté  les  mœurs  musulmanes;  portant  con- 
stamment le  costume  du  Nizam-Gliédid  et  habitant  loin  du 
quartier  franc  au  milieu  des  Arabes,  il  a  monté  son  ménage 
en  conséquence  et  épousé  une  Abyssinienne,  dont  il  a  plu- 
sieurs enfants.  Avec  M.  Linant  était  M.  Berthier,  agent 
consulaire  à  Tarse,  réfugié  en  Egypte  pour  éviter  le  cime- 
terre d'un  pacha  qui  voulait  l'occire  à  la  première  nouvelle 
de  l'affaire  de  Navarino. 

Il  me  tardait  de  parcourir  le  Caire  en  plein  jour  afin  de  me 
former  une  idée  exacte  de  cette  ville,  contre  laquelle  la  lec- 
ture des  voyageurs  m'avait  donné  de  fortes  préventions. 
Montés  sur  de  beaux  ânes,  et  précédés  par  le  janissaire 
Omar,  auquel  j'avais  ordonné  de  nous  faire  voir  les  mos- 
quées de  Thouloun,  de  Sultan-Hassan  et  à'El-Ashar, 


CHAMPOLLION  A  CIIAMPOLLIOX-FIGEAC 

Au  Caire,  le  27  septembre  1828. 

C'est  le  14  de  ce  mois,  mon  bien  cher  ami,  que  j'ai  quitté 
Alexandrie,  à  la  tête  de  mon  escadre,  pavillon  de  France 
déployé  et  naviguant  avec  toutes  les  commodités  imagi- 
nables, sur  le  canal,  dit  Mahhmoadiéh,  lequel  suit  la  direc- 
tion générale  de  l'ancien  canal  d'Alexandrie,  mais  fait 
beaucoup  moins  de  détours,  et  se  rend  plus  directement  au 
Nil,  en  passant  entre  le  lac  Maréotis,  à  droite,  et  celui 
d'Edkoa,  à  gauche.  Nous  débouchâmes  dans  le  fleuve,  le 
15,  de  très  bonne  heure,  et  je  conçus  dès  lors  les  transports 
de  joie  des  Arabes  d'Occident,  lorsque,  quittant  les  sables 
libyques  d'Alexandrie,  ils  entrent  dans  lu  Branche  canopir/uc, 
et  sont  frappés  de  la  vue  des  tapis  de  verdure  du  Delta, 
couvert  d'arbres  de  toute  espèce,  au-dessus  dcs(juels  s'élèvent 


80  Lettres  et  joùrnaiîx 

les  centaines  de  minarets  des  nombreux  villages  qui  sont 
disperses  sur  cette  terre  de  bénédiction.  Ce  spectacle  est 
véritablement  enchanteur,  et  la  renommée  de  fertilité  de  la 
campagne  d'Egypte  n'est  point  exagérée. 

Le  fleuve  est  immense,  et  les  rives  en  sont  délicieuses. 
Nous  fîmes  une  courte  halte  à  FouaJi,  où  nous  arrivâmes  à 
midi.  A  sept  heures  et  demie  du  soir,  nous  dépassâmes  De- 
souk;  c'est  le  lieu  où  le  pauvre  Sait  a  expiré  il  y  a  quelques 
mois.  Le  16,  à  six  heures  du  matin,  je  trouvai,  en  m'éveil- 
lant,  le  mâasch  amarré  dans  le  voisinage  de  Ssa-el-Hagar, 
où  j'avais  ordonné  d'aborder  pour  visiter  les  ruines  de  Sais, 
devant  lesquelles  je  ne  pouvais  décemment  passer  sans  leur 
rendre  mes  hommages. 

Nos  fusils  sur  l'épaule,  nous  gagnâmes  le  village  qui  est 
à  une  demi-heure  du  fleuve  ;  les  jeunes  gens  chassèrent  en 
cliemin,  et  firent  lever  deux  chacals,  qui  détalèrent  à  toutes 
jambes  à  travers  les  coups  de  fusils.  Nous  nous  dirigeâmes 
sur  une  grande  enceinte  que  nous  apercevions  dans  la  plaine 
depuis  le  matin.  L'inondation,  qui  couvrait  une  partie  du 
terrain  (A),  nous  força  de  faire  quelques  détours,  et  nous 
passâmes  sur  une  nécropole  égyptienne  (A),  bâtie  en  briques 
crues.  Sa  surface  est  couverte  de  débris  de  poterie,  et  j'y 
ramassai  quelques  fragments  de  figurines  funéraires  :  la 
grande  enceinte  n'était  abordable  que  par  une  porte  forcée 
tout  à  fait  moderne  (B).  Je  n'essaierai  point  de  rendre  l'im- 
pression que  j'éprouvai  après  avoir  dépassé  cette  porte,  et 
en  trouvant  sous  mes  yeux  des  masses  énormes  de  quatre- 
vingts  pieds  de  hauteur,  semblables  à  des  rochers  déchirés 
par  la  foudre  ou  par  des  tremblements  de  terre.  Je  courus 
vers  le  milieu  de  cette  immense  circonvallation,  et  reconnus 
encore  des  constructions  égyptiennes  en  briques  crues,  de 
seize  pouces  de  long,  sept  de  large  et  cinq  d'épaisseur. 
C'était  aussi  une  nécropole,  et  cela  nous  expliqua  ce  que  je 
ne  savais  pas  jusques  ici  :  savoir,  ce  que  faisaient  de  leurs 
momies  les  villes  situées  dans  la  Basse  Egypte,  et  loin  des 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  81 

montagnes.  Cette  seconde  nécropole  de  Sais,  dans  les  débris 
colossaux  de  laquelle  on  reconnaît  encore  plusieurs  étages 
de  petites  chambres  funéraires  (et  il  devait  y  en  avoir  un 
nombre  infini),  n'a  pas  moins  de  cjuatorze  cents  pieds  de 
longueur  et  près  de  cinq  cents  de  large.  Sur  les  parois  de 
c[uelques-unes  des  chambres,  on  trouve  encore  un  grand  vase 
de  terre  cuite,  qui  servait  à  renfermer  les  intestins  des 
morts  et  faisait  l'office  des  vases  dits  canopes.  Nous  avons 
reconnu  du  bitume  au  fond  de  l'un  d'entre  eux. 

A  droite  et  à  gauche  de  cette  nécropole  existent  deux 
monticules  (D  et  E),  sur  l'un  (E)  desquels  nous  avons  trouvé 
des  débris  de  granit  rose,  de  granit  gris,  de  beau  grès  rouge 
et  de  marbre  blanc,  dit  de  Thèbes.  Cette  dernière  particu- 
larité intéressera  Dubois,  auquel  tu  peux  dire  que  j'ai  vu 
des  légendes  de  Pharaons  sculptées  sur  ce  marbre  blatic, 
dont  je  lui  porterai  un  échantillon. 

Les  dimensions  de  la  grande  enceinte  qui  renfermait  ces 
édifices  sont  vraiment  effrayantes  :  c'est  un  parallélo- 
gramme, dont  les  petits  côtés  n'ont  pas  moins  de  quatorze 
cent  quarante  pieds  et  les  grands  de  deux  mille  cent  soixante, 
ce  qui  donne  plus  de  sept  mille  pieds  de  tour.  La  hauteur 
de  cette  muraille  peut  être  estimée  à  quatre-vingts  pieds, 
et  son  épaisseur  mesurée  est  de  cinquante-quatre  pieds.  Je 
laisse  à  Charles  Dupin  le  plaisir  de  calculer  combien  il  y  a 
de  millions  de  briques  dans  ces  énormes  constructions  et  en 
combien  de  minutes  il  les  élèverait  avec  ses  machines  à 
vapeur. 

Cette  circonvallation  de  géant  me  parait  avoir  renfermé 
les  principaux  édifices  sacrés  de  Sal's. 

Tous  ceux  dont  il  reste  des  ruines  étaient  des  nécropoles, 
et,  d'après  les  indications  fournies  par  Hérodote,  les  ruines 
(D)  seraient  celles  des  tombeaux  d'Apriès  et  des  Rois  Saïtes, 
ses  ancêtres;  les  ruines  (E),  le  monument  funéraire  de 
l'usurpateur  Amasis.  La  partie  du  côté  du  Nil  (F)  a  pu 
aisément  renfermer  le  grand   temple  de  Néith  et  d'autres 

BlUL.    lÎGYl'T.,    1.    X.Wl.  6 


82  LETTRES   ET   JOURNAUX 

édifices  sacrés.  Ce  n'est  pas  la  place  qui  manque.  L'inonda- 
tion seule  nous  a  empêchés  de  reconnaître  s'il  en  restait 
quelques  traces.  La  porte  (G)  donnait  entrée  dans  la  partie 
des  nécropoles,  et  une  porte  qui  a  dû  exister  du  côté  du 
Nil  au  point  (H)  donnait  entrée  dans  l'enceinte  des  temples. 

La  grande  nécropole  (C)  était  ornée  à  ses  deux  extrémités 
de  deux  pylônes  qui  forment  encore  aujourd'hui  deux 
doubles  collines  énormes.  J'ai  eu  le  plaisir  de  ramasser  au 
milieu  de  ces  ruines  une  jolie  terre  émaillée  égyptienne, 
représentant  Y  Égide  de  Néith,  la  grande  déesse  de  Sais,  et 
mes  jeunes  gens  ont  tiré  des  coups  de  fusil  à  des  chouettes, 
oiseau  sacré  de  Minerve  ou  Néith,  que  les  médailles  de  Sais 
et  celles  d'Athènes  sa  fille  portent  pour  armes  parlantes.  A 
quelques  centaines  de  toises  de  l'angle  voisin  de  la  fausse 
porte  (B),  existent  des  collines  qui  couvrent  une  troisième 
nécropole.  Elle  était  celle  des  gens  de  qualité  :  on  y  a  déjà 
fouillé,  et  j'y  ai  vu  un  énorme  sarcophage  en  basalte  vert, 
celui  d'un  gardien  des  temples  sous  Psammétichus  IL 
M.  Rosetti,  son  possesseur,  m'avait  permis  de  l'emporter, 
mais  la  dépense  serait  trop  considérable,  et  le  monument 
n'est  pas  assez  important  pour  la  risquer.  A  mon  retour  en 
Basse  Egypte,  je  ferai  faire  des  fouilles  sur  ce  point-là  et 
sur  quelques  autres  ' . 

Voilà  le  résultat  d'une  première  visite  à  Sais,  à  laquelle 
je  n'ai  pas  dit  adieu.  —  Je  partis  de  Ssa-el-Hagar'  à 
six  heures  du  soir.  —  Le  lendemain,  17  septembre,  nous 
passâmes  devant  Schabour.  Le  18,  à  neuf  heures  du  matin, 
nous  fîmes  halte  kNader,  où  des  Alméh  nous  donnèrent  un 
concert  vocal  et  instrumental,  suivi  des  gambades  et  des 
chants  grotesques  des  baladins.  A  midi  et  demi,  nous  étions 

1.  ChampoUion  ne  revit  plus  ces  endroits.  A  son  retour  de  Thèbes, 
au  mois  d'octobre  1829,  la  fatigue,  le  manque  de  temps,  et  aussi  une 
inondation  exceptionnellement  forte,  l'empêchèrent  de  réaliser  le  projet 
qu'il  avait  formé  à  l'aller. 

2.  Le  nom  arabe  de  S  aïe. 


DE    CHAMPOLLION   LE   JEUNE  83 

devant    Tharranéh,   où  je  vis  des   monticules  de  natron, 
transportés  des  lacs  qui  le  produisent.  Le  soir,  nous  dépas- 
sâmes  Mit-Sâlaméh,    triste  village    assis   dans   le  désert 
Libyque,  et,  faute  de  vent,  nous  passâmes  une  partie  de  la 
nuit  sur   la  rive   verdoyante  du   Delta,    près    du   village 
à'Aschmoûn.   En  nous   réveillant   le   19   au   matin,   nous 
vîmes  enfin  les  Pyramides,  dont  on  pouvait  déjà  apprécier 
les  masses,  quoique  nous  fussions  à  huit  lieues  de  distance. 
A  une  heure  trois  quarts,  nous  arrivâmes  au  sommet   du 
Delta  {Bathn-el-Bakarah ,  le  Ventre-de-la-Vache),  à  l'en- 
droit même  où  le  fleuve  se  partage  en  deux  grandes  branches, 
celle  de  Rosette  et  celle  de  Damiette.  La  vue  est  magni- 
fique, et  la  largeur  du  Nil  étonnante.  A  l'occident,  les  Py- 
ramides s'élèvent  au  milieu  des  palmiers;  une  multitude  de 
barques  et  de  bâtiments  se  croisent  dans  tous  les  sens.  A 
l'orient,  le  village  très  pittoresque  de  Schorafèli,  dans  la 
direction  d'Héliopolis  :  le  fond  du  tableau  est  occupé  par  le 
mont  Moqattam,  que  couronne  la  citadelle  du  Caire,  et 
dont  la  base  est  cachée  par  la  foret  de  minarets  de  cette 
grande  capitale.   A  trois  heures,  nous  vîmes  le  Caire  plus 
distinctement  :  c'est  là  que  les  matelots  vinrent  nous  de- 
mander le  bakschisch  de  bonne  arrivée.  L'orateur  était  ac- 
compagné de   deux    camarades  habillés   d'une  façon  très 
bizarre,  des  bonnets  en  pain  de  sucre,  bariolés  de  couleurs 
tranchantes,  des  barbes  et  d'énormes  moustaches  d'étoupe 
blanche,  des  langes  étroits,  serrant  et  dessinant  toutes  les 
formes  de  leur  corps,  et  chacun  d'eux  s'était  ajusté  d'énormes 
accessoires  en  linge  blanc  fortement  tordu.  Ce  costume,  ces 
insignes  et  leurs  postures  grotesques  figuraient  au  mieux 
les  vieux  faunes  peints  sur  les  vases  grecs  d'ancien  style. 
Quelques  minutes  après,  notre  mâasch  donna  sur  un  banc 
de  sable  et  fut  arrêté  tout  court;  nos  matelots  se  jetèrent 
au  Nil  pour  le  dégager,  en  se  servant  du  nom  d'.4 //<///,  et 
bien  plus  enicacement  de  leurs  larges  et  robustes  épaules,  car 
la  plupart  de  ces  mariniers  sont  des  Hercules  admirablement 


84  LETTRES   ET  JOURNAUX 

taillés,  d'une  force  étonnante,  et  ressemblent  à  des  statues. 
de  bronze  nouvellement  coulées,  quand  ils  sortent  du  fleuve 
et  s'élancent  sur  la  rive  pour  remorquer  le  mâasch  à  la  corde. 
Ce  travail  d'une  demi-heure  suiTit  pour  dégager  le  bâtiment. 
Nous  passâmes  devant  Embabéli,  et,  après  avoir  salué  le 
champ  de  bataille  des  Pyramides,  nous  abordâmes  au  port 
de  Boulaq,  à  cinq  heures  précises.  La  journée  du  20  se  passa 
en  préparatifs  de  départ  pour  le  Caire,  et  plusieurs  convois 
d'ânes  et  de  chameaux  transportèrent  en  ville  nos  lits, 
malles  et  effets,  pour  meubler  la  maison  que  j'avais  fait 
louer  d'avance.  A  cinq  heures  du  soir,  suivi  de  ma  cara- 
vane et  enfourchant  nos  ânes,  bien  plus  beaux  que  ceux 
d'Alexandrie,  je  partis  pour  le  Caire.  Le  janissaire  du 
consulat  ouvrait  la  marche,  le  drogman  était  à  ma  droite, 
et  toute  la  jeunesse  caracolait  et  faisait  des  évolutions  à  ma 
suite  :  je  m'aperçus  que  cela  ne  déplaisait  nullement  aux 
Arabes,  qui  criaient  Fransaoïu!  (Français)  avec  une  certaine 
satisfaction. 

Nous  arrivions  au  Caire  au  bon  moment  :  ce  jour-là  et  le 
lendemain  étaient  ceux  de  la  fête  que  les  musulmans  cé- 
lèbrent pour  la  naissance  du  Prophète.  La  grande  et  impor- 
tante place  d'E^békiéh,  dont  l'inondation  occupe  le  milieu, 
était  couverte  de  monde  entourant  les  baladins,  les  dan- 
seuses, les  chanteuses,  et  de  très  belles  tentes  sous  lesquelles 
on  pratiquait  des  actes  de  dévotion.  Ici,  des  musulmans  assis 
lisaient  en  cadence  des  chapitres  du  Coran;  là,  trois  cents 
dévots,  rangés  en  lignes  parallèles,  assis,  mouvant  inces- 
samment le  haut  de  leur  corps  en  avant  et  en  arrière  comme 
des  poupées  à  charnière,  chantaient  en  chœur  La  Allah 
lia  Allah  (Il  n'y  a  point  d'autre  Dieu  que  Dieu).  Plus  loin, 
quatre  cents  énergumènes,  debout,  rangés  circulairement  et 
se  sentant  les  coudes,  sautaient  en  cadence,  et  lançaient  du 
fond  de  leur  poitrine  épuisée  le  nom  d'Allah,  mille  fois  ré- 
pété, mais  d'un  ton  si  sourd,  si  caverneux,  que  je  n'ai  en- 
tendu de  ma  vie  un  chœur  plus  infernal  :   cet  elîroyable 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  85 

bourdonnement  semblait  sortir  des  profondeurs  du  Tartare, 
et  nous  en  fûmes  réellement  terrifiés.  A  côté  de  ces  reli- 
gieuses folies,  circulaient  les  musiciens  et  les  filles  de  joie; 
des  jeux  de  bagues,  des  escarpolettes  de  tout  genre  étaient 
en  pleine  activité  :  ce  mélange  de  jeux  profanes  et  de  pra- 
tiques religieuses,  joint  à  l'étrangeté  des  figures  et  à  l'ex- 
trême variété  des  costumes,  formait  un  spectacle  infiniment 
curieux,  et  que  je  n'oublierai  jamais.  En  quittant  la  place, 
nous  traversâmes  une  partie  de  la  ville  pour  gagner  notre 
logement. 

On  a  dit  beaucoup  de  mal  du  Caire  :  pour  moi,  je  m'y 
trouve  fort  bien,  et  ces  rues  de  huit  à  dix  pieds  de  largeur, 
si  décriées,  me  paraissent  parfaitement  bien  calculées  pour 
éviter  les  trop  grandes  chaleurs.  Sans  être  pavées,  elles  sont 
d'une  propreté  fort  remarquable,  et  je  souhaiterais  que  Paris 
ne  fût  pas  plus  sale  dans  ses  jours  de  grande  toilette.  Le 
Caire  est  une  ville  tout  à  fait  monumentale.  La  plus  grande 
partie  des  maisons  est  en  pierre,  et  à  chaque  instant  on  y 
remarque  des  portes  sculptées  dans  le  goût  arabe.  Une 
multitude  de  mosquées,  plus  élégantes  les  unes  que  les 
autres,  couvertes  d'arabesques  du  meilleur  goût,  et  ornées 
de  minarets  admirables  de  richesse  et  de  grâce,  donnent  à 
cette  capitale  un  aspect  imposant  et  très  varié.  Je  l'ai  par- 
courue dans  tous  les  sens,  et  je  découvre  chaque  jour  de 
nouveaux  édifices  que  je  n'avais  pas  encore  soupçonnés. 
Grâce  à  la  dynastie  des  Thoulounides,  aux  califes  Fathi- 
mites,  aux  sultans  Ayoubites,  et  aux  Mamlouks  Baharites, 
le  Caire  est  encore  une  ville  des  Mille  et  une  Nuits,  quoique 
la  barbarie  turque  ait  détruit  ou  laissé  détruire  en  très  grande 
partie  les  délicieux  produits  des  arts  et  de  la  civilisation 
arabes.  J'ai  fait  mes  premières  dévotions  dans  la  mosquée 
de  Thouloun,  édifice  du  IX^  siècle,  modèle  d'élégance  et 
de  grandeur,  que  je  ne  puis  assez  admirer,  quoique  à  moitié 
ruiné.  Pendant  que  j'en  considérais  la  porte,  un  vieux  schcilxh 
me  fit  proposer  d'entrer  dans  la  mos(|uée  :  j'acceptai  avec 


86  LETTRES    ET   JOURNAUX 

empressement,  et,  franchissant  lestement  la  première  porte, 
on  m'arrêta  tout  court  à  la  seconde  :  il  fallait  entrer  dans  le 
lieu  saint  sans  chaussure.  J'avais  des  bottes,  mais  j'étais  sans 
bas  ;  la  difficulté  était  pressante.  Je  quitte  mes  bottes,  j'em- 
prunte un  mouchoir  à  mon  janissaire  pour  envelopper  mon 
pied  droit,  un  autre  mouchoir  à  mon  domestique  nubien 
Mohammed,  pour  mon  pied  gauche,  et  me  voilà  sur  le  par- 
quet en  marbre  de  l'enceinte  sacrée  ;  c'est  sans  contredit  le 
plus  beau  monument  arabe  qui  reste  en  Egypte.  La  délica- 
tesse des  sculptures  est  incroyable,  et  cette  suite  de  por- 
tiques en  arcades  est  d'un  effet  charmant.  Je  ne  te  parlerai 
ni  des  autres  mosquées,  ni  des  tombeaux  des  califes  et  des 
sultans  Mamlouks,  qui  forment  autour  du  Caire  une  seconde 
ville  plus  magnifique  encore  que  la  première;  cela  nous 
mènerait  trop  loin,  et  c'en  est  assez  de  la  vieille  Egypte, 
sans  m'occuper  de  la  nouvelle. 

Lundi  22  septeml)re,  je  montai  à  la  citadelle  pour  rendre 
visite  à  Habib-Efïendi,  gouverneur  du  Caire,  et  le  grand 
faiseur  du  Pacha.  Il  me  reçut  fort  agréablement,  causa  beau- 
coup avec  moi  sur  les  monuments  de  la  Haute  Egypte,  et 
me  donna  des  conseils  pour  les  étudier  plus  à  l'aise.  En  sor- 
tant de  chez  tSon  Excellence,  je  parcourus  la  citadelle,  et  je 
trouvai  d'abord  un  bloc  énorme  de  grès,  portant  un  bas-relief, 
où  est  figuré  le  roi  Psamméticlius  II,  faisant  la  dédicace  d'un 
propylon  :  je  l'ai  fait  copier  avec  soin.  D'autres  blocs  épars, 
et  qui  ont  appartenu  au  môme  monument  de  Memphis  d'où 
ces  pierres  ont  été  apportées,  m'ont  offert  une  particularité 
fort  curieuse.  Chacune  de  ces  pierres,  parfaitement  dressées 
et  taillées,  porte  une  marque  constatant  sous  quel  roi  le 
bloc  a  été  tiré  de  la  carrière;  la  légende  royale,  accompagnée 
d'un  titre  qui  fait  connaître  la  destination  du  bloc  pour 
Memphis,  est  gravée  dans  une  aire  carrée  et  creuse.  J'ai 
recueilli  sur  divers  blocs  les  marques  de  trois  rois  :  Psam- 
méticlius II,  Apriès,  son  fils,  et  Amasis,  successeur  de  ce 
dernier.  Ces  trois  légendes  nous  donnent  donc  la  durée  de 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  87 

la  construction  de  l'édifice  dont  ces  IjIocs  faisaient  partie. 
Un  peu  plus  loin,  sont  les  ruines  du  palais  royal  du  fameux 
Salahh-Eddin  (le  sultan  Saladin),  le  chef  de  la  dynastie 
des  Ayoubites.  Un  incendie  a  dévoré  les  toits,  il  y  a  quatre 
ans,  et  depuis  quelques  mois  le  Pacha  s'amuse  à  faire  dé- 
molir ce  qui  reste  de  ce  grand  et  beau  monument  :  j'ai  pu 
reconnaître  une  salle  carrée,  la  principale  du  palais.  Plus  de 
trente  colonnes  de  granit  rose,  portant  encore  les  traces  de 
la  dorure  épaisse  qui  couvrait  leur  fût,  sont  debout,  et  leurs 
énormes  chapiteaux  de  sculpture  arabe,  imitation  grossière 
des  vieux  chapiteaux  égyptiens,  sont  entassés  sur  les  dé- 
combres. Ces  chapiteaux,  que  les  Arabes  avaient  ajoutés  à 
ces  colonnes  (grecques  ou  romaines),  sont  tirés  de  blocs  de 
granit  enlevés  aux  ruines  de  Memphis,  et  la  plupart  portent 
encore  des  traces  de  sculptures  hiéroglyphiques  :  j'ai  même 
trouvé  sur  l'un  d'entre  eux,  à  la  partie  qui  joignait  le  fût  à 
la  colonne,  un  bas-relief  représentant  le  roi  Nectanèbe, 
faisant  une  ofïrande  aux  dieux.  Dans  une  de  mes  courses  à 
la  citadelle,  où  je  suis  allé  plusieurs  fois  pour  faire  dessiner 
les  débris  égyptiens,  j'ai  visité  le  fameux  puits  de  Joseph, 
c'est-à-dire  le  puits  que  le  grand  Saladin  (Salahh-Eddin- 
Joussouf)  a  fait  creuser  dans  la. citadelle,  non  loin  de  son 
palais  ;  c'est  un  grand  ouvrage. 

J'ai  vu  aussi  la  ménagerie  du  Pacha,  consistant  en  un  lion, 
deux  tigres  et  un  éléphant.  Je  suis  arrivé  trop  tard  pour  voir 
l'hippopotame  vivant  :  la  pauvre  bête  venait  de  mourir  d'un 
coup  de  soleil,  pris  en  faisant  sa  sieste  sans  précaution, 
mais  j'en  ai  vu  la  peau  empaillée  à  la  turque,  et  pendue 
au-dessus  de  la  porte  principale  de  la  citadelle.  J'ai  visité 
avant-hier  Mahammed-Bcy,  defterdar  (trésorier)  du  Pacha, 
Il  m'a  fait  montrer  la  maison  qu'il  construit  à  Boulaq  sur 
le  Nil,  et  dans  les  murailles  de  laquelle  il  a  fait  encastrer, 
comme  ornement,  d'assez  beaiw  bas-reliefs  égyptiens 
venant  de  Sakkara  ;  c'est  un  pas  fort  remarquable,  fait  par 


88  LETTRES   ET   JOURNAUX 

un  des  ministres  du  Pacha,  le  plus  renommé  pour  son  oppo- 
sition à  la  réforme. 

J'ai  trouvé  ici  notre  agent  consulaire,  M.  Derché,  dange- 
reusement malade,  et,  parmi  les  étrangers,  lord  Prudhoe, 
M.  Burton  et  le  major  Félix,  Anglais,  hiéroglyphiseurs 
décidés  et  qui  me  comblent  d'attentions,  comme  étant  le 
chef  de  la  secte.  —  J'ai  voulu  essayer  quelques  acquisitions, 

mais  les  prix  sont  bien  hauts, je  les  prendrai  par  la 

famine  ;  ils  seront  plus  raisonnables  à  mon  retour.  Il  faut 
que  Férussac  et  toi  vous  vous  mettiez  en  quatre,  pour  que 
la  Maison  du  Roi  me  fasse  des  fonds  pour  acheter  et  fouiller^  : 
avec  peu  je  ferai  des  choses  immenses,  et  ce  sera  un  malheur 
sans  remède  si  le  gouvernement  ne  profite  pas  de  mon  séjour 
en  Egypte,  pour  enrichir  ses  musées 

Je  pars  demain  ou  après-demain  pour  Memphis  ;  je  ne 
reviendrai  plus  au  Caire  cette  année.  Nous  débarquerons 
près  de  Mit-Rahinéh  (le  centre  des  ruines  de  la  vieille  ville), 
où  je  m'établirai;  je  pousserai  de  là  des  reconnaissances  sur 
Sakkara,  Dalischour  et  toute  la  plaine  de  Memphis,  jusques 
aux  grandes  pyramides  de  Gî:;é/i,  d'où  j'espère  dater  ma 
prochaine  lettre.  Après  avoir  couru  le  sol  de  la  seconde 
capitale  égyptienne,  je  mets  le  cap  sur  Thèbes,  où  je  serai 
vers  la  fin  d'octobre,  après  m'étre  arrêté  quelques  heures  à 
Abydos  et  à  Dendéra. 

Ma  santé  est  toujours  excellente  et  meilleure  qu'en 
Europe,  puisque  je  t'ai  écrit  ces  sept  pages  tout  d'une  haleine, 
ce  que  j'eusse  été  incapable  de  faire  à  Paris  sans  spasmes  à 
la  cervelle.  Il  est  vrai  que  je  suis  un  homme  tout  nouveau. 

1.  Dès  le  mois  de  mars  1828,  Drovetti  avait  prié  Forbio,  Jomard  et 
d'autres  de  faire  leur  possible  pour  que  le  Roi  ne  donnât  pas  à  Cham- 
pollion  les  fonds  nécessaires  à  entreprendre  des  fouilles  sur  le  sol 
égyptien.  Ce  n'est  qu'au  mois  de  juin  1829  que  le  vicomte  de  Martignac 
et  le  baron  de  Férussac  réussirent  à  obtenir  les  subsides  demandés  :  ils 
parvinrent  trop  tard  en  Egypte  pour  que  ChampoUion  pût  en  tirer  tout 
le  parti  qu'il  avait  espéré. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  89 

Ma  tête  rasée  est  couverte  d'un  énorme  turban.  Je  suis 
complètement  habillé  à  la  turque,  une  belle  moustache 
couvre  ma  bouche,  et  un  large  cimeterre  pend  à  mon  côté. 
Ce  costume  est  très  chaud,  et  c'est  justement  ce  qui  convient 
en  Egypte;  on  y  sue  à  plaisir  et  l'on  s'y  porte  de  même. 

Mes  Arabes  jurent  qu'on  me  prend  partout  pour  un 
naturel  ;  dans  un  mois  d'ici  je  pourrai  joindre  l'illusion 
de  la  parole  à  celle  des  habits.  Je  débrouille  mon  arabe,  et,  à 
force  de  jargonner,  on  ne  me  prendra  plus  pour  un  débutant. 

Je  clos  ici  ma  lettre Respects  et  tendresses  à  M.  Da- 

cier,  amitiés  chaudes  comme  le  ciel  d'Egypte  à  Dacier  le 
fils,  et  à  nos  commensaux  de  la  rue  Colbert, 

Je  pense  aux  coquilles  de  notre  ami  Férussac,  et  j'ai  déjà 
ramassé  des  détails  fort  curieux  qui  ne  manqueront  pas  d'in- 
téresser M"""  de  Férussac  :  ils  concernent  les  dames  d'Egypte, 
et  je  me  réserve  de  lui  décrire  la  fête  que  j'ai  donné  à  mes 
jeunes  gens  le  surlendemain  de  notre  arrivée  au  Caire.  Je 
fis  venir  six  Alméh  ou  /illes  savantes  (et  très  savantes), 
qui  dansèrent  et  chantèrent  de  six  heures  du  soir  à  deux  heures 
du  matin,  le  tout  en  tout  bien  et  tout  honneur. 

Adieu  donc,  mon  cher  ami,  je  t'embrasse  ainsi  que  ma 
femme  et  tous  les  nôtres.  Mes  amitiés  à  M.  Dubois,  auquel 
j'écrirai  incessamment.  Que  n'est-il  à  mon  côté  pour  jouir  ! 

Adieu,  tout  à  toi, 

J.-F.  Ch. 


EXTRAIT  DU  JOURNAL  DE  VOYAGE 

30  septeinbi'c.  —  On  employa  la  journée  entière  aux 
préparatifs  de  départ.  Il  s'agissait  de  quitter  définitive- 
ment le  Caire,  où  les  jeunes  gens  commençaient  à  prendre 
des  iiabitudes  qu'il  eût  été  ensuite  dinicile  de  rompre.  Cette 
ville,  qui  a  déplu  à  tant  de  monde,  les  enchantait,  et  je 


90  LETTRES    ET   .JOURNAUX 

conçois  que  cette  grande  capitale,  d'un  genre  si  nouveau  et 
qui  réunit  tous  les  agréments  dont  un  peuple  d'Orient 
puisse  jouir  sous  le  gouvernement  d'un  Pacha,  devait  im- 
pressionner de  jeunes  têtes  sans  préjugés,  et  qui  sentaient 
vivement  tout  le  pittoresque  des  objets  et  des  personnes  au 
milieu  desquels  ils  se  trouvaient  jetés  comme  par  enchan- 
tement. Le  docteur  Ricci,  vieil  habitué  du  pays,  et  qui  pen- 
sait au  nécessaire,  fit  toutes  les  provisions  indispensables 
pour  notre  voyage  de  la  Haute  Egypte. 

J'allai,  en  attendant,  faire  une  visite  à  M.  Linant,  domi- 
cilié hors  des  murailles  et  habitant  une  maison  toute  orien- 
tale, car,  ayant  épousé  une  Abyssinienne,  il  a  complètement 
adopté  les  mœurs  orientales.  Ses  riches  portefeuilles  me 
furent  ouverts.  J'y  vis  pour  la  première  fois  des  croquis 
fort  bien  faits  des  antiquités  romaines  de  Pétra.  Je  reconnus 
les  inscriptions  hiéroglyphiques  de  Sarbout-el-Qadim,  co- 
piées aussi  exactement  qu'un  dessinateur  peut  le  faire,  la 
plupart  des  monuments  et  bas-reliefs  de  Naga  et  de  Barkal, 
et  plusieurs  autres  points  de  la  haute  Nubie  et  de  l'Ethio- 
pie. Dans  ces  dessins  je  trouvai  la  confirmation  d'une  de 
mes  idées  sur  les  monuments  de  l'Ethiopie,  et  je  vis  clai- 
rement qu'on  peut  les  partager  en  trois  époques  distinctes 
et  en  trois  styles  successifs  : 

1°  Le  style  ^-Ethiopico-Égyptien,  c'est-à-dire  le  style 
Éthiopien  primitif,  analogue  au  beau  style  Égyptien  pur. 
Tels  sont  les  temples  de  Barkal  qui  portent  les  légendes 
royales  de  Tharaca  (  ^  '^^),  d'Amonasô  et  même  Ql'Anié- 
nophis-Memnon,  ce  qui  prouve  que  ce  Pharaon  avait  fait  la 
conquête  de  l'Ethiopie. 

2°  Le  style  ^thiopico-Hindou,  formes  grosses  et  grasses, 
trapues  et  chargées  de  détails  et  d'ornements,  quelquefois 
très  riches.  Figures  à  quatre  bras,  comme  dans  les  pagodes 
hindoues.  Ce  style  a  dû  naître  d'une  influence  exercée  direc- 
tement ou  indirectement  par  quelque  peuple  hindou.  Elle 
est  d'ailleurs  constatée  invinciblement  par  Valphabet  éthio- 


DE   CIIAMPOLLION    LE   JEUNE  91 

pien  qui  est  un  Syllabaire,  calqué  sans  aucun  doute  sur  les 
Syllabaires  hindous.  —  Monuments  de  Naga. 

3"  Le  style  JE thiopico- Arabe,  formes  grêles,  allongées, 
pauvres  et  peu  correctes.  Ce  style  a  pris  naissance  après 
l'invasion  des  Arabes  Hémiarites  en  Ethiopie;  cette  race  a 
fini  par  détruire  la  race  véritablement  éthiopienne,  mais  en 
adoptant  ses  mœurs  et  son  écriture.  Les  monuments  de  ce 
style  ne  peuvent  être  antérieurs  au  P^  siècle  de  notre  ère'. 

Je  trouvai  aussi  chez  M.  Linant  le  -dessin  d'une  longue 
inscription  du  Pharaon  Thoutmosis  IV,  gravée  sur  un  rocher 
à  la  frontière  de  Dongola.  Il  m'en  promit  une  copie. 

Sur  les  six  heures  du  soir,  les  chameaux  et  les  ânes  étant 
chargés  de  tous  nos  bagages,  nous  quittâmes  le  Caire  et 
allâmes  souper  et  coucher  aux  mâasch,  toujours  amarrés  à 
Boulaq. 

P^  octobre.  —  Quelques  provisions  oubliées  et  des  achats 
encore  nécessaires  retardèrent  notre  départ  jusques  à  trois 
lieures  après  midi.  Le  mâasch  l'Isis  mit  à  la  voile  sans  at- 
tendre VAthyr,  chargée  de  recevoir  les  deux  kavas  ou  soldats 
de  la  garde  du  Pacha  qui  doivent  nous  escorter.  Nous  cô- 
toyâmes la  charmante  île  de  Raoudha,  bien  digne  de  sa 
réputation,  et  dépassâmes  le  Mequias  (ou  nilomètre)  bâti  à 
sa  pointe  méridionale.  Après  quelques  diiHcultés  que  nous 
firent  les  canges  des  douaniers  du  Vieux-Caire,  nous  arri- 
vâmes devant  Gi:^éli  aj^  à  quatre  heures  moins  un  (juart. 
—  A  cinq  heures  un  quart,  le  mâasch  passa  devant  ùàS\x:> 
Déir-et-tin,  situé  sur  la  rive  arabi(|uc,  au  pied  d'un  mamelon 
détaché  du  Moqaltam  et  sur  lequel  existe  la  Babyloiie  de 
l'Mgypte.  C'est  là,  dit  l'histoire,  que  Sésostris  permit  à  des 
jjrisonniers  ba])yloniens  de  s'établir  et  de  bâtir  une  petite 
ville.  Le  Pacha  y  a  fait  construire  une  petite  forteresse. 

1.  Il  est  fort  re<,M'ettable  que  Chanipollioii  n'ait  pas  pu  explortM-  lui- 
môme  la  haute  Xubio.  Co  voya.ije  seul  aurait  pu  lui  permettre  déjuger 
exactement  la  valeur  des  monuments  égypto-nubieijs. 


92  LETTRES   ET   JOURNAUX 

Au  coucher  du  soleil,  nous  étions  en  face  de  Tliorrah  oj_jL, 
où  sont  les  magasins  du  gouvernement.  La  montagne  voi- 
sine (rive  droite)  est  toute  percée  de  carrières.  Sur  la  rive 
opposée  exista  jadis  Memphis ;  son  emplacement  est  oc- 
cupée par  une  immense  forêt  de  palmiers,  au-dessus  des- 
quels s'élèvent  les  sommets  des  nombreuses  pyramides  de 
Sakkara.  On  arriva,  à  sept  heures  du  soir,  à  Massarah,  où 
j'ordonnai  au  réis  d'arrêter  et  d'amarrer,  dans  le  dessein  de 
visiter  le  lendemain  les  carrières  ouvertes  à  différentes 
époques  dans  la  montagne  Arabique  entre  ce  village  et  celui 
de  Tliorrah,  plus  au  nord.  Bientôt  après,  le  mâasch  l'Athyr 
nous  rejoignit,  et  nous  passâmes  la  nuit,  les  barques  liées  à 
des  palmiers,  dont  les  dattes  pleuvaient  sur  nos  têtes  pen- 
dant qu'on  y  attachait  les  cordages. 

2  octobre.  —  Les  ânes,  retenus  la  veille  dans  le  village, 
étant  arrivés  sans  selles  et  sans  brides,  nous  partîmes  à  six 
heures  du  matin  pour  gagner  le  bas  de  la  montagne,  à  tra- 
vers les  terres  cultivées  et  des  terrains  incultes  déjà  cou- 
verts d'une  couche  de  sable,  parce  que  le  Nil  ne  les  avait  point 
inondés  depuis  quelques  années.  Je  fis  toute  la  route  à  pied, 
couvert  de  mon  burnous  et  prenant  mon  ombrelle  lorsque 
la  chaleur  du  soleil  devenait  trop  forte.  Après  une  heure  de 
marche,  on  atteignit  le  pied  de  la  chaîne  Arabique,  hérissée 
de  monticules  de  sables  et  d'amas  de  pierres,  provenant  du 
déblai  des  carrières.  C'est  en  escaladant  ces  dunes  et  ces 
monceaux  de  pierres  aiguës  que  nous  parvînmes  à  une 
grande  carrière,  dont  l'entrée  coupée  en  porte  et  d'une  élé- 
vation considérable  se  fait  remarquer  de  fort  loin  ;  on 
l'aperçoit  en  naviguant  sur  le  fleuve,  et  je  la  nommerai 
carrière  centrale.  Je  donnai  à  chaque  membre  de  l'ex- 
pédition une  direction  différente,  afin  d'explorer  le  plus 
complètement  possible  les  nombreuses  excavations  qui  se 
montraient  à  droite  et  à  gauche.  Aussitôt  qu'on  apercevait 
quelque  inscription  ou  des  sculptures,  un  coup  de  sifflet 
d'appel  se  faisait  entendre,  et  je  me  rendais  sur  les  lieux 


DE   CHAMPOLLÎON    LE   JEUNE  93 

pour  apprécier  Timportance  de  la  découverte.  Si  l'inscrip- 
tion paraissait  intéressante,  je  la  dessinais  ou  la  faisais  des- 
siner, si  elle  était  formée  de  traits  bien  distincts. 

Cette  exploration  bien  pénible,  faite  par  une  chaleur 
fort  élevée,  au  milieu  de  rocs  calcaires  blancs  qui  réver- 
bèrent violemment,  produisit  les  résultats  suivants.  Dans  les 
carrières  creusées  successivement  à  la  gauche  de  la  carrière 
centrale,  on  trouva  beaucoup  d'inscriptions  tracées  en  rouge 
et  en  caractères  démotiques  ;  la  plupart  existent  sur  le 
plafond  de  la  carrière  et  dans  les  lieux  les  plus  apparents. 
Plusieurs  de  ces  inscriptions,  répétées  un  grand  nombre  de 
fois  dans  la  même  grotte,  sont  évidemment  relatives  à  l'ex- 
ploitation même  de  ces  carrières,  mais  d'autres  offrent  un 
plus  grand  intérêt,  puisqu'elles  contiennent  des  dates  et  des 
noms  royaux. 

Telles  sont  celles  de  l'an  II  du  Roi  Acoris'  : 

pOXlTie    CltOTTTe    ïi    CTK    g^Kp 

et  de  l'an  VII  de  l'un  des  Ptolémées,  qui,  n'ayant  point  de 
prénom,  doit  être  Soter  P"",  le  chef  de  la  Dynastie  : 

poans   l     ^«^M>T^€.-JV^T^rTTToXHUC 

«  L'an  VU  de  Paoplii  du  lîoi  Ptolémce  », 

et  une  troisième  de  l'an  IV,  onze  de  Paophi,  de  l'Em- 
pereur Auguste  : 


1.  Aeorl.s  (Ilakor),  roi  de  la  XXIX"  dynastie.  Son  nom,  écrit  en 
Il iérogly plies,  fut  un  des  premiers  que  Champollion  dccliitira,  avant 
de  rédiger  et  de  publier  sa  LcKrc  à  M.  Davier  en  1822. 


94 


LETTRES   ET   JOURNAUX 


I 


((  L'an  IV,  Paophi  le  II  du  Roi  Cœsar  Empereur  ». 

Les  carrières  de  droite  sont  encore  plus  abondantes  en 
inscriptions  démotiques,  mais  on  y  trouve  en  même  temps 
des  sculptures  et  des  inscriptions  hiéroglyphiques.  L'une 
des  plus  belles  carrières  dans  cette  direction  est  ornée  d  une 
stèle  en  forme  d'entre-colonnement,  d'un  très  beau  style,  et 
portant  dans  le  registre  supérieur  trois  cartouches  royaux. 
Elle  a  été  sculptée  dans  le  roc,  intérieurement,  et  à  gauche 
en  entrant.  La  corniche  cannelée  n'offre  aucun  ornement. 
Le  cartouche  central  précédé  du  titre  i?o/  et  suivi  du  groupe 
A -V- Tewitg^o,  vivijicateur,  est  le  prénom  du  Roi  Ahmosis 
z"^,  le  père  de  la  XVIIP  Dynastie  Diospolitaine.  Le  second 
^  /"  N  Ahmos-Nof ré- Atari  est  celui  de  la  Reine  sa 
femme,  comme  le  démontrent  les  titres  1  ^^^ 
1^^=,^1  Royale.  Épouse  principale, 
royale  ^^^,  rnère,  dame  du  monde  à  toujours.  Enfin  le  troi- 
sième y— ^  cartouche  (celui  de  gauche)  est  encore  celui 
d'une  femme  de  la  famille  du  Pharaon  Alimosis,  une  de  ses 
sœurs  ou  plutôt  une  de  ses  filles,  comme  le  prouvent  les 
titres  1  !  et  i"^.  cTït-cwne  et  crn.--rci,Jille  de  Roi  et  sœur  de 
Roi.  Ce  dernier  titre  décide  la  question,  puisque,  le  monu- 
ment étant  sculpté  du  vivant  d' Ahmosis,  il  n'y  avait  d'autre 
Roi  que  lui  (Aménôthph  P^ne  régnant  pas  encore)  ;  donc,  la 
princesse,  qui  se  nommait  aussi  /C^^  Ahmos-Nofré-Atari, 


était  sœur  du  Roi  Ahmosis,  le 
chéri   de   Phtlia    et   de   chéri 
titre  est  motivé  par  le  voisi- 


le  second  par  le  fait  que.l/mo;t  \^^^_^  était  le  Dieu  prot^ 


quel  est  qualifié  de 
d'Atmou.  Ce  premier 
nage  de  Memphis  et 


tec- 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  95 

teur  des  carrières.  —  Huit  lignes  d'hiéroglyphes  composaient 
l'inscription  du  second  registre  de  la  stèle,  et  ce  monument 
est  d'autant  plus  curieux  qu'il  a  été  sculpté  pour  conserver 
la  mémoire  de  l'époque  à  laquelle  cette  carrière  a  été  ou- 
verte. C'est  ce  qu'expriment  textuellement  les  deux  pre- 
mières lignes  bien  conservées,  les  six  autres  étant  plus  ou 
moins  frustes  : 

pojune  KÉi  igô^p  JULUTO"yHH£i  uctu  pH-ci  «.oxic  Tô^ng^o  o-ycoii  ite  qtt 

L'an  XXII,  sous  le  sacerdoce  du  Roi  né  du  Soleil, 
Ahmosis,  les  carrières  ont  été  ouvertes. 

Et  il  résulte  de  l'examen  des  caractères  encore  subsistants 
que  les  pierres  tirées  de  ces  carrières  ont  été  employées  en 
travaux  dans  les  temples  de  Plitha,  (['Apis  et  d'Amejihem- 
ôph,  sans  aucun  doute  à  Memphis,  située  en  face  de  ces 
carrières.  Sur  la  base  carrée,  et  qui  est  censée  soutenir  la 
stèle,  on  a  sculpté  des  travaux  de  la  carrière,  c'est-à-dire 
six  bœufs  conduits  par  trois  hommes,  et  attelés  par  paires  à 
un  traîneau  sur  lequel  est  attaché  un  grand  bloc  de  pierre 
carré  et  taillé. 

Sur  les  parois  de  cette  même  carrière,  et  vers  le  plafond, 

sont  de  très  petites  stèles  sculptées  à  même,  et  sur  lesquelles 

on  a  grossièrement  tracé  des  figures  de  Phtha  ou  des  lions, 

emblèmes  de  cette  grande  divinité  mcmphitc. 

Une  seconde  grande  carrière,  voisine  de  la  précédente, 

r  ^^  I 
porte  également  la  même  date  de  l'an  XXII  j         du  même 

Pharaon.  La  stèle,  placée  à  main  gauche  en  entrant,  est 
aussi  sculptée  à  même  dans  le  rocher.  La  corniche  est  dé- 
corée du  globe  ailé  et  do  sa  légende,  et  la  couleur  bleue 
existe  encore  à  cette  inscription  qui  est  beaucoup  plus  mu- 
tilée (jue  la  précédente.  Les  cartouches  du  premier  registre 
sont  les  mômes,  sauf  (|ue  la  princesse  Ahmos-Nofré-Atari, 


96  LETTRES   ET   JOURNAUX 

outre  le  titre  de  Royale  Sœur  1^|, ,  prend  celui  de  1  \N 
cTii  TA1Ô.T  Royale  Mère,  et  la  femme  du  Pharaon  celui  de 
]      Divine  Épouse.  Cette  stèle  était  une  copie  mot  pour 
mot  de  la  précédente. 

Dans  une  petite  vallée   que    la,    montagne    de    ThorraJi 

el^,L  J-5-  forme  au  midi  de  ces  deux  grottes,  existent  une 

foule  d'autres  carrières,  où  l'on  voit  des  inscriptions  dé- 
motiques peu  intéressantes.  Mais  dans  l'une  d'elles  se  trouve 
un  beau  bas-relief  représentant  un  Roi  Égyptien  debout, 


présentant  en  offrande  UjjU  à  la  déesse  0>  HatJior,  assistée 
du  Dieu  ^'t^  Tliotli.  Ce  cartouche  du  Roi  est  seulement 
tracé  en  rouge  et  n'a  jamais  contenu  de  nom  sculpté.  La 
déesse  y  reçoit  le  titre  de  protectrice  de  J  ^^^  0  1  (1  û  Dr.  ' 
la  demeure  de  la  région  de  Sébi  ou  Tliymsébi,  ainsi  que  de 
AAw^  HiuLOTttx^  Tatelier,  le  lieu  où  l'on  travaille,  très 
probablement  les  carrières  entre  T/iorrah  et  Massarah.  Le 
Dieu  Thoth  prend  aussi  le  titre  de  yardien  de  la  même  lo- 
calité. Ce  bas-relief  est  aussi  sculpté  dans  une  stèle  en  forme 
d'entre-colonnement,  comme  les  deux  précédents. 

Sur  la  paroi  d'une  grotte  voisine  on  a  tracé  en  encre  rouge, 
et  avec  une  admirable  fermeté  de  main  et  finesse  de  trait, 
l'élévation  d'un  monolithe  ou  petit  naos.  La  corniche  can- 
nelée et  décorée  de  l'emblème  du  premier  Hermès,  flan- 
qué des  ura3us  symboliques  des  deux  régions^  porte  les 
cartouches-noms  et  prénoms  du  Roi  Psammétichus  P'' 
vR  rR  ;  un  monolithe  semblable  est  dessiné  dans  une 
/-— -V  /• — >^  grotte  peu  distante  de  celle-ci,  et  dans  cette 
n  []  Il  0  1  dernière  existent  les  traces  d'un  bas-relief  avec 
la  légende  d'un  Ptoléinée  encore  distincte, 
ainsi  qu'une  foule  d'inscriptions  déinotiques, 
\>-V  K,    J  tracées  en  rouge. 

Au  midi  de  cette  petite  vallée,  et  sur  le  penchant  de  la 
chaîne  principale,  existent  de  grandes  carrières  où  nous 


DE   CHAMPOLLION    LE   JEUNE  97 

avons  trouvé  un  grand  bas-relief  représentant  un  Roi  faisant 
une  ofïrande  au  Dieu  Amon-Ra,  à  la  Déesse  MoiUliocr 
(la  grande  Mère)  et  au  Dieu  Khons  hiéracocéphale.  La  lé- 
gende du  Roi  est  sculptée,  mais  le  cartouche  n'a  jamais 
renfermé  de  nom  propre.  Dans  la  grotte  antique,  ainsi  que 
sur  les  parois  d'une  grotte  voisine,  on  lit  des  noms  propres 

CY?  du  Roi  Hacor  (Acoris),  tracés  soit  verticalement 
^Q^  soit  horizontalement  s-  Cru  Z5  -^^^  1  •  En  résumé,  ces 
I   ^  \  carrières,  qui  s'étendent  depuis  77?arra/ijusquesbien 

^  au  delà  de  MassaraJi,  ont  été  exploitées  à  toutes 
^^^  les  époques.  Leur  voisinage  des  capitales  successives 
de  l'J^lgypte,  Memphis,  Fosthath  et  le  Caire,  a  dû  perpétuer, 
pour  ainsi  dire,  leur  exploitation,  et,  encore  aujourd'hui, 
c'est  de  là  qu'on  tire  la  pierre  coupée  en  carreau  pour  paver 
les  maisons  du  Caire.  Ces  carrières  ont  d'abord  fourni  aux 
constructions  de  Memphis  et  des  villes  voisines.  Les  noms 
à'Alunosis  et  de  Psammétichus  7°'"  prouvent  pour  toute  la 
période  pharaonique  embrassée  entre  ces  deux  règnes  : 
Acoris  marque  l'époque  persane,  les  noms  de  deux  Ptolé- 
mées  celle  des  Lagides,  et  l'inscription  de  l'an  VII  d'Auguste 
marque  la  période  romaine. 

On  distingue,  au  reste,  fort  aisément  les  carrières  antiques 
des  carrières  modernes.  Les  plafonds  des  premières  sont  plats 
et  marqués  de  ces  millions  de  stries  produites  par  le  ciseau, 
en  travail  pour  en  tirer  la  pierre  à  peu  près  taillée  et  telle 
(ju'on  devait  l'employer  dans  la  construction;  il  existe  même 
de  ces  pierres  presciue  détachées.  Ces  plafonds  sont  quel- 
quefois divisés  par  de  grandes  lignes  rouges,  accompagnées 
de  mots  démotiques  pour  servir  de  guide  aux  ouvriers  et 
en  marquer  les  travaux  à  entreprendre.  Les  ciirrières  mo- 
dernes sont  au  contraire  travaillées  sans  régularité,  et  leurs 
voûtes  sont  arrondies  et  pleines  d'anfractuosités. 

M.  Linant  et  un  jeune  Anglais,  M.  Ncwman,  venus  à 
dos  de  dromadaire,  ont  partagé  notre  modeste  repas  dans 
la  première  carrière  d'Alimosis.  Après  nous  être  reposés 

BlUL.   liGYHl.,  T.   XXXI.  7 


98  LETTRES   ET  JOURNAUX 

quelque  temps  dans  celles  d'Acoris,  où  toute  notre  cara- 
vane se  réunit  enfin,  nous  reprîmes  le  chemin  de  Massarah 
et  de  nos  mâascli,  où  nous  soupâmes  de  fort  bon  appétit, 
après  une  journée  extrêmement  fatigante.  —  A  peine  le 
café  pris,  ces  Messieurs  nous  dirent  adieu  et,  lançant  leurs 
dromadaires,  disparurent  bientôt  à  nos  yeux  dans  la  direction 
du  Caire.  Il  était  six  heures  et  un  quart.  N'ayant  plus  rien 
à  voir  dans  les  environs,  j'ordonnai  au  réis  de  faire  voile 

pour  Bédréschéïn  Ly-:)^[,  où  nous  abordâmes  à  huit  heures 
et  demie. 

3  octobr^e.  —  J'examinai,  en  me  levant,  un  sarcophage  en 
granit  porphyre,  appartenant  au  drogman  Joseph  Msarra, 
qui  l'avait  fait  porter  de  Sakkara  au  bord  du  Nil.  C'est 
celui  d'un  ^M  nommé  .  rf  ^  Pétisi.  La  sculpture 
n'est  point  de  la  première  beauté,  et  les  décorations  repré- 
sentent des  divinités  inférieures.  Je  déclarai  au  drogman  que 
cet  objet  ne  me  convenait  nullement,  ce  qui  le  mit  d'assez 
mauvaise  humeur  ^  ayant  compté  sur  moi  pour  s'en  défaire. 
A  six  heures  du  matin,  nous  partîmes  à  ânes  pour  Bédré- 
schêïn,  village  un  peu  enfoncé  dans  les  terres.  C'est  après 
l'avoir  dépassé  que  le  voyageur  s'aperçoit  qu'il  foule  le 
terrain  où  exista  jadis  une  grande  ville.  On  est,  en  effet,  déjà 
sur  l'emplacement  de  Memphis,  et  les  blocs  de  granit  épars 
sur  le  sol,  et  qui  de  tous  côtés  se  font  jour  à  travers  le  sable 
qui  les  recouvre  peu  â  peu,  témoignent  assez  de  l'extrême 
somptuosité  des  édifices  de  cette  capitale.  —  Entre  Bédré- 
schéïn  et  Mit-Rahinéh  ^.ifclj  z^a,  nous  trouvâmes  le  colosse 
mis  à  découvert  par  M.  Caviglia,  qui  en  a  fait  hommage 

1.  Youssouf  Msarra,  recommandé  à  Cliampollion  par  le  vice-roi  lui- 
même,  parce  qu'il  avait  accompagné  et  fort  bien  servi  Ismaïl-Pacha 
pendant  ses  voyages  réitérés  en  Nubie.  Désolé  d'avoir  manqué  cette 
affaire,  il  inventa  un  prétexte  quelconque  pour  ne  point  partir  avec 
«  l'Égyptien  »,  à  qui  il  aurait  été  fort  utile  :  ce  fut  sa  vengeance. 


BiBL.    ÉGYPTOL.,    T.    XXXI. 


Pl.    III. 


RAMSÈS  II 

Colosse  renversé  de  Meraphis. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  99 

au  Grand-Duc   de   Toscane.  Ce   colosse,  d'une    magnifique 

sculpture  et  dont  j'ai   fait  dessiner  avec  soin   la  tête   et 

les  détails',  représente  Rhamsès  le  Grand.  La  /^^  /^7^ 

matière  de  ce  colosse  est  en  très  beau  calcaire    ^^^^^ 

cristallisé.  Il  est  renversé  la  face  contre  terre  ; 

les  pieds  et  une  partie  des  jambes  n'existent 

plus.  Voici  ses  proportions  principales  :  V    J 


M 


l /WWAA 


Pieds.    Poucjs.     lignes. 

Hauteur  actuelle 34  3^ 

Du  bord  (de  la  coiffure?)  à  la  naissance  de  la 

barbe 4        5 

Longueur  du  cou 1        5 

Des  clavicules  au  nombril 7        1 

Longueur  du  nez 1        9 

Du  bas  du  nez  au  bord  de  la  lèvre 5        4 

Du  bord  de  la  lèvre  inférieure  au-dessous  du 

menton 8 

Longueur  de  la  barbe 2        6 

Largeur  du  bas  de  la  barl)e 1        6 

Largeur  d'une  épaule 4        2 

Oreille 1        8 

Largeur  de  l'oreille 11 

Bouche,  ouverture 1        6        6 

Longueur  de  l'œil 10       X 

Largeur 4 

Longueur  du  bras,  de  l'épaule  au  poignet 12        6 

Longueur  de  la  main  jusques  à  la  première  pha- 
lange    1        8 

Première  phalange 1        3        6 

Longueur  du  pouce 2        4        6 

Ongle  du  pouce 4        6 

Largeur  de  la  main 2        7 

Le  Pharaon  est  coilVé  du  claft  strié;  au-dessus  s'élevait  le 

psdicid,  (|ui  est  à  moitié  détruit.  Le  collier  est  à  sept  rangées, 

1.  Voir  la  planclie  III. 


lÔO 


LETTRES   ET   JOURNAU?^ 


Hirm 

ïïïïïïmr 
MM 

MM 

upir 


1 


terminé  par  un  rang  de  perles.  Deux  cordons  soutiennent  un 
riche  pectoral,  dont  la  corniche  est  surmontée  d'une  rangée 
d'urœus,  la  tête  ornée  du  disque.  Au  centre  du  pectoral,  com- 
position anaglypliique,  pré- 
sentant le  prénom  de  Rhamsès 
le  Grand  comme  protégé  par 
deux  divinités  en  pied,  Pldha 
et  son  épouse,  la  grande  Léon- 
tocéphale,    les   deux  princi- 
l|ï[    pales  divinités  de  Mempliis. 
Sur  la  ceinture,  en  place  d'a- 
>    .    .  -    grafe,  on  a  sculpté  un  grand  cartouche  horizontal 
£j^û     occupé  par  le  prénom  du  Roi  et  son  nom  propre, 
-«*i»*^     toujours  sous  la  protection  des  deux  divins  époux 
Collier.       memphites,  debout  sur  des  bases  en  forme  de 
coudées.  Un  grand  et  beau  poignard  ou  glaive  court,  dont 
la  poignée  est  décorée  de  deux  têtes  d'éperviers  adossées, 
est  passé  dans  la  ceinture,   mais  dans  une  position    fort 
inclinée.  La  lame  paraît  renfermée  dans  un  fourreau  orné 
de  baguettes  et  qui  se  termine  par  un  bouton  en  fer  de 
lance. 

Hors  du  cartouche  de  la  ceinture,  à  droite  et  à  gauche, 
mais  à  une  assez  grande  distance,  sont  deux  doubles  car- 
touches nom  Qt prénom,  dont  il  serasubséquemment  question 
dans  ce  journal.  Sur  l'épaule  droite  existe  encore  le  car- 
touche-prénom. Les  bracelets  du  poignet  sont  fort  simples. 
Un  rouleau  de  papyrus,  placé  dans  la  main  gauche,  est 
marqué  sur  la  tranche  par  le  cartouche -nom  propre 
Amenmai -  Rhamsès .  Sur  l'appui  de  la  statue,  mais  intérieu- 
rement, vers  la  jambe  gauche,  existent  la  tête  et  une  partie 
du  corps  d'un  jeune  prince,  dont  le  titre  1^^  ctuci  est 
encore  visible;  il  est  coiii'é  à  l'Horus.  On  voit  sur  l'ap- 
pui de  la  jambe  droite,  extérieurement  et  en  relief,  le 
bras  de  la  reine  appuyé  sur  le  milieu  du   mollet  du  co- 


DE   CHAMPOLLION    LE   JEUNE  101 


l 


"^^ 


losse.  On  y  lit  encore  les  titres  de  la  princesse  :  *Ç* 
J'ai  remarqué  sur  divers  points  du  colosse,  et  ^"^ 
notamment  dans  les  angles  de  la  bouche,  quel- 
ques traces  des  couleurs  qui  les  couvraient  pri- 
mitivement. 

La  tête  est  trait  pour  trait,  mais  de  plus 
grandes  proportions,  une  copie  fidèle  de  la  tête  du  petit 
colosse  de  Rhamsès  le  Grand,  le  plus  beau  monument  du 
Musée  de  Turin.  Cette  ressemblance  parfaite  prouve  que 
ces  deux  statues  sont  de  véritables  portraits  du  conquérant 
égyptien.  Ce  colosse,  dans  le  voisinage  duquel  sont  des 
sabstructions  en  grands  blocs  calcaires,  était  placé  probable- 
ment devant  une  grande  porte  et  devait  faire  pendant  à  un 
second  de  même  proportion.  Nous  avons,  dans  ce  but,  ordonné 
quelques  fouilles  dans  une  direction  présumée,  mais  le  temps 
nous  manquera  peut-être  pour  en  recueillir  le  fruit.  La  loca- 
lité est  d'autant  plus  intéressante  qu'il  est  probable  que 
nous  sommes  ici  dans  l'enceinte  même  qui  renfermait  les 
principaux  édifices  sacrés  de  Memphis.  Deux  très  longues 
croupes  de  collines  s'étendent  parallèlement  du  midi  au 
nord  :  l'une  à  l'ouest  du  Nil  et  de  Bédréscliéïn,  —  l'autre 
encore  plus  à  l'ouest  et  sur  laquelle  se  trouve  le  village  de 
Mit-Rahinêh.  Je  considère  ces  collines  comme  les  restes  de 
la  grande  enceinte  en  briques  crues  affaissée  sur  elle-même, 
—  éboulée  et  délayée  par  les  pluies  et  l'inondation,  qui  oc- 
cupe encore  aujourd'hui  une  bonne  part  de  l'intervalle  exis- 
tant entre  les  murs  parallèles,  aujourd'hui  couverts  de 
palmiers.  Le  grand  colosse,  et  probablement  son  pendant 
flanquaient  une  porte  de  temple  (ou  de  cour  de  temple),  — 
les  constructions  existantes  le  prouvent.  —  Sur  le  même 
alignement  et  plus  au  sud,  ^L  Caviglia  a  trouvé  deux  petits 
colosses  en  granit  rose.  L'un  est  presque  entier,  l'autre  est 
brisé  en  plusieurs  pièces.  —  Les  légendes  que  j'ai  fait  co- 
pier sont  encore  celles  de  R/ianiscs  le  Grand.  Le  Roi  est 


102 


LETTRES   ET  JOURNAUX 


représenté  debout,  tenant  une  enseigne  dont  le  bâton  porte 
une  légende  hiéroglyphique. 

Nos  fouilles  aux  points  a  et  c  ont  produit  des  débris  de 
sculpture  sans  intérêt,  —  celles  des  points  b  et  d  nous  ont 
fait  trouver  des  pierres  calcaires  taillées  et  ayant  fait  partie 
d'un  mur,  ce  qui  donne  les  éléments  de  la  restauration 
marquée  en  pointillé  sur  le  plan  approximatif.  —  J'ai  par- 


couru avec  soin  la  partie  de  la  colline  orientale  au  nord  du 
grand  colosse,  et  j'ai  observé  les  restes  très  étendus  de 
petits  édifices  ou  de  petites  chambres  et  des  couloirs  bâtis 
en  petites  briques  crues  comme  les  nécropoles  de  Sais. 


DE  CHAMPOLLION   LE  JEUNE  103 

D'innombrables  débris  de  poterie,  semblables  encore  à  celle 
de  Sais,  achèvent  de  déterminer  la  destination  primitive 
de  ces  constructions.  Les  débris  de  figurines  funéraires  et 
des  vases  à  bitume  qu'on  y  trouve  lèvent  d'ailleurs  tout 
doute  à  cet  égard.  Il  existe  une  autre  nécropole  encore  plus 
au  nord,  et  que  j'ai  visitée  en  allant  à  Sakkara;  c'est  la 
continuation  de  celle-ci.  Les  murs  de  briques  crues  sont 
du  reste  parsemés  de  blocs  de  granit  rose,  de  grès  et  de  cal- 
caire blanc,  qui  paraissent  avoir  appartenu  à  des  con- 
structions plus  soignées  et  ornées  de  sculptures.  Nous 
dînâmes  avec  du  pain  arabe,  des  dattes  fraîches  et  de  l'eau, 
assis  à  l'ombre  sous  des  cabanes  construites  en  roseaux  et 
en  branches  de  palmier.  Le  soir,  nous  retournâmes  souper 
plus  substantiellement  aux  mâasch,  où  nous  passâmes  la 
nuit. 

4  octobre.  — •  Pendant  qu'on  chargeait  les  tentes  et  tous 
les  objets  nécessaires  pour  une  campagne  de  huit  jours  au 
moins,  je  repris  de  très  bonne  heure  le  chemin  de  Bédré- 
schéïn  et  de  Mit-Rahinéh.  J'admirai  de  nouveau  le  travail 
du  colosse,  et  il  était  naturel  que  je  fusse  très  sensiblement 
impressionné  par  le  premier  grand  objet  de  sculpture 
égyptienne  que  les  hasards  du  voyage  mettaient  sous  mes 
yeux. 

Couché  devant  cette  face  énorme,  mais  si  heureusement 
liarmoniséc  que  son  expression  n'a  rien  que  d'aimable  et 
de  suave,  je  me  pénétrais  de  tout  le  grandiose  de  cette  sculp- 
ture héroïque,  et  souriais  de  pitié  au  souvenir  des  juge- 
ments mesquins  et  de  la  mince  idée  que  non  esprits-forts 
en  fait  d'art  ont  portés,  et  entretiennent  encore,  sur  l'art  des 
i\gyptiens.  Que  tout  homme  impartial  recueille  dans  sa  mé- 
moire l'espèce  d'eJJ'roi  mêlé  de  déf/oût,  qu'il  a  nécessaire- 
ment éprouvé  comme  moi,  à  Rome,  devant  quelques-unes 
de  ces  têtes  colossales  d'empereurs,  conservées  au  Capitolc, 
ou  ailleurs  ;  (|u'il  compare  ce  sentiment  à  celui  qu'il  res- 
sentira en  face  d'une  tête  colossale  égyptienne.  Il  ne  doutera 


104  LETTRES   ET   JOURNAUX 

plus,  alors,  que  les  Égyptiens  n'entendissent  parfaitement 
bien  l'emploi  de  l'art  dans  les  objets  au-dessus  des  propor- 
tions ordinaires,  c'est-à-dire  la  grande  sculpture  monumen- 
tale, —  la  partie  vitale  de  leur  architecture.  Tout  détail 
trop  minutieux  sur  une  grande  échelle  est  une  faute  capi- 
tale, et  l'artiste  qui,  faisant  une  statue  colossale,  n'a  point, 
comme  les  Égyptiens,  la  sagesse  de  n'exprimer  que  le  strict 
nécessaire,  ce  qui  n'exclut  nullement  certaines  finesses,  ne 
produira  jamais  qu'une  face  monstrueuse,  une  grossière  cari- 
cature, comme  les  têtes  impériales  précitées.  —  La  sculpture 
des  deux  petits  colosses  de  granit  rose,  placés  dans  le  voi- 
sinage, est  beaucoup  moins  soignée  que  celle  du  colosse 
calcaire.  Elles  décoraient  une  porte  ou  un  petit  pylône.  Le 
Roi  était  figuré  portant  une  enseigne  terminée  par  une  tête 
de  Phtha-Sokri  ;  sur  le  bâton  est  l'inscription  suivante  : 
LArôéris  puissant.  Soleil  bienfaisant,  le  Seigneur  des 
Panégyries,  comme  son  père  Phtha,  etc.,  plus  la  légende  de 
Rhamsès  le  Grand.  L'un  de  ces  colosses  est  en  assez  bon 
état,  mais  le  plus  occidental  consiste  en  blocs  séparés  avec 
violence  et  presque  méconnaissables.  Il  n'y  a  d'entier  que 
les  deux  tiers  du  montant,  avec  inscription  hiéroglyphique, 
et  toujours  la  légende  de  Rhamsès  le  Grand. 

Au  nord  du  grand  colosse,  et  sur  une  sorte  de  cap  qui 
s'avance  dans  l'inondation,  je  trouvai  une  petite  colonne 
en  pierre  calcaire  avec  chapiteau  à  quatre  têtes  d'Athyr, 
d'un  travail  simple  et  très  sévère.  Le  fût  est  engagé  à  peu 
près  des  deux  tiers  dans  le  sol;  j'ignore  si  cette  colonne 
occupe  encore  sa  place  primitive  ou  si  quelque  marchand  l'a 
fait  transporter  et  déposer  dans  ce  lieu.  Les  gens  du  pays 
n'ont  su  rien  m'apprendre  de  positif  à  cet  égard.  Athyr, 
l'épouse  de  Phtha,  dut  avoir  en  effet  de  nombreux  autels 
dans  Memphis,  et,  sans  parler  ici  du  temple  d'Aphrodite 
l'Étrangère,  j'ai  acquis  la  certitude  que,  sur  le  versant  oriental 
de  la  colline  formée  par  les  débris  de  l'enceinte  sacrée  (au 
point  M),  il  exista  un  monument  assez  important,  dédié  à 


DE   CHAMPOLLION   LE    JEUNE  105 

Phtha  et  à  la  déesse  Hathor  :  des  fouilles,  commencées  par 
M.  Caviglia  et  que  j'ai  fait  continuer  pendant  deux  jours, 
ont  mis  à  découvert  des  blocs  de  granit  rose  ayant  formé  un 
grand  pilastre,  offrant  l'apparence  de  deux  colonnes  ac- 
couplées-engagées,  couvertes,  dans  toute  leur  hauteur  par- 
tagée en  anneaux,  des  titres  et  des  légendes  de  Rhamsès 
le  Grand,  terminées  par  les  deux  formules  dédicatoires, 
nTewo-jLid.1  Aimé  de  Phtha,  g^*.-»wp-As.*.i  Aimé  d'Athyr.  Je  suis 
convaincu  que  des  fouilles  poussées  avec  vigueur  sur  ce 
point  des  ruines  (et  dans  un  autre  mois  que  celui  d'octobre, 
où  l'inondation  pénétrait  dans  les  fouilles)  conduiraient  à 
la  découverte  de  c{uelque  édifice  fort  remarquable  :  ce  que 
j'y  ai  observé  est  d'un  genre  tout  à  fait  particulier,  archi- 
tecturalement  parlant, 

A  trois  heures,  il  fallut  songer  à  partir  pour  Sakkara, 
où  devait  être  déjà  rendue  la  caravane,  composée  de  sept 
chameaux  chargés  des  tentes,   malles  et  efïets,  et  sous  la 
conduite  du  docteur  Ricci,  qui  devait  choisir  un  campement. 
Le  chemin  direct  nous  était  fermé  par  les  eaux  du  fleuve 
répandues  dans  la  campagne.  Il  fallut  pousser  nos  ânes  dans 
le  bois  de  palmiers  qui  recouvre  l'enceinte  éboulée  du  côté 
de  Bédréschéïn,  et  marcher  pendant  une  heure  dans  la  direc- 
tion du  sud  au  nord  ;  c'est  dans  ce  long  détour  que  je  tra- 
versai de  nouveau  la  nécropole  en  bric^ues  crues,  qui  se  pro- 
longe fort  au  nord  et  montre  souvent  le  singulier  contraste 
de  petits  murs  de  briques,  renfermant  des  débris  de  construc- 
tions en  calcaire  et  plus  souvent  encore  en  granit  de  tout 
genre.  Je  ne  puis  encore  me  rendre  compte  de  ces  gisements. 
Nous  quittâmes  enfin  le  bois  de  palmiers  et,  tournant  vers 
l'occident,    après   avoir  passé  un   pont,   nous  prîmes  une 
chaussée  qui,  après    une  seconde  heure  de  chemin,  et  de 
fort  grands  détours,  impossibles  à  éviter,  puisque  l'inon- 
dation battait  les  deux  côtés  de  la  chaussée,  nous  mena  dans 
le  voisinage  de  Sakkara.  C'est  précisément  à  l'endroit  même 
où  la  chaussée  se  joint  au  désert,  et  dans  un  petit  bois  de 


106  LETTRES    ET   JOURNAUX 

palmiers  ceint  de  bosquets  odorants  de  Santh  (l'Acacia 
égyptien  des  anciens)  que  nos  tentes  avaient  été  dressées  ; 
deux  pour  les  maîtres  et  une  troisièmepour  les  domestiques. 
Le  reste  de  la  journée  se  passa  en  arrangements  intérieurs. 
Nous  prîmes  à  notre  solde  le  propriétaire  du  champ  où 
nous  étions  campés,  et  ses  trois  fils  pour  faire  la  ronde  et 
une  veille  active  pendant  la  nuit,  les  habitants  de  Sakkara, 
nos  voisins,  jouissant  d'une  assez  bonne  réputation  pour 
motiver  cette  mesure  nocturne. 

5  octobre.  —  La  veille  au  soir,  j'étais  allé  faire  une  recon- 
naissance de  la  pyramide  à  cinq  degrés,  nommée  Medarrag 
par  les  Arabes,  laquelle  s'élevait  sur  les  collines  au  nord- 
ouest  de  notre  camp,  assis  sur  les  limites  de  la  terre  cultivée 
et  du  désert  d'Afrique.  Il  me  tardait  de  voir  en  détail  ce 
qu'on  nomme  la  plaine  des  momies,  vaste  cimetière  où 
venaient  s'engloutir  les  générations  qui  peuplèrent  succes- 
sivement la  ville  de  Memphis  :  un  homme  du  pays,  nommé 
Mansour,  devint  notre  guide.  En  sortant  du  camp,  nous 
entrâmes  dans  le  désert  et  nous  nous  dirigeâmes  vers  le  pied 
de  la  montagne  Libyque,  couverte  de  sable  sur  tous  les  points. 
Il  était  fort  pénible  pour  nos  pauvres  ânes  de  gravir  la  pente 
même  assez  douce  qui  conduit  au  plateau  sans  fin  du  désert. 
Les  sables  manquaient  sous  leurs  pieds,  et  la  monture  et  le 
cavalier  étaient  à  chaque  instant  exposés  à  rouler  l'un  sur 
l'autre.  Enfin  notre  guide  nous  fit  arrêter  presque  vers  le 
haut  de  la  montagne  pour  nous  montrer  un  tombeau  antique. 
Je  suivis,  en  rampant  sur  le  ventre,  Mansour  qui  précédait, 
armé  d'une  bougie,  et  me  trouvai  dans  une  chambre  carrée, 
revêtue  de  belles  pierres  de  taille  sculptées,  mais  ne  conser- 
vant presque  aucune  trace  de  peinture.  C'était  le  tombeau 
d'un  iHii]  cTti-cô.2^,  scribe  royal  ou  basilicogrammate  mem- 
phite,  nommé  (I  \\     Amenémôph.  Toute  la  déco- 

ration  de  cet  hypogée  était  purement  religieuse.  Le  défunt 
adorait  successivement  Osiris,  Sokri,  et   surtout  les  deux 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  107 

divinités  memphites  Phtha  et  Hathor.  J'y  cherchai  vaine- 
ment quelque  légende  royale  qui  pût  me  donner  l'époque  de 
cette  sépulture.  Je  ne  trouvai  qu'une  inscription  légèrement 
tracée,  en  langue  grecque,  disant  que  les  injures  d'un 
ennemi  valent  souvent  les  conseils  d'un  ami  ;  mais  ce  beau 
précepte  était  écrit  sur  les  sculptures  égyptiennes,  et  par 
conséquent  fort  moderne  comparativement.  Le  travail  de  ce 
tombeau  est  de  la  bonne  époque,  quoique  un  peu  gras  et  un 
peu  nourri,  ce  qui,  d'ailleurs,  caractérise  le  style  memphite. 

On  acheva  de  gravir  la  montagne,  et,  en  atteignant  le 
sommet  du  plateau,  nous  pûmes  nous  former  une  idée 
des  dévastations  qu'on  exerce  depuis  des  siècles  dans  les 
sépultures  des  Memphites.  Qu'on  se  figure  une  pleine  im- 
mense entrecoupée  de  pyramides,  et  hérissée  de  tout  petits 
monticules  de  sables  couverts  de  débris  de  poteries  antiques, 
de  langes  de  momies,  d'ossements  brisés,  de  crânes  égyp- 
tiens blanchis  par  la  rosée  du  désert,  et  de  débris  de  toute 
espèce.  A  chaque  instant  on  rencontre  sous  ses  pas  ou  les 
restes  d'une  muraille  en  briques  crues,  ou  l'ouverture  d'un 
puits  carré,  revêtu  de  belles  pierres  de  taille,  mais  plus  ou 
moins  recomblé  du  sable  que  les  Arabes  en  avaient  retiré 
pour  les  exploiter.  Tous  ces  monticules  sont  le  résultat  des 
fouilles  faites  pour  la  recherche  des  momies  et  des  antiquités, 
et  le  nombre  des  puits  ou  tombeaux  de  Sakkara  doit  être 
immense,  si  l'on  réfléchit  que  les  sables  enlevés  pour  décou- 
vrir un  puits  cachent  eux-mêmes  les  ouvertures  de  plusieurs 
autres. 

Du  reste,  on  se  tromperait  en  pensant  que  ces  puits  con- 
duisent à  des  chambres  sculptées;  cela  est  fort  rare,  et  il 
semble  que  l'usage  ait  été  de  construire  sur  l'ouverture 
même  du  puits,  ou  tout  auprès,  une  ou  plusieurs  salles  dé- 
corées de  sculptures,  servant  pour  ainsi  dire  de  chapelles 
aux  puits  ou  catacombes  renfermant  les  corps  de  toute  une 
famille.  J'eus  l'occasion  de  me  convaincre  de  ce  fait  en  visi- 
tant plusieurs  tombeaux  encore  assez  bien  conservés. 


108 


LETTRES   ET   JOURNAUX 


L'un  des  plus  intéressants,  et  le  premier  dont  je  fis  dessiner 
des  détails,  existe  à  peu  de  distance  de  l'angle  nord-est  de 
la  pyramide  dite  t^j^^  Medarrag,  au  sud  et  tout  près  d'une 
petite  pyramide  ruinée.  Le  croquis  suivant  donnera  une 
idée  de  la  disposition  des  pièces  qui  le  composent. 


Ce  tombeau  ou  plutôt  ce  vestibule  de  tombeau  m'a  paru 
d'une  construction  très  soignée.  Les  sculptures  qui  le  dé- 
corent sont  d'un  travail  très  soigné,  sans  être  de  la  première 
beauté.  On  n'y  lit  qu'un  seul  nom  propre,  celui  du  chef  de 
famille  qui  fit  les  frais  du  monument.  Il  se  nommait 
^  T         -"«qp,  Ménojré  ou  Ménofé,  dont  le  principal  titre 

1  Pî  Yr»  indique  un  officier  chargé  de  certaines  parties 
de    la   coiffure   royale.    D'autres  qualifications   telles   que 

\\\\\  \  A«-«-i  neqitHà,  Juppe  iteqitHfe,  Aimant  SOtl 

maître,  chérissant  son  maître,  que  prend  aussi  Ménofré, 
rappelle  le  titre  EK  TUN  <i>\\ClH,  faisant  partie  des  amis 
(du  Roi),  porté  par  des  officiers  des  Rois  égyptiens  Lagides, 
et  prouve  la  haute  antiquité  de  cette  sorte  d'association. 
Le  défunt  faisait  du  reste  partie  du  corps  sacerdotal,  étant 
prêtre  royal,  \  y  1         ,  et  son  nom  se  trouvant  toujours  pré- 

I   A      I       AAAAAA 

cédé  des  signes  du  sacerdoce 


f^ 


& 


r7\ 


DE  CHAMPOLLÎON   LE   JEUNE  109 

Je  fus  assez  heureux  pour  recueillir  parmi  les  sculptures  la 
légende  complète  du  Pharaon  à  la  cour  duquel  avait  vécu  Alé- 
nofré.  Mais  le  nom  propre  de  ce  prince,  Ossé,  Asso,  Asèso, 
appartient  à  une  des  dynasties  dont  les  abré- 
viateurs  de  Manétlion  n'ont  pas  jugé  à  propos 
de  nous  donner  les  noms  successifs,  de  sorte 
.  que  l'épocjue  du  monument  et  de  son  auteur 
Lj  .  ^  reste  forcément  incertaine,  quoique  nous  possé- 
^^ — ^  ^  y  dions  déjà  les  éléments  les  plus  nécessaires  à 
sa  détermination.  Le  second  cartouche  est  tout  à  fait  neuf; 
il  a  échappé  aux  recherches  du  Major  Félix  à  Sakkara. 

On  descend  par  un  mur  forcé  et  démoli  (F)  dans  le  tom- 
beau de  Méiiofi'é.  La  première  salle  A,  de  peu  d'étendue, 
est  à  ciel  ouvert,  et  la  plus  grande  partie  des  sculptures  qui 
la  décoraient  ont  été  enlevées  ou  détruites.  Elles  n'existent 
plus  que  sur  la  paroi  marquée  a,  et  représentent  des  per- 
sonnages des  deux  sexes  en  marche  vers  la  porte  de  la 
chambre  D,  portant  des  offrandes  de  tout  genre  ou  plutôt 
les  productions  des  terres  appartenant  à  Ménofré,  leur 
maître.  Parmi  ces  employés  de  la  maison  du  seigneur 
memphite,  plusieurs  conduisent  de  magnifiques  bœufs, 
blancs  et  rouges,  blancs  ou  noirs,  et  deux  de  ces  animaux 
portent  sur  leur  cuisse  gauche  de  grandes  marques  carrées, 
tracées  en  noir,  avec  les  caractères  :  Maison  l'oyale,  et  les 

numéros  XLIII(nnnn  III)  etLXXXXVI  (^^^^^"')^  ce  qui 

^         ^  ^  nnnn  iii^       ^ 

constate  l'usage  de  marquer  d'un  numéro  d'ordre  les  têtes 

de  bétail  appartenant   aux  grandes  maisons  égyptiennes. 

On  peut  conjecturer  que  ces  numéros  43  et  96  expriment 

le  total  des  animaux  de  l'une  et  de  l'autre  couleur. 

Au-dessus  du  dos  on  a  gravé  le  mot  (j^,  eo,  bœuf.  On 
les  conduit  en  laisse,  et  chacun  d'eux  a  un  collier  terminé 
par  un  ornement  en  forme  de  fleur  de  lotus.  Il  subsiste 
encore  sur  cette  mémo  paroi  douze  ligures  de  femmes  en 
marche,  portant  sur  leur  tétc  des  corbeilles  ou  de  grands 


110  LETTRES   ET   JOURNAUX 

vases,  contenant  des  régimes  de  dattes,  des  bananes,  des 
figues  et  autres  fruits  ou  aliments.  Ces  femmes,  uniformé- 
ment habillées  et  d'une  taille  assez  svelte,  portent  de  leur 
main  gauche  (la  droite  servant  à  soutenir  leur  corbeille)  des 
tiges  de  lotus,  des  oies  saisies  par  les  ailes,  des  veaux  portés 
sur  le  bras  ou  conduits  en  laisse,  ou  une  bardaque  et  des 
fleurs.  Une  autre  conduit  une  petite  gazelle  avec  une  attache 
fixée  à  la  patte  gauche  antérieure  de  l'animal. 

L'intérieur  de  la  chambre  D,  dont  le  plafond  en  grandes 
pierres  est  parfaitement  conservé,  offre  bien  plus  de  va- 
riété dans  les  sculptures.  La  paroi  b,  coupée  en  trois  di- 
visions horizontales,  est  une  espèce  de  petit  Muséum 
d'Histoire  naturelle.  Sans  parler  de  quelques  bœufs  H-jQ 
supérieurement  sculptés  et  conduits  par  un  jeune  homme, 
portant  dans  ses  bras  la  paille  pour  les  nourrir,  ni  de  l'in- 
scription eonoqp  (1')0L  ^^  bon  bœuf,  tracé  au-dessus 
du  dos  de  Tune  des  victimes,  je  m'arrêterai  d'abord  à  une 
série  de  plusieurs  espèces  de  chèvres  et  de  gazelles,  exécutées 
avec  un  soin  recherché  et  portant  chacune  son  nom  en  ca- 
ractères hiéroglyphiques  bien  conservés. 

La  première  espèce,  de  forte  taille,  queue  longue  à  flocon, 
pendante,  et  qui  a  quelque  chose  des  formes  de  l'âne,  a  ses 
cornes  longues  et  recourbées  en  arrière  :  ^^^"^gj^  ; 
son  nom  est  Y  ^^ .  ^f  ^ 

La  deuxième  espèce,  à  très  courte  queue,  cornes  très  hautes 
et  encore  plus  recourbées  que  celles  de  la  précédente  espèce, 
se  distingue  par  une  sorte  d'excroissance  qui  prend  nais- 
sance au-dessus  du  nez  et  pend  en  large  fanon  au-dessous 
du  col  y^\        ;  son  nom  est  orthographié  'wwva  (1  "^K  . 

La  ^4  troisième  espèce,  à  cornes  ondulantes, 
V^  UM*    semble  d'une  taille  inférieure  aux  précé- 

Qj    dcutes;  DQ:£i  est  son  nom. 
C?<     La  quatrième  espèce  a  des  cornes  très  grosses  et 


t)E   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  111 

contournées  ainsi  ^  p  .  Son  nom  e^t  écrit  lyawce,  b~~ïj , 
C'est  l'orthographe    C    1  antique  du  copte  ujouj  {oryx). 

La  cinquième  ^tv^v  espèce,  cornes  courbées  et  la 
pointe  relevée,    C  ^,  avec  une  queue  très  courte,  est 

nommée  /H  x  '  Kj  ^-oc  ;  c'est  là  sans  aucun  doute  le  mot 
copte  s'ô.g^ci,  /^  Gahsi  ou  (S'ô.g^ce  (thébain),  traduit 
par  oop/.i;  {Actes,  x,  36,  39)  —  et  par  4\y  ga:;dle  dans  un 
dictionnaire  vu  par  Lacroze.  —  Du  reste,  l'égyptien  s'e.^ce 
existe  dans  l'arabe  sous  la  forme  <il^,  Gahaschéh. 

Cette  série  de  quadrupèdes  du  désert  est  terminée  par 
un  homme,  portant  dans  chaque  main,  saisis  par  les  oreilles, 
deux  lièvres,  —  oreillards,  si  communs  sur  les  monuments 
et  dont  le  nom  a  été  malheureusement  omis  par  le  sculpteur. 
—  Une  série  non  moins  intéressante  occupe  la  deuxième 
division  de  cette  paroi.  C'est  une  suite  d'oiseaux  à  la  tète 
desquels  paraissent  des  échassiers,  du  genre  du  héron,  — 
de  la  cigogne  ou  de  la  grue,  ensuite  plusieurs  espèces 
à' oies,  une  sorte  de  pingouin  et  une  tourterelle  dont  le  nom 
est  clairement  écrit  ,  que  j'avais  cru  n'être  applicable 

jusques  ici  qu'à  une  sorte  d'hirondelle.  Il  sera  facile,  à  Paris, 
de  bien  faire  déterminer  ces  oiseaux,  dont  tous  les  noms 
hiéroglyphiques  existent. 

Toute  la  paroi  c  est  occupée  par  un  long  bas-relief  repré- 
sentant des  hommes  égorgeant  et  dépeçant  des  bœufs.  La 
variété  et  le  mouvement  des  poses  me  fit  tenir  à  en  posséder 
un  dessin  exact  ;  au-dessus,  divers  personnages  portant  des 
offrandes.  —  Une  portion  de  la  paroi  e  a  été  couverte  de 
dessins  à  moitié  sculptés,  représentant  deux  hommes  occupés 
à  traire  des  vaclies,  et  cette  action  est  exprimée  en  écriture 
hiéroglyphi(|ue  par  le  groupe  '>-  (cï'i-epcoTe),  dans  lequel  on 
reconnaît  le  mot  :(ls=5  eptuTc,  lait,  en  toutes  lettres, 
suivi  de  son  détcrminatif  §,  et  le  trait  (jui  surmonte  le  vase 


112  Lettrés  et  Journaux 

parait  exprimer  le  lait  tombant  dans  son  orifice.  —  Des 
hommes  occupés  des  soins  de  la  cuisine  ont  été  dessinés, 
mais  non  sculptés  sur  la  partie  haute  de  la  même  paroi. 
L'un  des  cuisiniers  tire  du  fond  d'un  vase  profond  des 
espèces  de  boulettes,  qu'il  place  sur  le  feu,  tandis  que  l'autre, 
arrangeant  ce  mets  sur  les  charbons,  souffle  le  feu  avec  un 
I»        ,  Jlabellum,  qu'il  tient  de  la  main  droite  :  au-dessus 

^^2^  6^^  tracé  le  mot  fi  (1  pK^,  le  copte  pwKg^,  urere, 

cremare,  ustio,  titio. 

Enfin  le  fond  de  la  salle  D,  occupé  par  une  banquette,  a 
été  décoré  d'une  de  ces  stèles  en  forme  de  portes  succes- 
sives s'enchâssant  les  unes  dans  les  autres,  et  décorée  d'in- 
scriptions contenant  tous  les  titres  du  défunt  Mênofré. 
C'est  à  droite  et  à  gauche  de  cette  stèle  que  sont  les  deux 
inscriptions  d'où  j'ai  tiré  le  prénom  et  le  nom  propre  royal 
déjà  cités. 


CHAMPOLLION  A  CHAMPOLLION-FIGEAC 

De  mon  camp  de  Scikkara,  5  octobre  1828. 

Je  t'ai  écrit,  mon  bien  cher  ami,  [du  Caire]  où  je  suis  resté 
jusques  au  30  au  soir,  que  j'allai  coucher  au  mâasch  avec  tout 
mon  monde,  afin  de  mettre  à  la  voile  le  lendemain  de  bonne 
heure  pour  gngner  l'ancien  emplacement  de  Memphis.  Le 
1*^^  octobre,  nous  couchâmes  devant  le  village  de  Massarah, 
sur  la  rive  orientale  du  Nil,  et,  le  lendemain,  à  six  heures  du 
matin,  nous  courûmes  la  plaine  pour  atteindre  les  grandes 
carrières  que  je  voulais  visiter,  parce  que  Memphis,  sise  sur 
la  rive  opposée,  et  précisément  en  face,  doit  être  sortie  de 
leurs  vastes  flancs.  La  journée  fut  excessivement  pénible, 
mais  je  visitai  presque  une  à  une  toutes  les  cavernes  dont  le 
pendiant  de  la  montagne  de  Thorrali  est  criblé.  J'ai  con- 


DE   CHAMPOLLION  LE  JEUNE  113 

staté  que  ces  carrières  de  beau  calcaire  blanc  ont  été 
exploitées  à  toutes  les  époques.  J'y  ai  trouvé  :  l°une  inscrip- 
tion démotique  datée  du  mois  de  Paophi  de  Tan  IV  de 
l'Empereur  Auguste;  2"  une  seconde  inscription  de  l'an  VII, 
même  mois,  d'un  Ptolémée,  qui  doit  être  So^er /",  puisqu'il 
n'y  a  pas  de  prénom  ;  3°  une  inscription,  toujours  en  démo- 
tique, de  l'an  II  du  Roi  Acoris,  Tun  des  insurgés  contre  les 
Perses  ;  enfin  deux  de  ces  carrières,  et  les  plus  vastes,  ont 
été  ouvertes  l'an  XXII  du  Roi  Amosis,  le  père  de  la 
XVIIP  Dynastie,  comme  le  portent  textuellement  deux  belles 
stèles  sculptées  à  même  dans  le  roc,  à  côté  des  deux  entrées. 
Quoique  ces  stèles  soient  mutilées,  j'y  ai  pu  voir  que  les 
pierres  de  cette  carrière  ont  été  employées  aux  constructions 
des  temples  de  Pkiha,  (ÏApis  et  ({'Ammon  à  Memphis,  et 
cette  indication  donne  la  date  de  ces  mêmes  temples  bien 
connus  de  l'antiquité.  J'ai  trouvé  aussi,  dans  une  autre 
carrière,  pour  l'époque  pharaonique,  deux  monolithes 
tracés  à  l'encre  rouge  sur  les  parois,  avec  une  finesse  extrême 
et  une  admirable  sûreté  de  main  :  la  corniche  de  l'un  de  ces 
monolithes,  qui  n'ont  été  que  mis  en  projet,  sans  commen- 
cement d'exécution,  porte  le  prénom  et  le  nom  propre  de 
Psammétichus  I^^.  Ainsi,  les  carrières  de  la  montagne  Ara- 
Ijique,  entre  Thorrah  et  Massarah,  ont  été  exploitées  sous 
les  Pharaons,  les  Perses,  les  Lagides,  les  Romains,  et  dans 
les  temps  modernes  :  j'ajoute  que  cela  tient  à  leur  voisinage 
des  capitales  successives  de  l'Egypte,  Memphis,  Fosthath 
et  le  Caire.  Rentrés  le  soir  dans  nos  vaisseaux,  comme  les 
Grecs  venant  de  livrer  un  assaut  à  la  ville  de  Troie,  mais 
plus  heureux  qu'eux,  puisque  nous  emportions  quelque 
butin,  je  fis  mettre  à  la  voile  pour  BédrécJicïn,  village 
situé  à  peu  de  distance  sur  le  bord  occidental  du  Nil.  Le 
lendemain,  de  bonne  heure,  nous  partîmes  pour  l'immense 
bois  de  dattiers  qui  couvre  l'emplacement  de  Memphis  : 
passé  le  viUagc  de  Bédréchéïn,  qui  est  à  un  quart  d'heure 
dans  les  terres,  on  s'aperçoit  qu'on  foule  le  sol  antique  d'une 

BiBL.   ÉGYI'T.,  T.   XXXI.  8 


114  LETTRÉS    ET   JOURNAUX 

grande  cité,  aux  blocs  de  granit  dispersés  dans  la  plaine,  et 
à  ceux  qui  déchirent  le  terrain  et  se  font  encore  jour  à  tra- 
vers les  sables,  qui  ne  tarderont  pas  à  les  recouvrir  pour 
jamais.  Entre  ce  village  et  celui  de  Mit-Rahinéh,  s'élèvent 
deux  longues  collines  parallèles,  qui  m'ont  paru  être  les 
éboulements  d'une  enceinte  immense,  construite  en  briques 
crues  comme  celle  de  Sais,  et  renfermant  jadis  les  prin- 
cipaux édifices  sacrés  de  Memphis.  C'est  dans  l'intérieur  de 
cette  enceinte  que  nous  avons  vu  le  grand  colosse  excavé  par 
M.  Caviglia.  Il  me  tardait  d'examiner  ce  monument,  dont 
j'avais  beaucoup  entendu  parler,  et  j'avoue  que  je  fus  agréa- 
blement surpris  de  trouver  un  magnifique  morceau  de  sculp- 
ture égyptienne.  Le  colosse,  dont  une  partie  des  jambes  a 
disparu,  n'a  pas  moins  de  trente-cinq  pieds  et  demi  de  long. 
Il  est  tombé  la  face  contre  terre,  ce  qui  a  conservé  le  visage 
parfaitement  intact.  Sa  physionomie  suffit  pour  me  le  faire 
reconnaître  comme  une  statue  de  Sésostris,  car  c'est  en 
grand  le  portrait  le  plus  fidèle  du  beau  Sésostris  de  Turin; 
les  inscriptions  des  bras,  du  pectoral  et  de  la  ceinture 
confirmèrent  mon  idée,  et  il  n'est  plus  douteux  qu'il  existe, 
à  Turin  et  à  Memphis,  deux  portraits  du  plus  grand  âes 
Pharaons.  J'ai  fait  dessiner  cette  tête  avec  un  soin  extrême 
(pi.  III),  et  relever  toutes  les  légendes.  Ce  colosse  n'était 
point  seul  ;  et  si  j'obtiens  des  fonds  spéciaux  pour  des  fouilles 
en  grand  à  Memphis,  je  puis  répondre,  en  moins  de  trois 
mois,  de  peupler  le  Musée  du  Louvre  de  statues  des  plus 
riches  matières  et  du  plus  grand  intérêt.  Pousse  donc  cette 
demande  et  fais  jeter  les  hauts  cris  par  tout  le  monde,  afin 
de  décider  les  traînards.  —  Ce  colosse,  devant  lequel  sont 
de  grandes  substructions  calcaires,  était,  selon  toute  appa- 
rence, placé  devant  une  grande  porte  et  devait  avoir  des 
pendants  :  j'ai  fait  faire  quelques  fouilles  pour  m'en  assurer, 
mais  le  temps  me  manquera.  Un  peu  plus  loin  et  sur  le  même 
axe,  existent  encore  deux  petits  colosses  du  même  Pharaon, 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  115 

en  granit  rose,  mais  en  fort  mauvais  état.  C'était  encore 
une  porte. 

Au  nord  du  colosse,  exista  un  temple  de  Vénus  (Hathor), 
construit  en  calcaire  blanc,  et  hors  de  la  grande  enceinte,  du 
côté  de  l'orient  :  j'ai  continué  des  fouilles  commencées  par 
Caviglia  ;  le  résultat  a  été  de  constater  dans  cet  endroit 
même  l'existence  d'un  temple  orné  de  colonnes-pilastres 
accouplées,  en  granit  rose,  et  dédié  à  Phtha  et  à  Hathor 
(Vulcain  et  Vénus),  les  grandes  divinités  de  Memphis,  par 
Rhamsès  le  Grand.  L'enceinte  principale  renfermait  aussi, 
du  côté  de  l'est,  une  vaste  nécropole  semblable  à  celle  que 
j'ai  reconnue  à  Sais. 

C'est  le  4  octobre  que  je  suis  venu  camper  à  Sakkara, 
car  nous  avons  deux  jolies  tentes,  et  une  troisième  pour  nos 
domestiques.  Tous  les  soirs,  sept  ou  huit  Bédouins  choisis 
d'avance  font  la  garde  de  nuit  et  les  commissions  le  jour  ; 
ce  sont  de  braves  et  excellentes  gens,  quand  on  les  traite  en 
hommes. 

J'ai  visité  ici,  à  Sakkara,  la  plaine  des  momies,  l'ancien 
cimetière  de  Memphis,  parsemé  de  pyramides  et  de  tom- 
beaux violés.  Cette  localité,  grâce  à  la  rapace  barbarie  des 
marchands  d'antiquités,  est  presque  tout  à  fait  nulle  pour 
l'étude  :  les  tombeaux  ornés  de  sculptures  sont,  pour  la 
plupart,  dévastés,  ou  recomblés  après  avoir  été  pillés.  Ce 
désert  est  affreux;  il  est  formé  par  une  suite  de  petits 
monticules  de  sable  produits  des  fouilles  et  des  boulever- 
sements, le  tout  parsemé  d'ossements,  de  crânes  et  de  débris 
des  vieilles  générations.  Deux  tombeaux  seuls  ont  attiré 
notre  attention,  et  m'ont  récompensé  d'être  venu  planter 
mon  camp  dans  ce  sol  de  désolation.  J'ai  trouvé,  dans  l'un 
d'eux,  une  série  d'oiseaux  admirablement  sculptés  sur  les 
parois,  et  accompagnés  de  leurs  noms  en  hiéroglyphes,  cinq 
espèces  de  gazelles  avec  leurs  noms,  enfin  quelques  scènes 
domesticiues,  telles  que  l'action  de  Iraiie  le  lait,  et  deux 
cuisiniers  exerçant  leur  art  si  utile. 


116  LETTRES   ET   JOURNAUX 


EXTRAIT  DU  JOURNAL  DE  VOYAGE 

6  octobre.  —  Je  me  rendis  de  très  bonne  heure  à  la  plaine 
des  tombeaux  pour  distribuer  à  nos  dessinateurs  le  travail  à 
faire  dans  la  tombe  de  Ménofré  ;  après  cela  j'allai  visiter,  au 
nord  de  la  Pyramide  Medarrag,  un  tombeau  qui  devait  être 
d'un  haut  intérêt  avant  que  les  barbares  modernes  l'eussent 
dévasté.  Ce  monument  a  été  fouillé  pour  le  compte  de 
Mohammed-Bey ,  deftevdar  et  gendre  du  Pacha,  homme 
connu  en  Egypte  pour  l'avidité  et  l'extrême  férocité  de  son 
caractère.  Ce  tombeau,  celui  d'un  basilicogrammate  de 
justice  I^Ppl; — °  nommé  Raasès  ]n  '  ^®  porte  de 
sculpture  que  sur  les  architraves  et  les  piliers  soutenant  la 
chambre  principale.  Toutes  les  parois  de  cette  salle  étaient 
couvertes  de  peintures,  représentant  des  scènes  agricoles  et 
des  usages  civils;  mais  il  est  aujourd'hui  impossible  de  dis- 
tinguer clairement  des  parties  complètes  de  ces  divers 
sujets.  Des  sculptures  coloriées  et  représentant  des  porteurs 
d'offrandes  ou  des  tableaux  décoraient  une  seconde  salle  du 
même  tombeau.  La  plupart  de  ces  bas-reliefs  marquants 
sont  ceux  que  j'avais  vus  décorant  un  vestibule  de  la  maison 
que  Mohammed-Bey  fait  bâtir  à  grands  frais  entre  Boulaq 
et  le  Vieux-Caire. 

Je  reçus,  en  rentrant  au  camp,  la  visite  du  scheikh 
Mohammed,  le  commissaire  du  Pacha  à  Sakkara,  chargé  de 
ramasser  les  contributions  et  d'exploiter  le  pays  pour  le 
compte  de  Son  Altesse.  Je  l'invitai  à  souper,  ce  qu'il  accepta 
de  fort  bonne  grâce. 

7  octobre.  —  Je  passai  toute  la  matinée  du  7  dans  ma 
tente  pour  écrire  en  Europe.  A  trois  heures,  un  envoyé  de 
Mansour,  chargé,  sur  la  promesse  de  quatre  thalaris  de 
bakschisch,  de  nous  trouver  un  puits  vierge  dans  le  plateau 
de  Sakkara,  vint  nous  avertir  que  ledit  découvreur  était 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  117 

arrivé  au  puits  et  n'atteudait  plus  que  nous  pour  l'ouvrir. 
Nous  montâmes  nos  ânes  et  gagnâmes  le  désert  au  plus  vite. 
Arrivés  sur  le  point  de  la  fouille,  je  vis  d'un  coup  d'œil 
que  nous  étions  sur  un  terrain  isolé  et  fouillé  depuis  long- 
temps. Convaincu  que  le  Sakkariote  voulait  se  moquer  de 
nous,  je  me  moquais  de  lui,  en  le  renvoyant  et  en  lui  re- 
prochant de  nous  prendre  pour  des  enfants.  Je  me  rendis 
ensuite  au  grand  tombeau  découvert  et  excavé  par  M.  Jumel. 
Ce  beau  monument,  composé  de  plusieurs  salles  et  lié  à  de 
grandes  excavations  renfermant  plusieurs  puits,  n'est,  en 
général,  décoré  que  d'inscriptions  reproduisant  plusieurs 
chapitres  entiers  du  grand  Rituel  funéraire,  ce  qui  diminue 
considérablement  l'intérêt  de  son  étude.  La  voûte  seule  de 
la  grande  salle  mérite  quelque  attention.  Elle  fut  jadis  re- 
vêtue de  bas-reliefs  représentant  les  doiue  heures  du  Jour 
et  les  dou^e  lieures  de  la  nuit  sous  la  forme  de  femmes,  la 
tête  surmontée  d'une  étoile  ^.  Les  heures  du  jour  occupaient 
la  partie  gauche  et  les  heures  de  la  nuit  la  partie  droite  de 
la  voûte.  —  L'idée  heure  est  exprimée  par  le  groupe 
-^^  i<i ,  dans  lequel  on  retrouve  les  éléments  ovn,  les  princi- 
paux du  copte  oTTiioT,  pluriel  oimcooipi,  les  heures.  L'étoile  ic 
est  ledéterminatif  de  toutes  les  divisions  du  temps.  Chacune 
de  ces  heures  portait  chez  les  anciens  Égyptiens  un  nom 
particulier.  Il  ne  reste  de  visibles  que  quelques-uns  de  ces 
noms  dans  le  tombeau  Jumel.  Je  les  réunis  ici  dans  l'espoir 
de  compléter  ce  tableau  dans  quelque  hypogée  de  la  Thé- 
baïde. 

Les  bas-reliefs  représentant  l'adoration  des  autres  heures 
du  jour  et  de  la  nuit  par  le  défunt,  qui  se  nommait 
(^t  ,  ont  été  brisés  ou  enlevés  depuis  peu  d'années. 

Je  hs  copier  dans  la  deuxième  chambre  l'un  des  deux  grands 
catalogues  d'oJJ'randes  qui  couvrent  deux  parois  entières  de 
cette  salle,  dont  la  partie  supérieure  est  ornée  de  petits 
tableaux,  représentant  des  ligures  d'Osiris  assis,  plusieurs 


118 


LETTRES   ET   JOURNAUX 


fois  adoré  par  le  défunt  sous  les  titres  divers  que  lui  donnent 
les  litanies  du  grand  Rituel.  Ge  sont  ces  mêmes  litanies, 
mises  en  scène.  Je  fis  également  dessiner,  à  gauche  de  la 
porte  principale,  un  bas-relief  sans  légendes,  représentant 
la  vache  d'Hathor  accroupie,  portant  un  jeune  enfant  assis 
sur  ses  cornes.  C'est  probablement  l'enfance  de  Phré. 


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Je  rentrai  au  camp  à  la  nuit,  et  j'y  trouvai  le  scheikh 
Mohammed  de  Sakkara,  lequel  fît  honneur  à  notre  souper 
comme  la  veille. 

6'  octobre.  —  Dès  le  matin,  on  leva  les  tentes,  et  sept  ou 
huit  chameaux,  venus  de  Sakkara,  furent  chargés  de  nos  ba- 
gages ;  vingt  ânes  devaient  porter  le  personnel,  maîtres  et 
valets.  Je  me  mis  en  route  à  sept  heures  du  matin,  par  le 
désert,  pour  aller  faire  visite  aux  grandes  Pyramides  de 
Gizéh,  que  nous  voulions  voir  avant  de  partir  pour  le  Saïd. 
On  gravit  le  plateau  des  Pyramides  de  Sakkara,  et  nous 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  119 

traversâmes  toute  la  plaine  des  momies,  en  laissant  le  Me- 
darrarj  et  le  tombeau  de  Ménofré  à  notre  gauche.  Nous 
redescendîmes   le   plateau   dans    le    voisinage  du   village 

d'Abousir  jui>j;l,  l'ancien  bourg  de  Bousiris,  où  habitaient 
les  hommes  habitués  à  gravir  les  pyramides.  Non  loin  de  ce 
village,  que  nous  laissons  à  droite,  existent,  sur  les  hauteurs 
du  plateau  Libyque,  de  grandes  pyramides  en  ruines,  mais 
dont  les  masses  sont  encore  très  imposantes.  Vues  d'un 
certain  point,  elles  ressemblent  à  trois  hautes  montagnes  ro- 
cheuses très  rapprochées,  et,  autour  de  leurs  sommets  élevés, 
voltigent  sans  cesse  des  oiseaux  de  proie  de  différentes 
espèces.  Celle  des  trois  qui  avoisine  le  plus  la  plaine  cultivée 
conserve  encore  une  chaussée,  en  grandes  pierres  calcaires, 
et  dont  on  suit  la  ligne  à  une  assez  forte  distance.  Nous 
marchâmes  peu  dans  trois  heures,  en  faisant  plusieurs  con- 
tours, à  cause  de  l'inondation  qui  avançait  progressivement 
vers  la  montagne  Libyque. 

Le  sol,  couvert  de  quelques  plantes  grasses  et  d'un  gazon 
clair-semé,  fourmillait  de  petits  crapauds  qui  gagnaient  par 
huions  les  lieux  inondés.  Après  avoir  traversé  un  village 
abandonné  que  je  présume  être  El-Haranyék,  marqué  sur 
la  carte  de  la  Commission,  nous  arrivâmes,  harassés  de  fa- 
tigue, nous  et  nos  ânes,  à  l'ombre  de  quelques  sycomores, 
placés  à  une  petite  distance  du  grand  Sphinx. 

Rafraîchi  par  une  courte  halte,  je  courus  au  monument 
qui,  malgré  les  mutilations  qu'il  a  souffertes,  donne  encore 
une  idée  du  beau  style  de  sa  sculpture.  Le  col  est  entière- 
ment déformé,  mais  l'observation  de  Denon  sur  la  mollesse 
ou  plutôt  la  morbide:;:^a  de  la  lèvre  inférieure  est  encore 
d'une  grande  justesse.  J'eusse  désiré  faire  enlever  les  sables 
qui  couvrent  l'inscription  de  Thouthmosis  IV,  gravée  sur  la 
poitrine;  mais  les  Arabes,  qui  étaient  accourus  autour  de 
nous  des  hauteurs  que  couronnent  les  Pyramides,  me 
déclarèrent  qu'il  faudrait  quarante  hommes  et  luiit  jours 


120  LETTRES   ET   JOURNAUX 

pour  exécuter  ce  projet.  Il  devint  donc  nécessaire  d'y  re- 
noncer, et  je  pris  le  chemin  de  la  grande  Pyramide. 

Tout  le  monde  sera  surpris,  comme  moi,  de  ce  que  l'effet 
de  ce  prodigieux  monument  diminue  à  mesure  qu'on  l'ap- 
proche. J'étais  en  quelque  sorte  humilié  moi-même  en 
voyant,  sans  le  moindre  étonnement,  à  cinquante  pas  de  dis- 
tance, cette  construction  dont  le  calcul  seul  peut  faire  ap- 
précier l'immensité.  Elle  semble  s'abaisser  à  mesure  qu'on 
approche,  et  les  pierres  qui  la  forment  ne  paraissent  que  des 
moellons  d'un  très  petit  volume.  Il  faut  absolument  toucher 
ce  monument  avec  ses  mains  pour  s'apercevoir  enfin  de 
Ténormité  des  matériaux  et  de  l'énormité  de  la  masse  que 
l'œil  mesure  en  ce  moment.  A  dix  pas  de  distance,  l'hallu- 
cination reprend  son  pouvoir,  et  la  grande  Pyramide  ne 
paraît  plus  qu'un  bâtiment  vulgaire.  On  regrette  véritable- 
ment de  s'en  être  rapproché.  Le  ton  frais  des  pierres  donne 
ridée  d'un  édifice  en  construction,  et  nullement  celle  que 
l'on  contemple  l'un  des  plus  antiques  monuments  que  la 
main  des  hommes  ait  élevés. 

Nous  allâmes  nous  établir  à  l'entrée  du  conduit  qui  des- 
cend dans  la  grande  Pyramide.  Là,  un  déjeuner  frugal,  des 
dattes,  de  l'eau  et  du  pain  mollet,  nous  fut  offert  par  les  Bé- 
douins. Bientôt  après  il  fut  rendu  un  peu  plus  somptueux  par 
l'arrivée  de  nos  chameaux.  On  y  ajouta  un  peu  de  mouton 
rôti  et  de  l'eau-de-vie  qui,  mêlée  à  l'eau,  forma  une  boisson 
restaurante  dont  nous  avions  tous  besoin.  Aussitôt  après  le 
déjeuner,  je  me  fis  conduire  par  un  Arabe  à  un  tombeau 
sculpté  et  peint,  situé  sur  l'alignement  de  la  face  occidentale 
de  la  deuxième  Pyramide  et  au  midi  de  la  première.  Je 
trouvai  en  effet  des  sculptures  fort  curieuses,  et  je  décidai 
qu'elles  seraient  toutes  dessinées  pour  former  la  base  de 
notre  recueil  de  mœurs  et  d'usages.  Le  soir  même,  on  com- 
mença à  les  copier  avec  beaucoup  de  soin. 

Notre  camp  fut  établi  sur  le  versant  oriental  du  plateau 
des  Pyramides,  du  côté  qui  regarde  le  Caire.  Ma  tente  seule 


DE   CHAMPOLLION    LE   JEUNE  121 

fut  dressée,  —  la  plupart  de  nos  jeunes  gens  ayant  préféré 
établir  leurs  lits  dans  une  série  de  tombeaux  antiques 
creusés  dans  le  flanc  de  la  montagne,  ou  dans  une  maison 
faite  aux  dépens  d'un  tombeau  et  appartenant  à  Caviglia. 
9  et  10  octobre'.  — 


Après  avoir  écouté  ce  que  Champollion  avait  dit  du  grand 
Sphinx  à  ses  compagnons  de  voyage,  Nestor  L'hôte,  toujours  très 
actif,  se  mita  écrire  la  note  que  voici,  mais  qui,  malheureusement, 
n'a  pas  été  retrouvée  en  entier  : 

« son  propre  tombeau,  soit  comme  chapelle  voisine  de  ce 

tombeau,  avec  lequel  il  dût  y  avoir  communication  et  où  l'on 
venait  à  certaines  époques  faire  des  prières  à  la  mémoire  du  dé- 
funt :  peut-être  y  avait-on  établi  un  oratoire  perpétuel,  une  espèce 
de  chapelle  ardente  que  les  événements  firent  tomber  en  désuétude. 

»  Si  l'on  monte  sur  la  tête  du  Sphinx,  on  y  remarque  un  trou 
d'un  pied  environ  de  diamètre,  que  je  présume  avoir  servi  à  encas- 
trer la  tige  d'une  coiffure  symbolique  [^  ,  celle  que  l'on  donnait 
à  Osiris,  Dieu  de  VAmenti,  ou  Enfer  des  Égyptiens.  Un  autre  trou, 
d'un  diamètre  plus  considérable,  existe  pareillement  sur  le  dos  du 
Sphinx;  repoussant  l'idée  qu'ont  émise  plusieurs  interprètes  des 
monuments  égyptiens,  qu'il  servait  de  cachette  aux  prêtres  qui 
rendaient  de  prétendus  oracles,  on  dirait,  au  contraire,  s'il  est 
contemporain  du  monument,  qu'il  aura  servi  à  fixer  des  ailes,  et  je 
citerai  par  analogie  le  Sphinx  tiré  du  Musée  de  Turin  et  rapporté 
de  M.  Champollion  le  Jeune  dans  sa  Lettre  à  M.  de  Blacas.  Cette 
assertion,  au  surplus,  je  suis  loin  de  la  présenter  avec  autant  de 
conviction  que  celle  relative  à  la  coiffure. 

»  Le  Sphinx  a  conservé  au  visage,  dans  les  parties  qui  avoisi- 
nent  les  oreilles,  la  couleur  rouge-brun  dont  les  Egyptiens  pei- 

1.  Lo  manuscrit  autoiçraplic  du  Jourmil  s'arrête  sur  cette  date,  et  cela 
est  d'autant  plus  regrettable  (jue,  jusqu'à  la  lin  de  sa  vie,  Champollion 
considéra  les  «  journées  de  Meniphis  »  comme  ayant  été,  pour  lui,  les 
plus  instructives  de  son  séjour  on  Egypte.  Xi  la  lettre  qu'il  écrivait 
à  son  fivri',  ni  les  Nolicrs  drsrrijilircs  (dont  une  partie  manque)  ne 
nous  fournissent  les  raisons  sullisantes  de  ce  jugement. 


122  LETTRES    ET   JOURNAUX 

gnaient  la  chair  des  hotnines  do  leur  nation.  On  a  discuté  sur  le 
caractère  nègre  que  présente  la  physionomie  de  cette  tête.  On  y 
reconnaît  en  effet  le  caractère  africain,  mais  beaucoup  moins  rap- 
proché qu'on  ne  pense  du  type  nègre,  car  il  faut  tenir  compte  de  la 
fracture  du  nez,  dont  le  défaut  contribue  à  lui  donner  cette  physio- 
nomie. 

»  Nous  sommes  allés  revoir  le  Sphinx.  Ce  monument,  que  l'on 
sait  représenter  un  être  symbolique  à  corps  de  lion  et  à  tête  humaine, 
est  enfoui  jusqu'à  la  hauteur  des  épaules  dans  le  sable,  à  travers 
lequel  on  peut  suivre  la  forme  du  dos  et  de  la  croupe  de  l'animal. 
Le  cou  et  une  partie  du  poitrail  sont  restés  à  découvert,  par  suite 
des  fouilles  qu'un  Anglais  y  fit  faire  il  y  a  quelques  années.  Il 
trouva,  dit-on,  au-dessous  du  Sphinx,  la  façade  et  l'entrée  d'un 
petit  temple  ou  chapelle,  dans  la  forme  du  tabernacle  monolithe. 
Si  ce  fait,  que  je  ne  rapporte  que  sur  la  foi  d'autrui,  est  vrai,  comme 
j'ai  tout  lieu  de  le  croire,  voici  la  forme  que  devait  avoir  le  monu- 
ment dans  son  entier.  Cette  disposition  s'accorde  en  effet  avec  celle 
que  les  anciens  donnaient  aux  monu- 
ments de  même  genre  que  l'on  voit 
figurer  parmi  les  bas-reliefs  de  Thèbes 
et  dans  les  collections.  Le  Sphinx  était 
l'emblème  de  la  sagesse  unie  à  la  force  ^ , 
attribut  essentiellement  propre  à  la  di- 
vinité, et  qui  était  accordé  aux  Pha- 
raons, images  vivantes  de  la  divinité 
sur  la  terre.  La  tète  de  l'animal  à  tête 
humaine  avait  les  traits  du  Dieu, 
c'est-à-dire  du  Roi  déifié,  qu'il  concer- 
•  nait.  Le  monument  dont  il  est  ici 
question  doit   donc  avoir  été   consacré  à  l'un  des   Rois   mem- 

phites » 

L'((  Anglais  »  dont  parle  Nestor  L'hôte,  c'était  plutôt  l'Italien 
Caviglia,  de  Gênes  (voir  vol.  I,  p.  393),  qui  était  allé  à  la  ren- 
contre de  Champollion,  à  Alexandrie,  afin  de  l'accompagner  pen- 
dant toute  la  durée  de  l'expédition.  Mais,  s'apercevant  assez  vite 
que  la  plupart  des  jeunes  gens  se  moquaient  de  ses  allures  mys- 

1.  Voir  les  Stromafrs  de  Clément  d'Alexandrie. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  123 

térieuses,  il  quitta  presque  aussitôt  la  caravane  et  il  alla  se  barri- 
cader de  nouveau  dans  sa  maisonnette  solitaire  du  Vieux-Caire  : 
il  ne  faisait  plus  de  fouilles  à  cette  époque.  L'((  Égyptien  »  profita 
d'un  entretien  sans  témoins  qu'il  eut  avec  Caviglia  à  côté  du 
grand  Sphinx  de  Gizéh,  pour  lui  reprocher  d'avoir  vendu  aux 
Anglais  un  des  quatre  lions  qu'il  avait  trouvés  «  si  harmonieuse- 
ment groupés  aux  pieds  du  vénérable  monument  »,  quand,  en 
1817,  il  l'avait  dégagé  des  masses  énormes  de  sable  qui  le  tiennent 
ordinairement  enseveli. 


CHAMPOLLION  A  CHAMPOLLION-FIGEAC 

De  mon  camp,  au  pied  des  pyramides  de  Gizéli, 
8  octobre  1828. 

J'ai  transporté  mon  camp  et  mes  pénates  à  l'ombre  des 
grandes  pyramides,  depuis  hier  que,  quittant  Sakkara  pour 
visiter  Tune  des  merveilles  du  monde,  sept  chameaux  et 
vingt  ânes  ont  transporté  nous  et  nos  bagages  à  travers  le 
désert  qui  sépare  les  pyramides  méridionales  de  celles  de 
Gizéh,  les  plus  célèbres  de  toutes,  et  qu'il  me  fallait  voir 
enfin  avant  de  partir  pour  la  Haute  Egypte.  Ces  merveilles 
ont  besoin  d'être  étudiées  de  près  pour  être  bien  appréciées; 
elles  semblent  diminuer  de  hauteur  à  mesure  qu'on  en  ap- 
proche, et  ce  n'est  qu'en  touchant  les  blocs  de  pierre  dont 
elles  sont  formées,  qu'on  a  une  idée  juste  de  leur  masse  et  de 
leur  immensité.  Il  y  a  peu  à  faire  ici,  et  lorsqu'on  aura  copié 
des  scènes  de  la  vie  domestique,  sculptées  dans  un  tombeau 
voisin  de  la  deuxième  pyramide,  je  regagnerai  nos  embar- 
cations qui  viendront  nous  prendre  à  Gizéh,  et  nous  cingle- 
rons à  force  de  voiles  pour  la  Haute  hlgypte,  mon  véritable 
(luarlier  général.  Thèbes  est  là,  et  on  y  arrive  toujours  trop 
tard. 

Le  père  Bibcnt,  qui  ne  m'a  servi  à  rien  qu'à  mettre  le 


124  LETTRES   ET   JOURNAUX 

désordre  parmi  nous,  déserte  l'expédition.  Il  retourne  en 
Europe  :  Dieu  l'accompagne'  ! 

Sauf  un  peu  de  fatigue  de  la  journée  d'hier,  je  me  porte 
fort  bien.  Je  désire  que  vous  en  fassiez  tous  autant.  Je  suis 
réduit  à  le  supposer,  car  je  n'ai  encore  rien  reçu  d'Europe. 

—  Adieu,  mon  cher  ami 

J.-F.  Ch. 


EXTRAIT  DU  JOURNAL  DE  VOYAGE 

20  octobre-.  —  Je  me  réveillai  à  Miniéh-ebn-Khasim, 
où  le  mâasch  était  arrivé  à  minuit.  Ayant  quelques  provi- 
sions à  faire,  j'allai  avec  un  des  cavas  joindre  une  partie 
de  notre  monde  qui  courait  les  marchés.  Miniéh  n'a  rien  de 
remarquable.  C'est  un  grand  village  semblable  à  tous  les 
autres Hassan  aga,  notre  premier  cavas,  qui  con- 
naissait le  pays,  nous  mena  visiter  une  très  grande  filature 
de  coton,  établie  par  le  Pacha  dans  un  bâtiment  d'archi- 
tecture à  la  Louis  XV,  et  contenant  des  salles  fort  vastes 
avec  des  machines  européennes,  mues  par  des  bœufs  et  ma- 
nœuvrées  par  des  hommes,  des  enfants,  des  femmes  et  des 
jeunes  filles.  On  nous  montra  des  échantillons  de  coton  assez 
bien  traités  et  filés  fort  également. 

Tout  le  monde  étant  rentré  à  bord  à  onze  heures  et  demie, 
et  les  provisions  de  bouche  étant  faites,  j'ordonnai  de  mettre 
à  la  voile  ^our  S aouadâ h,  où  quelques  antiquités  nous  étaient 
signalées   par  la  Description  de  l'Egypte.  On  y  arriva  à 

1.  Disons  ici  que  l'architecte  Bibent,  si  énergique  et  si  plein  de  feu 
quand  ChampoUion  l'avait  vu  en  Italie,  n'était  plus  ce  qu'il  avait  été 
en  ce  temps-là;  sa  santé  était  fort  ébranlée  et  il  mourut  l'année  sui- 
vante après  son  retour  en  France. 

2.  Ce  qui  suit  est  une  copie  par  extraits  :  l'original  n'existe  plus 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  125 

midi.  Ayant  pris  terre  et  appelé  un  homme  du  pays  pour 
nous  servir  de  guide,  nous  allâmes  à  pied  à  travers  champs, 
vers  la  montagne  Arabique.  Là,  une  sorte  de  mamelon  cal- 
caire s'offrit  à  nous,  et  le  guide  nous  fit  signe  d'entrer  par 
une  petite  porte,  semblable  à  celle  d'un  hypogée.  Bientôt 
après  nous  revîmes  la  lumière,  et  nous  nous  trouvâmes  dans 
une  petite  cour  taillée  dans  le  roc  et  entourée  d'une  corniche 
dorique  à  triglyphes,  avec  des  chapiteaux  tenant  encore  à 
l'architrave,  mais  tous  les  fûts  de  colonnes,  creusés  à 
même  dans  le  roc,  ont  été  brisés  et  n'existent  plus.  C'était 
là  un  hypogée  dans  le  goût  gréco-romain,  et  certainement 
d'une  bonne  époque. 

Sous  le  portique  méridional  sont  plusieurs  cavités  carrées, 
creusées  dans  la  roche,  et  qui  paraissent  avoir  servi  de  sar- 
cophages. On  y  voit  aujourd'hui  la  tombe  de  deux  curés 
coptes.  —  Le  côté  oriental,  divisé  en  deux  pièces  par  un 
mur  en  briques  crues,  sert  aujourd'hui  d'église.  Le  prêtre 
nous  en  a  fait  les  honneurs,  entouré  de  femmes  et  d'enfants 
chrétiens,  car  Saouadéh  est  le  cimetière  de  tous  les  Coptes 
des  environs.  Nous  fîmes  un  cadeau  de  huit  piastres  à  M.  le 
Curé,  et  gagnâmes  en  droite  ligne  les  bords  du  Nil,  où 
j'avais  donné  l'ordre  au  mâasch  de  venir  nous  prendre  en 
remontant.  Pendant  qu'assis  à  l'ombre  d'un  palmier,  nous 
attendions  que  le  bâtiment  s'approchât  de  terre,  le  curé 
copte  et  un  jeune  vicaire,  reconnaissants  de  notre  cadeau, 
vinrent  nous  rejoindre  pour  nous  offrir  des  dattes  sèches 
que  nous  acceptâmes  volontiers  parce  qu'elles  étaient  ex- 
cellentes. 

Remonté  sur  le  mâasch,  je  fis  faire  voile  pour  Zaouïet- 
el-Maïéiin,  où  nous  savions  qu'existaient  des  hypogées 
égyptiens.  Nous  dînâmes  chemin  faisant  et  partîmes  du 
village  aussitôt  après  le  café,  en  marchant  vers  le  sud,  afin 
de  joindre  le  pied  de  la  montagne  Arabique.  Notre  guide 
nous  fit  traverser  le  cimetière  où  l'on  porte  encore  les  corps 
des  musulmans  de  Miniéli,  et  cette  position  de  Zaouïet-cl- 


126  LETTRES   ET   JOURNAUX 

Maïétîn  (l'oratoire  des  morts)  semble  de  toute  antiquité 
avoir  servi  d'asile  aux  cadavres  des  habitants  d'une  portion 
deVHeptanomide,  dépendante  du  nome  liermopolite,  je  veux 
dire  des  villes  antiques  de  ce  nome,  situées  comme  Miniéh 
(Ibcum)  sur  la  rive  droite  du  fleuve.  La  rive  gauche  est  en 
général  si  déserte,  le  Nil  baignant  le  pied  même  de  la  mon- 
tagne Arabique,  que,  la  culture  ne  pouvant  s'y  établir,  on  a 
dû  la  consacrer  aux  sépultures.  Cela  explique  la  suite  d'hy- 
pogées égyptiens  qu'on  y  trouve  sur  une  assez  grande 
étendue,  depuis  Saouadéh  jusques  au-dessous  d'Antinoé.  La 
raison  de  la  détermination  (l'aridité  du  terrain)  était  tel- 
lement impérieuse,  que  cela  même  semblait  contrarier  le 
principe  généralement  suivi  par  les  anciens  Égyptiens  de 
mettre  leurs  cimetières  sur  la  rive  occidentale  du  Nil,  à 
cause  de  l'identité  des  idées  Enfer  (séjour  des  morts)  et 
Occident  (Amenti). 
Lacune  à  remplir  ;  texte  à  reprendre  où  se  trouve  le  nom 

□  r  " 


du  Roi     . 

2ï  octobre.  —  Continuation  de  l'examen  et  des  dessins 
des  tombeaux. 

22  octobre.  —  Je  terminai  la  notice  du  tombeau  qu'on 
vient  de  citer,  et,  n'ayant  plus  rien  à  extraire  de  ces  vieilles 
tombes,  nous  redescendîmes  à  notre  mâasch,  mouillé  sous 
le  petit  village  qui  prend  son  nom  de  Koum-el-Alimar,  le 
monticule  ou  tertre  rouge,  des  innombrables  tessons  de  po- 
terie égyptienne  qui  recouvrent  tout  le  penchant  de  la 
montagne  au  Nil,  jusques  à  l'endroit  des  hypogées  déserts. 
C'est  sur  ce  terrain  qu'existent  des  débris  de  petites  construc- 

1.  Observation  écrite  en  marge  du  manuscrit  et  qui  concerne  l'un 
des  deux  Pèpi  de  la  VP  dynastie.  N'ayant  encore  vu  que  très  peu  de 
monuments  des  premières  dynasties,  ChampoUion  hésitait,  comme  de 
juste,  à  apprécier  longuement  ceux  qu'il  rencontra  tout  d'abord.  On  a 
vu,  dans  les  Lettres  d'Italie,  que  ses  recherches  avaient  dû  s'arrêter  au 
temps  de  la  XVIP  dynastie  :  pour  ce  qui  concernait  les  temps  anté- 
rieurs, il  espérait  tout  des  résultats  de  son  séjour  en  Egypte. 


DE   CHAMPOLLION    LE   JEUNE  127 

lions  cubiques  crues  qui  datent  d'une  nécropole  vulgaire,  les 
riches  ayant  fait  creuser  leurs  tombeaux  dans  les  masses  de 
roches  calcaires  qui  couronnent  la  montagne. 

Pendant  notre  souper,  je  fis  mettre  à  la  voile  pour  Béni- 
Hassan-el-Qadim,  où  nous  arrivâmes  à  minuit,  pour  ainsi 
dire  portés  par  une  bourrasque,  car,  les  voiles  étant  toutes 
chargées,  les  mâasch  avançaient  contre  le  courant  avec  une 
vélocité  remarquable. 

23  octobre.  —  Quelques-uns  de  nos  jeunes  gens  mon- 
tèrent de  très  bonne  heure  aux  grottes  qu'on  apercevait  sur 
la  montagne,  à  vingt  minutes  de  montée  du  lieu  où  nos 
barques  étaient  amarrées.  —  Description  des  hypogées  de 
Béni-Hassan-el-Qadim  et  des  tableaux  trouvés  dans  ces 
tombeaux  ^ . 

24  octobre.  —  Séjour  aux  hypogées  de  Béni-Hassan-cl- 
Qadim.  Notre  journée  était  ainsi  divisée  :  Au  lever  du 
soleil,  on  montait  aux  grottes  après  une  légère  collation.  A 
midi,  le  diner  fut  porté  par  les  mariniers.  —  Les  hypogées 
de  Rotéï,  de  Menôtheph  et  de  Nébôtlieph  nous  ont  succes- 
sivement servi  de  salle  à  manger.  La  dernière  surtout  était 
magnifique,  car  nous  apercevions  à  travers  les  colonnes  de 
son  élégant  portique  la  superbe  plaine  de  l'Heptanomide, 
en  partie  verdoyante,  en  partie  inondée.  Nous  avons  fait  ici 
une  moisson  inappréciable  de  tableaux  représentant  la  vie 
civile  et  domestique,  les  arts  et  métiers,  les  animaux  de 
tout  genre,  les  exercices  et  les  costumes  de  la  caste  mili- 
taire que  j'ai  rédigés  sur  place,  presque  toujours  du  haut 
des  échelles  ou  dans  des  positions  fort  incommodes.  De  là 

1.  Il  va  sans  dire  que  les  cgyi)tologues  trouveront  le  eomplénieiit  né- 
cessaire do  ces  lettres  dans  les  Monuments  de  l'itf/i/ptc  et  de  la  Ntthie, 
Paris,  183r)-1047  (Didot  Irôres),  4  vol.  avec  466  planches,  et  dans  lea 
Notices  désert pt ires  conformes  ctnx  notices  aiitoi/rd/dies  rèdii/èes  sur 
les  lieux,  par  Cliampollion  le  Jeune,  Paris,  1844-1879,  publit^es  par 
Cliampollion-Figeac,  et  contiinu-es  par  E.  dv  Rougé  et  G.  Maspero,  t.  I, 
livr.  1-  9,  et  t.  II,  livr.  10-11). 


128  LETTRES    ET   JOURNAUX 

vient  que  Fécriture  en  est  si  mciuvaise  et  les  détails  si  peu 
soignés.  Nos  travaux  dans  les  hypogées  de  Béni-Hassan-el- 
Qadim  étant  terminés,  je  terminai  de  faire  voile  sur  Béni- 
Hassan-el-Amar ,  où  nous  arrivâmes  à  onze  heures  du  soir 
pour  mouiller  dans  un  bras  du  Nil,  au  milieu  de  rives  cou- 
vertes de  palmiers,  ce  qui  donnait  à  la  localité  l'aspect  d'un 
lac  environné  de  plantations.  Le  village  se  cache  dans  des 
feuilles  de  palmiers;  on  le  nomme  {Béni-Hassan-el-Amar), 
c'est-à-dire  :  Béni-Hassan  «  le  nouvel  habité  »,  parce  que 
c'est  un  village  nouvellement  bâti  après  la  destruction  et 
l'incendie  de  Béni-Hassan,  surnommé  aujourd'hui  el-Qadim 
(le  vieux)  par  les  ordres  d'Ibrahim-Pacha,  qui  voulait  dé- 
truire ce  repaire  de  brigands.  Aujourd'hui,  le  pays  est 
aussi  sûr  que  le  reste  de  l'Egypte. 

6  novembre.  —  J'avais  fait  amarrer  le  màasch  devant  ce 
village,  dans  le  dessein  de  visiter  les  monuments  curieux 
qu'on  nous  avait  dit  exister  dans  les  montagnes.  Nous  par- 
tîmes donc  de  bonne  heure,  et  à  pied,  en  nous  dirigeant 
droit  à  l'est,  sur  la  montagne  Arabique  et  vers  l'ouverture 
d'une  vallée  que  nous  apercevions  devant  nous.  Quittant 
bientôt  le  terrain  cultivé,  nous  entrâmes  dans  le  désert,  et, 
après  vingt  minutes  de  marche,  sur  la  droite  (nord)  du  ravin, 
ou  Ouadi,  qui  sort  de  la  vallée,  on  nous  montra  deux  grands 
emplacements  dans  lesquels  on  trouve  une  quantité  in- 
croyable de  momies  de  chats,  enveloppées  une  à  une  ou 
plusieurs  à  la  fois,  dans  de  simples  nattes.  —  On  reprit  le 
chemin  de  la  vallée  en  repassant  sur  la  rive  gauche  du 
Ouadi,  et  nous  arrivâmes  en  peu  de  temps  à  son  entrée,  qui 
est  fort  pittoresque,  quoiqu'elle  présente  un  grand  tableau 
de  sécheresse  et  d'aridité.  C'est  du  désert  tout  pur,  des 
murailles  de  roches  fort  élevées,  percées  à  jour  sur  la  droite 
par  les  nombreux  hypogées  et  les  puits  qu'on  y  a  creusés, 
non  pour  y  recevoir  des  momies  humaines,  mais  des  momies 
de  chats  et  de  quelques  autres  quadrupèdes. 

La  montagne   formant  le  côté  gauche  de   la  vallée  est 


DE    CHAMPOLLION   LE   JEONE  129 

aussi  percée  de  quelques  grottes,  mais  qui  n'offrent  aucun 
intérêt.  Celles  de  droite  ne  portent  aucune  sculpture  ou 
inscription,  si  l'on  en  excepte  la  porte  d'un  grand  hypogée 
de  chats  qui  a  été  décoré  sous  le  règne  d'Alexandre,  Jils 
d'Alexandre  le  Grand,  c'est-à-dire  de  317  à  297  avant 
l'ère  chrétienne. 

C'est  à  une  courte  distance  de  ces  hypogées  et  du  même 
côté  de  la  montagne,  après  avoir  tourné  une  roche  qui 
avance  sur  la  vallée,  qu'on  trouve  une  grande  excavation 
soutenue  par  liuit  piliers  en  partie  détruits,  décorée  de 
sculptures  peintes  et  de  grandes  inscriptions  hiérogly- 
phiques. C'est  un  temple  dédié  à  la  déesse  PascAiJ  (Bubastis), 
et  dont  les  ornements  ont  été  commencés  par  le  roi  Thouth- 
mosis  IV,  et  continués  sous  son  descendant,  le  Pharaon 
Ménephtha,  dans  le  nom  duquel,  ici  comme  ailleurs,  on  a 
effacé  une  figure  qui  est  restée  très  visible  dans  le  dernier 
cartouche  à  gauche  de  la  frise,  décorant  la  paroi  ouest  du 
couloir.  Cette  grotte  n'est  autre  que  la  grotte  de  Diane 
(Bubastis),  appellation  donnée  par  les  géographes  anciens  à 
une  position  occupant  la  place  de  l'un  des  Béni-Hassan 
d'aujourd'hui.  La  journée  entière  se  passa  à  dessiner  des 
bas-reliefs  et  les  inscriptions  de  ce  lieu  sacré,  et  à  déve- 
lopper une  foule  de  momies  de  chats  et  de  chiens.  Je  suis 
persuadé  que  tous  les  trous  et  excavations  pratiqués  dans 
cette  montagne  n'ont  eu  pour  objet  que  la  conservation  et 
le  dépôt  des  momies  de  l'animal  consacré  à  Bubastis,  le 
c/iat,  qu'on  y  trouve  en  si  grande  abondance.  Le  fond  de  la 
vallée,  entre  le  Ouadi  et  la  grotte  de  Pascht,  est  encore  une 
nécropole  de  chats,  disposés  par  bancs  et  plies  pour  la  plu- 
part dans  des  nattes,  les  chats  d'un  rang  élevé  étant  renfer- 
més dans  les  nombreux  hypogées  creusés  dans  la  montagne, 
et  en  particulier  dans  le  temple  d'Alexandre,  dont  les  cou- 
loirs sont  encombrés  de  débris  de  momies  de  cette  espèce 
d'animal.  Nous  ne  rentrâmes  au  màasch  qu'à  la  nuit  close, 

HlDI..    lOiiVlT..  T.   XX.Xl.  0 


130  LETTRES    ET   JOURNAUX 

et  après  souper  on  partit  pour  Antinoé,  où  nous  arrivâmes 
dans  la  nuit. 


CHAMPOLLIOX  A  CHAMPOLLIOX-FIGEAC 

Béni-Hassan  (au-dessus  de  Minich),  5  novembre  1828, 

au  soir. 

L'homme  propose,  mon  cher  ami,  et  Dieu  dispose.  Je 
comptais  être  à  Thèbes  le  l®""  novembre  :  voici  déjà  le  5,  et  je 
me  trouve  encore  à  Béni-Hassan.  Tout  ceci  est  la  faute  de 
l'admirable  Jomard,  qui,  décrivant  les  hypogées  de  cette  lo- 
calité, en  donne  une  si  mince  idée  par  ses  petits  dessins 
inexacts  et  ses  phrases  encore  plus  douteuses,  que  je  comp- 
tais expédier  ces  grottes  en  une  journée;  mais  elles  en  ont 
dévoré  quinze,  sans  que  j'aie  la  moindre  envie  de  les  leur 

reprocher Je  dois  reprendre,  toutefois,  mon  récit  de  plus 

haut. 

Ma  dernière  lettre  était  datée  des  grandes  pyramides,  où 
je  suis  resté  campé  trois  jours,  non  pour  ces  masses  énormes 
et  de  si  peu  d'efïet  lorsqu'on  les  avoisine,  mais  pour  l'examen 
et  le  dépouillement  des  grottes  sépulcrales  creusées  dans  le 
voisinage.  Une,  entre  autres,  celle  d'un  certain  QVflfl  Eï- 
maï,  nous  a  fourni  une  série  de  bas-reliefs  très  curieux  pour 
la  connaissance  des  arts  et  métiers  de  l'ancienne  Egypte,  et 
je  dois  donner  un  soin  très  particulier  à  la  recherche  des 
monuments  de  ce  genre,  qui  sont  aussi  bien  de  Vhistoire 
que  les  grands  tableaux  de  bataille  des  palais  de  Thèbes, 
lesquels  je  n'ai  pas  encore  vus,  mais  qui  remplissent  mes 
rêves  de  chaque  nuit.  J'ai  trouvé  autour  des  pyramides  plu- 
sieurs tombeaux  do  princes  (fils  de  roi  1^^)  et  de  grands 
personnages,  mais  peu  d'inscriptions  d'un  très  grand  intérêt. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  131 

Je  quittai  les  pyramides  le  11  octobre,  pour  revenir  sur 
mes  pas  et  gagner  notre  ancien  campement  de  Sakkara,  à 
travers  le  désert,  et  de  là  notre  Jlotte,  mouillée  à  Bédré- 
chéïn,  où  nous  arrivâmes  le  soir  même,  grâce  aux  jarrets  de 
nos  infatigables  baudets  et  aux  chameaux  qui  portaient  fort 
patiemment  tout  notre  bagage.  Nous  mîmes  à  la  voile  pour 
la  Haute  Egypte,  et  ce  ne  fut  que  le  20  octobre,  après 
avoir  éprouvé  tout  l'ennui  du  calme  plat  et  du  manque  total 
de  vent  du  nord,  que  nous  arrivâmes  à  Miniéh,  d'où  je  fis 
repartir  de  suite,  après  une  visite  à  \d,  filature  de  coton, 
montée  en  machines  européennes,  et  après  l'achat  de  quelques 
provisions  indispensables.  On  se  dirigea  sur  Saouadéh^om: 
voir  un  liypogée  grec  d'ordre  dorique,  assez  bien  décrit  par 
l'ami  Jomard.  De  là  nous  cinglâmes  vers  Zaouîet-el-Maïé- 
tîn,  où  nous  fûmes  rendus  le  20  même  au  soir.  Là  existent 
quelques  hypogées  décorés  de  bas-reliefs  relatifs  à  la  vie  do- 
mestique et  civile;  j  ai  fait  copier  tout  ce  qu'il  y  avait  d'in- 
téressant, et  nous  ne  les  quittâmes  que  le  23  au  soir,  pour 
courir  à  Béni-Hassan  à  la  faveur  d'une  bourrasque,  à 
laquelle  nous  dûmes  d'y  arriver  le  même  jour  sur  le 
minuit. 

A  l'aube  du  jour,  quelques-uns  de  nos  jeunes  gens,  étant 
allés,  en  éclaireurs,  visiter  les  grottes  voisines,  me  rappor- 
tèrent qu'il  n'y  avait  absolument  rien  à  faire,  vu  que  toutes 
les  peintures  étaient  à  peu  près  effacées.  Je  montai  néan- 
moins, au  lever  du  soleil,  visiter  ces  hypogées,  et  je  fus 
agréablement  surpris  de  trouver  une  étonnante  série  de  pein- 
tures parfaitement  visibles  jusques  dans  leurs  moindres  dé- 
tails, lorsqu'elles  étaient  mouillées  avec  une  éponge,  et  qu'on 
avait  enlevé  la  croûte  de  poussière  fine  qui  les  recouvrait. 
Dès  ce  moment,  on  se  mit  à  l'ouvrage,  et  par  la  vertu  de 
nos  échelles  et  de  l'admirable  éponge,  la  plus  belle  conquête 
(|ue  l'industrie  humaine  ait  pu  faire,  nous  vîmes  se  dérouler 
à  nos  yeux  la  plus  curieuse  série  de  peintures  qu'on  pui.^se 
imaginer,  toutes  relatives  à  la  vie  civile,  aux  arts  et  métiers, 


132  LETTRES   ET   JOURNAUX 

et,  ce  qui  était  neuf,  à  la  caste  militaire.  J'ai  fait,  dans  les 
deux  premiers  hypogées,  une  moisson  immense,  et  cepen- 
dant une  moisson  plus  riche  nous  attendait  dans  les  deux 
tombes  les  plus  reculées  vers  le  nord  :  ces  deux  hypogées, 
dont  l'architecture  et  quelques  détails  intérieurs  ont  été 
gâchés  par  Jomard,  offrent  cela  de  particulier  (ainsi  que 
plusieurs  petits  tombeaux  voisins)  que  la  porte  de  Thypogée 
est  précédée  d'un  portique  taillé  à  jour  dans  le  roc,  et  formé 
de  colonnes  qui  ressemblent,  à  s'y  méprendre,  à  la  première 
vue,  au  dorique  grec  de  Sicile  et  d'Italie.  Elles  sont  canne- 
lées, à  base  arrondie,  et  presque  toutes  d'une  belle  propor- 
tion. L'intérieur  des  deux  derniers  hypogées  était  ou  est 
encore  soutenu  jDar  des  colonnes  semblables  :  nous  y  avons 
tous  vu  le  véritable  type  du  vieux  dorique  grec,  et  je  l'af- 
firme sans  craindre  d'établir  mon  opinion,  comme  l'a  fait 
Jomard  pour  le  corinthien  et  l'ionique,  sur  des  monuments 
du  temps  des  Empereurs,  car  ces  deux  hypogées,  les  plus 
beaux  de  tous,  portent  leur  date  et  appartiennent  au  règne 
d'Osortasen,  deuxième  roi  de  la  XXllP  Dynastie  (Tanite), 
et,  par  conséquent,  remontent  au  IX°  siècle  avant  J.-C. 
J'ajouterai  que  le  plus  beau  des  deux  portiques,  encore  intact, 
celui  de  l'hypogée  d'un  chef  administrateur  des  terres  orien- 
tales de  l'Heptanomide,  nommé  Nébôtliph,  est  composé  de 
ces  colonnes  doriques  sans  base,  comme  à  Psestum  et  dans 
tous  les  beaux  temples  grecs-doriques  (pi.  IV). 

Les  peintures  du  tombeau  de  Nébôtliph  sont  de  véritables 
fjouaches,  d'une  finesse  et  d'une  beauté  de  dessin  fort  re- 
marquables :  c'est  ce  que  j'ai  vu  de  plus  beau  jusqu'ici  en 
Egypte.  Les  animaux,  quadrupèdes,  oiseaux  et  poissons  y 
sont  peints  avec  tant  de  finesse  et  de  vérité,  que  les  copies 
coloriées  que  j'en  ai  fait  prendre  ressemblent  aux  gravures 
coloriées  de  nos  beaux  ouvrages  d'histoire  naturelle  :  nous 
aurons  besoin  de  l'affirmation  des  quatorze  témoins  qui  les 
ont  vues,  pour  qu'on  croie  en  Europe  à  la  fidélité  de  nos 
dessins,  qui  sont  d'une  exactitude  parfaite. 


BiBL.    ÉGYPTOL.,T. 


Pl     IV 


COLONNKS  PU( )'l  ( )-!)( )i;  Kjl  ■  IvS  !-;( i  VlTl  l'A  N  IvS 
À   Hi:.\i- Hassan 


DR   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  133 

C'est  dans  ce  même  hypogée  que  j'ai  trouvé  un  tableau  du 
plus  haut  intérêt.  Il  représente  quinze  prisonniers,  hommes, 
femmes  ou  enfants,  pris  par  un  des  fils  de  Nébôthpli,  et 
présentés  à  ce  chef  par  un  scribe  royal,  qui  offre  en  même 
temps  une  feuille  de  papyrus,  sur  laquelle  est  relatée  la  date 
de  la  prise,  et  le  nombre  des  captifs,  qui  était  de  trente-sept. 
Ces  captifs,  grands  et  d'une  physionomie  toute  particulière, 
à  nez  aquilin  pour  la  plupart,  étaient  blancs  comparati- 
vement aux  Égyptiens,  puisqu'on  a  peint  leurs  chairs  en 
jaune-rous  pour  imiter  ce  que  nous  nommons  la  couleur  de 
chair.  Les  hommes  et  les  femmes  sont  habillés  d'étoffes 
très  riches,  peintes  (surtout  celles  des  femmes)  comme  le 
sont  les  tuniques  de  dames  grecques  sur  les  vases  grecs  du 

vieux  style  :  la  tunique,  la  coiffure       ^.        -., . 

et  la  chaussure  des  femmes  captives    *|^"lr^ UfJTJi!]^^ 
peintes  à  Béni-Hassan  ressemblent 

à  celles  des  grecques  des  vieux  vases,  et  j'ai  retrouvé  sur  la 
robe  de  l'une  d'elles  l'ornement  enroulé  si  connu  sous  le  nom 
de  grecque,  peint  en  rouge,  bleu  et  noir,  et  tracé  vertica- 
lement. Ces  détails  piqueront  la  curiosité  et  réveilleront 
l'intérêt  de  nos  archéologues  et  celui  de  notre  ami  Dubois, 
que  j'ai  regretté,  ici  plus  qu'ailleurs,  de  n'avoir  pas  à  mes 
côtés,  parce  que  notre  opinion  sur  l'avancement  de  l'art  en 
Egypte  y  trouve  des  preuves  archi-autJientiques.  Les 
hommes  captifs,  à  barbe  pointue,  sont  armés  d'arcs  et  de 
lances,  et  l'un  d'entre  eux  tient  en  main  une  lyre  grecque 
de  vieux  style.  Sont-ce  des  Grecs?  Je  le  crois  fermement, 
mais  des  Grecs  ioniens,  ou  un  peuple  d'Asie-Mineure,  voisin 
des  colonies  ioniennes  et  participant  de  leurs  mœurs  et  de 
leurs  lia))itudes  :  des  Grecs  du  IX**  siècle  avant  J.-C,  peints 
avec  fidélité  par  des  mains  égyptiennes.  J'ai  fait  copier  ce 
long  tableau  en  couleur  avec  une  rigueur  de  janséniste  :  pas 
un  coup  de  pinceau  qui  ne  soit  dans  l'original. 

Les  quinze  jours  passés  à  lirni-Hassan  ont  été  monotones, 
mais  fructueux.  Au  lever  du  soleil,  nous  montions  aux  liv- 


134  LETTRES   ET   JOURNAUX 

pogées  dessiner,  colorier  et  écrire,  en  donnant  une  heure  au 
plus  à  un  modeste  repas,  qu'on  nous  apportait  des  barques, 
pris  à  terre  sur  le  sable,  dans  la  grande  salle  de  l'hypogée^ 
d'où  nous  apercevions,  à  travers  les  colonnes  en  dorique 
primitif,  les  magnifiques  plaines  de  l'Heptanomide.  Le  soleil 
couchant,  admirable  dans  ce  pays-ci,  donnait  seul  le  signal 
du  repos  :  on  regagnait  la  barque  pour  souper,  se  coucher  et 
recommencer  encore  le  lendemain. 

Cette  vie  de  tombeaux  a  eu  pour  résultat  un  portefeuille 
de  dessins  parfaitement  faits  et  d'une  exactitude  complète, 
qui  s'élèvent  déjà  à  plus  de  trois  cents.  J'ose  dire  qu'avec 
ces  seules  richesses,  mon  voyage  d'Egypte  serait  déjà  mieux 
rempli  et  plus  productif  que  tous  les  papiers  de  la  Commis- 
sion, à  l'architecture  près,  dont  je  ne  m'occupe  que  dans 
les  lieux  qui  n'ont  pas  été  visités  ou  connus.  Voici  un  petit 
crayon  de  mes  conquêtes  :  cette  note  sera  divisée  par  ma- 
tières, alphabétiquement  rangées  comme  l'est  mon  porte- 
feuille pendant  le  voyage,  afin  d'avoir  sous  la  main  les 
dessins  déjà  faits,  et  de  pouvoir  les  comparer  avec  les 
monuments  nouveaux  du  même  genre. 

1°  Agriculture.  —  Dessins  représentant  le  labourage 
avec  les  bœufs  ou  à  bras  d'hommes;  le  semage,  le  foulage 
des  terres  par  les  béliers,  et  non  par  les  porcs,  comme  le  dit 
Hérodote;  le  dessin  de  cinq  ou  six  espèces  de  charrues;  le 
piochage,  la  moisson  du  blé;  la  moisson  du  lin;  la  mise  en 
gerbe  de  ces  deux  espèces  de  plantes;  la  mise  en  meule,  le 
battage,  le  mesurage,  le  dépôt  en  grenier;  deux  dessins  de 
grands  greniers  sur  des  plans  différents;  le  lin  transporté 
par  des  ânes;  une  foule  d'autres  travaux  agricoles,  et  entre 
autres  la  récolte  du  lotus;  la  culture  de  la  vigne,  la  ven- 
dange, son  transport,  l'égrenage,  le  pressoir  de  deux  espèces, 
l'un  à  force  de  bras  et  l'autre  à  mécanique,  la  mise  en  bou- 
teilles ou  jarres,  et  le  transport  à  la  cave;  la  fabrication  du 
vin  cuit,  etc.  ;  la  culture  du  jardin,  la  cueillette  des  ba- 
miéh,  des  figues,  etc.;  la  culture  de  l'oignon,   l'arrosage. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  135 

etc.  ;  le  tout,  comme  tous  les  tableaux  suivants,  avec  lé- 
gendes hiéroglyphiques  explicatives,  plus  Vintendant  de  la 
maison  des  champs  et  ses  secrétaires. 

2°  Arts  et  Métiers.  —  Collection  cle  tableaux,  pour  la 
plupart  coloriés,  afin  de  bien  déterminer  la  nature  des  objets, 
et  représentant  :  le  sculpteur  en  pierre,  le  sculpteur  sur 
bois,  le  peintre  de  statues,  le  peintre  d'objets  d'architecture, 
de  meubles  et  menuiserie;  le  peintre  peignant  un  tableau, 
avec  son  chevalet;  des  scribes  et  bureaucrates  de  toute  es- 
pèce; les  ouvriers  des  carrières  transportant  des  blocs  de 
pierre;  l'art  du  potier  avec  toutes  les  opérations;  les  mar- 
cheurs pétrissant  la  terre  avec  les  pieds,  d'autres  avec  les 
mains;  la  mise  de  l'argile  en  cône,  le  cône  placé  sur  le  tour; 
le  potier  faisant  la  panse,  le  goulot  du  vase,  etc.  ;  la  pre- 
mière cuite  au  four,  la  seconde  au  séchoir,  etc.  ;  la  coupe 
du  bois;  les  fabricants  de  cannes,  d'avirons  et  de  rames;  le 
charpentier,  le  menuisier;  le  fabricant  de  meubles;  les 
scieurs  de  bois;  les  corroyeurs;  le  coloriage  des  cuirs  ou 
maroquins  ;  le  cordonnier  ;  la  filature  ;  le  tissage  des  toiles  à 
divers  métiers;  le  verrier  et  toutes  ses  opérations;  l'orfèvre, 
le  bijoutier,  le  forgeron,  etc. 

3°  Caste  militaire.  —  L'éducation  de  la  caste  militaire 
et  tous  ses  exercices  gymnastiques,  représentés  en  phis  de 
deux  cents  tableaux,  où  sont  retracées  toutes  les  poses  et 
attitudes  que  peuvent  prendre  deux  habiles  lutteurs,  atta- 
quant, se  défendant,  reculant,  avançant,  del)out,  renversés, 
etc.  ;  on  verra  par  là  si  l'art  égyptien  se  contentait  de  figures 
de  profil,  les  jambes  unies  et  les  bras  collés  contre  les 
hanches.  J'ai  copie  de  toute  cette  curieuse  série  de  militaires 
nus,  luttant  ensemble  ;  plus,  une  soi.xantaine  de  figures  re- 
présentant des  soldats  de  toute  arme,  de  tout  rang,  la  pe- 
tite guerre,  un  siège,  la  tortue  et  le  bélier,  les  punitions 
militaires,  un  cliamp  cle  bataille,  et  les  préparatifs  d'un 
repas  militaire;  enlin  la  fabrii'ution  des  lances,  javelots, 
arcs,  flèches,  massues,  haches  d'armes,  etc. 


136  LETTRES   ET   JOURNAUX 

4°  Chant,  Musique  et  Danse.  —  Un  tableau  représen- 
tant un  concert  vocal  et  instrumental  ;  un  chanteur,  qu'un 
musicien  accompagne  sur  la  harpe,  est  secondé  par  deux 
chœurs,  l'un  de  quatre  hommes,  l'autre  de  cinq  femmes,  et 
celles-ci  battent  la  mesure  avec  leurs  mains  :  c'est  un  opéra 
tout  entier  ;  des  joueurs  de  harpe  de  tout  sexe,  des  joueurs 
ûeJliUe  traversière,  de  flageolet,  d'une  sorte  de  conque, 
etc.  ;  des  danseurs  faisant  diverses  figures,  avec  les  noms 
des  pas  qu'ils  dansent;  enfin,  une  collection  très  curieuse 
de  dessins  représentant  les  danseuses  (ou  filles  publiques  de 
l'ancienne  Egypte),  dansant,  chantant,  jouant  à  la  paume, 
faisant  divers  tours  de  force  et  d'adresse. 

5°  iJn  nombre  considérable  de  dessins  représentant  I'Édu- 
cation  des  bestiaux;  les  bouviers,  les  boeufs  de  toute 
espèce,  les  vaches,  les  veaux,  le  tirage  du  lait  ;  la  fabrication 
du  fromage  et  du  beurre  ;  les  chevriers,  les  gardeurs  d'ânes, 
les  bergers  et  leurs  moutons  ;  des  scènes  relatives  à  Vart 
vétérinaire;  enfin  la  basse-cour,  comprenant  l'éducation 
d'une  foule  d'espèce  d'oies  et  de  canards,  et  celle  d'une 
espèce  de  cigogne  qui  était  domestique  dans  l'ancienne 
Egypte. 

6°  Une  première  base  de  recueil  iconographique,  com- 
prenant les  portraits  des  Rois  égyptiens  et  de  grands  per- 
sonnages. Ce  portefeuille  sera  complété  en  Thébaïde. 

7°  Dessins  relatifs  aux  Jeux,  Exercices  et  Divertisse- 
ments. —  On  y  remarque  la  mourre,  le  jeu  de  la  paille, 
une  sorte  de  main-chaude,  le  mail,  le  jeu  despiquets  plantés 
en  terre,  divers  jeux  de  force  ;  la  chasse  à  la  bête  fauve,  un 
tableau  représentant  une  grande  chasse  dans  le  désert,  et  où 
sont  figurées  quinze  à  vingt  espèces  de  quadrupèdes  ;  tableaux 
représentant  le  retour  de  la  chasse  ;  le  gibier  est  porté  mort 
ou  conduit  vivant  ;  plusieurs  tableaux  représentent  la  chasse 
des  oiseaux  au  filet  ;  un  de  ces  tableaux  est  de  grande 
dimension  et  gouache  avec  toutes  les  couleurs  et  le  faire  de 
l'original;  enfin,  le  dessin  en  grand  des  divers  pièges  pour 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  137 

prendre  les  oiseaux  ;  ces  instruments  de  chasse  sont  peints 
isolément  dans  quelques  hypogées  ;  plusieurs  tableaux  repré- 
sentant la  pèche  :  1°  la  pêche  à  la  ligne  sans  canne  ;  2°  à  la 
ligne  avec  canne;  3°  au  trident  ou  au  bident ;  4°  au  filet  ; 
plus  la  préparation  des  poissons,  etc. 

8°  Justice  domestique.  —  J'ai  réuni  sous  ce  titre  une 
quinzaine  de  dessins  de  bas-reliefs  représentant  des  délits 
commis  par  des  domestiques;  l'arrestation  du  prévenu,  son 
accusation,  sa  défense,  son  jugement  par  les  intendants  de 
la  maison  ;  sa  condamnation  et  l'exécution,  qui  se  borne  à 
la  bastonnade,  dont  procès-verbal  est  remis,  avec  le  corps 
du  procès,  entre  les  mains  du  maître  par  l'intendant  de  hi 
maison. 

Antinoé-el-Tell,  6  novembre  1828. 

Voici  les  notices  que  j'ai  rédigées  sur  place  :  presque 
toutes  mal  écrites  ou  des  légendes  mal  dessinées  quant  à  la 
forme  (mais  fidèles  toutefois),  parce  qu'elles  ont  été  faites 
sur  le  haut  d'une  échelle  et  dans  des  positions  fort  incom- 
modes. —  Notre  travail  étant  terminé  au  soir,  je  fis  mettre 
à  la  voile  pour  Béni-Hassan-el-Amar,  où  nous  arrivâmes  au 
milieu  de  la  nuit. 

Du  8  novembre,  devant  Monfalouth. 

9"  Le  ménage.  —  J'ai  réuni  dans  cette  série,  déjà  fort 
nombreuse,  tout  ce  qui  se  rapporte  à  la  vie  privée  ou  inté- 
rieure. Ces  dessins  fort  curieux  représentent  :  1°  diverses 
maisons  égyptiennes,  plus  ou  moins  somptueuses;  2''  les 
vases  de  diverses  formes,  ustensiles  et  meubles,  le  tout 
colorié,  parce  que  les  couleurs  indiquent  invariablement  la 
matière  ;  3"  un  superbe  palancjuin  ;  4"  des  espèces  de 
chambre  à  portes  battantes,  portées  sur  un  traîneau  et  qui 
ont  servi  de  voitures  aux  anciens  grands  personnages  de 
l'Egypte;  5°  les  singes,  chats  et  chiens  qui  faisaient  partie 


138  LETTRES    ET   JOURNAUX 

de  la  maison,  ainsi  que  des  nains  et  autres  individus  mal 
conformés,  qui,  1500  ans  et  plus  avant  J.-C,  servaient  à 
désopiler  la  rate  des  seigneurs  égyptiens,  aussi  bien  que, 
1500  ans  après,  celle  de  nos  vieux  barons  d'Europe  ;  6°  les 
officiers  d'une  grande  maison,  intendants,  scribes,  etc.  : 
7°  les  domestiques  portant  les  provisions  de  bouche  de  toute 
espèce  ;  les  servantes  apportant  aussi  divers  comestibles  ; 
8"  la  manière  de  tuer  les  bœufs  et  de  les  dépecer  pour  le 
service  de  la  maison  ;  9°  une  suite  de  dessins  représentant 
des  cuisiniers  préparant  des  mets  de  diverses  sortes  ; 
10°  enfin,  les  domestiques  portant  les  mets  préparés  à  la 
table  du  maître. 

10*'  Monuments  historiques.  —  Ce  recueil  contient 
toutes  les  inscriptions,  bas-reliefs  et  monuments  de  tout 
genre,  portant  des  légendes  royales,  avec  une  date  exprimée, 
que  j'ai  vus  jusques  ici. 

11°  Monuments  religieux.  —  Toutes  les  images  des 
différentes  divinités,  dessinées  en  grand  et  coloriées  d'après 
les  plus  beaux  bas-reliefs.  Ce  recueil  s'accroîtra  prodigieu- 
sement à  mesure  que  j'avancerai  dans  la  Thébaïde. 

12°  Navigation.  —  Recueil  de  dessins  représentant  la 
construction  des  bâtiments  et  barques  de  diverses  espèces, 
et  les  jeux  des  mariniers,  tout  à  fait  analogues  aux  joutes 
qui  ont  lieu  sur  la  Seine  dans  les  grands  jours  de  fête. 

13°  Enfin  Zoologie.  —  Une  suite  de  quadrupèdes, 
d'oiseaux,  de  reptiles,  d'insectes  et  de  poissons,  dessinés  et 
coloriés  avec  toute  fidélité  d'après  les  bas-reliefs  peints  ou 
les  peintures  les  mieux  conservées.  Ce  recueil,  qui  compte 
déjà  près  de  200  individus,  est  du  plus  haut  intérêt  :  les 
oiseaux  sont  magnifiques,  les  poissons  peints  dans  la  der- 
nière perfection,  et  on  aura  par  là  une  idée  de  ce  qu'était  un 
hypogée  égyptien  un  peu  soigné.  Nous  avons  déjà  recueilli 
le  dessin  de  plus  de  quatorze  espèces  différentes  de  chiens 
de  garde  ou  de  chasse,  depuis  le  lévrier  jusqu'au  basset  à 
jambes  torses;  j'espère  que  MM.  Cuvier  et  Geofïroy-Saint- 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  139 

Hilaire  me  sauront  gré  de  leur  rapporter  ainsi  l'histoire 
naturelle  égyptienne  en  aussi  bon  ordre. 

Voilà  quels  sont  jusques  ici  mes  conquêtes  et  mon  butin. 
C'est  un  beau  début.  J'espère  compléter  et  étendre  digne- 
ment ces  diverses  séries,  puisque  je  n'ai  encore  vu,  pour 
ainsi  dire,  aucun  monument  égyptien  ;  les  grands  édifices 
ne  commencent  en  effet  qu'à  Abydos,  et  je  n'y  serai  que 
dans  dix  jours. 

J'ai  passé,  le  cœur  serré,  en  face  d' Aschmounéùi,  en 
regrettant  son  magnifique  portique  détruit  tout  récem- 
ment par  les  barbares.  Hier,  Antlnoé  ne  nous  a  plus  montré 
que  des  débris;  tous  ses  édifices  ont  été  démolis  depuis 
peu,  et  il  ne  reste  plus  que  quelques  colonnes  de  granit,  que 
les  Visigoths  d'Egypte  n'ont  pu  remuer. 

Je  me  suis  consolé  un  peu  de  la  perte  de  ces  monuments, 
en  en  retrouvant  un  fort  intéressant  et  dont  personne  n'a 
parlé,  pas  même  Jomard,  qui  a  séjourné  longtemps  dans 
son  voisinage.  Nous  avons  reconnu,  dans  une  vallée  déserte 
de  la  montagne  Arabique,  vis-à-vis  Béni-Hassan-el-Amar, 
un  petit  temple  creusé  dans  le  roc,  dont  la  décoration, 
commencée  par  Thouthinosis  IV,  à  été  continuée  par  Afan- 
douéi  de  la  XVIIP  Dynastie.  Ce  temple,  orné  de  beaux  bas- 
reliefs  coloriés,  est  dédié  à  la  déesse  Pasc/it  ou  Pépascht, 
qui  est  la  Bubastis  des  Grecs,  et  la  Diane  des  Romains. 
Les  géographes,  Jomard  lui-même,  placent  à  Béni-Hassan  la 
position  nommée  Speos-Artemidos  (la  grotte  de  Diane),  et 
ils  ont  raison,  puisque  je  viens  de  retrouver  le  temple, 
creusé  dans  le  roc  (le  Speos  de  la  déesse),  et  ce  monument, 
qui  ne  présente  en  scène  (jue  des  images  de  Bubastis,  la 
Diane  Égyptienne,  est  cerné  par  divers  hypogées  de  chais 
sacrés  (l'animal  de  Bubastis).  Quelques-uns  sont  creusés  dans 
le  roc,  un,  entre  autres,  construit  sous  le  règne  d'Alexandre, 
fils  d'Alexandre  le  Grand.  Devant  le  temple,  sous  le  sable, 
est  un  grand  banc  de  momies  de  chats  plies  dans  des  nattes 
et  entremêlés  de  quelques  chiens  ;  plus  loin,  entre  la  vallée 


140  LETTRES    ET   JOURNAUX 

et  le  Nil,  dans  la  plaine  déserte,  sont  deux  très  grands 
entrepôts  de  momies  de  chats  en  paquets,  et  recouverts  de 
deux  pieds  de  sable. 

Cette  nuit  j'arriverai  à  Siouili  (Lycopolis),  et  demain  je 
remettrai  cette  lettre  aux  autorités  locales  pour  qu'elle  soit 
envoyée  au  Caire,  de  là  à  Alexandrie,  et  de  là  enfin  en 
Europe;  puisse-t-elle  être  mieux  dirigée  que  les  tiennes! 
Car,  je  le  dis  avec  amertume,  je  n'ai  vu  encore  aucune  lettre 
de  toi  ni  de  ma  femme  depuis  mon  départ  de  Toulon';  — 
juge  de  mon  désappointement,  lorsque  Rosellini  en  a  reçu 
une  foule  ces  jours  derniers  et  moi  pas  l'ombre  d'une.  Je  ne 
sais  quel  malin  génie  se  mêle  de  ma  correspondance,  mais 
je  me  perds  à  imaginer  les  causes  de  ce  retard  \  —  Ma  santé 
se  soutient,  et  j'espère  que  le  bon  air  de  Thèbes  m'assurera 
la  continuation  de  ce  bien-être.  Donne  de  mes  nouvelles  à 
ma  femme  à  laquelle  j'écrirai  de  Thèbes.  Mes  respects  à 
notre  vénérable  M.  Dacier,  mes  amitiés  aux  siens  et  à  tous 
ceux  qui  se  souviennent  de  moi.  Embrasse  les  amis  Dubois, 
Duguet  et  Teuillet.  Je  suis  tout  et  toujours  tout  à  toi  de 
cœur  et  d'âme.  Adieu, 

J.-F.  Ch. 


EXTRAIT  DU  JOURNAL  DE  VOYAGE 

7  novembre  1828. 

En  nous  réveillant,  on  se  hâta  de  se  rendre  à  terre  et  de 
traverser  le  village  de  CJiaikh-Abadê,  entremêlé  de  pal- 
miers, pour  courir  sur  les  ruines  à'Antinoé.  Ce  n'est  plus 

1.  Un  peu  plus  tard,  ChampoUion  apprit  que  Drovetti  avait  retenu 
les  lettres  si  anxieusement  attendues.  La  correspondance  des  voyageurs 
passait  alors  par  les  mains  de  leurs  consuls  généraux. 


DE   CHAMfOLLION   LE   JEUNE  141 

aujourd'hui  qu'une  suite  de  monticules  de  décombres  re- 
couverts de  fragments  de  poteries  de  toute  espèce.  Aucun 
des  monuments  décrits  par  la  Commission  d'Egypte  n'a 
échappé  à  la  fureur  des  barbares  habitants  qui,  avec  la  per- 
mission de  leur  gouvernement,  ont  tout  détruit,  jusques  aux 
fondements,  pour  faire  de  la  chaux  avec  les  pierres  des  arcs 
de  triomphe,  des  bains,  etc.  Il  n'est  resté  debout,  grâce  à 
leur  masse  et  à  leur  dureté,  que  les  colonnes  de  granit  for- 
mant la  rue  coloniale  {sic)  du  côté  du  Nil.  J'ai  acheté  ici 
une  tête  de  statue  de  Rhamsès  le  Grand,  pour  la  modique 
somme  d'une  piastre  (sept  sous),  y  compris  le  transport  de 
cette  petite  masse  jusques  à  mon  mâasch.  C'est  mon  drog- 
man  qui  fit  le  marché,  j'aurais  été  honteux  de  le  contracter. 
Je  fis  payer  le  port  en  sus  de  la  valeur  du  prix  donné  pour 
l'objet. 

On  partit  sur  les  neuf  heures  du  matin,  et  nous  passâmes 
successivement  devant  lîéiramoim,  situé  sur  le  Nil,  dans  la 
direction  des  ruines  d'Aschmounéïn  (Hermopolis  magna), 
dont  le  superbe  portique,  orné  de  sculptures  du  temps  de 
Philadelphe  Arrhidée  (ou  plutôt  de  Soter  P^  dont  il  n'était 
que  le  préte-nom),  a  été  démoli  du  consentement  du  Pacha, 
malgré  les  réclamations  de  Sait  et  de  Linant.  Plus  tard  nous 
dépassâmes  Mellaourj-el-Arisch  et  la  grotte  de  Stable  An- 
tJiar,  décrite  par  Jomard.  Vers  le  coucher  du  soleil,  je  fis 
arrêter  à  El-  Tell,  ville  ruinée  dont  la  Commission  d'Egypte 
a  donné  le  plan  et  la  description,  mais  que  l'Anglais  Wil- 
kinson  croit  avoir  découverte  et  fait  graver  pour  la  première 
fois.  M.  Jomard  pense  que  c'était  la  ville  nommée  Psinaula 
dans  les  itinéraires,  et  je  suis  entièrement  de  son  avis. 
L'opinion  de  Wilkinson,  qui  pense  avoir  retrouvé  Alahas- 
tronpolis  dans  El-  Tell  n'est  pas  soutenable. 

Ici  une  lacune  à  remplir  avec  une  inscription  et  un  long 
texte  sur  Psinaula  {sic). 

Nous  parcourûmes  tout  remplacement  de  la  ville,  dont 
les  principales  rues,  larges  et  longues,  se  distinguent  très 


142  Lettres  et  journaux 

facilement.  La  construction  que  M.  Jomard  croit  avoir  pu 
être  un  grenier  m'a  paru  être  les  arases  très  reconnaissables 
d'un  édifice  religieux,  bases  d'un  temple  composé  d'un  py- 
lône et  de  deux  cours  en  briques  crues,  enfin,  du  temple 
proprement  dit  et  bâti  en  grès.  Les  débris  de  cette  pierre, 
mêlés  au  granit  noir  et  rose,  couvrent  un  très  grand  espace 
de  forme  carrée  et  sur  l'alignement  de  deux  pylônes.  J'ai 
trouvé  moi-même  au  milieu  de  ces  détritus  un  fragment  de 
calcaire  cristallisé  d'un  très  beau  poli,  ayant  appartenu  au 
genou  d'une  statue  égyptienne. 

Nous  quittâmes  le  soir  même  El-Tell,  et  le  mâascli  était, 
le  8  novembre,  en  face  de  Tarout-es-Schérif  de  très  bonne 
heure.  Dans  la  matinée,  nous  passâmes  devant  la  longue  et 
dangereuse  montagne  dite  Djebel-Abouféda,  percée  de 
grottes  dont  je  remis  la  visite  à  notre  retour  de  la  seconde 
cataracte,  afin  de  ne  point  laisser  passer  la  saison  favorable 
pour  remonter  le  Nil.  C'est  devant  cette  maudite  montagne 
que,  le  mâasch  VAthyr  ayant  abordé  Ylsis  en  pleine  course 
pour  déposer  MM.  Ducliesne,  Lehoux  et  Bertin,  parce  que 
l'heure  du  dîner  était  venue,  M.  Bertin  tomba  dans  le  Nil, 
qui  est  d'une  rapidité  effroyable  dans  cet  endroit-là.  Il  ne 
dut  son  salut  qu'à  sa  présence  d'esprit  et  à  son  talent  pour 
la  natation,  qui  lui  donna  le  temps  de  saisir  à  la  volée  une 
corde  lancée  de  la  barque  de  nos  cavas.  Cette  aventure,  qui 
se  passa  sous  mes  yeux,  me  rendit  malade  de  saisissement  : 
il  eût  été  affreux  pour  moi  de  rentrer  en  France  sans  un  de 
mes  compagnons  de  voyage,  et  de  l'avoir  perdu  par  un  sem- 
blable accident. 

Dans  l'après-midi,  nous  dépassâmes  MonfaloutJi  (le  lieu 
des  onagres  des  Égyptiens),  et  nous  restâmes  ensuite  en- 
gravés  devant  Mangabad  [fabrique  de  vases  des  Coptes). 
Dégagés  à  grand'peine,  nous  avançâmes  encore  quelques 
milles  et  passâmes  une  partie  de  la  nuit  à  une  petite  dis- 
tance d'Osiouth. 

9  novembre.  —  Nous  nous  réveillâmes  le  matin  devant  le 


t)E   CHAMfOLLION   LE   JEUNE  143 

petit  port  d'Osiouth,  la  [Saout]  des  Égyptiens  et  la  Lycopolis 
des  Grecs.  Je  voulais  visiter  les  grottes  et  les  hypogées  de 
cette  antique  ville,  et  il  fut  résolu  d'y  passer  la  journée  en- 
tière. On  fit  venir  des  ânes  pour  nous  transporter  à  la  ville, 
distante  de  vingt  minutes  de  chemin  des  bords  du  fleuve. 
Je  me  rendis  directement,  accompagné  de  MM.  Uhôte,  Du- 
chesne  et  Bertin,  aux  hypogées  que  l'on  apercevait  sur  le 
penchant  de  la  montagne  et  jusques  à  son  sommet.  La  des- 
cription de  MM.  Jollois  et  Devilliersest  exacte.  La  destruc- 
tion a  fait  des  progrès  depuis  l'époque  où  ces  voyageurs 
français  visitèrent  la  nécropole  de  Lycopolis.  J'ai  reconnu 
une  partie  des  sépultures  qu'ils  indiquent,  mais  je  jugeais 
inutile  de  nous  arrêter  dans  un  lieu  de  bien  peu  d'intérêt, 
lorsqu'on  a  passé  quinze  jours  entiers  à  Béni-Hassan. 

Les  grottes  de  Lycopolis  paraissent  avoir  été  d'une  plus 
grande  magnificence  que  les  tombeaux  de  l'Heptanomide. 
Elles  sont  certainement  de  proportions  plus  colossales,  mais 
presque  tout  est  détruit,  et  l'on  n'y  peut  reconnaître  que  des 
squelettes  de  tombeaux,  toutes  les  surfaces  de  la  pierre  cal- 
caire, jadis  sculptées,  ayant  été  enlevées  par  des  mains  pro- 
fanes ou  détériorées  par  des  mains  d'enfant.  Je  fis  seu- 
lement copier  une  rangée  de  soldats  sur  la  paroi  sud  de 
l'hypogée  principal.  —  On  nous  avait  fait  passer,  en  allant 
aux  hypogées,  par  le  cimetière  moderne  d'Osiout/i,  qui 
s'étend  sur  la  dernière  pente  de  la  montagne  dont  les  flancs 
recelaient  des  momies  des  anciens  Égyptiens.  Ce  cimetière, 
composé  de  jolis  petits  édifices  soigneusement  blanchis,  res- 
semble à  une  charmante  ville  lilliputienne.  Au  retour,  je 
traversai  la  ville  pour  me  rendre  au  grand  bain  où,  après  un 
peu  de  repos  dont  nous  avions  grand  besoin,  ayant  couru 
toute  la  montagne  à  pied,  soit  en  robe  longue,  soit  en  cos- 
tume de  mamekjulv,  on  nous  servit  un  dîner  composé  de 
petits  morceaux  de  mouton,  préparés  en  forme  de  godiveau, 
une  jatte  de  lait  aigre  pour  y  saucer  la  viande,  et  d'excel- 
lentes pastèques.  Les  pscudo-godiveaux  étaient  délicieux, 


144  LETTRES    ET    JOURNAUX 

et  nous  leur  fimes  honneur  au  point  d'en  demander  un  se- 
cond plat.  Après  le  diner,  nous  fimes  une  visite  au  Bey, 
factotum  de  Schérif-Bey-Kiaya,  pour  lequel  Habib-EfEendy 
nous  avait  donné  des  lettres  que  nous  remimes  à  son  lieute- 
nant. On  regagna  le  mâascli  où  nous  passâmes  la  nuit. 

10  novembre.  —  Partis  le  matin  d'Osiouth,  nous  étions  à 
onze  heures  à  la  hauteur  du  grand  bourg  d'El-Qatuî  que  la 
carte  de  la  Commission  nomme  Matia,  et  nous  fûmes  forcés 
d'y  aborder,  le  vent  ayant  cessé  tout  à  coup.  C'est  là  que 
mon  barabra  Mohammed  retrouva  son  père,  qui  fabriquait 
de  la  bière,  boisson  dont  il  voulait  me  régaler,  mais  dont 
je  ne  pus  boire  une  gorgée.  On  remit  à  la  voile  à  une  heure 
pour  s'arrêter  fort  avant  dans  la  nuit,  à  quelque  distance  de 
Qaou-el-Kebir .  —  On  passa  devant  cette  ancienne  position 
d'Antœopolis  sans  toucher  le  rivage,  parce  qu'il  nous  fut 
aisé  de  voir  qu'il  ne  restait  aucune  trace  du  beau  portique 
décrit  par  la  Commission.  Le  Nil  a,  depuis  trois  ans,  en- 
glouti ce  beau  monument,  et  nous  avons  navigué  sur  des 
débris  enfouis  au  fond  du  fleuve.  On  passa  dans  la  journée 
devant  Scheik-el-Haridi,  si  célèbre  par  le  démon  Asmodée 
de  Paul  Lucas.  Nous  eûmes  à  essuyer  quelques  coups  de 
vent,  et,  à  nuit  close,  ne  pouvant  plus  espérer  d'arriver  à 
Akhmîm  sans  danger,  on  amarra  les  mâasch  devant  un 
village  dont  on  ignorait  le  nom,  pour  y  passer  la  nuit  et 
faire  réparer  le  mâasch  Isis,  où  s'était  déclarée  une  voie 
d'eau  assez  forte.  —  Après  souper,  Lenormand,  L'hôte,  Ro- 
sellini  et  quelques  autres  se  rendirent  à  une  soirée  musicale 
donnée  par  Mohammed-Bey,  mamour  du  Saïd,  que  l'état 
de  sa  santé  avait  forcé  à  se  faire  bâtir  une  maison  près  du 
village  de  (Saouadjé)  Saouadgi,  nommé  Secouai  dans  la  carte 
de  la  Commission,  où  l'air  est  excellent.  Je  déclinai  l'invi- 
tation sous  prétexte  de  fatigue,  ignorant  d'ailleurs  le  nom 
et  le  rang  de  l'amphitryon.  Ceux  qui  avaient  pris  part  à  sa 
fête  rentrèrent  enchantés  des  manières  gaies  et  courtoises 
du  chef  turc.  Le  lendemain  matin,  nous  vîmes  arriver  en 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  l45 

présent,  et  de  la  part  du  Bey,  6  moutons,  150  poules, 
200  melons  ou  pastèques,  etc.,  etc.;  ne  voulant  pas  être  en 
reste,  nous  lui  fîmes  porter  de  notre  côté  une  caisse  de  vin 
St-Georges,  certains  que  le  présent  serait  bien  reçu,  car  mes 
compagnons  étaient  émerveillés  de  ce  qu'il  avait  bu  d'eau- 
de-vie  et  de  vin  pendant  le  repas  qu'il  leur  avait  donné  à 
une  heure  du  matin.  On  m'annonça  sa  visite;  je  retardai 
notre  départ  d'une  heure,  mais,  voyant  qu'il  ne  venait  pas, 
et  ignorant  d'ailleurs  l'importance  du  personnage  dont  nous 
ne  connaissions  que  l'enjouement  et  les  talents  bachiques, 
le  12  novembre,  on  mit  à  la  voile  pour  Akhmim,  où  nous 
arrivâmes  après  une  heure  de  navigation,  les  marins  divisés 
en  deux  parts,  l'une  faisant  la  manœuvre  et  l'autre  vidant 
l'eau  de  la  cale,  car  il  n'existait  pas  à  Saouadgi  d'ouvrier 
capable  de  boucher  la  voie  d'eau  de  notre  mâasch.  Débarqués 
à  Akhmîm,  la  vieille  PanopoLis,  nous  courûmes  à  la  ville 
pour  la  traverser,  voir  en  passant  les  deux  jolies  mosquées, 
et  nous  porter  au  nord  où  la  Commission  signale  quelques 
ruines  de  temples.  Je  trouvai  les  choses  à  peu  près  dans  le 
môme  état  que  les  vit  M.  Saint-Genis. 

Au  nord  et  dans  un  bas-fond  rempli  par  l'inondation,  sont 
de  grandes  masses  calcaires  sans  sculptures,  à  l'exception  d'un 
bloc  au  milieu  du  bassin,  et  qui  portait  sur  une  des  faces 
un  tableau  sculpté  représentant  un  roi  faisant  un  acte  d'ado- 
ration. J'envoyai  au  mâasch  prendre  quatre  longues  planches 
pour  faire  des  ponts  volants  d'un  bloc  à  l'autre,  et  arriver 
jusques  à  la  pierre  sculptée,  afin  de  découvrir  la  légende 
royale  et  le  nom  de  la  divinité  adorée.  Cette  opération  se 
lit  à  l'aide  des  planches  dont  nous  avions  provision  et  de 
trois  de  nos  mariniers  qui,  nus,  se  jetèrent  à  l'eau  pour 
placer  et  déplacer  les  ponts  volants.  Une  foule  considérable 
d'habitants  couvraient  le  bord  de  l'étang,  environné  de  pal- 
miers et  d'arbres  assez  touffus.  Le  tout  formait  un  spectacle 
assez  pittoresque,  vu  du  bloc  sculpté  auquel  j'étais  arrivé 
sans  encoml)re.  Là,  je  reconnus  ({ue  le  roi  en  adoration  était 

BlUL.    É(iYi'l.,   T.   XXXI.  10 


146  LETTRES    ET   JOURNAUX 

Ptolémée  Alexandre,  que  la  divinité  adorée  était  Amen- 
Hor-Ammon-Générateur,  celui  qu'en  effet  les  Grecs  ont  con- 
sidéré comme  Pan,  et  dont  la  statue  est  très  fidèlement  dé- 
crite dans  Etienne  de  Byzance,  article  Panojoo^ïs.  Ce  bas-relief 
suffit  donc  pour  continuer  nos  idées  sur  le  dieu  adoré  dans 
cette  ville,  sur  son  rang  et  sur  ses  formes  ;  il  détermine  en 
môme  temps  l'époque  du  temple  de  Ammon-Pan  à  Pano- 
polis,  et  si  les  autres  bas-reliefs  de  ce  monument  étaient  de 
la  même  époque,  ces  ruines  n'ont  rien  de  commun  avec  les 
deux  anciens  temples  égyptiens  de  Panopolis,  décrits  par 
Hérodote,  si  ce  n'est  l'emplacement.  —  Plus  au  nord-est, 
deux  énormes  blocs,  sur  l'un  desquels  est  une  inscription 
grecque  publiée  par  M.  Letronne.  Ce  sont  les  débris  d'un 
propylon  bâti  sous  Trajan. 

En  rentrant  au  mâasch,  je  trouvai  la  cange,  le  cheval,  le 
fils,  le  séraf  et  les  musiciens  de  Moliammed-Bey,  envoyés  par 
leur  maître  à  notre  poursuite  avec  une  lettre  fort  polie,  pei- 
gnant sa  mortification  et  son  désappointement  de  ce  que 
j'étais  parti  sans  avoir  reçu  sa  visite,  qu'il  avait  convenu  la 
veille  avec  mes  compagnons  qu'il  viendrait  me  voir  le  ma- 
tin, que  nous  dînerions  chez  lui,  y  passerions  la  journée  à 
nous  divertir,  et  ne  nous  séparerions  qu'après  souper.  Les 
envoyés  insistèrent  pour  que  nous  retournions  à  Saouadgi, 
que  le  Bey  serait  malade  si  nous'  le  refusions.  Après  quelques 
débats  et  une  longue  perplexité,  je  me  décidai  à  céder  aux 
instances  du  séraf  et  du  cacbef,  et  j'ordonnai  au  réis,  dont 
le  mâasch  était  alors  en  état,  de  reprendre  la  route  de 
Saouadgi.  En  chemin,  nous  endossâmes  notre  costume  mili- 
taire mamlouk.  La  cange  du  Bey  nous  précédait  :  elle  an- 
nonça notre  arrivée  et,  en  mettant  le  pied  sur  le  rivage,  je 
trouvai  la  maison  et  l'intendant  à  la  tète,  qui  vint  me  rece- 
voir et  me  montrer  le  chemin  de  l'appartement  du  Bey. 
Celui-ci  était  dans  son  harem,  et  il  nous  pria  de  l'attendre 
dans  son  divan,  où  on  nous  servit  force  pipes  et  du  café 


DE   CHAMPOLLION   LE  JEUNE  147 

sucré,  politesse  dont  plusieurs  de  nous  furent  vivement 
touchés. 

Mohammed,  étant  arrivé,  prit  bientôt,  après  un  grand 
échange  de  compliments  entre  lui  et  moi,  un  ton  badin,  et 
nous  fit  d'aimables  reproches  de  notre  départ  du  matin.  Je 
lui  donnai  communication  de  nos  fîrmans,  parce  que  nous 
avions  appris  dans  l'intervalle  que  nous  avions  affaire  à  un 
des  principaux  chefs  de  la  Haute  Egypte,  et,  un  moment 
après,  un  de  nos  domestiques  porta  dans  la  salle  une  cassette 
renfermant  un  cabaret  en  cristal,  que  nous  priâmes  Moham- 
med-Bey  d'accepter  en  mémoire  de  notre  reconnaissance 
pour  ses  courtoisies. 

La  conversation  reprit  bientôt  le  ton  de  la  plaisanterie,  et, 
pendant  trois  heures  qui  se  passèrent  avant  le  dîner,  les 
pipes  furent  chargées  dix  fois  au  moins,  et  les  flacons  d'eau- 
de-vie  circulaient  de  dix  minutes  en  dix  minutes.  Je  pris 
le  parti  de  me  mouiller  seulement  les  lèvres  avec  la  liqueur 
traîtresse.  Quant  à  l'amphitryon,  il  allait  à  la  bonne  foi  et 
buvait  toujours  rasade,  comme  un  homme  habitué  à  ce  métier 
depuis  quarante  ans,  car  le  Bey  est  fort  âgé,  mais  cependant 
assez  robuste  encore,  malgré  une  sorte  d'asthme  que  l'eau- 
de-vic  dont  il  abuse  ne  cesse  d'entretenir.  Il  fit  venir  deux 
musiciens  grecs  de  sa  maison,  qui  jouaient,  l'un  d'une  sorte 
de  théorbe  à  huit  cordes,  l'autre  d'un  violon  à  quatorze,  et 
chantaient  des  chansons  turques.  Le  premier  était  âgé  de 
soixante-dix  ans,  et  je  laisse  à  penser  quelle  belle  voix  nous 
entendîmes.  A  ce  jeune  premier  succéda  un  chanteur  arabe 
à  barbe  blanche  et  qu'on  nous  dit  avoir  au  moins  quatre- 
vingts  ans.  Le  vieiuj  Cygne  prit  son  vol  et  chanta  de  tète 
et  de  toutes  ses  forces  quelques  complaintes  arabes. 

Notre  drogman  arménien  d'Alep,  ayant  longtemps  habité 
Constantinople  et  tout  frais  émoulu  de  la  capitale  turque, 
voulut  montrer  son  talent  et,  saisissant  sa  flûte  dont  il  joua 
assez  bien,  lit  pâmer  le  Bey  et  ses  gens  par  quehiues  bons 
airs  européens,   mais  surtout  en  exécutant  d'une  manière 


148  Lettres  et  journaux 

supérieure  un  air  turc  fort  lent  et  des  plus  mélancoliques. 
La  flûte,  la  théorbe  et  le  violon  réunis  formèrent  ensuite  un 
concert  assez  agréable.  Les  deux  musiciens  grecs  commen- 
cèrent d'eux-mêmes  à  jouer  l'air  de  «  Malborough  s'en  vat- 
en  guerre  )),  que  nos  jeunes  gens  avaient  chanté  au  souper 
de  la  veille,  à  la  grande  satisfaction  de  toute  l'assistance 
turque  et  arabe.  Cet  air  entraînait  tout,  vainqueurs  et  vain- 
cus, musulmans  et  chrétiens.  La  Marseillaise  réussit  aussi 
parfaitement  bien  et  on  apprécia  beaucoup  le  chœur  du  nouvel 
opéra  de  Paris,  Masaniello  :  Amis,  la  matinée  est  belle! 

Enfin  le  dîner  arriva.  On  me  présenta  à  laver  ainsi  qu'à 
mes  compagnons  de  voyage;  j'essuyai  mes  mains  à  une  ser- 
viette brodée  et  en  soie  de  couleur,  chacun  eut  la  sienne  pour 
cette  opération  de  propreté.  Nous  étant  mis  sur  les  bords 
du  divan,  les  jambes  pendantes  pour  agrandir  l'espace,  on 
dressa  deux  petites  tables  ou  guéridons,  sur  lesquels  on  posa 
successivement  une  vingtaine  de  plats  différents,  sans  comp- 
ter les  anchois,  salades  et  autres  apéritifs  qui  restaient  en 
permanence  et  au  centre  desquels  on  plaçait  les  plats  plus 
substantiels.  Ces  plats  étaient  petits,  sauf  le  premier,  conte- 
nant un  petit  mouton  tout  entier  farci  et  d'un  excellent 
goût.  Mais  tout  ce  qu'on  nous  servit  fut  unanimement  trouvé 
délicieux  et  préparé  de  main  de  maître.  On  termina  le  repas 
par  des  melons  et  des  pastèques.  Je  n'ai  jamais  mangé  de 
melon  aussi  exquis.  Le  vin  circulait  en  petite  quantité, 
mais  souvent,  et  jamais  le  Bey,  qui  est  philosophe,  ne  re- 
fusa le  verre,  et  ne  le  rendit  que  vide. 

Je  portai  les  santés  du  Roi  de  France,  du  Pacha  et 
d'Ibrahim-Pacha  :  tout  cela  fut  reçu  avec  de  l'enthousiasme 
par  Mohammed,  qui  jura  par  son  grand  cimeterre  que 
l'amitié  de  la  France  avec  le  Sultan  et  l'Egypte  était  si 
réelle  qu'elle  ne  pouvait  pas  finir.  Il  n'est  protestations 
d'amitié  qu'il  ne  m'ait  faites.  La  soirée  se  passa  en  concerts 
vocaux  et  instrumentaux.  Il  fit  exécuter  des  tours  de  force 
par  les  mariniers,  et  les  musiciens  secondèrent  des  danseurs 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  149 

qui  exécutaient  diverses  danses,  d'abord  arabes,  en  contre- 
faisant les  alméh,  ensuite  turques,  et  enfin  grecques.  Celles- 
ci  nous  plurent  infiniment;  elles  me  rappelèrent  \q  Dédale 
des  Athéniens.  Nous  primes  enfin  congé  du  Bey  à  une  heure 
du  matin.  Il  m'avait  fait  présent,  avant-hier,  d'une  bague 
portant  un  jaspe  rouge  gravé  en  intaille  et  représentant 
Hélios  et  Séléné  en  buste,  de  travail  grec,  mais  assez  né- 
gligé. 

Partis  de  Saouadgi  de  très  bonne  heure,  nous  repassâmes 
devant  Akhmîni,  où  on  s'arrêta  un  quart  d'heure  pour  em- 
barquer de  nouveaux  cadeaux  de  Mohammed-Aga  ;  de  là,  on 
fit  voile  sur  Menschiet-el-Néidé,  où  on  place  l'ancienne 
Ptolemaïs.  Dans  l'après-dîner,  nous  longeâmes  la  montagne 
escarpée  et  bordée  de  grottes,  nommée  Djebel-el-Asserat, 
et  c'est  en  passant  entre  cette  montagne  et  les  îlots  appelés 
Gliéziret-Benou-Qas  que  nous  aperçûmes  pour  la  première 
fois  les  crocodiles  :  j'en  vis  quatre,  dont  trois  fort  grands, 
groupés  sur  le  sable  et  en  compagnie  de  l'oiseau  blanc  et 
noir  nommé  le  Dominicain.  C'est  peut-être  le  Trocldliis. 
Peu  de  temps  après,  nous  débarquâmes  à  Girgé,  naguère 
capitale  de  la  Haute  Egypte,  mais  qui  a  perdu  toute  son 
importance  :  elle  est  à  moitié  déserte.  Nous  fûmes  reçus  sur 
le  rivage  par  le  sieur  Piccinini,  Luquois,  chargé  des  fouilles 
de  M.  d'Anastazy,  et  qui  vint  se  mettre  à  nos  ordres,  sui- 
vant l'injonction  de  son  maître.  Nous  fîmes  une  visite  au 
Père  Davielle  di  Procida,  au  couvent  de  la  Propagande.  Ce 
Napolitain  est  prieur  général  des  cinq  couvents,  savoir  :  de 
Tahta,  Akhmîm,  Girgé,  Fard.jioutk  et  Nagadê,  dans 
chacun  desquels  est  un  religieux  ou  deux  tout  au  plus.  Il  n'y 
en  a  qu'un  à  Girgé,  et  c'est  un  Copte,  élève  de  la  Propagande. 
Curieux  de  la  manière  dont  on  lisait  le  copte  en  Egypte, 
je  priai  le  Père  de  nous  débiter  une  page  de  son  missel, 
qu'il  alla  chercher  d'assez  bonne  grâce.  Je  m'aperçus  bientôt 
qu'il  n'était  pas  sûr  de  ses  lettres  et  qu'il  prenait  habituelle- 
ment le  q  pour  un  «.  Nous  quittâmes  les  Pères  un  peu  tard, 


150  LETTRES   ET   JOURNAUX 

appelés  par  notre  souper,  qui  fut  suivi  d'une  danse  et  des 
chants  des  alméli  de  Girgé. 


CHAMPOLLION  A  CHAMPOLLION-FIGEAC 

Thèbes,  24  novembre  1828. 

Ma  dernière  lettre,  mon  cher  ami,  datée  de  Béni-Hassan, 
finie  en  remontant  le  Nil  et  close  à  Osiouth,  a  dû  en  partir 

du  10  au  12  de  ce  mois Dieu  veuille  qu'elle  t'arrive  plus 

promptement  que  celles  qui,  depuis  mon  départ  de  France, 
m'ont  été  adressées  par  toi,  les  miens  et  tous  ceux  qui  se 
souviennent  de  moi.  Je  n'en  ai  reçu  aucune!  —  pas  même 
celles  dont  Pariset  s'est  chargé  et  qu'il  a  sans  doute  remises 
au  Consulat  de  France.  C'est  hier  seulement  et  par  la  bouche 
d'un  capitaine  de  marine  anglais,  lequel  promène  son  spleen 
en  Egypte,  que  j'ai  appris  que  Pariset  y  était  aussi  arrivé 
et  qu'il  se  trouve  dans  ce  moment-ci  au  Caire.  Je  suis  tout 
à  l'Egypte,  —  elle  est  tout  pour  moi  et  je  lui  demande  des 
consolations,  puisque  je  ne  reçois  rien  d'Europe.  Ce  n'est 
pas  vous  autres  que  j'accuse,  —  il  n'est  point  douteux  que 

vous  tous  ne  songiez  à  moi,  ne  m'écriviez  souvent, mais 

vos  bons  souvenirs  ne  me  parviennent  point.  S'il  en  était 
autrement,  et  que  je  fusse  tranquille  sur  la  santé  de  tous  les 
miens,  je  serais  le  plus  heureux  des  hommes;  car,  enfin,  je 
suis  au  centre  de  la  vieille  Egypte,  et  ses  plus  hautes  mer- 
veilles sont  à  quelques  toises  de  ma  barque.  —  Voici  d'abord 
la  suite  de  mon  itinéraire. 

C'est  le  10  novembre  que  je  quittai  Osiouth,  après  avoir 
visité  ses  hypogées  parfaitement  décrits  par  Jollois  et  De- 
villiers,  dont  j'admire  chaque  jour  à  Thèbes  l'extrême  exac- 
titude. Le  11  au  matin,  nous  passâmes  devant  Qaou-el-Kebir 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  151 

(Antseopolis),  et  mon  mâascli  traversa  à  pleines  voiles  rem- 
placement du  temple  que  le  Nil  a  complètement  englouti 
sans  en  laisser  les  moindres  vestiges.  Quelques  ruines 
d'Akhmîm  (celles  de  Panopolis)  reçurent  ma  visite  le  12,  et 
je  fus  assez  lieureux  pour  y  trouver  un  bloc  sculpté  qui  m'a 
donné  l'époque  du  temple,  qui  est  de  Ptolémée  Philopator, 
et  l'image  du  dieu  Pan,  lequel  n'est  autre  chose,  comme  je 
Tavais  établi  d'avance,  que  l'Ammon  générateur  de  mon 
Panthéon. 

L'après-midi  et  la  nuit  suivante  se  passèrent  en  fêtes,  bal, 
tours  de  force  et  concert  chez  l'un  des  commandants  de  la 
Haute  Egypte,  Mohammed-Aga,  qui  envoya  sa  cange,  ses 
gens  et  son  cheval  pour  me  ramener,  avec  tous  mes  compa- 
gnons, à  Saouadgi,  que  j'avais  quitté  le  matin,  et  où  il  fallut 
retourner  bon  gré  mal  gré  pour  ne  pas  désobliger  ce  brave 
homme,  bon  vivant,  bon  convive,  levant  le  coude  à  l'avenant, 
et  ne  respirant  que  la  joie  et  les  plaisirs.  L'air  de  Marlbo- 
rough,  que  nos  jeunes  gens  lui  chantèrent  en  chœur,  le  fit 
pâmer  de  plaisir,  et  ses  musiciens  eurent  aussitôt  l'ordre  de 
l'apprendre'. 

Nous  partîmes  le  13  au  matin,  comblés  des  dons  du  brave 
Osmanli.  A  midi,  on  dépassa  Ptolémaïs,  où  il  n'existe  plus 
rien  de  remarquable.  Sur  les  quatre  heures,  en  longeant  le 
Djebel-el-Asserat,  nous  aperçûmes  les  premiers  crocodiles; 
ils  étaient  quatre,  couchés  sur  un  îlot  de  sable,  et  une  foule 
d'oiseaux  circulaient  au  milieu  d'eux.  J'ignore  si,  dans  le 
nombre,  était  le  Troc/dlas  de  notre  ami  Geoffroy-Saint-IIi- 
laire.  Peu  de  temps  après,  nous  débarquâmes  à  Girgé.  Le 
vent  était  faible  le  15,  et  nous  finies  peu  de  chemin.  Mais 
nos  nouveaux  compagnons,  les  crocodiles,  semblaient  vouloir 
nous  en  dédommager;  j'en  comptai  vingt  et  un  groupés  sur 
un  même  ilôt,  et  une  bordée  de  coups  de  fusil  à  balle,  tirée 
d'assez  près,  n'eut  d'autre  résultat  (juc  de  disj)crscr  ceconci- 

1.  Voyez  les  lettres  du  maniour  ii  la  (in  de  ce  volume. 


152  LETTRES   ET   JOURNAUX 

liabule  infernal.  Ils  se  jetèrent  au  Nil,  et  nous  perdîmes  un 
quart  d'heure  à  désengraver  notre  mâascb  qui  s'était  trop 
approché  de  l'îlot. 

Le  16  au  soir,  nous  arrivâmes  enfin  à  Dendéra.  Il  faisait 
un  clair  de  lune  magnifique,  et  nous  n'étions  qu'à  une  heure 
de  distance  des  temples  :  pouvions-nous  résister  à  la  tenta- 
tion^ ?  Je  le  demande  aux  plus  froids  des  mortels  !  Souper  et 
partir  sur-le-champ  furent  Tafi'aire  d'un  instant  :  seuls  et 
sans  guides,  mais  armés  jusques  aux  dents,  nous  prîmes  à 
travers  champs,  présumant  que  les  temples  étaient  en  ligne 
droite  de  notre  mâasch.  Nous  marchâmes  ainsi,  cliantant  les 
marches  des  opéras  les  plus  récents,  pendant  une  heure  et 
demie,  sans  rien  trouver.  On  découvrit  enfin  un  homme; 
nous  l'appelons,  et  il  détale  à  toutes  jambes,  nous  prenant 
pour  des  Bédouins,  car,  habillés  à  l'orientale  et  couverts 
d'un  grand  burnous  blanc  à  capuchon,  nous  ressemblions, 
pour  l'Égyptien,  à  une  tribu  de  Bédouins,  tandis  qu'un  Eu- 
ropéen nous  eût  pris,  sans  balancer,  pour  une  guérilla  de 
moines  chartreux,  armés  de  fusils,  de  sabres  et  de  pistolets. 
On  m'amena  le  fuyard,  et,  le  plaçant  entre  quatre  hommes 
et  un  caporal,  je  lui  ordonnai  de  nous  conduire  aux  temples. 
Ce  pauvre  diable,  peu  rassuré  d'abord,  nous  mit  dans  la 
bonne  voie  et  finit  par  marcher  de  bonne  grâce  :  maigre, 
sec,  noir,  couvert  de  vieux  haillons,  c'était  une  momie  am- 
bulante, mais  il  nous  guida  fort  bien  et  nous  le  traitâmes  de 
même.  Les  temples  nous  apparurent  enfin.  Je  n'essaierai 
pas  de  décrire  l'impression  que  nous  fit  le  grand  propylon  et 
surtout  le  portique  du  grand  temple.  On  peut  bien  le  me- 

1.  Vivant  Denon,  le  graveur  et  le  littérateur  célèbre,  ancien  membre 
de  la  Commission  et,  plus  tard,  directeur  du  Musée  Napoléon,  avait 
parlé  avec  tant  d'enthousiasme  de  l'architecture  du  temple  de  Den- 
dérah  <à  l'étudiant  ChampoUion,  que  celui-ci,  dès  le  printemps  de  1808, 
«  comptait  les  heures  »  jusqu'au  départ  pour  l'Egypte  d'un  jurisconsulte 
grenoblois  qui  l'avait  invité  à  l'accompagner.  On  sait  que  ce  voyage, 
qui  devait  se  faire  en  1809,  n'eut  pas  lieu. 


DE   CHAMPOLLION    LE   JEUNE  153 

surer,  mais  en  donner  une  idée,  c'est  impossible.  C'est  la 
grâce  et  la  majesté  réunies  au  plus  haut  degré.  Nous  y  res- 
tâmes deux  heures  en  extase,  courant  les  grandes  salles  avec 
notre  pauvre  falot,  et  cherchant  à  lire  les  inscriptions  exté- 
rieures au  clair  de  la  lune.  On  ne  rentra  au  mâasch  qu'à 
trois  heures  du  matin  pour  retourner  aux  temples  à  sept 
heures.  C'est  là  que  nous  passâmes  toute  la  journée  du  17. 
Ce  qui  était  magnifique  à  la  clarté  de  la  lune  l'était  encore 
plus  lorsque  les  rayons  du  soleil  nous  firent  distinguer  tous 
les  détails.  Je  vis  dès  lors  que  j'avais  sous  les  yeux  un  chef- 
d'œuvre  d'architecture,  couvert  de  sculptures  de  détail  du 
plus  mauvais  style.  N'en  déplaise  à  la  Commission  d'Egypte. 
les  bas-reliefs  de  Dendéra  sont  détestables,  et  cela  ne  pou- 
vait être  autrement  :  ils  sont  d'un  temps  de  décadence.  La 
sculpture  s'était  déjà  corrompue,  tandis  que  l'architecture, 
moins  sujette  à  varier  puisqu'elle  est  un  art  chiffré,  s'était 
soutenue  digne  des  dieux  de  l'Egypte  et  de  l'admiration  de 
tous  les  siècles.  Voici  les  époques  de  la  décoration  :  la  partie 
la  plus  ancienne  est  la  muraille  extérieure,  à  l'extrémité  du 
temple,  où  sont  figurés,  de  proportions  colossales,  Cléopâtre 
et  son  fils  Ptolémée-Cœsar.  Les  bas-reliefs  supérieurs  sont 
du  temps  de  l'Empereur  Auguste,  ainsi  que  les  murailles 
extérieures  latérales  du  naos,  à  l'exception  de  quelques  pe- 
tites portions  qui  sont  de  l'époque  de  Néron.  Le  pronaos 
est  tout  entier  couvert  de  légendes  impériales  de  Tibère,  de 
Caïus,  de  Claude  et  de  Néron,  mais,  dans  tout  l'intérieur 
du  naos,  ainsi  que  dans  les  chambres  et  les  édifices  construits 
sur  la  terrasse  du  temple,  il  n'existe  pas  un  seul  cartouche 
sculpté  :  tous  sont  vides  et  rien  n'a  été  effacé.  Le  plus  plai- 
sant de  raffaire,  risum  teneatis,  aniici  !  c'est  que  le  mor- 
ceau du  fameux  zodiaque  circulaire  qui  portait  le  cartouche 
est  encore  en  place,  et  que  ce  même  cartouche  est  vide' , 

1.  «  L'I<igyptien  »  était  lioureux  de  constater  que  le  dessin  de  son  an- 
cien protecteur  Denon,  dessin  fait  immédiatement  après  la  découverte 


154  LETTRES    ET   JOURNAUX 

comme  tous  ceux  de  l'intérieur  du  temple,  et  n'a  jamais 
reçu  un  seul  coup  de  ciseau.  Ce  sont  les  membres  de  la  Com- 
mission qui  ont  ajouté  à  leur  dessin  le  mot  autocratoi\ 
croyant  avoir  oublié  de  dessiner  une  légende  qui  n'existe 
pas  :  —  cela  s'appelle  porter  les  verges  pour  se  faire  fouetter. 
Du  reste  que  Jomard  ne  se  presse  pas  de  triompher  parce 
que  le  cartouche  du  zodiaque  est  vide  et  ne  porte  aucun 
nom,  car  toutes  les  sculptures  de  cet  appartement  comme 
celles  de  tout  l'intérieur  du  temple  sont  atroces,  du  plus 
mauvais  style,  et  ne  peuvent  remonter  plus  haut  que  les 
temps  de  Trajan  ou  à'Antonin.  Elles  ressemblent  à  celles 
du  propylon  du  sud-ouest  ^ ,  qui  est  de  ce  dernier  empereur 
et  qui,  étant  dédié  à  Isis,  conduisait  au  temple  de  cette 
déesse,  placé  derrière  le  grand  temple  qui,  —  n'en  déplaise 
encore  à  la  Commission,  —  est  le  temple  d'Athor  (Vénus), 
comme  portent  les  mille  et  une  dédicaces  dont  il  est  bordé, 
et  non  pas  le  temple  d'Isis.  Le  grand  propylon  est  couvert 
des  images  des  Empereurs  Domitien  et  Trajan.  Quant  au 
Typhonium,  il  a  été  décoré  sous  Trajan,  Hadrien  et  Anto- 
nin  le  Pieux. 


Ajoutons  ici  l'importante  lettre  que  Champollion,  vivement  en- 
couragé par  Denon,  adressa,  au  mois  d'octobre  1821,  à  la  Rexme 
enci/clopédique,  qui  allait  avertir  les  Parisiens  de  la  prochaine 
arrivée  du  célèbre  zodiaque.  Champollion-Figeac,  ainsi  que  le  ré- 
dacteur en  chef  lui-même,  ami  des  deux  frères,  était  d'avis  que  le 
vrai  nom  de  l'auteur  de  la  lettre  ne  fût  pas  prononcé  (cf.  la 
Bévue  encyclopédique,  novembre  1821,  note  des  rédacteurs). 

((  Nous  applaudissons  aux  sentiments  patriotiques  qui  ont  dicté 
le  projet  hardi  de  nos  deux  compatriotes,  entreprise  exécutée  si 
habilement  et  si  heureusement.  La  France  a  tant  fait  pour  dévoiler 
les  antiquités  de  l'Egypte,  qu'elle  a  bien  le  droit  de  posséder 

du  zodiaque  en  question  par  le  général  Desaix,  èiait  le  seul  qui  corres- 
pondît à  la  réalité. 

1.  Du  sud-est  (correction  faite  par  Champollion-Figeac). 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  155 

quelques-uns  de  ses  plus  précieux  ouvrages  ;  elle  doit  se  réjouir 
aussi  de  pouvoir  montrer  aux  étrangers  un  monument  qui  la  dé- 
dommage de  la  perte  de  celai  de  Rosette,  et  des  autres  morceaux 
rares  que  la  Commission  d'Egypte  avait  rassemblés  avec  tant  d'ef- 
forts. En  félicitant  MM.  Saulnier  et  Lelorrain  de  ce  que,  parleurs 
soins,  le  zodiaque  circulaire  du  temple  de  Dendéra  va  être  trans- 
porté des  bords  du  Nil  sur  les  rives  de  la  Seine,  et  non  sur  celles 
de  la  Tamise,  nous  ne  pouvons  cependant  nous  défendre  d'ex- 
primer quelque  regret  de  ce  que  ce  temple  magnifique  a  été  privé 
d'un  de  ses  plus  beaux  ornements;  nous  nous  demandons  si  nos 
zélés  compatriotes  n'ont  pas  été  abusés  par  l'excès  d'un  sentiment, 
d'ailleurs  si  noble  et  si  généreux.  Entraînés  par  le  désir  d'honorer 
la  patrie,  ont-ils  songé  à  toutes  les  conséquences  de  leur  entre- 
prise? ont-ils  pensé  au  fâcheux  exemple  qui  est  donné  maintenant 
à  toutes  les  nations  rivales?  Car  il  ne  s'agit  point  ici  de  statues, 
de  pierres  détachées,  d'obélisques  même  et  de  tant  d'autres  mono- 
lithes que  les  conquérants  et  les  voyageurs  ont  enlevés  à  l'Egypte, 
depuis  vingt-trois  siècles.  C'est  un  édifice  admirable^  jusque-là 
intact,  et  dont  la  démolition  est  en  quelque  sorte  commencée.  Si 
les  Perses,  les  Grecs,  les  Romains  ou  les  Arabes  ont  mutilé  les 
temples  de  l'Egypte,  nous  sommes  loin  de  les  excuser  ;  mais  il  faut 
s'en  prendre  ou  à  l'aveugle  fanatisme  ou  au  terrible  fléau  de  la 
guerre.  En  pleine  paix,  pourquoi  les  imiter?  Oserait-on  alléguer, 
en  France,  l'exemple  de  lord  Elgin  ?  non  sans  doute  ;  et  nous  dirons 
avec  le  poète  : 

Et  si  sur  nos  ricauœ  nous  voulons  nous  régler, 

C'est  par  les  beaux  endroits  qu'il  leur  faut  ressembler. 

))  Aujourd'hui,  par  le  seul  fait  de  l'enlèvement  du  zodiaque,  la 
salle  astronomique  est  à  découvert,  et  le  reste  du  plafond  est  menacé 
d'une  entière  destruction.  C'est  comme  si,  à  la  grande  galerie  de 
Versailles,  les  alliés  eussent  enlevé  une  partie  du  plafond  pour 
emporter  quelques  peintures  ;  que  deviendraient  le  reste  du  toit  et  la 
galerie  même  ? 

»  Qui  a  préservé  les  édifices  de  l'Egypte  d'une  manière  si  éton- 
nante ?  c'est  la  conservation  des  toitures.  Une  fois  ce  toit  protecteur 
enlevé,  rien  ne  protège  plus  les  murailles,  les  colonnes  et  tous  les 
supports.  Qui  empêchera,  dès  lors,  de  prendre  ici  un  chapiteau,  là 


156  LETTRES    ET   JOURNAUX 

une  colonne  entière,  plus  loin !  Au  reste,  ni  les  maîtres  ni  les 

habitants  de  l'Egypte  ne  sont  aussi  barbares  qu'on  le  croit  commu- 
nément, et  ils  le  sont  aujourd'hui  moins  que  jamais.  L'intérêt,  ce 
mobile  si  puissant,  semble  réveiller  ce  peuple  d'un  long  sommeil. 
Pouvait-on  craindre  de  lui,  à  cette  époque  do  civilisation,  plus  que 
dans  les  temps  de  barbarie?  Le  monument  de  Dendéra,  avec  tant 
d'autres,  a  résisté  à  la  fois  au  temps  et  aux  ravages  des  hommes; 
il  a  résisté  aux  guerres  civiles  et  religieuses,  et  maintenant  que 
l'Europe  savante  a  les  yeux  fixés  sur  lui,  l'on  peut  dire  en  quelque 
sorte  que  son  immortalité  s'est  rajeunie.  Quelques  personnes  ont 
pensé,  peut-être,  que  le  zodiaque  circulaire  de  Dendéra  était  une 
pierre  isolée,  un  fragment  comme  un  autre.  Mais  on  se  fait  une  idée 
peu  juste  des  antiquités  égyptiennes,  si  l'on  croit  qu'elles  consistent 
en  morceaux  détachés.  On  les  juge  par  ces  magasins  de  petites 
statues,  d'idoles,  d'ustensiles  ou  d'amulettes  de  nos  cabinets  d'Eu- 
rope. Tout  cela  ne  ressemble  pas  plus  à  l'architecture  de  TÉgypte, 
que  les  bronzes  d'Herculanum  à  l'architecture  romaine.  Est-ce 
avec  les  figures  de  saints  qu'on  vend  dans  nos  foires  que  l'on  ferait 
concevoir  aux  étrangers  l'église  de  Sainte-Geneviève  ou  le  palais 
du  Louvre?  Après  tout,  les  monuments  des  bords  du  Nil  sont  com- 
posés de  pierres,  qu'il  n'est  pas  impossible,  si  grandes  qu'elles 
soient,  de  transporter  une  à  une  en  France  ou  en  Angleterre;  mais 
qu'y  gagnerait-on  ?  Il  faut  le  dire  :  ces  Romains,  si  étrangers  aux 
sciences,  et  barbares  sous  plus  d'un  rapport,  ont  été  plus  justes  ap- 
préciateurs que  nous  des  ouvrages  de  l'Egypte.  Quand  ils  ont 
voulu  y  puiser  pour  orner  leur  triomphe  et  embellir  leur  cité, 
qu'ont-ils  choisi  ?  des  obélisques.  Voilà  de  nobles  trophées,  voilà 
le  véritable  ornement  d'une  grande  capitale;  et,  pour  le  dire  en 
passant,  l'Angleterre  le  sent  mieux  que  la  France,  qui  avait  et  qui 
a  encore  tant  de  moyens  de  suivre  l'exemple  de  Rome  ancienne  et 
moderne.  Quant  à  la  pierre  qui  vient  d'arriver,  elle  ne  peut  servir 
d'embellissement,  elle  n'intéresse  que  la  science;  on  pouvait  peut- 
être  arriver  au  but  qu'on  s'est  proposé,  sans  la  séparer  de  l'édifice 
aveclequel,  depuis  tant  de  siècles,  elle  faisait  un  corps  indissoluble. 
On  a  réussi  à  l'enlever,  mais  elle  va  perdre  une  grande  partie  de 
sa  valeur,  de  son  prix,  de  son  intérêt.  Qui  sait  si,  dans  quelques 
années,  on  ne  disputera  pas  sur  le  point  qu'elle  occupait  dans 
le  grand  monument  auquel  on  l'a  arrachée,  sur  la  manière  dont 


DE   CHAMPOLLION   LE  JEUNE  157 

elle  était  tournée,  sur  les  sculptures  dont  elle  était  environnée, 
etc.  ?  Si  ce  n'était  pas  assez  de  deux  mille  copies  en  petit,  qui  cir- 
culent déjà  dans  toute  l'Europe  (et  l'on  peut  s'en  procurer  deux 
fois  autant),  si  la  gravure  était  insuffisante,  qui  empêchait  de  faire 
mouler  soigneusement  l'original  en  plâtre,  en  cire  ou  en  soufre? 
Quoi  qu'il  en  soit,  si  quelque  chose  peut  satisfaire  les  amis  des 
arts,  c'est  de  voir  que  ce  vénérable  reste  de  l'antiquité  paraît  des- 
tiné pour  le  Musée  français;  s'il  sortait  de  France,  il  n'y  aurait 
plus  moyen  de  se  consoler  de  la  mutilation  du  temple  de  Den- 
déra.  » 


Le  18  au  matin,  je  quittai  le  màascli,  et  courus  visiter  les 
ruines  de  Coptos  {Keftli)  ;  il  n'y  existe  rien  d'entier.  Les 
temples  ont  été  démolis  par  les  chrétiens,  qui  employèrent 
les  matériaux  à  bâtir  une  grande  église  dans  les  ruines  de 
laquelle  on  trouve  des  portions  nombreuses  de  bas-reliefs 
égyptiens.  J'y  ai  reconnu  les  légendes  royales  de  Nectanèbe, 
à.' Auguste,  de  Claude  et  de  Trajan,  et,  plus  loin,  quelques 
pierres  d'un  petit  édifice  bâti  sous  les  Ptolémées.  Ainsi  la 
ville  de  Coptos  renfermait  peu  de  monuments  de  la  haute 
antiquité,  si  l'on  s'en  rapporte  à  ce  qui  existe  maintenant  à 
la  surface  du  sol. 

Les  ruines  de  Qous  (Apollinopolis  parva),  où  j'arrivai  le 
lendemain  matin  19,  présentent  bien  plus  d'intérêt,  quoi- 
qu'il n'existe  de  ses  anciens  édilices  que  le  haut  d'un  pro- 
pylon  à  moitié  enfoui.  Ce  propylon  est  dédié  au  Dieu 
V^^^  Jj  Aroéris,  dont  les  images,  sculptées  sur  toutes 
ses  faces,  sont  adorées  du  côté  qui  regarde  le  Nil,  c'est-à- 
dire  sur  la  face  principale,  la  plus  anciennement  sculptée 
par   la  Reine   Cléopûtre   Cocce,   qui    y    prend  le  .surnom 

(le  Déesse  Pldlométore  "^  \|^\^'^^Q'  ^^*  P^^^  -'^on  fils 
Ptolémée  Sole/-  II,  qui  se  décore  aussi  du  titre  de  Pltilo- 
métor.  Mais  la  face  postérieure  du  propylon,  celle  cjui  re- 
garde le  temple,  couverte  de  sculptures,  et  terminée  avec 


158  LETTRES    ET   JOURNAUX 

beaucoup  de  soin,  porte  partout  les  légendes  royales  de 
Ptolémée  Alexandre  (/«')  en  toutes  lettres,  ce  qui  prouve 
que  sa  mort  n'a  suivi  que  d'assez  loin  celle  de  sa  mère. 
Il  prend  aussi  le  surnom  de  Philométor  o"]  J  ^\n '!^  û  Q  • 
Quant  à  l'inscription  grecque,  la  restitution  de  lOTHPEI, 
au  commencement  de  la  seconde  ligne,  proposée  par  M.  Le- 
tronnc,  est  indubitable.  Car  on  y  lit  encore  très  distinc- 
tement ...THPEI,  et  cela  sur  la  face  principale  où  sont  les 
images  et  les  dédicaces  de  Cléopâtre  Cocce  et  de  son  fils 
Ptolémée  Philométor  Soter  II. 

Mais  notre  ami  Letronne  a  mal  à  propos  restitué  HAIHI 
là  où  il  faut  réellement  APHHPEI,  transcription  exacte  du 
nom  Égyptien  ^^^  ou  ^[|^  (^pcoHpi),  celui  du 

dieu  auquel  est  dédié  le  propylon;  car  on  lit  très  distincte- 
ment encore  dans  l'inscription  grecque,  APOMPEIGEHI,  etc. 
J'ai  trouvé  aussi,  dans  les  ruines  de  Qous,  une  moitié  de  stèle 
datée  du  P'^  de  Paôni  de  l'an  XVI  du  Pharaon  Rhamsès- 
Méiamoun,  et  relative  à  son  retour  d'une  expédition  mili- 
taire; j'aurai  une  bonne  empreinte  de  ce  monument,  trop 
lourd  pour  penser  à  l'emporter. 

C'est  dans  la  matinée  du  20  novembre  que  le  vent,  lassé 
de  nous  contrarier  depuis  deux  jours  et  de  nous  fermer  l'en- 
trée du  sanctuaire,  me  permit  d'aborder  enfin  à  Thèbes  !  Ce 
nom  était  déjà  bien  grand  dans  ma  pensée  :  il  est  devenu 
colossal  depuis  que  j'ai  parcouru  les  ruines  de  la  vieille  ca- 
pitale, l'aînée  de  toutes  les  villes  du  monde.  Pendant  quatre 
jours  entiers  j'ai  couru  de  merveille  en  merveille.  Le  premier 
jour,  je  visitai  le  palais  de  Kourna,  les  colosses  du  Memno- 
niam  et  le  prétendu  tombeau  d'Osymandyas,  qui  ne  porte 
d'autres  légendes  que  celles  de  Rhamsès  le  Grand  et  de 
deux  de  ses  descendants.  Le  nom  de  ce  palais  est  écrit  sur 
toutes  ses  murailles;  les  Égyptiens  l'appelaient  le  Rhames- 
scion,  comme  ils  nomm-àient  Aménophion  le  Memnonium,  et 
Mandouéion  le  palais  de  Kourna.  Le  prétendu  colosse  d'Osy- 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  159 

mandyas  est  un  admirable  colosse  de  Rhamsès  le  Grand\ 
Le  second  jour  fut  tout  entier  passé  à  Médinet-Habou, 
étonnante  réunion  d'édifices,  où  je  trouvai  les  propylées  d' A /i- 
tonin,  à! Hadrien  et  des  Ptoléinées,  un  édifice  de  Nectanèbe, 
un  autre  de  l'Éthiopien  Tharaca,  un  petit  palais  de  Thouth- 
mosis  III  [Mœris),  enfin  l'énorme  et  gigantesque  palais 
de  Rliamsès-Méiamoun,  couvert  de  bas-reliefs  historiques. 
Le  troisième  jour,  j'allai  visiter  les  vieux  Rois  thébains 
dans  leurs  tombes,  ou  plutôt  dans  leurs  palais  creusés  au 
ciseau  dans  la  montagne  de  Biban-el-Molouk.  Là,  du  matin 
au  soir,  à  la  lueur  des  flambeaux,  je  me  lassai  à  parcourir 
des  enfilades  d'appartements  couverts  de  sculptures  et  de 
peintures,  pour  la  plupart  d'une  étonnante  fraîcheur.  C'est 
là  que  j'ai  recueilli,  en  courant,  des  faits  d'un  haut  intérêt 
pour  l'histoire.  J'y  ai  vu  un  tombeau  de  roi  martelé  d'un 
bout  à  l'autre,  excepté  dans  les  parties  où  se  trouvaient 
sculptées  les  images  de  la  reine  sa  mère  et  celles  de  sa 
femme,  qu'on  a  religieusement  respectées,  ainsi  que  leurs 
légendes.  C'est,  sans  aucun  doute,  le  tombeau  d'un  roi  con- 
damné par  jugement  après  sa  mort.  J'en  ai  vu  un  second, 
celui  d'un  roi  thébain  des  plus  anciennes  époques,  impu- 
demment envahi  par  un  roi  de  la  XIX"  Dynastie,  qui  a  fait 
recouvrir  de  stuc  tous  les  vieux  cartouches  pour  y  mettre  le 
sien,  et  s'emparer  ainsi  des  bas-reliefs  et  des  inscriptions 
tracées  pour  un  de  ses  prédécesseurs.  Il  faut  cependant 
rendre  au  flibustier  la  justice  d'avoir  fait  creuser  une  se- 
conde salle  funéraire  pour  y  mettre  son  sarcophage,  afin  de 
ne  point  déplacer  celui  de  son  ancêtre.  A  rexccption  de  ce 
tombeau-là,  tous  les  autres  appartiennent  à  des  Rois  des 
XVIII»  et  XIX"  ou  XX«  Dynasties  :  mais  on  n'y  voit  ni  le 

1.  Ces  observations  mettent  hors  de  doute  l'opinion  soutenue  par 
M.  Letronne,  il  y  a  quelques  années,  et  que  ce  savant  a  reproduite 
récemment  dans  un  mémoire  spécial,  où  il  établit  que  cet  ancien  édilice 
ne  peut  être  le  tombeau  d'Osymandias  décrit  par  Diodoi-e  de  Sicile 
(Noie  de  Chainpolliun-Fiijcac). 


160  LETTRES    ET    JOUtiNAUX 

toiiil)eau  de  Sésostris,  ni  celui  de  Mœris.  Je  ne  te  parle  point 
ici  d'une  foule  de  petits  temples  et  édifices  épars  au  milieu 
de  ces  grandes  choses.  Je  mentionnerai  seulement  un  petit 
temple  de  la  déesse  Hathov  (Vénus),  dédié  par  Ptolémée- 
Épiphane,  et  un  temple  de  Tlioth  près  de  Médinet-Habou, 
dédié  par  Ptolémée  Evergète  II  et  ses  deux  femmes  ;  dans  les 
bas-reliefs  de  ce  temple^  ce  Ptolémée  fait  des  offrandes  à 
tous  ses  ancêtres  mâles  et  femelles,  Ptolémée-Épiphane  et 
Cléopâtre,  Ptolémée-Philopator  et  Arsinoé,  Ptolémée-Elver- 
gète  et  Bérénice,  Ptolémée-Philadelphe  et  Arsinoé.  Tous 
ces  Lagides  sont  représentés  en  pied,  avec  leurs  surnoms 
grecs  traduits  en  Egyptien,  en  dehors  de  leurs  cartouches, 
tels  que  \  Il  Aie^i-cou  Philadelphe,  V  '^^^^  Aie.i-Tqe  Philo- 
patore.  Du  reste,  ce  temple  est  d'un  fort  mauvais  travail  à 
cause  de  l'époque. 

Le  quatrième  jour  (hier  23),  je  quittai  la  rive  gauche  du 
Nil  pour  visiter  la  partie  orientale  de  Thèbes.  Je  vis  d'abord 
Loaqsor,  palais  immense,  précédé  de  deux  obélisques  de 
près  de  quatre-vingts  pieds,  d'un  seul  bloc  de  granit  rose, 
d'un  travail  exquis,  accompagnés  de  quatre  colosses  de 
même  matière,  et  de  trente  pieds  de  hauteur  environ,  car 
ils  sont  enfouis  jusques  à  la  poitrine.  C'est  encore  là  du 
Rhamsès  le  Grand.  Les  autres  parties  du  palais  sont  des 
Rois  Mandouéi,  Horus  et  Aménophis-Memnon,  plus,  des 
réparations  et  additions  de  Sabacon  l'Éthiopien  et  de  quelques 
Ptolémées,  avec  un  sanctuaire  tout  en  granit,  à' Alexandre, 
fils  du  conquérant.  J'allai  enfin  au  palais  ou  plutôt  à  la  ville 
de  monuments,  à  Karnac.  Là  m'apparut  toute  la  magnifi- 
cence pharaonique,  tout  ce  que  les  hommes  ont  imaginé  et 
exécuté  de  plus  grand.  Tout  ce  que  j'avais  vu  à  Thèbes, 
tout  ce  que  j'avais  admiré  avec  enthousiasme  sur  la  rive 
gauche,  me  parut  misérable  en  comparaison  des  conceptions 
gigantesques  dont  j'étais  entouré.  Je  me  garderai  bien  de 
vouloir  rien  décrire;  car,  de  deux  choses  l'une,  ou  mes  ex- 
pressions ne  rendraient  que  la  millième  partie  de  ce  qu'on 


DE   CHAMPOLLION    LE   JEUNE  l61 

doit  dire  en  parlant  de  tels  objets,  ou  bien  si  j'en  traçais  une 
faible  esquisse,  même  fort  décolorée,  on  me  prendrait  pour 
un  enthousiaste,  tranchons  le  mot,  —  pour  un  fou.  Il  suffira 
d'ajouter,  pour  en  finir,  que  nous  ne  sommes  en  Europe  que 
des  Lilliputiens  et  qu'aucun  peuple  ancien  ni  moderne  n'a 
conçu  l'art  de  l'architecture  sur  une  échelle  aussi  sublime, 
aussi  large,  aussi  grandiose,  que  le  firent  les  vieux  Égyp- 
tiens; ils  concevaient  en  hommes  de  cent  pieds  de  haut,  et 
nous  en  avons  tout  au  plus  cinq  pieds  huit  pouces.  L'imagi- 
nation qui,  en  Europe,  s'élance  bien  au-dessus  de  nos  por- 
tiques, s'arrête  et  tombe  impuissante  au  pied  des  cent  qua- 
rante colonnes  de  la  salle  hypostyle  de  Karnac. 

Dans  ce  palais  merveilleux,  j'ai  contemplé  les  portraits 
de  la  plupart  des  vieux  Pharaons  connus  par  leurs  grandes 
actions,  et  ce  sont  des  portraits  véritables.  Représentés  cent 
fois  dans  les  bas-reliefs  des  murs  intérieurs  et  extérieurs, 
chacun  conserve  une  physionomie  propre  et  qui  n'a  aucun 
rapport  avec  celle  de  ses  prédécesseurs  ou  successeurs.  Là, 
dans  des  tableaux  colossaux,  d'une  sculpture  véritablement 
grande  et  tout  héroïque,  plus  parfaite  qu'on  ne  peut  le  croire 
en  Europe,  on  voit  Mandouéi  combattant  les  peuples  enne- 
mis de  l'Egypte,  et  rentrant  en  triomphateur  dans  sa  patrie; 
plus  loin,  les  campagnes  de  Rhamsès-Sésostris;  ailleurs, 
Sésonchia  traînant  aux  pieds  de  la  Trinité  thébaine  (Ammon, 
Mouth  et  Khons)  les  chefs  de  plus  de  trente  nations  vain- 
cues, parmi  lesquelles  j'ai  retrouvé,  comme  cela  devait  être, 
en  toutes  lettres, 
oude  Jwc/a.C'est 
pitre  XIV  du  Pre- 
elTct  l'arrivée  de 
ainsi     l'idcntitii 


(b^ 


m 


j&x. 


loudahamalek,  le  roijaume  des  Juifs 
là  un  commentaire  à  joindre  au  cha- 
mie/-  livre  des  Rois,  qui  raconte  en 
Sc'sorn'/ns  à  Jérusalem  et  ses  succès  : 
(|ue  nous  avons  établie  entre  le  Srhe- 
schonli  l'îgyp-  i^^i  fi^n.  1^  Scsonchis  de  Manéthon  et 
le  Scsar  pirtr  ou  ^^—-^  Schéschôk  de  la  Bible'  est  conlirmée 

1.  Selon  la  Hible  (p(i.ssn;je  rite),  Sôsonchis  attaqua  ot  prit  Jérusalem 
dans  la  cinquièinc  année  du  règne  de  Ituhunm.  C'est  cette  victoire  que 

BiBL.   IvGYIT.,  T.   XXXI.  H 


162 


LETTRES   ET   JOURNAUX 


de  la  manière  la  plus  satisfaisante  (pi.  V).  J'ai  trouvé  autour 
du  palais  de  Karnac  une  foule  d'édifices  de  toutes  les  époques, 
et  lorsque,  au  retour  de  la  seconde  cataracte  vers  laquelle 
je  fais  voile  demain,  je  viendrai  m'établir  pour  cinq  ou  six 
mois  à  Tlièbes,  je  m'attends  à  une  récolte  immense  de  faits 
historiques,  puisque,  en  courant  Thèbes  comme  je  Tai  fait 
pendant  quatre  jours,  sans  voir  même  un  seul  des  milliers 
d'hypogées  qui  criblent  la  montagne  Libyque,  j'ai  déjà  re- 
cueilli des  documents  fort  importants. 

Ainsi,   par  exemple,  j'ai  la  certitude   que   toute  notre 
XVIIP  Dynastie,  à  partir  du  cartouche  f7^^  celui  d'Ousi 
rél  ou  Mandouéi,  est  à  refaire.  J'ai  vu 
royales,  l'une  au  palais  de  Rhamsès 
Tombeau  d'Osymandias),  et  l'autre  au  if^' — ni 
dinet-Habou,  donnant  la  succession  des  ^   ^ 


deux  tables 
le  Grand  (dit 
palais  de  Mé- 
Rois  depuis 


Améiiopliis-Mernnon  jusques  au  sixième  successeur  de 
Rhamsès  le  Grand.  Il  en  résulte  qu'à  partir  de  Sésoslris, 
les  Rois  sont  les  suivants  :  (>i 


1 

p 
E. 

E 
o 

M 

m 

III 

r 

IV 

V 

m 

VI 

ki 

Vhthahûthph  1" .    Mandouci  II.     Ra-ouci-ri.       jïïciamoun-        Ham.scs.  Ratnsvs. 

Uamsês , 


rappelle  le  bas-relief  de  Karnac.  Il  est  reproduit  sur  la  planche  ci- 
jointe  (n°  V).  Le  royaume  de  Juda  y  est  personnifié,  et  sans  doute 
avec  cette  fidélité  de  physionomie  qu'on  remarque  dans  tous  les  anciens 
ouvrages  d'art  des  Égyptiens  à  l'égard  des  peuples  étrangers  qu'ils  ont 
représentés  sur  leurs  monuments  :  on  trouve  donc  sur  notre  planche  la 
physionomie  du  peuple  juif  au  X°  siècle  avant  l'ère  chrétienne,  selon 
les  Égyptiens.  Roboam  même  en  a  peut-être  fourni  le  type  (Note  de 
Cluimpollioii-Fif/cac).  —  On  n'est  plus  de  cet  avis,  actuellement;  il 
s'agit  du  nom  loud-ha-nialek,  d'une  localité  située  en  Palestine. 


BlBL.    ÉGYPTOL.,    T.    XXXI. 


PL.  V. 


IIOVAIMI';   Dl'i  JCDA 
Personnidé  parmi  les  peuples  vaincus  par  Sésac  (le  Pharaon  Sésoncliis). 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  163 

De  plus,  recueillis  sur  les  monuments,  une  foule  d'autres 
Ramsés,  formant  la  XX*'  Dynastie.  —  Ainsi  donc  Huyot 
m'a  induit  en  erreur,  en  prenant  pour  des  monuments  très 
anciens  ceux  portant  le  cartouche  n°  II.  Je  les  ai  vus  :  ils 
sont  d'un  temps  postérieur  à  Sésostris.  —  Méiamoun- 
Ramsès,  au  lieu  d'être  le  grand-père  de  Rhamsès  le  Grand, 
en  est  le  quatrième  successeur. 

Voilà  un  pas  important  défait  vers  la  vérité;  j'aurai  des 
dates  de  tous  ces  règnes,  et  leur  chronologie  sera  fixée.  Si 
les  commissionnaires  d'Egypte  eussent  copié  les  hiéro- 
glyphes des  bas-reliefs  de  Médinet-Habou,  dont  ils  ont 
donné  les  figures,  l'erreur  que  j'ai  commise  à  la  fin  de  la 
XVIIP  Dynastie  n'eût  pas  eu  lieu.  Tu  vois  que  la  XVIIP  Dy- 
nastie est  prodigieusement  raccourcie,  si  le  cartouche  /^ — v 
est  bien  celui  de  Sésostîis,  comme  tout  me  semble  le  ® 
prouver.  Il  y  a  trois  règnes  de  moins.  Peut-être  trou-  | 
verai-je  à  Karnac  quelque  Roi  omis  dans  la  Table 
d'Abydos  entre  Mœris  et  Aménophis-Memnon  :  j'ai  l'J^ 
idée  d'y  en  avoir  entrevu  quelqu'un.  Je  t'envoie,  en  ^  <^ 
attendant,  la  traduction  de  la  partie  chronologique  d'une 
stèle  que  j'ai  vue  à  Alexandrie  :  elle  est  très  importante 
pour  la  chronologie  des  derniers  Saïtes  de  la  XXVP  Dy- 
nastie. Le  prêtre  Psamméticlius  (simple  particulier  et  non 
pas  le  Roi  de  ce  nom)  naquit  heureusement  Van  III,  le  1^'' 
de  Paôni,  sous  le  règne  de  Néchao  (II).  La  durée  de  sa 
vie  fut  de  LXXI  ans,  IV  mois  et  5  Jours,  et  il  mourut 
Van  XXXV,  le  6  de  Paôpi  du  règne  d'Amasis. 

Tu  peux  calculer  d'après  cela,  et  il  en  résulte,  je  crois, 
que  Psammétichus  II  ou  bien  Apriès  ont  régné  plus  long- 
temps que  ne  portent  les  extraits  de  Manéthon.  J'ai,  de  plus, 
des  copies  d'inscriptions  hiéroglyphiques,  gravées  sur  des 
rochers  sur  la  route  de  Cosséir,  (jui  donnent  la  durée  ex- 
presse du  règne  des  Rois  Persans  :  ( 


164 


LETTRES    ET   JOURNAUX 


^"J 


fm\ 


\Wj 


J'ai  aussi  une  inscription  do 
l'an    nilllll    du 
réa'nc  fC7~^        plus,  une 
il'    K^.  dernière, 


o 


\^Â) 


f         f^^^^    f 

1  Ollllll         lui  III         I 


jBî& 


^ea-ne 


du  1 
d'Ochus, 


Ollllll 

Canbôth 

(Cambyse) 

VI  ans, 


n  II 

Ndariousch    Klischersck 

(Darius),  (Xercès), 

XXXVI  ans.      XII   ans. 


m 


(Artaklischeschs), 


nknusch 

nniiiiii 

=  XXVI, 

mois 
d'AthjT. 


Voilà  toute  la  série  des  monarques  de  la  Dynastie  Per- 
sane. J'omets  une  foule  d'autres  résultats  curieux;  je  t'envoie 
seulement  ceci,  pour  ne  pas  te  faire  mourir  de  faim.  Je  de- 
vrais passer  mon  temps  à  écrire,  s'il  fallait  te  détailler  toutes 
mes  trouvailles;  contente-toi  du  peu  que  je  puis  t'envoyer 
dans  les  moments  où  les  ruines  égyptiennes  me  permettent 
de  respirer,  au  milieu  de  tous  ces  travaux  et  de  ces  jouis- 
sances, réellement  trop  vives  si  elles  devaient  se  renouveler 
souvent  ailleurs  comme  à  Thèbes. 

Ma  santé  est  excellente  ;  le  climat  me  convient,  et  je  me 
porte  bien  mieux  qu'à  Paris.  Les  gens  du  pays  nous  ac- 
cablent de  politesses.  J'ai,  dans  ce  moment-ci,  dans  ma  petite 
chambre  :  1"  un  Aga  turc,  commandant  en  chef  de  Kourna, 
dans  le  palais  de  Mandouéi  ;  2°  le  Scheikh-el-Béled  de  Mé- 
dinct-Habou,  donnant  ses  ordres  au  Rainesséion  et  au  palais 
de  Rhamsès-Méiamoun;  3°  le  Scheikh  de  Karnac,  devant 
lequel  tout  se  prosterne  dans  les  colonnades  du  vieux  palais 
des  rois  d'Egypte.  Je  leur  fais  porter  de  temps  en  temps 
des  pipes  et  du  café,  et  mon  drogman  est  chargé  de  les 
amuser  pendant  que  j'écris  ;  je  n'ai  que  la  peine  de  répondre, 
par  intervalles  réglés,  Tliaïbin  (Cela  va  bien),  à  la  question 
Enté  thaïeb  ?  (Cela  va-t-il  bien  ?)  que  m'adressent  réguliè- 
rement toutes  les  dix  minutes  ces  braves  gens,  que  j'invite 
à  diner  à  tour  de  rôle.  On  nous  comble  de  présents  ;  nous 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  165 

avons  un  troupeau  de  moutons  et  une  cinquantaine  de  poules 
qui,  dans  ce  moment-ci,  paissent  et  fouillent  autour  du  por- 
tique du  palais  de  Kourna.  Nous  donnons  en  retour  de  la 
poudre  et  autres  bagatelles. 

Le  capitaine  anglais,  arrivé  hier,  nous  annonce  qu'Ibrahim- 
Pacha  est  parti  du  Caire  pour  établir  une  ligne  de  défense 
entre  El-Arisch  et  Gérasa,  c'est-à-dire  sur  la  frontière  de 
Syrie.  //  se  prépare  donc,  en  cas  que  la  Porte  veuille  l'in- 
quiéter. Cela  est  très  bon  pour  mes  projets  de  voyage.  Je  ne 
sais  pas  le  premier  mot  des  affaires  d'Orient,  et  cela  parce 
que  je  ne  reçois  pas  un  mot  ni  d'Europe  ni  môme  d'Alexan- 
drie. —  Patience  !  Mais  c'est  bien  dur  !  Si  du  moins  Pariset 
venait  me  joindre,  nous  pourrions  causer  Europe,  mais  il 
ne  m'a  pas  même  écrit  une  ligne.  Adieu  donc,  mon  cher 
ami,  je  t'écrirai  de  Syène,  avant  de  franchir  la  première 
cataracte,  si  j'ai  une  occasion  pour  faire  descendre  mes. 
lettres.  J'envoie  celle-ci  par  exprès  à  Osyouth,  où  nous  avons 

un  agent  copte.  —  Dis  à  M.  de  Férussac  que  je  lui  ai 

ramassé  des  fossiles  à  Béni-Hassan,  où  il  y  en  a  par  milliers, 
et  que  j'eji  ai  trouvé  de  très  beaux  aussi  à  Thèbes,  recueillis 
à  son  intention.  —  

P.-S.  — Communique,  je  te  prie,  ma  lettre  à  M.  le  Comte 
d'Hauterive,  en  lui  offrant  mes  hommages.  Dis-lui  que  V Ico- 
nographie des  Pharaons  sera  superbe. 

De  l'ile  de  PIiUli",  le  8  décembre  1828. 

Nous  voici,  mon  bien  cher  ami,  depuis  le  5  au  soir,  dans 
l'île  sainte  d'Osiris,  à  la  frontière  extrême  de  l'Egypte  et  au 
milieu  des  noirs  Éthiopiens,  comme  eût  dit  un  brave  Ro- 
main de  la  garnison  de  Syène,  faisant  une  partie  de  chasse 
aux  environs  des  cataractes. 

Je  quittai  Thèbes  le  26  novembre,  et  c'est  de  ce  monde 
enchanté  (jue  ma  dernière  lettre  est  datée.  Il  a  fallu  m'al)- 
stenir  de  te  donner  des  détails  sur  cette  vieille  capitale  chîs 


166  LETTRES   ET   JOURNAUX 

Pharaons  :  comment  parler  en  quelques  lignes  de  telles 
choses,  et  quand  on  n'a  fait  que  les  entrevoir  !  C'est  à  mon 
retour  sur  ce  sol  classique,  après  l'avoir  étudié  pas  à  pas, 
que  je  pourrai  écrire  avec  connaissance  de  cause,  avec  des 
idées  arrêtées  et  des  résultats  bien  mûris.  Thèbes  n'est  en- 
core pour  moi,  qui  l'ai  courue  quatre  ou  cinq  jours  entiers, 
qu'un  amas  de  colonnades,  d'obélisques  et  de  colosses;  il 
faut  examiner  un  à  un  les  membres  épars  du  monstre  pour 
'en  donner  une  idée  très  précise.  Patience  donc,  jusques  à 
l'époque  où  je  planterai  mes  tentes  dans  les  péristyles  du 
palais  des  Rhamsès. 

Le  26  au  soir,  nous  abordâmes  à  HermontJds,  et  nous 
courûmes  le  27  au  matin  vers  le  temple,  qui  piquait  d'autant 
plus  ma  curiosité  que  je  n'avais  aucune  notion  bien  précise 
sur  l'époque  de  sa  construction.  Personne  n'avait  encore 
dessiné  une  seule  de  ses  légendes  royales  :  j'y  passai  la  jour- 
née entière,  et  le  résultat  de  cet  examen  prolongé  fut  de 
m'assurer,  par  les  inscriptions  et  les  sculptures,  que  ce 
temple  a  été  construit  sous  le  règne  de  la  dernière  Cléopâtre, 
fille  de  Ptolémée-Aulétès,  et  en  commémoraison  de  sa  gros- 
sesse et  de  son  heureuse  délivrance  d'un  gros  garçon,  Ptolé- 
mée-Csesarion. 

La  cella  du  temple  est  en  elïet  divisée  en  deux  parties  : 
une  grande  pièce  (A)  (la  principale),  et  une  toute  petite 
(B),  tenant  lieu  ou  place  du  sanctuaire;  on  n'entre  dans 
celle-ci  que  par  une  petite  porte  vers  l'angle  de  droite. 
Toute  la  paroi  du  mur  de  fond  de  la  pièce  B  (laquelle 
est  appelée  |T|  I  le  lieu  de  l'accouchement  dans  les  inscrip- 
tions hiéroglyphiques)  est  occupée  par  un  bas-relief  repré- 
sentant la  déesse  Ritlio,  femme  du  dieu  Mandou,  accouchant 
du  dieu  Harphré.  La  gisante  est  soutenue  et  servie  par  di- 
verses déesses  du  premier  ordre  :  l'accoucheuse  divine  tire 
l'enfant  du  sein  de  la  mère,  la  nourrice  divine  tend  les 
mains  pour  le  recevoir,  assistée  d'une  berceuse  ou  endor- 
meuse.  Le  père  de  tous   les  dieux,  Ammon  (Amon-Ra), 


DE   CIIAMPOLLION   LE   JEUNE  167 

assiste  au  travail,  accompagné  de  la  déesse  Sovan-Ilithya,  la 
Lucine  égyptienne,  protectrice  des  accouchements.  Enfin, 
la  reine  Cléopâtre  est  censée  assister  à  ces  couches  divines, 
dont  les  siennes  ne  seront  ou  plutôt  n'ont  été  qu'une  imita- 
tion. La  paroi  (c)  de  la  chambre  de  l'accouchée  représente 
l'allaitement  et  l'éducation  du  jeune  dieu  nouveau-né;  et 
sur  les  parois  (a)  e*  (b)  sont  figurées  les  douze  heures  du 
jour  et  les  douze  heures  de  la  nuit,  sous  la  forme  de  femmes 
ayant  un  disque  étoile  sur  la  tête.  Ainsi,  le  tableau  astrono- 
mique du  plafond,  dessiné  par  la  Commission  d'Egypte,  ne 
peut  être  que  le  thème  natal  d'Harphré,  ou  mieux  encore 
celui  de  Cresarion,  nouvel  Harphré.  Il  ne  s'agirait  donc  plus, 
dans  ce  zodiaque,  ni  de  solstice  d'été,  ni  de  l'époque  de  la 
fondation  du  temple  d'Hermonthis,  et  le  pauvre  Jomard  a 
perdu  tout  son  latin  et  toute  son  astronomie  sur  ce  tableau 
comme  sur  tous  les  autres. 

En  sortant  de  la  petite  chambre  (B)  pour  entrer  dans  la 
grande,  on  voit  un  grand  bas-relief  sculpté  sur  la  paroi  d  de 
la  principale  pièce  (A).  Il  représente  la  déesse 
Ritho,  relevant  de  couches,  soutenue  encore  par 
la  Lucine  égyptienne  Sovan,  et  présentée  à  l'as- 
semblée des  dieux;  le  père  divin,  Amon-Ra, 
lui  prend  affectueusement  la  main  comme  pour 
la  féliciter  de  son  heureuse  délivrance,  et  les  autres  dieux 
partagent  la  joie  de  leur  chef.  Le  reste  de  cette  salle  est  dé- 
coré de  tableaux,  dans  lesquels  le  jeune  Harphré  est  succes- 
sivement présenté  à  Ammon,  à  Mandou  son  père,  aux  dieux 
Pliré,  Phtha,  Sev  (Saturne),  Méu  (Hercule),  etc.,  qui  l'ac- 
cueillent en  lui  remettant  leurs  insignes  caractéristiques, 
comme  se  démettant,  en  faveur  de  l'enfant,  de  tout  leur 
pouvoir  et  de  leurs  attributions  particulières.  Ptolémée- 
Caîsarion,  à  face  enfantine,  assiste  à  toutes  ces  présentations 
de  son  image,  le  dieu  Harphré,  dont  il  est  le  représentant 
sur  la  terre.  Tout  cela  est  de  la  flatterie  sacerdotale,  mais 
tout  à  fait  dans  le  génie  de  l'anciemic  Egypte,  (|ui  assimilait 


(B), 


168  LETTRES    ET   JOURNAUX 

ses  rois  à  ses  dieux.  Du  reste,  toutes  les  dédicaces  et  inscrip- 
tions intérieures  et  extérieures  du  temple  d'Hermonthis  sont 
faites  au  nom  de  ce  Ptolémée-Csesarion  et  de  sa  mère  Cléo- 
pâtro.  Il  n'y  a  donc  point  de  doute  sur  le  motif  de  sa  con- 
struction. Les  colonnes  de  l'espèce  de  pronaos  qui  le  précé- 
dait n'ont  point  toutes  été  sculptées.  Le  travail  est  demeuré 
imparfait,  et  cela  tient  peut-être  au  motif  même  de  la  dédi- 
cace du  temple  :  Auguste  et  ses  successeurs,  qui  ont  terminé 
tant  de  temples  commencés  par  les  Lagides,  n'ont  point 
permis  d'achever  celui-ci,  parce  qu'il  n'était  qu'un  monument 
de  la  naissance  de  Caesarion,  du  fils  même  de  Jules  César, 
roi  enfant  dont  ils  ne  respectèrent  guère  les  droits.  Du  reste, 
un  cachef  a  trouvé  fort  à  propos  de  s'y  faire  une  maison, 
une  basse-cour  et  un  pigeonnier,  en  masquant  et  coupant 
le  temple  de  misérables  murs  de  limon  blanchis  à  la  chaux. 

Le  28  au  soir,  nous  étions  à  Esné,  avec  le  projet  de  ne 
pas  nous  y  arrêter.  Je  fis  donc  faire  voile  un  peu  plus  au 
sud,  et  débarquai  sur  la  rive  orientale  pour  aller  voir  le 
temple  de  Contra-Lato.  J'y  arrivai  trop  tard  :  on  l'avait  dé- 
moli depuis  une  douzaine  de  jours,  pour  renforcer  le  quai 
d'Esné,  que  le  Nil  menace  et  finira  par  emporter. 

De  retour  au  mâasch,  je  le  trouvai  plein  d'eau  :  heureu- 
sement qu'il  avait  abordé  sur  un  point  peu  profond,  et  que, 
touchant  bientôt,  il  n'avait  pu  être  entièrement  coulé  à 
fond.  Il  fallut  le  vider,  et  retourner  à  Esné  le  soir  même, 
pour  le  radouber  et  faire  boucher  la  voie  d'eau.  Toutefois 
nos  provisions  furent  mouillées,  nous  avons  perdu  notre  sel, 
notre  riz,  notre  farine,  etc.,  mais  tout  cela  n'est  rien  auprès 
du  danger  qui  nous  eût  menacés,  si  cette  voie  d'eau  se  fût 
ouverte  pendant  la  navigation  dans  le  grand  chenal  :  nous 
eussions  coulé  irrémissiblement.  Que  le  grand  Ammon  soit 
donc  béni  !  Pendant  que  nous  séchions  notre  désastre  dans 
la  matinée  du  29,  j'allai  visiter  le  grand  temple  d'Esné,  qui, 
grâce  à  sa  nouvelle  destination  de  magasin  de  coton,  échap- 
pera quelque  temps  encore  aux  coups  de  la  barbarie.  J'y  ai 


DE   CHAMPOLLION    LE    JEUNE  169 

VU,  comme  je  m'y  attendais,  une  assez  belle  architecture, 
mais  des  sculptures  détestables.  La  portion  la  plus  ancienne 
est  le  fond  du  pronaos,  c'est-à-dire  la  porte  et  le  fond  de  la 
cella,  contre  laquelle  le  portique  a  été  appliqué  :  cette  partie 
est  de  Ptolémée-Kpipliane.  La  corniche  de  la  façade  du 
pronaos  porte  les  légendes  impériales  de  Claude,  les  cor- 
niches des  bases  latérales,  les  légendes  de  Titus,  et,  dans 
l'intérieur  du  pronaos,  parois  et  colonnes  sont  couvertes  des 
légendes  de  Domitien,  Trajan,  Antonin  surtout,  et  enfin  de 
Septime-Sévère,  que  je  trouve  ici  pour  la  première  fois.  Le 
temple  est  dédié  àChnouphis,  et  j'apprends  par  l'inscription 
hiéroglyphique  de  l'une  des  colonnes  du  pronaos  que,  si  le 
sanctuaire  du  temple  existe  encore,  il  doit  remonter  à 
l'époque  de  Thouthmosis  III  (Mœris).  Mais  tout  ce  qui  est 
visible  à  Esné  est  moderne  et  très  moderne.  Que  devient 
donc  devant  de  tels  faits  la  prodigieuse  antiquité  qu'on  a 
voulu  donner  au  monument  de  l'Mgypte  le  plus  récemment 
achevé  ! 

Le  29  au  soir,  nous  étions  à  ElétJiya  (El-Kab).  Je  par- 
courus l'enceinte  et  les  ruines,  la  lanterne  à  la  main,  mais 
je  ne  trouvai  plus  rien  :  les  restes  des  deux  temples  avaient 
disparu.  On  les  a  aussi  démolis  il  y  a  peu  de  temps,  pour 
réparer  le  quai  à! Esné  ou  quelque  édifice  bâti  par  le  Pacha. 
Avais-je  tort  de  me  presser  de  venir  en  Egypte  ? 

Je  visitai  le  grand  temple  d'iï^^/bfi  (Apollonopolis  magna), 
dans  l'après-midi  du  30.  Celui-ci  est  intact,  mais  la  sculp- 
ture en  est  très  mauvaise.  Ce  qu'il  y  a  de  mieux  et  de  plus 
ancien  date  de  Ptolémée-Épiphane  :  viennent  ensuite  Phi- 
lométor  et  Évergète  II,  enfin  Soter  II  et  son  frère  Alexandre. 
Ces  deux  derniers  y  ont  prodigieusement  travaillé  :  j'y  ai 
retrouvé  la  Bérénice,  femme  de  Ptoléméc-Alexandre,  que 
je  connaissais  déjà  par  un  contrat  démotique.  Le  temple  est 
dédié  à  Aroéris  (l'Apollon  grec).  Je  l'étudierai  en  détail, 
comme  tous  les  autres,  en  redescendant  de  la  Nubie. 

Les  carrières  de  Siisilis  (Djébel-Selséléli)  m'ont  vivtMncnt 


170  LETTRES    ET   JOURNAUX 

intéressé.  Nous  y  abordâmes  le  1*^^  décembre  à  une  heure  : 
là,  mes  yeux,  fatigués  de  tant  de  sculptures  du  temps  des 
Ptolémées  et  des  Romains,  ont  revu  avec  délices  des  bas- 
reliefs  pharaoniques.  Ces  carrières  sont  très  riches  en  in- 
scriptions de  la  XVIIP  Dynastie.  Il  y  existe  de  petites 
chapelles  creusées  dans  le  roc  par  Aménophis-Memnon, 

Horus,  Rhamsès  le  Grand,  Rhamsès {lacune)  son  fils, 

Rhamsès-Méiamoun,  Mandouéi,  etc.  Elles  ont  de  belles 
inscriptions  hiératiques;  j'étudierai  tout  cela  à  mon  retour, 
et  me  promets  des  résultats  fort  intéressants  dans  cette 
localité. 

Le  soir  même  du  1*^"^  décembre,  nous  arrivâmes  à  Ombos. 
Je  courus  au  grand  temple  le  2  au  matin  ;  la  partie  la  plus 
ancienne  est  de  Ptolémée-Éphiphane,  et  le  reste,  de  Philo- 
métor  et  d'Évergète  II.  Un  fait  curieux,  c'est  le  surnom  de 


D^^O  Tpnm  {Dropion,  Tryphaene  ou  tout  autre 
surnom  grec  analogue),  donné  constamment  à  Cléopâtre, 
femme  de  Philométor,  soit  dans  la  grande  dédicace  hiéro- 
glyphique sculptée  sur  la  frise  antérieure  du  pronaos,  soit 
dans  les  bas-reliefs  de  l'intérieur.  C'est  à  vous  autres. 
Grecs  d'Egypte,  d'expliquer  cela  :  j'avais  déjà  trouvé  ce 
surnom  dans  un  de  nos  contrats  démotiques  du  Louvre.  — 
Le  temple  d' Ombos  est  dédié  à  deux  divinités  :  la  partie 
droite  et  la  plus  noble  au  vieux  Sévêk  à  tête  de  crocodile 
(le  Saturne  égyptien  et  la  forme  la  plus  terrible  d'Ammon), 
à  Athyr  et  au  jeune  dieu  Khons.  La  partie  gauche  du  temple 
est  consacrée  à  une  seconde  Triade  d'un  ordre  moins  élevé, 
savoir  :  à  Aroéris  (l'Aroéris-Apollon  de  la  dédicace  grecqte), 
à  la  déesse  Tsonénofré  et  à  leur  fils  Pnévtho.  Dans  le  mur 
d'enceinte  générale  des  temples  d' Ombos,  j'ai  trouvé  une 
porte  engagée,  d'un  excellent  travail  et  du  temps  de  Mœris  : 
c'est  le  reste  des  édifices  primitifs  d' Ombos. 

Ce  -n'est  que  le  4  décembre  au  matin  que  le  vent  voulut 
bien  nous  permettre  d'arriver  à  Si/ène  (As-Souan),  dernière 
ville  de  l'Mgypte  au  sud.  J'eus  encore  là  do  cuisants  regrets 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  171 

à  éprouver  :  les  deux  temples  de  l'île  d'Éléphantine,  que 
j'allai  visiter  aussitôt  que  l'ardeur  du  soleil  fut  amortie,  ont 
aussi  été  démolis,  il  n'en  reste  que  la  place.  Il  a  fallu  me 
contenter  d'une  porte  ruinée,  en  granit,  dédiée  au  nom 
d'Alexandre  (le  fils  du  conquérant),  au  dieu  d'Éléphantine 
Chnouphis,  et  d'une  douzaine  de  proscynemata'  hiérogly- 
phiciues  gravés  sur  une  vieille  muraille,  enfin,  de  cj[uelc[ues 
débris  pharaoniques  épars  et  employés  comme  matériaux 
dans  des  constructions  du  temps  des  Romains.  J'avais  re- 
connu le  matin  ce  qui  reste  du  temple  de  Syène  :  c'est  ce 
que  j'ai  vu  de  plus  misérable  en  sculpture,  mais  j'y  ai 
trouvé,  pour  la  première  fois,  la  légende  impériale  de  Nerva, 
qui  n'existe  point  ailleurs,  à  m'a  connaissance.  Ce  petit 
mauvais  temple  était  dédié  aux  dieux  du  pays  et  de  la  cata- 
racte, Chnouphis,  Saté  (Junon)  et  Anoukis  (Vesta). 

A  Syène,  nous  avons  évacué  nos  mâasch,  et  fait  trans- 
porter tout  notre  bagage  dans  l'île  de  Philœ,  à  dos  de  cha- 
meau. Pour  moi,  le  5  au  soir,  j'enfourchai  un  àne,  et, 
soutenu  par  un  hercule  arabe,  car  j'avais  une  douleur  de 
rhumatisme  au  pied  gauche,  je  me  suis  rendu  à  Phike  en 
traversant  toutes  les  carrières  de  granit  rose,  hérissées  d'in- 
scriptions hiéroglyphiques  des  anciens  Pharaons.  Incapable 
de  marcher,  et  après  avoir  traversé  le  Nil  en  barque  pour 
aborder  dans  l'ile  sainte,  quatre  hommes,  soutenus  par  six 
autres,  car  la  pente  est  presque  à  pic,  me  prirent  sur  leurs 
épaules  et  me  hissèrent  jusques  auprès  du  petit  temple  à 
jour,  où  l'on  m'avait  préparé  une  chambre  dans  de  vieilles 
constructions  romaines,  assez  semblable  à  une  prison,  mais 
fort  saine  et  à  couvert  des  mauvais  vents.  Le  6  au  matin, 
soutenu  par  mes  domestiques,  Mohammed  le  Barabra  et  So- 
liman l'Arabe,  j'allai  visiter  péniblement  le  grand  temple. 
Au  retour,  je  me  couchai  et  je  ne  me  suis  pas  encore  relevé, 
vu  que  ma  goutte  de  Paris  a  jugé  à  propos  de  se  porter  à  la 

1.  Actes  d'adotvition. 


172  LETTRES    ET   JOURNAUX 

première  cataracte  et  de  me  traquer  au  passage;  elle  est  fort 
l)enoîte  du  reste,  et  j'en  serai  quitte  demain  ou  après.  En 
attendant,  on  prépare  nos  barques  pour  le  voyage  de  Nubie  : 
c'est  du  nouveau  à  voir.  Je  t'écrirai  de  ce  pays,  si  j'ai  une 
occasion  avant  mon  retour  en  Egypte;   tout  va  bien  du 

reste.  Ne  t'inquiète  pas,  les  Dieux  sont  avec  nous.  —  

C'est  ici,  à  PhihT,  que  j'ai  enfin  reçu  des  lettres  d'pAi- 

rope,  une  de  ma  femme,  du  15  août,  et  de.ux  de  toi, du 

25  août  et  du  3  septembre.  Voilà  tout.  Les  autres  sont  où 
Dieu  le  veut,  mais  enfin,  c'est  quelque  chose  !  et  je  sais  m'en 
contenter. 

Ouady-Halfa,  2"  cataracte,  1"  janvier  1829. 

Me  voici  arrivé  fort  heureusement  au  terme  extrême  de 
mon  voyage,  mon  cher  ami  :  j'ai  devant  moi  la  deuxième 
cataracte,  barrière  de  granit  Cjue  le  Nil  a  su  vaincre,  mais 
(jue  je  ne  dépasserai  pas.  Au  delà  existent  bien  des  mo- 
numents, mais,  au  fond,  de  peu  d'importance.  Il  faudrait 
d'ailleurs  renoncer  à  nos  barques,  se  hucher  sur  des  cha- 
meaux difficiles  à  trouver,  courir  des  déserts  et  risquer  de 
mourir  de  faim,  car  vingt-quatre  bouches  veulent  au  moins 
manger  comme  dix,  et  les  vivres  sont  déjà  fort  rares  ici  : 
c'est  notre  biscuit  de  Syène  qui  nous  a  sauvés.  Je  dois  donc 
arrêter  ma  course  en  ligne  droite,  et  virer  de  bord,  pour 
commencer  sérieusement  l'exploration  de  la  Nubie  et  de 
l'Egypte,  dont  j'ai  une  idée  générale  acquise  en  montant. 
Mon  travail  commence  i^éellement  aujourd'hui,  quoique  j'aie 
déjà  en  portefeuille  plus  de  six  cents  dessins,  mais  il  reste 
tant  à  faire  que  j'en  suis  presque  effrayé  :  toutefois,  je  pré- 
sume m'en  tirer  à  mon  honneur  avec  huit  mois  d'efforts. 
J'exploiterai  la  Nubie  pendant  le  mois  de  janvier,  et  à  la  mi- 
février  je  m'établirai  à  Thèbes  jusques  au  milieu  d'août, 
que  je  redescendrai  rapidement  le  Nil  en  ne  m'arrêtant  qu'à 
Dendéra  et  à  Abydos.  Le  reste  est  déjà  en  portefeuille. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  173 

Nous  reverrons  ensuite  le  Caire  et  Alexandrie.  Quelques 
jours  de  repos  au  Caire,  ensuite  retour  à  Alexandrie,  à  la 
fin  de  septembre.  Je  compte  donc  sur  toi,  pour  que  le  mi- 
nistre de  la  Marine  arrange  les  choses  de  manière  à  ce  que 
nous  trouvions  un  vaisseau  convenable  prêt  à  mettre  à  la 
voile,  d'Alexandrie  pour  l'Europe,  dans  les  premiers  jours 
d'octobre  1829.  Voilà  mon  plan  de  campagne  ! 

Ma  dernière  lettre  était  de  Philœ.  Je  ne  pouvais  être 
longtemps  malade  dans  l'ile  sainte  d'Isis  et  d'Osiris  :  la 
goutte  me  quitta  en  peu  de  jours,  et  je  pus  commencer 
l'exploitation  des  monuments.  Tout  y  est  moderne,  c'est-à- 
dire  de  l'époque  grecque  ou  romaine,  à  l'exception  d'un  petit 
temple  d'Hatlior  et  d'un  propylon  engagé  dans  le  premier 
pylône  du  temple  d'Isis,  lesquels  ont  été  construits  et  dédiés 
par  le  pauvre  Nectanèbo  P"";  c'est  aussi  ce  qu'il  y  a  de 
mieux.  La  sculpture  du  grand  temple,  commencée  par  Plii- 
ladelphe,  continuée  sous  F- vergeté  P^  et  Épiphane,  ter- 
minée par  Évergète  II  et  Philométor,  est  digne  en  tout 
de  cette  époque  de  décadence  :  les  portions  d'édifices 
construits  et  décorés  sous  les  Romains  sont  du  dernier 
mauvais  goût,  et,  quand  j  ai  quitté  cette  île,  j'étais  bien 
las  de  cette  sculpture  barbare.  Je  m'y  arrêterai  cepen- 
dant encore  (juelques  jours  en  repassant,  pour  compléter  la 
partie  mythologique,  et  je  me  dédommagerai  en  courant 
les  rochers  de  la  première  cataracte,  couverts  d'inscriptions 
historiques  du  temps  des  Pharaons. 

Nous  avions  quitté  notre  mâasch  et  notre  dahabiéh  à  ^4s- 
Souan  (Syène),  ces  deux  barques  étant  trop  grandes  pour 
passer  la  cataracte  :  c'est  le  16  décembre  que  notre  nouvelle 
escadre  d 'en-deçà  la  cataracte  se  trouva  prête  à  nous  rece- 
voir. iCIle  se  composa  d'une  petite  dahabiéh  (vaisseau  amiral), 
|)()rt;iiit  jiavillon  français  sur  pavillon  toscan,  dedeux  barques 
à  pavillon  l'i  aurais,  deux  barques  à  pavillon  toscan,  la  barque 
(1(!  hi  cuisine  et  des  provisions  à  paviHon  bleu,  et  d'une 
bar(iue  ptjrtant  la  force  armée,  c'est-à-dire  les  deux  caouas 


174  LETTRES    ET   JOURNAUX 

(gardes-du-corps  du  Pacha)  avec  leurs  cannes  à  pomme 
d'argent,  qui  nous  accompagnent  et  font  les  fonctions  du 
pouvoir  exécutif.  J'oubliais  de  dire  que  l'amiral  est  armé 
d'une  pièce  de  canon  de  trois,  que  notre  nouvel  ami  Ibrahim, 
mamour  d'Esné,  nous  a  prêtée  à  son  passage  à  Phihx)  :  aussi 
avons-nous  fait  une  belle  décharge  en  arrivant  à  la  deuxième 
cataracte,  but  de  notre  pèlerinage. 

On  mit  à  la  voile  de  Pliilœ,  pour  commencer  notre  voyage 
de  Nubie,  avec  un  assez  bon  vent;  nous  passâmes  devant 
Déboud  sans  nous  arrêter,  voulant  arriver  le  plus  tôt  pos- 
sible jusques  au  point  extrême  de  notre  course.  Ce  petit 
temple  et  les  trois  propylons  sont,  au  reste,  de  l'époque  mo- 
derne. Le  17,  à  quatre  heures  du  soir,  nous  étions  en  face 
des  petits  monuments  de  Qarias,  où  je  ne  trouvai  rien  à 
glaner.  Le  18,  on  dépassa  Taffah  et  Kalabsché,  sans  aborder. 
Nous  passâmes  ensuite  sous  le  tropique,  et  c'est  de  ce  mo- 
ment qu'entrés  dans  la  zone  torridc,  nous  grelottâmes  tous 
de  froid  et  fûmes  obligés  des  lors  de  nous  charger  de  bernous 
et  de  manteaux.  Le  soir,  nous  couchâmes  au  delà  de  Dan- 
dour,  en  saluant  seulement  son  temple  de  la  main.  On  en  fit 
autant  le  lendemain  19,  aux  monuments  de  Gliirsché,  qui 
sont  du  bon  temps,  ainsi  qu'au  grand  temple  de  Dakkêh,  de 
l'époque  des  Lagides.  Nous  débarquâmes  le  soir  à  Méhar- 
raka\  temple  égyptien  des  bas  temps,  changé  jadis  en 
église  copte.  Le  20,  je  restai  une  heure  à  Ouadij-Essébouâ 
ou  la  Vallée  des  Lions,  ainsi  nommée  des  sphinx  qui  ornent 
le  dromos  d'un  monument  bâti  sous  le  règne  de  Sésostris, 
mais  véritable  édifice  de  province,  construit  en  pierres  liées 
avec  du  mortier.  J'ai  pris  un  morceau  de  ce  mortier,  ainsi 


1.  Il  est  fort  regrettable  que  ChampoUion  n'ait  pu  voir  ni  les  ta- 
bleaux importants  de  MnharaLa,  ni  le  cortège  des  enfants  de  Ramsès 
le  Grand,  représenté  dans  le  pronaos  d'Es-Sôboua  :  il  en  fut  empêché 
par  les  masses  de  sable,  accumulées  dans  les  ruines  de  ces  deux 
temples. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  175 

que  de  celui  des  pyramides,  etc.,  etc.,  pour  notre  ami  Vicat  '  ; 
c'est  une  collection  que  je  pense  devoir  lui  faire  plaisir. 
Nous  perdîmes  le  21  et  le  22  à  tourner,  malgré  vents  et 
calme,  le  grand  coude  d'Aniada,  dont  je  dois  étudier  le 
temple,  important  par  son  antiquité,  au  retour  de  la  deuxième 
cataracte.  Nous  le  dépassâmes  enfin  le  23  et  arrivâmes  à 
Dej-r  ou  Derri  de  très  bonne  heure.  Là  je  trouvai,  pour 
consolation,  un  joli  temple  creusé  dans  le  roc,  conservant 
encore  quelques  bas-reliefs  des  conquêtes  de  Rhamscs  le 
Grand,  et  j'y  recueillis  les  noms  et  les  titres  de  sept  fils  et 
de  huit  filles  de  ce  Pharaon. 

Le  cachef  de  Derr,  auquel  on  fit  une  visite,  nous  dit  tout 
franchement  que,  n'ayant  pas  de  quoi  nous  donner  à  souper, 
il  viendrait  souper  avec  nous,  ce  qui  fut  fait  :  cela  te  don- 
nera une  idée  de  la  splendeur  et  des  ressources  de  la  capi- 
tale de  Nubie.  Nous  comptions  y  faire  du  pain;  cela  fut 
impossible,  il  n'y  avait  ni  four  ni  boulanger.  Le  24,  au  lever 
du  soleil,  nous  quittâmes  Derri,  passâmes  sous  le  fort  ruiné 
d'Ibrim  et  allâmes  coucher  sur  la  rive  orientale,  à  Ghébel- 
Mesmès,  pays  charmant  et  bien  cultivé.  Nous  cheminâmes 
le  25,  tantôt  avec  le  vent,  tantôt  avec  la  corde,  et  il  fallut 
nous  consoler  de  ne  pas  arriver  ce  jour-là  à  Ibsamboul,  en 
considérant  un  fort  beau  crocodile  prenant  ses  ébats  sur  un 
îlot  de  sable  près  du  lieu  où  nous  couchâmes. 

Enfin,  le  26,  à  neuf  heures  du  matin,  je  débarquai  à  Ibsam- 
boul, où  nous  avons  séjourné  aussi  le  27.  Là,  je  pouvais 
jouir  des  plus  beaux  monuments  de  la  Nubie,  mais  non  sans 
quelque  dilficulté.  Il  y  a  deux  temples  entièrement  creusés 
dans  le  roc,  et  couverts  de  sculptures.  La  plus  petite  de  ces 
excavations  est  un  temple  d'Hathor,  dédié  par  la  reine  Nofré- 

1.  Vicat  (Loiiis-Jdsepli).  in.mMiieur  des  jiont.s  et,  cliaiissèos,  et  l'un  des 
amis  les  plus  fidèles  des  Irércs  ChauipoUion.  Dès  1811,  il  avait  entre- 
pris des  recherches  très  sérieuses  sur  les  chaux  iiydrauliques  et  les 
ciments  jjrupres  à  la  construction  des  ponts;  ses  études  l'avaient  amené 
souvent  à  Grenoble,  à  Vil  et  aux  alentours. 


176  LETTRES    ET   JOURNAUX 

Ari,  femme  de  Rhamsès  le  Grand,  décoré  extérieurement 
d'une  façade  contre  laquelle  s'élèvent  six  colosses  de  trente- 
cinq  pieds  chacun  environ,  taillés  aussi  dans  le  roc,  repré- 
sentant le  Pharaon  et  sa  femme,  ayant  à  leurs  pieds,  l'un 
ses  fils,  et  l'autre  ses  filles,  avec  leurs  noms  et  titres.  Ces 
colosses  sont  d'une  excellente  sculpture,  et  j'en  veux  mortel- 
lement à  Gau^  d'avoir  donné  à  leur  stature  si  svelte  et  d'un 
galbe  si  élégant  la  tournure  de  lourds  magots  et  d'épaisses 
cuisinières,  dans  la  vue  qu'il  a  publiée  du  second  temple  d'Ib- 
samboul.  Ce  temple  est  couvert  de  beaux  reliefs,  et  j'en  ai 
fait  dessiner  les  plus  intéressants. 

Le  grand  temple  d'Ibsamboul  vaut  à  lui  seul  le  voyage  de 
Nubie  :  c'est  une  merveille  qui  serait  une  fort  belle  chose 
même  cà  Thèbes.  Le  travail  que  cette  excavation  a  coûté  ef- 
fraie l'imagination.  La  façade  est  décorée  de  quatre  colosses 
assis,  n'ayant  pas  moins  de  soixante  et  un  pieds  de  hauteur. 
Tous  quatre,  d'un  superbe  travail,  représentent  Rhamsès  le 
Grand  ;  leurs  faces  sont po/'iraits,  et  ressemblent  parfaitement 
aux  figures  de  ce  roi  qui  sont  à  Memphis,  à  Thèbes  et  par- 
tout ailleurs.  C'est  un  ouvrage  digne  de  toute  admiration. 
Telle  est  l'entrée;  l'intérieur  en  est  tout  à  fait  digne,  mais 
c'est  une  rude  entreprise  que  de  le  visiter.  A  notre  arrivée, 
les  sables,  et  les  Nubiens  qui  ont  soin  de  les  pousser,  avaient 
fermé  l'entrée.  Nous  la  fîmes  déblayer  afin  d'assurer  le  mieux 
possible  le  petit  passage  qu'on  avait  pratiqué,  et  nous  prîmes 
toutes  les  précautions  possibles  contre  la  coulée  de  ce  sable 
infernal  qui,  en  Egypte  comme  en  Nubie,  menace  de  tout 
engloutir.  Je  me  déshabillai  presque  complètement,  ne  gar- 
dant que  ma  chemise  arabe  et  un  caleçon  de  toile,  et  me 
présentai  à  plat  ventre  à  la  petite  ouverture  d'une  porte  qui, 
déblayée,  aurait  au  moins  vingt-cinq  pieds  de  hauteur.  Je 
crus  me  présenter  à  la  bouche  d'un  four,  et,  me  glissant  en- 


1.  Ce  reproche  est  justifié.  Du  reste,  ChampoUion  appréciait  bien  les 
mérites  multiples  que  François-Chrétien  Gau  avait  comme  architecte. 


DE   CHAMPOLLiON    LE   JEUNE  177 

tièrement  dans  le  temple,  je  me  trouvai  dans  une  atmosphère 
chauffée  à  cinquante-deux  degrés'  :  nous  parcourûmes  cette 
étonnante  excavation,  Rosellini,  Ricci,  moi  et  un  de  nos 
Arabes,  tenant  chacun  une  bougie  à  la  main.  La  première 
salle  est  soutenue  par  huit  piliers  contre  lesquels  sont  ados- 
sés autant  de  colosses  de  trente  pieds  chacun,  représentant 
encore  Rhamsès  le  Grand.  Sur  les  parois  de  cette  vaste 
salle  règne  une  file  de  grands  bas-reliefs  historiques,  relatifs 
aux  conquêtes  du  Pharaon  en  Afrique;  un  bas-relief  surtout, 
représentant  son  char  de  triomphe,  accompagné  de  groupes 
de  prisonniers  nubiens,  nègres,  etc.,  de  grandeur  naturelle, 
offre  une  composition  de  toute  beauté  et  du  plus  grand  effet. 
Les  autres  salles,  et  on  en  compte  seize,  abondent  en  beaux 
bas-reliefs  religieux,  offrant  des  particularités  fort  curieuses. 
Le  tout  est  terminé  par  un  sanctuaire,  au  fond  duquel  sont 
assises  quatre  belles  statues,  bien  plus  fortes  que  nature  et 
d'un  très  bon  travail.  Ce  groupe,  représentant  Amon-Ra, 
Phré,  Phtha,  et  Rhamsès  le  Grand  assis  au  milieu  d'eux,  n'a 
été  bien  dessiné  par  personne.  Le  dessin  de  Gau  est  ridicule 
à  côté  de  l'original. 

Après  deux  heures  et  demie  d'admiration,  et  ayant  vu 
tous  les  bas-reliefs,  le  besoin  de  respirer  un  peu  d'air  pur  se 
fit  sentir,  et  il  fallut  regagner  l'entrée  de  la  fournaise  en 
prenant  des  précautions  pour  en  sortir.  J'endossai  deux 
gilets  de  flanelle,  un  bernons  de  laine,  et  mon  grand  man- 
teau, dont  on  m'enveloppa  aussitôt  que  je  fus  revenu  à  la 
lumière  ;  et  là,  assis  auprès  d'un  des  colosses  extérieurs  dont 
l'immense  mollet  arrêtait  le  souflle  du  vent  du  nord,  je  me 
reposai  une  demi-heure  pour  laisser  passer  la  grande  trans- 
piration. Je  regagnai  ensuite  ma  barque,  où  je  suai  encore 

1.  Le  D'  Ricci  avait  évalué  jadis  la  température  à  52  degrés  Rraa- 
inur  :  l'extrême  densité  de  l'air,  enfermé  depuis  des  siècles,  avait  causé 
cette  erreur  que  le  thermomètre  employé  par  Champollion  décela,  peu 
de  temps  après  que  les  membres  de  l'expédition  furent  entrés  pour  la 
première  fois  dans  le  spivis. 

BiBL.  l'.OYl'T.,    1.   wxi.  12 


178  LETTRES   ET   JOURNAUX 

pendant  une  heure  ou  deux.  Cette  visite  expérimentale  m'a 
prouvé  qu'on  peut  rester  deux  heures  et  demie  à  trois  heures 
dans  l'intérieur  du  temple  sans  éprouver  aucune  gêne  de 
respiration,  mais  seulement  de  l'affaiblissement  dans  les 
jambes  et  aux  jointures;  j'en  conclus  donc  qu'à  notre  retour 
nous  pourrons  dessiner  les  bas-reliefs  historiques,  en  tra- 
vaillant par  escouades  de  quatre  (pour  ne  pas  dépenser  trop 
d'air),  et  pendant  deux  heures  le  matin  et  deux  heures  le 
soir.  Ce  sera  une  rude  campagne;  mais  le  résultat  en  est  si 
intéressant,  les  bas-reliefs  sont  si  beaux,  que  je  ferai  tout 
pour  les  avoir,  ainsi  que  les  légendes  complètes.  Je  compare 
la  chaleur  d'Ibsamboul  à  celle  d'un  bain  turc,  et  cette  visite 
peut  amplement  nous  en  tenir  lieu. 

Nous  avons  quitté  Ibsamboul  le  28  au  matin.  Vers  midi, 
je  fis  arrêter  à  Gh^bel-Addèh,  où  est  un  petit  temple  creusé 
dans  le  roc.  La  plupart  de  ses  bas-reliefs  ont  été  couverts  de 
mortier  par  des  chrétiens  qui  ont  décoré  cette  nouvelle  sur- 
face de  peintures  représentant  des  saints,  et  surtout  saint 
Georges  à  cheval  :  mais,  moi  qui  étais  venu  voir  des  saints 
plus  anciens,  je  parvins  à  constater,  en  faisant  sauter  le 
mortier,  que  ce  temple  avait  été  dédié  à  Thoth  par  le  roi 
Horus,  fils  d'Aménophis-Memnon,  et  je  réussis  à  faire  exé- 
cuter les  dessins  de  trois  bas-reliefs  fort  intéressants  pour 
la  mythologie.  Nous  allâmes  de  là  coucher  à  Faras.  Le  29, 
un  calme  presque  plat  ne  nous  permit  d'avancer  que  jusques 
au  delà  de  Serré,  et  le  30,  à  midi,  nous  sommes  enfin  ar- 
rivés à  Oaady-Halfa,  à  une  demi-heure  de  la  seconde  cata- 
racte, où  sont  posées  nos  colonnes  d'Hercule. 

Vers  le  coucher  du  soleil,  je  fis  une  promenade  à  la  cata- 
racte. —  C'est  hier  seulement  que  je  me  mis  sérieusement  à 
l'ouvrage.  J'ai  trouvé  ici,  sur  la  rive  occidentale,  les  débris 
do  trois  édifices,  mais  des  arases  qui  ne  conservent  que  la  fin 
des  légendes  hiéroglyphiques.  Le  premier,  le  plus  au  nord, 
était  un  petit  édifice  carré,  sans  sculpture  et  fort  peu  im- 
portant. Le  second,  au  contraire,  m'a  beaucoup  intéressé; 


DE   CHAMPOLLION   LE  JEUNE 


179 


© 


c'était  uu  temple  dont  les  murs  ont  été  construits  en  grandes 
briques  crues,  l'intérieur  étant  soutenu  par  des  piliers  en 
pierre  de  grès  ou  des  colonnes  de  même  matière,  mais, 
comme  toutes  celles  des  plus  anciennes  époques,  ces  colonnes 
étaient  semblables  au  dorique  et  taillées  à  pans 
très  réguliers  et  peu  marqués.  C'est  là  l'ori- 
gine incontestable  des  ordres  grecs.  Ce  pre- 
mier temple,  dédié  à  Horammon  (Ammon  généra- 
teur), a  été  élevé  sous  le  Roi  Aménopliis  II 
lils  et  successeur  de  Thoutmosis  III  (Mœris), 
ce  que  j'ai  constaté  en  faisant  fouiller  par  mes 
arabes,  avec  leurs  mains,  autour  des  restes  de 
et  de  colonnes  où  j'apercevais  quelques  traces  V  J 
gendes  hiéroglyphiques.  J'ai  été  assez  heureux  pour  trouver 
la  fin  de  la  dédicace  du  temple  sur  les  débris  des  mon- 
tants de  la  première  porte.  J'ai  de  plus  découvert,  et  fait 
désensabler  avec  les  mains,  une  grande  stèle  engagée  dans 
une  muraille  en  briques  du  temple,  portant  un  acte  d'a- 
doration, et  la  liste  des  dons  faits  au  temple  par  le  Roi 
Rhamsès  I"  f^^ ,  avec  trois  lignes  ajoutées  dans  le  même 


marms 
piliers 
de   lé- 


but   par    le 
le  nom  pro 
Athothéi 


Ci 


Pharaon 
pre  doit 
Atho- 


r^ 


son  successeur,  et  dont 
se  lire  J(j(j  Tliothéi,  ou 
this,  le  Rhathotis  et 
Ratlioris  des  listes  royales  ^^^  et  non  pas  Mandouél 
comme  je  l'ai  cru  d'abord'.  Enfin,  sur  les  indications  du 
docteur  Ricci,  nous  avons  fait  fouiller  par  tous  nos  équi- 
pages, avec  pelles  et  pioches,  dans  le  sanctuaire  (ou  plutôt 
à  la  place  qu'il  occupait),  et  nous  y  avons  trouvé  une  autre 
grande  stèle  que  je  connaissais  par  les  dessins  du  docteur,  et 
fort  importante,  puisqu'elle  représente  le  dieu  Mandou,  une 
des  grandes  divinités  de  la  Nubie,  conduisant  et  livrant  au 


1.  C'est  le  ciu'touche  de  Séthos  I".  II  fuL  rocoiimi  et  mis  à  sa  vraie 
place  par  ChampoUion  lui-même,  pendant  l'automne  de  1831. 


180  LETTRES    ET   JOURNAUX 

roi  Osortasen  (de  la  XVP  Dynastie)  tous  les  peuples  de  la 
Nubie  (  '''=  )  avec  le  nom  de  chacun  d'eux,  inscrit  dans  une 
espèce  de  bouclier  attaché  à  la  hgure,  agenouillée  et  liée, 
qui  représente  chacun  de  ces  peuples,  au  nombre  de  cinq. 
Voici  leurs  noms,  ou  plutôt  ceux  des  cantons  qu'ils  habi- 
taient :  1°  Schaniik,  2"  Osaou,  3°  Schôat,  4°  Ascharkin, 
5°  Kôs  ;  trois  autres  noms  sont  entièrement  effacés.  Quant  à 
ceux  qui  restent,  je  doute  qu'on  les  trouve  dans  aucun  géo- 
graphe grec  ;  il  faudrait  avoir  le  Strabon  de  deux  mille  ans 
avant  Jésus-Christ. 

Un  second  temple,  mais  plus  grand,  et  tout  aussi  détruit 
que  le  précédent,  existe  un  peu  plus  au  sud  :  il  est  du  règne 
de  Thouthmosis  III  (Mœris),  construit  également  en  briques, 
avec  piliers-colonnes  doriques  primitifs,  et  montants  de 
portes  en  grès  ;  c'était  le  grand  temple  de  la  ville  égyptienne 
de  j  AAAAAA  ©  Béhéni  qui  a  existé  sur  cet  emplacement,  et  qui, 

d'après  l'étendue  des  débris  de  poteries  répandus  sur  la 
plaine  aujourd'hui  déserte,  paraît  avoir  été  assez  grande.  Ce 
fut  sans  doute  la  place  forte  des  Égyptiens  pour  contenir 
les  peuples  habitant  entre  la  première  et  la  seconde  cata- 
racte. Ce  grand  temple  était  dédié  à  Amon-Ra  et  à  Phré^ 
comme  la  plupart  des  grands  monuments  de  la  Nubie.  Voilà 
tout  ce  qui  reste  à  Ouady-Halfa,  et  c'est  plus  que  je  n'at- 
tendais à  la  première  inspection  des  ruines.  —  Je  termine 
ici  ma  lettre,  mon  cher  ami  ;  c'est  Lenormand  qui  l'appor- 
tera en  France.  Il  te  communiquera  un  recueil  complet  des 
inscriptions  grecques  de  Phila3  et  de  Dakké,  etc.  Je  m'oc- 
cuperai des  autres  en  temps  et  lieu. 

Mon  dernier  sera  pour  te  souhaiter  une  heureuse  année 
ainsi  qu'à  tous  les  nôtres.  Je  vous  embrasse  tous  à  cette  in- 
tention, 

J.-F.  Ch. 

P. -S.  —  Donne  de  mes  nouvelles  à  ma  femme.  Dis-lui  que 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  181 

je  lui  écrirai  d'Ibsamboul,  où  un  de  nos  courriers  doit  venir 
nous  joindre 


CHAMPOLLION  A  M.  DACIER 

Ouady-Halfa,  le  V  janvier  1829. 
Monsieur, 

Quoique  séparé  de  vous  par  les  déserts  et  par  toute  l'éten- 
due de  la  Méditerranée,  je  sens  le  besoin  de  me  joindre,  au 
moins  par  la  pensée,  et  de  tout  cœur,  à  ceux  qui  vous  offrent 
leurs  vœux  au  renouvellement  de  l'année.  Partant  du  fond 
de  la  Nubie,  les  miens  n'en  sont  ni  moins  ardents,  ni  moins 
sincères;  je  vous  prie  de  les  agréer  comme  un  témoignage 
du  souvenir  reconnaissant  que  je  garderai  toujours  de  vos 
bontés  et  de  cette  affection  toute  paternelle  dont  vous  voulez 
bien  nous  honorer,  mon  frère  et  moi. 

Je  suis  fier  maintenant  que,  ayant  suivi  le  cours  du  Nil 
depuis  son  embouchure  jusques  à  la  seconde  cataracte,  j'ai 
le  droit  de  vous  annoncer  qu'il  n'y  a  rien  à  modifier  dans 
notre  Lettre  sur  Vcdphabet  des  Jdêi-ogltjphes.  Notre  alphabet 
est  bon  :  il  s'applique  avec  un  égal  succès,  d'abord  aux  mo- 
numents égyptiens  du  temps  des  Romains  et  des  Lagides, 
et  ensuite,  ce  qui  devient  d'un  bien  plus  grand  intérêt,  aux 
inscriptions  de  tous  les  temples,  palais  et  tombeaux  des 
époques  pharaoniques.  Tout  légitime  donc  les  encoura- 
gements que  vous  avez  bien  voulu  donner  à  mes  travaux 
hiéroglyphiques,  dans  un  temps  où  l'on  n'était  nullement 
disposé  à  leur  prêter  faveur. 

Me  voici  au  point  extrême  de  ma  navigation  vers  le  midi. 
La  seconde  cataracte  m'arrête,  d'abord  par  l'impossibilité 
de  la  faire  franchir  par  mon  escadre  composée  de  sept  voiles, 
et,  en  second  lieu,  parce  que  la  famine  m'attend  au  delà,  et 


182  LETTRES    ET   JOURNAUX 

qu'elle  terminerait  promptement  une  pointe  imprudente 
tentée  sur  l'Ethiopie.  Ce  n'est  pas  à  moi  de  recommencer 
Ccimbyse;  je  suis,  d'ailleurs,  un  peu  plus  attaché  à  mes  com- 
pagnons de  voyage  qu'il  ne  l'était  probablement  aux  siens. 
Je  tourne  donc  dès  aujourd'hui  ma  proue  du  côté  de  l'Egypte 
pour  redescendre  le  Nil,  en  étudiant  successivement  à  fond 
les  monuments  de  ses  deux  rives  :  je  prendrai  tous  les  dé- 
tails dignes  de  quelque  intérêt,  et,  d'après  l'idée  générale 
que  je  m'en  suis  formée  en  montant,  la  moisson  sera  des 
plus  riches  et  des  plus  abondantes. 

Vers  le  milieu  de  février,  je  serai  à  Thèbes,  car  je  dois  au 
moins  donner  quinze  jours  au  magnifique  temple  à'Ibsam- 
boul,  l'une  des  merveilles  de  la  Nubie,  créée  par  la  puis- 
sance colossale  de  Rhamsès-Sésostris,  et  un  mois  me  suffira 
ensuite  pour  les  monuments  existants  entre  la  première  et 
la  deuxième  cataracte.  Philœ  a  été  à  peu  près  épuisée  pen- 
dant les  dix  jours  que  nous  y  avons  passés  en  remontant  le 
Nil,  et  les  temples  d'Ombos,  d'Edfou  et  d'Esné,  si  vantés 
par  la  Commission  d'Egypte  au  détriment  de  ceux  de 
Thèbes,  que  ces  Messieurs  n'ont  pas  sentis,  m'arrêteront 
peu  de  temps,  parce  que  je  les  ai  déjà  classés,  et  que  je 
trouve,  sur  des  monuments  plus  anciens  et  d'un  meilleur 
style,  les  détails  mythologiques  et  religieux  que  je  ne  veux 
puiser  qu'à  des  sources  pures.  Je  me  bornerai  à  recueillir 
quelques  inscriptions  historiques  et  certains  détails  de  cos- 
tume qui  sentent  la  décadence.  Malgré  cela,  il  est  utile  de 
les  avoir. 

Mes  portefeuilles  sont  déjà  bien  riches  :  je  me  fais  d'avance 
un  plaisir  de  vous  mettre  successivement  sous  les  yeux  toute 
la  vieille  Egypte,  religion,  histoire,  arts  et  métiers,  mœurs 
et  usages.  Une  grande  partie  de  mes  dessins  sont  coloriés, 
et  je  ne  crains  pas  d'annoncer  qu'ils  ne  ressemblent  en  rien 
à  ceux  de  notre  ami  Jomard,  parce  qu'ils  reproduisent  le  vé- 
ritable style  des  originaux  avec  une  scrupuleuse  fidélité.  Le 
grand  Rochette  pourra  voir  si  les  Égyptiens  n'ont  jamais 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  183 

fait,  comme  il  dit  si  bien,  qiCiui  Dieu,  quuii  Roi  et  (jiC un 
homme,  qui  n'était  ni  un  homme,  ni  un  Roi,  ni  un  Dieu. 
Thèbes  tout  entière  —  et  ce  n'est  pas  peu  dire —  est  malheu- 
reusement une  immense  protestation  contre  cette  belle 
phrase  ' . 

Je  vous  prie,  monsieur,  d'agréer  la  nouvelle  assurance  de 
mon  très  respectueux  attachement, 

J.-F.  Champollion  le  Jeune. 

P.  S.  Rosellini  et  Duchesne  me  chargent  de  vous  pré- 
senter leurs  très  respectueux  hommages. 


CHAMPOLLION  A  AUGUSTIN  THEVENET 

Ouacly-Halfa,  1"  janvier  1821). 

Je  t'écris  ces  trois  lignes,  mon  cher  petit,  pour  te  souhaiter 

la  bonne  année,  accompagnée  de  plusieurs  autres Je 

tenais  à  te  prouver  que,  malgré  les  distances,  je  n'oublie 
pas  ceux  que  j'aime;  que  j'ai  beau  être  au  fond  de  la  Nubie, 
avoir  une  barbe  de  capucin,  être  habillé  comme  un  Arabe 
du  désert,  ne  savoir  plus  ce  que  c'est  qu'un  chapeau  ni  une 
culotte,  manger  du  pilau  avec  les  doigts,  fumer  trois  fois 
par  jour  et  boire  de  l'eau  du  Nil  à  discrétion,  —  tout  cela 
ne  m'est  allé  qu'à  la  peau,  et  je  suis  toujours,  au  fond,  «  Dau- 
phinois endiablé^  ». 

La  seconde  cataracte  arrête  h)ut  court  mon  (>scadr(\ 

composée  de  six  superl)es  l^arcpies  à  trois  lits  et  d'un  vais- 

1.  Voir  ce  qu'il  en  est  dit  au  t.  I,  p.  130,  do  cette  Corrrsporulancf. 

2.  C'est  1  epitliète  que  les  royalistes-ultra  de,  Grenoble,    les  adver- 
saires politiques  de  Clianipollioii,  lui  avaient  donnée  en' 1815. 


184  LETTRES  ET  JOURNAUX 

seau  amiral  à  quatre,  armé  d'une  pièce  de  canon  de  trois 
que  m'a  prêtée  le  commandant  de  la  Province  d'Esné. 

J'aurais  eu  le  projet  d'aller  plus  loin,  que  force  me  serait 
de  re virer  de  bord,  ma  caravane  de  vingt-huit  bouches  (sans 
compter  celle  du  fameux  canon)  risquant  de  mourir  de  faim 
au  fond  de  cette  triste  Nubie;  mais  c'est  ici  que  j'avais 
planté  d'avance  mes  colonnes  d'Hercule.  Je  vais  donc  redes- 
cendre le  Nil,  en  écumant  tout  ce  que  je  trouverai  d'hiéro- 
glyphes sur  mon  passage,  —  sur  les  monuments  que  j'ai 
visités  en  remontant  pour  m'en  former  une  idée  et  calculer 

le  travail  d'avance Ma  santé  s'est  soutenue  et  j'espère 

que  cela  durera,  —  je  suis  sobre  autant  par  nécessité  que 
par  vertu  et,  l'une  aidant  l'autre,  j'éviterai  les  maladies  du 
pays.  Vous  devez  grelotter,  dans  ce  moment-ci Chauffez- 
vous  bien  au  coin  de  votre  feu  et  pensez  souvent  à  votre  ami 
le  Nubien  ou  l'Égyptien 


EXTRAIT  DU  JOURNAL  DE  VOYAGE 

Ouady-Halfa,  30  décembre  1828. 

Notre  petite  escadre  est  ici  depuis  le  30  décembre  à  midi. 
Un  coup  de  canon  annonça,  en  arrivant,  que  nous  étions 
parvenus  au  terme  de  notre  ascension  niliaque  ;  la  seconde 
cataracte  était  devant  nous.  On  donne  le  nom  de  UU-  (^:>lj, 
Ouady-Halfa,  à  un  canton  assez  étendu,  comme  cela  se  pra- 
tique en  Nubie  où  le  même  nom  est  donné  à  toutes  les 
cahutes  éparses  dans  l'espace  de  plusieurs  milles.  Quelques 
maisons  bâties  en  terre,  sur  la  lisière  de  la  terre  cultivable 
de  la  rive  orientale  du  Nil,  servent  d'habitation  à  un  cachef 
et  aux  pauvres  Nubiens  que  ce  ministre  d'un  gouvernement 
sans  règle  opprime  selon  son  bon  plaisir  ;  quelques  palmiers 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  185 

et  des  sycomores,  dont  plusieurs  sont  magnifiques,  quelques 
acres  de  dourra  et  force  haricots  (loubié/i),  forment  toute 
la  richesse  de  cette  malheureuse  population  qui  n'a  rien  de 
commun  avec  les  Arabes,  ni  pour  le  langage,  ni  pour  la 
physionomie.  Leur  pauvreté  est  telle  que  dix  paras  leur 
semblent  une  somme.  Du  reste  ils  sont  bonnes  gens  et  na- 
turellement'gais,  comme  le  sont  tous  les  Barabras,  dont  les 
formes  sveltes,  les  physionomies  douces  et  ouvertes,  le  teint 
rouge-brun  tirant  sur  le  noir,  rappellent  tout  à  fait  l'an- 
cienne race  Égyptienne,  dont  les  Coptes  ne  conservent  aucun 
caractère. 

Le  30,  au  déclin  du  soleil,  je  passai  sur  la  rive  gauche, 
pour  faire  une  promenade  vers  la  cataracte  et  retrouver  les 
débris  de  temples  qui  m'avaient  été  signalés  par  le  docteur 
Ricci.  Nous  remontâmes,  sans  les  trouver,  par  un  chemin 
très  difficile  (à  cause  du  sable  dont  il  est  formé),  jusques  au 
commencement  de  la  cataracte. 

Cataracte.  —  Il  ne  faut  entendre  par  ce  mot  qu'une  cer- 
taine portion  du  cours  du  Nil  embarrassée  par  une  infinité 
de  pointes  de  rochers,  les  unes  à  fleur  d'eau,  les  autres  s'éle- 
vant  à  des  hauteurs  diverses,  et  plusieurs  formant  des  suites 
de  petits  îlots,  quelquefois  couverts  de  broussailles  et  d'ar- 
bustes, ce  qui  donne  un  aspect  fort  original  à  la  cataracte. 
Les  rochers,  à  travers  lesquels  le  Nil  s'est  fait  jour  avec  tant 
de  peine,  sont  de  cette  espèce  de  pierre  que  nous  nommons 
serpentine  dure,  et  nullement  de  basalte,  comme  on  peut  le 
croire  au  premier  coup  d'œil. 

Le  31,  mieux  informé  que  la  veille,  je  montai  sur  la 
barque  de  Lenormand,  et  la  fis  descendre  le  fleuve  jusques 
au-dessous  des  maisons  de  Ouady-Halfa,  et  le  réis  nous 
débarqua,  toujours  sur  la  rive  occidentale,  fort  près  des 
ruines  que  je  désirais  examiner.  Je  reconnus  d'abord  les 
arases  d'un  temple,  puis  celles  d'un  second  plus  considé- 
rable, enfin  les  débris  d'un  petit  édifice  carré  et  sans  impor- 
tance. 


186  LETTRES    ET   JOURNAUX 

Mais  mon  but  principal  étant  de  retrouver  une  stèle  du 
roi  Osoriasen,  dont  je  connaissais  un  dessin  fait  par  le  doc- 
teur Ricci,  je  courus  à  droite  et  à  gauche  des  ruines,  partout 
où  quelques  débris  pouvaient  me  donner  l'espoir  de  la  re- 
connaître. Je  mis  en  cherche  M.  Lenormand  et  M.  Du- 
chesne,  sans  oublier  mon  serviteur  arabe  Soliman  qui,  son 
mauvais  fusil  sur  l'épaule,  se  dirigea  vers  l'intérieur  des 
terres.  Je  le  suivis,  après  avoir  vu  une  ruine  moderne  en 
briques  crues,  et  je  gagnai  le  désert.  La  chaleur  était  heu- 
reusement tempérée  par  un  fort  vent  du  nord,  et  je  pus, 
sans  beaucoup  de  fatigue,  parcourir  cette  plaine  inculte  et 
envahie  par  les  sables  qui  descendent  en  cascades  jusques 
dans  le  fleuve.  Souvent,  le  grès  qui  forme  la  base  du  pays 
vient  jusques  à  la  surface  et  reçoit,  des  rayons  du  soleil,  un 
reflet  brillant  de  couleur  d'azur.  En  approchant  des  monti- 
cules coniques  qui  séparent  du  désert  proprement  dit  la  rive 
du  Nil  aussi  désolée  que  lui,  je  vis  que  c'étaient  des  couches 
degrés  rougeâtres  et  bleuâtres  en  décomposition.  Mais  ici, 
comme  dans  toute  la  Nubie  depuis  Ibrîm,  les  monticules  et 
les  montagnes  affectent  des  formes  tellement  régulières 
qu'on  les  prendrait,  d'assez  près,  pour  de  véritables  pyra- 
mides, ou  pour  d'énormes  constructions  de  différents 
genres. 

Lassé  de  chercher  vainement  la  stèle  d'Osortasen,  je  re- 
tournai aux  temples.  J'étudiai  d'abord  les  secondes  ruines, 
dont  je  rédigeai  une  notice,  et  je  reconnus  que  j'étais  sur 
les  débris  d'un  temple  à' Horammon,  dont  les  parties  en 
pierre  (la  grande  masse  étant  en  briques)  remontaient  au 
règne  d'Aménophis  II,  fils  de  Thouthmosis  III.  En  écartant 
le  sable  qui  recouvre  les  bases  des  piliers  de  cet  édifice, 
j'aperçus  près  du  mur  en  briques  le  haut  de  deux  petites 
hgures  sculptées  de  bas-relief  dans  le  creux.  Je  pensai  que 
c'était  une  stèle,  et  j'en  fus  bientôt  certain.  Ayant  appelé 
les  mariniers  de  la  petite  barque,  ils  déblayèrent  le  bas-re- 
lief avec  leurs  mains,  et  je  trouvai  une  stèle  avec  date  du 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  187 

règne  de  Rhuinsès  P^  plus  une  addition  de  son  successeur 
Ménephtbci.  Je  m'assurai  ensuite  que  le  grand  temple  voisin 
était  du  temps  de  Thouthmosis  III  et  dédié  au  dieu  Thotli, 
le  Roi  de  Nubie  selon  les  inscriptions  de  Dakké. 

Les  autres  barques  et  la  dahabiéb  vinrent  me  rejoindre 
avec  tous  les  membres  de  l'expédition  ;  ils  étaient  allés  à  la 
cataracte  où  MM.  Lenormand  et  Duchesne  ont  gravé,  dans 
une  sorte  de  stèle,  les  noms  de  toute  l'expédition  française. 
Ricci  visita  les  ruines  et  se  rappela  que  la  stèle,  objet  de  mes 
premières  rechercbes,  était  dans  la  troisième  salle  centrale 
du  sanctuaire  du  petit  temple.  Je  fis  réunir  tous  nos  mari- 
niers, et,  les  armant  pour  cette  fois  de  pelles  et  de  pioches 
tirées  de  la  dahabiéh,  nous  trouvâmes  en  un  instant  la  stèle 
si  longtemps  cherchée. 

C'est  en  efîet  un  monument  historique  d'une  haute  curio- 
sité :  il  rappelle  la  soumission  des  peuples  de  la  Nubie  au 
roi  Osortasen  de  la  XVP  Dynastie.  M'assurant  qu'il  était 
possible  d'emporter  ce  monument,  nos  mariniers  se  mirent 
à  l'ouvrage  et,  en  moins  d'une  demi-heure,  aidés  d'une  seule 
corde,  ils  eurent  traîné  ce  bloc  au  bord  du  Nil.  Mon  après- 
souper  fut  employé  à  écrire  à  mon  frère,  à  M.  Dacier,  à 
M.  le  vicomte  de  la  Rochefoucauld.  Je  ne  me  couchai  que 
fort  avant  dans  la  nuit. 

l""^  janvier  1S20.  — Le  lendemain  matin,  l'^'' janvier  1820, 
les  mariniers  allèrent  au  petit  temple,  et  transportèrent  sur 
la  rive  la  stèle  de  Rhamsès  P^  On  embarqua  ces  deux  mo- 
numents, celui-ci  sur  la  dahabiéh  et  l'autre,  la  stèle  d'Osor- 
tasen,  dans  la  première  banjue  toscane,  celle  de  Gaetano'. 

1.  Le  soir  du  31  décembre,  on  était  convenu  que  la  stèle  d'Osortasen 
serait  remise  à  Champollion.  Le  lendemain  matin,  pendant  que  celui- 
ci  terminait  sa  correspondance,  Ricci,  se  voyant  seul,  car  Ippolito  Ro- 
sellini  écrivait  également,  clianirea  subitement  d'idée  et  lit  transportei- 
la  stèle  dans  la  barque  toscane.  CîiampoUion  accepta  le  troc  sans  rien 
dire. 

Kn  jiiill.-t  18'.»2,  1.'  cMpitainc  Lyou'^  lit  retirer  du  sable  la  partie  inlé- 


188  LETTRES    ET   JOURNAUX 

Pendant  cette  opération,  je  terminai  mes  lettres  et  les  remis 
à  M.  Lenormand,  auquel  je  fis  mes  adieux  \ 

Nous  partîmes  tous  sur  les  neuf  heures  du  matin,  nos 
vergues  descendues  des  mâts,  car  nous  n'avions  plus  qu'à 
suivre  le  courant.  Dès  ce  moment,  nous  tournâmes  vers  le 
nord,  et  j'éprouvai  un  vif  plaisir  à  suivre  cette  direction  qui 
me  rapprochait  à  chaque  seconde  de  Thèbes,  et  même  de 
Paris.  Nos  Barabras  saisirent  leurs  rames,  entonnant  le  chant 
de  départ,  et  nous  suivîmes  la  pente  du  fleuve.  Je  m'occupai 
à  rédiger  mes  notes  sur  les  monuments  de  Ouady-Halfa,  qui 
disparurent  bientôt  à  nos  regards  ainsi  que  les  roches  noires 
de  la  cataracte.  Notre  marche  fut  retardée  par  le  vent  du 
nord,  assez  violent. 

Au  coucher  du  soleil,  nous  prîmes  terre  à  Gharbi-Serré, 
situé  vis-à-vis  un  ancien  village  fortifié,  tombant  en  ruines. 
Le  cafas  qui  nous  servait  de  table  fut  placé  sur  le  haut  de 
la  rive,  dans  un  lieu  cultivé  et  à  côté  d'une  sakièh  ou  roue 
à  pots  fort  criarde,  que  deux  bœufs  mettaient  en  mou- 
vement. La  chère  fut  délicieuse  pour  un  souper  nubien  : 
notre  cuisinier  s'était  surpassé,  et  deux  bouteilles  de  vin  de 
Saint-Georges,  que  le  tropique  avait  cependant  déjà  amor- 
ties, donnèrent  au  repas  un  certain  air  de  fête  tout  à  fait 
convenable  pour  le  premier  jour  de  l'an. 

Après  souper,  distribution  des  bakschis  (étrennes)  à  nos 
domestiques.  Tous  les  membres  de  l'expédition  prirent  le 
café  à  bord  de  la  dahabiéh  (l'amiral),  et  nous  vidâmes  au 
succès  de  l'expédition  une  bouteille  de  ratafia  de  Grenoble. 
Je  me  couchai  à  onze  heures. 

2  janvier.  —  Partis  de  Gharbi-Serré  à  six  heures  et  demi, 
nous  avons  assez  bien  cheminé,  le  vent  du  nord  s'étant  calmé 
pendant  la  nuit.  Bientôt  on  a  dépassé  Faras  et  son  île,  et,  à 

rieure  de  cette  importante  stèle  et  l'envoya  de  sa  propre  autorité  au 
Musée  de  Florence  ;  cf.  le  Bessarione,  vol.  IX,  p.  419-428. 

1.  Dès  son  départ  de  Paris,  Champollion  savait  que  Lenormant  l'ac- 
compagnerait seulement  jusqu'à  Wadi-Halfa. 


DE   CtlAMPOLLION   LE   JEUNE  189 

onze  heures  et  demie,  nous  avons  débarqué  sur  la  rive  orien- 
tale pour  chercher  les  excavations  de  Maschakit,  sachant 
qu'elles  étaient  un  peu  plus  bas  que  l'endroit  où  nous  étions 
descendus.  Rentrant  dans  notre  barque,  nous  avons  côtoyé 
le  rivage  jusques  à  la  montagne  la  plus  prochaine,  où  nous 
avons  trouvé  ce  que  nous  cherchions.  C'étaient  de  fort  pe- 
tites choses,  mais  fort  intéressantes  sous  plusieurs  rapports. 
Il  a  fallu,  nous  cramponnant  aux  anfractuosités,  escalader 
jusques  à  une  assez  grande  hauteur  la  roche  de  grès  presque 
à  pic  sur  le  fleuve.  Là,  j'ai  trouvé  un  spéos  consacré  à 
Anouké  par  le  prince  éthiopien  Poéri,  ami  et  compagnon 
de  Rhamsès  le  Grand,  et  quelques  stèles  et  inscriptions. 

Pendant  que  je  copiais  les  inscriptions  et  faisais  dessiner 
les  bas-reliefs  par  MM.  L'hôte  et  Ricci,  le  vent  du  nord, 
qui  s'était  levé  un  peu  avant  notre  arrivée  au  pied  de  la 
roche,  se  renforça,  et  une  espèce  d'ouragan  se  déclara  tout 
à  coup.  Nous  avions  heureusement  terminé  notre  travail, 
et,  étant  rentrés  dans  nos  barques,  on  chemina  pendant  une 
demi-heure  dans  l'espoir  que  le  courant  l'emporterait  sur 
la  violence  du  vent  contraire.  Mais  le  schémali  devint  fu- 
rieux, le  Nil  moutonna  comme  la  mer,  et  de  grandes  vagues 
s'élevèrent.  Notre  pauvre  dahabiéh  fut  ballottée  de  telle  ma- 
nière que  j'éprouvai  comme  les  atteintes  du  mal  de  mer. 
Enfin  la  tourmente  nous  contraignit  de  gagner  le  rivage. 
On  s'arrêta  sur  la  rive  orientale,  et  nous  vîmes,  en  y  arri- 
vant, que  nos  petites  barques  s'étaient  aussi  arrêtées  un  peu 
plus  bas,  ne  pouvant  continuer  leur  route  vers  Ibsamboul, 
où  elles  devaient  se  rendre,  tandis  que  nous  étudierions 
Maschakit. 

Nous  amarrâmes  vis-à-vis  le  spéos  de  Ghébel-Addèh,  dis- 
tant de  Maschakit  d'une  demi-heure  de  chemin,  et  qui  en 
est  séparé  par  une  troisième  grande  colline,  au  sommet  de 
laquelle  sont  les  ruines  modernes  d'Addèh,  qui  parait  avoir 
été  une  villolte  assez  considérable.  C'est  là  sans  doute  la 
position  de  la  bourgade  Egyptienne  nommée  (1  „  © 

1    AAAAAA    <. ;>   \/ 


19()  LETTRES   ET   JOURNAUX 

Amenlicri,  puisque  ce  nom  local  se  retrouve  dans  le  temple 
de  Thotli  à  Ghébel-Addèh,  au  nord  de  ces  ruines,  et  dans 
le  spéos  de  Maschakit,  au  midi. 

Le  schêmali  souffla  pendant  tout  le  reste  de  la  journée,  le 
soleil  se  coucha  sans  en  diminuer  la  violence.  La  nuit  fut 
aussi  orageuse  que  le  jour,  mais  bien  plus  triste,  car,  pen- 
dant que  le  soleil  était  sur  l'horizon,  nous  avions  au  moins 
le  plaisir  de  contempler  un  impo.'r^ant  spectacle  :  le  Nil  en 
fureur  battant  le  rivage,  le  disque  solaire  obscurci  par  les 
nuages  blanchâtres  de  sables  que  le  vent  soulevait,  et  à  tra- 
vers lesquels  on  apercevait,  se  détachant  en  gris  sombre,  les 
montagnes  isolées  et  si  pittoresques  de  la  rive  orientale, 
enfin,  au  nord,  l'énorme  rocher  d'Ibsamboul  avec  son  fleuve 
de  sable  doré,  se  précipitant  dans  le  Nil  comme  une  énorme 
cascade. 

3  janvier.  —  Le  vent  s'étant  un  peu  calmé,  nous  par- 
tîmes à  six  heures  du  matin,  et  en  une  heure  et  un  quart 
ma  dahabiéh  s'est  amarrée  au  pied  du  temple  d'Hathor  à 
Ibsamboul.  J'ai  passé  une  fort  mauvaise  nuit,  et  je  me  suis 
réveillé,  au  moment  du  départ,  avec  une  attaque  de  goutte 
au  genou  droit.  Cela  me  contrarie  d'autant  plus  qu'il  y  a 
de  si  belles  choses  à  faire  à  Ibsamboul  !  Mais  patience. 
Ayant  oublié  mon  attirail  de  goutte  à  Thèbes  et  usé  la  coiffe 
de  taffetas  gommé  de  mon  éponge  pour  guérir  ma  goutte 
de  Phihe,  je  dépouille  pour  celle  d'Ibsamboul  l'éponge  de 
M.  Lehoux. 

On  s'occupa,  en  débarquant  ici  (où  nous  avons  trouvé  la 
barque  de  nos  caouas,  arrivée  hier  au  soir  malgré  l'orage), 
d'assurer,  par  des  poutres  et  des  planches,  le  trou  par  le- 
quel on  pénètre  dans  le  grand  temple.  Les  Nubiens  ne 
l'avaient  pas  recomblé  depuis  notre  première  visite,  ce  qu'ils 
font  cependant  d'habitude  pour  avoir  occasion  de  gagner  un 
bakschis  à  l'arrivée  de  cliaque  voyageur.  Ils  ont  même 
voulu,  en  pareille  occurrence,  imposer  une  contribution  de 
vingt  piastres  au  capitaine  Reynier,  de  la  marine  britan- 


DE   CHAMPOLLION   LE  JEUNE  191 

nique,  lequel  visita  Ibsamboul  quelques  jours  avant  nous. 

L'entrée  fut  jugée  sûre  et  praticable  vers  midi,  et,  à  trois 
heures,  une  première  escouade  entra  dans  le  temple  pour  y 
dessiner  les  bas-reliefs.  On  y  fit  aussi  des  observations  ba- 
rométriques, et  le  thermomètre  ne  marqua,  à  Tétonnement 
général,  que  vingt-huit  degrés  Réaumur  au  plus.  Le  ca- 
pitaine Reynier  et  même  Ricci  nous  avaient  parlé,  l'un  de 
cinquante-deux  degrés  Réaumur,  l'autre  de  plus  de  cent 
degrés  Fahrenheit,  et,  lorsque  j'entrai  dans  le  temple  en 
remontant  le  Nil,  la  clialeur  m'avait  paru  si  forte  et  je  suai 
d'une  telle  façon,  que  les  cinquante-deux  degrés  me  parais- 
saient fort  croyables  :  toutefois  les  thermomètres  ne  dé- 
passent pas  vingt-huit  et  il  faut  les  croire.  On  doit  donc 
attribuer  l'impression  continue  de  très  forte  chaleur,  qu'on 
éprouve  dans  cette  magnifique  excavation,  au  contraste, 
toujours  très  marqué,  entre  l'état  de  l'atmosphère  au  dehors 
et  son  état  au  dedans,  où  aucune  espèce  d'agitation  ou  d'ac- 
tion des  vents  ne  se  fait  sentir  et  ne  soulage  instantanément 
le  patient,  comme  il  arrive  d'ordinaire  à  l'air  libre. 

Pendant  qu'on  opérait  dans  le  temple,  je  soignais  ma 
goutte  et  mettais  en  ordre  mes  notes  depuis  Ouady-Halfa. 
J'en  fus  distrait  par  une  rixe  entre  un  des  mariniers  de  la 
barque  qui  portait  la  cuisine,  et  son  réis,  espèce  de  niais 
qui  se  laisse  dominer  par  ses  gens  :  j'envoyai  le  drogman 
^Boutros  aux  informations,  et,  sur  son  rapport,  une  baston- 
nade fut  administrée  au  mutin  par  un  de  nos  caouas,  avec 
menace  de  le  chasser  à  la  première  plainte  que  l'on  porterait 
encore  contre  lui. 

Nos  jeunes  gens  rentreront  dans  l'état  où  l'on  sort  d'un 
bain  arabe,  tous  en  sueur,  mais  rapportant  les  premiers 
croquis  des  superbes  bas-reliefs  historiques  de  la  grande 
salle  du  grand  temple. 

4  janvier.  —  La  seconde  division,  composée  do  MM.  Du- 
cliesnc,  Bcrtin  et  L'hôte,  la  goutte  ne  me  permettant  pas 
encore  de  marcher,  est  entrée  dans  le  temple  sur  les  neuf 


192  LETTRES   ET   JOURNAUX 

heures  et  demie  et  en  est  sortie  à  onze  lieures  et  demie.  Le 
thermomètre  marquait  un  ou  deux  degrés  de  moins  que  la 
veille.  Après  midi,  la  première  division  est  allée  passer  la 
fournaise  et  a  continué  le  travail  de  la  veille.  J'ai  employé 
mon  temps  à  extraire  des  notes  pour  mon  dictionnaire  hié- 
roglyphique, et  à  entendre  les  doléances  de  l'excellent  pro- 
fesseur Raddi,  auquel  on  a  joué  un  tour  mortel  pour  un 
naturaliste  aussi  zélé  que  lui.  Il  avait  couru,  pendant  que 
nous  étions  à  Ouady-Halfa,  tous  les  environs  de  la  cataracte, 
en  choisissant  de  beaux  et  gros  échantillons  de  toutes  les 
roches  qui  la  forment;  ne  consultant  que  son  zèle,  il  avait 
porté  lui-même  assez  loin  ses  lourdes  richesses,  et  en  avait 
rempli  une  grande  couffe  choisie  à  cet  efïet.  Il  chargea  donc 
un  de  ses  mariniers  de  transporter  la  couffe  à  sa  barque, 
mais  le  malencontreux  Barabra,  trouvant  bientôt  que  le 
fardeau  était  trop  pesant,  se  mit  à  l'alléger  considérablement 
en  jetant  les  plus  gros  et  les  plus  beaux  échantillons,  jus- 
tement ceux  qui  avaient  coûté  tant  de  sueur  au  naturaliste, 
et  dont  la  possession  le  flattait  le  plus.  Ce  n'est  qu'aujour- 
d'hui, en  voulant  classer  ses  roches,  qu'il  s'est  aperçu  de 
l'énorme  déficit.  Le  Barabra,  accablé  de  reproches,  a  tou- 
jours soutenu  qu'on  trouvait  des  pierres  par  toute  la  Nubie, 
et  qu'il  ne  valait  pas  la  peine  de  tant  crier  pour  cela. 

5  Janvier.  —  Je  me  suis  levé  encore  avec  la  goutte  au 
genou  et  une  douleur  vague  sur  le  côté  externe  du  pied 
gauche.  J'ai  donc  gardé  le  lit,  mais,  pour  employer  le  temps, 
j'ai  fait  prendre,  aussi  bien  qu'il  a  été  possible,  dans  le 
grand  temple,  une  empreinte  en  papier  de  la  grande  stèle 
sculptée  sur  un  massif  élevé  entre  le  troisième  et  le  qua- 
trième colosse  de  la  rangée  de  droite,  vers  le  sécos.  On 
m'apporta  les  sept  premières  lignes  dont  je  fis  une  copie,  en 
laissant  en  lacune  les  caractères  indécis,  pour  les  prendre 
moi-même  sur  l'original,  lorsque  mes  jambes  me  permet- 
tront d'entrer  dans  le  temple.  Ce  monument  est  d'autant 
plus  curieux  qu'il  contient  un  décret  du  dieu  Phtha  en 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  193 

l'honneur  de  son  fils  bien  aimé,  Rhamsès  le  Grand.  Nos 
jeunes  gens  continuèrent  leurs  dessins  des  bas-reliefs  histo- 
riques. 

6  janvier.  —  Ma  goutte  étant  considérablement  calmée, 
je  fis  le  projet  d'entrer  enfin  dans  le  grand  temple  et  de 
revoir  cette  merveilleuse  excavation.  Il  fallait  songer  à  re- 
lever surtout  les  légendes  hiéroglyphiques,  explicatives  des 
bas-reliefs  historiques  que  l'on  dessinait  avec  toutes  les  cou- 
leurs. Je  sortis  donc  à  deux  heures  après  midi,  et  je  fis,  sou- 
tenu par  Mohammed  et  le  caouas  Ahmed- Aga,  le  chemin 
pénible  qui  séparait  ma  dahabiéh  de  l'entrée  du  grand  temple. 
Je  me  reposai  quelques  instants,  pour  laisser  passer  ma 
sueur,  au  pied  du  grand  colosse  de  gauche  :  après  quoi,  me 
déshabillant  presque  entièrement,  et  ne  gardant  qu'un  ca- 
leçon, la  chemise  et  mes  bas  de  laine,  je  descendis  dans  la 
fournaise  dont  l'extrême  chaleur  surprend  toujours  dans  les 
premiers  moments,  mais,  la  transpiration  s'établissant  bien- 
tôt et  la  sueur  ruisselant  de  tous  les  membres,  on  se  sent 
plus  à  l'aise.  Je  commençai  alors  mon  exploration.  Après 
avoir  vérifié  et  corrigé,  en  me  servant  souvent  d'une  échelle, 
les  inscriptions  des  bas-reliefs  de  droite,  copiées  par  Rosel- 
lini,  je  commençai  le  relevé  de  celles  de  gauche,  et  débutai 
par  la  grande  inscription  du  tableau  dans  lequel  on  annonce 
à  Rhamsès  que  les  ennemis  attaquent  ses  lignes  et  que  son 
char  de  bataille  est  préparé.  Je  vérifiai  ensuite  plusieurs 
points  douteux  dans  les  dessins  des  bas-reliefs,  et  sortis  du 
temple  à  quatre  heures  et  quart.  J'eus  soin  de  me  couvrir 
avec  excès,  et  c'est  le  mot,  lorsqu'on  charge  son  corps  d'une 
chemise,  deux  gilets  de  flanelle,  une  redingote  croisée,  un 
bernons  et  un  ample  manteau  de  drap,  sans  compter  une 
ceinture  arabe  sur  la  redingote  et  de  bons  pantalons  de  drap 
par-dessous.  Aussi,  je  fis  le  trajet  du  temple  à  la  barque  sans 
ressentir  la  moindre  atteinte  d'un  vent  du  nord  très  violent 
et  glacé  qui  soufflait  dans  ce  moment-là.  Je  restai  étendu 
sur  ma  couchette  pendant  deux  heures,  suant  à  bénédiction, 

UiBL.   ÙGYPT.,   T.    NXXI.  13 


194  LETTRES   ET   JOURNAUX 

ce  qui,  j'espère,  me  délivrera  pour  quelque  temps  de  mes 
douleurs  de  goutte. 

7  janvier.  —  J'ai  continué  la  copie  du  décret  de  Plitlia, 
d'après  les  frappés  en  papier  qu'on  m'apportait  du  temple. 
Après  le  coucher  du  soleil,  je  suis  allé  copier  les  légendes  de 
plusieurs  stèles  en  l'honneur  de  Rhamsès  le  Grand,  qui 
sont  sculptées  sur  les  rochers  au  nord  du  temple  d'Hatlior. 

Pendant  la  soirée,  au  moment  où  je  faisais  une  partie 
d'échecs',  on  introduisit  sous  notre  tente  un  Nubien  d'une 
magnifique  figure,  coiffé  comme  les  Pharaons  dans  certains 
bas-reliefs,  la  chevelure  divisée  en  une  infinité  de  mèches, 
contournées  en  tire-bouchon  et  formant  une  sorte  de  per- 
ruque d'un  galbe  exactement  pareil  à  celui  des  coiffures 
égyptiennes  antiques.  Ses  traits,  pleins  de  douceur  et  de 
noblesse,  rappelaient  ceux  des  Rhamsès  sur  les  monuments 
voisins.  Vêtu  d'une  longue  robe  bleue  recouverte  d'un  man- 
teau blanc,  ce  Barabra,  natif  de  l'île  d'Argo  près  de  Don- 
gola,  n'avait  point  de  barbe  et  nous  parut  fort  jeune.  C'était 
un  rhapsode  :  aussi  tenait-il  à  la  main  une  lyre  de  forme 
parfaitement  antique,  ft==n  et  dont  la  caisse  sonore  res- 
semblait à  la  carapace  j|((l|(|  tle  tortue,  dont  il  est  dit  que 
Thoth-Hermès  com-  (|||jlll  posa  la  première  lyre  inven- 
tée. Le  nouvel  Orphée  bM»  s'assit  au  milieu  de  nous,  et 
on  l'invita  à  nous  don-  ^^y  ner  des  preuves  de  son  ta- 
lent. Dès  qu'il  eut  accordé  son  instrument,  il  joua  quelques 
airs  sauvages  et  d'une  mesure  très  vive.  Ensuite  il  chanta, 
en  s'accompagnant  de  sa  lyre,  un  long  récit  versifié  des  cam- 
pagnes d'Ismaïl-Pacha  et  d'Ibrahim-Pacha  dans  le  Sennâar, 
à  Chagui  et  dans  le  Kordofan.  Plusieurs  strophes  décri- 
vaient le  passage  des  barques  canonnières  franchissant  la 
deuxième  cataracte  (chose  inouïe),  tirées  par  les  braves  du 
Nizam-Gedid.  Venait  ensuite  la  nomenclature  des  chefs,  de 


1.  Le  petit  damier  en  carton,  fait  par  «  l'Égyptien  »  pendant  le 
voyage  sur  mer  et  dédié  à  Amon-Ra,  existe  encore. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  195 

tous  les  officiers  du  Pacha,  comme  dans  la  revue  de  V Iliade. 
Il  n'oublia  point  surtout  de  nommer  les  officiers  européens  de 
l'expédition,  et  consacra  une  strophe  au  féroce  Mohammed- 
Bey-Defterdar,  qui  a  fait  couper  douze  cents  têtes  au  Sen- 
nâar  pour  venger  la  mort  tragique  d'Ismaïl.  Il  termina  la 
séance  en  improvisant  une  longue  chanson  en  mon  honneur, 
où  il  disait  que  j'étais  venu  du  pays  de  Roum  (rEurupe^  : 

^n-Xll  JM— !l  j.«  (^U  ((  Tu  viens  de  la  grande  cataracte, 

^u»-!!  l]:>%  j-«  »  de  nos  pays  si  lointains, 

jrv.Jsjl  ù^J''£^  ^'j^  "  dans  le  grand  galion, 

-^r'^'  Jrr'  ^^  "  sous  la  grande  montagne, 

jiivjl  LJIj\^  »  toi  notre  grand  général, 

^^vjl  J\A^  ^2  j  ))  envoyé  par  un  puissant  monarque. 

J^,.M^)I   J^  ^^  ^Jj     1)  Il  a  aborde  sous  la  montagne  d'Ib- 

[samboul, 
j^^J]  jj?  ^^      »  revùtu  d'une  pelisse  de  Sammour, 

ju_^a!I  j\t  ^j"^      »  ceint  d'un  châle  de  cachemire, 

jxfj\  Ulji>-     »  notre  grand  général, 

^njCjl  Ù'LL-  J5j      »  mandataire    d'un    puissant    monar- 

[quc  »,  etc. 

Ayant  compris,  pendant  son  improvisation,  que  le  doc- 
teur Ricci,  notre  hakim,  était  près  de  lui  appuyé  contre 
une  malle  verte,  le  poète  lui  adressa  sur-le-champ  ce  couplet  : 

■^}r^    (î        _     *'  O  grand  médecin, 
jxfj\  ^j-y:.^  w-^      )»  assis  prés  du  la  grande  malle! 


196  LETTRES   ET   JOURNAUX 

ju<jl  ^l*  d}^.«\      »  prends  la  grande  clef, 

jvij!  Jja^  ^*l      »  ouvre  la  grande  malle 

j\tir  Ji^^'^  «Sli»      »  et  tires-en  pour  moi  un  grand  bak- 
*^  [schis.  » 

Enfin,  au  moment  où,  sur  mon  ordre,  notre  drogman 
ouvrit  sa  cassette  pour  y  prendre  le  talari  de  bakschis  que 
nous  voulions  donner  au  poète,  il  s'écria  : 

jrviCjl  c^s^j  ^  «  0  grand  drogman 

>iul  rA.^«  vfi— U  ))  qui  tiens  la  clef  du  chef, 

jtiol  Jj-UiJ»  ^1  ))  ouvre  la  grande  malle, 

ju5jI  ^j-Ij  vIjU^  »  et,  par  la  vie  et  la  tête  de  ton  chef, 


J^ 


S   ,  ^-^îT  /C-l^'      >'  donne-moi    un    bakschis    considéra- 

[blc.  )) 


ct:--^  <5 


L'improvisateur  nubien  se  retira  fort  content  de  sa  séance, 
et  nous  allâmes  nous  coucher,  rassasiés  de  louanges  et  des 
parfums  exhalés  de  la  perruque  de  notre  nouveau  barde. 

Sjanmer.  —  J'ai  continué  la  copie  du  décret  de  Phtlia, 
sur  les  empreintes  en  papier  portées  du  grand  temple.  Un 
Nubien  est  venu  nous  offrir  une  jeune  gazelle,  qu'il  avait 
forcée  à  la  course  dans  les  montagnes  voisines  de  Ouady- 
Halfa;  nous  en  avons  fait  l'emplette  pour  vingt  piastres.  Le 
petit  animal  est  fort  doux,  mais  encore  un  peu  farouche; 
(h'.ns  peu  de  jours  il  sera  familiarisé  avec  le  bruit  et  les  em- 
barras de  la  dahabiéh. 

0 janvier.  —  J'ai  terminé  la  copie  du  décret  de  Phtha, 
d'après  les  empreintes  qui,  étant  mal  prises  par  Abd-el- 
Ouahed,  malgré  l'intelligence  remarquable  de  ce  jeune  Bara- 
bra  do  l^liike,  et  chargées  de  stuc  colorié,  m'ont  contraint 
de  laisser  beaucoup  de  lacunes.  Le  soir,  à  une  heure  et  demie, 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  197 

je  suis  entré  dans  le  grand  temple  avec  les  précautions  ordi- 
naires; je  n'ai  pas  trouvé  que  la  chaleur  fût  plus  étouffante 
qu'à  l'ordinaire.  Je  crois  que  ces  salles,  que  l'on  peut  consi- 
dérer, dans  l'état  actuel,  comme  souterraines,  restent  presque 
constamment  au  même  degré  de  température,  et  que,  ni  le 
séjour  que  nous  y  faisions,  ni  le  grand  nombre  de  bougies 
et  de  lampes  que  nous  y  tenons  allumées,  n'influent  que  fort 
peu  sur  l'état  de  l'atmosphère  du  temple.  J'y  travaillai 
jusques  à  quatre  heures  et  quart;  je  fus  forcé  par  épuisement 
de  sortir  au  plus  vite.  Je  copiai  quinze  colonnes  de  l'inscrip- 
tion du  grand  bas-relief  de  la  paroi  de  droite,  je  collation- 
nai  les  six  premières  lignes  du  décret  de  Phtha  sur  l'original 
encore  en  fort  bon  état.  Je  rentrai  dans  la  dahabiéh,  chargé 
d'habillements,  et,  après  avoir  sué  deux  heures,  je  me  trouvai 
soulagé  de  quelques  ressentiments  de  goutte,  éprouvés  au 
genou  droit  et  au  pied  gauche  avant  d'entrer  dans  le  grand 
temple.  On  a  continué  les  dessins  de  la  paroi  de  droite. 

10  janvier.  —  Je  suis  monté,  dans  la  matinée,  sur  la 
barque  de  nos  caouas,  et  j'ai  ordonné  au  réis  de  nous  con- 
duire, en  remontant  le  Nil  à  la  corde,  jusques  au  pied  de  la 
montagne  d'Ibsamboul,  afin  d'examiner  toute  la  partie  du 
rocher  dont  le  fleuve  baigne  et  mine  la  base.  J'avais  remar- 
qué, en  revenant  de  Ouady-Halfa,  plusieurs  stèles  sculptées 
sur  cette  partie  de  la  montagne,  mais  à  une  hauteur  telle, 
qu'il  était  physiquement  impossible  d'y  atteindre  pour  les 
dessiner,  parce  que  le  rocher  est  à  pic  sur  le  Nil  et  n'ofïre 
aucune  anfractuosité  dont  on  puisse  profiter  pour  l'escalader. 
J'avais  calculé  juste  en  prenant  le  parti  d'aller,  sur  le  fleuve, 
me  placer  en  face  des  stèles,  car  je  pus,  sans  beaucoup  de 
peine,  en  copier  les  curieuses  inscriptions  à  l'aide  d'une 
grande  lunette  et  d'une  petite.  Ces  stèles  sont  des  monuments 
qui  rappellent  divers  hommages  de  princes  éthiopiens  et  de 
chefs  nubiens  à  Rliamsès  le  Grand  ou  à  l'un  de  ses  succes- 
seurs, Ménephtha  IV.  Sur  les  trois  heures,  je  me  suis  rendu 
devant  le  grand  temple,  pour  faire  la  notice  descriptive  de 


198  LETTRES    ET   JOURNAUX 

toute  la  façade  extérieure,  dont  je  copiai  les  inscriptions. 

11  janvier.  —  J'ai  employé  la  journée  à  remettre  au  net 
les  inscriptions  des  tableaux  historiques,  afin  qu'on  les  place 
sur  les  dessins  auxquels  elles  appartiennent,  sans  commettre 
toutes  les  erreurs  et  les  travestissements  si  multipliés  qui 
se  trouvent  dans  les  dessins  déjà  connus. 

J'ai  aussi  continué  la  notice  du  grand  temple.  Le  vent  du 
nord  était  aujourd'hui  d'une  violence  extraordinaire.  Un 
courrier  est  arrivé  du  Caire;  il  a  porté  des  lettres  pour  les 
Toscans  et  rien  à  mon  adresse.  Le  soir,  promenade  sur  les 
rochers,  au  bord  du  Nil. 

12  janvier.  —  J'ai  employé  la  matinée  à  écrire  à  mon 
frère,  à  Violi,  et  continué,  d'après  les  empreintes,  à  prendre 
le  canevas  de  la  seconde  partie  de  la  légende  des  bas-reliefs 
de  la  paroi  droite  du  temple. 

13  janvier.  —  Une  heure  après  mon  déjeuner  (la  bava- 
roise nubienne),  je  suis  entré  dans  le  grand  temple,  où  j'ai 
extraordinairement  sué,  mais  sans  éprouver  aucune  gêne 
dans  la  respiration,  ni  beaucoup  de  lassitude  dans  les  arti- 
culations :  j'ai  collationné  sur  l'original  une  petite  portion 
des  légendes  de  la  paroi  de  droite,  et  vingt-six  lignes  de  la 
grande  stèle  contenant  le  décret  de  Phtha.  Ce  travail  étant 
terminé,  j'ai  regagné  la  barque  après  plus  de  trois  heures 
de  fatigue  dans  cette  atmosphère  embrasée  ;  et  cependant 
je  me  sentais  mieux  en  sortant  qu'au  moment  où  je  m'étais 
glissé  dans  le  temple.  Le  vent  du  nord  soufflant  avec  vio- 
lence a  produit,  à  ma  sortie,  une  impression  fort  doulou- 
reuse sur  mes  yeux  et  mes  dents.  Je  me  suis  à  l'instant 
couvert  la  face  avec  mon  manteau,  et,  guidé  par  Soliman, 
j'ai  gagné  la  dahabiéh  en  trébuchant  à  chaque  pas  sur  la  pente 
sablonneuse  et  mouvante  qui  sépare  le  temple  du  rivage  où 
nos  barques  sont  amarrées.  Après  mon  dîner  et  ma  sieste, 
j'ai  mis  un  peu  d'ordre  dans  mes  notices  des  monuments  de 
Nubie. 

14  janvier.  —  Je  me  suis  levé  de  fort  bonne  heure.  Sur 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  199 

une  indication  d'Angelelli  et  de  Salvador  Cherubini,  j'ai 
gravi  la  montagne  sablonneuse  au  nord  du  temple  d'Hat- 
hor,  pour  aller  examiner  des  inscriptions  gravées  sur  le 
rocher,  à  une  fort  grande  hauteur  au-dessus  du  Nil.  J'ai 
copié  deux  inscriptions  onomastiques,  c'est-à-dire  ne  conte- 
nant que  les  noms  et  titres  de  deux  basilicogrammates  qui, 
en  passant  par  ces  rochers,  avaient  cru  devoir  y  faire 
sculpter  leur  légende  commençant  par  ;^;  a  fait  par  » 
(fecit),  comme  toutes  les  inscriptions  de  ce  genre.  Quelques 
tailles,  la  disposition  du  rocher  et  ces  inscriptions  me  firent 
présumer  que  le  sable  accumulé  sur  cette  petite  plate-forme 
pouvait  caclier  quelque  spéos  :  nous  y  fîmes  travailler  six 
Nubiens,  qui,  malgré  leurs  efforts  et  la  vertu  de  la  chanson 
Daïm-allah-Daïm-allah,  ne  trouvèrent  absolument  que  le 
roc  dans  sa  pureté  primitive.  Je  rentrai  pour  déjeuner  dans 
la  dahabiéh  ;  après  quoi,  je  me  rendis  au  grand  temple,  où 
j'entrai  pour  faire  la  notice  de  tous  les  bas-reliefs  qui  dé- 
corent les  huit  piliers  delà  grande  salle.  Je  sortis  après  deux 
heures  et  demie  de  travail  sans  éprouver  de  sensation  à  l'air 
extérieur,  parce  qu'aucun  vent  ne  soufflait  dans  cet  instant- 
là.  Après  mon  dîner,  j'ai  écrit  à  MM.  Drovetti,  Lavison  et 
Acerbi,  sous  la  date  du  12. 

15  janvier.  —  Ce  matin,  le  Nubien  qui  nous  a  vendu  la 
gazelle  a  voulu  nous  céder  un  crocodile  qu'il  avait  tué  d'un 
coup  de  fusil  qui  frappa  sur  la  nuque;  nous  avons  refusé 
l'acquisition,  parce  qu'il  avait  vidé  l'animal  et  jeté  les  os  et 
la  chair.  Ce  crocodile,  d'environ  six  pieds,  était  vert  éteint, 
et  chaque  écaille  paraissait  sillonnée  de  raies  noires  dispo- 
sées en  rosette;  le  dessous  du  ventre  tirait  sur  le  jaune.  Il 
présentait  absolument  tous  les  détails  de  couleur  que  les 
Égyptiens  donnaient  à  son  image  cmi)loyée  dans  les  inscrip- 
tions hiéroglyphiques.  Je  suis  ensuite  allé  dans  le  grand 
temple,  où  j'ai  travaillé  à  la  notice  des  bas-reliefs  des  deux 
salles  latérales  du  côté  du  sud.  J'ai  relevé  les  sujets  qui 
décorent  les  piliers  de  la  seconde  salle.  La  chaleur  ne  m'a 


200  LKTTRES    ET   JOURNAUX 

point  paru  plus  intense  que  les  autres  jours,  quoiqu'on  ait 
tenu  constamment  dans  le  temple  des  chandelles  allumées 
et  des  lampes,  sans  compter  la  consommation  d'air  d'une 
douzaine  de  travailleurs  ou  de  domestiques.  J'ai  seulement 
observé  que,  dans  les  salles  latérales,  on  sue  bien  plus  abon- 
damment que  dans  la  grande  et  les  deux  autres  sur  l'axe  du 
temple.  Après  dîner,  j'ai  vérifié  et  copié  les  inscriptions  de 
quelques  stèles  au  nord  du  temple  d'Hathor.  Dans  la  soirée, 
promenade  du  côté  du  grand  temple  :  l'effet  des  colosses 
par  le  clair  de  lune  est  admirable. 

16  janvier.  —  Je  me  suis  levé  de  très  bonne  heure  pour 
terminer  quelques  lettres.  Aussitôt  que  M.  Bertin,  qui  était 
entré  dans  le  grand  temple  pour  achever  la  dernière  feuille 
de  la  paroi  de  droite,  a  été  rentré  dans  sa  barque,  on  a  com- 
mencé les  préparatifs  de  départ.  Tous  les  dessins  des  ta- 
bleaux historiques  étant  achevés,  grâce  au  courage  et  au 
zèle  de  nos  jeunes  gens,  et  ayant  moi-même  recueilli  toutes 
les  notes  nécessaires  sur  le  reste  de  la  décoration  du  temple, 
notre  séjour  à  Ibsamboul  devenait  inutile.  On  a  donc  démoli 
l'échafaudage  en  planches  qu'on  avait  dressé  pour  soutenir 
les  sables,  et  les  empêcher  de  nous  ensevelir  dans  le  temple 
pendant  que  nous  y  travaillions.  Aussitôt  la  masse  s'est 
précipitée  sur  la  porte  du  temple  et  l'a  couverte  à  plus  de 
six  pieds  au-dessus  de  la  corniche.  Des  masses  de  pierre,  qui 
chargeaient  le  monticule  élevé  devant  les  deux  colosses  du 
nord,  ont  suivi  les  sables  et  obstruent  maintenant  l'entrée 
du  temple,  qu'on  ne  pourra  dégager  désormais  qu'avec  quatre 
ou  cinq  jours  de  travail.  Cela  est  fâcheux  pour  les  curieux 
qui  nous  succéderont,  mais  ce  n'est  point  notre  faute. 

Sur  les  une  heure  après  midi,  les  barques,  bannières  dé- 
ployées, se  sont  éloignées  du  rivage  aux  cris  des  Nubiens 
qui  entonnaient  en  chœur  la  chanson  du  départ  ;  arrivé  au 
milieu  du  fleuve,  j'ai  examiné  pour  la  dernière  fois  le 
temple  d'Hathor,  dont  l'ensemble  gagne  infiniment  à  être 
▼u  à  distance,  parce  qu'on  saisit  alors  la  masse  entière  des 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  2()1 

six  colosses,  d'un  travail  véritablement  fort  remarquable. 
J'ai  dit  adieu  aux  énormes  statues  de  la  façade  du  grand 
temple,  dont  la  masse  gigantesque  grandit  à  mesure  qu'on 
s'éloigne.  Je  n'ai  pu  me  défendre  d'un  sentiment  de  tristesse 
en  quittant  ainsi  pour  toujours,  selon  toute  apparence,  ce 
beau  monument,  le  premier  temple  dont  je  m'éloigne  pour 
ne  plus  le  revoir. 

Le  vent  du  nord  étant  fort  léger  aujourd'hui,  nous  avons 
descendu  le  fleuve  assez  rapidement.  La  rive  droite  et  la 
rive  gauche,  au-dessous  d'Ibsamboul,  présentent  un  même 
aspect  de  désolation  :  quelques  petites  bandes  de  terre,  culti- 
vées en  dourra,  haricots  ou  ricin,  se  montrent  çà  et  là  sur 
le  bord  du  Nil,  dans  lequel  le  sable  jaune  doré  arrive  de 
toute  part,  après  avoir  enseveli  des  monticules  de  grès  dont 
les  pointes  noircies  s'élèvent  de  loin  en  loin  et  annoncent  le 
désert  dans  toute  son  horreur. 

Un  crocodile  fort  long  était  endormi  sur  un  îlot  près 
duquel  ma  barque  a  passé.  Le  docteur  Ricci  a  envoyé  un 
coup  de  fusil  au  monstre,  dans  le  moment  même  où  il  ren- 
trait dans  le  fleuve  :  la  balle  a  certainement  atteint  son  but, 
car  le  crocodile  a  fait  deux  ou  trois  mouvements  convulsifs 
avant  de  disparaître,  mais,  n'étant  pas  mortellement  blessé, 
il  n'a  plus  reparu  à  la  surface  de  l'eau. 

Un  peu  plus  loin,  en  tournant  le  coude  que  le  Nil  fait  à 
l'est,  on  m'a  annoncé  un  courrier;  une  barque  a  été  le 
prendre  sur  la  rive  orientale,  et  l'a  conduit  à  mon  bord.  Il 
m'apportait  une  lettre  de  mon  frère,  venue  par  M.  Darcet 
fils,  laissée  à  Assouan  par  Pariset,  et  ({ue  Mansour,  notre 
factotum  à  la  première  cataracte,  m'envoyait  avec  des  lettres 
de  Msarra  et  de  Lenormand.  La  nuit  étant  venue,  on  s'est 
arrêté  sur  la  rive  droite,  à  Névé,  un  peu  plus  bas  que  Four- 
goundi,  pour  dîner  sur  le  rivage  et  au  clair  de  la  lune. 

On  a  continué  la  route  jusques  vers  une  heure  du  matin, 
par  le  plus  beau  clair  de  lune  imaginable. 

17  janvier.  —  Au  lever  du  soleil,  on  se  trouvait  eu  vue 


202  LETTRES    ET   JOURNAUX 

QVIbrîm  >0',1,  la  Priinis  des  géographes  anciens,  la  dernière 
}30sition  bien  connue  par  eux  en  Nubie,  et  passé  laquelle  il 
ne  parait  point  que  la  domination  des  Ptolémées  et  des  em- 
pereurs ait  eu  quelque  consistance.  Ibrîm  est  intéressant  par 
son  aspect  sauvage.  C'est  une  montagne  assez  élevée,  coupée 
à  pic  sur  le  fleuve  qui  en  ronge  la  base;  au  sommet,  pa- 
raissent encore  les  ruines  d'une  forteresse  très  étendue,  bâtie 
par  le  sultan  Sélim,  qui,  après  avoir  conquis  le  pays,  y  avait 
établi  une  espèce  de  garnison-colonie,  composée  d'Arnautcs. 
Ce  fort  a  été  l'un  des  derniers  refuges  des  Mamlouks.  Le 
Pacha  actuel  les  y  a  assiégés  et  forcés.  Depuis  cette  époque 
la  forteresse  fut  abandonnée  et  n'est  plus  qu'un  monceau  de 
raines. 

Dans  le  flanc  de  la  roche  d'Ibrim  existent  quatre  petits 
spéos  d'un  assez  grand  intérêt,  puisqu'ils  remontent  aux 
règnes  des  rois  Thouthmosis  II  et  Thouthmosis  III,  de  son 
fils  Aménôthph  II  et  de  Rhamsès  le  Grand;  ils  ont  été 
creusés  par  des  princes,  l'un  d'eux  Éthiopien,  gouverneurs 
du  pays,  et  qui  semblent  rappeler  les  honneurs  rendus  à  ces 
Pharaons  lors  de  leur  passage  à  Ibrîm.  Le  premier  de  ces 
spéos  est  ce  que  j'ai  vu  de  plus  ancien  en  Nubie;  on  n'ar- 
rive à  ces  excavations  qu'en  barque,  et  on  n'entre  dans  la 
plupart  qu'au  moyen  d'échelles.  Muni  de  cet  engin,  je  les 
visitai  avec  soin.  Le  bas  du  rocher  nous  laissant  assez  de 
place  pour  organiser  notre  table  (un  cafas),  nous  y  dînâmes 
de  fort  bon  appétit.  On  s'embarqua  immédiatement  après 
pour  continuer  le  voyage. 

Sur  les  quatre  heures,  avant  d'arriver  à  l'île  d'Artiga, 
nous  aperçûmes  sur  une  grande  île  de  sable  un  fort  grand  cro- 
codile, endormi  au  soleil.  Nous  remontâmes  le  courant  pour 
débarquer  le  docteur  Ricci  et  M.  L'hôte,  qui,  armés  de  leur 
fusil,  se  dirigèrent  avec  précaution  vers  le  monstre,  mais  il 
se  jeta  bientôt  dans  le  Nil,  averti  par  les  cris  des  oies  qui 
l'environnaient,  et  qui  s'enfuirent  à  l'approche  de  nos  chas- 


DE   CIIAMPOLLION    LE   JEUNE  203 

seurs.  Mes  Nubiens  assurent  (juc  ces  oiseaux  servent  de 
sentinelles  et  d'espions  aux  crocodiles. 

Ainsi  déçus,  pour  la  vingtième  fois,  du  doux  espoir  de 
manger  une  giillade  de  crocodile,  nous  continuâmes  de 
descendre  le  fleuve,  et  nos  mariniers  se  firent  un  point 
d'honneur  de  rattraper  les  autres  barques  déjà  avancées 
pendant  la  chasse  de  l'amphibie. 

Il  s'établit  aussitôt  un  combat  de  vitesse  entre  la  dahabiéh 
et  les  barques.  Dès  que  celles-ci  s'aperçurent  du  dessein  de 
les  dépasser,  les  coups  de  rames,  les  cris  des  mariniers,  les 
épigrammes  qu'ils  se  lançaient,  les  uns  en  arabe,  les  autres 
en  barabra,  tout  cela  produisit  un  vacarme  capable  de  trou- 
bler au  loin  le  repos  de  tous  les  habitants  du  désert.  Mais 
ce  bruit  avait  cela  de  bon  que  nous  avancions  avec  rapidité. 
La  nuit  étant  venue,  on  poursuivit  la  route,  parce  que  je 
voulais  arriver  à  Derri  ce  jour-là  même.  La  lune  nous  prê- 
tait sa  lumière,  et  en  Nubie  on  voyait  certainement  aussi 
bien  à  huit  heures  du  soir  qu'on  y  avait  vu,  ce  jour-là  même, 
à  Paris,  en  plein  midi.  Les  mariniers  continuaient  de  ramer 
avec  ardeur  et  le  réis  Douchi  les  soutenait  en  chantant 
diverses  chansons,  dont  l'équipage  répétait  en  chœur  le  re- 
frain. En  voici  une,  dont  l'air  est  assez  vif  et  ne  manque  pas 
d'un  certain  agrément  : 

J-[  ^*  p»  J:^l  ^^.  >>* 

etc Ij^  J,  J^  l« 


204  LETTRES    ET   JOURNAUX 

etc lj*jû 

4.>-  ,?-   l^      ^  «? 

etc \yj^ 


jl;^    4?-U    l« 

k_jla^!l    aIi    jJJ) 

^>l  i,^  pï 

etc. 

'3-* 

ù'^i  i-,  p; 

ùlj-l  *r-U  l. 

6l_,-;    -Vl;    Si 

.A  »^^-  r>' 

etc. 

1-..* 

L-L  ^^j  U 


^<ly  L-,  py                                   ^:;-l  l^-  (-y 
etc \j^fi> 


,b.  b  p; 


Cette  chanson,  fort  en  vogue  parmi  les  mariniers  d'Egypte 
et  de  Nubie,  compte  autant  de  couplets  que  Timagination 
de  ceux  qui  la  chantent  peut  en  inventer  sur  chacune  des 
villes  et  des  villages  de  ces  deux  contrées  :  c'est  la  chanson 
aux  mille  couplets.  On  la  termine  ordinairement  par  la 
strophe  sur  le  pays  natal  du  réis  de  la  barque,  et  on  y 
amène  son  éloge  le  plus  adroitement  qu'on  peut. 

On  arriva  à  Derri,  ,_$;:>,  sur  les  sept  heures  et  demie  du  soir. 
La  table  fut  établie  sur  le  rivage,  au  pied  des  magnifiques 
palmiers  dont  il  est  parsemé  et  qui,  s'élevant  de  cinquante  à 
soixante  pieds  de  hauteur,  sont  les  plus  beaux  que  j'aie 
encore  eu  Foccasion  de  voir  pendant  mon  voyage.  La  lune 


DÉ   CHAMPOLLION    LE   JEUNE  205 

répandait  une  grande  clarté,  et  nous  soupâmes  fort  gaiement, 
entourés  des  habitants  de  Derri  que  la  curiosité  attirait  au- 
tour de  nous,  à  cette  heure  vraiment  indue  pour  le  pays, 
car,  après  le  café,  j'allai  me  promener  dans  la  ville  et  ne 
rencontrai  personne  dans  les  rues,  si  l'on  peut  donner  ce 
nom  à  l'intervalle,  souvent  planté,  qui  sépare  les  maisons  et 
leurs  enclos  les  uns  des  autres.  Çà  et  là  sont  de  superbes 
sycomores  de  la  plus  belle  venue  et  couverts  d'un  feuillage 
touffu,  sous  lequel  on  trouve  un  ombrage  délicieux  pendant 
la  chaleur  du  jour.  Le  plus  beau  existe  près  de  la  maison 
du  cachef .  Un  groupe  de  ces  grands  arbres  décore  la  grande 
place,  sur  un  côté  de  laquelle  est  la  mosquée  bâtie  en 
briques  de  couleur.  En  face  existe  un  petit  édifice  nommé 
Sébil  J^^,  et  destiné  à  recevoir  les  djellabis  (marchands  en 
caravane)  qui  arrivent  du  Sennàar  ou  du  Soudan.  C'est  une 
construction  carrée  à  arcades,  ce  qui  lui  donne  tout  à  fait 
l'air  d'un  four  à  double  bouche;  il  est  d'ailleurs  crépi  à 
chaux  blanche.  J'aperçus  en  passant,  dans  ma  promenade 
nocturne,  et  à  la  lueur  du  feu  qui  éclairait  l'intérieur  de 
ces  deux  fours,  plusieurs  djellabis  couchés  pêle-mêle  avec 
leurs  esclaves  noirs  des  deux  sexes,  qu'ils  amenaient  du 
Bournou  ou  du  Khordofan.  C'était  un  spectacle  dont  j'es- 
sayerais vainement  de  donner  une  idée. 

Revenu  près  de  nos  barques  et  m'étant  assis  seul  sur  le 
bord  du  Nil  au  pied  d'un  palmier,  je  fus  bientôt  accosté  par 
trois  Derriens,  vêtus  d'une  ample  robe  de  toile  blanche,  à 
chevelure  nattée,  lesquels  s'accroupirent  autour  de  moi  sur 
leurs  talons,  un  grand  bâton  blanc  reposant  sur  leurs  épaules. 
Ils  gardèrent  pendant  un  bon  quart  d'heure  un  silence  par- 
fait :  c'était  une  politesse.  Enfin,  le  plus  huppé  se  hasarda 
de  me  demander  si  je  voulais  acheter  de  l'eau-de-vie  (arcuji)  : 
ayant  su  que  c'était  de  l'eau-de-vie  de  dattes,  je  répondis 
que  je  n'en  avais  pas  besoin.  La  conversation  étant  ainsi 
engagée,  j'interrogeai  le  Nubien  sur  le  nombre  des  i:)almiers 


206  LETTRES    ET   .lOUHNAUX 

que  l'on  comptait  dans  le  canton;  il  m'assura  qu'il  yen  exis- 
tait 700.000  (sauf  exagération),  et  que  chaque  pied,  pro- 
ductif ou  non,  vert  ou  sec,  payait  25  paras  d'imposition 
annuelle  au  Pacha.  Je  savais  qu'en  Egypte  cet  impôt-là 
montait  jusques  à  65  paras  pour  les  petits  et  80  pour  les 
grands  palmiers,  productifs  ou  non.  Je  demandai  la  raison 
de  cotte  différence,  qui  m'étonna,  puisque  les  palmiers  do 
Nubie  me  semblaient  plus  beaux  et  plus  grands  que  ceux 
d'Egypte,  et  les  dattes  beaucoup  meilleures.  On  me  répondit 
qu'en  Nubie  la  grande  masse  des  palmiers  se  composait  de 
pieds  mâles,  et  que,  les  palmiers  femelles  ou  dattiers  étant 
moins  nombreux  proportionnellement  qu'au-dessous  des  ca- 
taractes, le  gouvernement  avait  eu  égard  à  cette  circon- 
stance; toutefois  les  25  paras  par  pied  suffisent  pour  ruiner 
le  pays  et  tenir  les  habitants  dans  la  misère,  parce  qu'ici 
comme  en  Egypte,  après  avoir  perçu  l'impôt  sur  l'arbre,  les 
agents  du  gouvernement  fixent  eux-mêmes  le  prix  des 
dattes. 

18  janvier.  —  On  se  rendit  de  très  bon  matin  au  temple 
creusé  dans  la  montagne,  à  l'est,  et  à  quelques  pas  des  mai- 
sons de  la  ville.  Ce  temple  a  été  dédié  à  Amon-Ra  et  à  Phré 
par  Rhamsès  le  Grand.  Le  travail  ne  vaut  pas  celui  d'Ibsam- 
boul  ;  quelques  bas- reliefs  mêmes  ne  paraissent  qu'ébauchés. 
Cela  vient  de  ce  qu'on  les  avait  d'abord  sculptés  sur  une 
couche  de  stuc  étendue  sur  les  parois  de  roche,  et  de  ce  que, 
le  stuc  étant  tombé,  il  ne  reste  plus  sur  la  pierre  que  les 
portions  les  plus  fouillées  par  le  ciseau. 

Nous  dînâmes  dans  la  grande  salle  du  temple,  sur  les 
quatre  heures  et  demie.  Notre  travail  étant  terminé,  nous 
regagnâmes  nos  barques  et  nous  dîmes  adieu  à  la  capitale 
de  la  Nubie,  grand  village  de  deux  cents  maisons,  mais  plus 
agréable  et  plus  propre  que  beaucoup  de  villes  d'Egypte, 
parce  que  les  rues  sont  spacieuses,  et  surtout  parce  que  les 
maisons  sont  entourées  de  petites  plantations  de  palmiers, 
de  santh  et  de  quelques  sycomores;  sur  les  huit  heures,  nous 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  207 

abordâmes  sur  hi  rive  gauche  près  du  temple  d'Amada. 

19  janvier.  —  Toute  cette  journée  a  été  emploj'ée  à  des- 
siner et  à  copier  les  bas-reliefs  du  temple  d'Amada,  char- 
mant édifice  fondé  par  Thouthmosis  III  (Mœris),  continué 
par  son  fils  Aménôtliph  II,  et  terminé  par  Thouthmosis  IV, 
La  sculpture  en  est  d'un  très  beau  style;  les  dédicaces  des 
architraves  sont,  en  particulier,  du  fini  le  plus  précieux. 
Les  couleurs  des  bas-reliefs  ont  résisté  au  temps,  malgré  le 
misérable  emplàtrage  dont  les  Coptes  les  ont  tous  recouverts 
pour  en  faire  une  église.  J'ai  été  obligé,  pour  les  dessins  de 
plusieurs  bas-reliefs  dont  je  désirais  avoir  des  copies  en 
entier,  de  faire  sauter  à  coups  de  marteau  le  stuc  portant 
de  mauvaises  peintures  représentant  des  saints,  et  qui  re- 
couvraient les  sculptures  égyptiennes.  Cette  espèce  de 
réaction  païenne  avait  cela  de  particulier  qu'ordonnée  par 
un  chrétien,  elle  était  exécutée  par  des  musulmans  au  profit 
de  l'idolâtrie. 

20  janvier.  —  J'ai  terminé  la  notice  et  la  copie  des  bas- 
reliefs  les  plus  intéressants  du  temple  d'Amada.  A  deux 
heures  après  midi,  nous  avons  quitté  le  rivage  et  descendu 
le  Nil  par  un  très  beau  temps.  Vers  les  cinq  heures,  on  aper- 
çut devant  nous  une  grande  cange  à  la  voile.  Les  lunettes 
braquées,  on  s'accorda  à  dire  que  cette  embarcation,  dont 
les  voiles  étaient  neuves  (chose  rare  en  Nubie),  portait  un 
pavillon  blanc  ;  les  conjectures  marchaient,  mais,  vu  déplus 
près,  le  pavillon  français  se  changea  en  pavillon  anglais,  et 
nous  ne  doutâmes  plus  que  cette  barque  ne  portât  lord 
Prudhoe,  qui,  d'après  les  caquets  de  Derri,  avait,  dit-on, 
passé  la  première  cataracte  et  se  rendait  au  Sennàar.  C'était 
en  effet  lui-même  qui,  apercevant  mon  escadre,  fit  aborder 
sa  cange  à  Qorosko  et  y  attendit  notre  arrivée,  présumant 
bien  que  nous  serions  cliarmés  de  passer  quelques  iieures 
ensem])lc. 

Bientôt  ma  dahal)i('li  fut  amarrée  à  coté  de  la  sienne.  Il 
vint  au-devant  de  nous  sur  le  rivage,  avec  le  nuijur  i'elix, 


208  LETTRES    ET   JOURNAU}^ 

son  compagnon  de  voyage.  Nous  entrâmes  dans  sa  barque, 
où  nous  causâmes  nouvelles  et  antiquités  jusques  à  minuit 
passé.  Il  fut  enchanté  de  nos  portefeuilles,  et  ces  Messieurs 
nous  donnèrent  des  indications  sur  plusieurs  points  de 
Tlièbes  à  visiter  soigneusement.  Je  leur  fis  mes  adieux  avec 
quelque  peine,  ne  voyant  pas  sans  émotion  partir  pour  un 
voyage  si  périlleux  un  homme  qui,  jouissant  d'une  immense 
fortune,  porte  un  cœur  assez  élevé  pour  se  jeter  dans  une 
entreprise  dangereuse,  mais  utile  pour  la  science,  celle  de 
visiter  le  Sennâar  et  l'Abyssinie  dans  une  saison  aussi 
avancée. 

21  janvier.  —  De  très  bonne  heure  on  se  sépara,  lord 
Prudhoe  allant  au  sud  et  nous  vers  le  nord,  peut-être  pour 
ne  plus  nous  revoir  !  Le  ciel  était  couvert  de  nuages  blancs 
et  il  faisait  une  chaleur  lourde  et  étouffante  :  c'est  à  cela  que 
j'attribue  la  rencontre  que  nous  finies  successivement  de  six 
crocodiles  dormant  paisiblement  sur  le  rivage.  Les  cinq 
premiers  étaient  fort  jeunes,  mais  le  dernier,  établi,  comme 
tous  les  doyens  de  l'espèce,  sur  une  petite  île  sablonneuse 
au  milieu  du  fleuve,  avait  certainement  de  douze  à  quinze 
pieds  de  longueur.  Je  l'ai  vu  de  fort  près,  et  je  fus  saisi  d'un 
mouvement  d'horreur  lorsque  cette  masse,  d'abord  inerte, 
s'élevant  sur  ses  jDieds,  dressant  la  tête  et  voûtant  le  dos,  se 
mit  en  mouvement  pour  se  jeter  dans  le  fleuve.  Les  balles 
qu'on  lui  envoya  frappèrent  sa  cuirasse,  rebondirent,  allè- 
rent se  perdre  à  vingt  pas  de  là  dans  le  Nil.  On  aborda  le  soir 
à  Béréda  pour  souper  et  dormir  ;  la  nuit  a  été  extrêmement 
froide. 

22  janvier.  —  Partis  de  très  bonne  heure,  nous  avons 
assez  bien  cheminé  jusques  vers  dix  heures  et  demie,  qu'un 
vent  du  nord  très  violent  s'est  levé  tout  à  coup,  a  changé 
le  Nil  d'abord  si  paisible  en  une  petite  mer  furieuse,  et  nous 
a  contraints  d'amarrer  sur  la  rive  gauche,  un  peu  au-des- 
sous, et  vis-à-vis  de  quelques  cahutes  portant  le  nom  de 
Sialé.  M'étant  assis  sur  la  rive,  à  l'ombre  d'un  bouquet  de 


DE    CHAMPOLLION   LE   JEUNE  209 

santh,  pour  voir  si  toutes  nos  barques  abordaient  heureu- 
sement, j'ai  aperçu  au  nord-est,  vers  les  montagnes  de 
Méharraqa,  une  trombe  qui,  se  formant  tout  à  coup,  a  par- 
couru le  désert  en  élevant  dans  les  airs  un  immense  nuage 
de  sables. 


CHAMPOLLION  A  CHAMPOLLION-FIGEAC 

Ibsamboul,  12  janvier  1829, 

J'ai  revu  les  colosses  qui  annoncent  si  dign(3ment  la  plus 
magnifique  excavation  de  la  Nubie'.  Ils  m'ont  paru  aussi 
beaux  de  travail  que  la  première  fois,  et  je  regrette  de  n'être 
point  muni  de  quelque  lampe  merveilleuse  pour  les  trans- 
porter au  milieu  de  la  place  Louis  XV,  afin  d'écraser  ainsi 
d'un  seul  coup  tous  les  détracteurs  de  l'art  égyptien.  Tout 

1.  «  Pour  se  l'aire  une  idée  quelque  peu  exacte  des  innombrables  dé- 
tails de  cet  hypogée,  force  est  d'allumer  un  grand  nombre  de  bougies, 
qu'on  réunit  en  faisceaux  au  bout  de  longues  perches,  et  qu'on  applique 
ainsi  aux  parties  qu'on  examine.  L'air  ne  se  renouvelant  pas  dans  cette 
obscure  demeure,  on  risquerait  d'étouffer  par  la  fumée,  en  allumant  des 
torches  ou  des  feux  de  paille.  Il  faut  donc  renoncera  l'effet  que  devrait 
produire  cette  longue  enfilade  de  pièces  qui  s'abaissent  et  se  rétrécissent 
jusqu'au  mystérieux  sanctuaire.  Au  lieu  de  cette  impression  d'ensemble, 
on  erre  en  tâtonnant  dans  ces  galeries  silencieuses  ;  on  démêle  succes- 
sivement les  traits  fantastiques  de  ces  figures  qui  en  tapissent  les  parois 
comme  des  hôtes  de  la  nuit;  on  compte  vingt  chambres,  à  droite,  à 
gauche,  dans  tous  les  sens,  et  l'on  s'étonne  d'en  trouver  encore.  Partout 
se  déroulent  et  se  renouvellent  les  formes  du  uiythe  éternel,  comme  les 
flots  d'une  mer  sans  limites.  Nulle  part  l'expression  n'en  est  à  la  fois 
plus  monotone  et  plus  grandiose  ;  et  quand  enfin  l'on  s'arrête  devant  les 
quatre  statues  assises  qui  garnissent  le  fond  du  sanctuaire,  quand  on  a 
pu  supporter  sans  frémir  le  regard  immobile  et  fixe  de  ce  muet  sénat, 

on  se  demande  si  la  grotte  ne  vous  garde  pas  d'autres  secrets » 

(Fr.   Lenormant,  Esquisse  de  (a  Basse-NubU\   Extrait  de  la  Reçue 
française,  t.  XII). 

.  UlDL.   li(iYl'T.,  T.   XXXI.  14 


210  LETTRES   ET   JOURNAUX 

est  colossal  ici,  sans  en  excepter  les  travaux  que  nous  avons 
entrepris,  dont  le  résultat  aura  quelque  droit  à  l'attention 
publique.  Tous  ceux  qui  connaissent  la  localité  savent 
quelles  difficultés  on  a  à  vaincre  pour  dessiner  un  seul  hiéro- 
glyphe dans  le  grand  temple. 

C'est  le  l'^'"  de  ce  mois  que  j'ai  quitté  Oaady-HaJfa  et  la 
seconde  cataracte.  Nous  couchâmes  à  Gharbi-Serré,  et  le 
lendemain,  vers  midi,  j'abordai  sur  la  rive  droite  du  Nil, 
pour  étudier  les  excavations  de  Maschaldt,  un  peu  au  midi 
du  temple  de  Thotli  à  Gliébel-Addéh,  dont  je  t'ai  parlé  dans 
ma  dernière  lettre;  il  fallut  gravir  un  rocher  presque  à  pic 
sur  le  Nil,  pour  arriver  à  une  petite  chambre  creusée  dans 
la  montagne,  et  ornée  de  sculptures  fort  endommagées.  Je 
suis  parvenu  cependant  à  reconnaître  que  c'était  une  chapelle 
dédiée  à  la  déesse  Anoukis  (Vesta)  et  aux  autres  dieux 
protecteurs  de  la  Nubie,  par  un  prince  éthiopien,  nommé 
Pocri,  lequel,  étant  gouverneur  de  la  Nubie  sous  le  règne  de 
Rhamsès  le  Grand,  supplie  la  déesse  de  faire  que  ce  con- 
quérant foule  les  Libyens  et  les  nomades  sous  ses  sandales, 
à  toujours. 

Le  3  au  matin,  nous  avons  amarré  nos  vaisseaux  devant 
le  temple  d'Hatlior  à  Ibsamboul;  je  t'ai  déjà  donné  une 
note  sur  ce  joli  temple.  J'ajouterai  qu'à  sa  droite  on  a 
sculpté,  sur  le  rocher,  un  fort  grand  tableau,  dans  lequel  un 

autre  pruice  éthiopien  1^^^ coTTen-ci-R-^oTig  Kd.g^, 

nommé  |tl(j  Satméi,  présente  au  roi  Rhamsès  le  Grand  l'em- 
blème de  la  victoire  (cet  emijlèmo  est  l'insigne  ordinaire 
des  pri/ices  ou  des,/z/.s  de  rois)  avec  la  légende  suivante  en 
beaux  caractères  hiéroglyphiques  :  Le  Royal  fils  d'Ethiopie 
a  dit  :  Ton  père  Amon-Ra  t'a  doté,  ô  Rhamsès!  d'une  aie 
stable  et  pure  :  qu'il  t'accorde  de  lo/iys  jours  pour  gou- 
verne/' le  monde,  et  pour  contenir  les  Libyens,  à  toujours. 

Il  paraît  donc  que,  de  temps  en  temps,  les  nomades 
d'Afrique  inquiétaient  les  paisibles  cultivateurs  de  la  vallée 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  211 

dv  Nil.  Il  est  fort  remurquable,  du  reste,  que  je  n'aie  trouvé 
jusques  ici  sur  les  monuments  de  la  Nubie  que  des  noms  de 
princes  éthiopiens  et  nubiens,  comme  gouverneurs  du  pays, 
sous  le  règne  môme  de  Rliamsès  le  Grand  et  de  sa  dynastie. 
Il  paraît  que  la  Nubie  était  tellement  liée  à  l'Egypte,  que 
les  rois  se  liaient  complètement  aux  hommes  du  pays,  même 
pour  le  commandement  dos  troupes.  Je  puis  citer  en  exemple 
une  stèle  encore  sculptée  sur  les  rochers  d'Ibsamboul,  et  dans 
laquelle  un  nommé  Mai,  commandant  des  troupes  du  Roi 


en   Nubie,  j^\]  ^^^=Zj,  ^  ,  et  né  datis   la   contrée   de 


Ouaou  jp  Up  r^^  (l'un  des  cantons  de  la  Nubie),  chante  les 
louanges  du  Pharaon  Athothéi  II  (feu  Mandouéi  T"''),  le 
quatrième  successeur  de  Rhamsès  le  Grand,  d'une  manière 
très  emphatique;  il  résulte  aussi  de  plusieurs  autres  stèles 
que  divers  princes  éthiopiens  furent  employés  en  Nubie  par 
le  héros  de  l'Egypte. 

Le  3  au  soir,  commencèrent  nos  travaux  à  Ibsamboul.  Il 
s'agissait  d'exploiter  le  grand  temple,  encore  vierge,  et  c'est 
le  mot,  car  le  peu  (jue  Belzoni  et  Gau  ont  publié  des  bas- 
reliefs  intérieurs  ressemble  bien  mal  aux  originaux  :  tout 
y  est  méconnaissable,  dessin  et  couleur.  Nous  avons  formé 
l'entreprise  d'avoir  les  dessins  en  <jrand  et  coloriés  de  tous 
les  bas-reliefs  (jui  décorent  la  grande  salle  du  temple,  les 
autres  pièces  n'offrant  que  des  sujets  religieux.  VX  lorsque 
l'on  saura  que  la  chaleur  qu'on  éprouve  dans  ce  tcm|)le, 
aujourd'hui  souterrain  (parce  ciue  les  sables  en  ont  presque 
couv(îit  la  faradc),  est  comparable  à  celle  d'un  bain  turc 
lorlciiiciil  cliauHÏ',  (|uand  on  saura  qu'il  faut  y  entrer  presque 
1111,  (|iii'  le  corps  iiiissolle  perpétuellement  d'une  sueur 
;ihi)ii(l;nil(^  (|iii  coulo  sur  les  yeux,  dégoutte  sur  le  papier  déjà 
trempé  par  la  chaleiu-  humide  de  cette  atmosphère  chauffée 
comme  dans  un  autoclave,  on  admirera  sans  doute  le  courage 
de  nos  jeunes  gens,  qui  bravent  cette  fournaise  pendant 
trois  ou  ([uatre  heures  par  jour,  ne  sortent  que  par  épuise- 


212  LETTkES   ET   JOURNAUX 

ment,  et  ne  quittent  le  travail   que  lorsque  leurs  jambes 
refusent  de  les  porter. 

Aujourd'hui  12,  notre  plan  est  presque  accompli.  Nous 
possédons  déjà  six  grands  tableaux  (bas-reliefs)  repré- 
sentant : 

1°  Rhamsès  le  Grand  sur  son  char,  les  chevaux  lancés  au 
grand  galop.  Il  est  suivi  de  trois  de  ses  fils,  montés  aussi 
sur  des  chars  de  guerre  ;  il  met  en  fuite  une  armée  assyrienne 
et  assiège  une  place  forte. 

2°  Le  Roi  à  pied,  venant  de  terrasser  un  chef  ennemi,  et 
en  perçant  un  second  d'un  coup  de  lance.  Ce  groupe  est  d'un 
dessin  et  d'une  composition  admirables,  l'architecte  (î-au  n'en 
a  donné  qu'une  caricature,  ainsi  que  du  précédent. 

3°  Le  Roi  est  assis  au  milieu  des  chefs  de  l'armée  ;  on  vient 
lui  annoncer  que  les  ennemis  (les  Bactriens?)  attaquent  le  front 
de  son  armée.  On  prépare  le  char  du  Roi,  et  des  serviteurs 
modèrent  l'ardeur  des  chevaux,  dessinés,  ici  comme  ailleurs, 
dans  la  perfection.  Plus  loin,  se  voit  l'attaque  des  ennemis, 
montés  sur  des  chars  de  guerre  et  combattant  sans  ordre 
une  ligne  de  chars  égyptiens  méthodiquement  rangés.  Cette 
partie  du  tableau  est  pleine  de  mouvement  et  d'action  : 
c'est  comparable  à  la  plus  belle  bataille  peinte  sur  les  vases 
grecs,  que  ces  tableaux  nous  rappellent  involontairement. 

4°  Le  magnifique  tableau  représentant  le  triomphe  du 
Roi  et  sa  rentrée  solennelle  (à  Thèbes,  sans  doute),  debout 
sur  un  char  superbe,  traîné  par  des  chevaux  marchant  au 
pas  et  richement  caparaçonnés.  Devant  le  char,  deux  rangées 
de  prisonniers  africains,  les  uns  de  race  nègre  et  les  autres 
de  race  barabra,  forment  des  groupes  parfaitement  dessinés, 
pleins  d'effet  et  de  mouvement. 

5°  et  6°  Deux  grands  tableaux,  représentant  le  Roi  faisant 
hommage  de  captifs  de  diverses  nations  aux  dieux  de  Thèbes 
et  à  ceux  à'IbsambouL 

Il  reste  à  terminer  le  dessin  d'un  énorme  bas-relief  oc- 
cupant presque  toute  la  paroi  droite  du  temple,  composition 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  213 

immense,  représentant  une  ?jataille,  un  camp  entier,  la  tente 
du  Roi,  ses  gardes,  ses  chevaux,  les  chars,  les  bagages  de 
l'armée,  les  jeux  et  les  punitions  militaires,  etc.,  etc.  Dans 
trois  jours  au  plus,  ce  grand  dessin  sera  terminé,  mais  sans 
couleurs,  parce  que  l'humidité  les  a  fait  disparaître.  Il  n'en 
est  point  ainsi  des  six  tableaux  précédemment  indiqués  ;  tout 
est  colorié  et  copié,  jusques  dans  les  plus  minces  détails,  avec 
un  soin  religieux.  On  aura  ainsi  une  idée  de  la  magnificence 
du  costume  et  des  chars  des  vieux  Pharaons,  et  l'on  pourra 
comprendre  alors  l'étonnant  elîet  de  ces  beaux  bas-reliefs 
peints  avec  un  tel  soin.  Je  voudrais  conduire  dans  le  grand 
temple  d'Ibsamboul  tous  ceux  qui  refusent  de  croire  à  l'élé- 
gante richesse  que  la  sculpture  peinte  ajoute  à  l'architecture  ; 
dans  moins  d'un  quart  d'heure,  je  réponds  qu'ils  auraient 
sué  tous  leurs  préjugés,  et  que  leurs  opinions  a  /viori  les 
quitteraient  par  tous  les  pores. 

Rosellini  et  moi,  nous  nous  sommes  réservé  la  partie  des 
légendes  hiéroglyphiques,  souvent  fort  étendues,  qui  accom- 
pagnent chaque  figure  ou  chaque  groupe  dans  les  bas-reliefs 
historiques.  Nous  les  copions  sur  place,  ou  d'après  les  em- 
preintes en  papier  lorsqu'elles  sont  placées  à  une  grande 
hauteur;  je  les  collationne  plusieurs  fois  sur  l'original,  je 
les  mets  au  net  et  les  donne  aussitôt  aux  dessinateurs,  qui, 
d'avance,  ont  réservé  et  tracé  les  colonnes  destinées  à  les 
recevoir.  J'ai  pris  la  copie  entière  d'une  grande  stèle  placée 
entre  les  deux  derniers  colosses  de  gauche,  dans  l'intérieur 
du  grand  temple;  elle  n'a  pas  moins  de  trente-deux  lignes. 
C'est  celle  dont  Iluyot  m'avait  parlé  :  ce  n'est  pas  moins 
qu'un  déci'et  du  dieu  Phtlia,  en  faveur  de  Rhamsès  le  Grand, 
auquel  il  prodigue  les  louanges  pour  ses  travaux  et  ses  bien- 
faits envers  l'Egypte;  suit  la  réponse  du  roi  au  dieu  Phtha 
en  termes  tout  aussi  polis.  C'est  un  monument  fort  curieux 
et  d'un  genre  tout  à  fait  particulier. 

Voilà  où  en  est  uoXtq  mémorable  campagne  d'Ibsamboul  : 
c'est  la  plus  pénible  et  la  plus  glorieuse  que  nous  pussions 


214  LETTRES    ET   JOURNAUX 

faire  pendant  tout  le  voyage.  Français  et  Toscans  ont  riva- 
lisé de  zèle  et  de  dévouement,  et  j'espère  que,  vers  le  15, 
nous  mettrons  à  la  voile  pour  regagner  l'Egypte,  en  chantant 
victoire.  Adieu,  mon  cher  ami,  je  t'embrasse,  ainsi  que  tous 
les  nôtres.  J'ai  eu  trois  jours  de  goutte  en  arrivant  ici;  mais 
les  bains  de  vapeur  que  j'ai  pris  dans  le  temple  m'en  ont 
délivré,  pour  longtemps  je  l'espère.  Adieu,  rappelle-moi  au 
souvenir  de  ceux  qui  ne  m'ont  pas  oublié.  — 

J.-F.  Ch. 

P. -S.  —  Mes  compliments  à  M.  Arago,  auquel  je  ne 
commence  à  pardonner  son  opposition  à  notre  voyage 
qu'après  mon  départ  de  la  seconde  cataracte.  Fais  part  de 
tous  nos  exploits  au  Comte  d'Hauterive.  Il  serait  bon  aussi 
de  tenir  M.  de  la  Bouillerie  au  courant. 


CHAMPOLLION  AU  DOCTEUR  PARISET' 

Ibsaniboul,  le  16  janvier  1829. 

Qu'Ainon  rcille  sur  vous  ! 

Il  est  donc  décidé,  mon  cher  Imouth,  que  vous  verrez  et 
reverrez  Thèbes  sans  moi  !  Si  j'en  crois  les  caquets  de  Nubie, 

1.  Pariset  allait  partir  pour  la  Nubie,  afin  d'y  rencontrer  Charapol- 
lion,  lorsqu'il  reçut  l'ordre  de  son  gouvernement  de  se  rendre  en  Asie 
Mineure  afin  d'y  étudier  le  caractère  spécial  qu'y  avaient  pris  la  peste 
et  le  choléra.  C'est  de  Tripoli,  en  Syrie,  qu'il  écrivit  ce  qui  suit  à 

Ma'ianwun,  chéri  d'Ainon,  comme  il  appelait  son  ami  :  «  Après 

septembre,  vous  partirez  pour  Paris.  Nous,  mon  ami. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  215 

car  il  y  en  a  entre  les  deux  cataractes  tout  autant  qu'entre 
le  pont  d'Austerlitz  et  celui  d'Iéna,  vous  êtes  venu  à  Tlièbes, 
avez  remonté  jusques  à  Syène,  et,  au  lieu  de  franchir  la  ca- 
taracte d'Assouan  et  de  venir  me  joindre,  en  très  peu  de 
jours,  vous  avez,  dit-on,  viré  de  bord  sur  Thèbes,  où  vous 
devez  vous  arrêter  quelques  jours.  Je  n'y  serai  moi-même 
que  vers  le  15  de  février.  Je  renonce  donc,  et  avec  peine,  je 
vous  jure,  à  l'espoir  de  vous  y  trouver  et  au  plaisir  que  je 
m'étais  promis,  de  parcourir  cette  aînée  des  villes  Royales 
avec  vous,  de  vous  communiquer  mes  impressions,  jouir  des 
vôtres,  et  nous  livrer  ensemble  devant  ses  magnificences  à 
cette  fièvre  d'enthousiasme,  la  véritable  vie  de  ceux  qui  ont 
des  yeux  pour  voir  et  des  ccxîurs  pour  sentir. 

Je  vous  plains  aussi  de  n'avoir  pas  admiré  Iljsamboul  : 
c'est  une  boutade  du  grand  Sésostris.  Il  a  changé  une  mon- 
tagne en  palais,  dont  la  porte  est  flanquée  de  quatre  magni- 
fiques colosses  assis,  n'ayant  pas  moins  de  soixante-deux 
pieds  de  hauteur.  La  grand  salle,  soutenue  par  huit  colosses 
de  vingt-cinq  à  trente  pieds,  est  décorée  d'immenses  bas- 
reliefs,  représentant  les  batailles,  les  conquêtes  et  le  triom- 
phe du  héros.  Tous  ces  tableaux  sont  peints,  et  j'en  ai  des 
copies  en  grand  et  coloriées.  Vous  verrez  au  moins  cela. 

Pour  Dieu,  où  que  vous  soyez,  écrivez-moi  un  mot  à 
Thèbes  et  faites-moi  part  de  vos  plans  et  de  vos  travaux. 
Vous  n'avez  sans  doute  point  reru  la  lettre  que  je  vous  ai 

cinq  ou  six  mois  pour  bien  étudier  les  iioiunies  du  Dolta.  Vous  ailiiiirez 
les  merveilles  de  l'ancienne  h';/i/pt(\  —  nous  scrutons  les  abominations 
inûnies  de  l'Ii'ji/ple  moderne.—  Oh!  (ju'il  y  a  loin  de  l'une  à  l'autre! 
—  Plus  j'y  pense,  plus  je  suis  étonné  de  l'antiquité  de  l'Kgypte,  de  sa 
sagesse,  de  son  génie,  de  son  savoir,  de  sa  force.  Kt  plus  je  vois,  plus  je 
me  persuade  que  l'Kgypte  d'aujourd'lnii  est  placée  au  milieudes  nations 
comme  un  type  de  tout  ce  qu'il  laut  redouter  et  fuir.  Kt  cela  sous  uu 
ciel  magnilique  et  sur  une  terre  qui  surabonde  de  fécondité.  L'homme 
m<uviiie  pdi-toitt  à  1(1  nature.  On  dirait  qu"//  n'a  d'esprit  (/ue  lor.tqne 
ht  iKifiirc  lui  iiittn(/ue!  —  O  s('ptembn>  !  septembre!  Arrive,  —  et 
conduis-nous  près  de  mon  cher  Champollion  ! » 


216  LETTRES   ET   JOURNAUX 

écrite  de  Philie  au  commencement  de  décembre.  Quand  je 
pense  que  je  ne  puis  parler  Egypte  avec  vous  en  Egypte 
même,  j'enrage  et  maudis  les  circonstances  qui  vous  poussent 
au  nord,  tandis  que  toutes  mes  affaires  sont  au  midi.  Écrivez- 
moi  vite  ou  je  vous  dépêche  tous  les  crocodiles  de  Nubie. 
Adieu,  toujours  le  tout  vôtre, 

Maïamoun. 

(Reçu  le  26  janvier  1829,  à  Thèbes,  lundi,  à  onze  heures 
du  matin.  —  E.  Pariset.) 


CHAMPOLLION  A  CHAMPOLLION-FIGEAC 

El-Mélissah  (entre  Syène  et  Ombos),  10  février  1829. 

Nous  jouons  de  malheur,  mon  bien  cher  ami.  Depuis  notre 
départ  de  Syène,  à  laquelle  nous  avons  dit  adieu  le  8  de  ce 
mois,  nous  voici  au  10,  et  nous  sommes  loin  d'avoir  franchi 
la  distance  qui  nous  sépare  d' Ombos,  où  l'on  se  rend 
d'Osouan  en  neuf  heures  par  un  temps  ordinaire  ;  mais  un 
violent  vent  du  nord  souffle  sans  interruption  depuis  trois 
jours,  et  nous  fait  pirouetter  sur  les  vagues  du  Nil,  enflé 
comme  une  petite  mer.  Nous  avons  amarré,  à  grand'peine, 
dans  le  voisinage  de  Mélissah,  où  est  une  carrière  de  grès 
sans  aucun  intérêt;  du  reste,  santé  parfaite,  bon  courage,  et 
nous  préparant  à  dévorer  Thèbes  et  à  la  digérer,  si  le  mor- 
ceau n'est  pas  au-dessus  de  nos  forces.  Nous  sommes, 
d'ailleurs,  tout  regaillardis  par  le  courrier  qui  nous  arriva 
hier  au  milieu  de  nos  tribulations  maritimes,  et  qui  m'ap- 
porta enfin  tes  lettres  de  Paris  du  26  septembre,  des  12  et 
25  octobre  et  du  15  novembre.  Voilà,  en  y  ajoutant  les  deux 
précédentes,  les  seules  lettres  qui  me  soient  parvenues.  Je 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  217 

me  réjouis,  moi  et  les  miens,  de  tout  ce  que  tu  dis  de  bon 
de  notre  pauvre  France,  il  est  bien  temps  qu'elle  respire 
et  c'est  une  consolation  pour  nous  d'apprendre  que  les 
choses  marchent  bien.  Nous  avons  de  tels  tableaux  sous  les 
yeux,  que  notre  cœur  tressaille  de  joie  en  songeant  que  rien 
de  pareil  ne  se  passe  en  France.  Donc,  vivat  ! 

Remercie  bien  notre  vénérable  M.  Dacier  pour  les  bonnes 
lignes  qu'il  a  bien  voulu  m'écrire  le  26  septembre.  J'espère 
qu'il  aura  reçu  ma  lettre  de  Ouady-Halfa,  et  qu'il  voudra 
bien  pardonner  à  la  vétusté  de  mes  souhaits  du  jour  de  l'an, 
déjà  caducs  lorsqu'ils  lui  parviendront;  mais  la  Nubie,  et 
surtout  la  seconde  cataracte,  sont  loin  de  Paris,  et  le  cœur 
seul  franchit  rapidement  de  telles  distances. 

La  perte  que  vient  de  faire  notre  ami  Dubois  m'a  sensi- 
blement peiné.  Je  savais  combien  sa  belle-sœur  était  une 
excellente  personne,  et  je  m'associe  de  bien  bon  cœur  à  ses 
regrets.  Je  lui  écrirai  de  Thèbes,  après  avoir  vu  à  fond 
l'Egypte  et  la  Nubie.  Tu  peux  lui  dire  d'avance  que  nos 
Égyptiens  feront  à  l'avenir,  dans  l'histoire  de  l'art,  une  plus 
belle  figure  que  par  le  passé;  je  rapporte  une  série  de 
dessins  de  grandes  choses,  capables  de  convertir  tous  les 
obstinés.  —  Verrions-nous  enfin  un  obélisque  égyptien  sur 
une  des  places  de  Paris?  Ce  serait  beau  !  h't  je  suis  déjà  re- 
connaissant de  ce  qu'on  n'a  pas  reculé  devant  une  telle  en- 
treprise. Je  la  crois  très  praticable,  et  M.  Drovetti  donnera 
là-dessus  des  renseignements  positifs.  Je  transmettrai  à 
M.  Drovetti  la  lettre  que  m'a  écrite  M.  de  MirbeP,  et  je 
suis  persuadé  qu'on  pourra  faire  quelque  cliose  avec  S.  A. 
le  Pacha  d'Fgypte,  (jui  ne  recule  jamais  devant  les  choses 
utiles.  J'écrirai  à  M.  de  Mirbcl  aussitôt  que  j'aurai  une  ré- 

1.  Le  célèbre  botaniste,  ami  de  ChanipoUion-Figeac.  Les  deux  frères 
avaient  fait  chez  lui,  pendant  l'été  do  1827,  la  connaissance  do  Walter 
Scott  :  à  la  suite  de  cette  rencontre,  le  romancier  avait  rendu  visite  à, 
((l'Égyptien»,  et  s'était  fait  expliquer  son  système  de  décliitîronient 
des  hiéroglyphes. 


218  LETTRES    ET   JOURNAUX 

ponse  de  M.  Drovetti,  qui  naturellement  peut  et  doit  traiter 
cette  affaire.  En  attendant,  salue  M.  de  Mirbel  de  ma  part  et 
présente  mes  hommages  empressés  à  Madame. 

Ma  dernière  lettre  est  d'Ibsamboul  ;  je  dois  donc  reprendre 
mon  itinéraire  à  partir  de  ce  beau  monument,  que  nous  avons 
épuisé,  au  risque  de  l'être  nous-mêmes  par  les  difficultés  de 
son  étude. 

Nous  l'avons  quitté  le  16  janvier,  et  le  17,  de  bonne  heure, 
nous  abordâmes  au  j^ied  du  rocher  d'Ibrim,  la  Primis  des 
géographes  grecs,  pour  visiter  quelques  excavations  qu'on 
aperçoit  vers  le  bas  de  cette  énorme  masse  de  grès. 

Ces  spéos  (je  donne  ce  nom  aux  excavations  dans  la 
r^oche  autres  que  des  tombeaux)  sont  au  nombre  de  quatre, 
et  d'époques  différentes,  mais  tous  appartenant  aux  temps 
pharaoniques. 

Le  plus  ancien  remonte  jusques  au  règne  de  Thouthmosis  P"" 
fo^ ;  le  fond  de  cette  excavation,  de  forme  carrée  comme 
toutes  les  autres,  est  occupé  par  quatre  figures  (tiers 
de  nature),  assises,  et  représentant  deux  fois  ce 
Pharaon  assis  entre  le  Dieu  Seigneur  d'Ibiim  {Prim), 
c'est-à-dire  une  des  formes  du  dieu  Thoth  à  tête 
d'épervier,  et  la  déesse  Saté,  Dame  d'Éléphantine  et  Dame 
de  Nubie.  Ce  spéos  était  une  chapelle  ou  oratoire  consacré 
à  ces  deux  divinités  ;  les  parois  de  côté  n'ont  jamais  été 
sculptées  ni  peintes. 

Il  n'en  est  point  ainsi  du  second  spéos.  Celui-ci  appartient 
au  règne  de  Mœris  Thouthmosis  III  (  o  r^^  ^  J ,  dont  la  statue, 
assise  entre  celles  du  Dieu  Seigneur  d'Jbrîm  et  de  la  déesse 
Saté  (Junon),  Dame  de  Nubie,  occupe  la  niche  du  fond. 
Cette  chapelle  aux  dieux  du  pays  a  été  creusée  par  les  soins 
d'un  prince  i  1^^)  nommé  Nahi  tX  kW'^  ,  grand  per- 
sonnage, portant  dans  toutes  les  légendes  le  titre  de  gou- 
verneur des  terres  méridionales,  ce  qui  comprenait  la  Nubie 
entre  les  deux  cataractes.  Ce  qui  reste  d'un  grand  tableau 


^ 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  219 

sculpté  sur  la  paroi  de  droite  nous  montre  ce  prince,  debout 
devant  le  Roi  assis  sur  un  trône  et  accompagné  de  plusieurs 
autres  fonctionnaires  publics,  présentant  au  souverain,  à 
ce  que  dit  l'inscription  hiéroglyphique  (malheureusement 
très  fruste)  qui  accompagne  ce  tableau,  les  revenus  et  tributs 
en  or,  en  argent,  en  grains,  etc.,  provenant  des  terres  mé- 
ridionales dont  il  avait  le  gouvernement.  Sur  la  porte  du 
spéos  est  inscrite  la  dédicace  que  le  prince  a  faite  du  monu- 
ment. 

Le  troisième  spéos  d'Ibrîni  est  du  règne  suivant,  de 
l'époque  d'Aménophis  II  T©!^ m  j,  successeur  de  Mœris, 
sous  lequel  les  terres  du  Midi  étaient  administrées  par  un 
autre  prince,  nommé  Osorsaté\'^Y^  i^  ,  Sur  la  paroi  de 
droite,  ce  roi  Aménophis  II  est  représenté  assis,  et  deux 
princes,  parmi  lesquels  Osorsaté  occupe  le  premier  rang, 
présentent  au  Pharaon  les  tributs  des  terres  mêridioncdes 
et  les  productions  naturelles  du  pays,  y  compris  des  lioîis, 
des  lévjners  et  des  chacals  vivants  (  -t"  ®  ) ,  comme  porte 
l'inscription  gravée  au-dessus  du  tableau,  et  qui  spécifiait 
le  nombre  de  chacun  des  objets  offerts,  comme,  par  exemple, 
quarante  lévriers  et  dix  chacals  vivants;  mais  ce  texte  est 
dans  un  état  si  déplorable  de  dégradation  qu'il  m'a  été  im- 
possible d'en  tirer  autre  chose  que  les  faits  généraux.  Au 
fond  du  spéos,  la  statue  du  Roi  Aménophis  est  assise  entre 
les  dieux  d'Ibrtm. 

Le  plus  récent  de  ces  spéos,  le  quatrième,  est  encore  un 
monument  du  môme  genre  et  du  règne  deRhamsès  le  Grand 

ro^^£^J.  C'est  aussi  un  gouverneur  de  Nubie  (jui  l'a 
fait  creuser  en  l'honneur  des  dieux  d'Ibrtni,  Hermès  à  tôte 
d'épcrvier,  et  la  déesse  Saté,  à  la  gloire  du  Pharaon  dont  la 
statue  est  assise  au  milieu  des  deux  divinités  locales,  dans 

le  fond  du  spéos.  Mais,  à  cette  époque,  les  terres  du  Midi 

T-^    I  '•^•^•^'^  cznz) 
étaient  gouvernées  ])ar  un  prmce  éthiopien  J'^Si:^         r^y\y\' 


220  LETTRES   ET   JOURNAUX 

dont  j'ui  retrouvé  des  monuments  à  Ibsamboul  et  à  Ghirschê. 
Ce  personnage  est  figuré  dans  le  spéos  iVIbrîm,  rendant  ses 
respectueux  hommages  à  Rhamsès  le  Grand,  et  à  la  tête  de 
tous  les  fonctionnaires  publics  de  son  gouvernement,  parmi 
lesquels  on  compte  deux  hiérogrammates,  plus  le  grammate 
des  troupes,  le  grammate  des  terres,  l'intendant  des  biens 
royaux,  et  d'autres  scribes  sans  désignation  plus  par- 
ticulière. 

Il  est  à  remarquer,  à  l'honneur  de  la  galanterie  égyp- 
tienne, que  la  femme  du  prince  éthiopien  Satméi  se  pré- 
sente devant  Sésostris  immédiatement  après  son  mari,  et 
avant  les  autres  fonctionnaires.  Cela  montre,  aussi  bien  que 
mille  autres  faits  pareils,  combien  la  civilisation  égyptienne 
différait  essentiellement  de  celle  du  reste  de  l'Orient  et  se 
rapprochait  de  la  nôtre  ;  car  on  peut  apprécier  le  degré  de 
civilisation  des  peuples  d'après  l'état  plus  ou  moins  suppor- 
table des  femmes  dans  l'organisation  sociale. 

Le  17  janvier  au  soir,  nous  étions  à  Derrl  ou  Déir,  la 
capitale  actuelle  de  la  Nubie,  où  nous  soupâmes  en  arrivant, 
par  un  clair  de  lune  admirable,  et  sous  les  plus  hauts  palmiers 
que  nous  eussions  encore  vus.  Ayant  lié  conversation  avec 
un  Barabra  du  pays,  qui,  m'apercevant  seul  à  l'écart  sur  le 
bord  du  fleuve,  était  venu  poliment  me  faire  compagnie  en 
m'offrant  de  l'eau-de-vie  de  dattes,  je  lui  demandai  s'il  con- 
naissait le  nom  du  sultan  qui  avait  fait  construire  le  temple 
de  Derri;  il  me  répondit  aussitôt  qu'il  était  trop  jeune 
pour  savoir  cela,  mais  que  les  vieillards  du  pays  lui  avaient 
paru  tous  d'accord  que  ce  Birbé  avait  été  construit  environ 
trois  cent  mille  ans  avant  l'islamisme,  mais  que  tous  ces 
vieillards  étaient  encore  incertains  sur  un  point,  savoir  si 
c'étaient  les  Français,  les  Anglais  ou  les  Russes  qui  avaient 
alors  exécuté  ce  grand  ouvrage.  Voilà  comment  on  écrit 
l'histoire  en  Nubie.  Du  reste,  l'ami  Jomard  serait  très  satis- 
fait du  système  chronologique  des  Barabras  de  Derri  :  ils 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  221 

lui  laissent  toute  la  marge  désirable  pour  ses  solstices  et 
ses  équinoxes. 

Le  monument  deDer/'i,  quoique  moderne  en  comparaison 
de  la  date  que  lui  donnait  mon  savant  nubien,  est  cependant 
un  ouvrage  de  Rhamsès  le  Grand.  Nous  y  restâmes  toute 
la  journée  du  18,  et  n'en  sortîmes  assez  tard  qu'après  avoir 
dessiné  les  bas-reliefs  les  plus  importants,  et  rédigé  une 
notice  détaillée  de  tous  ceux  dont  on  ne  prenait  point  copie. 
Là,  j'ai  trouvé  une  liste,  par  rang  d'âge,  des  fils  et  des  filles 
de  Sésostris,  qui  me  servira  à  compléter  celle  d'Ibsamboul. 
Nous  y  avons  copié  quelques  fragments  de  bas-reliefs  his- 
toriques; ils  sont  presque  tous  effacés  ou  détruits.  C'est  14 
que  j'ai  pu  fixer  mon  opinion  sur  un  fait  assez  curieux  :  je 
veux  parler  du  lion  qui,  dans  les  tableaux  d'Ibsamboul  et 
de  Derri,  accompagne  toujours  le  conquérant  égyptien.  Il 
s'agissait  de  savoir  si  cet  animal  était  placé  là  symbolique- 
ment pour  exprimer  Ja  vaillance  et  la  force  de  Sésostris,  ou 
bien  si  ce  Roi  avait  réellement,  comme  le  capitan-pacha 
Hassan  et  le  Pacha  d'Egypte,  un  lion  apprivoisé,  son  com- 
pagnon fidèle  dans  les  expéditions  militaires.  Derri  décide 
la  question.  J'ai  lu,  en  effet,  au-dessus  du  lion  se  jetant 
sur  les  Barbares  renversés  par  Sésostris,  l'inscription  sui- 
vante : 


Le  lion,  SERVITEUR  DE  Sa  Majesté,  mcltanl  en  pièces  .ses  enne/iiis. 


Cela  me  semble  démontrer  que  le  lion  existait  réellement 
et  suivait  Rhamsès  dans  les  batailles. 

Au  reste,  ce  temple  est  un  spéos  creusé  dans  le  rocher  do 
grès,  mais  sur  une  très  grande  échelle  :  il  a  été  dédié  par 
Sésostris  à  Amon-Ra,  le  dieu  suprême,  et  à  Phré,  l'esprit 
du  Soleil  qu'on  y  invocjuait  sous  le  nom  de  Ji/iamsrs,  qui 
fut  le  patiiin  <iu  confiuérant  et  de  toute  sa  lignée. 


222  LETTRES   ET   JOURNAUX 

Cette  particularité  explique  pourquoi  on  trouve  sur  les 
monuments  d'Ibsamboul,  de  Ghirsché,  de  Derri,  de  Sébouâ, 
etc.,  le  Roi  Rhamsès  présentant  des  offrandes  ou  ses  ado- 
rations à  un  Dieu  portant  le  même  nom  de  Rhamsès.  On 
se  tromperait  grossièrement  en  supposant  que  ce  souverain 
se  rendait  un  culte  à  lui-même.  Rhamsès  était  simplement 
un  des  mille  noms  du  Dieu  Phré,  Rba  ou  Ré  (le  Soleil),  et 
ces  bas-reliefs  ne  prouvent  tout  au  plus  qu'une  flatterie  sa- 
cerdotale envers  le  roi  vivant,  celle  de  donner  au  Dieu  du 
temple  celui  de  ses  noms  que  le  roi  avait  adopté,  et  quel- 
quefois même  les  traits  de  son  visage,  lorsque  le  Dieu 
Rhamsès  n'est  point  figuré  avec  sa  tête  symbolique  d'éper- 
viei\  J'ai  observé  qu'assez  généralement  les  sculpteurs  ont 
donné  aux  divinités  principales  d'un  temple  les  traits  du 
visage  du  Roi  et  de  la  Reine  fondateurs  du  temple.  Cela  se 
reconnaît  même  à  Philœ,  dans  la  partie  du  grand  temple 
d'Isis,  construit  par  Ptolémée-Philadelphe;  toutes  les  Isis  du 
sanctuaire  sont  le  portrait  de  la  reine  Arsinoë,  laquelle  a 
une  tête  évidemment  de  race  grecque.  Mais  la  chose  est 
bien  plus  frappante  encore  sur  les  anciens  monuments  (les 
pharaoniques),  où  les  traits  des  souverains  sont  de  véritables 
portraits. 

Le  18,  au  soir,  nous  descendîmes  à  Amada,  où  nous  restâmes 
jusques  au  20  après  midi.  Là,  j'eus  le  plaisir  d'étudier  à  l'aise 
et  sans  être  distrait  par  les  curieux,  vu  que  nous  étions  en 
plein  désert,  un  temple  de  la  bonne  époque.  Ce  monument, 
fort  encombré  de  sables,  se  compose  d'abord  d'une  espèce 
de  pronaos,  salle  soutenue  par  douze  piliers  carrés,  couverts 
de  sculptures,  et  par  quatre  colonnes,  que  l'on  ne  peut  mieux 
nommer  que  proto-doriques,  ou  doriques  prototypes,  car 
elles  sont  évidemment  le  type  de  la  colonne  dorique  grecque  ; 
et,  par  une  singularité  digne  de  remarque,  je  ne  les  trouve 
employées  que  dans  les  monuments  égyptiens  les  plus  an- 
tiques, c'est-à-dire  dans  les  hypogées  de  Béni-Hassan,  à 
Amada,  à  Karnac,  et  à  Bêt-Oualli,  où  sont  les  plus  modernes. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE 


223 


11 

4^ 


0 


^ 


CDD 


11 


bien  qu'elles   datent  du  règne  de  Sésostris,  ou  plutôt  de 
celui  de  son  père. 

Le  temple  d'Amada  a  été  fondé  par  Tliouthmosis  III 
(Mœris),  comme  le  prouvent  la  plupart  des  bas-reliefs  du 
sanctuaire,  et  surtout  la  dédicace  suivante,  sculptée  sur  les 
deux  jambages  des  portes  à  l'intérieur,  et  dont  je  mets  ici 
la  traduction  littérale  pour  donner  une  idée  des  dédicaces 
des  autres  temples,  que  j'ai  toutes  recueillies  avec  soin  : 
«  Le  Dieu  Bienfaisant,  Seigneur  du 
»  monde,  le  Roi  (Soleil  stabiliteur  de 
))  l'univers), le  fils  du  Soleil  (Thoutlimosis), 
»  modérateur  de  justice,  a  fait  ses  dévo- 
»  tiens  à  son  père  le  Dieu  Phré,  le  Dieu 
»  des  deux  montagnes  célestes,  et  lui  a 
»  élevé  ce  temple  en  pierre  dure;  il  l'a 
»  fait  pour  être  vivifié  à  toujours.  » 
.  ^  .        ^  Mœris  mourut  pendant  la  construction 

^  -^  ~wsAA  de  ce  temple,  et  son  successeur,  Améno- 
phis  II,  continua  l'ouvrage  commencé,  et 
lit  sculpter  les  quatre  salles  à  la  droite  et 
à  la  gauche  du  sanctuaire,  ainsi  qu'une 
partie  de  celle  qui  les  précède  ;  les  travaux 
de  ce  Roi  sont  détaillés  dans  une  énorme 
stèle,  portant  une  inscription  de  vingt 
lignes  que  j'ai  toutes  copiées,  à  la  sueur 
de  mon  front,  au  fond  du  sanctuaire. 

Son  successeur,  Thouthmosis  IV,  ter- 
mina le  temple  en  y  ajoutant  le  pronaos 
et  les  piliers;  on  a  couvert  toutes  leurs 
architraves  de  ses  dédicaces  ou  d'inscrip- 
tions laudatives.  L'une  d'elles  m'a  frappé 
par  sa  singularité  ;  en  voici  la  traduction  : 
«  Voici  ce  que  dit  le  Dieu  Thotli,  le 
))  Seigneur  des  divines  paroles,  aux  autres 
ident  dans  Tliyri  :  Accourez  !  et  contemplez 


^, 


t 


Dédicace  du  temple 
(l'A  lit  cul  a. 


Dieux  «lui 


224  Lettres  eT  journaujc 

»  CCS  offrandes  grandes  et  pures,  faites  pour  la  construction 
))  de  ce  temple,  par  le  roi  Thoutlimosïs  (IV),  à  son  père  le 
))  Dieu  Phré,  Dieu  grand,  manifesté  dans  le  firmament  !  » 

La  sculpture  du  temple  d'Amada,  appartenant  à  la  belle 
époque  de  l'art  égyptien,  est  bien  préférable  à  celle  de  Derri, 
et  même  aux  tableaux  religieux  d'Ibsamboul. 

Dans  l'après-midi  du  20,  nos  travaux  d'Amada  étant 
terminés,  nous  partîmes  et  descendîmes  le  Nil  jusques  à 
Korosko,  village  nubien,  dont  je  garderai  le  souvenir, 
parce  que  nous  y  rencontrâmes  l'excellent  lord  Prudhoe  et 
le  major  Félix,  qui  mettaient  à  exécution  leur  projet  de  re- 
monter le  Nil  jusques  au  Sennâar,  pour  se  rendre  de  là  dans 
l'Inde  en  traversant  l'Abyssinie,  l'Arabie  et  la  Perse.  Notre 
petite  escadre  s'arrêta,  et  nous  passâmes  une  partie  de  la 
nuit  à  causer  des  travaux  passés  et  des  projets  futurs  ;  je  dis 
enfin  adieu  à  ces  courageux  voyageurs,  et  les  quittai  avec 
beaucoup  de  regret,  car  ils  remontent  dans  une  saison  très 
avancée,  et  ne  pourront  arriver  au  Sennâar  que  dans  les 
mois  où  cette  contrée  est  mortelle  pour  les  Européens.  Que 
Dieu  veille  sur  ces  intrépides  amis  de  la  science! 

Le  21,  nous  étions  à  Ouady-Essebouâ  (la  vallée  des  lions), 
qui  reçoit  ce  nom  d'une  avenue  de  sphinx  placés  sur  le 
dro/nos  de  son  temple,  lequel  est  un  héini-spéos,  c'est-à- 
dire  un  édifice  à  moitié  construit  en  pierres  de  taille,  et  à 
moitié  creusé  dans  le  rocher.  C'est,  sans  contredit,  le  plus 
mauvais  travail  de  l'époque  de  Rhamsès  le  Grand;  les 
pierres  de  la  bâtisse  sont  mal  coupées,  les  intervalles  étaient 
masqués  par  du  ciment  sur  lequel  on  avait  continué  les 
sculptures  de  décoration,  qui  sont  d'une  exécution  assez 
médiocre.  Ce  temple  a  été  dédié  par  Sésostris  au  dieu  Phré 
et  au  dieu  Phtha,  Seigneur  de  Justice.  Quatre  colosses  re- 
présentant Sésostris  debout  occupent  le  commencement  et 
la  fin  des  deux  rangées  de  sphinx  dont  se  compose  l'avenue. 
Deux  tableaux  historiques  représentant  le  Pharaon  frappant 
les  peuples  du  Nord  et  du  Midi,  couvrent  la  face  extérieure 


DE   CHAMPOLLION    LE   JEUNE  225 

(les  deux  massifs  du  pylône  ;  mais  la  plupart  de  ces  sculptures 
sont  méconnaissables,  parce  que  le  mastic  ou  ciment,  qui  en 
avait  reçu  une  grande  partie,  est  tombé,  et  laisse  une  foule 
de  lacunes  dans  la  scène,  et  surtout  dans  les  inscriptions. 
Ce  temple  est  presque  entièrement  enfoui  dans  les  sables, 
qui  l'envahissent  de  tous  côtés. 

Toute  la  journée  du  22  fut  perdue  pour  nous,  a  cause  d'un 
vent  du  nord  très  violent,  qui  nous  força  d'aborder  et  de 
nous  tenir  tranquilles  au  rivage  jusques  au  coucher  du  soleil. 
Nous  profitâmes  du  calme  pour  gagner  Méharrakak,  dont 
nous  avions  vu  le  temple  en  remontant  :  il  n'est  point 
sculpté,  et  partant,  d'aucun  intérêt  pour  moi  (jui  ne  cherche 
que  les  liadjar-mahiouh  (les  pierres  écrites),  comme  disent 
nos  Arabes. 

Le  soleil  levant  du  23  nous  trouva  à  Dakké,  l'ancienne 
Psel.cis,  WzlyJ.i;.  Je  courus  au  temple,  et  la  première  inscrip- 
tion hiéroglyphique  (|ui  me  tomba  sous  les  yeux  m'apprit 
que  j'étais  dans  un  lieu  saint  dédié  à  Thoth,  Seifjneiu-  de 
Pselk  :  j'accrus  ainsi  ma  carte  de  Nubie  d'un  nouveau  nom 
hiéroglyphique  de  ville,  et  je  pourrais  aujourd'hui  publier 
une  carte  de  Nubie  avec  les  noms  antiques  en  caractères 
sacrés. 

Le  monument  de  Dakké  présente  un  double  intérêt.  Sous 
le  rapport  mytiiologique,  il  donne  des  matériaux  infiniment 
précieux  pour  comprendre  la  nature  et  les  attributions  de 
l'être  divin  que  les  Isgyptiens  adoraient  sous  le  nom  de 
Thoth  (l'Hermès  deux  fois  grandj  ;  une  série  de  bas-reliefs 
m'a  offert,  en  quelque  sorte,  toutes  les  l/nns/if/urations  de 
ce  dieu.  Je  l'y  ai  trouvé  d'abord  (ce  qui  devait  être)  en 
liaison  avec  Ifiu-luU  (le  grand  Hermès  Trismégiste),  sa 
forme  primordiale,  et  dont  lui,  Thoth,  n'est  que  la  derniî're 
li-ansfbrmalion,  c'est-à-dire  son  incarnation  sur  la  terre  à 
la  suite  d'Amon-Jia  et  de  MoiUh  incarnés  en  Osiris  et  en 
Isis.  Thoth  remonte  jus(|ues  à  V flcfniès-rélestr  (Har-hatj, 
la  sagesse  divine,  l'Esprit  d*'  Dieu,  ru  passant  par  les  formes  : 

BiBL.   ÉOYPT.,  T.   XXXI.  15 


226  LETTRES    ET   JOURNAUX 

1"  de  Pahitnoujl  (celui  dont  le  cœur  est  bon)  ;  2°  d'Arihos- 
nq/'ri  ou  Ariliosnoufi  (celui  (jui  produit  les  chants  harmo- 
nieux) ;  3°  de  Méuï  {\'d  pensée  ou  la  raison).  Sous  chacun  de 
ces  noms  Thoth  a  une  forme  et  des  insignes  particuliers,  et 
les  images  de  ces  diverses  transformations  du  second 
Hermès  couvrent  les  parois  du  temple  de  Dakké.  J'oubliais 
de  dire  que  j'ai  trouvé  ici  Thoth  (le  Mercure  égyptien) 
armé  du  caducée,  c'est-à-dire  le  sceptre  ordinaire  des 
dieux,  entouré  de  deux  serpents,  plus  un  scorpion. 

Sous  le  rapport  historique,  j'ai  reconnu  que  la 
partie  la  plus  ancienne  de  ce  temple  (l'avant- 
dernière  salle)  a  été  construite  et  sculptée  par  le 
plus  célèbre  des  rois  éthiopiens,  Errja mènes 
(  l'^l^l  (Erkamen),  qui,  selon  le  récit  de  Dio- 
dore  de  Sicile,  délivra  V Ethiopie  du  gouverne- 
ment théocratique,  par  un  moyen  atroce,  il  est 
vrai,  en  égorgeant  tous  les  prêtres  du  pays.  Il  n'en  fit  sans 
doute  pas  autant  en  Nubie,  puisqu'il  y  éleva  un  temple,  et 
ce  monument  prouve  que  la  Nubie  cessa  d'être  soumise  à 
l'Egypte  dès  la  chute  de  la  XXVP  Dynastie,  celle  des 
Saïtes,  détrônée  par  Cambyse,  et  que  cette  contrée  passa 
sous  le  joug  des  Éthiopiens  jusques  à  l'époque  des  conquêtes 
de  Ptolémée  Évergète  P^  qui  la  réunit  de  nouveau  à 
l'Egypte.  Aussi  le  temple  de  Dakké,  commencé  par  l'Éthio- 
pien Ergamè/ies,  a-t-il  été  continué  par  Évergète  P^  par 
son  fils  Philopator,  et  son  petit-fils  Évergète  IL  C'est  l'em- 
pereur Auguste  qui  a  poussé,  sans  l'achever,  la  sculpture 
intérieure  de  ce  temple. 

Près  du  pylône  de  Dakké,  j'ai  reconnu  un  reste  d'édifice, 
dont  quelques  grands  blocs  de  pierre  conservent  encore  une 
portion  de  dédicace  :  c'était  un  temple  de  Thoth  construit 
parle  Pharaon  Thouthmosis  IV.  Voilà  encore  un  fait  qui, 
comme  beaucoup  d'autres  semblables,  prouve  que  les  Pto- 
lémées,  et  l'Éthiopien  Ergamènes  lui-même,  n'ont  fait  que 
reconstruire  des  temples  là  où  il  en  existait  dans  les  temps 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNC  227 

pharaoniques,  et  aux  mêmes  divinités  qu'on  y  a  toujours 
adorées.  Ce  point  était  fort  important  à  établir,  afin  de  dé- 
montrer que  les  derniers  monuments  élevés  par  les  Égyp- 
tiens ne  contenaient  aucune  nouvelle  forme  de  divinité.  Le 
système  religieux  de  ce  peuple  était  tellement  un,  tellement 
lié  dans  toutes  ses  parties,  et  arrêté  depuis  un  temps  immé- 
morial d'une  manière  si  absolue  et  si  précise,  que  la  domi- 
nation des  Grecs  et  des  Romains  n'a  produit  aucune  inno- 
vation :  les  Ptolémées  et  les  Césars  ont  refait  seulement,  en 
Nubie  comme  en  Egypte,  ce  que  les  Perses  avaient  détruit, 
et  rebâti  des  temples  là  où  il  en  existait  autrefois,  et  sous 
le  même  vocable. 

Dakké  est  le  point  le  plus  méridional  où  j'aie  rencontré 
des  travaux  exécutés  sous  les  Ptolémées  et  les  empereurs. 
Je  suis  convaincu  que  la  domination  grecque  ou  romaine  ne 
s'est  jamais  étendue,  au  plus,  au  delà  d'Ibrîm  :  aussi  ai-je 
trouvé  depuis  Dakiœ  jusques  à  Thèbes  une  série  presque 
continue  d'édifices  construits  à  ces  deux  époques.  Les  mo- 
numents pharaoniques  sont  rares,  et  ceux  du  temps  des 
Ptolémées  et  des  Césars  sont  nombreux  et  presque  tous  non 
achevés.  J'en  ai  conclu  que  la  destruction  des  temples  pha- 
raoniques primitivement  existants  entre  Thèbes  et  Dakké, 
en  Nubie,  doit  être  attribuée  aux  Perses,  qui  ont  dû  suivre 
la  vallée  du  Nil  jusques  vers  Sébouâ,  où  ils  auront  pris,  pour 
se  rendre  en  Ethiopie  (et  pour  en  revenir),  la  route  du  dé- 
sert, infiniment  plus  courte  que  celle  du  fleuve,  impraticable 
d'ailleurs  pour  une  armée,  à  cause  des  nombreuses  cata- 
ractes; la  route  du  désert  est  celle  que  suivent  encore  au- 
jourd'hui la  plupart  des  caravanes,  les  armées  et  les  voya- 
geurs isolés.  Celte  marche  des  Perses  a  sauvé  le  monument 
d'Ainada,  facile  à  détruire  puisqu'il  n'est  point  d'une  grande 
étendue.  De  Dakké  à  Thèbes  on  ne  voit  donc  plus  (|u«'  des 
secondes  cdilions  des  temples. 

Il  faut  en  excepter  le  monument  de  (Utirsché  et  celui  de 
Béit-Ouallij  que  les  Perses  n'ont  pu  détruire,  puisqu'il  eût 


228  LETTRES    ET    JOURNAUX 

fallu  abattre  les  montagnes  dans  lesquelles  ils  sont  creusés 
au  ciseau.  Mais  ces  spéos,  et  surtout  le  premier,  ont  été 
ravagés  autant  que  le  permettait  la  nature  des  lieux. 

Nous  arrivâmes  à  Ghirsché-hassan  ou  Gherf-housséïn  le 
25  janvier.  C'est  encore  ici,  comme  à  Ibsamboul,  à  Derri  et 
à  Sébouâ,  un  véritable  Rhamesséion  ou  Rhamséion ,  c'est- 
à-dire  un  monument  dû  à  la  munificence  de  Rhamsès  le 
Grand.  Celui-ci  est  consacré  au  dieu  Phtka,  personnage 
dont  on  retrouve  une  imitation  décolorée  dans  V Héphœstos 
des  Grecs  et  le  Vulcain  des  Latins.  Plitha  était  le  dieu 
éponyme  de  Ghirsclié  qui,  en  langue  égyptienne,  portait  le 
nom  de  Phthahéi  ou  Thyphtlia,  demeure  de  Phtha.  Ainsi 
cette  bourgade  nubienne  portait  jadis  le  même  nom  sacré 
(jue  Memphis  :  et  il  paraît  que  ces  noms  fastueux  furent  à  la 
mode  en  Nubie,  puisque  les  inscriptions  hiéroglyphiques 
m'ont  appris,  par  exemple,  que  De/ri  avait  le  même  nom 
((Lie  la  fameuse  Héliopolis  d'Egypte,  demeure  du  Soleil,  et 
que  le  misérable  village  nommé  aujourd'hui  Sébouâ,  et  dont 
le  monument  est  si  pauvre,  se  décorait  du  nom  d'Amonéi, 
celui  môme  de  la  Thèhes  aux  cent  portes. 

La  portion  construite  de  V/œmi-spéos  de  Ghirsché  est,  à 
très  peu  près,  détruite,  et  la  partie  excavée  dans  le  rocher, 
travail  immense,  a  été  dégradée  avec  une  espèce  de  re- 
cherche. J'ai  cependant  pu  relever  le  sujet  de  tous  les  bas- 
reliefs  et  une  grande  portion  des  légendes.  La  grande  salle 
est  soutenue  par  six  énormes  piliers,  dans  lesquels  on  a 
taillé  six  colosses  offrant  le  singulier  contraste  d'un  travail 
barbare  à  côté  de  bas-reliefs  d'une  fort  belle  exécution.  Sur 
les  parois  latérales  sont  huit  niches  carrées  renfermant  cha- 
cune trois  figures  assises,  sculptées  de  plein  relief  :  le  per- 
sonnage occupant  le  milieu  de  ces  niches,  ou  petites  cha- 
pelles, est  toujours  le  dieu  Soleil-Rliainsès,  le  patron  de 
Sésostris,  invoqué  sous  le  nom  de  Dieu  Grand,  et  comme 
résidant  dans  Phthahéi,  Amoiiéi  et  Tijri,  c'est-à-dire  dans 
Ghirsdié,  Sébouâ  et  Derri,  où  existent  en  effet  des  Rham- 


DE    CHAMPOLLION    LE    JEUNE  229 

esséion  dédiés  au  dieu  Soleil-Rhamsès,  le  même  qu'on  adore 
à  Ghirsché,  comme  fils  de  Phtha  et  d'Hathor,  les  grandes 
divinités  de  ce  temple.  L'étude  des  tableaux  religieux  de 
Ghirsché  éclaircit  beaucoup  le  mythe  de  ces  trois  person- 
nages. 

La  journée  du  26  fut  donnée  en  partie  au  petit  temple  de 
Dandour.  Nous  retombons  ici  dans  le  moderne;  c'est  un 
ouvrage  non  achevé  du  temps  de  l'empereur  Auguste,  mais, 
quoique  peu  important  par  son  étendue,  ce  monument  m'a 
beaucoup  intéressé,  puisqu'il  est  entièrement  relatif  à  l'in- 
carnation d'Osiris  sous  forme  humaine  sur  la  terre.  Notre 
soirée  du  25  avait  été  égayée  par  un  superbe  écho  découvert 
par  hasard  en  face  de  Dandour  où  nous  venions  d'aborder. 
Il  répète  fort  distinctement  et  d'une  voix  sonore  jusques  à 
onze  syllabes.  Nos  compagnons  italiens  se  plaisaient  à  lui 
faire  redire  des  vers  du  Tasse,  entremêlés  de  coups  de  fusil 
qu'on  tirait  de  tous  côtés,  et  auxquels  l'écho  répondait  par 
des  coups  de  canon  ou  les  éclats  du  tonnerre. 

Le  temple  de  Kalabachi  eut  son  tour  le  27.  C'est  ici  que 
j'ai  découvert  une  nouvelle  génération  de  dieux,  et  qui  com- 
plète le  cercle  des  formes  d'Amon,  point  de  départ  et 
point  de  réunion  de  toutes  les  essences  divines.  Amon-Ra, 
l'être  suprême  et  primordial,  étant  son  propre  père,  est  qua- 
lifié de  mari  de  sa  mère  la  déesse  Mouth),  sa  portion  fémi- 
nine renfermée  en  sa  propre  essence  à  la  fois  mâle  et 
femelle,  àpTEvôOr.Xj:;  :  tous  les  antres  dieux  égyptiens  ne  sont 
que  des  formes  de  ses  deux  principes  constituants  considérés 
sous  diflérents  rapports  pris  isolément.  Ce  ne  sont  que  de 
pures  abstractions  du  grand  Être.  Ces  formes  secondaires, 
tertiaires,  etc.,  établissent  une  chaîne  non  interrom|Hie  (jui 
descend  des  cieux  et  se  matérialise  jusques  aux  inairna- 
tions  sur  la  terre  et  sous  hn-me  humaine.  La  dernière  d(^ 
ces  incarnations  est  celle  d'Horns,  et  cet  anneau  extrême  de 
la  cluunc  divine  l'orme  sous  le  nom  d'IIorammon  Va  des 
dieux  dont  Ammon-ilorus  (le  grand  Ammon,  esprit  actif 


230  LETTRES   ET   JOURNAUX 

et  générateur)  est  l'A.  Le  point  de  départ  de  la  mythologie 
égyptienne  est  une  Triade  formée  des  trois  parties  d'Ainon- 
Ra,  savoir  Ammon  (le  mâle  et  le  père),  Moutli  (la  femelle 
et  la  mère),  et  Khons  (le  fils  enfant).  Cette  Triade,  s'étant 
manifestée  sur  la  terre,  se  résout  en  Osiris,  Isis  et  Horus, 
mais  la  parité  n'est  pas  complète,  puisque  Osiris  et  Isis  sont 
frères.  C'est  à  Kalabschi  que  j'ai  enfin  trouvé  la  Triade 
finale,  celle  dont  les  trois  membres  se  fondent  exactement 
dans  les  trois  membres  de  la  Triade  initiale  :  Horus  y  porte 
en  effet  le  titre  de  mari  de  sa  mère,  et  le  fils  qu'il  a  eu  de 
sa  mère  Isis,  et  qui  se  nomme  Malouli  (le  Mandoulis  dans 
les  proscynèmes  grecs),  est  le  dieu  principal  de  Kalabschi, 
et  cinquante  bas-reliefs  nous  donnent  sa  généalogie.  Ainsi 
la  Triade  finale  se  formait  d'Horus,  de  sa  mère  Isis  et  de 
leur  fils  Malouli,  personnages  qui  rentrent  exactement  dans 
la  Triade  initiale,  Ammon,  sa  mère  Mouth  et  leur  fils 
Khons.  Aussi  Malouli  était-il  adoré  à  Kalabschi  sous  une 
forme  pareille  à  celle  de  Khons,  sous  le  même  costume  et 
orné  des  mêmes  insignes  :  seulement  le  jeune  dieu  porte  ici 
de  plus  le  titre  de  Seigneur  de  Talmis  — •♦— ,  c'est-à-dire 

de  Kalabschi,  que  les  géographes  grecs  appellent  en  effet 
Talmis,  nom  qui  se  retrouve  d'ailleurs  dans  les  inscriptions 
grecques  du  temple. 

J'ai,  de  plus,  acquis  la  certitude  qu'il  avait  existé  à  Tal- 
mis trois  éditions  du  temple  de  Malouli  ;  une  sous  les  Pha- 
raons et  du  règne  d'Aménophis  II,  successeur  de  Mœris, 
une  du  temps  des  Ptolémées,  et  la  dernière,  le  temple  ac- 
tuel qui  n'a  jamais  été  terminé,  sous  Auguste,  Caïus-Cali- 
gula  et  Trajan.  La  légende  du  dieu  Malouli,  dans  un 
fragment  de  bas-relief  du  premier  temple,  employé  dans  la 
construction  du  troisième,  ne  diffère  en  rien  des  légendes  les 
plus  récentes.  Ainsi  donc,  le  culte  local  de  toutes  les  villes 
et  bourgades  de  Nubie  et  d'Egypte  n'a  jamais  reçu  de 
modification.  On  n'innovait  rien,  et  les  anciens  dieux  ré- 
gnaient encore  le  jour  où  les  temples  ont  été  fermés  par  le 


DE    CHAMPOLLION    LE   JEUNE  231 

christianisme.  Ces  dieux  d'ailleurs  s'étaient,  en  quelque 
sorte,  partagé  l'Egypte  et  la  Nubie,  constituant  ainsi  une 
espèce  de  répartition  féodale.  Chaque  ville  avait  son  patron  : 
Chnouphis  et  Saté  régnaient  à  Éléphantino,  à  Syène  et  à 
Béghé,  et  leur  juridiction  s'étendait  sur  la  Nubie  entière; 
Phré,  à  Ibsamboul,  à  Derri  et  à  Amada  ;  Phtha,  à  Ghirsché; 
Anouké,  à  Maschakit  ;  Thoth,  le  surintendant  de  Chnouphis, 
sur  toute  la  Nubie,  avec  ses  fiefs  principaux  à  Ghebel- 
Addéhetà  Dakké;  Osiris  était  seigneur  de  Dandour;  Isis, 
reine  à  Philiis;  Hathor,  à  Ibsamboul,  et  enfin  Malouli,  à 
Kalabschi.  Mais  Amon-Ra  règne  pat-tout  et  occupe  habi- 
tuellement la  droite  des  sanctuaires. 

Il  en  était  de  même  en  Egypte,  et  Ton  conçoit  que  ce 
culte  partiel  ne  pouvait  changer,  puisqu'il  était  attaché  au 
pays  par  toute  la  puissance  des  croyances  religieuses.  Du 
reste,  ce  culte,  pour  ainsi  dire  exclusif  dans  chaque  localité, 
ne  produisait  aucune  haine  entre  les  villes  voisines,  puisque 
chacune  d'elles  admettait  dans  son  temple  (comme  syn- 
trônes),  et  cela  par  un  esprit  de  courtoisie  très  bien  calculé, 
les  divinités  adorées  dans  les  cantons  limitrophes.  Ainsi 
j'ai  retrouvé  à  Kalabschi  les  dieux  de  Ghirsché  et  de  Dakké 
au  midi,  ceux  de  Déboud  au  nord,  occupant  une  place  dis- 
tinguée; à  Déboud,  les  dieux  de  Dakké  et  de  Philie;  à 
Phihc,  ceux  de  Déboud  et  de  Dakké  au  midi,  ceux  de 
Béghé,  d'Éléphantine  et  de  Syène  au  nord  :  à  Syène  enfin, 
les  dieux  de  Philae  et  ceux  d'Ombos. 

C'est  encore  à  Kalabschi  que  j'ai  remarqué,  pour  la  pre- 
mière fois,  la  couleur  violette  employée  dans  les  bas-reliefs 
peints.  J'ai  fini  par  découvrir  que  cette  couleur  provenait  du 
mordant  ou  mixtion  appli(juée  sur  les  parties  de  ces  tableaux 
qui  devaient  recevoir  la  fforure.  Ainsi  le  sanctuaire  de  Ka- 
labschi et  la  salle  qui  le  iirécède  ont  été  dorés  aussi  bien  (pio 
le  sanctuaire  de  Dakké. 

Près  de  Kalabschi  est  l'intéressanl  monument  de  Bcit- 
Oua/ly,  qui  nous  a  pris  les  journi'es  des  2S,  2'J,  30  et  31  jan- 


232  LETTRES    ET   JOURNAUX 

vier  jusques  à  midi.  Là  mes  yeux  se  sont  consolés  des 
sculptures  barbares  du  temple  de  Kalabschi,  qu'on  a  fait 
riches  parce  qu'on  ne  savait  plus  les  faire  belles,  en  con- 
templant les  bas- reliefs  historiques  qui  décorent  ce  spéos, 
d'un  fort  beau  style  et  dont  nous  avons  des  copies  complètes. 
Ces  tableaux  sont  relatifs  aux  campagnes  contre  les  Arabes 
et  des  peuples  africains,  les  Kouschi  (les  Éthiopiens),  et  les 
Schari,  qui  sont  probablement  les  Bischari  d'aujourd'hui; 
campagnes  de  Sésostris  dans  .sa  jeunesse  et  dit  vivant  de 
son  père,  comme  le  dit  expressément  Diodore  de  Sicile  qui, 
à   cette .  époque,  lui    fait  soumettre   en   efifet    les  Arabes 

('Apaêîav)  QÏ  prCSqUC  toutC  la  Libye  (xr^v  TrXetanQv  -à.c,   Aiêûr,?). 

Le  roi  Rhamsès,  père  de  Sésostris,  est  assis  sur  son  trône 
dans  un  naos,  et  son  fils,  en  costume  de  prince,  lui  présente 
un  groupe  de  prisonniers  arabes  asiatiques.  Plus  loin,  le 
Pharaon  est  représenté  comme  vainqueur,  frappant  lui-même 
un  homme  de  cette  nation,  en  même  temps  que  le  prince 
(Sésostris)  lui  présente  les  chefs  militaires  et  une  foule  de 
prisonniers.  Le  roi,  sur  son  char,  poursuit  les  Arabes,  et 
son  fils  frappe  de  sa  hache  les  portes  d'une  ville  assiégée.  Le 
roi  foule  aux  pieds  les  Arabes  vaincus,  dont  une  longue 
file  lui  est  amenée  en.  état  de  captifs  par  le  prince  son  fils. 
Tels  sont  les  tableaux  historiques  décorant  la  paroi  de  gauche 
de  ce  qui  formait  la  salle  principale  du  monument,  en  sup- 
posant que  cette  portion  du  spéos  ait  jamais  été  couverte. 

La  paroi  de  droite  présente  les  détails  de  la  campagne 
contre  les  Éthiopiens,  les  Bischari  et  des  Nègres.  Dans  le 
premier  tableau,  d'une  grande  étendue,  on  voit  les  Barbares 
en  pleine  déroute,  se  réfugiant  dans  leurs  forêts,  sur  les 
montagnes,  ou  dans  des  marécages.  Le  second  tableau,  qui 
couvre  le  reste  de  cette  paroi,  représente  le  roi  assis  dans 
un  naos  et  accueillant,  avec  un  geste  de  la  main,  son  fils 
aine  (Sésostris),  qui  lui  présente  :  1°  un  prince  éthiopien 
nommé  Amené inôph,  fils  de  Poëri,  soutenu  par  deux  de  ses 
enfants,  dont  l'un  lui  offre  une  coupe,  comme  pour  lui  donner 


DE    CHAMPOLLION   LE   JEUNE  233 

la  force  d'arriver  aux  pieds  du  trône  du  père  de  son  vain- 
queur; 2"  des  chefs  militaires  égyptiens;  3°  des  tables  et 
des  buffets  couverts  de  chaînes  d'or,  des  peaux  de  panthère, 
des  sachets  renfermant  de  l'or  en  poudre,  des  troncs  de  bois 
diéhène,  des  dents  d'éléphant,  des  plumes  d'autruche,  des 
faisceaux  d'arcs  et  de  flèches,  des  meubles  précieux,  et 
toutes  sortes  de  butin  pris  sur  l'ennemi  ou  imposé  par  la 
conquête;  4"  à  la  suite  de  ces  richesses,  marchent  quelques 
Bischaris  prisonniers,  hommes  et  femmes,  l'une  de  celles- 
ci  portant  deux  enfants  sur  ses  épaules  et  dans  une  espèce 
de  couffe  ;  suivent  des  individus  conduisant  au  Roi  des  ani- 
maux vivants,  les  plus  curieux  de  l'intérieur  de  l'Afrique, 
le  lion,  des  panthères,  Vautruche,  des  singes  et  la  gira/è, 
parfaitement  dessinée,  etc.,  etc.  On  reconnaîtra  là,  j'espère, 
la  campagne  de  Sésostris  contre  les  Éthiopiens,  lesquels  il 
força,  selon  Diodore  de  Sicile,  de  payer  à  l'Egypte  un  tribut 
annuel  en  or,  en  ébène  et  en  dents  d'éléphant,  «popoù?  -ceXeTv, 

è'êevov  /.at  yp'jjôv  xa'.  -ucov  iXîcpâv-cwv  xoùç  ooov-caç   (liv.  1,  §  LV). 

Les  autres  sculptures  du  spéos  sont  toutes  religieuses.  Ce 
monument  était  consacré  au  grand  dieu  Amon-Ra  et  à  sa 
forme  secondaire  Chnouphis.  Le  premier  de  ces  dieux 
déclare  plusieurs  fois,  dans  ses  légendes,  avoir  donné  tou- 
tes les  mers  et  toutes  les  terres  existantes  à  son  fils  chéri  a  le 
»  Seigneur  du  monde.  Soleil  gardien  de  justice,  (oi^"*"  1 
»  Rliamsès  (II)  ».  Dans  le  sanctuaire,  ce  Pharaon  est  repré- 
senté suçant  le  lait  des  déesses  Anouké  et  Isis.  a  Moi  qui 
))  suis  ta  mère,  la  Dame  d'Éléphantine,  dit  la  première,  je 
»  te  reçois  sur  mes  genoux,  et  te  présente  mon  sein  pour 
')  ((ue  tu  y  prennes  ta  nourriture,  o  Rhamsès!  »  «  Et  moi, 
»  ta  mère  Isis,  dit  l'autre,  moi,  la  Dame  de  Nubie,  je  t'accorde 
»  les  périodes  des  panégyries  celles  de  trente  ans)  que  tu 
))  suces  avec  mon  lait,  et  (|ui  s'écouleront  en  une  vie  pure.  » 
J'ai  fait  copier  ces  deux  tahleaux,  ainsi  (iiic  plusieurs  autres, 
parmi  lesquels  deux  bas-reliefs  niontiaiit  le  lMi;u;ion  vain- 
queur des  peuples  du  Midi  et  des  peuples  du  Xo/'d.  11  ne 


234  LETTRES   ET   .lOURNAUX 

faut  pas  oublier  que  les  Egyptiens  appelaient  les  Syriens, 
les  Assyriens,  les  Ioniens  et  les  Grecs  peuples  septeiitrio- 
tiaax. 

Je  dis  adieu  à  ce  monument  de  Béit-Oually  avec  quelque 
peine,  car  c'était  le  dernier  de  la  belle  époque  et  d'une 
bonne  sculpture,  que  je  dusse  rencontrer  entre  Kalabschi  et 
Thèbes. 

Le  31,  au  coucher  du  soleil,  nous  étions  à  Kardàssi  ou 
Kortlia,  où  j'allai  visiter  les  restes  d'un  petit  temple  d'Isis, 
dénué  de  sculpture,  à  l'exception  d'un  bas-relief  sur  un  fût 
de  colonne.  J'avais  vu,  deux  heures  auparavant,  les  temples 
de  Tafali  (l'ancienne  Tapliis),  également  sans  sculptures  ni 
inscriptions  hiéroglyphiques.  Mais  on  juge  facilement,  à 
l<3ur  genre  d'architecture,  qu'ils  appartiennent  au  temps  de 
la  domination  romaine. 

Le  1''^'  février,  nous  vîmes  venir  à  nous  une  cange  avec 
pavillon  autrichien  :  c'était  du  nouveau  pour  nous,  et  les 
conjectures  de  marcher.  Cependant,  la  barque  avançait  aussi 
vers  nous,  et  je  reconnus  sur  la  proue  M.  Acerbi,  consul 
général  d'Autriche  en  Egypte,  qui  m'appelait  et  nous  saluait 
delà  main.  Nous  arrêtâmes  nos  barques  et  passâmes  quelques 
heures  à  causer  de  nos  travaux  avec  cet  excellent  homme, 
publiciste  et  littérateur  distingué,  qui  nous  avait  traités 
d'une  manière  si  aimable  et  généreuse  pendant  notre  séjour 
à  Alexandrie.  Nous  nous  séparâmes,  lui  pour  remonter  jus- 
ques  à  la  seconde  cataracte,  et  moi  pour  rentrer  en  Egypte, 
avec  promesse  de  nous  rejoindre  à  Thèbes,  qui  est  le  Paris 
de.  l'Lgypte  et  le  rendez-vous  des  voyageurs,  n'en  déplaise 
à  la  grosse  ville  du  Caire  et  à  la  triste  Alexandrie. 

Vers  deux  heures  après  midi,  nous  étions  à  Déboad  ou 
Déboadé.  Nous  étant  rendus  au  temple  en  passant  sous  les 
trois  petits  propylons  sans  sculpture,  je  trouvai  qu'il  avait 
été  bâti,  en  grande  partie,  par  un  roi  éthiopien  nommé 
AtliarirtDion,  et  qui  doit  être  le  prédécesseur  ou  le  succes- 
seur immédiat  de  YErrjamèiics  de  Dakké.  Le  temple,  dédié 


DE    CHAMPOLLION    LE    JEUNE  235 

à  Amon-Ra,  seigneur  de  Tébôt  (Déboud),  et  à  Hathor,  et 
subsidiairement  à  Osiris  et  à  Isis,  a  été  continué,  mais  non 
achevé,  sous  les  empereurs  Auguste  et  Tibère.  Dans  le 
sanctuaire,  encore  non  sculpté,  gisent  les  débris  d'un  mau- 
vais naos  monolithe,  en  granit  rose,  du  temps  des  Ptolé- 
mées. 

Notre  travail  étant  terminé,  nous  rentrâmes  dans  nos 
barques,  pressés  de  partir  et  de  profiter  du  reste  de  la  jour- 
née pour  arriver  à  Philse,  rentrer  ainsi  en  Egypte,  et  dire 
adieu  à  cette  pauvre  Nubie,  dont  la  sécheresse  avait  déjà 
lassé  tous  mes  compagnons  de  voyage.  D'ailleurs,  en  remet- 
tant le  pied  en  Egypte,  nous  pouvions  espérer  de  manger  du 
pain  un  peu  plus  supportable  que  les  maigres  galettes 
azymes  dont  nous  régalait  journellement  notre  boulanger  en 
chef,  tout  à  fait  à  la  hauteur  du  gargotier  arabe  qu'on  nous 
donna  au  Caire  comme  un  cuisinier  cordon  bleu. 

C'est  à  neuf  heures  du  soir  que  nous  remîmes  le  pied  sur 
terre  égyptienne,  en  abordant  à  l'île  de  Philœ,  rendant 
grâces  à  ses  divinités  Osiris,  Isis  et  Horus,  de  ce  que  la  fa- 
mine ne  nous  avait  pas  dévorés  entre  les  deux  cataractes. 

Nous  avons  séjourné  dans  l'île  sainte  jusques  au  7  février, 
terminant  les  travaux  commencés  au  mois  de  décembre,  et 
recueillant  tous  les  tableaux  mythologiques  relatifs  à  l'his- 
toire et  aux  attributions  d'Isis  et  d'Osiris,  les  dieux  princi- 
paux de  Philic,  bas-reliefs  qui  s'y  trouvent  en  fort  grand 
nombre.  Je  me  contenterai  donc  de  donner  ici  les  époques 
des  principaux  édifices  de  cette  île. 

Le  petit  temple  du  sud  a  été  dédié  à  Hathor,  et  ccmstruit 
par  le  Pharaon  Nectanébo,  le  dernier  des  Rois  de  race  égyp- 
tienne, détrôné  par  la  seconde  invasion  des  Perses.  La 
grande  galerie,  ou  portique  couvert,  «lui,  de  ce  joli  petit  édi- 
lice,  conduit  au  grand  temple,  estde  répo(|ue  des  empereurs; 
ce  qu'il  y  a  de  sculpté  Vw  (Hé  sous  les  règnes  d'Auguste, 
(le  Tibère  et  de  Claude. 

Le  premier  pylône  est  du  tenqjsdr  IMolcini-e-lMiiloméloi'. 


236  LETTRES    ET   JOURNAUX 

qui  a  encastré  dans  son  pylône  un  propylon  dédié  à  Isis  par 
le  Pharaon  Nectanébo,  et  l'existence  de  ce  propylon  prouve 
qu  avant  le  grand  temple  d'Isis  actuel  il  en  existait  déjà  un 
autre  sur  le  même  emplacement,  lequel  aura  été  détruit  par 
les  Perses  de  Darius-Ochus.  Cela  explique  les  débris  de 
sculptures  plus  anciennes  employés  dans  la  bâtisse  des  co- 
lonnes du  pronaos  actuel  du  grand  temple. 

C'est  Ptolémée-Philadelphe  qui  a  construit  le  sanctuaire 
et  les  salles  adjacentes  de  ce  monument.  Le  pronaos  est 
d'Évergète  II,  et  le  second  pylône  de  Ptolémée-Philométor. 
Les  sculptures  et  bas-reliefs  extérieurs  de  tout  l'édilice  ont 
été  exécutés  sous  Auguste  et  Tibère. 

Entre  les  deux  pylônes  du  grand  temple  d'Isis,  il  existe  à 
droite  et  à  gauche  deux  beaux  édifices  d'un  genre  particu- 
lier. Celui  de  gauche  est  un  temple  périptère,  dédié  à  Hathor 
et  à  la  délivrance  d'Isis  qui  vient  d'enfanter  Horus.  La  plus 
ancienne  partie  de  ce  temple  est  de  Ptolémée-Épiphane  ou 
de  son  fils  Évergète  II.  Les  bas-reliefs  extérieurs  sont  du 
règne  d'Auguste  et  de  Tibère.  C'est  Évergète  II  qui  se 
donne  les  honneurs  de  la  construction  de  ce  temple,  dans 
les  longues  dédicaces  de  la  frise  extérieure. 

Le  même  roi  s'est  aussi  emparé,  par  une  inscription  sem- 
blable, de  l'édifice  de  droite  qui,  presque  tout  entier,  est  de 
son  frère  Philométor,  à  l'exception  d'une  salle  sculptée  sous 
Tibère. 

J'ai  donné  une  journée  presque  entière  à  une  petite  ile 
voisine  de  Phihc,  l'ile  de  Béylié,  où  la  Commission  d'Egypte 
indiquait  le  reste  d'un  petit  édifice  égyptien.  J'y  ai,  en  effet, 
trouvé  quelques  colonnes  d'un  tout  petit  temple  de  très 
mauvais  travail  et  de  l'époque  de  Philométor.  Mais  des  in- 

scriptions  m'apprirent  que  j'étais  dans  l'île  de  Snèni,  ^=, 
111-  •?  <=b  ® 

nom  de  localité  que  j  avais  rencontré  souvent,  depuis  Om- 

bos  jusques  à  Dakké,  dans  les  légendes  des  dieux,  et  sur- 
tout dans  celles  du  dieu  Chnouphis  et  de  la  déesse  Hathor. 
C'était  là  un  des  lieux  les  plus  saints  de  l'Egypte,  et  une 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  237 

île  sacrée,  but  de  pèlerinage  longtemps  avant  sa  voisine 
l'île  de  Pliilae,  qui  se  nommait  Manlak  <=>  en  langue 
égyptienne.  C'est  de  là  qu'est  venu  le  copte  Pilach,  nA«.x. 
l'arabe  Bilaq,  et  le  grec  Philai,  sans  que,  dans  tout  cela,  il 
soit  le  moins  du  monde  question  du  fil  (l'éléphant)  de 
Jomard. 

Le  temple  de  Snèm  (Béghé)  était  en  effet  dédié  à  Chnou- 
phis  et  à  la  déesse  Hatlior,  et  le  monument  actuel  était  en- 
core la  deuxième  édition  d'un  temple  bien  plus  ancien  et  plus 
étendu,  bâti  sous  le  règne  du  pharaon  Aménophis  II,  suc- 
cesseur de  Mœris.  J'ai  retrouvé  les  débris  de  ce  temple,  et 
les  restes  d'une  statue  colossale  du  même  Pharaon,  qui  dé- 
corait un  des  pylônes  de  l'ancien  édifice.  J'ai  recueilli  dans 
cette  île,  en  courant  ses  rochers  de  granit  rose,  une  ving- 
taine d'inscriptions,  toutes  des  temps  pharaoniques,  attes- 
tant des  visites  et  des  actes  d'adoration  faits  dans  l'île  sainte 
de  Snèm  par  des  grands  personnages  de  la  vieille  Egypte, 
et  entre  autres  :  1°  un  proscynème  d'un  Basilicof/rammafe 
commandant  les  troupes,  sous  le  Pharaon  Aménophis  III 
(Memnon),  grammate  nommé  Aménémôph;  2°  une  inscrip- 
tion attestant  le  pèlerinage  d'un  grand-prêtre  d'Ammon, 
prince  de  la  famille  des  Rhamsès;  3°  celui  d'un  prince  éthio- 
pien nommé  Mémosis,  sous  le  Pharaon  Aménophis  III; 
4"  celui  du  prince  éthiopien  Méssi.  sous  Rhamsès  le  Grand; 
5"  celui  d'un  grand-prêtre  d'Anouké,  nommé  Amenôthph ; 
6°  un  proscynème  conçu  en  ces  termes  :  «  Je  suis  venu  vers 
))  vous,  moi  votre  serviteur,  vous  tous,  grands  Dieux,  qui 
»  résidez  dans  Snèm  !  accordez-moi  tous  les  bienfaits  qui 
))  sont  en  vos  mains  (à  m,oi)  l'intendant  des  terres  du  Roi 
»  Seigneur  du  monde  Aménophis  (III).  —  Amosis.  »  Cet 
Amosis  est  représenté  à  côté  de  l'inscription,  levant  ses 
mains  en  attitude  d'adoration  ;  1°  enfin,  vers  le  haut  d'une 
montagne  de  grands  rociiers  de  granit,  j'ai  copié  une  belle 
inscription  attestant  (jue  l'an  XXX,  l'an  XXXIV  et 
l'an   XXXIX  du   règne  de  Rhamsès  le  (jiand  (Sésostris), 


238  LETTRES    ET   JOURNAUX 

un  des  princes  ses  enfants  a  assisté  à  la  panérjyrie  de  Snèm, 
et  Ta  célébrée  par  des  sacrifices.  Je  ne  parle  point  de  plu- 
sieurs inscriptions  purement  onomastiques,  et  de  quelques 
autres  qui,  ne  contenant  que  les  légendes  royales,  sculptées 
en  grand,  des  Pharaons  Psammétichus  P^  Psammétichus  II, 
Apriès  et  Amasis,  semblent  avoir  eu  pour  motif  de  rappeler 
soit  le  passage  de  ces  Pharaons  dans  l'île  de  Snèm,  soit 
môme  de  grands  travaux  d'exploitation  dans  les  montagnes 
granitiques  de  cette 'île,  où  le  granit  est  de  toute  beauté. 

Avant  de  quitter  Phibie,  j'allai,  avec  MM.  Duchesne, 
L'hôte,  Lehoux  et  Bertin,  faire  une  partie  de  plaisir  à  la  ca- 
taracte, où  nous  emportâmes  un  bon  gigot  et  une  salade  que 
nous  mangeâmes  assis  à  l'ombre  d'un  santk  (mimosa  fort 
épineux),  le  seul  arbre  du  lieu,  en  face  des  brisants  du  Nil, 
dont  le  bruissement  me  rappela  nos  torrents  des  Alpes.  Au 
retour,  je  me  fis  débarquer  en  face  de  Philfe,  sur  la  rive 
droite  du  fleuve,  pour  aller  à  la  chasse  des  inscriptions  dans 
les  rochers  de  granit  qui  la  couvrent,  et  du  nombre  desquels 
est  ce  roc  taillé  en  forme  de  trône,  que  notre  ami  Letronne 
a  cru  pouvoir  être  VAbaton  nommé  dans  les  inscriptions 
grecques  de  l'obélisque  de  Philae.  Ce  n'est  cependant  qu'un 
rocher  comme  un  autre,  avec  cette  différence  qu'il  est  chargé 
d'inscriptions  fort  curieuses,  mais  qui  n'ont  aucun  rapport 
avec  les  dieux  de  Philic.  Les  plus  remarquables  de  ces  in- 
scriptions sont  les  suivantes  : 

1°  Une  stèle  sculptée  sur  le  roc,  mais  à  demi  effacée,  mo- 
nument qui  rappelle  une  victoire  remportée  sur  les  Libyens 
parle  Pharaon  Tliouthinosis  IV,  l'an  VII  de  son  règne,  le 
S  du  mois  de  Phaménôth  ; 

2"  Une  stèle  de  son  successeur  Aménophis  III  (Memnon), 
assez  bien  conservée,  de  quatorze  lignes,  rappelant  c|ue  ce 
Pharaon,  venant  de  soumettre  les  Éthiopiens,  l'an  V  de  son 
règn(\  a  passé  dans  ce  lieu  et  y  a  tenu  une  panégyrie  (as- 
semblée religieuse)  ; 


DE   CHAMPOLLION    LE   JEUNE  239 

3"  Un  proscynème  à  Néith  et  à  Mandou,  pour  le  salut  du 
roi  Mandouôthpli  (Smcndès),  de  la  XXP  dynastie; 

4°  Un  proscynème  à  Horammon,  Saté  et  Mandou,  pour 
le  salut  du  roi  Néphérôthph  Néphérites),  delà  XXIX"  dy- 
nastie. 

Je  ne  parle  point  d'une  foule  de  proscynèmes  de  simples 
particuliers,  à  Chnouphis  et  à  Saté,  les  grandes  divinités  de 
la  cataracte. 

Les  roctiers  sur  la  route  de  Philœ  à  Syène,  et  que  j'ai 
explorés  le  7  février,  en  portent  aussi  un  très  grand  nombre, 
adressés  aux  mêmes  divinités.  J'y  ai  aussi  copié  des  inscrip- 
tions et  des  sculptures  représentant  des  princes  éthiopiens 
rendant  hommage  à  Rhamsès  le  Grand,  ou  à  son  grand-pere 
Athothéi  (Mandouéi);  ce  sont  les  mêmes  dont  j'ai  trouvé  de 
semblables  monuments  on  Nubie. 

Je  rentrai  enfin  à  Syène  (Osouan),  que  j'avais  quittée  en 
décemljre.  En  attendant  que  nos  bagages  arrivassent  de 
Phike  à  dos  de  chameau,  et  qu'on  disposât  notre  nouvelle 
escadre  égyptienne  (car  nous  avons  laissé  les  barques  nu- 
biennes à  la  cataracte,  qu'elles  ne  peuvent  franchir),  je  revis 
les  débris  du  temple  de  Syène,  consacré  à  Chnouphis  et  à 
Saté,  sous  l'empereur  Nerva.  C'est  un  monument  de  l'ex- 
trême décadence  de  l'art  en  Egypte;  il  m'a  intéressé  toute- 
lois,  1"  parce  que  c'est  le  seul  qui  porte  la  légende  hiérogly- 
phique de  Nerva;  2"  parce  qu'il  m'a  fait  connaître  le  nom 
hiéroglyphique-phonétique  de  Syène,  (2  O  Soucui,  qui  est 
le  nom  copte  Soucui  cot*.»,  et  l'origine  du  Sj/rné  des  Grecs 

et  de  l'ùl^l  Osouan  des  Arabes;  3"  enfin,  parce  que  le  nom 
symbolique  de  cette  môme  ville  0r\®.  représentant  un 
ap/oin/j  d'architecte  ou  de  maçon,  fait,  sans  aucun  doute, 
allusion  à  l'antifiue  position  de  Syène  sous  le  tropique  du 
cancer,  et  à  ce  fameux  puits  dans  lequel  les  rayons  du  soleil 
tombaient  d'aplomb  le  joui'  du  solstice  d'été  :  les  auteurs 
grecs  sont  pleins  de  cette  tradition,  qui  a  pu,  en  elTcl,  être 


240  LETTRES   ET   JOURNAUX 

fondée  sur  un  fait  réel,   mais  à  une  époque  infiniment  re- 
culée. 

J'ai  couru,  en  bateau,  les  rochers  de  granit  des  environs 
de  Syène,  en  remontant  vers  la  cataracte.  J'y  ai  trouvé 
l'hommage  d'un  prince  éthiopien  à  Aménophis  III  et  à  la 
reine  Taïa,  sa  femme;  un  acte  d'adoration  à  Chnouphis,  le 
dieu  local,  pour  le  salut  de  Rhamsès  le  Grand,  de  ses  filles 
Isénofvé,  Bathianihi,  et  de  leurs  frères  Scha-hem-kamé  et 
Mérenphtha;  le  prince  éthiopien  Mémosis  (le  même  dont 
j'avais  déjà  recueilli  une  inscription  dans  l'île  de  Snèm), 
agenouillé  et  adorant  le  prénom  du  roi  Aménophis  III  ;  en- 
fin plusieurs  proscynèmes  de  simples  particuliers  ou  de  fonc- 
tionnaires publics,  aux  divinités  de  Syène  et  de  la  cataracte, 
Chnouphis,  Saté,  et  Anouké. 

Je  visitai  pour  la  seconde  fois  l'île  â'Éléphantine  qui,  tout 
entière,  formerait  à  peine  un  parc  convenable  pour  un  bon 
bourgeois  de  Paris,  mais  dont  certains  chronologistes  mo- 
dernes ont  voulu  toutefois  faire  un  royaume,  pour  se  débar- 
rasser de  la  vieille  dynastie  égyptienne  des  Éléphantins. 
Les  deux  temples  ont  été  récemment  détruits,  pour  bâtir 
une  caserne  et  des  magasins  à  Syène  :  ainsi  a  disparu  le 
petit  temple  dédié  à  Chnouphis  par  le  Pharaon  Améno- 
phis III.  Je  n'ai  retrouvé  debout  que  les  deux  montants  de 
porte  en  granit,  ayant  appartenu  à  un  autre  temple  de 
Chnouphis,  de  Saté  et  d' Anouké,  dédié  sous  Alexandre,  fils 
d'Alexandre  le  Grand.  Mais  un  mauvais  mur  de  quai,  de 
construction  romaine,  m'a  offert  les  débris,  entremêlés  et 
mutilés,  de  plusieurs  des  plus  anciens  édifices  d'Éléphantine, 
construits  sous  les  rois  Mœris  (Thouthmosis  III),  Athotis  et 
Rhamsès  le  Grand.  Dans  les  restes  d'une  chambre  qui  ter- 
mine l'escalier  du  quai  égyptien,  j'ai  copié  plusieurs  proscy- 
nèmes hiéroglyphiques  assez  curieux,  et  l'inscription  d'une 
stèle  mutilée  du  Pharaon  Athothis  {fe,u  Mandouéi). 

Etant  allé  rejoindre  mon  escadre,  et  n'ayant  plus  rien  à 
voir  ni  à  faire  sur  l'ancienne  limite  de  l'empire  romain,  je 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  241 

dis  adieu  aux  rochers  granitiques  de  Syène  et  d'Élépliantine, 
et  nous  nous  dirigeâmes  sur  Ombos,  où  le  vent  a  juré  de 
nous  empêcher  d  arriver,  puisque,  au  moment  où  j'écris 
cette  ligne,  nous  sommes  au  12  février.  Il  est  sept  heures  du 
matin,  et  le  Nil  mugit  à  quatre  pouces  de  distance  du  lit 
sur  lequel  je  suis  assis. 

Ombos,  le  14  février,  à.  2  heures. 

Je  suis  enfin  arrivé  avant-hier  à  Ombos  vers  le  milieu  du 
jour.  Nous  avons  repris  nos  travaux  du  mois  de  décembre, 
et,  à  cette  heure-ci,  ils  sont  terminés.  Tout  est  encore  ici  de 
l'époque  grecque.  Le  grand  temple  est  cependant  d'une  très 
belle  architecture  et  d'un  grand  efîet.  Il  a  été  commencé  par 
Epiphane,  continué  sous  Philométor  et  Évergète  II  ; 
quelques  bas-reliefs  sont  même  du  temps  de  Cléopâti'e-Coccc 
et  de  Soter  II.  Ce  grand  édifice,  dont  les  ruines  ont  un  as- 
pect très  imposant,  était  consacré  à  deux  Triades  qui  se 
partagent  le  temple,  divisé,  en  effet,  longitudinalcmcnt,  en 
deux  parties  bien  distinctes,  l'axe  passant  presque  toujours 
dans  des  massifs  de  la  construction.  Sévek-Ra  (la  forme 
primordiale  de  Saturne,  Kronos)  à  tête  de  crocodile,  Ilathor 
(Vénus),  et  leur  fils  Khons-Hor,  forment  la  première  Triade. 
La  seconde  se  compose  d'Aroéri,  de  la  déesse  Tsonénofré  et 
de  leur  fils  Pnevtho.  Ce  sont  les  dieux  seigneurs  d'.rw^ 
Ombos,  et  le  crocodile  que  portent  les  médailles  romainc^^ 
du  nome  Ombite  est  l'animal  sacré  du  dieu  principal,  tSé- 
vek-Ra. 

La  femme  de  Philométor,  Cléopâtre,  porte,  dans  les  dédi- 
caces et  dans  ses  cartouches  sculptés  sur  la  corniche  du  pro- 
naos, le  surnom  de  ""^^^-^^^  >  qui  ne  peut  être  (jue  le  grec 
Trypluone  ou  Dropion,  mais  la  première  lecture  est  plus 
probable.  Il  est  répété  trente  fois,  et  il  est  impossible  de  s'y 
tromper. 

Le  petit  temple  d'Ombos  était,  comme  l'un  de  ceux  de 

BlBL.   ÉGYPT.,  T.   XXXI.  16 


242  LETTRES    ET   JOURNAUX 

Philae,  et  le  temple  d'Hermonthis,  un  ijin  Eïmisi  ou 
Mammisi,  c'est-à-dire  un  édifice  sacré,  figurant  le  lieu  de 
la  naissance  du  jeune  dieu  de  la  Triade  locale,  c'est-à-dire 
une  image  terrestre  du  lieu  où  les  déesses  Hathor  et  Tsoné- 
nofré  avaient  enfanté  leurs  fils  Khons-Hor  et  Pnevtho,  les 
deux  fils  des  deux  Triades  d'Ombos. 

C'est  en  me  glissant  à  travers  les  pierres  éboulées  de  ce 
petit  monument,  et  en  visitant  une  à  une  toutes  celles  qui 
bientôt  seront  englouties  par  le  Nil,  lequel,  ayant  sapé  les 
fondations,  a  déjà  détruit  la  plus  grande  partie  du  monu- 
ment, que  j'ai  trouvé  des  blocs  ayant  appartenu  à  une  con- 
struction bien  plus  ancienne,  c'est-à-dire  à  un  temple  dédié 
par  le  roi  Thouthmosis  III  (Mœris)  au  dieu  Sévek-Ra,  et 
avec  les  débris  duquel  on  avait  construit  une  partie  de 
V Eïmisi,  sous  Évergète  II,  Coccé  et  Soter  II. 

Le  grand  temple  d'Ombos  n'est  donc  encore  qu'une  se- 
conde édition,  et  c'est  au  plus  ancien  temple  de  Sévek-Ra 
(Saturne)  qu'appartenaient  les  jambages  d'un  tout  petit 
propylon,  encastré  aujourd'hui  sur  la  face  extérieure  de  l'en- 
ceinte en  brique  qui  environne  les  temples  du  côté  du  sud- 
est.  Les  sculptures  en  sont  du  temps  de  Thouthmosis  III,  et 
le  nom  hiéroglyphique  de  ce  propylon,  inscrit  au  bas  des 
deux  jambages,  était  Porte  (ou  propylon)  de  la  reine 
Amensé,  conduisant  au  temple  de  Sévek-Ra  (Saturne).  Tu 
n'as  point  oublié  que  ce  Roi-Reine  (©^U  J  est  Amensé, 
mère  de  Mœris.  Le  grand  propylon  voisin  du  Nil  est  de 
l'époque  de  Philométor,  et  conduisait  au  petit  temple  ac- 
tuel. 

Le  vent  souffle  toujours  avec  autant  de  violence.  S'il  cesse 
dans  la  nuit,  nous  en  profiterons  pour  aller  à  Ghébel-Sel- 
séléh,  où  nous  attend  une  belle  moisson  des  temps  pharao- 
niques. Je  ne  clos  donc  ma  lettre  que  conditionnellement. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  243 


Toujours  Ombos,  le  15.  Vent  d'enfer! 

Rappelle-moi  au  souvenir  de  tous  ceux  qui  ne  m'ont  pas 
oublié;  de  ce  nombre  sont  certainement  les  châtelains  du 
Panthéon.  Dis  à  M.  de  Saint-Prix  que  j'ai  observé  en  Egypte 
des  méthodes  de  procédure  toutes  particulières  et  sans  exem- 
ples, depuis  le  premier  législateur  égyptien  Menévis  jus- 
ques  à  Barthole  et  Cujas. 

Mille  amitiés  à  Carlotto  et  à  tous  les  habitués  des  jeudis 
dans  les  régions  supérieures  ' ,  y  compris  nommément  le 
papa  Giulio,  qui  aura  ses  cravaches  de  rhinocéros  ou  d'hip- 
popotame, et  M.  de  Férussac  des  pierres  et  quelques  coquil- 
lages. 

Je  me  réjouis  d'avance  en  pensant  que  je  trouverai  peut- 
être  à  Thèbes  un  nouveau  courrier.  J'y  serai  à  la  fin  du  mois. 
—  Adieu  donc,  mon  bien  cher  ami.  —  Je  trouve  tes  lettres 
un  peu  courtes.  Souviens-toi  que  je  suis  à  mille  lieues  de 
toi  et  que  les  plus  petits  cancans  y  ont  un  sel  mirifique  et 
réjouissant.  Les  soirées  sont  si  longues  !  Toujours  fumer  ou 
jouer  à  la  bouillotte,  —  on  s'en  lasse,  et  j'aurais  tant  de 
plaisir  à  repasser  les  petits  paquets  de  Paris!  Tu  me  trou- 
veras exigeant,  mais  j'en  ai  le  droit,  après  la  petite  lettre  de 
vingt-sept  pages  que  je  viens  de  t'écrire  et  que  je  clos  au  plus 
vite,  de  peur  que  tu  ne  dises  que  les  plus  grands  bavards  du 
monde  sont  les  gens  qui  reviennent  de  la  seconde  cataracte. 

Adieu  donc,  je  t'embrasse  ainsi  (|uc  tous  les  tiens.  A  toi 
de  cœur  et  d'âme, 

J.-F.  Ch. 

Comme  les  courriers  que  nous  envoyons  au  Caire  vont  à 
pied  et  (jne  le  vent  ne  les  empêclie  pas  de  marcher,  nous 

1.  C'est-à-dire  dans  les  salons  dn  baron  do  Féi-ussac,  où  les  personnes 
de  toutes  les  nationalités  «  se  trou\  aient  clio/,  elles  »,  couune  jadis  chez 
Milliude  Graudmais(Mi  et  chez  l'orientaliste  Louis-M;iihieu  Lan>ilès. 


244  LETTRES    ET   JOURNAUX 

faisons  partir  celui  qui  m'a  apporté  tes  lettres  ce  soir  même 
ou  demain  avant  le  jour.  —  Mille  amitiés  à  M.  Letronne. 
Dis-lui  que  le  listel  sur  lequel  est  gravé  l'inscription  d'Om- 
bos  était  doré,  et  que  les  lettres  ont  conservé  une  couleur 
rouge  vif  encore  très  visible.  Je  n'ai  pu  vérifier  son  Sérapis 
à  Tafah,  la  pierre  qui  devait  le  porter  n'existant  plus. 


Thèbes,  le  12  mars  1829. 

Une  occasion  se  présente,  mon  bien  cher  ami,  pour  te 
donner  de  mes  nouvelles'.  Je  suis  ici  en  très  bonne  santé, 
ainsi  que  toute  la  caravane,  depuis  le  8  courant  au  matin, 
ayant  ainsi  terminé  à  mon  grand  profit  et  contentement  le 
voyage  de  Nubie  et  de  la  haute  Thébaïde.  Nous  demeurons 
encore  dans  nos  barques,  pour  exploiter  plus  facilement  le 
palais  de  Louqsor,  au  pied  duquel  nous  sommes  amarrés. 
J'ai  revu  ses  beaux  obélisques.  Pourquoi  s'amuser  à  em- 
porter celui  d'Alexandrie,  quand  on  pourrait  avoir  un  de 
ceux-ci  pour  la  modique  dépense  de  400.000  francs  au  plus? 
Le  ministre  qui  dresserait  un  de  ces  admirables  monolithes 
sur  une  des  places  de  Paris  s'immortaliserait  à  peu  de 
frais. 

Dans  quelques  jours,  nous  irons  nous  fixer  à  Kourna,  dans 
une  maison  assez  commode,  et  de  là  nous  courrons  la  plaine 
de  Thèbes  tout  à  notre  aise.  Je  t'écrirai  plus  au  long  dans 

1.  Ce  fut  le  consul-général  Acerbi  qui,  revenant  de  la  Nubie,  se 
chargea  de  cette  lettre.  Pendant  trois  longs  jours,  il  n'avait  pu  se  sé- 
parer de  Champollion  et  l'obligation  du  départ  lui  avait  causé  une 
vive  peine;  pourtant,  peu  de  temps  après,  le  consul  Pedemonte  priait 
«  l'Égyptien  »  de  ne  plus  penser  à  Acerhi!  C'est  que  celui-ci,  en  re- 
venant du  cap  Nord,  en  1799,  avait  passé  des  mois  entiers  au  châ- 
teau de  William  Bankes,  son  ami  et  protecteur.  L'Anglais,  ayant  appris 
quelle  affection  Acerbi  avait  conçue  pour  Champollion,  lui  avait  écrit, 
d'une  manière  impérative,  de  choisir  entre  Bankes  et  Champollion. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  245 

peu  de  jours;  cuntente-tui  de  ce  peu  de  lignes.  Tout  va 
bien,  —  je  vous  embrasse  tous  de  cœur, 


Biban-el-Molouk,  25  mars  182'.). 

Tu  auras  .sans  doute  reeu,  mon  bien  cher  ami,  un  mot 
écrit  en  courant,  du  11  mars  ou  environ,  que  le  consul  gé- 
néral d'Autriche,  M.  Acerbi,  quittant  la  ville  royale,  m'a 
promis  d'expédier  'd'Alexandrie  par  le  premier  bâtiment 
partant  pour  l'Europe.  J'annonçais  notre  arrivée,  en  très 
bonne  santé  (tous  tant  que  nous  sommes),  à  T/ièbes,  où  nous 
rentrâmes  le  8  mars  au  matin,  après  avoir  heureusement 
terminé  notre  voyage  de  Nubie  et  de  la  haute  Thébaïde.  Nos 
barques  furent  amarrées  au  pied  des  colonnades  du  palais  de 
Loaqsor,  que  nous  avons  étudié  et  exploité  jusques  au  23  du 
mois  courant.  Je  tenais  à  profiter  de  nos  barques  pour  notre 
travail  de  Louqsor,  parce  que  ce  magnifique  palais,  le  plus 
profané  de  tous  les  monuments  de  l'Egypte,  obstrué  par  des 
cahutes  de  fellah  qui  masquent  et  défigurent  ses  beaux  por- 
tiques, sans  parler  de  la  chétive  maison  d'un  Bimbachi 
juchée  sur  la  plate-forme  violemment  percée  à  coups  de  pic, 
pour  donner  passage  aux  balayures  du  Turc,  qui  sont  diri- 
gées sur  un  superbe  sanctuaire  sculpté  sous  le  règne  du  fils 
d'Alexandre  le  Grand,  ce  magnifique  palais,  dis-je,  ne  nous 
offrait  aucun  local  commode  ni  assez  propre  pour  y  établir 
notre  ménage.  Il  a  donc  fallu  garder  notre  màasch,  la  daha- 
biéh  et  les  petites  barques,  jusques  au  moment  où  nos  travaux 
de  Louqsor  ont  été  terminés. 

Nous  passâmes  sur  la  rive  gauche  le  23,  et,  après  avoir 
envoyé  notre  gros  bagMge  à  une  maison  de  Koiirna,  que 
nous  a  laissée  un  très  brave  et  excellent  homme  nommé 
Piccinini,  agent  de  M.  d'Anasta/y  à  Thèbes,  nous  avons 
tous  pris  la  route  de  la  vallée  de  Hihafi-cl-Mu/ouh,  où  sont 


246  LETTRES   ET   JOURNAUX 

les  tombeaux  des  rois  de  la  XVIIP  et  de  la  XIX"  Dynastie. 
Cette  vallée  étant  étroite,  pierreuse,  circonscrite  par  des 
montagnes  assez  élevées  et  dénuées  de  toute  espèce  de  vé- 
gétation, la  chaleur  doit  y  être  insupportable  aux  mois  de 
mai,  juin  et  juillet;  il  importait  donc  d'exploiter  cette  riche 
et  inépuisable  mine  à  une  époque  où  l'atmosphère,  quoique 
déjà  fort  échauffée,  est  cependant  encore  supportable.  Notre 
caravane,  composée  d'ânes  et  de  savants,  s'y  est  donc  éta- 
blie le  jour  même,  et  nous  occupons  le  meilleur  logement 
et  le  plus  magnifique  qu'il  soit  possible  de  trouver  en 
Egypte.  C'est  le  roi  Rhamsès  (le  IV®  de  la  XIX*^  Dynastie) 
qui  nous  donne  l'hospitalité,  car  nous  habitons  tous  son 
magnifique  tombeau,  le  second  que  l'on  rencontre  à  droite 
en  entrant  dans  la  vallée  de  Biban-el-Molouk.  Cet  hypogée, 
d'une  admirable  conservation,  reçoit  assez  d'air  et  assez  de 
lumière  pour  que  nous  y  soyons  logés  à  merveille.  Nous  oc- 
cupons les  trois  premières  salles,  qui  forment  une  longueur 
de  soixante-cinq  pas;  les  parois,  de  quinze  à  vingt  pieds 
de  hauteur,  et  les  plafonds  sont  tous  couverts  de  sculptures 
peintes,  dont  les  couleurs  conservent  presque  tout  leur  éclat. 
C'est  une  véritable  habitation  de  prince,  à  l'inconvénient 
près  de  l'enfilade  des  pièces;  le  sol  est  couvert  en  entier  de 
nattes  et  de  roseaux.  Tu  en  auras  une  idée  par  le  plan 
suivant  (voir  p.  247). 

Les  deux  caouas  (nos  gardes  du  corps)  et  les  domestiques 
couchent  dans  deux  tentes  dressées  à  l'entrée  du  tombeau. 
Tel  est  notre  établissement  dans  la  Vallée  des  Rois,  véritable 
séjour  de  la  mort,  puisqu'on  n'y  trouve  ni  un  brin  d'herbe, 
ni  êtres  vivants,  à  l'exception  des  chacals  et  des  hyènes 
qui,  l'avant- dernière  nuit,  ont  dévoré,  à  cent  pas  de  notre 
palais,  l'âne  qui  avait  porté  mon  domestique  barabra  Mo- 
hammed, pendant  le  temps  que  l'ânier  passait  agréablement 
sa  nuit  de  Ramadhan  dans  notre  cuisine,  qui  est  établie 
dans  un  tombeau  royal  totalement  ruiné.  J'ai  cru  que  tous 
ces  détails  amuseraient  la  famille. 


DE    CHAMPOLLION   LE   JEUNE  247 

Un  courrier  que  j'ai  reçu  a  Tlièbes  m'a  apporté  ta  lettre 


du  20  décembre J'espère  (jue  la  santé  de  notre  véné- 
rable M.  Dacier  se  sera  soutenue,  et  que  mes  vceux,  partis 


248  LETTRES    ET   JOURNAUX 

de  la  deuxicmc  cataracte  le  l""^  janvier  dernier,  seront  exau- 
cés pour  l'année  courante  et  à   XI . 

L'annonce  de  la  commission  archéologique  pour  la  Morée, 
donnée  à  Dubois',  m'a  causé  une  vive  satisfaction;  je  sais 
que  c'était  là  un  des  vœux  qu'il  formait  depuis  longtemps. 
J'espère  qu'il  sera  déjà  parti  :  j'attends  donc,  pour  lui  écrire, 
de  savoir  s'il  est  de  Paris  ou  d'Athènes.  Je  désire  qu'il 
soit  déjà  sous  les  colonnades,  —  ou  dans  l'Altis  d'Olympie 
à  la  tête  de  quatre  cents  piocheurs,  ce  qui  serait  encore 
mieux.  —  A  propos  de  pioche,  je  te  dirai  que  j'ai  fait  com- 
mencer des  fouilles  à  Karnac  et  à  Kourna.  Je  suis  déjà  pos- 
sesseur de  dix-huit  momies  de  tout  genre  et  de  toute  es- 
pèce, mais  je  n'emporterai  cjue  les  plus  remarquables,  et 
surtout  des  momies  gréco-égyptiennes,  portant  à  la  fois  des 
inscriptions  grecques  et  des  légendes  démotiques  et  hiéra- 
tiques. J'en  ai  plusieurs  de  ce  genre,  et  quelques  momies 
d'enfant  intactes,  ce  qui  est  rare  jusques  à  présent.  Tous  les 
bronzes  qui  proviennent  de  mes  fouilles  de  Karnac,  et  tirés 
des  maisons  mêmes  de  la  vieille  Thèbes,  à  quinze  ou  vingt 
pieds  au-dessous  du  niveau  actuel  de  la  plaine,  sont  dans  un 
état  d'oxydation  complet,  ce  qui  ne  permet  pas  d'en  tirer 
parti.  J'ai  mis  à  la  tête  de  mes  excavations  sur  la  rive  orien- 
tale l'ancien  chef  fouilleur  de  M.  Drovetti,  le  nommé  Tem- 
sahh  (le  crocodile)',  qui  me  paraît  un  homme  adroit  et  qui 
ne  manque  pas  de  me  donner  de  grandes  espérances.  J'y 
compte  peu,  parce  qu'il  faudrait  travailler  en  grand,  et  que 

1.  Cette  expédition  était  partie  en  février  1829. 

2.  Timsah  vivait  encore  en  1863,  et  il  montrait  avec  une  certaine 
vanité  le  certificat  qu'il  avait  reçu  de  ChampoUion  :  ses  fils  et  petits- 
fils  ont  été  longtemps  à  la  solde  du  Service  des  Antiquités,  et  sa  famille 
est  encore  aujourd'hui  l'une  des  plus  riches  du  bourg  de  Karnak. 
Chami)olIion  avait  donné  un  certificat  analogue  à  Aouèda,  ^on  chef- 
fouilleur  sur  la  rive  gauche.  Tous  deu.x,  grâce  aux  démarches  du  consul 
général  Miniaut,  successeur  de  Drovetti,  furent  déclarés  protégés  fran- 
çais, ce  qui  les  mit,  eux  et  leurs  femmes,  à  l'abri  des  vexations  et  de» 
corvées  exigées  des  fellahs  par  les  percepteurs  turcs  et  arabes. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  249 

mes  moyens  ne  suffisent  pas.  Il  serait  bon  que  j'eusse  déjà 
les  fonds  supplémentaires  que  j'ai  demandés.  Le  temps  vole, 
et  je  recevrai  probablement  une  réponse  définitive  au  mo- 
ment où  il  me  faudra  partir  de  Thèbes,  le  seul  endroit  où 

on  puisse  à  coup  sûr  trouver  de  grandes  et  belles  choses 

Si  je  porte  quelque  bonne  chose,  ce  sera  un  hasard  d'un 
côté,  et  de  l'autre  une  pure  générosité  de  ma  part,  puisque 
je  ne  suis  pas  obligé  d'apporter  une  collection  d'antiquités 
au  Louvre,  —  les  fonds  demandés  pour  cela  ayant  été  refu- 
sés très  sciemment.  Je  tâcherai  cependant  de  donner  un  peu 
d'activité  à  mes  fouilles  dans  les  mois  de  juin,  juillet  et  août; 
époque  à  laquelle  je  serai  fixé  sur  les  lieux,  soit  à  Karnac, 
soit  à  Kourna.  J'ai  quarante  hommes  en  train,  et  je  verrai  si 
les  produits  compensent  à  peu  près  les  dépenses,  et  si  mon 
budget  pourra  les  supporter.  J'ai  aussi  trente-six  hommes 
(jui  fouillent  à  Kourna  de  compte  à  demi  avec  Rosellini.  Il 
est  évident  que  je  ne  puis  songer  à  emporter  ce  qui  manque 
justement  au  Musée  royal,  de  grosses  pièces,  parce  que  le 
transport  seul  jusques  à  Alexandrie  épuiserait  mes  finances. 

Je  reviens  encore  à  l'idée  que,  si  le  gouvernement  veut  un 
obélisque  à  Paris,  il  est  de  l'honneur  national  d'avoir  un  de 
ceux  de  Louqsor  (celui  de  droite  en  entrant),  monolitlie  de 
la  plus  grande  beauté  et  de  soixante-dix  pieds  de  hauteur, 
monument  de  Sésostris,  d'un  travail  exquis  et  d'une  éton- 
nante conservation.  Insiste  pour  cela,  et  trouve  un  ministre 
qui  veuille  immortaliser  son  nom  en  ornant  Paris  d'une  telle 
merveille  :  300.000  francs  feraient  l'aflairc.  Qu'on  y  pense  sé- 
rieusement. Si  on  veut  l'entreprendre,  qu'on  envoie  sur  les 
lieux  un  architecte  ou  mécanicien  p/'atif/ue  (mais  pa.s  de 
i^ucani  !),  les  poches  pleines  d'argent,  et  rol)élisque  mar- 
chera. La  main  d'œuvre  ici  ne  coûte  rien.  Mes  fourmilleurs 
—  travail  infeiiial  —  rcroivent  VO  paras  (3  sols  et  3  liards), 
et  je  les  |)aye  niagnihinuMiicnl  :  ils  se  iiouri'isscnt  sur  h'ur 
traitement. 

Le  pauvi'c  D'  Young  est  donc  incorrigible  ?  Pourquoi  iv- 


250  LETTRES    ET   JOURNAUX 

muer  une  vieille  affaire  déjà  momifiée?  Remercie  M.  Arago 
des  lances  qu'il  a  si  vaillamment  brisées  '  pour  l'honneur  de 
V alphabet  franco-pharaonique.  Le  Breton  a  beau  faire,  — 
//  nous  restera  :  et  toute  la  vieille  Angleterre  apprendra  de 
la  jeune  France  à  épeler  les  hiéroglyphes  par  une  tout 
autre  méthode  que  «  celle  de  Lancaster'  ».  Du  reste,  le  Doc- 
teur discute  encore  sur  l'alphabet,  et  moi,  jeté  depuis  six 
mois  au  milieu  des  monuments  de  TÉgypte,  je  suis  effrayé 
de  ce  que  j'y  lis  plus  couramment  encore  que  je  n'osais  l'ima- 
giner. J'ai  des  résultats  {ceci  entre  nous  !)  extrêmement 
embarrassants  sous  une  foule  de  rapports  et  qu'il  faudra  te- 
nir sous  le  boisseau;  mon  attente  n'a  point  été  trompée,  et 
beaucoup  de  choses  que  je  soupçonnais  vaguement  ont  pris 
ici  un  corps  et  une  certitude  incontestable. 

Cela  dit,  je  reprendrai  le  fil  de  mon  itinéraire  et  la  notice 
des  monuments  depuis  Ombos,  d'où  est  datée  ma  dernière 
lettre  un  peu  détaillée. 

Partis  à'Ombos  le  17  février,  nous  n'arrivâmes,  à  cause 
de  l'impéritie  du  réis  de  notre  grande  barque  et  de  la  mol- 
lesse de  nos  rameurs,  que  le  18  au  soir  à  Ghébel-Selséléh 
(Silsilis),  vastes  carrières  où  je  me  promettais  une  ample 
récolte.  Mon  espoir  fut  pleinement  réalisé,  et  les  cinq  jours 
que  nous  y  avons  passés  ont  été  bien  employés. 

1.  En  présence  de  plusieurs  académiciens,  entre  autres  Jomard  et 
Raoul  Rochette,  Arago  avait  reçu  une  lettre  de  Thomas  Young,  qui,  une 
fois  de  plus,  lui  reprochait  bien  amèrement  de  faire  trop  grand  cas  de.s 
découvertes  de  «  l'Égyptien  ».  Des  débats  passionnés  pour  et  contre 
le  système  éclatèrent  :  toutefois,  au  moment  où  Champollion-Figeac 
survint,  «  personne  ne  savait  plus  contredire  le  grand  défenseur  ». 

2.  Pendant  longtemps  Thomas  Young,  Edme  Jomard  et  ChampoUion 
s'étaient  généreusement  voués  à  l'amélioration  de  ï enseignement  popu- 
laire d'après  le  système  de  l'enseignement  mutuel  de  Joseph  Lancaster 
(«  Monitorial  system  »).  Jomard,  pensant  au  grand  succès  qu'avait  eu 
Herbault,  avec  une  méthode  analogue,  soixante  ans  auparavant,  y 
voyait  plutôt  un  si/stème  /ra/içras;  ChampoUion,  plus  indépendant 
dans  ses  principes,  soutint  toujours  l'origine  indienne  de  l'enseignement 
mutuel. 


DE    CHAMPOLLION   LE   JEUNE  251 

Les  deux  rives  du  Nil,  resserré  par  des  montagnes  d'un 
très  beau  grès,  ont  été  exploitées  par  les  anciens  Égyptiens, 
et  le  voyageur  est  effrayé  s'il  considère,  en  parcourant  les 
carrières,  l'immense  quantité  de  pierres  qu'on  a  dû  en  tirer 
pour  produire  les  galeries  à  ciel  ouvert  et  les  vastes  espaces 
excavés  qu'il  se  lasse  de  parcourir.  C'est  sur  la  rive  gauche 
qu'on  trouve  les  monuments  les  plus  remarquables. 

On  rencontre  d'abord,  en  venant  du  côté  de  Syène,  trois 
chapelles  taillées  dans  le  roc  et  presque  contiguës.  Toutes 
trois  appartiennent  à  la  belle  époque  pharaonique,  et  se  res- 
semblent soit  pour  le  plan  et  la  distribution,  soit  pour  toute 
la  décoration  intérieure  et  extérieure;  toutes  s'ouvrent  par 
deux  colonnes  formées  de  boutons  de  lotus  tronqués. 

La  première  de  ces  chapelles  (la  plus  au  sud)  a  été  creusée 
dans  le  roc  sous  le  règne  du  Pharaon  Ousiréi  de  la  XVIII"  Dy- 
nastie; elle  est  détruite  en  très  grande  partie.  Deux  bas- 
reliefs  seuls  sont  encore  visibles,  et  ne  présentent  d'intérêt 
que  sous  le  rapport  du  travail,  (|ui  a  toute  la  finesse  et  toute 
l'élégance  de  l'époque. 

La  seconde  chapelle  date  du  règne  suivant,  celui  de 
Rhamsès  II  f^^^-  L<"s  tableaux  ([ui  décorent  les  parois  de 
droite  et  de  li;  A  gauche  nous  font  connaître  sous  (|uol 
vocable  ce  |  1  \5|  petit  édifice  avait  été  dédié  par  le  Pha- 
raon. Il  y  y^^  est  représenté  adorant  d'abord  la  Triade 
thébaine,  les  plus  grandes  des  divinités  de  l'I'^gypte,  Amon- 
Ra,  Moutli,  et  Khons,  celles  (ju'on  invo(|uait  dans  tous  les 
temples,  parce  (lu'elles  étaient  le  type  de  toutes  les  autres. 
Plus  loin,  il  oftre  le  vin  au  dieu  Phré,  à  Phtha,  seigneur  de 
justice,  et  au  dieu  Nil,  nommé,  dans  l'inscription  hiérogly- 
phique, Hapi-niôoii,  le  père  vivifiant  de  tout  ce  (|ni  existe. 
C'est  à  cette  dernière  (lixinitc  (juc  la  chapelle  de  Rhamsès  II. 
ainsi  ()ue  l(>s  deux  autres,  fiiiciil  p;ii  liciilièrcnient  consacrées; 
cela  est  constaté  par  une  1res  |(iiien<-  insii  i|ili(iii  hieroj^Iy- 
phicpie,  dont  j'ai  pris  copie,  et  datc-e  de  u  l'an  IW  le  dixième 
»  jour  de  Mésori,  sous  la  majesté  de  l'Aroéri  puissant,  ami 


252  LETTRES   ET   JOURNAUX 

I)  de  la  vérité  et  fils  du  Soleil,  Rliamsès,  chéri  d'Hapimôou, 
0  le  père  des  Dieux  ».  Ce  texte,  qui  contient  les  louanges  du 
dieu  Nil  (ou  Hapimôou).  l'identifie  avec  le  Nil  céleste 
'^'^^^  Nenmôou,  Teau  primordiale,  le  grand  Dieu  Nilus, 
que  Cicéron,  dans  son  Traité  sur  la  nature  des  Dieux ,  donne 
comme  le  père  des  principales  divinités  de  l'Egypte,  même 
d'Amon,  ce  que  j'ai  trouvé  attesté  ailleurs  par  des  inscrip- 
tions monumentales.  La  troisième  chapelle  appartient  au 
règne  du  fils  de  Rhamsès  le  Grand.  Il  était  naturel  que  les 
chapelles  de  Silsilis  fussent  dédiées  à  Hapimôou  (Hap-môou, 
le  Nil  terrestre),  parce  que  c'est  le  lieu  de  l'Egypte  où  le 
fleuve  est  le  plus  resserré,  et  qu'il  semble  y  faire  une  se- 
conde entrée,  après  avoir  brisé  les  montagnes  de  grès  qui 
lui  fermaient  ici  le  passage,  comme  il  a  brisé  les  rochers  de 
granit  de  la  cataracte  pour  faire  sa  première  entrée  en 
Egypte. 

On  trouve,  plus  au  nord  de  ces  chapelles,  une  suite  de 
tombeaux  creusés  pour  recevoir  deux  ou  trois  corps  embau- 
més; tous  remontent  jusques  aux  premiers  Pharaons  de  la 
XVIIP  Dynastie,  et  quelques-uns  appartiennent  à  des  chefs 
de  travaux  ou  inspecteurs  supérieurs  des  carrières  de  Sil- 
silis. Nous  avons  aussi  copié  des  stèles  portant  des  dates  du 
règne  de  divers  Rhamsès  de  la  XVIIP  et  de  la  XIX%  ainsi 
qu\me  grande  inscription  de  l'an  XXII  de  Sésonchis. 

Le  plus  important  des  monuments  de  Silsilis  est  un  grand 
spéos,  ou  édifice  creusé  dans  la  montagne,  et  plus  singulier 
encore  par  la  variété  des  époques  des  bas-reliefs  qui  le  dé- 
corent. Cette  belle  excavation  a  été  commencée  sous  le  roi 
Horus  de  la  XVIIP  Dynastie.  On  en  voulait  faire  un  temple 
dédié  à  Amon-Ra  d'abord,  et  ensuite  au  dieu  Nil,  divinité 
du  lieu,  et  au  dieu  Sévek  (Saturne  à  tète  de  crocodile),  di- 
vinité principale  du  nome  Ombite,  auquel  appartenait  Sil- 
silis. C'est  dans  cette  intention  qu'ont  été  exécutés,  sous  le 
règne  d'Horus,  les  sculptures  et  inscriptions  de  la  porte 
principale,  tous  les  bas-reliefs  du  sanctuaire,  et  quelques- 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  253 

uns  des  bas-reliefs  qui  décorent  une  longue  et  belle  galerie 
transversale  qui  précède  ce  sanctuaire. 

Cette  galerie,  très  étendue,  forme  un  véritable  musée 
historique.  Une  de  ses  parois  est  tapissée,  dans  toute  sa 
longueur,  de  deux  rangées  de  stèles  ou  de  bas-reliefs  sculp- 
tés sur  le  roc,  et,  pour  la  plupart,  d'époques  diverses:  des 
monuments  semblables  décorent  les  intervalles  des  cinq 
portes  qui  donnent  entrée  dans  ce  curieux  muséum. 

Les  plus  anciens  bas-reliefs,  ceux  du  roi  Horus,  occupent 
une  portion  de  la  paroi  ouest.  Le  Pharaon  y  est  représenté 
debout,  la  hache  d'armes  sur  Tépaule,  recevant  d'Amon-Ra 
l'emblème  de  la  vie  divine  et  le  don  de  subjuguer  le  Nord 
et  de  vaincre  le  Midi.  Au-dessous  sont  des  Éthiopiens,  les 
uns  renversés,  d'autres  levant  des  mains  suppliantes  devant 
un  chef  égyptien,  qui  leur  reproche,  dans  la  légende,  d'avoir 
fermé  leur  cœur  à  la  prudence  et  de  n'avoir  pas  écouté 
lorsqu'on  leur  disait  :  «  Voici  que  le  lion  s'approche  de  la 
))  terre  d'Ethiopie  (Kouch)  ».  Ce  lion-là  était  le  roi  Horus, 
qui  fit  la  conquête  de  l'Ethiopie,  et  dont  le  triomphe  est 
retracé  sur  les  bas- relief  s  suivants. 

Le  Roi  vainqueur  est  porté  par  des  chefs  militaires  sur 
un  riche  palanquin,  accompagné  de  flabellifères 
Des  serviteurs  préparent  le  chemin  que  le  cortège 
doit  parcourir,  A  la  suite  du  Pharaon  viennent  des 
guerriers  conduisant  des  chefs  captifs;  d'autres 
soldats,  le  bouclier  sur  l'épaule,  sont  en  marche, 
précédés  d'un  trompette.  Un  groupe  de  fonctionnaires  égyp- 
tiens, sacerdotaux  et  civils,  reçoit  le  roi  et  lui  rend  des 
hommages. 

L;i  légende  hiéroglypliique  de  ce  tableau  exprime  ce  (jui 
suit  :  u  Le  Dieu  gracieux  revient  (en  l\gypte),  porté  par  les 
')  chefs  de  tous  les  pays  (les  n<jmes)  ;  son  arc  est  dans  sa  main 
»  comme  celui  de  Mandou,  le  divin  Seigneur  de  l'Egypte  ; 
n  c'est  le  Roi  directeur  des  vigilants,  qui  conduit  (captifs)  les 
')  cliefs  de  la  terre  de  Knuch  (rb^tliiopie),  race  [)erverse;  le 


254  LETTRES    ET   JOURNAUX 

»  Roi  directeur  des  mondes,  approuvé  par  Phré,  fils  du 
»  Soleil  et  de  sa  race,  le  serviteur  d'Amon,  Horus,  le  vivi- 
»  ficateur.  Le  nom  de  Sa  Majesté  s'est  fait  connaître  dans  la 
»  terre  d'Ethiopie,  que  le  Roi  a  châtiée  conformément  aux 
))  paroles  que  lui  avait  adressées  son  père  Amon.  »  Ceci 
est  de  la  Bible  toute  pure. 

Un  autre  bas-relief  représente  la  conduite,  par  les  soldats, 
des  prisonniers  du  commun  en  fort  grand  nombre.  Leur  lé- 
gende exprime  les  paroles  suivantes,  qu'ils  sont  censés  pro- 
noncer dans  leur  humiliation  :  «  O  toi  vengeur  !  Roi  de  la 
))  terre  de  Kémé  (l'Egypte),  Soleil  des  Niphaïat  (les  peuples 
))  libyens),  ton  nom  est  grand  dans  la  terre  de  Kouch 
»  {l'Ethiopie),  dont  tu  as.  foulé  les  signes  royaux  sous  tes 
»  pieds!  )) 

Tous  les  autres  bas-reliefs  de  ce  spéos,  soit  stèles,  soit 
tableaux,  appartiennent  à  diverses  époques  postérieures, 
mais  qui  ne  descendent  pas  plus  bas  que  le  troisième  Roi  de  la 
XIX''  Dynastie.  On  y  remarque,  entre  autres  sujets  :  1°  Un 
tableau  représentant  une  adoration  à  Amon-Ra,  Sévek  (le 
dieu  du  nome)  et  Bubastis,  par  le  basilicogrammate  chargé 
de  l'exécution  du  palais  du  roi  Rhamsès-Méiamoun  dans  la 
partie  occidentale  de  Thèbes  (le  palais  de  Médinet-Habou), 
le  sieur  Phori,  homme  véridique; 

2°  Trois  magnifiques  inscriptions  en  caractères  hiéra- 
tiques, rappelant  que  le  même  fonctionnaire  est  venu  à  Sil- 
silis  l'an  V,  au  mois  de  Pachons,  du  règne  de  Rhamsès- 
Méiamoun,  faire  exploiter  les  carrières  pour  la  construction 
du  palais  de  ce  Pharaon  (le  palais  de  Médinet-Habou)  ; 

30  Un  grand  bas-relief  :  le  roi  Rhamsès-Méiamoun  ado- 
rant le  dieu  Phtha  et  sa  compagne  Pacht  (Bubastis). 

Ces  monuments  démontrent,  sans  aucun  doute,  que  tout 
le  grès  employé  dans  la  construction  du  palais  de  Médinet- 
Habou  à  Thèbes  vient  de  Silsilis,  et  que  ce  grand  édifice  a 
été  commencé  au  plus  tôt  la  V'^  année  du  règne  de  son  fon- 
dateur. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  255 

4«  Une  grande  stèle,  représentant  le  même  Roi  adorant  les 
dieux  de  Silsilis,  et  dédiée  par  le  basilico-grammate  Honi, 
surintendant  des  bâtiments  de  Rhamsès-Méiamoun,  inten- 
dant de  tous  les  palais  du  Roi  existants  en  Egypte,  et  chargé 
de  la  construction  du  temple  du  Soleil  bâti  à  Memphis  par 
ce  Pharaon. 

Des  tableaux  d'adoration  et  plusieurs  stèles,  plus  anciennes 
que  les  précédentes,  constatent  aussi  que  Rhamsès  le  Grand 
(Sésostris)  a  tiré  de  Silsilis  les  matériaux  de  plusieurs  des 
grands  édifices  construits  sous  son  règne. 

Plusieurs  de  ces  stèles,  dédiées  soit  par  des  intendants 
des  bâtiments,  soit  par  des  princes  qui  étaient  venus  en 
Haute  Egypte  pour  y  tenir  des  panégyries  dans  les  années 
30,  34,  37,  40  et  44  de  son  règne,  m'ont  fourni  des  détails 
curieux  sur  la  famille  du  conquérant.  Une  de  ces  stèles  nous 
apprend  que  Rhamsès  le  Grand  a  eu  deux  femmes.  La  pre- 
mière, Nofré-Ari,  fut  l'épouse  de  sa  jeunesse,  celle  qui  pa- 
raît, ainsi  que  ses  enfants,  dans  les  monuments  d'Ibsamboul 
et  de  la  Nubie.  La  seconde  (et  dernière  jusques  à  présent) 
se  nommait  Isénofrê.  C'était  la  mère  l'*  de  la  princesse  Ba- 
tliianti,  qui  paraît  avoir  été  sa  fille  chérie,  la  benjamine  de 
la  vieillesse  de  Sésostris  ;  2°  du  prince  Schahemkéiné ,  celui 
qui  présidait  les  panégyries  dans  les  dernières  années  du 
règne  de  son  père,  comme  le  prouvent  trois  des  grandes 
stèles  de  Silsilis.  C'est  probablement  ce  fils  qui  lui  succéda 
en  quittant  son  nom  princier  et  prenant  sur  les  monuments 
celui  de  Thméiôtliph  (le  possesseur  de  la  vérité,  ou  bien 
celui  que  la  vérité  possède)  ;  c'est  le  Sésoosis  II  de  Diodore, 
et  le  Phéron  d'Hérodote.  Ce  fut  aussi,  comme  son  père,  un 
grand  constructeur  d'édifices,  mais  dont  il  ne  reste  que  peu 
de  traces.  On  trouve  dans  le  spéos  de  Silsilis:  1"  une  petite 
chapclU^  dédié(;  en  son  lionneur  par  l'intendant  des  terres 
du  nome  Uml)ite,  appelé  Pnahasi ;  2"  une  stèle  (date  elïacée) 
dédiée  par  le  même  Pnahasi,  et  constatant  (|u'on  a  tiré  des 
carrières  de  Silsilis  les  pierres  c|ui  ont  servi  à  la  construction 


256  LETTRES   ET   JOURNAUX 

du  palais  que  ce  Roi  avait  fait  élever  à  Thèbes,  où  il  n'en 
reste  aucune  trace,  à  ma  connaissance  du  moins.  Cette  stèle 
nous  apprend  que  la  femme  de  ce  Pharaon  se  nommait  Isé- 
nofré,  comme  sa  mère,  et  son  fils  aîné  Phthamèn. 

3°  Une  stèle  de  Tan  II,  5^  jour  de  Mésori,  rappelant  qu'on 
a  pris  à  Silsilis  les  pierres  pour  la  construction  du  palais  du 
roi  Thméiôtliph  à  Thèbes,  et  pour  les  additions  ou  répara- 
tions faites  au  palais  de  son  père,  le  Rhamesséion,  l'édifice 
qu'on  a  improprement  nommé  tombeau  d'Osymandyas  et 
Memnonium. 

Il  existe  enfin  à  Silsilis  des  stèles  semblables  relatives  à 
quelques  autres  Rois  de  la  XVIIP  et  de  la  XIX"  Dynastie. 
Deux  stèles  d'Aménophis-Memnon,  le  père  du  roi  Horus,  se 
voient  sur  la  rive  orientale,  où  se  trouvent  les  carrières  les 
plus  étendues.  Ces  stèles  donnent  la  première  date  certaine 
des  plus  anciennes  exploitations  de  Silsilis.  Il  est  certain 
qu'après  la  XIX''  Dynastie,  ces  carrières  ont  toujours  fourni 
des  matériaux  pour  la  construction  des  monuments  de  la 
Thébaïde.  La  stèle  deSésonchis  I*"^  le  prouve.  On  y  parle  en 
effet  d'exploitations  de  l'an  XXII  du  règne  de  ce  prince, 
destinées  à  des  constructions  faites  dans  la  grande  demeure 
d'Amon  :  ce  sont  celles  qui  forment  le  côté  droit  de  la  pre- 
mière cour  de  Karnac,  près  du  second  pylône,  monument 
du  règne  de  Sésonchis  et  des  rois  Bubastites,  ses  descen- 
dants et  ses  successeurs.  Enfin,  il  est  naturel  de  croire  que 
les  matériaux  des  temples  d'Edfou  et  d'Esné  viennent  en 
grande  partie  de  ces  mêmes  carrières. 

Le  24  février,  au  matin,  nous  courions  le  portique  et  lei 
colonnades  d'Edfou  (Apollonopolis  magna).  Ce  monument 
imposant  par  sa  masse  porte  cependant  l'empreinte  de  la 
décadence  de  l'art  égyptien  sous  les  Ptolémées,  au  règne 
desquels  il  appartient  tout  entier.  Ce  n'est  plus  la  simplicité 
antique;  on  y  remarque  une  recherche  et  une  profusion 
d'ornements  bien  souvent  maladroite,  et  qui  marque  la  tran- 
sition entre  la  noble  gravité  des  monuments  pharaoniques 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  257 

et  le  papillotagc  fatigant  et  de  si  mauvais  goût  du  temple 
à'Esnê,  construit  du  temps  des  empereurs, 

La  partie  la  plus  antique  des  décorations  du  grand  temple 
d'Edfou  (rintérieur  du  naos  et  le  côté  droit  extérieur)  re- 
monte seulement  au  règne  de  Pliilopator.  On  continua  les 
travaux  sous  Épiphane,  dont  les  légendes  couvrent  une  par- 
tie du  fût  des  colonnes  et  des  tableaux  intérieurs  de  la 
paroi  droite  du  pronaos,  qui  fut  terminé  sous  Évergète  IL 

Les  sculptures  de  la  frise  extérieure  et  des  parois  de  l'ex- 
térieur des  murailles  du  pronaos  furent  décorées  sous 
Soter  II.  Sous  le  même  Roi,  on  sculpta  la  galerie  de  droite 
de  la  cour  en  avant  du  pronaos.  La  galerie  de  gauche  appar- 
tient au  règne  de  Philométor,  ainsi  que  toutes  les  sculptures 
des  deux  massifs  du  pylône.  J'ai  trouvé  cependant,  vers  le 
bas  du  massif  de  droite,  un  mauvais  petit  bas-relief  repré- 
sentant l'empereur  Claude  adorant  les  dieux  du  temple. 

Le  mur  d'enceinte  qui  environne  le  naos  est  entièrement 
chargé  de  sculptures  :  celles  de  la  face  intérieure  datent  du 
règne  de  Cléopâtrc-Coccé  et  de  Soter  II,  de  Coccé,  de  Pto- 
lémée  Alexandre  I'""^;  celles  de  la  face  extérieure  sont  en 
grande  partie  de  Ptolémée  Alexandre  L""  et  de  sa  femme  la 
reine  Bérénice. 

Voilà  qui  peut  donner  une  idée  exacte  de  l'antiquité  du 
grand  temple  d'Edfou.  Ce  ne  sont  point  ici  des  conjectarcs  ; 
ce  sont  des  faits  écrits  sur  cent  portions  du  monument,  en 
caractères  de  dix  pouces,  et  quelquefois  de  deux  pieds  de 
hauteur. 

Ce  grand  et  magnifuiue  édilice  (Hait  consacré  à  une  Triade 
composée,  1"  du  dieu  Ilar-Hat,  la  science  et  la  lumière  cé- 
lestes personnifiées,  et  dont  le  soleil  est  l'image  dans  le 
monde  matériel;  les  Grecs  l'ont  identifié  à  leur  Apollon; 
'■l""  de  la  déesse  Ilathor,  la  Vénus  égyptienne  ;  3"  de  leur  lils 
Ilar-Sont-Tho  (l'IIorus,  soutien  du  monde),  ([ui  répond  à 
l'Amour  (Eros)  des  mythologies  grec(iue  et  romaine. 

Les  qualilicatious,  les  titres  et  les  diverses  formes  de  ces 

BiBL.   KUYHT.,  T.   XXXI.  17 


258  LETTRES    ET   JOURNAUX 

trois  divinités,  que  nous  avons  recueillis  avec  soin,  jettent 
un  grand  jour  sur  plusieurs  parties  importantes  du  système 
théogonique  égyptien.  Il  serait  trop  long  ici  d'entrer  dans 
de  pareils  détails. 

J'ai  fait  dessiner  aussi  une  série  de  quatorze  bas-reliefs  de 
l'intérieur  du  pronaos,  représentant  le  lever  du  dieu  Har-Hat, 
identifié  avec  le  soleil,  son  coucher  et  ses  formes  symbo- 
liques à  chacune  des  douze  heures  du  jour,  avec  les  noms  de 
ces  heures.  Ce  recueil  est  du  plus  grand  intérêt  pour  l'intel- 
ligence de  la  petite  portion  des  mythes  égyptiens  vérita- 
blement relative  à  l'astronomie. 

Le  second  édifice  d'Edfou,  dit  le  Typhonium,  est  un  de 
ces  petits  temples  nommés  |||  1  Mammisi  (lieu  d'accou- 
chement), que  l'on  construisait  toujours  à  côté  de  tous  les 
grands  temples  où  une  Triade  était  adorée.  C'était  l'image  de 
la  demeure  céleste  où  la  déesse  avait  enfanté  le  troisième  per- 
sonnage de  la  Triade,  qui  est  toujours  figuré  sous  la  forme 
d'un  jeune  enfant.  Le  Mammisi  d'Edfou  représente  en  effet 
l'enfance  et  l'éducation  du  jeune  liar-Sont-  Tho,  fils  d'Har- 
Hat  et  d'Hathor,  auquel  la  flatterie  a  associé  Évergète  II, 
représenté  aussi  comme  un  enfant  et  partageant  les  caresses 
que  les  dieux  de  tous  les  ordres  prodiguent  au  nouveau-né 
d'Har-Hat.  J'ai  fait  copier  un  assez  grand  nombre  de  bas- 
reliefs  de  ce  monument  du  règne  d'Évergète  II  et  de  So- 
ter  II. 

Nos  travaux  terminés  à  Edfou,  nous  allâmes  reposer  nos 
yeux,  fatigués  des  mauvais  hiéroglyphes  et  des  pitoyables 
sculptures  égyptiennes  du  temps  des  Lagides,  dans  les  tom- 
beaux à'Elêthyia  [El-Kab),  où  nous  arrivâmes  le  samedi 
28  février.  Nous  fûmes  accueillis  par  la  pluie  !  qui  tomba 
par  torrents,  avec  tonnerre  et  éclairs,  pendant  la  nuit  du  l'^^ 
au  2  mars.  Ainsi  nous  pourrons  dire,  comme  le  dit  Héro- 
dote du  Roi  Psamménite  :  a  De  notre  temps  il  a  plu  en  Haute 
»  Egypte  )). 

Je  parcourus  avec  empressement  l'intérieur  de  l'enceinte 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  259 

de  l'ancienne  ville  d'Éléthyia,  encore  subsistante,  ainsi  que 
la  seconde  enceinte  qui  renfermait  les  temples  et  les  édifices 
sacrés.  Je  n'y  trouvai  pas  une  seule  colonne  debout;  les 
Barbares  ont  détruit  depuis  quelques  mois  ce  qui  restait  des 
deux  temples  intérieurs  et  le  temple  entier  situé  hors  de  la 
ville.  Il  a  fallu  me  contenter  d'examiner  une  à  une  les  pierres 
oubliées  par  les  dévastateurs,  et  sur  lesquelles  il  restait 
quelques  sculptures. 

J'espérais  y  trouver  quelques  débris  de  légendes,  suffi- 
sants pour  m'éclairer  sur  l'époque  de  la  construction  de  ces 
édifices  et  sur  les  divinités  auxquelles  ils  furent  consacrés. 
J'ai  été  assez  heureux  dans  cette  recherche  pour  me  con- 
vaincre pleinement  que  les  temples  d'Éléthyia,  dédiés  à 
Sévek  (Saturne)  et  à  Sowan  (Lucine),  appartenaient  à  di- 
verses époques  pharaoniques  ;  ceux  que  la  ville  renfermait 
avaient  été  construits  et  décorés  sous  le  règne  de  la  reine 
Amensé,  sous  celui  de  son  fils  Thouthmosis  III  (Mœris),  et 
sous  les  pharaons  Aménophis-Memnon  et  Rhamsès  le  Grand. 
Les  rois  Amyrtée  et  Achoris,  deux  des  derniers  princes  de 
race  égyptienne,  avaient  réparé  ces  antiques  édifices  et  y 
avaient  ajouté  quelques  constructions  nouvelles.  Je  n'ai  rien 
trouvé  à  Éléthyia  qui  rappelle  l'époque  grecque  ou  romaine. 
Le  temple  à  l'extérieur  de  la  ville  est  dû  au  règne  de 
Mœris. 

Les  tombeaux  ou  hypogées,  creusés  dans  la  chaîne  Arabitiuc 
voisine  de  la  ville,  remontent  pour  la  plupart  à  une  anti- 
quité encore  plus  reculée.  Le  premier  que  nous  avons  visité 
est  celui  dont  la  Coinmission  d'Egypte  a  publié  les  bas-re- 
liefs peints,  relatifs  aux  travaux  agricoles,  à  la  pêche  et  à  la 
navigation.  Ce  tombeau  a  été  creusé  pour  la  famille  d'un 
hiérogrammate  nommé  Phapé,  attaché  au  collège  des 
prêtres  d'hïléthyia  (Sowan-Kah).  J'ai  fait  dessiner  plusieurs 
bas-reli<'fs  inédits  de  ce  tomb(>:ui,  et  j'ai  pi'is  copi(;  do  toutes 
les  légendes  des  scènes  agricoles  et  autres  données,  publiées 
assez  négligemment  par  la    Conwu'ssion.   Ce  tombeau  est 


260  LETTRES    ET   JOURNAUX 

d'une  très  haute  antiquité.  Un  second  hypogée,  celui  d'un 
grand-prêtre  de  la  déesse  Ilythia  ou  Éléthyia  (Sowan),  la 
déesse  éponyme  de  la  ville  de  ce  nom,  porte  la  date  du  règne 
de  Rhamsès-Méiamoun,  premier  roi  de  la  XIX*^  Dynastie; 
il  présente  une  foule  de  détails  de  famille  et  quelques  scènes 
d'agriculture  en  très  mauvais  état.  J'y  ai  remarqué,  entre 
autres  faits,  le  foulage  ou  battage  des  gerbes  de  blé  par  les 
bœufs,  et  au-dessus  de  la  scène  on  lit,  en  hiéroglyphes 
presque  tous  phonétiques,  la  chanson  que  le  conducteur  du 
foulage  est  censé  chanter,  car,  dans  la  vieille  Egypte,  comme 
dans  celle  d'aujourd'hui,  tout  se  faisait  en  chantant,  et  chaque 
genre  de  travail  a  sa  chanson  particulière. 

Voici  celle  du  battage  des  grains,  sorte  d'allocution  adres- 
sée aux  bœufs,  et  que  j'ai  retrouvée  ensuite,  avec  de  très 
légères  variantes,  dans  des  tombeaux  bien  plus  antiques 
encore  : 

s;___û  AA^  @   Hi-tênou-nèten  (sop  snav) 

AAAA/V\    /V\/VS/V\  •-.      .  ,  ,  ■    .     , 

1   I    I  I   I   I  W    «  Battez  pour  vous  {bis), 


AAAAAA 


\ÏÏM 


Né-éhéou 
»  O  bœufs, 

©  Hi-tènou-nèten  (sop  snav) 

'{"["'l   1   I   I  \\  »  Battez  pour  vous  (bis) 

_..,tï]  "-"-^  Hen-oïpe-nèten 

'l  I  I  I  I  I  »  Des  boisseaux  pour  vous, 

_.,.û  ^^^~y  ^^^^  Hen-oïpé-ennêtennèv. 

■  '   '   '  \>  III  I   I   I  „  i3es  boisseaux  pour  vos  maîtres. 


La  poésie  n'en  est  pas  très  brillante;  probablement  l'air 
faisait  passer  la  chanson.  Du  reste,  elle  est  convenable  à  la 
circonstance  dans  laquelle  on  la  chantait,  et  elle  me  paraî- 
trait déjà  fort  curieuse  quand  même  elle  ne  ferait  que  con- 
stater l'antiquité  du  bis  qui  est  écrit  à  la  fin  de  la  première 
et  de  la  troisième  ligne.  J'aurais  voulu  en  trouver  la  musique 
pour  l'envoyer  à  notre  vieil  ami  Musagète  ' . 

1.  Le  général  de  la  Salette,  à  Grenoble,  déjà  mentionné. 


■^ 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  261 

Le  tombeau  voisin  cle  celui-ci  est  plus  intéressant  encore 
sous  le  rapport  historique.  C'était  celui  d'un  nommé  A/imo- 
sis,  fils  de  Obschné,  chef  des  mariniers,  ou  plutôt  des  nau- 
toniers  :  c'était  un  grand  personnage.  J'ai  copié  dans  son 
liypogée  ce  qui  reste  d'une  inscription  de  plus  de  trente  co- 
lonnes, dans  laquelle  ledit  Ahmosis  adresse  la  parole  à  tous 
les  individus  présents  et  futurs,  et  leur  raconte  son  histoire 
que  voici.  Après  avoir  exposé  qu'un  de  ses  ancêtres  tenait 
un  rang  distingué  parmi  les  serviteurs  d'un  vieux  roi  de  la 
XVP  Dynastie,  il  nous  apprend  qu'il  est  entré  lui-même 
dans  la  carrière  nautique  dans  les  jours  du  roi  Ahmosis 
f^^^  (le  dernier  de  la  XVIP  Dynastie  légitime)  ;  qu'il  est 
■  *  ■  allé  rejoindre  le  Roi  à  Tanis;  qu'il  a  pris  part  aux 
guerres  de  ce  temps  où  il  a  servi  sur  l'eau;  qu'il  a 
ensuite  combattu  dans  le  Midi,  où  il  a  fait  des  pri- 
sonniers de  sa  main  ;  (jue,  dans  les  guerres  de  l'an  VI  du 
même  Pharaon,  il  a  pris  un  riche  butin  sur  les  ennemis: 
qu'il  a  suivi  le  roi  Ahmosis  lorsqu'il  est  monté  par  eau  en 
Ethiopie  pour  lui  imposer  des  tributs;  qu'il  se  distingua 
dans  la  guerre  qui  s'ensuivit  ;  et  qu'enfin  il  a  commandé  des 
bâtiments  sous  le  roi  Thouthmosis  /«^  C'est  là,  sans  aucun 
doute,  le  tombeau  d'un  de  ces  braves  qui,  sous  le  Pharaon 
Ahmosis,  ont  presque  achevé  l'expulsion  des  Pasteurs  et 
délivré  l'Egypte  des  Barbares. 

Pour  ne  pas  trop  allonger  l'article  d'Éléthyia,  je  termine- 
rai par  l'indication  d'un  tombeau  prcscjue  ruiné.  Il  m'a  fait 
connaître  quatre  générations  de  grands  personnages  du^pays, 
qui  l'ont  gouverné  sous  lu  titre  de  Souten-si  1  "^ 
de  Sowan  (princes  d'Eléthyia),  durant  les  régnes  des  cinq 
premiers  rois  de  la  XVIII''  Dynastie,  savoir  :  Aménùthpli  I'"'' 
(Aménoftep),  Thouthmosis  l"',  Thouthmosis  II,  Amensé,  et 
Thouthmosis  III  (M<i;ris),  auprès  desquels  ils  tenaient  un 
rang  élevé  dans  leur  service  personnel,  ainsi  (|ue  dans  celui 
des  reines  Ahmosis-AtaiV',  frninic  d'AnicmMIiph  I"'',  et 
Ahmosis.  femm<'  dr  Thoiilhniosis  1"',  et  de  la  [)rincesse  Ra- 


262  LETTRES   ET   JOURNAUX 

nofré,  fille  de  la  reine  Amensé  et  sœur  de  Mœris.  Tous  ces 
personnages  royaux  sont  successivement  nommés  dans  les 
inscriptions  de  l'hypogée,  et  forment  ainsi  un  supplément  et 
une  confirmation  précieuse  de  la  Table  d'Abydos. 

Le  3  mars,  au  matin,  nous  arrivâmes  à  Esné,  où  nous 
fûmes  très  gracieusement  accueillis  par  Ibrahim-Bey,  le 
mamour  ou  gouverneur  de  la  province.  Avec  son  aide,  il 
nous  fut  permis  d'étudier  le  grand  temple  d'Esné,  encombré 
de  coton,  et  qui,  servant  de  magasin  général  de  cette  pro- 
duction, a  été  crépi  de  limon  du  Nil  sur  tout  l'extérieur.  On 
a  également  fermé,  avec  des  murs  de  boue,  l'intervalle  qui 
existe  entre  le  premier  rang  de  colonnes  du  pronaos,  de 
sorte  que  notre  travail  a  dû  se  faire  souvent  une  chandelle 
à  la  main,  ou  avec  le  secours  de  nos  échelles,  afin  de  voir  les 
bas-reliefs  de  plus  près. 

Malgré  tous  ces  obstacles,  j'ai  recueilli  tout  ce  qu'il  im- 
portait de  savoir  relativement  à  ce  grand  temple,  sous  les 
rapports  mythologiques  et  historiques.  Ce  monument  a  été 
regardé,  d'après  de  simples  conjectures  établies  sur  une  fa- 
çon particulière  d'interpréter  le  zodiaque  du  plafond,  comme 
le  plus  ancien  monument  de  l'Egypte.  L'étude  que  j'en  ai 
faite  m'a  pleinement  convaincu  que  c'est  au  contraire  le  plus 
moderne  de  ceux  qui  existent  encore  en  Egypte  :  car  les 
bas-reliefs  qui  le  décorent,  et  les  hiéroglyphes  surtout,  sont 
d'un  style  tellement  grossier  et  tourmenté  qu'on  y  aperçoit, 
au  premier  coup  d'œil,  le  point  extrême  de  la  décadence  de 
l'art.  Les  inscriptions  hiéroglyphiques  ne  confirment  que 
trop  cet  aperçu.  Les  masses  de  ce  pronaos  ont  été  élevées 
sous  l'empereur  César-  Tibérius-CkiLidius-Germanicus  (l'em- 
pereur Claude),  dont  la  frise  du  pronaos  porte  la  dédicace 
en  grands  hiéroglyphes.  La  corniche  de  la  façade  et  le  pre- 
mier rang  de  colonnes  ont  été  sculptés  sous  les  empereurs 
Vespasien  et  Titus.  La  partie  postérieure  du  pronaos  porte 
les  légendes  des  empereurs  Antonin,  Marc-Aurèle  et  Com- 
mode. Quelques  colonnes  de  l'intérieur  du  pronaos  furent 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  263 

décorées  de  sculptures  sous  Trajari,  Hadrien  et  Antonin, 
mais,  à  l'exception  de  quelques  bas-reliefs  de  Tépoque  de 
Domitien,  tous  ceux  des  parois  de  droite  et  de  gauche  du 
pronaos  portent  les  images  et  les  légendes  de  Septime-Sé- 
vère  et  de  son  fils  Antonin  Caraca/la.  C'est  là  qu'existent 
aussi  trois  ou  quatre  bas-reliefs  qui  m'ont  vivement  inté- 
ressé, parce  qu'ils  représentaient  le  fils  de  Septime-Sévère, 
Géta,  que  son  frère  Caracalla  eut  la  barbarie  d'assassiner, 
en  même  temps  qu'il  fit  proscrire  son  nom  dans  tout  l'em- 
pire. Il  parait  que  cette  proscription  du  tyran  fut  exécutée 
à  la  lettre  jusques  au  fond  do  la  Tliébaïde,  car  les  cartouches- 
noms  propres  de  l'empereur  Géta  sont  tous  martelés  avec 
soin,  mais  ils  ne  l'ont  pas  été  au  point  de  m'empêcher  de 
lire   très   clairement  le  nom  de  ce   malheureux  prince  : 


^ 


w 


(^~r\  I'empereur  César-Géta  (kt*.)  le  directeur. 
^         Je  crois  que  l'on  connaît  déjà  des  inscriptions 
latines  ou  grecques  dans  lesquelles  ce  nom  est 
martelé  :  voilà  des  légendes  liiéroglyphiques  à 
ajouter  à  cette  série. 

Ainsi  donc,  l'antiquité  du  pronaos  d'Esné  est 
incontestablement  'àxéQ  :  sa  construction  ne  re- 
monte pas  au  delà  de  l'empereur  Claude,  et  ses  sculptures 
descendent  juscjucs  à  Caracalla,  et  du  nombre  de  celles-ci 
est  le  fameux  zodiaque  dont  on  a  tant  parlé. 

Ce  qui  reste  du  naos,  c'est-à-dire  le  mur  du  fond  du  pro- 
naos, est  de  l'époque  de  Ptolémée-Épipkatie,  et  cela  encore 
est  d'hier,  comparativement  à  ce  qu'on  croyait.  Les  fouilles 
que  nous  avons  faites  derrière  le  pronaos  nous  ont  convain- 
cus que  le  temple  proprement  dit  a  été  rasé  jusques  aux 
fondements. 

Cependant,  (pie  les  amis  de  ranticpiité  des  monuments  de 
r Egypte  se  consohint  :  Latopolis,  ou  plutôt  Ksné  (car  ce 
nom  se  lit  en  hiéroglyphes  sur  toutes  les  colonnes  et  sur 
tous  les  bas-reliefs  du  temple),  n'était  [)oint  un  village  aux 
grandes  époques  phar;ioni(iues;  c'était  une  ville  importante, 


264  LETTRES   ET   JOURNAUX 

ornée  de  beaux  monuments,  et  j'en  ai  découvert  la  preuve 
dans  l'inscription  des  colonnes  du  pronaos. 

J'ai  trouvé  sur  deux  de  ces  colonnes,  dont  le  fût  est 
presque  entièrement  couvert  d'inscriptions  hiéroglyphiques 
disposées  verticalement,  la  notice  des  fêtes  qu'on  célébrait 
annuellement  dans  le  grand  temple  d'Esné.  Une  d'elles  se 
rapportait  à  la  commémoration  de  la  dédicace  de  l'ancien 
temple,  faite  par  le  roi  Thouthmosis  III  (Mœris).  De  plus  il 
existe,  et  j'ai  dessiné  dans  une  petite  rue  d'Esné,  au  quar- 
tier de  Scheikh-Mohammed-Elbédri,  un  jambage  de  porte 
en  très  beau  granit  rose,  portant  une  dédicace  du  Pharaon 
Thouthmosis  II,  et  provenant  sans  doute  d'un  des  vieux 
monuments  de  VEsné  pharaonicjue.  J'ai  aussi  trouvé  à  Edfou 
une  pierre,  qui  est  le  seul  débris  connu  du  temple  qui  exis- 
tait dans  cette  ville,  avant  le  temple  actuel  bâti  sous  les 
Lagides;  l'ancien  était  encore  de  Mœris,  et  dédié,  comme 
le  nouveau,  au  grand  dieu  Har-Hat,  Seigneur  <i'HATFOÛH 
(Edfou).  C'est  donc  Thouthmosis  III  (Mœris)  qui,  en  Thé- 
baïde  comme  en  Nubie,  avait  construit  la  plupart  des  édi- 
fices sacrés,  après  l'invasion  des  Hykschos,  de  la  même  ma- 
nière que  les  Ptolémées  ont  rebâti  ceux  d'Ombos,  d'Esné  et 
d'Edfou,  pour  remplacer  les  temples /)r?V7??ï//s  détruits  pen- 
dant l'invasion  persane. 

Le  grand  temple  d'Esné  était  dédié  à  l'une  des  plus 
grandes  formes  de  la  divinité,  à  Chnouphis,  qualifié  des 
titres  NEV-EN-THO-SNÉ,  Seigneur  du  pays  d'Esné,  esprit 
créateur  de  l'univers,  principe  vital  des  essences  divines, 
soutien  de  tous  les  mondes,  etc.  A  ce  dieu  sont  associés  la 
déesse  Néith,  représentée  sous  des  formes  diverses  et  sous 
les  noms  variés  de  Menhi,  Tnébouaou,  etc.,  et  le  jeune 
dieu  Hâké,  représenté  sous  la  forme  d'un  enfant,  ce  qui 
complète  la  Triade  adorée  à  Esné.  J'ai  ramassé  une  foule  de 
détails  très  curieux  sur  les  attributions  de  ces  trois  person- 
nages auxquels  étaient  consacrées  les  principales  fêtes  et 
panôgyries  célébrées  annuellement  à  Esné.  Le  23  du  mois 


DE   CHAMPOLLION    LE   JEUNE  265 

d'Hathor,  on  célébrait  la  fête  de  la  déesse  Tnébouaou;  celle 
de  la  déesse  Menhi  avait  lieu  le  25  du  même  mois,  et  le  30 
celle  d'/sïs,  forme  tertiaire  des  deux  déesses  précitées.  Le 
1"  deChoïak,  on  tenait  une  panégyrie  (assemblée  religieuse) 
en  l'honneur  du  jeune  dieu  Hâké,  et,  ce  même  jour,  avait 
lieu  la  panégyrie  de  Chnouphis.  Voici  l'article  du  calen- 
drier sacré  sculpté  sur  l'une  des  colonnes  du  pronaos  :  «  A 
»  la  néoménie  de  Clioïak,  panégyries  et  offrandes  faites  dans 
))  le  temple  de  Chnouphis,  Seigneur  d'Esné;  on  étale  tous 
»  les  ornements  sacrés;  on  olîre  des  pains,  du  vin  et  autres 
»  liqueurs,  des  bœufs  et  des  oies  :  on  présente  des  collyres  et 
»  des  parfums  au  Dieu  Chnouphis  et  à  la  Déesse  sa  compa- 
»  gne,  ensuite  le  lait  à  Chnouphis  ;  quant  aux  autres  Dieux  du 
»  temple,  on  offre  une  oie  à  la  Déesse  Menhi;  une  oie  à  la 
»  Déesse  Néith  ;  une  oie  à  Osiris  ;  une  oie  à  Isis  ;  une  oie  à 
»  Khons  et  à  Thoth  ;  une  oie  aux  Dieux  Phré,  Atmou,  Thoré, 
))  ainsi  qu'aux  autres  Dieux  adorés  dans  le  temple  ;  on  pré- 
»  sente  ensuite  des  semences,  des  fleurs  et  des  épis  de  blé  au 
»  Seigneur  Chnouphis,  Souverain  d'Esné,  et  on  l'invoque 
»  en  ces  termes,  etc.  »  Suit  la  prière  prononcée  en  cette 
occasion  solennelle,  et  que  j'ai  copiée,  parce  qu'elle  présente 
un  grand  intérêt  mythologique. 

C'est  aux  mêmes  divinités  qu'était  dédié  le  temple  situé 
au  nord  d'Esné,  dans  une  magnifique  plaine,  jadis  cultivée, 
mais  aujourd'hui  hérissée  de  broussailles  et  de  chardons  qui 
nous  déchirèrent  les  jambes,  lorsque,  le  5  mars  au  soir, 
nous  allâmes  le  visiter,  en  faisant  à  pied  une  très  longue 
course  du  Nil  aux  ruines,  que  nous  trouvâmes  tout  nouvel- 
lement dévastées.  Ce  temple  n'est  plus  tel  que  la  Commis- 
sion l'a  laissé;  il  n'en  subsiste  plus  fju'une  seule  colonne,  un 
petit  pan  de  mur  et  le  soul)assement  presque  à  fleur  de  terre. 
Parmi  les  bas-reliefs  subsistants,  j'en  ai  trouvé  un  d'i'lver- 
gète  P^  et  de  Bérénice,  sa  femme;  j'ai  reconnu  Ic^s  légendes 
de  Philopator  sur  la  colonne,  celles  d'ITadricMi  sui'  une  pailic 
d'architrave,  et,  sur  une  autre,  en  liiéroglypius  tout  à  l'ait 


266  LETTRES    ET   JOURNAUX 

barbares,  les  noms  des  empereurs  Antonin  et  Vérus.  Le 
hasard  m'a  fait  découvrir,  dans  le  soubassement  extérieur  de 
la  partie  gauche  du  temple,  une  série  de  captifs  représen- 
tant des  peuples  vaincus  (par  Évergète  P'",  selon  toute  appa- 
rence), et,  à  l'aide  des  ongles  de  nos  Arabes,  qui  fouillèrent 
vaillamment  malgré  les  pierres  et  les  plantes  épineuses,  je 
parvins  à  copier  une  dizaine  des  inscriptions  onomastiques 
de  peuples,  gravées  sur  l'espèce  de  bouclier  attaché  à  la 
poitrine  des  vaincus.  Parmi  les  nations  que  le  vainqueur  se 
vante  d'avoir  subjuguées,  j'ai  lu  les  noms  de  V Arménie,  de 
la  Perse,  de  la  Tkrace  et  de  la  Macédoine.  Peut-être  encore 
s'agit-il  des  victoires  d'un  empereur  romain  :  je  n'ai  rien 
trouvé  d'assez  conservé  aux  environs  pour  éclaircir  ce 
doute. 

Le  7  mars  au  matin,  nous  fîmes  une  course  pédestre  dans 
l'intérieur  des  terres,  pour  voir  ce  qui  restait  encore  des 
ruines  de  la  vieille  Tuphiiun,  aujourd'hui  Taôad,  située  sur 
la  rive  droite  du  fleuve,  mais  dans  le  voisinage  de  la  chaîne 
Arabique  et  tout  près  d'IIermont/iis,  qui  est  sur  la  rive  op- 
posée. Là,  existent  deux  ou  trois  salles  d'un  petit  temple, 
habitées  par  des  fellahs  ou  par  leurs  bestiaux.  Dans  la  plus 
grande,  subsistent  encore  quelques  bas-reliefs  qui  m'ont 
donné  le  mythe  du  temple  :  on  y  adorait  la  Triade  formée 
de  Mandou,  de  la  déesse  Ritho  et  de  leur  fils  Harphré,  celle 
même  du  temple  d'Hermunthis,  capitale  du  nome  auquel 
appartenait  la  ville  de  Tuphium. 

A  midi,  nous  étions  à  Hennonthis,  dont  je  t'ai  parlé  dans 
la  lettre  que  j'écrivis  après  avoir  visité  ce  lieu  lorsque  nous 

remontions  le  Nil Nous   y  passâmes  encore   quelques 

heures,  pour  copier  quelques  bas-reliefs  et  des  légendes  hié- 
roglyphiques (jui  devaient  compléter  notre  travail  sur  Er- 
ment,  commencé  à  notre  passage  au  mois  de  novembre 
dernier.  Ce  temple  n'est  encore  qu'un  Mammisi  ou  Ei-misi, 
consacré  à  l'accouchement  de  la  déesse  Ritho,  construit  et 
sculpté,  comme  le  prouvent  tous  ses  bas-reliefs,  en  comme- 


DE    CHAMPOLLION    LE   JEUNE  267 

moration  de  la  reine  Cléopàtre,  fille  d'Aulétès,  lorsqu'elle 
mit  au  monde  Césarion,  fils  de  Jules  César,  lecjuel  voulut 
être  le  Mandou  de  la  nouvelle  déesse  Rilho,  comme  Césa- 
rion  en  fut  VHarphré.  Du  reste,  c'était  assez  l'usage  du 
dictateur  romain  de  cliq|||her  à  compléter  la  Triade,  lors- 
qu'il rencontrait  surtout  des  reines  qui,  comme  Cléopàtre, 
avaient  en  elles  quelque  chose  de  divin  sans  dédaigner  pour 
cela  les  joies  terrestres. 

Une  courte  distance  nous  séparait  de  Tlièhes,  et  nos 
c<i3urs  étaient  gros  de  revoir  ses  ruines  imposantes  :  nos 
estomacs  se  mettaient  aussi  de  la  partie,  puisqu'on  parlait 
d'une  bar((ue  de  provisions  fraîches,  arrivée  à  Louqsor  à  mon 

adresse Mais  un  vent  du  nord,  d'une  violence  extrême, 

nous  arrêta  pendant  la  nuit  entre  Hermonthis  et  Thèbes, 
où  nous  ne  fûmes  rendus  que  le  lendemain  matin,  8  mars, 
d'assez  bonne  heure. 

Notre  petite  escadre  aborda  au  pied  du  quai  antique  dé- 
chaussé par  le  Nil,  et  qui  ne  pourra  longtemps  encore  dé- 
fendre le  palais  de  Louqsor,  dont  les  dernières  colonnes 
touchent  presque  aux  bords  du  fleuve.  Ce  quai  est  évi- 
demment de  deux  époques.  Le  (juai  éfjyptieu  primitif  est  en 
grandes  briques  cuites,  liées  par  un  ciment  d'une  dureté 
extrême,  et  ses  ruines  forment  d'énormes  blocs  de  (|uinzc 
à  dix-huit  pieds  de  large  et  de  vingt-cin(|  à  trente  de  lon- 
gueur, sembhibles  à  des  rochers  inclinés  sur  le  fleuve  au 
milieu  duquel  ils  s'avancent.  Le  (|uai  en  pierres  de  grès  est 
d'une  épofiue  très  postérieure;  j'y  ai  remarcjué  des  pierres 
portant  encore  des  fragments  de  sculj)tures  du  style  des  bas 
temps,  et  provenant  d'édilices  démolis. 

Notre  travail  ^uv  Loiujsor  a  été  terminé  (a  lies  peu  près) 
avant  d<'  venii'  nous  établir  ici  à  liilxin-t'I-MoloLd,,  et  je  suis 
en  «''tat  di'  te  donnei'  tous  les  détails  iK^-cssaires  sur  rép()(|U«' 
(h;  la  constiMictioii  de  toutes  l<'s  |)arli<'s  (pli  coinpo.'^cnt  ce 
grand  ('dilicc. 

Le  loiidat'Mir  (lu  /xdd/s  de  Lmnisitr ,  mi  pliil(il  tics  ptd'ii's 


268  LETTRES    ET   JOURNAUX 

de  Lnaqsor,  a  été  le  Phnraon  Aménophis-Memnon  (Amen- 
ôthpli  III)  de  la  XVIIP  Dynastie.  C'est  ce  prince  qui  a 
bâti  la  série  cVédifices  qui  s'étend  du  sud  au  n(3rd,  depuis  le 
Nil  jusques  aux  quatorze  grandes  colonnes  de  quarante-cinq 
pieds  de  hauteur,  et  dont  les  masses  appartiennent  encore  à 
ce  règne.  Sur  toutes  les  architraves  des  autres  colonnes  or- 
nant les  cours  et  les  salles  intérieures,  colonnes  au  nombre 
de  cent  cinq,  la  plupart  intactes,  on  lit,  en  grands  hiéro- 
glyphes d'un  relief  très  bas  et  d'un  excellent  travail,  des 
dédicaces  faites  au  nom  du  roi  Aménophis.  Je  mets  ici  la 
traduction  de  l'une  d'elles,  pour  donner  une  idée  de  toutes 
les  autres,  qui  n'en  diffèrent  que  par  quelques  titres  royaux 
de  plus  ou  de  moins. 

((  La  vie  !  l'Horus  puissant  et  modéré,  régnant  par  la  jus- 
))  tice,  l'organisateur  de  son  pays,  celui  qui  tient  le  monde 
»  en  repos,  parce  que,  grand  par  sa  force,  il  a  frappé  les 
')  Barbares  ;  le  Roi  Seigneur'de  justice,  bien  aimé  du  Soleil, 
»  le  fils  du  Soleil,  Aménophis,  modérateur  de  la  région  pure 
))  (l'Egypte),  a  fait  exécuter  ces  constructions  consacrées  à 
»  son  père  Ammon,  le  Dieu  Seigneur  des  trois  zones  de  l'uni- 
))  vers,  dans  l'Ôph  du  Midi  '  ;  il  les  a  fait  exécuter  en  pierres 
»  dures  et  bonnes,  afin  d'ériger  un  édifice  durable,  c'est 
»  ce  qu'a  fait  le  fils  du  Soleil,  Aménophis,  le  chéri  d'Amon- 
))  Ra.  )) 

Ces  inscriptions  lèvent  donc  toute  espèce  de  doute  sur 
l'époque  précise  de  la  construction  et  de  la  décoration  de 
cette  partie  de  Louqsor.  Mes  inscriptions  dédicatoires  ne 
sont  pas  sans  verbe,  comme  les  inscriptions  grecques  expli- 
quées par  M.  Letronne,  et  qu'on  a  chicanées  si  mal  à  pro- 
pos ;  tu  peux  lui  annoncer  à  ce  sujet  que  je  lui  porterai  les 
inscriptions  dédicatoires  égyptiennes  des  temples  de  Pliilœ, 
d'Onibos  et  de  Dendéra,  où  le  verbe  construire  ne  manque 
jamais. 

1.  C'est-à-dire  la  partie  méridionale  de  la  portion  de  Thèbes  (Amon- 
El),  sise  sur  la  rive  droite  du  Nil.  (Note  de  Champollion  le  Jeune.) 


DE    CHAMPOLLION    LE   JEUNE  269 

Les  bas-reliefs  qui  décorent  le  palais  d'Aménophis  sont, 
en  général,  relatifs  à  des  actes  religieux  faits  par  ce  prince 
aux  grandes  divinités  de  cette  portion  de  Tlièbes,  qui 
étaient  :  l'^  Amon-Ra,  le  dieu  suprême  de  l'Egypte,  et  celui 
qu'on  adorait  presque  exclusivement  à  Thèbes,  sa  ville  épo- 
nyme;  2°  sa  forme  secondaire,  Ammon-Ra-Générateur, 
mystiquement  surnommé  le  mari  de  sa  mère,  et  représenté 
sous  une  forme  priapique;  c'est  le  dieu  Pan  égyptien, 
mentionné  dans  les  écrivains  grecs  ;  3*^  la  déesse  Tha- 
moun  ou  Tamoii,  c'est-à-dire  Ammon  femelle,  une  des 
formes  de  Néitli,  considérée  comme  compagne  d'Ammon 
générateur;  4"  la  déesse  Mouth,  la  grande  Mère  divine, 
compagne  d' Amon-Ra;  5"  et  6°  les  jeunes  dieux  Khons  et 
Hnrka,  qui  complètent  les  deux  grandes  Triades  adorées  à 
Thèbes,  savoir  : 

Pères  Mères  Fils 

Amon-Ra.  Mouth.  Khons. 

Ammon  générateur.      Thamoun.  Ilarka. 

Le  Pharaon  est  représenté  faisant  des  offrandes  quelque- 
fois très  riches  à  ces  différentes  divinités,  ou  accompagnant 
leurs  bari  ou  arches  sacrées,  portées  processionnel lement 
par  les  prêtres. 

Mais  j'ai  trouvé  et  fait  dessiner  dans  deux  des  salles  du 
palais  une  série  de  bas-reliefs  plus  intéressants  encore  et 
relatifs  à  la  personne  môme  du  fondateur.  Voici  un  mot  sur 
les  principaux  : 

Le  dieu  Tlioth  annonçant  à  la  reine  Tniaahemva,  femme 
du  Pharaon  ThoiUhmosis  IV,  (|u' Ammon  générateur  lui  a 
accordé  un  fils.  —La  même  reine,  dont  l'état  de  gro.ssessc 
est  visiblement  exprimé,  conduite  par  Chnouphis  et  llathor 
(Vénus)  vers  la  chambre  d'enfantement  (le  mammisi)  ;  cette 
même  princesse  placée  sur  un  lit,  mettant  au  monde  le  roi 
Ainénophis;  des  femmes  soutiennent  la  gi.sante.  et  des  génies 


270  LETTRES    ET    JOURNAUX 

divins,  rangés  sous  le  lit,  élèvent  l'emblème  de  la  vie  ■¥• 
vers  le  nouveau-né.  —  La  reine  nourrissant  le  jeune  prince. 

—  Le  dieu  Nil  peint  en  bleu  (le  temps  des  basses  eaux),  et 
le  dieu  Nil  peint  en  rouge  (le  temps  de  l'inondation),  pré- 
sentant le  petit  Aménophis,  ainsi  que  le  petit  dieu  Harka 
et  autres  enfants  divins,  aux  grandes  divinités  de  Thèbes. 

—  Le  royal  enfant  dans  les  bras  d'Amon-Ra,  qui  le  caresse. 

—  Le  jeune  roi  institué  par  Amon-Ra;  les  déesses  protec- 
trices de  la  Haute  et  de  la  Basse  Egypte  lui  offrant  les 
couronnes,  emblèmes  de  la  domination  sur  les  deux  pays, 
et  Thotli  lui  choisissant  son  grand  nom,  c'est-à-dire  son 
prénom  royal  (o  '=::=^  |5 1  Soleil,  Seigneur  de  justice  et  de  vé- 
rité, qui,  sur  les  monuments,  le  distingue  de  tous  les  autres 
Aménophis. 

L'une  des  dernières  salles  du  palais,  d'un  caractère  plus 
religieux  que  toutes  les  autres,  et  qui  a  dû  servir  de  cha- 
pelle royale  ou  de  sanctuaire,  n'est  décorée  que  d'adorations 
aux  deux  Triades  de  Thèbes  par  Aménophis,  et,  dans  cette 
salle,  dont  le  plafond  existe  encore,  on  trouve  un  second 
sanctuaire  emboîté  dans  le  premier,  et  dont  voici  la  dédi- 
cace, qui  en  donne  très  clairement  l'époque  tout  à  fait  ré- 
cente, comparativement  à  celle  du  grand  sanctuaire  :  «  Res- . 
))  tauration  de  l'édifice  faite  par  le  Roi  (chéri  de  Phré, 
»  approuvé  par  Amon)  le  fils  du  Soleil,  Seigneur  des  dia- 
))  dèmes,  Alexandre,  en  l'honneur  de  son  père  Amon-Ra, 
))  gardien  des  régions  de  Ôp h  (Thèbes);  il  a  fait  construire 
»  le  sanctuaire  nouveau  en  pierres  dures  et  bonnes  à  la  place 
»  de  celui  qui  avait  été  fait  sous  la  majesté  du  Roi  Soleil,  Sei- 
))  gneur  de  justice,  le  fils  du  Soleil,  Aménophis,  modérateur 
))  de  la  région  pure.  » 

Ainsi,  ce  second  sanctuaire  remonte  seulement  à  l'origine 
de  la  domination  des  Grecs  en  Egypte,  au  règne  d'Alexandre, 
(ils  d'Alexandre  le  Grand,  et  non  ce  dernier,  ce  que  prouve 
d'ailleurs  le  visage  enfantin  du  roi,  représenté,  à  l'extérieur 


DE    CHAMPOLLTON    LE    JEUNE  271 

comme  à  l'intérieur  de  ce  petit  édifice,  adorant  les  Triades 
thébaines.  Dans  un  de  ces  bas-reliefs,  la  déesse  Thamoun  est 
remplacée  par  la  v)ille  de  Thèbes  personnifiée  sous  la  forme 
d'une  femme,  avec  cette  légende  :  a  Voici  ce  que  dit  Thèbes 
»  (Tôph),  la  grande  rectrice  du  monde  :  «  Nous  avons  mis 
»  en  ta  puissance  toutes  les  contrées  (les  nomes)  ;  nous  t'avons 
»  donné  Kémé  (l'Kgypte),  terre  nourricière.  »  La  déesse 
Thèbes  adresse  ces  paroles  au  jeune  roi  Alexandre,  auf|uel 
Ammon  générateur  dit  en  même  temps  :  «  Nous  accordons 
))  que  les  édifices  que  tu  élèves  soient  aussi  durables  que 
»  le  firmament.  » 

On  ne  trouve  que  cette  seule  partie  moderne  dans  le  vieux 
palais  d'Aménophis  :  car  il  ne  vaut  la  peine  de  citer  le  fait 
suivant  que  sous  le  rapport  de  la  singularité.  Dans  une 
salle  qui  précède  le  sanctuaire,  existe  une  pierre  d'archi- 
trave, qui,  ayant  été  renouvelée  sous  un  Ptolémée  et  ornée 
d'une  inscription,  produit,  en  lisant  les  caractères  qu'elle 
porte,  une  dédicace  bizarre,  en  ce  qu'on  ne  s'est  point  in- 
quiété des  vieilles  pierres  d'architrave,  voisines,  conservant 
la  dédicace  primitive.  La  voici  : 

Première  pierre  moderne.  «  Restauration  de  rédilicc  faite 
»  par  le  Roi  Ptolémée.  toujours  vivant,  aimé  de  Phtlia.  »  — 
Deuxième  pierre  antique.  «  Monde,  le  Soleil  Soigneur  de 
»  justice,  le  fils  du  Soleil,  Aménophis,  a  fait  exécuter  ces 
»  constructions  en  l'honneur  de  son  père  Amon,  etc.  » 

L'ancienne  pierre,  remplacée  par  le  Lagide,  portait  la  lé- 
gende :  «  L'Aroéris  puissant,  etc.,  Seigneur  du  monde,  etc.  » 
On  ne  s'est  point  in(|uiété  si  la  nouvelle  légende  se  liait  ou 
non  avec  l'ancienne. 

C'est  aux  quatorze  grandes  colonuf's  de  LiuKjsor  que 
finissent  les  travaux  du  règne  d'Aniénojjhis,  sous  lequel  t»iit 
cependant  encore  été  décort'es  la  (l<Mi\ième  et  la  septième 
de.s  deux  rangées,  en  albnil  du  midi  :iu  nord.  Los  bas-reliefs 
de  (|uatro  autn^s  appartioiuioul  au  règne  du  roi  Iforus, 
fils  d'Amén(»phis,  et  les  ([uati»^  dernières  au  règne  suivant. 


272  LETTRES    ET    JOURNAUX 

Toute  la  partie  nord  des  édifices  de  Louqsor  est  d'une 
autre  époque,  et  formait  un  monument  particulier,  quoique 
lié  par  la  grande  colonnade  à  V Ainénophion  ou  palais  d'Amé- 
nophis.  C'est  à  Rhamsès  le  Grand  (Sésostris)  que  l'on  doit 
ces  constructions,  et  il  a  eu  l'intention,  non  pas  d'embellir 
le  palais  d'Aménopliis,  son  ancêtre,  mais  de  construire  un 
édifice  distinct,  ce  qui  résulte  évidemment  de  la  dédicace 
suivante,  sculptée  en  grands  hiéroglyphes  au-dessous  de  la 
corniche  du  pylône,  et  répétée  sur  les  architraves  de  toutes 
les  colonnades  que  les  cahutes  modernes  n'ont  pas  encore 
ensevelies  : 

«  La  vie  !  l'Aroéris,  enfant  d'Amon,  le  maître  de  la  région 
))  supérieure  et  de  la  région  inférieure,  deux  fois  aimable, 
0  l'Horus  plein  de  force,  l'ami  du  monde,  le  Roi  C Soleil 
')  gardien  de  vérité,  approuvé  par  Phré[)(,  le  fils  préféré  du 
»  Roi  des  Dieux,  qui,  assis  sur  le  trône  de  son  père,  domine 
))  sur  la  terre,  a  fait  exécuter  ces  constructions  en  l'honneur 
0  de  son  père  Amon-Ra,  Roi  des  Dieux.  Il  a  construit  ce 
»  Rhamesséion  dans  la  ville  d'Amon,  dans  TOph  du  Midi. 
))  C'est  ce  qu'a  fait  le  fils  du  Soleil  Q\q  chéri  d'Amon, 
))  Rhamsès]^,  vivificateur  à  toujours'.  » 

C'est  donc  ici  un  monument  particulier,  distinct  del'Amé- 
nophion,  et  cela  explique  très  bien  pourquoi  ces  deux  grands 
édifices  ne  sont  pas  sur  le  même  alignement,  défaut  choquant 
remarqué  par  tous  les  voyageurs,  qui  supposaient  à  tort  que 
toutes  ces  constructions  étaient  du  même  temps  et  formaient 
un  seul  tout,  ce  qui  n'est  pas. 

C'est  devant  le  pylône  nord  du  Rhamesséion  de  Louqsor 
que  s'élèvent  les  deux  célèbres  obélisques  de  granit  rose,  d'un 
travail  si  pur  et  d'une  si  belle  conser\'ation.  Ces  deux  masses 
énormes,  véritables  joyaux  de  plus  de  soixante-dix  pieds  de 
hauteur,  ont  été  érigées  à  cette  place  par  Rhamsès  le  Grand, 


1.   Les  mots  entre  deux  parenthèses  indiquent  le  contenu  des  car- 
touches prénom  et  nom  propre  du  roi.  (Note  de  Champollion  le  jeune.) 


DE   CHAMPOLLION    LE   JEUNE  273 

qui  a  voulu  en  décorer  son  Rhamesf^éion,  comme  cela  est 
dit  textuellement  clans  l'inscription  hiéroglyphique  de  l'obé- 
lisque de  gauche,  face  nord,  colonne  médiale,  que  voici  : 
«  Le  Seigneur  du  monde,  Soleil  gardien  de  la  vérité  (ou  jus- 
»  tice),  approuvé  par  Phré,  a  fait  exécuter  cet  édifice  en 
))  l'honneur  de  son  père  Amon-Ra,  et  il  lui  a  érigé  ces  deux 
»  grands  obélisques  de  pierre,  devant  le  Rhamesséion  de 
')  la  ville  d'Amon.  n 

Je  possède  des  copies  exactes  de  ces  deux  beaux  mono- 
lithes. Je  les  ai  prises  avec  un  soin  extrême,  en  corrigeant 
les  erreurs  de  la  gravure  de  la  Commission,  et  en  les  com- 
plétant par  les  fouilles  que  nous  avons  faites  jusques  à  la 
base  des  obélisques.  Malheureusement,  il  est  impossible 
d'avoir  la  fin  de  la  face  est  de  l'obélisque  de  droite,  et  do  la 
face  ouest  de  l'obélisque  de  gauche  :  il  aurait  fallu  abattre 
pour  cela  quelques  maisons  dé  terre  et  faire  déménager  plu- 
sieurs pauvres  familles  de  fellahs'. 

Je  n'entre  pas  dans  de  plus  grands  détails  sur  le  contenu 
des  légendes  des  deux  obélisques.  Tu  sais  déjà  que,  loin  de 
renfermer,  comme  on  l'a  cru  si  longtemps,  de  grands  mys- 
tères religieux,  de  hautes  spéculations  philosophiques,  les 
secrets  de  la  science  occulte,  ou  tout  au  moins  des  lerons 
d'astronomie,  ce  sont  tout  simplement  des  dédicaces,  plus 
ou  moins  fastueuses,  des  édifices  devant  lesquels  s'élèvent 
les  monuments  de  ce  genre.  Je  passe  donc  à  la  décoration 
des  pylônes,  qui  sont  d'un  bien  autre  intérêt. 

L'énorme  surface  de  chacun  de  ces  deux  massifs  est  cou- 

1.  Depuis  le  retour  de  Clianipollion  ;"i  Paris,  M.  Lebas,  iriKonicur  de 
la  marine  française,  s'est  rendu  à  Thèbes  pour  diriger  le  transport  à 
Paris  de  l'obélisque  de  droite  sur  le  bitinicnt  !<•  Lniu-ar,  coniniand.'- 
par  M.  de  Verninac.  Cet  habile  ingénieur  s'est  enipi-essé  d'envoyer  à 
Paris  une  bonne  copie  de  la  partie  de  l'inscription  liiéroglyphiiiue  ipu' 
le  savant  français  regrette  de  n'avoir  pu  prendre  lui  même.  M.  Lebas  a 
envoyé  en  même  temps  le  des.sin  d's  bas-reliefs  qui  ornent  les  quatre 
faces  du  dé  sur  lequel  pose  l'obélisque,  et  qui  sera  aussi  transporté  û 
Paris.  (Note  de  ChampoUion-Figeac,  dans  l'i-dition  de  1833.) 

Biui..  ùoM'r..  r.  xwi.  lï» 


274  LETTRES    ET    JOURNAUX 

verte  de  sculptures  d'un  très  bon  style,  sujets  tous  militaires 
et  composés  de  plusieurs  centaines  de  personnages.  Massif 
de  droite  :  le  roi  Rhamsès  le  Grand,  assis  sur  un  trône  au 
milieu  de  son  camp,  reçoit  les  chefs  militaires  et  des  en- 
voyés étrangers:  détails  du  camp,  bagages,  tentes,  four- 
gons, etc.,  etc.;  en  dehors,  l'armée  égyptienne  est  rangée 
en  bataille;  chars  de  guerre  à  l'avant,  à  l'arrière  et  sur  les 
flancs;  au  centre,  les  fantassins  régulièrement  formés  en 
carrés.  Massif  de  gauche  :  bataille  sanglante,  défaite  des 
ennemis,  leur  poursuite,  passage  d'un  fleuve,  prise  d'une 
ville;  on  amène  ensuite  les  prisonniers. 

Voilà  en  bloc  le  sujet  général  de  ces  deux  tableaux,  d'en- 
viron cinquante  pieds  chacun  :  nous  en  avons  des  dessins  fort 
exacts,  ainsi  que  du  peu  d'inscriptions  entremêlées  aux  scènes 
militaires.  Les  grands  textes  relatifs  à  cette  campagne  de 
Sésostris  sont  au-dessous  des  bas-reliefs.  Malheureusement 
il  faudrait  abattre  une  partie  du  village  de  Louqsor  pour  en 
avoir  des  copies.  Il  a  donc  fallu  me  contenter  d'apprendre, 
par  le  haut  des  lignes  encore  visibles,  que  cette  guerre  avait 
eu  lieu  en  l'an  V  du  règne  du  conquérant,  et  que  la  bataille 
s'était  donnée  le  5  du  mois  d'Épiphi.  Ces  dates  me  prouvent 
qu'il  s'agit  ici  de  la  même  guerre  que  celle  dont  on  a  sculpté 
les  événements  sur  la  paroi  droite  du  grand  monument 
d'fhsnmhoul,  et  qui  porte  aussi  la  date  de  l'an  V.  La  ba- 
taille figurée  dans  ce  dernier  temple  est  aussi  du  mois  d'Épi- 
phi, mais  du  9  et  non  pas  du  5.  Il  s'agit  donc  évidemment 
de  deux  affaires  de  la  même  campagne.  Les  peuples  que  les 
Égyptiens  avaient  à  combattre  sont  des  Asiatiques,  qu'à 
leur  costume  on  peut  reconnaître  pour  des  Bactriens,  des 
Mèdes  et  des  Babyloniens.  Le  pays  de  ces  derniers  est  ex- 
pressément nommé  {Naharaïna-Kah ,  le  pays  de  Naharaïna, 
la  Mésopotamie)  dans  les  inscriptions  d'Ibsamboul,  ainsi  que 
les  contrées  de  Schôt,  Robschi,  Schabatoun,  Marou,  Ba- 
.schoiia,  etc.,  (ju'il  faut  chercher  nécessairement  dans  la  géo- 
graphie primitive  de  l'Asie  occidentale. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  275 

Les  obélisques,  les  quatre  colonnes,  le  pylône,  et  le  vaste 
péristyle  ou  cour  environnée  de  colonnes,  qui  s'y  rattachent, 
forment  tout  ce  qui  reste  du  Rliamesséion  de  la  rive  droite, 
et  on  y  lit  partout  les  dédicaces  de  Rhamsès  le  Grand,  deux 
seuls  points  exceptés  de  ce  grand  édifice.  Il  paraît  que,  vers 
le  VHP  siècle  avant  J.-C,  l'ancienne  décoration  de  la  grande 
porte  située  entre  ces  deux  massifs  du  pylône  était,  par  une 
cause  C|uelconque,  en  fort  mauvais  état,  et  qu'on  en  refit  les 
masses  entièrement  à  neuf.  Les  bas-reliefs  de  Rhamsès  le 
Grand  furent  alors  remplacés  par  de  nouveaux,  qui  existent 
encore,  et  qui  représentent  le  chef  de  la  XXV«  Dynastie,  le 
conquérant  éthiopien  Sabaco  ou  Sabacon,  qui.  pendant  de 
longues  années,  gouverna  l'Egypte  avec  beaucoup  de  dou- 
ceur, faisant  les  offrandes  accoutumées  aux  dieux  protecteurs 
du  palais  et  de  la  ville  de  Thèbes.  Ces  bas-reliefs,  sur  les- 
quels on  voit  le  nom  du  Roi,  qui  est  écrit  Schahak  et  qu'on 
y  lit  très  clairement,  quoiqu'on  ait  pris  soin  de  le  marteler 
à  une  époque  fort  ancienne,  ces  bas-reliefs,  dis-je,  sont  très 
curieux  aussi  sous  le  rapport  du  style.  Les  figures  en  sont 
fortes  et  très  accusées,  avec  les  muscles  vigoureusement  pro- 
noncés, sans  qu'elles  arrivent  pour  cela  à  la  lourdeur  des 
sculptures  du  temps  des  Ptolémées  et  des  Romains.  Ce 
sont,  au  reste,  les  seules  sculptures  de  ce  règne  que  j'aie 
rencontrées  en  Egypte. 

Une  seconde  restauration,  mais  de  peu  d'importance,  a 
eu  également  lieu  au  Rliamesséion  deLouqsor.  Trois  pierres 
d'une  arcliitravc  et  le  chapiteau  de  la  première  colonne 
gauche  du  péristyle  ont  été  renouvelés  sous  Ptolémée-Phi- 
lopator,  et  l'on  n'a  pas  manfiu(';  de  sculpter  sur  l'architrave 
l'inscription  suivante  :  «  Restauration  de  l'édifice,  faite  par 
»  le  Roi  Ptolémée  toujours  vivant,  chéri  d'Isis  (^t  de  Phtha, 
))  et  par  la  dominatrice  du  monde,  Arsinoé,  Dieux  Philo- 
))  patores  aimés  par  Amon-Ra.  Roi  des  DicMix.  » 

Je  n(^  nu^ts  point  au  nomliie  d(;s  r('staurati(»ns  (|uel(|ues 
sculptures  de  Rhamsès-Méianiouu,    le  premier  Roi  de  la 


276  LETTRES    ET    JOURNAUX 

XIX®  Dynastie,  que  l'on  remarque  en  dehors  du  Rhames- 
séion,  du  côté  de  Fest,  parce  qu'elles  peuvent  avoir  appar- 
tenu à  un  édifice  contigu  et  sans  liaison  réelle  avec  le 
monument  de  Sésostris. 

Je  termine  ici,  pour  cette  fois,  mes  notices  monumentales. 
Je  te  parlerai,  dans  ma  prochaine  lettre,  des  tombeaux  des 
rois  thébains  que  nous  exploitons  dans  ce  moment. 

2  avril..  —  Je  ferme  aujourd'hui  ma  lettre,  le  courrier  de- 
vant partir  ce  matin  même  pour  le  Caire.  Rien  de  nouveau 
depuis  le  25;  toujours  bonne  santé  et  bon  courage. 

Je  donne  ce  soir  à  nos  jeunes  gens  une  fête  mangeante 
dans  une  des  plus  jolies  salles  du  tombeau  d'Ousiréi  ;  c'est 
la  fête  de  naissance  de  M^^*^  Zoraïde',  jour  que  j'avais  dé- 
claré Éponyme,  et  promis  de  célébrer  par  une  panégyrie. 
Elle  eût  dû  être  célébrée  le  1"  mars,  mais  nous  étions  dans 
toutes  les  horreurs  de  la  cataracte,  ayant  à  peine  du  pain  à 
manger  :  elle  a  donc  été  renvoyée  jusques  à  ce  jour.  La 
chère  ne  répondra  pas  à  la  magnificence  du  local,  mais  on 
fera  l'impossible  pour  n'être  pas  trop  au-dessous.  C'est  une 
surprise  que  je  ménage  à  notre  jeunesse.  Un  plat  doit  y 
mettre  le  comble  :  c'est  un  morceau  de  jeune  crocodile  à  la 
sauce  piquante.  Le  hasard  a  voulu  qu'on  en  apportât  un 
fraîchement  tué  d'hier  matin.  Je  compte  beaucoup  sur  ce 
plat  pour  l'elïet.  —  Nous  boirons  à  votre  santé  à  vous  tous 
habitants  de  Paris,  et  vous  serez  présents  à  notre  fête. 
Adieu,  mon  cher  ami,  je  t'embrasse  de  cteur  et  d'âme. 

J.-F.  Ch. 

P. -S.  —  Notre  plat  de  crocodile  a  tourné  pendant  la  nuit, 
—  la  chair  est  devenue  verte  et  puante.  Quel  malheur  !  Il 
faudra  s'en  consoler,  et  nous  n'y  perdrons  probablement 
qu'une  indigestion  ou  tout  au  moins  des  pesanteurs  d'es- 
tomac. 

1.    Zoraïde,    enfant    unique    Je    Chanipollion,    née    à    Grenoble    le 
1"  mars  1824. 


Né  à  Padoue  le  5  novembre  1778:  mort  à  Gato  le  4  décembre  1823. 


.  BEnTR;lNt).CHAl.ON-S-S 


DE    CHAMPOLLION    LE    JEUNE  277 

Au  cours  de  la  fête  donnée  dans  les  vastes  salles  de  l'hypogée, 
ChampoUion  rappela  le  souvenir  de  Giovanni  Belzoni,  qui,  le 
16  juillet  1817,  en  avait  découvert  l'entrée.  —  En  ce  temps-là, 
Dacier,  ayant  reçu  une  longue  lettre  de  Henry  Sait,  datée  de  Thè- 
bes,  le  30  novembre  1817,  avait  conseillé  à  ChampoUion,  alors  en 
résidence  à  Grenoble,  de  se  rendre  le  plus  tôt  possible  auprès  du 
((  géant  de  Padoue  »,  comme  il  appelait  Belzoni.  Celui-ci,  ayant 
retrouvé  l'entrée  de  cinq  catacombes  royales  dans  la  Vallée  des 
Rois,  désirait,  comme  Sait  lui-même,  avoir  auprès  de  lui  quel- 
qu'un qui  sût  déchiffrer  les  hiéroglyphes  :  «  A  côté  de  ce  f/éanl, 
vous  marcherez  vous-même  «  pas  de  f/êant,  et  vous  y  trouverez 
plus  vite  la  clef  de  l'énigme  »,  disait  Dacier,  très  content  de  voir 
Henri  Sait  témoigner  autant  de  confiance  en  ChampoUion  qu'en 
son  compatriote  Thomas  Young.  Mais  le  jeune  professeur  d'his- 
toire, fort  occupé,  alors,  d'organiser  V Enseignement  mutuel  à  sa 
façon  particulière,  sacrifia  sa  passion  pour  l'antique  Egypte  au  sen- 
timent —  peut-être  exagère  —  de  ce  qu'il  estimait  être  son  devoir. 
11  aurait  été,  en  effet,  plus  facilement  remplacé  à  l'école  que  dans 
ses  tentatives  de  déchiffrement  des  hiéroglyphes,  et,  s'il  s'était 
trouvé  dans  l'Egypte  même,  en  face  des  textes  originaux  non  dé- 
figurés par  des  copies  fautives,  il  aurait  sans  doute  achevé  son 
œuvre  bien  avant  l'automne  de  1822. 

Par  un  hasard  étrange,  à  1  heure  même  où  ChampoUion.  le 
27  septembre  1822,  lisait  sa  Lettre  à  M.  Dacier,  qui  contenait 
((  le  mot  de  l'énigme  »,  plusieurs  gros  chalands  défilaient  sur  la 
Seine,  deoant  l'Institut  de  France,  chargés  des  fac-similés  gigan- 
tesques de  l'hypogée  de  Séthos  !«''.  Presque  aussitôt  Belzoni  arriva 
à  Paris,  et,  bien  qu'il  fût  en  rapports  continuels  avec  William 
Bankes,  pour  qui  il  avait  fait  des  fouilles  considérables,  surtout 
dans  l'île  de  Phila'.  il  eut  le  noble  courage  de  montrer  au  grand 
jour  son  enthousiasme  illimité  pour  «  l'Égyptien  ».  Le  u  Ueant  », 
ou  même  le  «  Titan  de  Padoue  »,  comme  on  ra[)pelait  à  l\aris,  y 
devint  vite  très  populaire,  non  seulement  pur  sa  taille  vraiment  gi- 
gantesque et  par  ses  allures  peu  communes  en  traversant  les  rues, 
mais,  en  premier  lieu,  par  l'exposition  de  V/tijpntjcc  rot/ut  «  nn 
bnulernrd  des  Italiens,  près  des  liains  Chinois  ».  On  ne  se  lassait 
pas  d'admirer  «  la  fraîche  beauté  d'une  demi-dou/aine  des  salles 
funéraires  de  la  célèbre  catacombe  »,  rendues  en  grandeur  naturelle 


27S  LETTRES    ET    JOURNAUX 

avec  une  exactitude  rigoureuse.  Aussi  bien  un  architecte  et  des 
artistes  éprouvés,  parmi  eux  William  Beechey  et  Alessandro  Ricci, 
avaient-ils  été  occupés,  pendant  vingt-sept  mois,  à  la  reproduction 
fidèle  de  ces  chefs-d'œuvre  antiques. 

Champollion,  en  entrant  pour  la  première  fois  dans  ce  monde 
souterrain  «  dont  l'effet  féerique  était  augmenté  par  une  illumina- 
tion des  plus  heureuses  »,  avait  été  comme  fasciné,  et  Belzoni 
n'avait  point  eu  besoin  d'implorer  son  secours  contre  Jomard,  qui, 
dès  la  première  annonce  de  l'arrivée  du  Padouan  et  de  son  magni- 
fique trésor,  déclarait  partout,  et  surtout  à  la  Cour  même,  que 
Belzoni  venait  exposer  des  «  bêtises  »  !  En  effet,  la  Description 
de  l'Egypte,  publiée  par  la  Commission,  sous  la  direction  de 
Jomard,  n'avait  point  pu  parler  de  cette  catacombe,  découverte 
après  coup.  Au  mois  de  décembre  1822  parut  la  brochure  dont 
voici  le  frontispice  :  «  Description  du  tombeau  d'un  Roi  Égyp- 
tien »,  signée  par  L.  Hubert,  mais  écrite  pour  les  trois  quarts  du 
contenu  «  sous  la  dictée  d'un  savant  versé  dans  la  connaissance 
des  antiquités  égyptiennes  ».  Ce  savant  n'était  autre  que  Cham- 
pollion lui-même,  dont  le  nom  ne  fut  pas  prononcé  à  cause  de 
W.  Bankes,  à  qui  Belzoni  était  forcé  d'envoyer  cette  publica- 
tion. 

Ajoutons  que  tous  les  objets  qui  composaient  cette  exposition 
périrent  dans  un  incendie,  —  nous  a  t-on  dit  à  Padoue,  —  quelques 
années  après  la  mort  prématurée  de  Belzoni  en  1823.  —  H.  H. 


Biban-el-Molouk,  18  mai  1829. 

Le  courrier  que  nous  avions  expédié  au  commencement 
d'avril  pour  le  Caire  n'est  point  encore  de  retour.  Ce  retard 
hors  de  mesure  nous  donne  des  inquiétudes,  et  nous  prenons 
le  parti  d'envoyer  à  sa  recherche  un  second  courrier,  qui 
partira  ce  soir  et  marchera  jusqu'à  ce  qu'il  trouve  le  retar- 
dataire mort  ou  vif.  S'il  arrive  jusques  au  Caire,  il  remettra 
la  présente  au  Consulat  qui  te  le  fera  parvenir.  C'est  pour 
cela  qu'elle  sera  courte,  réservant  tous  les  détails  que  j'ai  à 
te  donner  sur  les  tombeaux  des  Rois  jusques  au  courrier 


DE    CHAMPOLLION    LE    JEUNE  279 

prochain,  qui  partira  aussitôt  que  j'aurai  terminé  mon  tra- 
vail à  Biban-el-Molouk. 

Je  ne  croyais  point  être  retenu  ici  aussi  longtemps,  mais 
les  parois  de  ces  tombeaux,  et  surtout  les  plafonds,  sont 
couverts  de  sujets  si  curieux,  qu'il  a  fallu  écouter  la  voix  de 
la  conscience  et  se  résoudre  à  les  copier,  figures  et  inscrip- 
tions, puisque  ailleurs  on  chercherait  en  vain  des  tableaux 
de  ce  genre.  C'est  moi  qui  fais  ce  travail-là,  réservant  la 
main  élégante  de  nos  dessinateurs  à  l'exécution  des  dessins 
historiques  qui  intéressent  directement  l'histoire  de  l'art  en 
Egypte.  Je  ne  puis  d'ailleurs  m'en  rapporter  qu'à  moi  pour 
copier  ces  scènes  diaboliques  qui,  sous  les  formes  les  plus 
monstrueuses  et  les  plus  compliquées,  reproduisent  toutes 
les  puissances  de  l'Enfer  et  les  us  et  coutumes  de  l'autre 
monde.  C'est  de  la  psychologie  la  plus  raffinée.  Je  te  parlerai 
de  tout  cela  et  de  bien  d'autres  choses  dans  la  lettre  que  je 
t'écrirai  prochainement  sur  la  Vallée  des  Rois. 

J'apprends  par  ta  dernière  qu'on  voudrait  que  mes  lettres 
fussent  adressées  à  M.  tel  et  à  M.  tel  :  je  trouve  fort  inutile 
d'y  mettre  le  nom  de  personnes  (|ui  n'entendent  absolument 
rien  à  la  matière.  D'ailleurs,  mes  lettres  contiennent  des 
résultats  entassés,  —  ce  sont  des  notes  pures  et  simples, 
des  espèces  d'annonces,  et  non  des  lettres  à  ert'et,  telles 
(ju'il  les  faudrait  pour  les  grands  seigneurs.  Je  pense  que  tu 
seras  de  mon  avis,  et,  si  tu  avais  eu  la  précaution  d'y  mettre 
ton  nom,  puisqu'elles  te  sont  adressées,  personne  n'eût 
prétendu  y  glisser  le  sien.  C'est  un  tort  que  tu  as  eu.  -- 
Quant  à  M.  de  la  Bouillerie',  ((ui  a  mis  tant  de  zèle  à  se- 
conder mon  entreprise,  il  est  juste  que  tu  le  tiennes  au  cou- 
rant et  qu'il  ait  un  des  premiers  comnuuiication  de  m(^s 
résultats.  Il  faudrait  le  \iiir  poui'  (-(«la  de  temps  eu  temps, 
et  lui  |)rouver  ainsi  (piOn  ne  r()ul)li('  point,  l't  (pie  l'on 
compte  sui'  lui  pour  la  publicaliou  des  l'iiiits  du  \oyage,  ce 

1.   Ministre'  de  la  iMaisnii  du  Uni. 


2S0  LETTRES    ET   JOURNAUX 

qui  ne  l'cH'raycra  point,  puisqu'il  a  été  le  premier  à  me  le 
prouver.  S'il  en  est  question  d'avance,  garde-toi  de  rien  ar- 
l'ëter  sur  le  fond,  parce  que,  si  l'ouvrage  se  vend,  ce  qui  est 
pro))able,  il  est  juste  (jue  nous  en  retirions  quelque  avantage 
solide.  Il  nous  sulîirait,  je  pense,  d'une  souscription  pour 
cent  cinquante  à  deux  cents  exemplaires.  Du  reste,  tout 
cela  est  prématuré.  Tirons  d'abord  la  peau  de  l'ours  du  corps 
de  la  bête. 

La  prolongation  de  mon  séjour  dans  les  tombeaux  des 
Rois  est  mise  à  profit  par  mes  jeunes  gens,  qui  mettent  mon 
portefeuille  de  Nubie  et  de  haute  Thébaïde  au  courant  en 
faisant  les  copies  des  dessins  faits,  toujours  sous  ma  direc- 
tion, par  les  artistes  toscans.  La  suite  est  déjà  admirable  et 
de  la  plus  haute  importance. 

Au  milieu  de  tant  de  travaux  notre  santé  se  soutient 
merveilleusement,  sauf  Salvador,  qui  a  eu  une  indisposition 
dont  il  est  bien  remis  maintenant.  Il  faut  dire  aussi  que  le 
grand  Amon-Ra  nous  favorise  :  le  tombeau  que  nous  habi- 
tons est  un  trésor  pour  la  saison.  —  La  température  y  est 
assez  constamment  de  20  à  21  degrés,  tandis  qu'à  deux  pas 
de  notre  porte  le  thermomètre  marque  35  à  36  à  l'ombre  et 
47  à  48  au  soleil.  De  plus,  le  mois  précédent  s'est  passé,  et 
celui-ci  se  passera  sans  doute,  sans  que  le  Khamsin  se  soit 
manifesté.  Tu  sais  sans  doute  que  c'est  un  vent  brûlant  et 
terrible  qui  élève  des  masses  de  poussière  et  dessèche  tout 
ce  qui  se  trouve  sur  son  passage.  Je  quitterai  l'Egypte  sans 
avoir  idée  de  ce  vent,  le  vrai  Typhon  de  la  pauvre  Thé- 
baïde. 

Je  n'écris  pas  à  Rosine  pour  cette  fois,  il  faut  que  le  cour- 
rier parte  de  suite  ;  donne-lui  donc  communication  de  ma 
lettre.  Écris  aussi  à  Figeac'  que  je  me  porte  bien.  Dubois 
est-il  arrivé  à  sa  destination?  Où  est-il  ?  Que  fait-il  ?  Notre 
armée   avance-t-elle   tout  aussi  vite  quelle  a  débarqué? 

1.  C'ci^t-à  dire  aux  soeurs  des  deux  frères  qui  liabitaieut  cette  ville. 


DE    CHAMPOLLION   LE   JEUNE  281 

Perdus  au  désert  et  au  fund  des  tombeaux,  nous  n'avons,  de- 
puis deux  mois  et  plus,  aucune  nouvelle  de  ce  qui  se  fait  par 
le  monde.  Cela  est  dur,  fort  dur;  car,  malgré  notre  philoso- 
phie, quoique  le  néant  des  choses  humaines  soit  écrit  autour 
de  nous  en  caractères  frappants,  quoi(|ue  nous  allions  mé- 
diter de  temps  en  temps  au  sommet  de  la  montagne  aride, 
d'où  l'on  découvre  toute  l'étendue  du  grand  cadavre  de 
Thèbes,  nous  tenons  encore  à  cette  pauvre  terre,  à  ses  ché- 
tifs  habitants  et  surtout  à  ceux  qui  grelottent  au  delà  de  la 
Méditerranée.  Je  ne  saurais  te  dire  combien  nous  ont  inté- 
ressés quelques  journaux  français  des  mois  de  novembre, 
décembre  et  janvier,  et  quelle  joie  nous  avons  éprouvée  des 

bonnes  choses  qu'on  fait  dans  notre  France.  —  France  ! 

n'en  parlons  pas,  mon  cœur  se  gonfle,  et  j'ai  encore  quelques 
mois  à  ramer  sur  les  débris  de  Thèbes:  après  cela,  tout 
plaisir  et  toute  joie.  Adieu.  Je  t'embrasse,  ainsi  que  tous  les 
nôtres,  de  cœur  et  d'àme, 

J.-F.  Ch. 

P.-S.  —  Selon  les  caciuets  de  Thèbes,  Parisct  est  allé 
faire  une  pointe  sur  la  peste,  qui,  dit-on,  s'est  manifestée 
en  Syrie.  Il  n'y  en  a  point  en  Egypte. 


Tliébes  (Bib.iii-.'l-Molnuk),  2^  mai  1820. 

Les  détails  topograpiii(iues  donnés  par  Strabon  ne  per- 
mettent |)oint  de  chercher,  ailleurs  que  dans  la  vallée  do 
Jîihnn-cl-Molouh-,  l'emplacement  des  tombeaux  des  anciens 
Kois.  Le  nom  de  cette  vallée,  (piOn  veut  entièrement  dériver 
de  l'araire  en  le  traduisant  par  les  /lofics  des  /i*oi.s,  mais  qui 
est  à  la  fois  une  corruption  et  une  traduction  d<,'  l'ancien  nom 
égyptien  JiHi-nn-Onrôon  (les  hypogé«'s  des  Rois),  comme 
l'a  fort  bien  dit  M.  Sylv(\stn'  de  Saey,  lèviuait  d'ailleurs 
toute  espèce  de  doute  à  cr.  sujet.  C'<'lait  la  ii(''cro/)o/c  roi/alc, 
et  on  a\ait  choisi  un  lieu  parlaileinent  convenable  a  cette 


282  LETTRES    ET    JOURNAUX 

triste  destination,  une  vallée  aride,  encaissée  par  de  très 
hauts  rochers  coupés  à  pic,  ou  par  des  montagnes  en  pleine 
décomposition,  offrant  presque  toutes  de  larges  fentes  occa- 
sionnées soit  par  l'extrême  chaleur,  soit  par  des  éboulements 
intérieurs,  et  dont  les  croupes  sont  parsemées  de  bandes 
noires,  comme  si  elles  eussent  été  brûlées  en  partie.  Aucune 
sorte  de  végétation  ne  se  montre  ni  sur  les  pentes,  ni  dans 
le  fond  de  la  vallée  qui  ressemble  au  lit  d'un  de  nos  grands 
torrents  des  Alpes,  desséché  depuis  des  siècles.  A  l'exception 
de  quelques  serpents  et  lézards,  aucun  animal  vivant  ne 
fréquente  cette  vallée  de  mort  :  je  ne  compte  point  les 
mouches,  les  renards,  les  loups  et  les  hyènes,  parce  que 
c'est  notre  séjour  dans  les  tombeaux  et  l'odeur  de  notre 
cuisine  qui  avaient  attiré  ces  quatre  espèces  affamées. 

En  entrant  dans  la  partie  la  plus  reculée  de  cette  vallée, 
par  une  ouverture  étroite  évidemment  faite  de  main  d'homme, 
et  offrant  encore  quelques  légers  restes  de  sculptures  égyp- 
tiennes, on  voit  bientôt,  au  pied  des  montagnes  ou  sur  leurs 
pentes,  des  portes  carrées,  encombrées  pour  la  plupart,  et 
dont  il  faut  approcher  pour  apercevoir  la  décoration  :  ces 
portes,  qui  se  ressemblent  toutes,  donnent  entrée  dans  les 
tombeaux  des  Rois.  Chaque  tombeau  a  la  sienne,  car  jadis 
aucun  ne  communiquait  avec  l'autre;  ils  étaient  tous  isolés. 
Ce  sont  les  chercheurs  de  trésors,  anciens  ou  modernes,  qui 
ont  établi  quelques  communications  forcées. 

Il  me  tardait,  en  arrivant  à  Biban-el-Molouk,  de  m'as- 
surer  que  ces  tombeaux,  au  nombre  de  seize  (je  ne  parle  ici 
que  des  tombeaux  conservant  des  sculptures  et  les  noms 
des  rois  pour  qui  ils  furent  creusés),  étaient  bien,  comme 
je  l'avais  déduit  d'avance  de  plusieurs  considérations,  ceux 
des  rois  appartenant  tous  à  des  dynasties  thébaines,  c'est-à- 
dire  à  des  princes  dont  Va  famille  était  originaire  de  Thèbes. 
L'examen  rapide  que  je  fis  alors  de  ces  excavations  avant  de 
monter  à  la  seconde  cataracte,  et  le  séjour  de  plusieurs 
mois  que  j'y  ai  fait  à  mon  retour,  m  "ont  pleinement  con- 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  283 

vaincu  que  ces  hypogées  ont  renfermé  les  corps  des  Rois 
des  XVIIP,  XIX«  et  XX«  Dynasties,  qui  sont  en  effet  toutes 
trois  des  dynasties  diospolitaines  ou  tliéhaines.  Ainsi  j'y  ai 

retrouvé  d'abord  les  tombeaux  :  1"  de-B/iamsès  I'  i  ©  l 

2"  de  Ménéphtha  /«'  (Ousiréi)  /^~^;  3^  deRhamsés 


le  Grand 
5°  de  Mé- 
Rhamer- 


1 


;  4"  de  Méné- 


la  xviir^  K^d 

du  plus  ancien  de 
/"">.  ,  inhumé  à 


néphtha    III 

ri  /"    N  ,  fous 
(  G)  \ 


© 


phthall/^^ 


™ 


© 

III 


Dynastie, 
tous,  Amé 


()•'    de 
Rois  de 


^ 


ans    ^— ^la    Vi 


V^^'^  et   celui 
nop/u's  Meiimon 


part  dans  ^ — ^  la  vallée  isolée 
de  l'ouest.  ^-^  Viennent  ensuite  le  tombeau  de 
Rhamsès-Méiamoun  /'T^,  qui  est  bien  décidément 


M 


:^ 


nastie,  et  I'un  des  grands 
pelés  Sésostj-is  par  les  au- 
su  distinguer  entre  eux 
par  leurs  exploits  mili- 
Pharaons,   tous  nommés 


^  J  le  chef  delà  XIX«Dy- 
conquérants  égyptiens,  ap- 
teurs  anciens,  (pii  n'ont  pas 
les  deux  Rhamaès  célèbres 
taires,  et  les  tombeaux  de  six 
Rhamsès,  les  descendants  et  les  successeurs  de  Méiamoun 
formant  la  XIX'^  Dynastie  et  le  commencement  de  la  XX^ 
On  n'a  suivi  aucun  ordre,  ni  de  dynastie,  ni  de  succession 
dans  le  choix  de  l'emplacement  de  ces  diverses  tombes 
royales  :  chacun  a  fait  creuser  la  sienn<'  sur  le  point  où  il 
croyait  rencontrer  une  v(mii('  de  pienv  convenable  a  la 
sculpture  et  à  l'iiiunensilt'  de  l'excavation  projelée.  Il  est 
didicile  de  s(>  (h'Icudic  d'une  certaine  sinpiisc  loisiiue,  après 
avoir  passé  sous  une  poite  assez  siMi|)le,  on  entre  dans  de 
grandes  gah'ries  ou  conidoi-s,  couverts  de  scul|)tures  parfai- 
tement soignées,  conservant  en  grande  partie  Ttrlat  des 
plus  vives  couhMU's,  et  conduisant  successivement  à  des 
salles  soutenues  pai-  i\v<  piliers  encore  plus  liclies  de  déco- 


284  LETTRES   ET   JOURNAUX 

rations,  jusqu'à  ce  qu'on  arrive  enfin  à  la  salle  principale, 
celle  que  les  Égyptiens  nommaient  la  Salle  dorée,  plus  vaste 
que  toutes  les  autres,  et  au  milieu  de  laquelle  reposait  la 
momie  du  roi  dans  un  énorme  sarcophage  de  granit.  Les 
plans  de  ces  tombeaux,  publiés  par  la  Commission  d'Egypte, 
donnent  une  idée  exacte  de  l'étendue  de  ces  excavations  et 
du  travail  immense  qu'elles  ont  coûté  pour  les  exécuter  au 
pic  et  au  ciseau.  La  vallée  est  presque  toute  encombrée  de 
collines,  formées  par  les  petits  éclats  de  pierre  provenant 
des  effrayants  travaux  exécutés  dans  le  sein  de  la  mon- 
tagne. 

Sans  doute,  tu  ne  t'attends  point  à  trouver  ici  une  des- 
cription détaillée  de  chacun  de  ces  tombeaux;  plusieurs 
mois  m'ont  à  peine  suffi  pour  rédiger  une  notice  un  peu  dé- 
taillée des  innombrables  bas-reliefs  qu'ils  renferment,  et 
pour  copier  les  inscriptions  les  plus  intéressantes.  Je  te  don- 
nerai cependant  une  idée  générale  de  ces  monuments  par  la 
description  rapide  et  très  succincte  de  l'un  d'entre  eux,  ce- 
lui du  Pharaon  Rhamsès,  fils  et  successeur  de  Méiamoun,  et 
qui,  dans  les  listes  de  Manèthon,  se  nomme  Aménéphthès, 
et  paraît  être  le  Menophrès  dont  une  ère  égyptienne  por- 
tait le  nom.  La  décoration  des  tombeaux  royaux  était  sys- 
tématisée, et  ce  que  l'on  trouve  dans  l'un  reparaît  dans 
presque  tous  les  autres,  à  quelques  exceptions  près,  comme 
je  le  dirai  plus  loin. 

Le  bandeau  de  la  porte  d'entrée  est  orné  d'un  bas-relief 
(le  même  sur  toutes  les  premières  portes  des  tombeaux 
royaux),  qui  n'est  au  fond  que  la  préface,  ou  plutôt  le  ré- 
sumé, de  toute  la  décoration  des  tombes  pharaoniques.  C'est 
un  disque  jaune  pâle,  au  milieu  duquel  est  le  soleil  à  tête  de 
bélier,  c'est-à-dire  le  soleil  couchant,  entrant  dans  l'hémi- 
sphère inférieur  et  adoré  par  le  roi  à  genoux.  A  la  droite  du 
disque,  c'est-à-dire  à  l'orient,  est  la  déesse  Nephthys,  et  à 
la  gauche  (occident)  la  déesse  Isis,  occupant  les  deux  extré- 
mités de  la  course  du  dieu  dans  l'hémisphère  supérieur.  A 


DE   CHAMPOLLION    LE   JEUNE  285 

côté  du  soleil,  et  dans  le  disque,  on  a  sculpté  un  grand  scara- 
bée, qui  est  ici,  comme  ailleurs,  le  symbole  de  la  régénéra- 
tion ou  des  renaissances  successives.  Le  roi  est  agenouillé 
sur  la  montagne  céleste,  sur  laquelle  portent  aussi  les  pieds 
des  deux  déesses. 

Le  sens  général  de  cette  composition  se  rapporte  au  roi 
défunt.  Pendant  sa  vie,  semblable  au  soleil  dans  sa  course 
de  l'orient  à  l'occident,  le  roi  devait  être  le  vivificateur, 
l'illuminateur  de  l'Egypte  et  la  source  de  tous  les  biens 
physiques  et  moraux  nécessaires  à  ses  habitants.  Le  Pharaon 
mort  fut  donc  naturellement  encore  comparé  au  soleil  se 
couchant  et  descendant  vers  le  ténébreux  hémisphère  infé- 
rieur, qu'il  doit  parcourir  pour  renaître  de  nouveau  à 
l'orient  et  rendre  la  lumière  et  la  vie  au  monde  supérieur 
(celui  que  nous  habitons),  de  la  même  manière  que  le  roi 
défunt  devait  renaître  aussi,  soit  pour  continuer  ses  trans- 
migrations, soit  pour  habiter  le  monde  céleste  et  être  absorbé 
dans  le  sein  d'Amon,  le  Père  universel. 

Cette  explication  n'est  point  de  mon  cru;  le  temps  des 
conjectures  est  passé  pour  la  vieille  Egypte.  Tout  cela  ré- 
sulte de  l'ensemble  des  légendes  qui  couvrent  les  tombes 
royales. 

Ainsi,  cette  comparaison  ou  assimilation  du  roi  avec  le 
soleil,  dans  ses  deux  états  pendant  les  deux  parties  du  jour, 
est  hi  clef  ou  plutôt  le  motif  et  le  sujet  dont  tous  les  autres 
bas-reliefs  ne  sont,  comme  on  va  le  voir,  que  le  dévelop- 
pement successif. 

Dans  le  tableau  décrit  est  toujours  une  légende  dont  suit 
la  traduction  littérale  :  «  Voici  ce  que  dit  Osiris,  Seigneur 
»  de  l'Amenti  (région  occidentale,  habitée  par  les  morts)  : 
»  Je  t'ai  accordé  une  demeure  dans  la  montagne  sacrée  de 
»  l'Occident,  comme  aux  autres  Dieux  grands  (les  rois  ses 
I)  prédécesseurs),  à  toi,  Osirien-Roi,  Seigneur  du  nioudc. 
»  Rliamsès,  etc.,  encore  vivant.  » 

Cette  dernière  expression  pfouvciait,  s'il  en  était  besoin, 


2K6  LETTRES    ET   JOURNAUX 

que  les  tombeaux  des  Pharaons,  ouvrages  immenses  et  qui 
exigeaient  un  travail  fort  long,  étaient  commencés  de  leur 
vivant,  et  que  l'un  des  premiers  soins  de  tout  roi  égyptien 
fut,  conformément  à  l'esprit  bien  connu  de  cette  singulière 
nation,  de  s'occuper  incessamment  de  l'exécution  du  mo- 
nument sépulcral  qui  devait  être  son  dernier  asile. 

C'est  ce  que  démontre  encore  mieux  le  premier  bas-relief 
qu'on  trouve  toujours  à  la  gauche  en  entrant  dans  tous  ces 
tombeaux.  Ce  tableau  avait  évidemment  pour  but  de  ras- 
surer le  roi  vivant  sur  le  fâcheux  augure,  qui  semblait  résulter 
pour  lui  du  creusement  prématuré  de  sa  tombe  au  moment 
où  il  était  plein  de  vie  et  de  santé.  Ce  tableau  montre,  en 
effet,  le  Pharaon  en  costume  royal,  se  présentant  au  dieu 
Phré  à  tête  d'épervier,  c'est-à-dire  au  soleil  dans  tout  l'éclat 
de  sa  course  (à  l'heure  de  midi),  lequel  adresse  a  son  repré- 
sentant sur  la  terre  ces  paroles  consolantes  : 

(c  Voici  ce  que  dit  Phré,  Dieu  grand,  Seigneur  du  ciel  : 
))  nous  t'accordons  une  longue  série  de  jours,  pour  régner 
0  sur  le  monde  et  exercer  les  attributions  royales  d'Horus 
)t  sur  la  terre.  » 

Au  plafond  de  ce  premier  corridor  du  tombeau,  on  lit 
également  de  magnifiques  promesses  faites  au  roi  pour  cette 
vie  terrestre,  et  le  détail  des  privilèges  qui  lui  sont  réservés 
dans  les  régions  célestes;  il  semble  qu'on  ait  placé  ici  ces 
légendes,  comme  pour  rendre  plus  douce  la  pente  toujours 
trop  rapide  qui  conduit  à  la  salle  du  sarcophage. 

Immédiatement  après  ce  tableau,  sorte  de  précaution  ora- 
toire assez  délicate,  on  aborde  plus  franchement  la  question 
par  un  tableau  symbolique,  le  disque  du  soleil  criocéphale 
parti  de  l'Orient  et  avançant  vers  la  frontière  de  l'Occident, 
qui  est  marquée  par  un  crocodile,  emblème  des  ténèbres 
dans  lesquelles  le  dieu  et  le  roi  vont  entrer  chacun  à  sa 
manière.  Suit  immédiatement  un  très  long  texte,  contenant 
les  noms  des  soixante-quinze  parèdros  du  soleil  dans  l'hé- 
misphère inférieur,   et  des  invocations  à  ces  divinités  du 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  ?87 

troisième  ordre,  dont  chacune  préside  à  l'une  des  soixante- 
quinze  subdivisions  du  monde  inférieur,  qu'on  nommait 
<=>      Kellé,  demeure  qui  enveloppe,  enceinte,  :;one. 

Une  petite  salle,  qui  succède  ordinairement  à  ce  premier 
corridor,  contient  les  images  sculptées  et  peintes  des  pa- 
rèdres,  précédées  ou  suivies  d'un  immense  tableau,  dans  le- 
quel on  voit  successivement  l'image  abrégée  des  soixante- 
quinze  zones  et  de  leurs  habitants  dont  il  sera  parlé  plus 
loin. 

A  ces  tableaux  généraux  et  d'ensemble  succède  le  déve- 
loppement des  détails.  Les  parois  des  corridors  et  salles  qui 
suivent  (presque  toujours  les  parois  les  plus  voisines  de 
l'orient)  sont  couvertes  d'une  longue  série  de  tableaux,  repré- 
sentant la  marche  du  soleil  dans  l'hémisphère  supérieur 
(image  du  roi  pendant  sa  vie),  et  sur  les  parois  opposées  on 
a  figuré  la  marche  du  soleil  dans  l'hémisphère  inférieur 
(image  du  roi  après  sa  mort). 

Les  nombreux  tableaux  relatifs  à  la  marche  du  dieu  au- 
dessus  de  l'horizon  et  dans  l'hémisphère  lumineux  sont 
partagés  en  douze  séries,  annoncées  chacune  par  un  riche 
battant  de  porte  sculpté  et  gardé  par  un  énorme  serpent. 
Ce  sont  les  portes  des  douze  heures  de  jour,  et  ces  reptiles 
ont  tous  des  noms  significatifs,  tels  que  .  ,s)«,^   tek-ho,  ser- 

pent  à  J'ace  étincelante  ;  fi  Q  ^  ^     'Ulfl  sate-mpèfbal. 


serpent  dont  l'œil  lance  la  /lamine;  \,"î)««  tapentho,  la 
corne  du  monde,  etc.,  etc.  A  côté  de  ces  terribles  gardiens, 
on  lit  constamment  la  légende  :  //  demeure  an-dessus  tic 
cette  (jrande  porte,  et  l'ouvre  au  Dieu  Soleil. 

Près  du  battant  de  la  première  porte,  celle  du  lever,  (M1  a 
figuré  les  vingt-(iuatre  heures  du  jour  astronomique  sous 
foiine  liumaiiK',  une  étoile  sur  la  tète  et  niaich:mt  vers  le 
fond  du  tombeau,  comme  pour  mar(|uer  la  direction  de  la 
course    du   dieu   et   indi(|uer    celle  qu'il    faut    suivre    dans 


288  LETTRES   ET   JOURNAUX 

l'étude  des  tableaux,  qui  offrent  un  intérêt  d'autant  plus  pi- 
quant que,  dans  chacune  des  douze  heures  de  jour,  on  a  tracé 
l'image  détaillée  de  la  barque  du  dieu,  naviguant  dans  le 
fleuve  céleste  sur  lejluide  primordial  ou  Yét/ier,  le  principe 
de  toutes  les  choses  physiques  d'après  la  vieille  philosophie 
égyptienne,  avec  la  figure  des  dieux  qui  l'assistent  succes- 
sivement, et,  de  plus,  la  représentation  des  demeures  célestes 
qu'il  parcourt,  et  les  scènes  mythiques  propres  à  chacune 
des  heures  du  jour. 

Ainsi,  à  la  première  heure,  sa  bari,  ou  barque,  se  met  en 
mouvement  et  reçoit  les  adorations  des  esprits  de  l'Orient. 
Parmi  les  tableaux  de  la  seconde  heure,  on  trouve  le  grand 
serpent  Apophis,  le  frère  et  l'ennemi  du  Soleil,  surveillé 
par  le  dieu  Atmou.  A  la  troisième  heure,  le  dieu  Soleil  ar- 
rive dans  la  zone  céleste,  où  se  décide  le  sort  des  âmes, 
relativement  aux  corps  qu'elles  doivent  habiter  dans  leurs 
nouvelles  transmigrations.  On  y  voit  le  dieu  Atmou  assis 
sur  son  tribunal,  pesant  à  sa  balance  les  âmes  humaines  qui 
se  présentent  successivement.  L'une  d'elles  vient  d'être  con- 
damnée, on  la  voit  ramenée  sur  terre  dans  une  barv,  qui 
s'avance  vers  la  porte  gardée  par  Anubis,  et  conduite  à 
grands  coups  de  verges  par  des  cynocéphales,  emblèmes  de 
la  justice  céleste;  la  coupable  est  sous  la  forme  d'une  énorme 
truie,  au-dessus  de  laquelle  on  a  gravé  en  grand  le  caractère 
?  gourmandise  ou  gloutonnerie,  sans  doute  le  péché  ca- 
pital du  délinquant,  quelque  glouton  de  l'époque. 

Le  dieu  visite,  à  la  cinquième  heure,  les  C/iamps-Élysées 
de  la  mythologie  égyptienne,  habités  par  les  âmes  bienheu- 
reuses se  reposant  des  peines  de  leurs  transmigrations  sur 
la  terre.  Elles  portent  sur  leur  tête  la  plume  d'autruche, 
emblème  de  leur  conduite  juste  et  vertueuse.  On  les  voit 
présenter  des  offrandes  aux  dieux,  ou  bien,  sous  l'inspection 
du  Seigneur  de  la  Joie  du  cœur,  elles  cueillent  les  fruits  des 
arbres  célestes  de  ce  paradis.  Plus  loin,  d'autres  tiennent 
en  main  des  faucilles;  ce  sont  les  âmes  qui  cultivent  les 


DE   CIIAMPOLLIOX   LE   JEUNE  289 

champs  de  la  vérité.  Leur  légende  porte  :  «  Elles  font  des 
))  libations  de  l'eau  et  des  offrandes  des  grains  des  cam- 
»  pagnes  de  gloire;  elles  tiennent  une  faucille  et  mois- 
1)  sonnent  les  champs  qui  sont  leur  partage;  le  Dieu  Soleil 
»  leur  dit  :  «  Prenez  vos  faucilles,  moissonnez  vos  grains, 
»  emportez-les  dans  vos  demeures,  jouissez-en  et  les  pré- 
»  sentez  aux  Dieux  en  offrande  pure.  »  Ailleurs  enfin,  on  les 
voit  se  baigner,  nager,  sauter  et  folâtrer  dans  un  grand  bas- 
sin que  remplit  l'eau  céleste  et  primordiale,  le  tout  sous 
l'inspection  du  dieu  Nil-Céleste.  Dans  les  heures  suivantes, 
les  dieux  se  préparent  à  combattre  le  grand  ennemi  du  î?o- 
leil,  le  serpent  ApopJiis.  Ils  s'arment  d'épieux  et  se  chargent 
de  filets,  parce  que  le  monstre  habite  les  eaux  du  fleuve  sur 
lequel  navigue  le  vaisseau  du  Soleil.  Ils  tendent  des  cordes, 
Apophis  est  pris,  on  le  charge  de  liens,  on  sort  du  fleuve 
cet  immense  reptile,  au  moyen  d'un  câble  que  la  déesse  Selk 
lui  attache  au  cou  et  que  douze  dieux  tirent,  secondés  par 
une  machine  Jbrt  compliquée,  manœuvrée  par  le  dieu  Sèv 
(Saturne),  assisté  des  génies  des  quatre  points  cardinaux. 
Mais  tout  cet  attirail  serait  impuissant  contre  les  efforts 
d' Apophis,  s'il  ne  sortait  d'en  bas  une  main  énorme  (celle 
d'Amon),  qui  saisit  la  corde  et  arrête  la  fougue  du  dragon. 
Enfin,  à  la  onzième  heure  du  jour,  le  serpent  captif  est 
étranglé  \\  "^^ ,  et,  bientôt  après,  le  dieu  Soleil  arrive 
au  point  extrême  de  l'horizon  où  il  va  disparaître.  C'est  la 
déesse  Netphé  (Rhéa)  qui,  faisant  l'office  de  la  Thétys  des 
Grecs,  s'élève  à  la  surface  de  l'abîme  des  eaux  célestes;  et, 
montée  sur  la  tête  de  son  fils  Osiris,  dont  le  corps  se  ter- 
mine en  volute  comme  celui. d'une  sirène,  la  déesse  reçoit  le 
vaisseau  du  Soleil,  que  prend  bientôt  dans  ses  bras  im- 
menses le  Nil-Céleste,  le  vieil  Océan  des  mythes  égyptiens. 
La  marche  du  soleil  dans  V/n'inisp/ière  inférieur,  celui 
des  ténèbres,  pendant  les  douze  heures  do  nuit,  c'est-ù  dire 
la  contre-partie  des  scènes  précédentes,  se  trouve  sculptée 
sur  les  parois  des  tombeaux  royaux  opposées  ù  celles  dont 

HlUI..   liOYI'T.,  T.   XXXI.  19 


290  LETTRES    ET   JOURNAUX 

je  viens  de  donner  une  idée  très  succincte.  Là  le  dieu, 
assez  constamment  peint  en  noir  de  la  tête  aux  pieds,  par- 
court les  soixante  quinze  cercles  ou  zones  auxquels  président 
autant  de  personnages  divins  de  toute  forme  et  armés  de 
glaives.  Ces  cercles  sont  habités  par  les  âmes  coupables  qui 
subissent  divers  supplices.  C'est  véritablement  là  le  type 
primordial  de  V  Enfer  Au.  Dante,  caria  variété  des  tourments 
a  de  quoi  surprendre,  et  je  ne  suis  pas  étonné  que  quelques 
voyageuis,  effrayés  de  ces  scènes  de  carnage,  aient  cru  y 
trouver  la  preuve  de  l'usage  des  sacrifices  humains  dans 
l'ancienne  Egypte,  mais  les  légendes  lèvent  toute  espèce 
d'incertitude  à  cet  égard  :  ce  sont  des  affaires  de  l'autre 
monde,  et  qui  ne  préjugent  rien  pour  les  us  et  coutumes  de 
celui-ci. 

Les  âmes  coupables  sont  punies  d'une  manière  différente 
dans  la  plupart  des  zones  infernales  que  visite  le  dieu  So- 
leil. On  a  figuré  ces  esprits  impurs  et  persévérant  dans  le 
crime,  presque  toujours  sous  la  forme  humaine,  quelquefois 
aussi  sous  la  forme  symbolique  de  la  grue,  ou  celle  de 
Vépervier  à  tête  humaine,  entièrement  peints  en  noir,  pour 
indiquer  à  la  fois  et  leur  nature  perverse  et  leur  séjour  dans 
l'abîme  des  ténèbres.  Les  unes  sont  fortement  liées  à  des 
poteaux,  et  les  gardiens  de  la  zone,  brandissant  des  glaives, 
leur  reprochent  les  crimes  qu'elles  ont  commis  sur  la  terre. 
D'autres  sont  suspendues  la  tête  en  bas.  Celles-ci,  les  mains 
liées  sur  la  poitrine  et  la  tête  coupée,  marchent  en  longues 
files.  Quelques-unes,  les  mains  liées  derrière  le  dos,  traînent 
sur  la  terre  leur  cœur  sorti  de  leur  poitrine.  Dans  de 
grandes  chaudières,  on  fait  bouillir  des  âmes  vivantes,  soit 
sous  forme  humaine,  soit  sous  celle  d'oiseau,  ou  seulement 
leurs  tètes  et  leurs  cœurs.  J'ai  aussi  remarqué  des  âmes 
jetées  dans  la  chaudière  avec  l'emblème  du  bonheur  et  du 
repos  céleste  (l'éventail),  auxquels  elles  avaient  perdu  tous 
leurs  droits.  J'ai  des  copies  fidèles  de  cette  immense  série  de 
tableaux  et  des  longues  légendes  qui  les  accompagnent. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  291 

A  chaque  zone  et  auprès  des  suppliciés,  on  lit  toujours 
leur  condamnation  et  la  peine  qu'ils  subissent,  a  Ces  âmes 
))  ennemies,  y  est-il  dit,  ne  voient  point  notre  dieu  lorsqu'il 
»  lance  les  rayons  de  son  disque;  elles  n'habitent  plus  dans 
))  le  monde  terrestre,  et  elles  n'entendent  point  la  voix  du 
))  Dieu  grand  lorsqu'il  traverse  leurs  zones.  »  Tandis  qu'on 
lit  au  contraire  à  côté  de  la  représentation  des  âmes  heu- 
reuses, sur  les  parois  opposées  :  «  Elles  ont  trouvé  grâce 
»  aux  yeux  du  Dieu  grand;  elles  habitent  les  demeures  de 
»  gloire,  celles  où  l'on  vit  de  la  vie  céleste;  les  corps  qu'elles 
»  ont  abandonnés  reposeront  à  toujours  dans  leurs  tom- 
»  beaux,  tandis  qu'elles  jouiront  de  la  présence  du  Dieu 
»  suprême.  » 

Cette  double  série  de  tableaux  nous  donne  donc  le  sys- 
tème psychologique  égyptien  dans  ses  deux  points  les  plus 
importants  et  les  plus  moraux,  les  récompenses  et  les  peines. 
Ainsi  se  trouve  complètement  démontré  tout  ce  que  les  an- 
ciens ont  dit  de  la  doctrine  égyptienne  ^ur  l'immortalité  de 
l'âme  et  le  but  positif  de  la  vie  humaine.  Elle  est  certai- 
nement grande  et  heureuse,  l'idée  de  symboliser  la  double 
destinée  des  âmes  par  le  plus  frappant  des  phénomènes  cé- 
lestes, le  cours  du  soleil  dans  les  deux  hémisphères,  et  d'en 
lier  la  peinture  à  celle  de  cet  imposant  et  magnifique  spec- 
tacle. 

Cette  galerie  psychologique  occupe  les  parois  des  deux 
grands  corridors  et  des  deux  premières  salles  du  tombeau 
de  R/iamsès  V,  que  j'ai  pris  pour  type  de  ma  description 
des  tombes  royales  parce  qu'il  est  le  plus  complet  de  tous. 
Le  même  sujet,  mais  composé  dans  un  esprit  directement 
asti'onomi(jue,  et  sur  un  plan  plus  régulier  parce  (lue  c'était 
un  tableau  de  science,  est  reproduit  sur  les  plafonds  et  oc- 
cupe toute  la  longueur  de  ceux  du  second  coriidor  et  des 
deux  premières  salles  qui  suivent. 

Le  ciel,  sous  la  forme  d'une  femme  dont  le  corps  est  par- 
semé   d'étoiles,   enveloppe  de   trois  côtés   cette   immense 


292  LETTRES    ET    JOURNAUX 

composition.  Le  torse  se  prolonge  sur  toute  la  longueur  du 
tableau  dont  il  couvre  la  partie  supérieure.  La  tête  est  à 
l'occident.  Les  bras  et  les  pieds  limitent  la  longueur  du  ta- 
bleau divisé  en  deux  bandes  égales  :  celle  d'en  haut  repré- 
sente l'hémisphère  supérieur,  ou  le  cours  du  soleil  dans  les 
douze  heures  du  jour;  celle  d'en  bas,  l'hémisphère  inférieur, 
la  marche  du  soleil  pendant  les  douze  heures  de  la  nuit. 

A  l'orient,  c'est-à-dire  vers  le  point  sexuel  du  grand 
corps  céleste  (de  la  déesse  Ciel),  est  figurée  la  naissance  du 
Soleil.  Il  sort  du  sein  de  sa  divine  mère  Néilh,  sous  la  forme 
d'un  petit  enfant  portant  le  doigt  à  sa  bouche,  et  renfermé 
dans  un  disque  rouge.  Le  dieu  Méaï  (l'Hercule  égyptien,  la 
raison  divine),  debout  dans  la  barque  destinée  aux  voyages 
du  jeune  dieu,  élève  les  bras  pour  l'y  placer  lui-même.  Après 
que  le  Soleil  enfant  a  reçu  les  soins  de  deux  déesses  nour- 
rices, la  barque  part  et  navigue  sur  V Océan  céleste,  l'éther, 
qui  coule  comme  un  fleuve  de  l'orient  à  l'occident,  où  il 
forme  un  vaste  bassin,  dans  lequel  aboutit  une  autre 
branche  du  fleuve  traversant  l'hémisphère  inférieur  d'oc- 
cident en  orient. 

Chaque  heure  du  jour  est  indiquée  sur  le  corps  du  ciel 
par  un  disque  rouge,  et  dans  le  tableau  par  douze  barques 
ou  bari,  dans  lesquelles  paraît  le  dieu  Soleil  naviguant  sur 
l'Océan  céleste,  avec  un  cortège  qui  change  à  chaque  heure 
et  qui  l'accompagne  sur  les  deux  rives. 

A  la  première  heure,  au  moment  où  le  vaisseau  se  met  en 
mouvement,  les  esprits  de  l'Orient  présentent  leurs  hom- 
mages au  jeune  dieu  debout  dans  son  naos,  qui  est  élevé  au 
milieu  de  cette  bari.  L'équipage  se  compose  de  la  déesse 
Sôri,  qui  donne  l'impulsion  à  la  proue,  du  dieu  Sèo  (Sa- 
turne) à  tête  de  lièvre,  tenant  une  longue  perche  pour 
sonder  le  fleuve,  et  dont  il  ne  fait  usage  qu'à  partir  de  la 
huitième  heure,  c'est-à-dire  lorsqu'on  approche  des  parages  de 
l'Occident.  Le  réis  ou  commandant  est  Horus,  ayant  en  sous- 
ordre  le  dieu  Haké-Oéris,  le  Phaéton  et  le  compagnon  fidèle 


DE    CHA^rPOLLIO^J    LE   JEUNE  203 

du  Soleil.  Le  pilote  manœuvrant  le  gouvernail  est  un  hiéra- 
cocéphale  nommé  Hôou,  plus  la  déesse  Néb-  Wa  (la  dame 
de  la  barque)  dont  j'ignore  les  fonctions  spéciales,  enfin  le 
dieu  gardien  supérieur  des  tropiques.  On  a  représenté  sur 
les  bords  du  fleuve  les  dieux  ou  les  esprits  qui  président  à 
chacune  des  heures  de  jour;  ils  adorent  le  dieu  Soleil  à  son 
passage,  ou  récitent  tous  les  noms  mystiques  par  lesquels  on 
le  désignait.  A  la  seconde  heure  paraissent  les  âmes  des  rois 
ayant  à  leur  tête  le  défunt  Rhamsès  V,  allant  au-devant  de 
la  bari  du  dieu  pour  adorer  sa  lumière  :  aux  quatrième, 
cinquième  et  sixième  heures,  le  même  Pharaon  prend  part 
aux  travaux  des  dieux  qui  font  la  guerre  au  grand  serpent 
Apophis  caché  dans  les  eaux  de  l'Océan.  Dans  les  septième 
et  huitième  heures,  le  vaisseau  céleste  côtoie  les  demeures 
des  bienheureux,  jardins  ombragés  par  des  arbres  de  diffé- 
rentes espèces  sous  lesquels  se  promènent  les  dieux  et  les 
âmes  pures.  Enfin  le  dieu  approche  de  l'Occident.  Sèc  (Sa- 
turne) sonde  le  fleuve  incessamment,  et  des  dieux  échelonnés 
sur  le  rivage  dirigent  la  barque  avec  précaution;  elle  con- 
tourne le  grand  bassin  de  l'ouest,  et  reparait  dans  la  bande 
supérieure  du  tableau,  c'est-à-dire  dans  l'hémisphère  infé- 
rieur, sur  le  fleuve  quelle  remonte  d'occident  en  orient. 
Mais,  dans  toute  cette  navigation  des  douze  heures  de  nuit, 
comme  il  arrive  encore  pour  les  barques  qui  remontent  le 
Nil,  la  bari  du  soleil  est  toujours  tirée  à  la  corde  par  un 
grand  nombre  de  génies  subalternes,  dont  le  nombre  varie 
à  chaque  heure  dilîér.nte.  Le  grand  cortège  du  dieu  et 
l'équipage  ont  disj^aru,  il  ne  reste  plus  que  le  pilote,  debout 
et  inerte  à  l'entrée  du  naos  renfermant  le  dieu,  auquel  la 
déesse  Thméi  (la  vérité  et  la  justice),  qui  préside  à  l'enfer 
ou  à  la  région  inférieure,  semble  adresser  des  consolations. 
Des  légendes  hiérogIyj)liiques.  placées  sur  chaque  person- 
nage et  au  commencement  de  toutes  les  scènes,  en  indiciucnt 
les  noms  et  les  sujets,  en  faisant  connaitie  l'heure  du  jour 
ou  do  la  nuit  a  la<|ii('ll<'  se  ra|)|)ort<'nl    ces   scènes   synibo- 


294  LETTRES    ET   JOURNAUX 

liques.  J'ai  pris  copie  moi-même  et  des  tableaux  et  de  toutes 
les  inscriptions. 

Mais,  sur  ces  mêmes  plafonds  et  en  dehors  de  la  compo- 
sition que  je  viens  de  décrire  en  gros,  existent  des  textes 
hiéroglyphiques  d'un  intérêt  plus  grand  peut-être,  quoique 
liés  au  même  sujet  :  ce  sont  des  tables  du  lever  des  constel- 
lations et  de  leurs  influences  pour  toutes  les  heures  de 
chaque  mois  de  Vannée.  Elles  sont  ainsi  conçues  : 

Mois  de  Tôbi,  la  dernière  moitié.  —  Or  ion  domine  et 
influe  sur  l'oreille  gauche. 

Heure  1'^'',  la  constellation  à^  Or  ion  (influe)  sur  le  bras 
gauche. 

Heure  2®,  la  constellation  de  Sirius  (influe)  sur  le  cœur. 

Heure  S*',  le  commencement  de  la  constellation  des  deux 
étoiles  (les  Gémeaux  ?)  (influe)  sur  le  cœur. 

Heure  4«,  les  constellations  des  deux  étoiles  (influent)  sur 
l'oreille  gauche. 

Heure  5%  les  étoiles  dujleuve  (influent)  sur  le  cœur. 

Heure  6*^,  la  tête  (ou  le  commencement)  du  lion  (influe) 
sur  le  cœur. 

Heure  7%  lajlèche  (influe)  sur  l'œil  droit. 

Heure  8%  les  longues  étoiles  (influent)  sur  le  cœur. 

Heure  9°,  les  serviteurs  des  parties  antérieures  (du  quadru- 
pède) Mente  (le  lion  marin?)  (influent)  sur  le  bras  gauche. 

Heure  10%  le  quadrupède  Mente  (le  lion  marin  ?)  (influe) 
sur  l'œil  gauche. 

Heure  11%  les  serviteurs  du  Mente  (influent)  sur  le  bras 
gauche. 

Heure  12*^',  le  pied  de  la  truie  (influe)  sur  le  bras  gauche. 

Nous  avons  donc  ici  une  table  c/e.s  influences,  analogue  à 
celle  qu'on  avait  gravée  sur  le  fameux  cercle  doré  du  mo- 
nument d'Osymandyas,  et  qui  donnait,  comme  le  dit  Diodore 
de  Sicile,  les  heures  du  lever  des  constellations  avec  les  in- 
fluences de  cJiacune  d'elles.  Cela  démontrera  sans  réplique, 
à  notre  ami  M.   Letronne,    que   V astrologie   remonte,  en 


DE   CHAMPOLLION    LE   JEUNE  295 

Egypte,  jusques  aux  temps  les  plus  reculés,  question  à  la- 
quelle il  mettait  beaucoup  d'intérêt  et  qui,  par  le  fait,  est 
décidée  sans  retour.  C'est  une  petite  douceur  que  je  lui 
adresse,  en  attendant  ses  commissions  pour  Thèbes. 

La  traduction  que  je  viens  de  donner  d'une  des  vingt- 
quatre  tables  qui  composent  la  série  des  levers  est  certaine, 
dans  les  passages  où  j'ai  introduit  les  noms  actuels  des 
constellations  de  notre  planisphère  ;  n'ayant  pas  eu  le  temps 
de  pousser  plus  loin  mon  travail  de  concordance,  j'ai  été 
obligé  de  donner  partout  ailleurs  le  mot  à  mot  du  texte  hié- 
roglyphique. 

Tu  penses  bien  que  j'ai  recueilli  avec  un  soin  religieux 
ces  restes  précieux  de  Vastronomic  antique,  science  qui  de- 
vait être  nécessairement  liée  à  l'astrologie,  dans  un  pays  où 
la  religion  fut  la  base  immuable  de  toute  l'organisation  so- 
ciale. Dans  un  pareil  système  politique,  toutes  les  sciences 
devaient  avoir  deux  parties  distinctes  :  la  partie  des  faits 
observés,  qui  constitue  seule  nos  sciences  actuelles,  et  la 
partie  spécalatice,  qui  liait  la  science  à  la  croyance  reli- 
gieuse, lien  nécessaire,  indispensable  même  en  Egypte,  où 
la  religion,  pour  être  forte  et  pour  l'être  toujours,  avait 
voulu  renfermer  l'univers  entier  et  son  étude  dans  son  do- 
maine sans  borne,  ce  qui  a  son  bon  et  son  mauvais  côté, 
comme  toutes  les  conceptions  humaines. 

Dans  le  tombeau  de  Rhamsès  V,  les  salles  ou  corridors 
qui  suivent  ceux  que  je  viens  de  décrire  sont  décorés  de 
tableaux  symboliques,  relatifs  à  divers  états  du  soleil  consi- 
déré soit  physi(iuement,  soit,  sinlout,  dans  ses  rapports 
purement  mythiques  :  mais  ces  tableaux  ne  forment  point 
un  ensemble  suivi,  c'est  pour  cela  qu'ils  sont  totalement 
omis  ou  (|u'il.s  n'f)cciipent  pas  la  même  place  dans  les  autres 
tombes  royales.  La  salle  (jui  précède  celle  du  sarcophage,  en 
général  consacrée  aux  (juatre  génies  de  l'Anieiiti.  contient, 
dans  les  tombeaux  les  plus  complets,  la  companiticn  du  roi 
devant  le  tribunal  des  quarante-deux  juges  dis  ins  ([ui  (l..i\riit 


296  LETTRES    ET   JOURNAUX 

décider  du  sort  de  son  âme,  tribunal  dont  ne  fut  qu'une 
simple  image  celui  qui,  sur  la  terre,  accordait  ou  refusait 
aux  rois  les  honneurs  de  la  sépulture.  Une  paroi  entière  de 
cette  salle  dans  le  tombeau  de  Rhamsès  V  offre  les  images 
de  ces  quarante-deux  assesseurs  d'Osiris,  mêlées  aux  justifi- 
cations que  le  roi  est  censé  présenter,  ou  faire  présenter  en 
son  nom,  à  ces  juges  sévères,  lesquels  paraissent  être  chargés, 
chacun,  de  faire  la  recherche  d'un  crime  ou  péché  particu- 
lier, et  de  le  punir  dans  l'âme  soumise  à  leur  juridiction.  Ce 
grand  texte,  divisé  par  conséquent  en  quarante-deux  versets 
ou  colonnes,  n'est,  à  proprement  parler,  qu'une  confession 
négative,  comme  on  peut  en  juger  par  les  exemples  qui 
suivent  : 

Prénom  du  Roi 

0  Dieu  (tel)!  le  Roi,  Soleil  modérateur  de  justice,  approuvé 
d'Ammon,  n'a  point  commis  de  méchancetés. 

0  Dieu  !  le  fils  du  Soleil,  Rhamsès,  n'a  point  blasphémé. 

0  Dieu!  le  Roi,  Soleil  modérateur,  etc.,  ne  s'est  point 
enivré. 

0  Dieu!  le  fils  du  Soleil,  Rhamsès,  n'a  point  été  parles- 
seu,T. 

0  Dieu!  le  Roi,  Soleil  modérateur,  etc.,  n'a  point  enlevé 
les  biens  voués  aux  dieux. 

0  Dieu!  le  fils  du  Soleil,  Rhamsès,  n'a  point  dit  de  men- 
songes. 

0  Dieu!  le  Roi,  Soleil,  etc.,  n'a  point  été  libertin  (texte  : 
n'a  forniqué  ni  avec  femme,  ni  avec  homme). 

0  Dieu!  le  fils  du  Soleil,  Rhamsès,  ne  s'est  point  souillé 
par  des  impuretés. 

O  Dieu!  le  Roi,  Soleil,  etc.,  n'a  point  secoué  la  tête  en 
entendant  des  paroles  de  vérité. 

0  Dieu!  le  fils  du  Soleil,  Rhamsès,  n'a  point  inutilement 
allongé  ses  paroles. 

O  Dieu!  le  Roi,  Soleil,  etc.,  n'a  pas  eu  à  dévorer  son  cœur 
(c'est-à-dire  à  se  repentir  de  quelque  mauvaise  action). 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  297 

On  voyait  enfin,  à  côté  de  ce  texte  curieux,  dans  le  tom- 
beau de  Rhamsès-Méiamoun,  des  images  plus  curieuses  en- 
core, celles  des  péchés  capitaux.  Il  n'en  reste  plus  que  trois 
de  bien  visibles;  ce  sont  la  luxure,  \^ paresse  et  la  voracité, 
figurées  sous  forme  humaine,  avec  les  tètes  symboliques  de 
bouc,  de  tortue  et  de  crocodile. 

La  grande  salle  du  tombeau  de  Rhamsès  V,  celle  qui  ren- 
fermait le  sarcophage  et  la  dernière  de  toutes,  surpasse 
aussi  les  autres  en  grandeur  et  en  magnificence.  Le  plafond, 
creusé  en  berceau  et  d'une  très  belle  coupe,  a  conservé  toute 
sa  peinture  :  la  fraicheur  en  est  telle,  qu'il  faut  être  habitué 
aux  miracles  de  conservation  des  monuments  de  l'Egypte, 
pour  se  persuader  que  ces  frêles  couleurs  ont  résisté  à  plus 
de  trente  siècles.  On  a  répété  ici,  mais  en  grand  et  avec  plus 
de  détails  dans  certaines  parties,  la  marche  du  soleil  dans 
les  deux  hémisphères  pendant  la  durée  du  jour  astrono- 
mique, composition  qui  décore  les  plafonds  des  premières 
salles  du  tombeau,  et  qui  forme  le  motif  général  de  toute  la 
décoration  des  Sépultures  royales. 

Les  parois  de  cette  vaste  salle  sont  couvertes,  du  soubas- 
sement au  plafond,  de  tableaux  sculptés  et  peints  comme 
dans  le  reste  du  tombeau,  et  chargés  de  milliers  d'hiéro- 
glyphes formant  les  légendes  explicatives.  Le  soleil  est  encore 
le  sujet  de  ces  bas-reliefs,  dont  un  grand  nom])rc  contiennent 
aussi,  sous  des  formes  emblématique^;,  tout  le  système  cos- 
mogonique  et  les  principes  de  la  physique  générale  des 
Égyptiens.  Une  longue  étude  peut  seule  donner  le  sens  en- 
tier de  ces  compositions  que  j'ai  toutes  copiées  moi-même, 
en  transcrivant  en  même  temps  tous  les  textes  qui  les  accom- 
pagnent. C'est  du  mysticisme  le  plus  rafTiné,  mais  il  y  a 
certainement,  sous  ces  apparences  embI<'niati(|U(^s,  dr  vieilles 
vérités  que  nous  croyons  très  jeunes. 

J'ai  omis  dans  cette  description,  aussi  rapide  que  possible, 
d'un  seul  des  tombeaux  royaux,  de  parler  (\o^  bas-reliefs 
dont  sont  couverts  les  piliers  (jui  s()uli(>iiii('nl  les  (livcr>es 


298  LETTRES    ET   JOUflNAUX 

salles;  ce  sont  des  adorations  aux  divinités  de  l'Egypte,  et 
principalement  à  celles  qui  président  aux  destinées  des 
âmes,  PlitJia-Socharis,Aimou,  la  déesse  Mérésocliar,Osiris 
et  Anubis. 

Tous  les  autres  tombeaux  des  rois  de  Thèbes,  situés  dans 
la  vallée  de  Biban-el-Molouk  et  dans  la  vallée  de  l'Ouest, 
sont  décorés,  soit  de  la  totalité,  soit  seulement  d'une  partie 
des  tableaux  que  je  viens  d'indiquer,  et  selon  que  ces  tom- 
beaux sont  plus  ou  moins  vastes  et  surtout  plus  ou  moins 
achevés. 

Les  tombes  royales  véritablement  achevées  et  complètes 
sont  en  très  petit  nombre,  savoir  :  celle  d'Aménophis  III 
(Memnon),  dont  la  décoration  est  presque  entièrement  dé- 
truite, celle  de  Rhamsès-Méiamoun,  celle  de  Rhamsès  V, 
probablement  aussi  celle  de  Rhamsès  le  Grand,  enfin  celle 
de  la  reine  Thaoser.  Toutes  les  autres  sont  incomplètes.  Les 
unes  se  terminent  â  la  première  salle,  changée  en  grande 
salle  sépulcrale.  D'autres  vont  jusques  à  une  seconde  salle 
des  tombeaux  complets.  Quelques-unes  même  se  terminent 
brusquement  par  un  petit  réduit  creusé  à  la  hâte,  grossiè- 
rement peint,  et  dans  lequel  on  a  déposé  le  sarcophage  du 
roi,  à  peine  ébauché.  Cela  prouve  invinciblement  ce  que  j'ai 
dit  au  commencement,  que  ces  rois  ordonnaient  leur  tom- 
beau en  montant  sur  le  trône;  et  si  la  mort  venait  les  sur- 
prendre avant  qu'il  fût  terminé,  les  travaux  étaient  arrêtés 
et  le  tombeau  demeurait  incomplet.  On  peut  donc  juger  à 
coup  sûr  de  la  longueur  du  règne  de  chacun  des  rois  inhu- 
més à  Biban-el-Molouk,  par  l'achèvement  ou  par  l'état  plus 
ou  moins  avancé  de  l'excavation  destinée  à  sa  sépulture.  Il 
est  à  remarquer,  à  ce  sujet,  que  les  règnes  d'Aménophis  III, 
de  Rhamsès  le  Grand  et  de  Rhamsès  V  répondent,  en  effet, 
dans  le  Canon  de  Manéthon,  à  des  rois  qui  ont  régné  plus 
de  trente  ans  chacun. 

Il  me  reste  à  te  parler  de  certaines  particularités  que  pré- 
sentent quelques-unes  de  ces  tombes  royales. 


i 


il 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  299 

Quelques  parois  conservées  du  tombeau  d'Aménophis  III 
fÇ^  (Memnon)  sont  couvertes  d'une  simple  pein- 
ture, mais  exécutée  avec  beaucoup  de  soin  et  de 
finesse.  La  grande  salle  contient  encore  une  por- 
tion de  la  course  du  soleil  dans  les  deux  hémi- 
sphères; mais  cette  composition  est  peinte  sur 
les  murailles  sous  la  forme  d'un  immense  papyrus  déroulé, 
les  figures  étant  tracées  au  simple  trait  comme  dans  les 
manuscrits,  et  les  légendes,  en  hiéroglyphes  linéaires,  arri- 
vant presque  aux  formes  hiératiques.  Le  Musée  royal  pos- 
sède des  rituels  conçus  en  ce  genre  d'écriture  de  transi  - 
tion. 

Le  tombeau  de  cet  illustre  Pharaon  a  été  découvert  par 
un  des  membres  de  la  Commission  dans  la  vallée  de  l'Ouest. 
Il  est  probable  que  tous  les  rois  de  la  première  partie  de  la 
XVIIP  Dynastie  reposaient  dans  cette  même  vallée,  et  que 
c'est  là  qu'il  faut  chercher  les  sépulcres  d'Aménophis  V^ 
et  II  et  des  quatre  Thouthmosis.  On  ne  pourra  les  découvrir 
qu'en  exécutant  des  déblayements  immenses  au  pied  des 
grands  rochers  coupés  à  pic,  dans  le  sein  desquels  ces 
tombes  ont  été  creusées.  Cette  même  vallée  recèle  peut-être 
encore  le  dernier  asile  des  rois  thébains  des  plus  vieilles 
époques  ;  c'est  ce  que  je  me  crois  autorisé  à  conclure  de 
l'existence  d'un  second  tombeau  royal  d'un  très  ancien  style, 
découvert  dans  la  partie  la  plus  reculée  de  la  même  vallée, 
celui  d'un  Pharaon  thébain  nommé  Skhaï,  lequel  n'appar- 
tient certainement  point  aux  quatre  dernières  dynasties 
thébaines,  les  XVIP,  XVIIP,  XIX«  et  XX^ 

Dans  la  vallée  proprement  dite  de  Biban-el-Molouk. 
nous  avons  admiré,  comme  tous  les  voyageurs  qui  nous  ont 
précédés,  l'étonnante  fraîcheur  dos  peintures  et  la  linessc  des 
sculptures  du  tombeau  de  ro^c^r^j  Ménéphthal'^S  qui,  dans 
ses  légendes,  prend  les  divers  surnoms  de  Noiibci,  d'Athothéi 
et  d'Anionci,  et,  dans  son  tombeau,  celui  d'Ousi/ri,  que 
j'avais  cru  d'abord  être  le  nom   propre  et  qu'on  a  gêné- 


300  LETTRES    ET   JOURNAUX 

ralement  adopté  depuis.  Mais  cette  belle  catacombe'  dé- 
périt chaque  jour.  Les  piliers  se  fendent  et  se  délitent;  les 
plafonds  tombent  en  éclats,  et  la  peinture  s'enlève  en  écailles. 
J'ai  fait  dessiner  et  colorier  sur  place  les  plus  riches  tableaux 
de  cet  hypogée,  pour  donner  en  Europe  une  idée  exacte  de 
tant  de  magnificence.  J'ai  fait  également  dessiner  la  série 
de  peuples  figurée  dans  un  des  bas-reliefs  de  la  première 
salle  à  piliers.  J'avais  cru  d'abord,  d'après  les  copies  informes 
de  ce  bas-relief  publiées  en  Angleterre,  que  ces  quatre 
peuples,  de  race  bien  distincte,  conduits  par  le  dieu  Horus 
tenant  le  bâton  pastoral,  étaient  les  nations  soumises  au 
sceptre  du  Pharaon  Ménéphtha;  l'étude  des  légendes  m'a 
fait  connaître  que  ce  tableau  a  une  signification  plus  géné- 
rale. Il  appartient  à  la  troisième  heure  du  jour,  celle  où  le 
soleil  commence  à  faire  sentir  toute  l'ardeur  de  ses  rayons 
et  réchauffe  toutes  les  contrées  habitées  de  notre  hémi- 
sphère. On  a  voulu  y  représenter,  d'après  la  légende  même, 
les  habitants  de  l'Egypte  et  ceux  des  contrées  étrangères 

\^  '^=^  [=:i  .  Nous  avons  donc  ici  sous  les  yeux 
l'image  des  diverses  races  dlioimnes  connues  des  Égyptiens, 
et  nous  apprenons  en  même  temps  les  grandes  divisions 
géographiques  ou  etluiographiques  établies  à  cette  époque 
reculée. 

Les  hommes  guidés  p;u^  le  pasteur  des  peuples,  Horus, 
sont  figurés  au  nombre  de  douze,  mais  appartenant  à  quatre 
familles  bien  distinctes.  Les  trois  premiers  (les  plus  voisins 
du  dieu)  sont  de  couleur  rouge  sombre,  taille  bien  propor- 
tionnée, physionomie  douce,  nez  légèrement  aquilin,  longue 
chevelure  nattée,  vêtus  de  blanc,  et  leur  légende  les  désigne 
sous  le  nom  de  rôt-en-nerômé,  la  race  des  lioi unies,  les 
hommes  par  excellence,  c'est-à-dire  les  Égyptiens. 

Les  trois  suivants  présentent  un  aspect  bien  différent  : 

1.  C'est  celle  de  Séthos  I",  dont  il  a  déjà  été  question  plus  haut. 


DE    CHAMPOLLION    LE   JEUNE  301 

peau  couleur  de  chair  tirant  sur  le  jaune,  ou  teint  basané, 
nez  fortement  aquilin,  barbe  noire,  abondante  et  terminée 
en  pointe,  court  vêtement  de  couleurs  variées.  Ceux-ci  por- 
tent le  nom  de  Namou. 

Il  ne  peut  y  avoir  aucune  incertitude  sur  la  race  des  trois 
qui  viennent  après;  ce  sont  des  nègres.  Ils  sont  désignés 
sous  le  nom  général  de  Nahasi. 

Enfin,  les  trois  derniers  ont  la  teinte  de  peau  que  nous 
nommons  couleur  de  chair,  ou  peau  blanche  de  la  nuance 
la  plus  délicate,  le  nez  droit  ou  légèrement  voussé,  les  yeux 
bleus,  barbe  blonde  ou  rousse,  taille  haute  et  très  élancée, 
vêtus  de  peaux  de  bœufs  conservant  encore  leur  poil,  véri- 
tables sauvages  tatoués  sur  diverses  parties  du  corps;  on  les 
nomme  Tamhou. 

Je  me  hâtai  de  chercher  le  tableau  correspondant  à 
celui-ci  dans  les  autres  tombes  royales,  et,  en  le  retrouvant 
en  effet  dans  plusieurs,  les  variations  que  j'y  observai  me 
convainquirent  pleinement  qu'on  a  voulu  figurer  ici  les 
habitants  des  quatre  parties  du  monde,  selon  l'ancien  sys- 
tème égyptien,  savoir  :  1°  les  habitants  de  l'Egypte,  qui, 
à  elle  seule,  formait  une  partie  du  monde,  d'après  le  très 
modeste  usage  des  vieux  peuples;  2°  les  Asiatiques  ;  ^'^  les 
habitants  propres  de  V Afrique,  les  nègres;  4°  enfin  (et  j'ai 
honte  de  le  dire,  puisque  notre  race  est  la  dernière  et  la 
plus  sauvage  de  la  série)  les  Européens  qui,  à  ces  épocjues 
reculées,  il  faut  être  juste,  ne  faisaient  pas  une  trop  belle 
figure  dans  ce  monde.  Il  faut  entendre  ici  tous  les  peuples 
de  race  blonde  et  à  peau  blanche,  habitant  non  seulement 
V Europe,  mais  encore  VAsie,  leur  point  de  départ. 

Cette  manière  de  considérer  ces  tableaux  est  d'autant 
plus  la  vchitable  que,  dans  les  autres  tombes,  les  mêmes 
noms  généri(|ues  reparaissent  et  constamment  dans  le  même 
ordre.  On  y  trouve  aussi  les  I^gyptiens  et  les  Africains  re- 
présentés de  la  même  manière,  ce  ((ui  ne  pouvait  être  autre- 
ment :  mais  les  Namou  (les  Asiatiques)  et  les   Tamhou 


302  LETTRES    ET   JOURNAUX 

(les  races  européennes)  offrent  d'importantes  et  curieuses 
variantes. 

Au  lieu  de  l'Arabe  ou  du  Juif,  si  simplement  vêtu  dans 
le  tombeau  de  Ménéphtha  P^  l'Asie  a  pour  représentants 
dans  d'autres  tombeaux  (ceux  de  Rliamsès-Méiamoun  et 
de  Ménéplitha  II)  trois  individus  toujours  à  teint  basané, 
nez  aquilin,  œil  noir  et  barbe  touffue,  mais  costumés  avec 
une  rare  magnificence.  Dans  l'un,  ce  sont  évidemment  des 
Assyriens  :  leur  riche  costume,  jusques  dans  les  plus  petits 
détails,  est  parfaitement  semblable  à  celui  des  personnages 
gravés  sur  les  cylindres  assyriens  ;  dans  l'autre,  les  peuples 
Mèdes,  ou  habitants  primitifs  de  quelque  partie  de  la  Perse, 
leur  physionomie  et  costume  se  retrouvant  en  effet,  trait 
pour  trait,  sur  les  monuments  dits  persépolitains.  On  re- 
présentait donc  l'Asie  par  l'un  des  peuples  qui  l'habitaient, 
indifféremment.  Il  en  est  de  même  de  nos  bons  vieux  an- 
cêtres les  TainhoiL.  Leur  costume  est  quelquefois  différent, 
leurs  têtes  sont  plus  ou  moins  chevelues  et  chargées  d'orne- 
ments diversifiés,  leur  vêtement  sauvage  varie  un  peu  dans 
sa  forme,  mais  leur  teint  blanc,  leurs  yeux  et  leur  barbe 
conservent  tout  le  caractère  d'une  race  à  part.  J'ai  fait 
copier  et  colorier  cette  curieuse  série  ethnographique.  Je 
ne  m'attendais  certainement  pas,  en  arrivant  à  Biban-el- 
Molouk,  à  y  trouver  des  sculptures  qui  pourront  servir  de 
vignettes  à  l'histoire  des  habitants  primitifs  de  l'Europe,  si 
on  a  jamais  le  courage  de  l'entreprendre.  Leur  vue  a  toute- 
fois quelque  chose  de  flatteur  et  de  consolant,  puisqu'elle 
nous  fait  bien  apprécier  le  chemin  que  nous  avons  parcouru 
depuis. 

Le  tombeau  de  mt^î^f]  j  RJiamsès  /«',  le  père  et  le  prédé- 
cesseur de  Méiiéplitlia  P',  dit  Ousii-éi,  était  enfoui  sous  les 
décombres  et  les  débris  tombés  de  la  montagne  :  nous  l'avons 
fait  déblayer.  Il  consiste  en  deux  longs  corridors  sans 
sculptures,  se  terminant  par  une  salle  peinte,  mais  d'une 
étonnante  conservation,  et  renfermant  le  sarcophage  du  roi. 


DE   CHAMPOLLION    LE   JEUNE  303 

en  granit,  couvert  seulement  de  peintures.  Cette  simplicité 
accuse  la  magnificence  du  fils,  dont  la  somptueuse  cata- 
combe  est  à  quelques  pas  de  là. 

J'avais  le  plus  vif  désir  de  retrouver  à  Biban-el-Molouk 
la   tombe  du   plus  célèbre   des   Rhamsès,   celle  de 


Sésostris.  Elle  y  existe  en  effet  :  c'est  la  troisième  à 
droite  dans  la  vallée  principale,  mais  la  sépulture  de 

ce  grand  homme  semble  avoir  été  en  butte,  soit  à  la    ^ , 

dévastation  par  des  mains  barbares,  soit  aux  ravages  v^^ 
des  torrents  accidentels  qui  l'ont  comblée  à  très  peu  près 
jusques  aux  plafonds.  C'est  en  faisant  creuser  une  espèce  de 
boyau  au  milieu  des  éclats  de  pierres  qui  remplissent  cette 
intéressante  catacombe,  que  nous  sommes  parvenus,  en  ram- 
pant et  malgré  l'extrême  chaleur,  jusques  à  la  première  salle. 
Cet  hypogée,  d'après  ce  qu'on  peut  en  voir,  fut  exécuté  sur 
un  plan  très  vaste  et  décoré  de  sculptures  du  meilleur  style, 
à  en  juger  par  les  petites  portions  encore  subsistantes.  Des 
fouilles  entreprises  en  grand  produiraient  sans  doute  la  dé- 
couverte du  sarcophage  de  cet  illustre  conquérant  :  on  ne 
peut  espérer  d'y  trouver  la  momie  royale,  car  ce  tombeau 
aura  sans  doute  été  violé  et  spolié  à  une  époque  fort  recu- 
lée, soit  par  les  Perses,  soit  par  des  chercheurs  de  trésors, 
aussi  ardents  à  détruire  que  l'étranger  avide  d'exercer  des 
vengeances  ' . 

Au  fond  d'un  embranchement  de  la  vallée  et  dans  le  voi- 
simige  de  ce  respectable  tombeau,  reposait  le  fils  de  Sésostris 
nommé  McnéplUha  {II)  f~^  dans  ses  légendes  royales 


c'est  un  très  beau  tom- 
ai  trouvé,  creusée  dans 
salle  isolée,    une    petite 


5^ 


beau,  mais  non  achevé.  J'y 
l'épaisseur  de  la  paroi  d'ime 
chapelle  consacrée  aux  mâ- 


nes de  son  père,  Rham-  V    V  ses  le  Grand 


1.  En  eirct,  la  iiKiinie  du  IMiaiami  a  .'•It-  i-i'tr.iuvée  dans  un  tout  aulP- 
endroit,  au  .su<l  de  DoIr-el-Haliarl,  en  1S81  ;  elle  est  exposée  aujourd'hui 
au  Musée  Égyptien  du  Caire. 


304  LETTRES   ET   JOURNAUX 


Le  dernier  tombeau,  au   fond   de  la   vallée   principale, 


celui    de   C^^  Ménéphtha  III ,  se  fait  remarquer  par  son 


étatd'im 

achevés 
niiiables; 
mée    de 


r^ 


perfection.  Les  premiers  bas-reliefs  sont 
et  exécutés  avec  une  finesse  et  un  soin  ad- 
la  décoration  du  reste  de  la  catacombe,  for- 

.  trois  longs  corridors  et  de  deux  salles,  a 

été  seule-  v"^  ment  tracée  en  rouge,  et  l'on  rencontre 
enfin  les  débris  du  sarcophage  du  Pharaon,  en  granit,  dans 
un  très  petit  cabinet  dont  les  parois  à  peine  dégrossies  sont 
couvertes  de  quelques  mauvaises  figures  de  divinités,  des- 
sinées et  barbouillées  à  la  hâte. 

Son  successeur,  dont  le  nom  monumental  est 
Rhanierri,  ne  s'était  probablement  pas  beaucoup  in- 
quiété du  soin  de  sa  sépulture.  Au  lieu  de  se  faire 
creuser  un  tombeau  comme  ses  ancêtres,  il  trouva 
plus  commode  de  s'emparer  de  la  catacombe  voisine 
de  celle  de  son  père,  et  l'étude  que  j'ai  dû  faire  de  ce  V"v 
tombeau  palinipaeste  m'a  conduit  à  un  résultat  fort  im- 
portant pour  le  complément  de  la  série  des  règnes  formant 
la  XVIIP  Dynastie. 

Le  temps  ayant  causé  la  chute  du  stuc  appliqué  par  l'usur- 
pateur Rhamerri  sur  les  sculptures  primitives  de  certaines 
parties  du  tombeau  qu'il  voulait  s'approprier,  je  distinguai 
sur  la  porte  principale  les  légendes  d'une  reine  nommée 
rZ\  Tkaoser,  et  le  temps,  faisant  aussi  justice  de  la  cou- 
verte dont  on  avait  masqué  les  premiers  bas-reliefs 
de  l'intérieur,  a  mis  à  découvert  des  tableaux  repré- 
sentant cette  même  reine,  faisant  les  mêmes  olïrandes 
aux  dieux  et  recevant  des  divinités  les  mêmes  pro- 
messes  et  les  mêmes  assurances  que  les  Pharaons  eux- 
^  J  mêmes  dans  les  bas-reliefs  de  leurs  tombeaux,  et  oc- 
cupant la  même  place  que  ceux-ci.  Il  devint  donc  évident 
que  j'étais  dans  une  catacombe  creusée  pour  recevoir  le  corps 
d'une  reine,  et  je  dois  ajouter  d'une  reine  ayant  exercé  par 
elle-même  le  pouvoir  souverain,  puisque  son  mari,  quoique 


1P 


V     J 

s 

Q        1 

£1 

DE   CHAMPOLLIOxN   LE   JEUNE  305 

portant  le  titre  de  roi,  ne  paraît  qu'après  elle  dans  cette 
série  de  bas-reliefs,  la  reine  seule  se  montrant  dans  les 
premiers^et  les  plus  importants.  Ménêphtha-Siphtlia 
fut  le  nom  de  ce  souverain  en  sous-ordre. 

Comme  j'avais  déjà  trouvé  à  Ghébel-Selséléh 
des  bas-reliefs  de  ce  prince  qui  avait,  après  le 
roi  Horus,  continué  la  décoration  du  grand 
spéos  de  la  carrière,  j'ai  dû  reconnaître  alors 
dans  la  reine  Thaoser  la  fille  même  du  roi 
Horus,  laquelle,  succédant  à  son  père  dont  elle 
était  la  seule  héritière  en  âge  de  régner,  exerça  longtemps 
le  pouvoir  souverain,  et  se  trouve,  dans  la  liste  des  rois  de 
Manôthon,  sous  le  nom  de  la  reine  Achenchersès.  Je  m'étais 
trompé  à  Turin,  en  prenant  l'épouse  même  d'Horus,  la  reine 
Tmaulimot,  pour  la  fille  de  ce  prince,  mentionnée  dans  le 
texte  de  l'inscription  d'un  groupe.  Cette  erreur  de  nom 
n'aurait  point  été  commise  si  la  légende  de  la  reine  épouse 
d'Horus  eût  conservé  ses  titres  initiaux,  qu'une  fracture  a 
fait  disparaître.  Siphtha  ne  porte  donc  le  titre  de  roi  qu'en 
sa  qualité  d'époux  de  la  reine  régnante,  ce  qui  avait  eu  éga- 
lement lieu  pour  les  deux  maris  de  la  reine  Amensé,  mère 
de  Thouthmosis  III  (Mœris). 

Ce  fait  diminue  un  peu  l'odieux  de  l'usurpation  du  tom- 
beau de  la  reine  Tkaoseï'  et  de  son  mari  Siphtha  par  leur 
cinquième  ou  sixième  successeur,  qui  ne  devait  point,  en 
effet,  avoir  pour  eux  le  respect  dû  à  des  ancêtres  parce 
qu'il  descendait  directement  de  Rhamsès  P'",  et  que,  d'après 
les  listes,  il  était  tout  au  plus  le  frère  de  la  reine  Tliaoser- 
Achenchersès,  et  continuait  directement  la  ligne  mascHiline 
à  partir  du  roi  Horus.  Mais  cela  ne  saurait  justifier  le  nouvel 
occupant,  d'al)ord  d'avoir  substitu(:  partout  à  l'image  de  la 
reine  la  sienne  propre,  au  moyen  d'additions  ou  de  suppres- 
sions, en  l'allublant  d'un  cascpie  ou  de  vêtenienls  et  d'insi- 
gnes convenables  seulement  à  des  rois  et  non  i\  des  reines  ;  et, 
en  second  lieu,  d'avoir  recouvert  de  stuc  tous  les  carlduchcs 

BlUI..    ICCiYIT.,   T.    .\XXI. 


306  LETTRES    ET   JOURNAUX 

renfermant  les  noms  de  la  reine  et  de  Siphtha,  pour  y  faire 
peindre  sa  propre  légende.  Cette  opération  a  dû,  toutefois, 
s'exécuter  fort  à  la  hâte,  puisqu'après  avoir  métamorphosé 
la  reine  Thaoser  en  roi  Rhamerri,  on  n'a  point  eu  la  pré- 
caution de  corriger,  sur  les  bas-reliefs,  le  texte  des  dis- 
cours que  les  dieux  sont  censés  prononcer,  lesquels  sont 
toujours  adressés  à  la  reine  et  ne  sauraient  l'être  convena- 
blement au  roi,  ni  par  leur  forme,  ni  par  leur  contenu. 
Le  plus  grand  et  le  plus  magnifique  de  tous  les  tombeaux 
de  la  vallée  encore  existants  fut  sans  contredit  celui  du  succes- 
seur de  Rhamerri,  i?Aa/n-  /'^^Tn  ses Méianwun. Aujourd'hui, 


le  temps  ou  la  fumée  a 
qui  recouvrent  la  plupart 
ci  se  recommande,  néan- 
les  percées  latéralement 


1 


terni  l'éclat  des  couleurs 
de  ces  sépulcres  ;  celui - 
moins,  par  huit  petites  sal- 
dans  le  massif  des  parois  du 


premier  et  du  deuxième  \J^  corridor,  cabinets  ornés  de 
sculptures  du  plus  haut  intérêt  et  dont  nous  avons  fait 
prendre  des  copies  soignées.  L'un  de  ces  petits  boudoirs 
contient,  entre  autres  choses,  la  représentation  des  travaux 
de  la  cuisine  ;  un  autre,  celle  des  meubles  les  plus  riches 
et  les  plus  somptueux  ;  un  troisième  est  un  arsenal  complet 
où  se  voient  des  armes  de  toute  espèce  et  les  insignes  mili- 
taires des  légions  égyptiennes  ;  ici,  on  a  sculpté  les  barques 
et  les  canges  royales  avec  toutes  leurs  décorations;  l'un 
deux,  enfin,  contient  le  tableau  symbolique  de  l'année 
égyptienne,  figurée  par  six  images  du  Nil  et  six  images  de 
l'Egypte  personnifiée,  alternées,  une  pour  chaque  mois  et 
portant  les  productions  particulières  à  la  division  de  l'année 
que  ces  images  représentent.  J'ai  dû  faire  copier,  dans  l'un 
de  ces  jolis  réduits,  les  deux  fameux  joueurs  de  harpe  avec 
toutes  leurs  couleurs,  parce  qu'ils  n'ont  été  exactement  pu- 
bliés par  personne. 

En  voilà  assez  sur  Biban-el-Molouk.  J'ai  hâte  de  retour- 
ner à  Thèbes,  où  tu  ne  seras  point  fâché  de  me  suivre.  Je 
dois  cependant  ajouter  que  plusieurs  de  ces  tombes  royales 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  307 

portent  sur  leurs  parois  le  témoignage  écrit  qu'elles  étaient, 
il  y  a  bien  des  siècles,  abandonnées  et  seulement  visitées, 
comme  de  nos  jours,  par  beaucoup  de  curieux  désœuvrés, 
lesquels,  comme  ceux  de  nos  jours  encore,  croyaient  s'illus- 
trer à  jamais  en  griffonnant  leurs  noms  sur  les  peintures  et 
les  bas-reliefs,  qu'ils  ont  ainsi  défigurés.  Les  sots  de  tous 
les  siècles  y  ont  de  nombreux  représentants.  On  y  trouve 
d'abord  des  Égyptiens  de  toutes  les  époques,  qui  se  sont 
inscrits,  les  plus  anciens  en  hiératique,  les  plus  modernes 
en  démotique  ;  beaucoup  de  Grecs  de  très  ancienne  date,  à 
en  juger  par  la  forme  des  caractères;  de  vieux  Romains  de 
la  république,  qui  s'y  décorent  avec  orgueil  du  titre  de 
Romanos;  des  noms  de  Grecs  et  de  Romains  du  temps  des 
premiers  empereurs;  une  foule  d'inconnus  du  Bas-Empire 
noyés  au  milieu  des  superlatifs  qui  les  précèdent  ou  qui  les 
suivent;  plus,  des  noms  de  Coptes  accompagnés  de  très 
humbles  prières;  enfin,  les  noms  des  voyageurs  européens 
que  l'amour  de  la  science,  la  guerre,  le  commerce,  le  hasard 
ou  le  désœuvrement  ont  amenés  dans  ces  tombes  solitaires. 
J'ai  recueilli  à  ton  intention  les  plus  remarquables  de  ces 
inscriptions',  soit  pour  leur  contenu,  soit  pour  leur  intérêt 
sous  le  rapport  paléographique. 

1.  Dans  une  de  ces  notices  antof/rap/ics  destinées  à  son  frère,  Cluini- 
pollion  nous  ramène  à  Béni-Hassan,  et,  saisi  d'une  émotion  bien  com- 
préhensible, il  s'exprime  ainsi  :  a  A  Béni-Hassan-el-Qadim,  dans  le 
tombeau  du  nommé  Rotéi  (c'est  l'hypogée  composé  d'une  seule  cham- 
bre rectangulaire,  ornée  dans  le  fond  de  deux  rangées  de  trois  colonnes, 
et  dont  la  porte  regarde  l'ouest  et  la  vallée  de  l'Egypte),  on  remarque 
sur  la  paroi  méridionale  un  enfoncement  régulièrement  taillé  comme 
pour  une  armoire,  et  c'est  dans  l'épaisseur  de  cet  enfoncement  que  j'ai 
trouvé,  écrite  au  charbon  et  presque  eflacée,  cette  inscription  bien 
simple  :  1800.  3°  Régiment  de  Draoons.  Je  me  suis  fait  un  devoir  de 
repasser  pieusement  ces  traits  a  l'encre  noire  avec  un  pinceau,  en  ajou- 
tant au-dessous  :  j.  f.  c  kst.  1828  (J.-F.  ChampoUiuu  n'utitiitt).  » 


31)8  LETTRES   ET   JOURNAUX 


Thèbes,  le  18  juin  1829. 

Depuis  mon  retour  au  milieu  des  ruines  de  cette  ainée 
des  villes  royales,  toutes  mes  journées  ont  été  consacrées  à 
l'étude  de  ce  qui  reste  d'un  de  ses  plus  beaux  édifices,  pour 
lequel  je  conçus,  à  la  première  vue,  une  prédilection  mar- 
quée. La  connaissance  complète  que  j'en  ai  acquise  mainte- 
nant la  justifie  au  delà  de  ce  que  je  devais  espérer.  Je  veux 
parler  ici  d'un  monument  dont  le  véritable  nom  n'est  pas 
encore  fixé,  et  qui  donne  lieu  à  de  fort  vives  controverses  : 
celui  qu'on  a  appelé  d'abord  le  Memnonium,  et  ensuite  le 
Tombeau  d'Osymandyas.  Cette  dernière  dénomination  ap- 
partient à  la  Commission.  Quelques  voyageurs  persistent  à 
se  servir  de  l'autre  qui,  certainement,  est  fort  mal  appliquée 
et  très  inexacte.  Pour  moi,  je  n'emploierai  désormais,  pour 
désigner  cet  édifice,  que  son  nom  égyptien  même,  sculpté 
dans  cent  endroits  et  répété  dans  les  légendes  des  frises,  des 
architraves  et  des  bas-reliefs  qui  décorent  ce  palais.  Il  por- 
tait le  nom  de  Rhamesséion,  parce  que  c'était  à  la  munifi- 
cence du  Pharaon  Rhamsès  le  Grand  que  Thèbes  en  était 
redevable. 

L'imagination  s'ébranle  et  l'on  éprouve  une  émotion  bien 
naturelle  en  visitant  ces  galeries  mutilées  et  ces  belles  colon- 
nades, lorsqu'on  pense  qu'elles  sont  l'ouvrage  et  furent 
souvent  l'habitation  du  plus  célèbre  et  du  meilleur  des 
princes  que  la  vieille  Egypte  compte  dans  ses  longues  an- 
nales, et,  toutes  les  fois  que  je  le  parcours,  je  rends  à  la  mé- 
moire de  Sésostris  l'espèce  de  culte  religieux  dont  l'envi- 
ronnait l'antiquité  tout  entière. 

Il  n'existe  aucune  partie  complète  du  Rhamesséion  ;  mais 
ce  qui  a  échappé  à  la  barbarie  des  Perses  et  aux  ravages  du 
temps  suffit  pour  restaurer  l'ensemble  de  l'édifice  et  pour 
s'en  faire  une  idée  très  exacte.  Laissant  à  part  sa  partie 
architecturale,  qui  n'est  point  de  mon  ressort,  mais  à  la- 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  309 

quelle  je  dois  rendre  un  juste  hommage  en  disant  que  le 
Rhamesséion  est  peut-être  ce  qu'il  y  a  de  plus  noble  et  de 
plus  pur  à  Thèbes  en  fait  de  grands  monuments,  je  me  bor- 
nerai à  indiquer. rapidement  le  sujet  des  principaux  bas-re- 
liefs qui  le  décorent,  et  le  sens  des  inscriptions  qui  les 
accompagnent. 

Les  sculptures  qui  couvraient  les  faces  extérieures  des 
deux  massifs  du  premier  pylône  construit  en  grès  ont  en- 
tièrement disparu,  car  ces  massifs  se  sont  éboulés  en  grande 
partie.  Des  blocs  énormes  de  calcaire  blanc  restent  encore 
en  place;  ce  sont  les  jambages  de  la  porte.  Ils  sont  décorés, 
ainsi  que  l'épaisseur  des  deux  massifs  entre  lesquels  s'élevait 
cette  porte,  des  légendes  royales  de  Rhamsès  le  Grand,  et 
de  tableaux  représentant  ce  Pharaon  faisant  des  olïrandes 
aux  grandes  divinités  de  Thèbes,  Amon-Ra,  Ammon  gêné  - 
rateur,  la  déesse  Alouth,  le  jeune  dieu  Chons,  Phtha  et  Man- 
dou.  Dans  quelques  tableaux,  ]<;  roi  reçoit  à  son  tour  les 
faveurs  des  dieux,  et  je  donne  ici  l'analyse  du  principal 
d'entre  eux,  parce  que  c'est  là  que  j'ai  lu  pour  la  première 
fois  le  nom  vérital)le  de  rédifiee  entier. 

Le  dieu  Atmou  (une  des  formes  de  Phré)  présente  au  dieu 
Mandou  le  Pharaon  Rhamsès  le  Grand,  casqué  et  en  habits 
royaux.  Cette  dernière  divinité  le  prend  par  la  main  en  lui 
disant  :  «  Viens,  avance  vers  la  demeure  divine  pour  con- 
»  templer  ton  père,  le  Seigneur  des  Dieux,  qui  t'accordera 
))  une  longue  suite  de  jours  pour  gouverner  le  Monde  et 
»  régner  sur  le  trône  d'Horus.  »  Plus  loin,  en  effet,  on  a 
ligure  le  grand  dieu  Amon-Ra  assis,  adressant  ces  paroles 
au  Pharaon  :  a  Voici  ce  que  dit  Amon-Ra,  Roi  des  Dieux, 
»  et  qui  réside  dans  le  Rhanicsscion  de  Thèbes  :  «  Mon  hls 
»  bien  aimé  et  de  mon  germe,  Seigneur  du  Monde,  Rliam- 
»)  ses  !  mon  cœur  se  réjouit  en  contemj)lant  tes  bonnes 
»  œuvres;  tu  m'as  voué  cet  édilice;  je  le  fais  le  don  d'une 
»  vie  pure  à  passer  sur  le  trône  de  Sèv  (Saturne)  (c'est-à- 
n  dire  dans  la  royauté  temporelle).  »  Il  ne  peut  donc,  à 


310  LETTRES    ET   JOURNAUX 

l'avenir,  rester  la  moindre  incertitude  sur  le  nom  à  donner 
à  ce  monument. 

Des  tableaux  militaires,  relatifs  aux  conquêtes  du  roi, 
couvrent  les  faces  des  deux  massifs  du  pylône  sur  la  pre- 
mière cour  du  palais  ;  ils  sont  visibles  en  assez  grande  partie, 
parce  que  l'éboulement  des  portions  supérieures  du  pylône 
a  eu  lieu  du  côté  opposé.  Ces  scènes  militaires  ofîrent  la 
plus  grande  analogie  avec  celles  qui  sont  sculptées  dans  l'in- 
térieur du  temple  d'Ibsamhoul  et  sur  le  pylône  de  Louqsor, 
qui  font  partie  du  Rhamesséion  ou  Rhamséion  oriental  de 
Thèbes.  Les  inscriptions  sont  semblables,  et  tous  ces  bas- 
reliefs  se  rapportent  évidemment  à  une  même  campagne 
contre  des  peuples  asiatiques  qu'on  ne  peut,  d'après  leur 
physionomie  et  d'après  leur  costume,  chercher  ailleurs,  je  le 
répète,  que  dans  cette  vaste  contrée  sise  entre  le  Tigre  et 
l'Euphrate  d'un  côté,  l'Oxus  et  l'Indus  de  l'autre,  contrée 
que  nous  appelons  assez  vaguement  la  Perse.  Cette  nation, 
ou  plutôt  le  pays  qu'elle  habitait,  se  nommait  Chto,  Chétô, 
Scliéio  ou  Schto,  car  je  me  suis  aperçu,  enfin,  que  le  nom 
par  lequel  on  le  désigne  ordinairement  dans  les  textes  histo- 
riques,  A^  ^^®  qP-^^,  et  qui  peut  se  prononcer 
Pscharanschétlio ,  Pscliaruischèto  ou  Pscharenéscliio  (vu 
l'absence  des  voyelles  médiales),  est  composé  de  trois  parties 
distinctes  :  1"  d'un  mot  égyptien,  épithète  injurieuse, 
A^  ^^  Pscharê,  qui  signifie  une  plaie; 2°  de  la  prépo- 
sition n  (de),  que  j'avais  d'abord  crue  radicale;  3°  de  Chto, 
Scido,  Scliéta  ou  Scliéto,  véritable  nom  de  la  contrée.  Les 
Egyptiens  désignèrent  donc  ces  peuples  ennemis  sous  la  dé- 
nomination de  la  plaie  de  Schéto,  de  la  même  manière  que 
l'Ethiopie  est  toujours  appelée  la.  mauvaise  race  de  Kousch. 
Ce  n'est  point  ici  le  lieu  d'exposer  les  raisons  qui  me  portent 
à  croire  fermement  que  c'est  de  peuples  du  nord-est  de  la 
Perse,  de  Bactriens  ou  Scythes-Bactriens  qu'il  s'agit  ici. 

On  a  sculpté  sur  le  massif  de  droite  la  réception  des  am- 


DE    CHAMPOLLION    LE   JEUNE  311 

bassadeurs  scytho-bactriens  dans  le  camp  du  roi;  ils  sont 
admis  en  la  présence  de  Rhamsès,  qui  leur  adresse  des  re- 
proches. Les  soldats,  dispersés  dans  le  camp,  se  reposent  ou 
préparent  leurs  armes,  et  donnent  des  soins  aux  chevaux  et 
aux  bagages.  En  avant  du  camp,  deux  Égyptiens  admi- 
nistrent la  bastonnade  à  deux  prisonniers  ennemis,  afin, 
porte  la  légende  hiéroglyphique,  de  leur  faire  dire  ce  que 
fait  la  plaie  de  Schéto.  Au  bas  du  tableau,  l'armée  égyp- 
tienne en  marche,  et,  à  l'une  des  extrémités,  un  engagement 
entre  les  chars  des  deux  nations. 

La  partie  gauche  de  ce  massif  ofl're  l'image  d'une  série  de 
forteresses  desquelles  sortent  des  Égyptiens  emmenant  des 
captifs  :  les  légendes  sculptées  sur  les  murs  de  chacune 
d'elles  donnent  leur  nom,  et  apprennent  que  Rhamsès  le 
Grand  les  a  prises  de  vive  force,  la  VIII®  année  de  son 
règne. 

Il  manque  près  de  la  moitié  du  massif  de  droite  du  py- 
lône; ce  qui  reste  présente  les  débris  d'un  vaste  bas-relief 
représentant  une  grande  bataille,  toujours  contre  les  Schéto. 
Comme  j'aurai  l'occasion  d'en  décrire  une  seconde  tout  à  fait 
semblable  et  beaucoup  mieux  conservée,  je  passerai  rapi- 
dement sur  celle-ci,  en  disant  seulement  qu'on  y  a  repré- 
senté l'un  des  principaux  chefs  bactriens,  nommé  Schiropsiro 
ou  Scliiropasiro,  blessé  et  gisant  sur  le  bord  d'un  fleuve, 
vers  lequel  se  dirige  aussi,  fuyant  devant  le  vainqueur,  un 
allié,  le  chef  de  la  mauvaise  race  du  [jays  de  Sc/iirbèsch  ou 
Schilbèscli.  A  côté  de  la  bataille,  un  tableau  triomphal  : 
Rhamsès  le  Grand,  debout,  la  hache  sur  l'épaule,  saisit  de 
sa  main  gauche  la  chevelure  d'un  groupe  de  captifs,  au-des- 
sus desquels  on  lit  :  «  Les  chefs  des  contrées  du  INIidi  et  du 
»  Nord  conduits  en  captivité  par  Sa  Majesté.  » 

Les  colonnades  qui  fermaient  latéralement  hi  première 
cour  n'existent  plus  aujourd'hui.  Le  vaste  espace  compris 
jadis  entre  ces  galeries  et  les  deux  pyhnies  est  encombré 
des  énormes  débris  du  plus  grand  et  du  plus  magnifique 


312  LETTRES    ET   JOURNAUX 

colosse  que  les  Égyptiens  aient  peut-être  jamais  élevé. 
C'était  celui  de  Rhamsès  le  Grand  :  les  inscriptions  qui  le 
décorent  ne  permettent  plus  d'en  douter.  Les  légendes 
royales  de  cet  illustre  Pharaon  se  lisent  en  grands  et  beaux 
hiéroglyphes  vers  le  haut  des  bras,  et  se  répètent  plusieurs 
fois  sur  les  quatre  faces  de  la  base.  Ce  colosse,  quoique 
assis,  n'avait  pas  moins  de  cinquante-trois  pieds  de  hau- 
teur, non  compris  la  base,  second  bloc  d'environ  trente-trois 
pieds  de  long  sur  six  de  haut.  Il  faut  admirer  à  la  fois  la 
puissance  du  peuple  qui  érigea  ce  merveilleux  colosse,  et 
celle  des  Barbares  qui  l'ont  mutilé  avec  tant  d'adresse  et  de 
soins. 

Ce  beau  monument  s'élevait  devant  le  massif  de  gauche 
du  second  pylône  ou  mur  détruit  jusques  au  niveau  du  sol 
actuel  :  c'est  par  le  moyen  de  nos  fouilles  que  je  me  suis 
assuré  que  l'on  avait  aussi  couvert  ce  massif  de  sculptures 
représentant  des  scènes  militaires.  J'y  ai  retrouvé  le  bas 
d'un  tableau  représentant  le  roi,  après  une  grande  bataille, 
recevant  des  principaux  officiers  le  compte  des  ennemis 
tués  dans  l'action,  et  dont  les  mains  coupées  sont  entassées 
à  ses  pieds.  Plus  loin,  existait  une  inscription  relative  à  la 
guerre  contre  les  Schéto;  le  peu  qui  reste  des  dernières 
lignes,  interrompu  par  de  nombreuses  fractures,  m'a  fait 
vivement  regretter  la  destruction  de  ce  monument  histo- 
rique abondant  en  noms  propres  et  en  désignations  géogra- 
phiques. Il  y  est  surtout  question  des  honneurs  que  le  roi 
accorde  à  deux  chefs  scythes  ou  bactriens,  Iroschtoasiro, 
grand  chef  du  pays  de  Schéto,  et  Peschorsenmausiro ,  qua- 
lifié aussi  de  grand  chef  :  ce  sont,  très  probablement,  les 
gouverneurs  établis  par  le  conquérant  après  la  soumission 
du  pays. 

Les  sculptures  du  massif  de  droite  du  deuxième  pylône  sub- 
sistent en  très  grande  partie  sous  la  galerie  de  la  seconde  cour 
à  droite  en  entrant.  C'est  le  tableau  d'une  bataille  livrée  sur 
le  bord  d'un  fleuve,  dans  le  voisinage  d'une  ville  que  ceignent 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  313 

deux  branches  de  ce  fleuve,  et  sur  les  murailles  de  laquelle 
on  lit  :  la  mile  forte  Watsc h  ou  Batsch  (la  première  lettre 
est  douteuse).  Vers  l'extrémité  actuelle  du  tableau,  à  la 
gauche  du  spectateur,  l'on  voit  le  roi  Rhamsès  sur  son  char 
lancé  au  galop,  au  milieu  du  champ  de  bataille  couvert  de 
morts  et  de  mourants.  Il  décoche  des  flèches  contre  la  masse 
des  ennemis  en  pleine  déroute  ;  derrière  le  char,  sur  le  ter- 
rain que  le  héros  vient  de  quitter,  sont  entassés  les  cadavres 
des  vaincus,  sur  lesquels  s'abattent  les  chevaux  d'un  chef 
bactrien  nommé  Torokani,  blessé  d'une  flèche  à  lépaule 
et  tombant  sur  l'avant  de  son  char  brisé.  Sous  les  pieds  des 
coursiers  du  roi,  gisent,  dans  diverses  positions,  le  corps  de 
Torokato,  chef  des  soldats  du  pays  de  Nâkbésou,  et  ceux 
de  plusieurs  autres  guerriers  de  distinction.  Le  grand  chef 
bactrien,  Schiropasiro,  se  retire  sur  le  bord  du  fleuve;  les 
flèches  du  roi  ont  déjà  atteint  Tiotoaro  et  Simaïrosi  fuyant 
dans  la  plaine  et  se  dirigeant  du  côté  de  la  ville.  D'autres 
chefs  se  réfugient  vers  le  fleuve,  dans  lequel  se  précipitent 
les  chevaux  du  chef  Krobschatosi ,  blessé  et  qu'ils  entraî- 
nent avec  eux.  Plusieurs  enfin,  tels  que  Thotâro  et  Mafè- 
rima,  frère  (allié)  de  la  plaie  de  Schéto  (des  Bactriens). 
sont  allés  mourir  en  face  de  la  ville,  sur  la  rive  du  fleuve, 
que  d'autres,  tels  c{ue  le  Bactrien  Sipapliéro,  ont  été  assez 
heureux  pour  traverser,  secourus  et  accueillis  sur  la  rive 
opposée  par  une  foule  immense,  sortie  de  la  ville  et  accourue 
pour  connaître  le  résultat  de  la  bataille.  C'est  au  milieu  de 
tout  ce  peuple  amoncelé  qu'on  aperçoit  un  groupe  donnant 
des  secours  empressés  à  un  chef  que  l'on  vient  de  retirer  du 
fleuve,  où  il  s'est  noyé;  on  le  tient  suspendu  par  les  pieds 
la  tête  en  bas,  et  on  s'etl'orce  de  lui  faire  rendre  l'eau  qui  le 
suffoque,  afin  de  le  rappeler  à  la  vie.  Sa  longue  chevelure 
semble  ruisseler,  et  le  traitement  ne  produira  aucun  effet, 
si  l'on  en  juge  par  la  physionomie  et  le  mouvement  de  l'as- 
sistance. On  lit  au-dessus  de  ce  groupe  :  «  Le  chef  de  la 
»  mauvaise  race  du  pays  des  Sc/iirhèsch,  qui  s'est  éloigné 


314  LETTRES    ET   JOURNAUX 

»  de  ses  guerriers  en  fuyant  devant  le  Roi  du  côté  du 
»  fleuve.  )) 

Enfin,  au  milieu  de  la  foule  sortie  de  la  ville  par  un  pont 
jeté  sur  l'une  des  petites  branches  du  fleuve,  on  remarque 
des  symptômes  d'un  prochain  changement  dans  l'état  des 
esprits.  Un  individu  adresse  un  discours  à  ceux  qui  l'en- 
tourent; sa  harangue  a  pour  but  d'encourager  ses  compa- 
triotes à  se  soumettre  au  joug  de  Rhamsès  le  Grand.  On  lit 
en  effet,  au-dessus  du  bras  de  l'orateur,  le  commencement 
d'une  inscription  ainsi  conçue  :  «  Il  célèbre  la  gloire  du 
Dieu  gracieux,  parce  qu'il  a  dit »  Le  reste  est  détruit. 

J'ai  voulu,  en  entrant  dans  tous  ces  détails,  te  donner  une 
idée  des  bas-reliefs  historiques  dont  on  décorait  les  grands 
monuments  de  l'Egypte,  de  ces  compositions  immenses  que 
je  me  plais  à  nommer  des  tableaux  homériques  ou  de  la 
sculpture  héroïque,  parce  qu'ils  sont  pleins  de  ce  feu  et  de 
ce  désordre  sublimes  qui  nous  entraînent  à  la  lecture  des 
batailles  de  VIliade.  Chaque  groupe  considéré  à  part  sera 
trouvé  certainement  défectueux  dans  quelques  points  rela- 
tifs à  la  perspective,  ou  aux  proportions  comparativement 
aux  parties  voisines  ;  mais  ces  petits  défauts  de  détails  sont 
rachetés,  et  au  delà,  par  l'effet  des  masses,  et  j'ose  dire  ici 
que  les  plus  beaux  cases  grecs,  représentant  des  combats, 
pèchent  précisément  (si  péché  il  y  a)  sous  les  mêmes  rapports 
que  ces  bas-reliefs  égyptiens. 

Sur  le  haut  de  cette  grande  paroi,  on  a  sculpté  un  long 
bas-relief,  mutilé  au  commencement  et  à  la  fin,  représentant 
Rhamsès  le  Grand  célébrant  la  panégyrie  du  grand  dieu  de 
Thèbes,  le  double  Horus  ou  Ammon  générateur.  Comme 
j'aurai  l'occasion  de  décrire  une  fête  semblable  existant, 
dans  tout  son  entier,  au  palais  de  Médinet-Habou,  je  me 
contenterai  de  te  dire  que  c'est  ici  qu'existe  une  série  de 
statuettes  de  rois,  portés  processionnellement  dans  la  céré- 
monie et  rangés  par  ordre  de  règne.  Ce  sont  :  1°  Menés  (le 
premier  roi  terrestre)  :  2°  un  prénom  inconnu,  antérieur  à 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  315 

la  XVIP  Dynastie  ;  3°  Amosis  ;  4"  Aménôthph  P^  ;  5"  Thoutli- 
mosis  pr;  6"  Thouthmosis  III;  7°  Aménôthph  II  ;  8°  Thouth- 
mosis  IV;  9°  Aménôthph  III;  10°  Horus;  11°  Rhamsès  I"; 
12°  Ménéphtha  P-^  (Ousiréi);  13"  Rhamsès  le  Grand  lui- 
même.  Cette  série  ne  donne  que  la  ligne  masculine  directe 
des  ancêtres  du  conquérant;  ainsi  Thouthmosis  II  est  omis, 
parce  que  Thouthmosis  III  (Mœris)  était  fils  d'une  fille  de 
Thouthmosis  T"' . 

De  nombreux  bas-reliefs,  représentant  des  actes  d'adora- 
tion du  roi  Rhamsès  aux  grandes  divinités  de  Thèbes, 
couvrent  trois  faces  des  piliers  formant  la  galerie  devant  le 
pylône;  sur  la  quatrième  face  de  chacun  d'eux,  on  voit, 
sculptée  de  plein  relief^  une  image  colossale  du  roi,  d'envi- 
ron trente  pieds  de  hauteur.  Voici  les  légendes  les  mieux 
conservées  des  quatre  qui  subsistent  encore  : 

«  Le  Dieu  gracieux  a  fait  ces  grandes  constructions;  il 
»  les  a  élevées  par  son  bras,  lui,  le  Roi  Soleil,  gardien  de  jus- 
»  tice,  approuvé  par  Phré,  le  fils  du  Soleil,  l'ami  d'Ammon, 
))  Rhamsès,  le  bien-aimé  d'Amon-Ra. 

))  Le  Dieu  gracieux,  dominant  dans  sa  patrie,  l'a  comblé 
»  de  ses  bienfaits,  lui,  le  Roi  Soleil,  etc. 

»  Le  bien-aimé  d'Amon-Ra,  le  Dieu  gracieux,  chef  plein 
»  de  vigilance,  le  plus  grand  des  vainqueurs,  a  soumis  toutes 
»  les  contrées  à  sa  domination,  lui,  le  Roi  Soleil,  etc.,  le 
))  bien-aimé  de  la  Déesse  Mouth.  » 

Ainsi,  ces  inscriptions  rappellent  tout  ce  que  l'antiquité 
s'est  plu  à  louer  dans  Sésostris,  les  grands  ouvrages  qu'il  a 
fait  exécuter,  les  bonnes  lois  qu'il  donna  à  sa  patrie,  et  la 
vaste  étendue  de  ses  conquêtes. 

Les  piliers  ornés  de  colosses  (jui  font  face  à  ceux-ci,  et  les 
colonnes  qui  formaient  la  seconde  cour  du  palais  du  côté 
droit,  se  font  aussi  remarquer  par  la  richesse  des  tableaux 
religieux  qui  les  décorent.  Les  piliers  et  les  colonnades  qui 
formaient  la  partie  gauche  de  la  cour  sont  entièrement  dé- 
truits'. 


316  LETTRES    ET   JOURNAUX 

Je  ne  m'étendrai  point  sur  les  intéressants  bas-reliefs  qui 
couvrent  la  partie  gauche  du  mur  de  fond  du  péristyle;  je 
me  hâte  d'entrer  dans  la  salle  hypostyle,  dont  environ  trente 
colonnes  subsistent  encore  intactes,  et  charmeraient  par 
leur  élégante  majesté  les  yeux  même  les  plus  prévenus 
contre  tout  ce  qui  n'est  pas  architecture  grecque  ou  ro- 
maine. Quant  à  la  destination  de  cette  belle  salle,  à  la  disposi- 
tion des  colonnes,  et  à  la  forme  des  chapiteaux  qui  les  dé- 
corent, je  laisserai  parler,  sur  ces  divers  points,  la  dédicace 
elle-même  de  la  salle,  sculptée,  au  nom  du  fondateur,  sur 
les  architraves  de  gauche,  en  très  beaux  hiéroglyphes  : 

«  L'Haroêris  puissant,  ami  de  la  vérité,  le  Seigneur  de  la 
»  région  supérieure  et  de  la  région  inférieure,  le  défenseur 
I)  de  l'Egypte,  le  castigateur  des  contrées  étrangères,  THo- 
>*rus  resplendissant  possesseur  des  palmes  et  le  phis  grand 
»  des  vainqueurs,  le  Roi  Seigneur  du  Monde  (Soleil  gardien 
»  de  justice  approuvé  par  Phré),  le  fils  du  Soleil,  le  Seigneur 
»  des  diadèmes,  le  bien-aimé  d'Ammon,  Rhamsès,  a  fait 
»  exécuter  ces  constructions  en  l'honneur  de  son  père 
»  Amon-Ra,  Roi  des  Dieux;  il  a  fait  construire  la  Grande 
»  salle  d'Assemblée,  en  bonne  pierre  blanche  de  grès,  sou- 
»  tenue  par  de  grandes  colonnes  à  chapiteaux  imitant  des 
»  fleurs  épanouies,  flanquées  de  colonnes  plus  petites  à  cha- 
»  piteaux  imitant  un  bouton  de  lotus  troncjué;  salle  qu'il 
1)  voue  au  Seigneur  des  Dieux  pour  la  célébration  de  sa  pa- 
»  négyrie  gracieuse;  c'est  ce  qu'a  fait  le  Roi  de  son  vivant.  » 

Ainsi  donc,  les  salles  hypostyles,  qui  donnent  aux  palais 
égyptiens  un  caractère  si  particulier,  furent  véritablement 
destinées,  comme  on  le  soupçonnait,  à  tenir  de  grandes 
assemblées,  soit  politiques,  soit  religieuses,  c'est-à-dire,  ce 
qu'on  nommait  des  panégyries  ou  réunions  générales.  C'est 
ce  dont  j'étais  déjà  convaincu  avant  d'avoir  découvert  cette 
curieuse  dédicace,  parce  que,  observant  la  forme  du  carac- 
tère hiéroglyphique  exprimant  l'idée  panégyrie  sur  les  obé- 
lisques de  Rome  où  ce  caractère  est  sculpté  en  grand,  je 


DE   CHAMPOLLION    LE   JEUNE  317 

m'étais  aperçu  qu'il  représentait,  au  propre,  une  salle  hy- 
postyleavec  des  sièges  disposés  au  pied  des  colonnes. 

C'est  à  l'entrée  de  la  salle  hypostyle  du  Rhamesséion,  à 
droite,  qu'existe  un  bas-relief  dans  lequel  on  a  représenté  la 
reine  mère  du  conquérant;  elle  se  nommait  Taouaï.  Une 
belle  statue  de  cette  princesse  existe  aussi  au  Capitole.  J'en 
avais  copié  les  inscriptions,  mais  des  fractures  pouvaient 
donner  lieu  à  quelques  incertitudes;  elles  sont  levées  par  le 
bas-relief  que  j'ai  sous  les  yeux. 

On  trouve,  du  même  côté,  un  grand  tableau  historique 
décrit  ou  dessiné  par  tous  les  voyageurs  qui  ont  visité 
l'Egypte;  le  seul  dessin  exact  que  l'on  puisse  citer  est  celui 
que  M.  Cailliaud  a  publié  dans  sonVoyarje  à  Mé/'oë.  J'en  ai 
fait  prendre  une  copie  plus  en  grand,  et  j'ai  transcrit  moi- 
même  les  légendes,  qui  sont  intéressantes,  quoique  incom- 
plètes sur  plusieurs  points.  C'est  encore  ici  un  grand  tableau 
de  guerre,  mais  qui  se  partage  en  deux  parties  principales. 
Dans  une  vaste  plaine,  le  roi  Rhamsès  vient  de  vaincre  les 
Schéto,  qu'il  a  déjà  mis  en  pleine  déroute.  Deux  princes 
sont  à  la  poursuite  de  l'ennemi;  ces  fils  du  roi  se  nomment 
Mandou-hi-schopsch  et  Scha-hem-kémé.  C'étaient  le  qua- 
trième et  le  cinquième  des  enfants  de  Rhamsès.  Les  vaincus 
sont  encore  des  peuples  de  Schéto  (des  Bactriens  ?)  ;  ils  se 
dirigent  vers  une  ville  placée  à  l'extrémité  droite  du  tableau, 
où  s'ouvre  une  nouvelle  scène.  Quatre  autres  fils  du  conqué- 
rant, les  septième,  huitième,  neuvième  et  dixième  de  ses 
enfants,  appelés  Méiamoun,  Amenliemica,  Noubtéi  et  ^Sé^- 
panré,  sont  établis  sous  les  murs  de  la  place.  Les  assiégés 
opposent  une  vigoureuse  résistance,  mais  déjà  les  Égyptiens 
ont  dressé  les  échelles,  et  les  murailles  vont  être  escaladées. 
Une  fracture  a  malheureusement  fait  disparaître  la  première 
partie  du  nom  de  la  ville  assiégée;  il  ne  reste  plus  que  les 
syllabes apoiiro. 

Des  tableaux  religieux,  exécutés  avec  beaucoup  de  soin, 
existent  sur  le  fût  des  grandes  et  des  petites  colonnes  de  la 


318  LETTRES    ET   JOURNAUX 

salle  hypostyle  ;  on  y  voit  successivement  toutes  les  divinités 
égyptiennes  du  premier  ordre,  et  principalement  celles  dont 
le  culte  appartenait  d'une  manière  plus  spéciale  au  nome 
diospolitain,  annoncer  à  Rhamsès  les  bienfaits  dont  elles 
veulent  le  combler  en  échange  des  riches  offrandes  qu'il  leur 
présente.  Ici,  comme  dans  la  sculpture  des  piliers  et  des 
colonnes  de  la  seconde  cour,  reparaissent  en  première  ligne 
les  divinités  protectrices  du  palais,  auxquelles  ce  bel  édifice 
était  plus  particulièrement  consacré  :  celles-ci  prennent 
toujours  un  titre  qui  se  traduit  exactement  par  résidant  ou 
qui  résident  dans  le  Rhamesséion  de  Thèbes.  A  leur  tête, 
parait  Amon-Ra,  sous  la  foTme  de  Roi  des  Dieux,  ou  sous 
celle  de  générateur;  viennent  ensuite  les  dieux  Phtha,  Phré, 
Atmou,  Méuï,  Sèv,  et  les  déesses  Pascht  et  Hathor.  Cha- 
cune d'elles  accorde  au  Pharaon  une  grâce  particulière. 
Voici  quelques  exemples  de  ces  formules  donatrices,  ex- 
traites des  galeries  et  des  colonnades  du  Rhamesséion  : 

«  J'accorde  que  ton  édifice  soit  aussi  durable  que  le  ciel 
))  (Amon-Ra). 

»  Je  te  donne  une  longue  suite  de  jours  pour  gouverner 
))  l'Egypte  (Isis). 

»  Je  t'accorde  la  domination  sur  toutes  les  contrées 
»  (Amon-Ra). 

»  J'inscris  à  ton  nom  les  attributions  royales  du  Soleil 
»  (Thoth). 

»  Je  t'accorde  de  vaincre  comme  Mandou,  et  d'être  vigi- 
»  lant  comme  le  fils  de  Netphé  (Amon-Ra). 

»  Je  te  livre  le  Midi  et  le  Nord,  l'Orient  et  l'Occident 
»  (Amon-Ra). 

»  Je  t'accorde  une  longue  vie  pour  gouverner  le  Monde 
»  par  un  règne  joyeux  (Sèv,  Saturne). 

»  Je  te  donne  l'Egypte  supérieure  et  l'Egypte  inférieure  à 
»  diriger  en  Roi  (Netphé,  Rhéa). 

»  Je  te  livre  les  Barbares  du  Midi  et  ceux  du  Nord  à 
))  fouler  sous  tes  sandales  (Thméi,  la  justice). 


DE   CHAMPOLLION    LE   JEUNE  319 

»  Je  t'ouvrirai  toutes  les  bonnes  portes  qui  seront  devant 
))  toi  (le  Gardien  des  portes  célestes). 

»  Je  veux  que  ton  palais  subsiste  à  toujours  (Méuï). 

»  Je  t  accorde  de  grandes  victoires  dans  toutes  les  parties 
»  du  Monde  (la  déesse  Tafné). 

»  Je  t'accorde  que  ton  nom  soit  fondé  dans  le  cœur  des 
»  Barbares  (la  déesse  Pascht).  » 

La  portion  des  murailles  de  la  salle  liypostyle  échappée 
aux  ravages  des  hommes  présente  des  scènes  plus  riches  et 
plus  développées.  Sur  le  mur  du  fond,  à  la  droite  et  à  la 
gauche  de  la  porte  centrale,  existent  encore  deux  vastes 
tableaux  remarquables  par  la  grande  proportion  des  figures 
et  le  fini  de  leur  exécution.  Dans  le  premier,  la  déesse  Pascht 
à  tête  de  lion,  l'épouse  de  Plitlia,  la  dame  du  palais  céleste, 
lève  sa  main  droite  vers  la  tête  de  Rhamsès  couverte  d'un 
casque,  en  lui  disant  :  «  Je  t'ai  préparé  le  diadème  du  So- 
leil, que  ce  casque  demeure  sur  ta  corne  (le  front)  où  je  l'ai 
placé.  »  Elle  présente  en  même  temps  le  roi  au  dieu  su- 
prême, Amon-Ra,  qui,  assis  sur  son  trône,  tend  vers  la  face 
du  roi  les  emblèmes  d'une  vie  pure. 

Le  second  tableau  représente  Y  institution  i^oyale  du  héros 
égyptien,  les  deux  plus  grandes  divinités  de  l'Egypte  l'in- 
vestissant des  pouvoirs  royaux.  Amon-Ra,  assisté  de  Mouth, 
la  grande  mère  divine,  remet  au  roi  Rhamsès  la  faux  de 
bataille,  le  type  primitif  de  la  harpe  des  mythes  grecs, 
arme  terrible  appelée  schôpsch  par  les  Égyptiens,  et  lui 
tend  en  même  temps  les  emblèmes  de  la  direction  et  de  la 
modération,  le  fouet  et  le  podum,  en  prononçant  la  formule 
suivante  : 

((  Voici  ce  que  dit  Amon-Ra  qui  réside  dans  le  Rliames- 
»  sêion  :  <(  Reçois  la  faux  de  bataille  pour  contenir  les  nations 
»  étrangères  et  trancher  la  tête  des  impurs;  prends  le  fouet 
»  et  le  pediim  pour  diriger  la  terre  de  Kémé  (l'Egypte).  » 

Le  soubassement  de  ces  deux  tableaux  olfre  un  intérêt 
d'un  autre  genre  :  on  y  a  représenté  en  pied,  et  dans  un 


320  LETTRES   ET   JOURNAUX 

ordre  rigoureux  de  primogéniture,  les  enfants  mâles  de 
Rhamsès  le  Grand.  Ces  princes  sont  revêtus  du  costume 
réservé  à  leur  rang.  Ils  portent  les  insignes  de  leur  dignité, 
le  pedum  et  un  éventail  formé  d'une  longue  plume  d'au- 
truche fixée  à  une  élégante  poignée,  et  sont  au  nombre  de 
vingt-trois;  famille  nombreuse,  il  est  vrai,  mais  qui  ne  doit 
point  surprendre  si  l'on  considère  d'abord  que  Rhamsès  eut, 
à  notre  connaissance,  au  moins  deux  femmes  légitimes,  les 
reines  Nofré-Ari  et  Isénofré,  et  qu'il  est  de  plus  très  pro- 
bable que  les  enfants  donnés  au  conquérant  par  des  concu- 
bines ou  des  maîtresses  prenaient  rang  avec  les  enfants 
légitimes,  usage  dont  fait  foi  l'ancienne  histoire  orientale 
tout  entière.  Quoi  qu'il  en  soit,  on  a  sculpté  au-dessus  4e  la 
tête  de  chacun  des  princes,  d'abord  le  titre  qui  leur  est 
commun  à  tous,  savoir  le  Jîls  du  Roi  et  de  son  germe,  et, 
pour  quelques-uns  (les  trois  premiers  et  les  plus  âgés  par 
conséquent),  la  désignation  des  hautes  fonctions  dont  ils  se 
trouvaient  revêtus  à  1  époque  où  ces  bas-reliefs  furent  exé- 
cutés. Le  premier  se  trouve  ainsi  qualifié  :  porte-éoentail  à 
la  gauche  du  Roi,  le  jeune  sea^êtaire  royal  (basilicogram- 
mate),  commandant  en  chef  des  soldats  (l'armée),  le  premier- 
né  et  le  préféré  de  son  germe,  Amenhischôpsch.  Le  second, 
nommé  Rhamsès  comme  son  père,  était  porte-éventail  à  la 
gauc/ie  du  Roi  et  secrétaire  royal  commandant  en  chef  les 
soldats  du  maître  du  Monde  (les  troupes  composant  la  garde 
du  roi),  et  le  troisième,  porte-éventail  à  la  gauche  du  Roi 
comme  ses  frères  (titre  donné  en  général  à  tous  les  princes 
sur  d'autres  monuments),  était  de  plus  secrétaire  général, 
commandant  de  la  cavalerie,  c'est-à-dire  des  chars  de 
guerre  de  l'armée  égyptienne.  Je  me  dispense  de  transcrire 
ici  les  noms  propres  des  vingt  autres  princes  ;  je  dirai  seu- 
lement que  les  noms  de  quelques-uns  d'entre  eux  font  cer- 
tainement allusion  soit  aux  victoires  du  roi  au  moment  de 
leur  naissance,  tels  que  Néb-én-Schari  (le  maître  du  pays  de 
Schari),  Nébénthonib  (le  maître  du  Monde  entier),    Sa- 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  321 

naschtenamoLin  (le  vainqueur  par  Amon),  soit  à  des  titres 
nouveaux  adoptés  dans  le  protocole  de  Rhamsôs  le  Grand, 
comme,  par  exemple,  Patavéamoun  (Amon  est  mon  père), 
et  Setpanri  (approuvé  par  le  Soleil),  titre  qui  se  retrouve 
dans  le  prénom  du  roi. 

J'observe  en  même  temps  dans  cette  série  de  princes  un 
fait  très  notable.  On  y  a,  postérieurement  à  la  mort  de 
Rhamsès  le  Grand,  caractérisé  d'une  manière  particulière 
celui  de  ses  enfants  qui  monta  sur  le  trône  après  lui  :  ce  fut 
son  treizième  fils,  nommé  Ménéphtlia,  qui  lui  succéda.  Il  est 
visible  qu'on  a  en  conséquence  modifié,  après  coup,  le  cos- 
tume de  ce  prince,  en  ornant  son  front  de  l'urœus  et  en 
changeant  sa  courte  sabou  en  longue  tunique  royale;  de 
plus,  à  côté  de  sa  légende  première,  où  se  lit  le  nom  de  Mé- 
néphtha  qu'il  conserva  en  montant  sur  le  trône,  on  a  sculpté 
le  premier  cartouche  de  sa  légende  royale,  son  cartouche- 
prénom  Soleil-Esprit  aimé  des  dieux,  que  Ton  retrouve 
en  effet  sur  tous  les  monuments  de  son  règne. 

En  sortant  de  la  salle  hypostyle  par  la  porte  centrale,  on 
entre  dans  une  salle  qui  a  conservé  une  partie  de  ses  co- 
lonnes, et  où  la  décoration  prend  un  caractère  tout  parti- 
culier. Dans  la  portion  du  palais  que  nous  venons  de  par- 
courir, des  hommages  généraux  sont  adressés  aux  principales 
divinités  de  l'Egypte,  comme  il  convenait  dans  des  cours 
ou  des  péristyles  ouverts  à  toute  la  population,  et  dans  la 
salle  hypostyle  où  se  tenaient  les  grandes  assemblées.  Mais 
ici  commencent  véritablement  la  partie  privée  du  palais  et 
les  salles  (jui  servaient  d'habitation  au  roi,  le  lieu  qu  était 
censé  habiter  aussi  plus  particulièrement  le  Roi  des  dieux 
auquel  ce  grand  édifice  était  consacré.  C'est  ce  que  prouvent 
les  bas-reliefs  sculptés  sur  les  parois  à  la  droite  et  à  la 
gauche  de  la  porte  :  ces  tableaux  représentent  quatre  grandes 
barques  ou  bari  sacrées,  portant  un  petit  naos  sur  lequel  un 
voile  semble  jeté  comme  pour  dérober  à  tous  les  regards  le 
personnage  qu'il  renferme.  Ces  baris  sont  portées  sur  les 

BiBL.    ÉUYPl.,   T.    XXXI.  21 


322  LETTRES    ET   JOURNAUX 

épaules,  par  vingt-quatre  ou  dix-huit  prêtres  selon  l'impor- 
tance du  maître  de  la  bari.  Les  insignes  qui  décorent  la 
proue  et  la  poupe  des  deux  premières  barques  sont  les  têtes 
symboliques  de  la  déesse  Mouth  et  du  dieu  Chons,  l'épouse 
et  le  fils  d'Amon-Ra;  enfin  la  troisième  et  la  quatrième 
portent  les  tètes  du  roi  et  de  la  reine,  coiffées  des  marques 
de  leur  dignité.  Ces  tableaux,  comme  nous  l'apprennent  les 
légendes  hiéroglyphiques,  représentent  les  deux  divinités  et 
le  couple  royal  venant  rendre  hommage  au  père  des  dieux, 
Amon-Ra,  qui  établit  sa  demeure  dans  le  palais  de  Rhamsès 
le  Grand.  Les  paroles  que  prononce  chacun  des  visiteurs  ne 
laissent  d'ailleurs  aucun  doute  à  cet  égard  :  a  Je  viens,  dit 
))  la  déesse  Mouth,  rendre  hommage  au  Roi  des  Dieux, 
))  Amon-Ra,  modérateur  de  l'Egypte,  afin  qu'il  accorde  de 
))  longues  années  à  son  fils  qui  le  chérit,  le  Roi  Rhamsès.  » 
((  Nous  venons  vers  toi,  dit  le  dieu  Chons,  pour  servir  ta 
»  majesté,  6  Amon-Ra,  Roi  des  Dieux,  qui  prends  posses- 
))  sion  de  la  demeure  de  ton  fils  Rhamsès.  Accorde  une 
»  vie  stable  et  pure  à  ton  fils  qui  t'aime,  le  Seigneur  du 
»  Monde.  » 

Le  roi  Rhamsès  dit  seulement  :  «  Je  viens  à  mon  père 
))  Amon-Ra,  à  la  suite  des  Dieux  qu'il  admet  en  sa  présence 
))  à  toujours.  )) 

Mais  la  reine  Nofré-Ari,  surnommée  ici  Ahmosis  (engen- 
drée par  la  lune),  exprime  ses  vœux  plus  positivement. 
L'inscription  porte  :  «  Voici  ce  que  dit  la  divine  épouse,  la 
»  royale  mère,  la  royale  épouse,  la  puissante  Dame  du 
»  Monde,  Ahmosis-Nofré-Ari  :  «  Je  viens  pour  rendre  liom- 
»  mage  à  mon  père  Amon.  O  Roi  des  Dieux,  mon  cœur  est 
»  joyeux  de  tes  affections  (c'est-à-dire  de  l'amour  que  tu 
»  me  portes);  je  suis  dans  l'allégresse  en  contemplant  tes 
))  bienfaits;  ô  toi,  qui  établis  le  siège  de  ta  puissance  dans 
))  la  demeure  de  ton  fils  le  Seigneur  du  Monde  Rhamsès, 
»  accorde-lui  une  vie  stable  et  pure;  que  ses  années  se 
»  comptent  par  périodes  de  panégyries  !  » 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  323 

Enfin,  la  paroi  du  fond  de  cette  salle  était  ornée  de  plu- 
sieurs tableaux  représentant  l'accomplissement  de  ces  vœux, 
et  rappelant  les  grâces  qu'Amon-Ra  accordait  au  héros 
égyptien  :  il  n'en  reste  plus  qu'un  seul,  à  la  droite  de  la 
porte.  Le  roi  est  figuré  assis  sur  un  trône,  au  pied  de  celui 
d'Amon-Ra-Atmou,  et  à  l'ombre  du  vaste  feuillage  d'un 
Perséa,  l'arbre  céleste  de  la  vie.  Le  grand  dieu  et  la  déesse 
Saf  qui  présidait  à  l'écriture,  à  la  science,  tracent,  sur  les 
fruits  cordiformes  de  l'arbre,  le  cartouche-prénom  deRham- 
sès  le  Grand,  tandis  que,  d'un  autre  côté,  le  dieu  Thotli  y 
grave  le  cartouche-nom  propre  du  roi,  auquel  Amon-Ra- 
Atmou  adresse  les  paroles  suivantes  :  a  Viens,  je  sculpte 
»  ton  nom  pour  une  longue  suite  de  jours,  afin  qu'il  subsiste 
»  sur  l'arbre  divin.  » 

La  porte  qui,  de  cette  salle,  conduisait  à  une  seconde, 
également  décorée  de  colonnes  dont  quatre  subsistent  en- 
core, mérite  une  attention  particulière,  soit  sous  le  rapport 
de  son  exécution  matérielle,  soit  pour  les  sculptures  cjui  la 
décorent. 

Les  bas-reliefs  qui  couvrent  le  bandeau  et  les  jambages 
sont  d'un  relief  tellement  bas,  qu'il  est  évident  qu'on  les  a 
usés  avec  soin  pour  en  diminuer  la  saillie.  J'attribuais  ce 
travail  au  temps  et  à  la  barbarie,  qui  a  certainement  agi  sur 
plusieurs  points  de  ces  surfaces,  lorsque,  ayant  fait  déblayer 
le  bas  des  montants  de  cette  porte,  j'y  lus  une  inscription 
dédicatoire  de  Rhamsès  le  Grand,  dans  les  formes  ordi- 
naires pour  les  dédicaces  des  portes,  mais  il  y  est  dit,  de 
plus,  que  cette  porte  a  été  recouverte  d'or  pur.  J'en  étudiai 
alors  les  surfaces  avec  plus  de  soin  et,  en  examinant  de  plus 
près  l'espèce  de  stuc  blanc  et  fin  qui  recouvrait  encore 
quelques  parties  de  la  sculpture,  je  m'aperçus  que  ce  stuc 
avait  été  étendu  sur  une  toile  appliquée  sur  les  tableaux, 
et  qu'on  avait  rétabli  sur  le  stuc  même  les  contours  et  les 
parties  saillantes  des  figures,  avant  d'y  appliquer  la  dorure. 


326  LETTRES   ET   JOURNAUX 

quatre  princes  commandant  les  divisions  de  l'armée,  c'est 
que  les  murs  de  fond  du  péristyle  sont  détruits,  et  qu'il 
n'en  subsiste  pas  la  huitième  partie.  Et  qu'on  ne  dise  point 
que  l'on  voit  partout,  sur  les  monuments  d'Egypte,  des  rois 
assiégeant  des  villes  entourées  par  unjleuve  :  cela  existe, 
il  est  vrai,  à  Ibsamhoul,  à  Derri,  sur  les  pylônes  de  Louqsor 
et  au  Rhamesséion,  mais  tous  ces  monuments  sont  de 
Rhamscs  le  Grand,  et  reproduisent  les  événements  de  la 
même  campagne. 

Sur  le  second  mur  du  péristyle,  dit  la  description  du  mo- 
nument d'Osymandyas,  sont  représentés  les  captifs  ramenés 
par  le  roi  de  son  expédition;  ils  n'ont  point  de  mains  ni  de 
parties  sexuelles.  Et,  sur  le  mur  de  fond  du  péristyle  du 
Rhamesséion,  j'ai  mis  à  découvert,  par  des  fouilles,  les  restes 
d'an  tableau  dans  lequel  on  amène  des  prisonniers  au  roi, 
aux  pieds  du(iuel  sont  des  morceaux  de  mains  coupées. 

Sur  un  troisième  côté  du  péristyle  du  monument  d'Osy- 
mandyas, étaient  représentés  des  sac/'i/ices  et  le  triomphe  du 
roi  au  retour  de  cette  guerre. —  Au  Rhamesséion,  le  registre 
supérieur  de  la  paroi  sur  laquelle  est  sculptée  la  bataille 
représente  la  fin  d'une  grande  solennité  religieuse  à  laquelle 
assistent  le  roi  et  la  reine,  et  ce  tableau  commençait,  sans 
aucun  doute,  sur  le  mur  de  fond  du  côté  droit  du  péristyle. 

On  entrait  ensuite,  dit  l'historien  grec,  dans  la  salle 
hypostyle  du  monument  d'Osymandyas  par  trois  portes 
ornées  de  deux  colosses.  Tout  cela  se  trouve  exactement  au 
Rhamesséion,  immédiatement  aussi  après  le  second  péri- 
style. 

Après  la  salle  hypostyle  de  rOsymandyéion,  venait  une 
salle  plus  petite,  désignée  dans  les  traductions  sous  le  nom 
de  Promenoir.  C'est  la  salle  du  Rhamesséion  décorée  des 
barques  symboliques  des  dieux  et  qui  succède  à  la  salle 
hypostyle. 

Ensuite,  a  dit  Diodore,  venait  la  bibliothèque,  et  c'est 
elïectivement  sur  la  porte  (jui,  du  Promenoir  du  Rhames- 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  327 

séion,  conduit  à  la  salle  suivante,  que  j'ai  trouvé  des  bas- 
reliefs  si  convenables  à  l'entrée  d'une  bibliothèque. 

Pour  terminer  ma  notice  sur  le  Rhamesséion,  j'ajouterai 
que  la  salle  de  la  bibliothèque  est  presque  entièrement  rasée; 
il  n'en  reste  que  quatre  colonnes  et  une  portion  des  parois 
de  droite  et  de  gauche  de  la  porte.  Sur  ces  murailles,  on  a 
sculpté  des  tableaux  représentant  le  roi  faisant  successive- 
ment des  olïrandes  aux  plus  grandes  divinités  de  l'Egypte, 
à  Amon-Ra,  Mouth,  Chons,  Phré,  Phtha,  Pascht,  Nofré- 
Thmou,  Atmou,  Mandou,  et,  en  outre,  la  plus  grande  partie 
de  la  surface  de  ces  parois  est  occupée  par  deux  énormes 
tableaux  divisés  en  nombreuses  colonnes  verticales,  dans 
lesquelles  sont  trois  longues  séries  de  noms  de  divinités  et 
leurs  images  de  petite  proportion  :  c'est  un  panthéon  complet. 
Le  roi,  debout  devant  chacun  de  ces  tableaux  syiioptiques, 
fait  nommément  des  libations  et  des  oli'randes  à  tous  les 
dieux  ou  déesses  grandes  et  petites,  et  c'est  encore  ici  du 
«  tombeau  d'Osymandyas'  »  tout  pur!  On  voit  dans  la  salle 
de  la  bibliothèque j  dit  en  elïet  la  description  grecque,  les 
images  de  tous  les  dieux  de  l'Egypte;  le  roi  leur  présente  de 
la  même  manière  des  offrandes  convenables  à  chacun  d'eux. 

Cette  comparaison  des  ruines  du  Rhamesséion  avec  la 
description  du  monument  d'Osymandyas,  conservée  dans 
Diodore  de  Sicile,  a  été  déjà  faite,  et  avec  bien  plus  de 
détails   encore,  par   MM.  Jollois   et    Devilliers   dans   leur 

1.  Cette  dénomination  fut  adoptée  généralement  au  retourde  [iiCu/n- 
inisslon  d'É/ji/ptc.  Toutefois,  dès  l'automne  de  1808,  le  jeune  étudiant 
Champollion  insista  pour  que  l'on  adoptât  celle  de  inonumcnt,  d'après 
Hécatée  et  Diodore.  Il  avait  en  effet  reçu,  sur  sa  demande,  une  descrip- 
tion détaillée  de  la  nécropole  de  Thèbes  par  Son  ni  ni  de  Manoncourt  et 
surtout  par  Dom  Raphaël,  jadis  prêtre  copte,  un  des  membres  de  Vln- 
slilut  d'h'(fi/fj(c  du  Caire  et  protégé  de  Bonaparte.  Dom  Raphaël,  qui 
devint  en  1802  piofcsseur  d'arabe  vulgaire  à  V École  des  lanijiics  orivn- 
talrs,  connaissait  à  fond  l'Egypte  entière,  et  l'enthousiasme  très  pro- 
fond de  son  élève  pour  «  la  terre  .sacrée»  lui  i>t:iit  uni-  yno  tnujnnrs  nou- 
velle. 


328  LETTRES   ET   JOURNAUX 

Description  générale  de  Thèbes,  travail  important,  auquel 
je  me  plais  à  donner  de  justes  éloges,  parce  que  j'ai  vu  les 
lieux,  et  que  j'ai  pu  juger  par  moi-même  de  l'exactitude  de 
leurs  descriptions  ;  mais  j'ai  dû  reproduire  rapidement  ce 
parallèle  dans  cette  lettre,  par  le  besoin  de  mettre  à  leur 
véritable  place  quelques  faits  nouveaux  et  très  importants 
qui  les  complètent  et  rendent  plus  frappante  encore  la  res- 
semblance du  monument  décrit  avec  le  monument  dont 
j'étudie  les  ruines.  Les  deux  savants  voyageurs  que  je  viens 
de  citer  ont  mis  en  fait  leur  identité,  d'autres  l'ont  com- 
battue, pour  moi,  voici  ma  profession  de  foi  tout  entière  : 

De  deux  choses  Tune,  —  ou  le  monument  décrit  par  Hé- 
catée  sous  le  nom  de  monument  d'Osymandyas  est  le  même 
que  le  Rhamesséion  occidental  de  Thèbes,  —  ou  bien  le 
Rhamesséion  n'est  qu'une  copie  servile,  si  l'on  peut  s'ex- 
primer ainsi,  du  monument  d'Osymandyas. 

Ici  se  terminent  les  débris  du  palais  de  Sésostris;  il  ne 
reste  plus  trace  de  ses  dernières  constructions,  qui  devaient 
s'étendre  encore  du  côté  de  la  montagne^  Le  Rhamesséion 
est  le  monument  de  Thèbes  le  plus  dégradé,  mais  c'est 
aussi,  sans  aucun  doute,  celui  qui,  par  l'élégante  majesté 
de  ses  ruines,  laisse  dans  l'esprit  des  voyageurs  une  impres- 
sion plus  profonde  et  plus  durable. 


Thèbes,  18  juin  1829. 

En  quittant  le  noble  et  si  élégant  palais  de  Sésostris,  le 
Rhamesséion,  et  avant  d'étudier  avec  tout  le  soin  qu'ils 
méritent  les  nombreux  édifices  antiques  entassés  sur  la  butte 
factice  nommée  aujourd'hui  Médinet-Habou,  je  devais,  pour 

1.  Quelques  années  plus  tard,  des  fouilles  faites  en  cet  endroit  prou- 
vèrent que  Cliampollion  avait  eu  raison  d'affirmer  que  l'édifice  antique 
se  prolongeait  vers  la  montagne.  Les  reproches  qui  lui  furent  alors 
adressés  n'étaient  donc  pas  justifiés. 


DE   CHAMPOLLION    LE   JEUNE 


329 


la  régularité  de  mes  travaux,  m'occuper  de  quelques  con- 
structions intermédiaires  ou  voisines  qui,  soit  par  leur  mé- 
diocre étendue,  soit  par  leur  état  presque  total  de  destruction, 
attirent  beaucoup  moins  l'attention  des  voyageurs. 

Je  me  dirigeai  d'abord  vers  la  vallée  d'El-Asasif,  située 
au  nord  du  Rhamesséion,  et  qui  se  termine  brusquement 
au  pied  des  énormes  roches  calcaires  de  la  chaîne  Libyque  : 
là  existent  les  débris  d'un  édifice  sacré,  fidèlement  décrits 
par  MM.  Jollois  etDevilliers  sous  le  nom  de  Ruines  situées 
au  nord  du  tombeau  d'Osymandyas. 

Mon  but  spécial  étant  de  constater  l'époque  encore  in- 
connue de  ces  constructions  et  d'en  assigner  la  destination 
primitive,  je  m'attachai  à  l'examen  des  sculptures  et  surtout 
des  légendes  hiéroglyphiques  inscrites  sur  les  blocs  isolés  et 
les  pans  de  murailles  épars  sur  un  assez  grand  espace  de 
terrain. 

Je  fus  dïibord  frappé  de  la  finesse  de  travail  de  quelques 
restes  de  bas-reliefs  martelés  à  moitié  par  les  premiers 
chrétiens,  et  une  porte  de  granit  rose,  encore  debout  au 
milieu  de  ces  ruines  en  beau  calcaire  blanc,  me  donna  la 
certitude  que  l'édifice  entier  appartenait  à  la  meilleure 
époque  de  l'art  égyptien.  Cette  porte,  ou  petit  propylon, 
est  entièrement  couverte  de  légendes  hiéroglyphiques.  On 
a  sculpté  sur  les  jambages,  en  relief  très  bas  et  fort  délicat, 
deux  images  en  pied  de  Pharaons  revêtus  de  leurs  insignes. 
Toutes  les  dédicaces  sont  doubles  et  faites,  contemporaine- 
ment,  au  nom  de  deux  princes.  Celui  qui  tient  constam- 
ment la  droite  ou  le  premier  rang  se  nomme  Aménenthé, 
l'autre  ne  marche  qu'après  :  c'est  Tliouthmosis  111.  nommé 
Mœris  par  les  Grecs. 

Si  j'éprouvai  quelque  surprise  de  voir,  iri  et  dans  t(Hit  le 
reste  de  l'édifice,  le  célèbre  Mœris,  orné  de  toutes  les  mar(|ues 
de  la  royauté,  céder  ainsi  le  pas  à  cet  Aménenthé  qu'on 
chercherait  en  vain  dans  les  listes  royales,  je  dus  m'étonner 
encore  davantage,  à  la  lecture  des  inscriptions,  de  trouver 


330  LETTRES    ET   JOURNAUX 

qu'on  ne  parlât  de  ce  roi  barbu,  et  en  costume  ordinaire 
de  Pharaon,  qu'en  employant  des  noms  et  des  verbes  au 
féminin,  comme  s'il  s'agissait  d'une  reine.  Je  donne  ici  pour 
exemple  la  dédicace  même  des  propylons. 

«  L'Aroéris  soutien  des  dévoués,  le  Roi  Seigneur,  etc., 
))  Soleil  dévoué  à  la  vérité  !  {Elle)  a  fait  des  constructions 
»  en  l'honneur  de  son  père  (le  père  d'elle),  Amon-Ra,  Sei- 
))  gneur  des  trônes  du  Monde  ;  elle  lui  a  élevé  ce  propylon 
»  (qu'Amon  protège  l'édifice!)  en  pierre  de  granit  :  c'est  ce 
»  qu'elle  a  fait  (pour  être)  vivifiée  à  toujours.  ))  L'autre 
jambage  porte  une  dédicace  analogue,  mais  au  nom  du 
roi  Thouthmosis  III  ou  Mœris. 

En  parcourant  le  reste  de  ces  ruines,  la  même  singularité 
se  présenta  partout.  Non  seulement  je  retrou^vai  le  prénom 
d'Aménenthé'  précédé  des  titres  le  Rot  Souveraine  du 
Monde,  mais  aussi  son  nom  propre  lui-même  à  la  suite  du 
titre  lafdle  du  Soleil.  Enfin,  dans  tous  les  bas-reliefs  repré- 
sentant les  dieux  adressant  la  parole  à  ce  roi  Aménenthé, 
on  le  traite  en  reine  comme  dans  la  formule  suivante  : 
«  Voici  ce  que  dit  Amon-Ra,  Seigneur  des  trônes  du  Monde, 
»  à  sajille  chérie,  Soleil  dévoué  à  la  vérité  :  «  L'édifice  que 
))  tu  as  construit  est  semblable  à  la  demeure  divine.  » 

De  nouveaux  faits  piquèrent  encore  plus  ma  curiosité. 
J'observai,  surtout  dans  les  légendes  du  propylon  de  granit, 
que  les  cartouches-prénoms  et  noms  propres  d'Aménenthé 
avaient  été  martelés  dans  les  temps  antiques  et  remplacés  par 
ceux  de  Thouthmosis  III,  sculptés  en  surcharge.  Ailleurs, 
quelques  légendes  d'Aménenthé  avaient  reçu  en  surcharge 

1.  Ce  fut  bien  moins  l'insuffisance  des  matériaux  que  la  fausse  in- 
terprétation des  insignes  qui  empêcha  Champollion  de  reconnaître  en 
«  Aménenthé  »  la  reine  Hatschepsouît  en  personne.  Malgré  cette  re- 
grettable erreur,  les  résultats  de  cette  inspection  rapide  des  ruines  de 
Dêr-el-Bahri  furent  surprenants.  Quelle  n'aurait  pas  été  la  joie  éprouvée 
par  «  l'Égyptien  »,  s'il  avait  eu  le  temps  et  les  moyens  d'entreprendre 
des  fouilles  en  cet  endroit  ! 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE 


331 


aussi  celles  du  Pharaon  Thouthinosis  II.  Plusieurs  autres 
enfin  ofEraient  le  prénom  d'un  Thouthmosis  encore  inconnu, 
renfermant  aussi  dans  son  cartouche-nom  propre  le  nom  de 
femme  Amensé,  le  tout  encore  sculpté  aux  dépens  des  lé- 
gendes d'Aménenthé  préalablement  martelées.  Je  me  rap- 
pelai alors  avoir  remarqué  ce  nouveau  roi  Thouthmosis, 
traité  en  reine  dans  le  petit  édifice  de  Thouthmosis  III  à 
Médinet-Habou. 

C'est  en  rapprochant  ces  faits  et  ces  diverses  circonstances 
de  plusieurs  observations  du  même  genre,  premiers  résultats 
de  mes  courses  dans  le  grand  palais  et  dans  le  propylon  de 
Karnac,  que  je  suis  parvenu  à  compléter  mes  connaissances 
sur  le  personnel  de  la  première  partie  de  la  XVIIP  Dynastie. 
Il  résulte  de  la  combinaison  de  tous  les  témoignages  fournis 
par  ces  divers  monuments,  et  qu'il  serait  hors  de  propos  de 
développer  ici  : 

1^  Que  Thouthmosis  P^   'M^     -T^   succéda  immédiate- 
ment   au   grand    Amén-    -^^  ^    ^^  ôthph  P"" 
le  chef  de  la  XVIIP  Dy-  fo^  (S^,  (^^  l<3^ ■ 


nastie,  l'une  des  Diospo- 
litaines  ; 


]^ 


W^ 


^ 


kiitJ 


2"  Que   son  fils,  Thouth/nosis   II  {(t^X 


trône  après  lui  ot  mourut  sans  cn- 


0 


10  1-  occupa  le 


fants 


3°  Que  sa  sœur,  Amenst 
de  Thoutiunosis  P'",  et  régn; 
ve raine  ; 


:  'A^'l     1..;  . AA.,   .... 


Ù2 


,  lui  succéda  comme  fille 
vingt  et  un  ans  en  sou- 


4"  Que  cette  Reine  eut  poui' /v/yv/^/c/' mari  un  T/iouc/unosts 


332 


LETTRES    ET   JOURNAUX 


0 


^i""^ 


^^ 

minorité  et 
mosis  III  ou 
6"  Que 
le  Mœris 
le  pouvoir 
le     régent 


qui  comprit  dans  son  nom  propre  celui  de  la 
reine  Aniensé   \\  ,   son   épouse  ;   que   ce 

Thouthmosis  fut  le  père  de  Thouthmosis  III 
ou  Mœris,  et  gouverna  au  nom  d'Amensé; 

5°  Qu'à  la  mort  de  ce  Thouthmosis,  la  reine 
Amensé  épousa  en  secondes  noces  Aménentlié 

ll^     "^Q  ,  qui  gouverna  aussi  au  nom  d'^ 


0 


u 


^^ 


menséj,  et  fut  régent  pendant  la 
les  premières  années  de  Thouth- 
Mœris;  ^     ^^ 

Thouthmosis  III  t^  ^  , 
des 


Grecs,    exerça  /''"N 


0 


r^ 


conjomtement   avec 
Amênenthé,    qui   le 
tint  sous  sa  tutelle  pendant  quelques  années. 
La  connaissance  de  cette  succession  de  per-        ,        ^^^ 

sonnages  explique  tout  naturellement  les  sin-  V J  vit:/ 

gularités  notées  dans  l'examen  minutieux  de  tous  les  restes 
de  sculptures  existants  dans  l'édifice  de  la  vallée  d'El-Asa- 
sif.  On  comprend  alors  pourquoi  le  régent  Amênenthé  ne 
parait  dans  les  bas-reliefs  que  pour  y  recevoir  les  paroles 
gracieuses  que  les  dieux  adressent  à  la  reine  Amensé,  dont 
il  n'est  que  le  représentant  ;  cela  explique  le  style  des  dé- 
dicaces faites  par  Amênenthé,  parlant  lui-même  au  nom  de 
la  reine,  ainsi  que  les  dédicaces  du  même  genre  dans  les- 
quelles on  lit  le  nom  de  Thouthmosis,  premier  mari  d'A- 
mensé, qui  joua  d'abord  le  même  rôle  passif,  et  ne  fut, 
comme  son  successeur  Amênenthé,  qu'une  espèce  de  figu- 
rant du  pouvoir  royal  exercé  par  la  reine. 

Les  surcharges  qu'ont  éprouvées  la  plupart  des  légendes 
du  régent  Amênenthé  démontrent  que  sa  régence  fut  odieuse 
et  pesante  pour  son  pupille  Thouthmosis  III.  Celui-ci  semble 
avoir  pris  à  tâche  de  condamner  son  tuteur  à  un  éternel 
oubli.  C'est  en  effet  sous  le  règne  de  ce  Thouthmosis  III  que 
furent  martelées  presque  toutes  les  légendes  d' Amênenthé, 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  333 

et  qu'on  sculpta  à  la  place  soit  les  légendes  de  Thouth- 
mosis  III,  dont  il  avait  sans  doute  usurpé  l'autorité,  soit 
celles  de  Thouthmosis,  premier  mari  d'Amensé,  le  père 
même  du  roi  régnant.  J'ai  observé  la  destruction  systéma- 
tique de  ces  légendes  dans  une  foule  de  bas-reliefs  existants 
sur  divers  autres  points  de  Thèbes.  Ce  déshonneur  imprimé 
à  la  mémoire  du  régent  Aménenthé  fut-il  l'ouvrage  im- 
médiat de  la  haine  personnelle  de  Thouthmosis  III,  ou  une 
basse  flatterie  du  corps  sacerdotal  ?  C'est  ce  qu'il  nous  est 
impossible  de  décider,  mais  le  fait  nous  a  paru  assez  curieux 
pour  le  constater. 

Toutes  les  inscriptions  du  monument  à! El-Asasif  éta- 
blissent unanimement  que  cet  édifice  a  été  élevé  sous  la  ré- 
gence d' Aménenthé,  au  nom  de  la  reine  Amensé  et  de  son 
jeune  fils  Thouthmosis  III.  Cette  construction  n'est  donc 
point  postérieure  à  l'an  1736  avant  J.-C,  époque  approxi- 
mative des  premières  années  du  règne  de  Thouthmosis  III 
exerçant  seul  le  pouvoir  suprême.  Ces  sculptures  comptent 
donc  déjà  plus  de  3.500  ans  d'antiquité. 

Il  résulte  de  ces  mêmes  dédicaces  et  des  sculptures  qui 
décorent  quelques-unes  des  salles  non  détruites,  que  l'édifice 
intérieur  était  un  temple  consacré  à  la  grande  divinité  de 
Thèbes,  Amon-Ra,  le  roi  des  dieux,  qu'on  y  adorait  sous  le 
titre  spécial  ô! Amon-Ra-Pnèb-ennéfjlièl-en-tho ,  c'est-à-dire, 
d' Amon-Ra,  seigneur  des  trônes  du  Monde  :  j'ai  retrouvé 
dans  Thèbes  plusieurs  autres  temples  dédiés  à  ce  grand  être, 
mais  sous  d'autres  titres  qui  lui  sont  également  particuliers. 

Ce  temple  d' Amon-Ra,  d'une  étendue  assez  considérable, 
décoré  de  sculptures  du  travail  le  plus  précieux,  précédé 
jadis  d'un  dromos  et  probablement  aussi  d'une  longue 
avenue  de  sphinx,  s'élevait  au  fond  de  la  vallée  d'l\l-Asasif. 
Son  sanctuaire  pénétrait  pour  ainsi  dire  dans  les  rochers  à 
j)ic  de  la  chaîne  Libyque,  criblée,  comme  le  sol  même  do  la 
vallée,  d'excavations  plus  ou  moins  riciies,  qui  servaient  de 
sépulture  aux  habitants  de  la  vieille  capitale. 


334  LETTRES    ET   JOURNAUX 

Cette  position  du  temple  au  milieu  des  tombeaux,  et  les 
plafonds,  en  forme  de  voûte,  de  quelques-unes  de  ces  salles, 
ont  récemment  trompé  quelques  voyageurs,  et  leur  ont  fait 
croire  que  cet  édifice  était  le  tombeau  de  Mœris  (Tlioutli- 
mosis  III),  mais  tous  les  détails  que  nous  avons  donnés  sur 
la  construction  et  la  destination  de  cet  édifice  sacré  ren- 
versent une  telle  hypothèse.  Ses  divisions  et  ses  accessoires 
nous  le  feraient  reconnaître  pour  un  véritable  temple,  à 
défaut  des  inscriptions  dédicatoires  qui  le  disent  formel- 
lement. Sa  décoration  même,  et  le  sujet  des  bas-reliefs  qui 
ornent  les  parois  des  salles  encore  subsistantes,  n'ont  rien 
de  commun  avec  la  décoration  et  les  scènes  sculptées  dans 
les  hypogées  et  les  tombeaux.  On  y  retrouve,  comme  dans 
les  temples  et  les  palais,  des  tableaux  d'ofïrandes  faites  aux 
dieux  ou  aux  rois  ancêtres  du  Pharaon  fondateur  du  temple. 
Quelques  bas-reliefs  de  ce  dernier  genre  présentent  un 
grand  intérêt,  soit  en  confirmant  l'ordre  de  succession  pré- 
cédemment établi,  soit  en  fournissant  des  détails  précieux 
sur  les  familles  de  ces  premiers  rois  de  la  XVIII®  Dynastie. 
Je  citerai  d'abord,  et  à  ce  sujet,  plusieurs  tableaux  sculptés 
et  peints  représentant  Thouthmosis,  père  de  Thouthmo- 
sis  III,  et  le  Pharaon  Thouthmosis  II  recevant  des  offrandes 
faites  par  leur  fils  et  neveu  Thouthmosis  III;  en  second 
lieu,  un  long  bas-relief  peint  occupant  toute  la  paroi  de 
gauche  de  la  grande  salle  voûtée,  au  fond  du  temple,  dans 
lequel  on  a  figuré  la  grande  bari  sacrée  ou  arche  d'Amon- 
Ra,  le  dieu  du  temple,  adoré  par  le  régent  Aménenthé, 
ayant  derrière  lui  Thouthmosis  III,  suivi  d'une  très  jeune 
enfant  richement  parée,  et  que  l'inscription  nous  dit  être  sa 
fille,  la  fille  du  Roi  quelle  aime,  la  divine  épouse  Rannofré. 
En  arrière  de  la  bari  sacrée,  et  comme  recevant  une  portion 
des  offrandes  faites  par  les  deux  rois  agenouillés,  sont  les 
images  en  pied  du  Pharaon  Thouthmosis  P"",  de  la  reine  son 
épouse  Ahmosis  et  de  leur  jeune  fille  Sotennofré.  L'histoire 
écrite  ne  nous  avait  point  conservé  les  noms  de  ces  trois 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  335 

princesses;  c'est  là  que  je  les  ai  lus  pour  la  première  fois. 
Quant  au  titre  de  divine  épouse  donné  à  la  fille  de  Mœris 
encore  en  bas  âge,  il  indique  seulement  que  cette  jeune  en- 
fant avait  été  vouée  au  culte  d'Amon,  étant  du  nombre  de 
ces  filles  d'une  haute  naissance,  nommées  Pallades  et  PaJ- 
lacides,  dont  j'ai  retrouvé  les  tombeaux  dans  une  autre 
vallée  de  la  chaîne  Libyque. 

Ce  temple  d'Amon-Ra,  terminant  une  des  vallées  de  la 
nécropole  de  Thèbes,  reçut  à  différentes  époques  soit  des 
restaurations,  soit  des  accroissements  sous  le  règne  de  di- 
vers rois  successeurs  d'Aménenthé  et  de  Thouthmosis  III. 
J'ai  retrouvé,  en  effet,  dans  les  pierres  provenant  des  di- 
verses portions  du  temple,  et  dont  on  s'est  servi,  dans  des 
temps  peu  anciens,  pour  la  construction  d'une  muraille  contre 
laquelle  appuie  aujourd'liui  le  jambage  de  droite  du  propy- 
lon  de  granit,  des  parties  d'inscriptions  mentionnant  des 
embellissements  ou  des  restaurations  de  l'édifice  sous  les 
règnes  des  rois  Horus,  Rhamsès  le  Grand  et  son  fils  Mé- 
néphtha  II,  tous  de  la  XVIIP  Dynastie,  comme  les  fonda- 
teurs mêmes  du  temple. 

Enfin,  la  dernière  salle  du  temple,  ayant  servi  de  sanc- 
tuaire, est  couverte  de  sculptures  d'un  travail  ignoble  et 
grossier;  mais  la  surprise  que  j'éprouvai  à  la  vue  de  ces 
pitoyables  bas-reliefs,  comparés  à  la  finesse  et  à  l'élégance 
des  tableaux  sculptés  dans  les  deux  salles  précédentes,  cessa 
bientôt  à  la  lecture  de  grandes  inscriptions  hiéroglyphiques, 
constatant  que  cette  belle  restauration-là  avait  été  faite  sous 
le  règne  et  au  nom  de  Ptolémée  Évergète  II  et  de  sa  pre- 
mière femme  Cléopâtre.  Voilà  une  des  mille  et  une  preuves 
démonstratives  contre  l'opinion  de  ceux  qui  s'obstineraient 
encore  à  supposer  (jue  l'art  égyptien  gagna  quelque  perfec- 
tion par  l'établissement  des  Grecs  en  Kgypte. 

Je  le  répète  encore  :  l'art  éfjjjptien  ne  doit  (ju'à  lui-même 
tout  ce  qu'il  a  produit  de  grand,  de  pur  et  de  beau,  et,  n'en 
déplaise  aux  savants  qui  se  font  une  religion  de  croire  fer- 


336  LETTRES    ET   JOURNAUX 

meinent  à  la  génération  spontanée  des  arts  en  Grèce,  il  est 
évident  pour  moi,  comme  pour  tous  ceux  qui  ont  bien  vu 
l'Egypte  ou  qui  ont  une  connaissance  réelle  des  monuments 
égyptiens  existants  en  Europe,  que  les  arts  ont  commencé 
en  Grèce  par  une  imitation  servile  des  arts  de  l'Egypte, 
beaucoup  plus  avancés  qu'on  ne  le  croit  vulgairement,  à 
l'époque  où  les  premières  colonies  égyptiennes  furent  en 
contact  avec  les  sauvages  habitants  de  l'Attique  ou  du  Pé- 
loponnèse. La  vieille  Egypte  enseigna  les  arts  à  la  Grèce, 
celle-ci  leur  donna  le  développement  le  plus  sublime,  mais, 
sans  l'Egypte,  la  Grèce  ne  serait  probablement  point  deve- 
nue la  terre  classique  des  beaux-arts.  Voilà  ma  profession 
de  foi  tout  entière  sur  cette  grande  question.  Je  trace  ces 
lignes  presqu'en  face  de  bas-reliefs  que  les  Égyptiens  ont 
exécutés,  avec  la  plus  élégante  finesse  de  travail,  1700  ans 
avant  Tère  chrétienne.  Que  faisaient  les  Grecs  alors ? 


Thèbes,  20  juin  1829. 

J'ai  donné  toute  la  journée  d'hier  et  cette  matinée  à  l'étude 
des  tristes  restes  de  l'un  des  plus  importants  monuments  de 
l'ancienne  Thèbes.  Cette  construction,  comparable  en  éten- 
due à  l'immense  palais  de  Karnac,  dont  on  aperçoit  d'ici  les 
obélisques  sur  l'autre  rive  du  fleuve,  a  presqu'entièrement 
disparu;  il  en  subsiste  encore  quelques  débris,  s'élevant  à 
peine  au-dessus  du  sol  de  la  plaine  exhaussée  par  les  dépôts 
successifs  de  l'inondation,  qui  recouvrent  probablement  aussi 
toutes  les  masses  de  granit,  de  brèches  et  autres  matières 
dures  employées  dans  la  décoration  de  ce  palais.  La  portion 
la  plus  considérable  étant  construite  en  pierres  calcaires,  les 
Barbares  les  ont  peu  à  peu  brisées  et  converties  en  chaux 
pour  élever  de  misérables  cahutes;  mais  ce  que  le  voyageur 
trouve  encore  sur  ses  pas  donne  une  bien  haute  idée  de  la 
magnificence  de  cet  antique  édifice. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  337 

Que  l'on  se  figure,  en  effet,  un  espace  d'environ  1 .800  pieds 
de  longueur,  nivelé  par  les  dépôts  successifs  de  l'inondation, 
couvert  de  longues  herbes,  mais  dont  la  surface,  déchirée 
sur  une  multitude  de  points,  laisse  encore  apercevoir  des 
débris  d'architraves,  des  portions  de  colosses,  des  fûts  de 
colonnes  et  des  fragments  d'énormes  bas-reliefs  que  le 
limon  du  fleuve  n'a  pas  enfouis  encore  ni  dérobés  pour  tou- 
jours à  la  curiosité  des  voyageurs.  Là  ont  existé  plus  de  dix- 
huit  colosses  dont  les  moindres  avaient  vingt  pieds  de  hau- 
teur. Tous  ces  monolithes,  de  diverses  matières,  ont  été 
brisés,  et  l'on  rencontre  leurs  membres  énormes  dispersés  çà 
et  là,  les  uns  au  niveau  du  sol,  d'autres  au  fond  d'excava- 
tions exécutées  par  les  fouilleurs  modernes.  J'ai  recueilli, 
sur  ces  restes  mutilés,  les  noms  d'un  grand  nombre  de 
peuples  asiatiques  dont  les  cliefs  captifs  étaient  représentés 
entourant  la  base  de  ces  colosses  représentant  leur  vainqueur, 
le  Pharaon  Aménophis,  le  troisième  du  nom,  celui  même 
que  les  Grecs  ont  voulu  confondre  avec  le  Memnon  de  leurs 
mythes  héroïques.  Ces  légendes  démontrent  déjà  que  nous 
sommes  ici  sur  l'emplacement  du  célèbre  édifice  de  Thèbes 
connu  des  Grecs  sous  le  nom  de  Memnoniam.  C'est  ce 
qu'avaient  cherché  à  prouver,  par  des  considérations  d'un 
autre  genre,  MM.  JoUois  et  Devilliers,  dans  leur  excellente 
description  de  ces  ruines. 

Les  monuments  les  mieux  conservés,  au  milieu  de  cette 
effroyable  dévastation  des  objets  du  premier  ordre  dont  il 
me  reste  à  parler,  établiraient  encore  mieux,  si  cela  était 
nécessaire,  que  ces  ruines  sont  bien  celles  du  Memnonium 
de  Thèbes,  ou  palais  de  Memnon  appelé  Aménophion  par 
les  Égyptiens  du  nom  même  de  son  fondateur,  et  que  je 
trouve  mentionné  dans  une  foule  d'inscriptions  hiérogly- 
phiques des  hypogées  du  voisinage  où  reposaient  jadis  les 
momies  de  plusieurs  grands-olliciers  ciiargés,  de  leur  vi- 
vant, de  la  garde  ou  de  rentretien  de  ce  magniliiiuc  édilice. 

C'est  vers  l'extrémité  des  ruines  et  du  coté  du  fleuve  que 

BiBL.   É(iYl>T.,  T.    XXXI.  28 


338  LETTRES    ET   JOURNAUX 

s'élèvent  encore,  en  dominant  la  plaine  de  Thèbes,  les  deux 
fameux  colosses,  d'environ  soixante  pieds  de  hauteur,  dont 
l'un,  celui  du  nord,  jouit  d'une  si  grande  célébrité  sous  le 
nom  de  colosse  de  Memnon.  Formés  chacun  d'un  seul  bloc, 
de  grès-brèche,  transportés  des  carrières  de  la  Thébaïde 
supérieure  et  placés  sur  d'immenses  bases  de  la  même  ma- 
tière, ils  représentent  tous  deux  un  Pharaon  assis,  les  mains 
étendues  sur  les  genoux,  dans  une  attitude  de  repos.  J'ai 
vainement  cherché  à  motiver  l'étrange  erreur  du  respec- 
table et  spirituel  Denon,  qui  a  voulu  prendre  ces  statues 
pour  celles  de  deux  princesses  égyptiennes.  Les  inscriptions 
hiéroglyphiques  encore  subsistantes,  telles  que  celles  qui 
couvrent  le  dossier  du  trône  du  colosse  du  sud  et  les  côtés 
des  deux  bases,  ne  laissent  aucun  doute  sur  le  rang  et  la 
nature  du  personnage  dont  ces  merveilleux  monolithes  re- 
produisaient les  traits  et  perpétuaient  la  mémoire.  L'inscrip- 
tion du  dossier  porte  textuellement  :  «  L'Aroéris  puissant, 
le  modérateur  des  modérateurs,  etc.,  le  Roi  Soleil,  Seigneur 
de  vérité  (ou  de  justice),  le  fils  du  Soleil,  le  Seigneur  des 
diadèmes,  Aménôthph,  modérateur  de  la  région  pure,  le 
bien-aimé  d'Amon-Ra,  etc.,  l'Horus  resplendissant,  celui 

qui  a  agrandi  la  demeure (lacune)  à  toujours,  a  érigé  ces 

constructions  en  l'honneur  de  son  père  Amon;  il  lui  a  dédié 
cette  statue  colossale  de  pierre  dure,  etc.  »  Et  sur  les  côtés 
des  bases  on  lit  en  grands  hiéroglyphes  de  plus  d'un  pied 
de  proportion,  exécutés,  surtout  ceux  du  colosse  du  nord, 
avec  une  perfection  et  une  élégance  au-dessus  de  tout  éloge, 
la  légende  ou  devise  particulière,  le  prénom  et  le  nom 
propre  du  Roi  que  les  colosses  représentent  :  «  Le  Seigneur 
»  souverain  de  la  région  supérieure  et  de  la  région  infé- 
))  rieure,  le  réformateur  des  mœurs,  celui  qui  tient  le  monde 
»  en  repos,  l'Horus  qui,  grand  par  sa  force,  a  frappé  les  Bar- 
))  bares,  le  Roi  Soleil,  Seigneur  de  vérité,  le  fils  du  Soleil, 
»  Aménôthph,  modérateur  de  la  région  pure,  chéri  d'Amon- 
»  Ra,  Roi  des  Dieux.  » 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  339 

Ce  sont  là  les  titres  et  noms  du  troisième  Aménophis  de 
la  XVIIP  Dynastie,  lequel  occupait  le  trône  des  Pharaons 
vers  l'an  1680  avant  l'ère  chrétienne.  Ainsi  se  trouve  com- 
plètement justifiée  l'assertion  que  Pausanias  met  dans  la 
bouche  des  Thébains  de  son  temps,  lesquels  soutenaient  que 
ce  colosse  n'était  nullement  l'image  du  Memnon  des  Grecs, 
mais  bien  celle  d'un  homme  du  pays  nommé  Ph-Aménoph. 

Ces  deux  colosses  décoraient,  suivant  toute  apparence,  la 
façade  extérieure  du  principal  pylône  de  l'Aménophion,  et, 
malgré  l'état  de  dégradation  où  la  barbarie  et  le  fanatisme 
ont  réduit  ces  antiques  monuments,  on  peut  juger  de  l'élé- 
gance, du  soin  extrême  et  de  la  recherche  qu'on  avait  mis 
dans  leur  exécution,  par  celle  des  figures  accessoires  for- 
mant la  décoration  de  la  partie  antérieure  du  trône  de 
chaque  colosse.  Ce  sont  des  figures  de  femmes  debout, 
sculptées  dans  la  masse  même  de  chaque  monolithe,  et 
n'ayant  pas  moins  de  quinze  pieds  de  haut.  La  magnificence 
de  leur  coiffure  et  les  riches  détails  de  leur  costume  sont 
parfaitement  en  rapport  avec  le  rang  des  personnages  dont 
elles  rappellent  le  souvenir.  Les  inscriptions  hiérogly- 
phiques gravées  sur  ces  statues  formant  en  quelque  sorte 
les  pieds  antérieurs  du  trône.de  chaque  statue  d'Aménophis, 
nous  apprennent  que  la  figure  de  gauche  représente  une 
reine  égyptienne,  la  mère  du  roi,  nommée  Tmau-Hem-Va, 
ou  bien  Maut-Hem-Va,  et  la  figure  de  droite,  la  reine 
épouse  du  même  Pharaon,  Taïa,  dont  le  nom  était  déjà 
donné  par  une  foule  de  monuments.  Je  connaissais  aussi  le 
nom  de  la  femme  de  Thouthmosis  IV,  Tmau-Hem-Va, 
mère  d'Aménophis-Memnon,  par  les  bas-reliefs  du  palais  de 
Louqsor,  mentionnés  dans  la  notice  rapide  que  j'ai  crayon- 
née de  cet  important  édifice. 

Sur  un  autre  point  des  ruines  de  l'Aménophion,  du  côté 
delà  montagne  Lihy(|ue,  à  la  limite  du  désert,  et  un  peu  à 
droite  de  l'axe  passant  entre  les  deux  colosses,  existent  deux 
blocs  de  grès-brèche,  d'environ  trente  pierls  de  long  cha- 


340  LETTRES    ET   JOURNAUX 

cun,  et  présentant  la  forme  de  deux  énormes  stèles.  Leur 
surface  visible  est  ornée  de  tableaux  et  de  magnifiques 
inscriptions  formées  chacune  de  vingt-quatre  à  vingt-cinq 
lignes  d'hiéroglyphes  du  plus  beau  style,  exécutés  de  relief 
clans  le  creux.  Il  est  infiniment  probable  que  ces  portions 
qu'on  aperçoit  aujourd'hui  sont  les  dossiers  des  sièges  de 
deux  groupes  colossaux  renversés  et  enfouis  la  face  contre 
terre  :  j'ai  manqué  de  moyens  assez  puissants  pour  vérifier 
le  fait. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  tableaux  sculptés  sur  ces  masses 
effrayantes  nous  montrent  toujours  le  roi  Aménophis-Mem- 
non,  accompagné  ici  de  la  reine  Taïa  son  épouse,  accueillis 
par  le  dieu  Amon-Ra  ou  par  Phtha-Socharis,  et  les  deux 
inscriptions  sont  les  textes  expressément  relatifs  à  la  dédi- 
cace du  Memnonium  ou  Aménophion  aux  dieux  de  Thèbes 
par  le  fondateur  de  cet  immense  édifice.  La  forme  et  la  ré- 
daction de  cette  dédicace,  dont  j'ai  pris  une  copie  soignée 
malgré  une  foule  de  lacunes,  sont  d'un  genre  tout  à  fait 
original  et  m'ont  paru  très  curieuses.  On  en  jugera  par  une 
courte  analyse. 

La  consécration  du  palais  est  rappelée  d'une  manière 
tout  à  fait  dramatique.  C'est  d'abord  le  roi  Aménophis  qui 
prend  la  parole  dès  la  première  ligne  et  la  garde  jusques  à  la 
treizième.  «  Le  Roi  Aménôthph  (etc.)  a  dit  :  «  Viens,  ôAmon- 
»  Ra,  Seigneur  des  trônes  du  Monde,  toi  qui  résides  dans  les 
»  régions  de  Oph  (Thèbes)  !  contemple  la  demeure  que  nous 
))  t'avons  construite  dans  la  contrée  pure,  elle  est  belle  : 
))  descends  du  haut  du  ciel  pour  en  prendre  possession  !  » 
Suivent  les  louanges  du  dieu  mêlées  à  la  description  de 
l'édifice  dédié,  et  l'indication  des  ornements  et  décorations 
en  pierre  de  grès,  en  granit  rose,  en  pierre  noire,  en  or,  en 
ivoire  et  en  pierres  précieuses,  que  le  roi  y  a  prodigués,  y 
compris  deux  grands  obélisques  dont  on  n'aperçoit  plus 
aujourd'hui  aucune  trace. 

Les  sept  lignes  suivantes  renferment  le  discours  que  tient 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  341 

le  dieu  Amon-Ra,  en  réponse  aux  courtoisies  du  Pharaon. 
((  Voici  ce  que  dit  Amon-Ra,  le  mari  de  sa  mère,  etc.  : 
))  Approche,  mon  fils,  Soleil  Seigneur  de  vérité,  du  germe 
»  du  Soleil,  enfant  du  Soleil,  Aménôthph!  J'ai  entendu  tes 
»  paroles  et  je  vois  les  constructions  que  tu  as  exécutées; 
»  moi  qui  suis  ton  père,  je  me  complais  dans  tes  bonnes 
»  œuvres,  etc.  » 

Enfin,  vers  le  milieu  do  la  vingtième  ligne  commence  une 
troisième  et  dernière  harangue;  c'est  celle  que  prononcent 
les  dieux  en  présence  d'Amon-Ra,  leur  seigneur,  auquel  ils 
promettent  de  combler  de  biens  Aménôthph,  son  fils  chéri, 
d'en  rendre  le  règne  joyeux  en  le  prolongeant  pendant  de 
longues  années,  en  récompense  du  bel  édifice  qu'il  a  élevé 
pour  leur  servir  de  demeure,  palais  dont  ils  déclarent  avoir 
pris  possession  après  l'avoir  bien  et  dûment  visité. 

L'identité  du  Memnonium  des  Grecs  et  de  l'Aménophion 
égyptien  n'est  donc  plus  douteuse;  il  l'est  bien  moins  en- 
core que  ce  palais  fût  une  des  plus  étonnantes  merveilles 
delà  vieille  capitale.  Des  fouilles  en  grand,  exécutées  par  un 
Grec  nommé  Lmi,  ancien  agent  de  M.  Sait,  ont  mis  à  dé- 
couvert une  foule  de  bases  de  colonnes,  un  très  grand  nombre 
de  statues  léontocéphalcs  en  granit  noir;  de  plus,  deux  ma- 
gniliques  sphinx  colossaux  et  à  tète  humaine,  en  granit 
rose,  du  plus  beau  travail,  représentant  aussi  le  roi  Améno- 
phis  III.  Les  traits  du  visage  de  ce  prince,  portant  ici, 
comme  partout  ailleurs,  une  empreinte  de  physionomie  un 
peu  éthiopienne,  sont  absolument  semblables  à  ceux  que  les 
sculpteurs  et  les  peintres  ont  donnés  à  ce  même  Pharaon 
dans  les  tableaux  des  stèles  du  Memnonium,  dans  les  bas- 
reliefs  du  palais  de  Louqsor,  et  dans  les  peintures  du  tom- 
beau de  ce  prince  dans  la  vallée  de  l'Ouest  à  Biban-el-Mo- 
louk,nouvellcet  millième  preuve  que  les  statues  et  bas-reliefs 
égyptiens  présentent  de  vérihil)les  portraits  des  anciens  rois 
dont  ils  portent  les  h'gendes. 

A  une  |)etite  distance  du  Rhamessèion  (existent  les  débris 


342  LETTRES   ET   JOURNAUX 

de  deux  colosses  en  gros  rougeâtre  :  c'étaient  encore  deux 
statues  ornant  probablement  la  porte  latérale  nord  de  l' Amé- 
nopliion,  ce  qui  peut  donner  une  juste  idée  de  l'immense 
étendue  de  ce  palais,  dont  il  reste  encore  de  si  magnifiques 
vestiges.  Je  ne  me  suis  nullement  occupé  des  inscriptions 
grecques  et  latines  qui  tapissent  les  jambes  du  grand  co- 
losse du  nord,  la  célèbre  statue  de  Memnon;  tout  cela  est 
trop  moderne  pour  moi.  Ceci  soit  dit  sans  qu'on  en  puisse 
conclure  que  je  nie  la  réalité  des  harmonieux  accents  que 
tant  de  Romains  affirment  unanimement  avoir  ouï  moduler 
par  la  bouche  même  du  colosse,  aussitôt  qu'elle  était  frappée 
des  premiers  rayons  du  soleil.  Je  dirai  seulement  que,  plu- 
sieurs fois,  assis,  au  lever  de  l'aurore,  sur  les  immenses  ge- 
noux de  Memnon,  aucun  accord  musical  sorti  de  sa  bouche 
n'est  venu  distraire  mon  attention  du  mélancolique  tableau 
que  je  contemplais,  la  plaine  de  Thèbes,  où  gisent  les 
membres  épars  de  cette  aînée  des  villes  royales. 


Thèbes  (rive  occidentale),  ...  juin  1829. 

Je  viens  de  visiter  et  d'étudier  dans  toutes  ses  parties  un 
petit  temple  d'une  conservation  parfaite,  situé  derrière 
l'Aménophion,  dans  un  vallon  formé  par  les  rochers  de  la 
montagne  Libyque  et  un  grand  mamelon  qui  s'en  est  détaché 
du  côté  de  la  plaine.  Ce  monument  a  été  décrit  par  la  Com- 
mission d'Egypte  sous  le  nom  de  Petit  Temple  d'Isis. 

Le  voyageur  est  attiré  dans  ces  lieux  solitaires  et  dénués 
de  toute  végétation  par  une  enceinte  peu  régulière,  bâtie 
en  briques  crues,  et  qu'on  aperçoit  de  fort  loin,  parce 
qu  elle  est  placée  sur  un  terrain  assez  élevé.  On  y  pénètre 
par  un  petit  propylon  en  grès  engagé  dans  l'enceinte  et  cou- 
vert extérieurement  de  sculptures  d'un  travail  lourdement 
recherché.  Les  tableaux  qui  ornent  le  bandeau  de  cette 
porte  représentent  Ptolémée  Soter  II  faisant  des  offrandes, 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  343 

du  côté  droit,  à  la  déesse  Hathor  (Vénus)  et  à  la  grande 
triade  de  Thèbes,  Amon-Ra,  Mouth  et  Chons,  du  côté 
gauche,  à  la  déesse  Thmé  ou  Thméi  (la  vérité  ou  la  justice, 
Thémis)  et  à  une  triade  formée  du  dieu  hiéracocéphale 
Mandou,  de  son  épouse  Ritho  et  de  leur  fils  Harphré.  Ces 
trois  divinités,  celles  qu'on  adorait  principalement  à  Her- 
monthis,  occupent  la  partie  du  bandeau  dirigée  vers  cette 
capitale  de  nome. 

Ces  courts  détails  suffisent,  lorsqu'on  est  un  peu  familia- 
risé avec  le  système  de  décoration  des  monuments  égyptiens, 
pour  déterminer  avec  certitude  :  1°  à  quelles  divinités  fut 
spécialement  dédié  le  temple  auquel  ce  propylon  donne 
entrée;  2°  quelles  divinités  y  jouissaient  du  rang  de  syn- 
thrône,  et  il  devient  ici  de  toute  évidence  qu'on  adorait 
spécialement  dans  ce  temple  le  principe  de  beauté  confondu 
et  identifié  avec  le  principe  de  vérité,  de  justice,  ou,  en 
termes  mythologiques,  que  cet  édifice  était  consacré  à  la 
déesse  Hathor,  identifiée  avec  la  déesse  Thméi.  Ce  sont,  en 
effet,  ces  deux  déesses  qui  reçoivent  les  premiers  hom- 
mages de  Soter  II;  et,  comme  l'édifice  faisait  partie  de 
Thèbes  et  avoisinait  le  nome  d'Hermonthis,  on  y  olïrait 
aussi,  d'après  une  règle  de  saine  politique  que  j'ai  dé  vélo  j)- 
pée  ailleurs,  des  sacrifices  en  l'honneur  de  la  triade  thé- 
baine  et  de  la  triade  hermonthite.  On  s'était  donc  trop  hâté 
de  donner  un  nom  à  ce  temple,  d'après  des  aperçus  repo- 
sant sur  de  simples  conjectures. 

Les  mêmes  adorations  sont  répétées  sur  la  porto  du  temple 
proprement  dit,  qui  s'ouvre  par  un  petit  péristyle  que  sou- 
tiennent des  colonnes  à  chapiteaux  ornés  de  fleurs  de  lotus 
et  de  houppes  de  papyrus  combinées;  les  coIoiuk^s  et  les 
parois  n'ont  jamais  été  décorées  de  sculptures.  Il  n'en  est 
point  ainsi  du  pronaos,  formé  de  deux  colonnes  et  de  deux 
piliers  ornés  de  têtes  symboliques  de  la  déesse  Hathor,  à  la- 
quelle ce  temple  fut  consacnv  Les  tableaux  qui  couvrent 
le  fût  des  colonnes  représentent  des  otTiandes  faites  à  cette 


344  LETTRES   ET   JOURNAUX 

déesse  et  à  sa  seconde  forme  Thméi,  ainsi  qu'aux  dieux 
Amon-Ra,  Mandou,  Imoutli  (Esculape),  et  plusieurs  formes 
tertiaires  de  la  déesse  Hathor,  adorée  par  le  roi  Ptolémée 
Épiphane,  sous  le  règne  duquel  a  été  faite  la  dédicace  du 
monument,  comme  le  prouve  la  grande  inscription  hiéro- 
glyphique sculptée  sur  toute  la  longueur  de  la  frise  du  pro- 
naos. Voici  la  traduction  des  deux  parties  affrontées  de 
cette  formule  dédicatoire  : 

(Partie  de  droite.)  Première  ligne.  «Le  Roi  (Dieu  Épi- 
»  phane  que  Phtha-Thoré  a  éprouvé,  image  vivante  d' Amon- 
))  Ra),  le  chéri  des  Dieux  et  des  Déesses  mères,  le  bien-aimé 
))  d'Amon-Ra,  a  fait  exécuter  cet  édifice  en  l'honneur 
))  d'Amon-Ra,  etc.,  pour  être  vivifié  à  toujours.  » 

Deuxième  ligne.  «  La  divine  sœur  de  (Ptolémée  toujours 
»  vivant,  bien  aimé  de  Plitha),  chérie  d'Amon-Ra,  l'ami 

))  du  bien  (Pmainoufé) »  (le  reste  est  détruit). 

(Partie  de  gauche.)  Première  ligne.  «  Le  fils  du  Soleil 
))  (Ptolémée  toujours  vivant,  bien-aimé  de  Phtha),  chéri 
»  des  Dieux  et  des  Déesses  mères,  bien-aimé  d'Hathor,  a  fait 
))  exécuter  cet  édifice  en  l'honneur  de  sa  mère  Hathor,  la 
))  rectrice  de  l'Occident,  pour  être  vivifié  à  toujours.  » 

Deuxième  ligne.  «  La  royale  épouse  (Cléopâtre,  bien 
»  aimée  de  Thméi),  la  rectrice  de  l'Occident,  a  fait  exécuter 

))  cet  édifice «  (le  reste  manque). 

Ces  textes  justifient  tout  à  fait  ce  que  nous  avions  déduit 
des  seules  sculptures  du  propylon  relativement  aux  divi- 
nités particulièrement  honorées  dans  ce  temple  ;  il  est  éga- 
lement établi  que  la  dédicace  de  cet  édifice  sacré  a  été  faite 
par  le  cinquième  des  Ptolémées,  vers  l'an  200  avant  J.-C. 

Les  bas- reliefs  encore  existants  sur  les  parois  de  droite 
et  de  gauche  du  pronaos,  ainsi  que  sur  la  façade  du  temple 
formant  le  fond  de  ce  même  pronaos,  appartiennent  tous  au 
règne  d'Épiphane.  Tous  se  rapportent  aux  déesses  Hathor 
et  Thméi,  ainsi  qu'aux  grandes  divinités  de  Thèbes  et 
d'IIermonthis. 


DE    CHAMPOLLION   LE   JEUNE  345 

On  a  divisé  le  naos  en  trois  salles  contiguës;  ce  sont  trois  ' 
véritables  sanctuaires.  Celui  du  milieu,  ou  le  principal, 
entièrement  sculpté,  contient  des  tableaux  d'offrandes  à 
tous  les  dieux  adorés  dans  le  temple,  les  deux  triades  pré- 
citées, et  principalement  aux  déesses  Hathor  et  Thméi,  qui 
paraissent  dans  presque  toutes  les  scènes.  Aussi  n'est-il 
question  que  de  ces  deux  divinités  dans  les  dédicaces  du 
sanctuaire,  inscrites  sur  les  frises  de  droite  et  de  gauche  au 
nom  de  Ptolémée  Pliilopator  : 

((  L'Horus,  soutien  de  TÉgypte,  celui  qui  a  embelli  les 
))  temples  comme  Thoth,  Dieu  deux  fois  grand,  le  Seigneur 
))  des  panégyries  comme  Phtha,  le  chef  semblable  au  So- 
»  leil,  le  germe  des  Dieux  fondateurs,  l'éprouvé  par  Phtha, 
»  etc.;  le  fils  du  Soleil,  Ptolémée  toujours  vivant,  bien- 
))  aimé  d'Isis,  l'ami  de  son  père  (Philopator),  a  fait  cette 
))  construction  en  l'honneur  de  sa  mère  Hathor,  la  rectrice 

«  de  l'Orient  (dédicace  de  droite),  et  :  «  de  sa  mère 

))  Thméi,  la  rectrice  de  l'Occident  »  (dédicace  de  gauche). 

Presque  toutes  les  sculptures  de  ce  premier  sanctuaire 
remontent  au  règne  de  Philopator,  qu'on  y  voit  suivi  de  sa 
femme  Arsinoé  adorant  les  deux  déesses;  deux  seuls  ta- 
bleaux portent  l'image  de  Ptolémée  Épiphane,  fils  et  suc- 
cesseur de  Philopator.  On  lit  enOn  sur  les  parois  de  droite 
et  de  gauche  l'inscription  suivante,  relative  à  des  embellis- 
sements exécutés  sous  un  règne  postérieur,  celui  d'Éver- 
gète  II  et  de  ses  deux  femmes  : 

«  Bonne  restauration  de  l'édifice  exécutée  par  le  Roi. 
»  germe  des  Dieux  lumineux,  l'éprouvé  par  Phtha,  etc., 
»  Ptolémée  toujours  vivant,  etc.,  par  sa  royale  sœur,  la 
I)  modératrice  souveraine  du  Monde,  Cléopàtre,  et  par  sa 
»  royale  épouse,  la  modératrice  souveraine  du  Monde,  Cléo- 
»  pâtre,  dieux  grands  chéris  d'Amon-Ra.  » 

C'est  à  la  déesse  Hathor  qu'appartenait  plus  spécialement 
le  sanctuaire  de  droite.  Cette  grande  divinité  y  est  repré- 
sentée sous  des  formes  variées,  recevant  les  hommages  des 


346  LETTRES    ET   JOURNAUX 

rois  Philopiitor  et  Epipliane;  les  dédicaces  des  frises  sont 
faites  au  nom  de  ce  dernier. 

Le  sanctuaire  de  gauche  fut  consacré  à  la  déesse  Thméi, 
la  Dicé  et  l'Aléthé  des  mythes  égyptiens;  aussi,  tous  les 
tableaux  qui  décorent  cette  chapelle  se  rapportent-ils  aux 
importantes  fonctions  que  remplissait  cette  divinité  dans 
l'Amenti,  les  régions  occidentales  ou  l'enfer  des  Égyptiens. 

Les  deux  souverains  de  ce  lieu  terrible  où  les  âmes  étaient 
jugées,  Osiris  et  Isis,  reçoivent  d'abord  les  hommages  de 
Ptolémée  et  d'Arsinoé,  dieux  Philopators,  et  l'on  a  sculpté 
sur  la  paroi  de  gauche  la  grande  scène  de  la  psychostasie. 
Ce  vaste  bas-relief  représente  la  salle  hypostyle  (Osk/i)  ou 
le  prétoire  de  l'Amenti,  avec  les  décorations  convenables. 
Le  grand-juge  Osiris  occupe  le  fond  de  la  salle;  au  pied  de 
son  trône  s'élève  le  lotus,  emblème  du  monde  matériel,  sur- 
monté des  images  de  ses  quatre  enfants,  génies  directeurs 
des  quatre  points  cardinaux. 

Les  quarante-deux  juges,  assesseurs  d'Osiris,  sont  assis, 
rangés  sur  deux  lignes,  la  tête  surmontée  d'une  plume  d'au- 
truche, symbole  de  la  justice.  Debout  sur  un  socle,  en  avant  du 
trône,  le  Cerbère  égyptien,  monstre  composé  de  trois  natures 
diverses,  le  crocodile,  le  lion  et  l'hippopotame,  ouvre  sa  large 
gueule  et  menace  les  âmes  coupables  :  son  nom,  Téouôm- 
en-ément,  signifie  la  déooratrice  de  l'occident  ou  de  l'enfer. 
Vers  la  porte  du  tribunal  paraît  la  déesse  Thméi  dédoublée, 
c"est-à-dire  figurée  deux  fois,  à  cause  de  sa  double  attribu- 
tion de  déesse  de  la  justice  et  de  déesse  de  la  vérité.  La 
première  forme,  qualifiée  de  Thméi,  rectrice  de  l'Amenti 
(la  vérité),  présente  l'âme  d'un  Égyptien,  sous  les  formes 
corporelles,  à  la  seconde  forme  de  la  déesse  (la  justice), 
dont  voici  la  légende  :  «  Thméi  qui  réside  dans  l'Amenti, 
»  où  elle  pèse  les  cœurs  dans  la  balance  :  aucun  méchant  ne 
»  lui  échappe.  »  Dans  le  voisinage  de  celui  qui  doit  subir 
l'épreuve,  on  lit  les  mots  suivants  :  «  Arrivée  d'une  âme 
»  dans  l'Amenti.  ))  Plus  loin,  s'élève  la  balance  infernale; 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  347 

les  dieux  Horiis,  fils  d'Isis,  à  tète  d'épervier,  et  Anubis,  fils 
d'Osiris,  à  tête  de  chacal,  placent  dans  les  bassins  de  la  ba- 
lance, l'un  le  cœur  du  prévenu,  l'autre  une  plume  d'au- 
truche, emblème  de  justice  :  entre  le  fatal  instrument  qui 
doit  décider  du  sort  de  l'âme  et  le  trône  d'Osiris,  on  a  placé 
le  dieu  Tlioth  ibiocéphale,  «  Thoth  le  deux  fois  grand,  le 
))  Seigneur  de  Schmoun  (Hermopolis  magna),  le  Seigneur 
»  des  divines  paroles,  le  secrétaire  de  justice  des  autres  Dieux 
))  grands  dans  la  salle  de  justice  et  de  vérité.  »  Ce  greffier 
divin  écrit  le  résultat  de  l'épreuve  à  laquelle  vient  d'être 
soumis  le  cœur  de  TÉgyptien  défunt,  et  va  présenter  son 
rapport  au  souverain  juge. 

On  voit  que  le  fait  seul  de  la  consécration  de  ce  troisième 
sanctuaire  à  la  déesse  Thméi  y  a  motivé  la  représentation 
de  la  psycliostasie,  et  qu'on  a  trop  légèrement  conclu  de  la 
présence  de  ce  tableau  curieux,  reproduit  également  dans  la 
deuxième  partie  de  tous  les  rituels  funéraires,  que  ce  temple 
était  une  sorte  d'édifice  funèbre,  qui  pouvait  même  avoir 
servi  de  sépulture  à  des  membres  très  distingués  de  la  caste 
sacerdotale.  Rien  ne  motive  une  pareille  hypothèse.  Il  est 
vrai  que  les  environs  de  l'enceinte  qui  renferme  ce  mo- 
nument ont  été  criblés  d'excavations  sépulcrales  et  de  ca- 
tacombes égyptiennes  de  toutes  les  époques.  Mais  le  temple 
d'Hathor  et  de  Thméi  n'est  point  le  seul  édifice  sacré  élevé 
au  milieu  des  tombeaux;  il  faudrait  donc  aussi  considérer 
comme  des  temples  funéraires  le  palais  de  Sésostris  ou  le 
Rhamesséion,  le  temple  d'Amon  à  El-Asasif,  le  palais  de 
Kourna,  etc.,  ce  qui  est  insoutenable  sous  tous  les  rapports, 
et  formellement  contredit  par  toutes  les  inscriptions  égyp- 
tiennes qui  en  couvrent  les  parois. 

Thrlx's  (M.Mlinot-IIab..ii),  30  juin  1H2'.). 

On  peut  se  rendre  à  la  .grande  Itiillc  île  MiMlincl-lIabou, 
soit   en   prenant    le  clicniiii   (h;    la    jilaiiic  en   traversant  le 


348  LETTRES   ET   JOURNAUX 

Rhamesséion,  l'emplacement  de  rAménophion  (Memno- 
nium),  et  les  restes  calcaires  du  Ménéphthéion,  grand  édilice 
construit  par  le  fils  et  successeur  de  Rhamsès  le  Grand, 
soit  en  suivant  le  vallon  à  l'entrée  duquel  s'élève  le  petit 
temple  d'IIathor  et  de  Tliméi. 

Là  existe,  presque  enfouie  sous  les  débris  des  habitations 
particulières  qui  se  sont  succédé  d'âge  en  âge,  une  masse  de 
monuments  de  haute  importance,  qui,  étudiés  avec  atten- 
tion, montrent,  au  milieu  des  plus  grands  souvenirs  histo- 
riques, l'état  des  arts  de  l'Egypte  à  toutes  les  époques 
principales  de  son  existence  politique.  C'est  en  quelque 
sorte  un  tableau  abrégé  de  l'Egypte  monumentale.  On  y 
trouve  en  effet  réunis  un  temple  appartenant  à  l'époque 
pharaonique  la  plus  brillante,  celle  des  premiers  rois  de  la 
XVIIP  Dynastie,  un  immense  palais  de  la  période  des  con- 
quérants, un  édifice  de  la  première  décadence  sous  l'inva- 
sion éthiopienne,  une  chapelle  élevée  sous  un  des  princes 
qui  avaient  brisé  le  joug  des  Perses,  un  propylon  de  la  dy- 
nastie grecque,  des  propylées  de  l'époque  romaine,  enfin, 
dans  une  des  cours  du  palais  pharaonique,  des  colonnes  qui, 
jadis,  soutenaient  le  faîte  d'une  église  chrétienne. 

Le  détail  un  peu  circonstancié  de  ce  que  renferment  de 
plus  curieux  des  monuments  si  variés  me  conduirait  beau- 
coup trop  loin;  je  dois  me  contenter  de  donner  une  idée 
rapide  de  chacune  des  parties  qui  forment  cet  amas  de 
constructions  si  intéressantes,  en  commençant  par  celles 
qui  se  présentent  en  arrivant  à  la  butte  du  côté  qui  regarde 
le  fleuve. 

On  rencontre  d'abord  une  vaste  enceinte  construite  en 
belles  pierres  de  grès,  peu  élevée  au-dessus  du  sol  actuel, 
et  dans  laquelle  on  pénètre  par  une  porte  dont  les  jam- 
bages, surpassant  à  peine  la  corniche  brute  qui  surmonte  le 
mur  d'enceinte,  portent  la  figure  en  pied  d'un  empereur  ro- 
main dont  voici  la  légende  hiéroglyphique  inscrite  dans  les 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  349 

deux  cartouches  accolés  :  «  L'empereur  Ca^sar-Titus- Jïlius- 
))  Hadrianus-Antoninus-Pius.  » 

Le  même  prince  est  aussi  représenté  sur  l'une  des  deux 
portes  latérales  de  l'enceinte,  où  il  est  en  adoration  devant 
la  Triade  de  Thèbes  à  droite,  et  devant  celle  d'IIermonthis 
à  gauche.  C'est  encore  ici  une  nouvelle  preuve  de  ces  égards 
perpétuels  de  bon  voisinage  que  se  rendaient  mutuellement 
les  cultes  locaux. 

Au  fond  de  l'enceinte  s'élève  une  rangée  de  six  colonnes 
réunies  trois  à  trois  par  des  murs  d'entre-colonnement  qui 
n'ont  jamais  reçu  de  sculptures.  On  trouve  encore,  parmi  les 
pierres  amoncelées  provenant  des  parties  supérieures  de 
cette  construction,  la  légende  impériale  déjà  citée  :  l'en- 
ceinte et  les  propylées  appartiennent  donc  au  règne  d'An- 
tonin  le  Pieux.  C'est,  d'ailleurs,  ce  que  démontrait  déjà  le 
mauvais  style  des  bas-reliefs. 

En  traversant  ces  propylées,  on  arrive  à  un  grand  pylône 
dont  la  porte,  ornée  d'une  corniche  conservant  encore  ses 
couleurs  assez  vives,  est  couverte  de  bas-reliefs  religieux; 
l'adorateur,  Ptolémée  Soter  II,  présente  des  offrandes  variées 
aux  sept  grandes  divinités  élémentaires  et  aux  dieux  des 
nomes  Thébain  et  Hermonthite. 

Le  mur  de  l'enceinte  et  les  propylées  d'Antonin,  aussi 
bien  que  le  pylône  de  Soter  II,  m'ont  offert  une  particuhi- 
rité  remarquable  :  c'est  que  ces  constructions  modernes  ont 
été  élevées  aux  dépens  d'un  édifice  antérieur  et  bien  au- 
trement important.  Les  pierres  qui  les  forment  sont  cou- 
vertes de  restes  de  légendes  hiéroglyphiques,  de  portions  de 
bas-reliefs  religieux  ou  historiques,  telles  que  des  tètes  ou 
des  corps  de  divinités,  des  chars,  des  chevaux,  des  soldats, 
des  prisonniers  de  guerre,  cnhn  de  nombreux  débris  d'un 
calendrier  sacré;  et,  comme  on  lit  sur  une  foule  de  ces 
pierres,  en  tout  ou  en  partie,  le  prénom  ou  le  nom  de 
Khamsès  le  Grand,  il  n'est  point  douteux,  pour  moi  du 
moins,  cpic  ces  blocs  no  proviennent   dos  démolitions  du 


350  LETTRES   ET   JOURNAUX 

grand  palais  de  Sésostris,  le  Rhamesséion,  ravagé  depuis 
longtemps  par  les  Perses,  à  l'époque  où,  sous  Ptolémée 
Soter  II  et  Antonin,  on  bâtissait  les  propylées  et  le  pylône 
dont  il  est  ici  question. 

Au  pylône  de  Soter  succède  un  petit  édifice  d'une  exécu- 
tion plus  élégante,  semblable  en  son  plan  au  petit  édifice  à 
jour  de  l'île  de  Philse  ;  mais  les  huit  colonnes  qui  le  suppor- 
taient sont  maintenant  rasées  jusques  à  la  hauteur  des  murs 
des  entre-colonnements.  Tous  les  bas-reliefs  encore  existants 
représentent  le  roi  Nectanèbe  de  la  XXX®  Dynastie,  la 
Sébennytique,  adorant  Amon-Ra,  le  Souverain  des  dieux, 
ou  recevant  les  dons  et  les  bienfaits  de  tous  les  autres  dieux 
de  Thèbes. 

Cette  chapelle,  du  IV®  siècle  avant  J.-C,  avait  été 
appuyée  sur  un  édifice  plus  ancien.  C'est  un  pylône  de  mé- 
diocre étendue,  dont  les  massifs,  d'une  belle  proportion, 
ont  souffert  dans  plusieurs  de  leurs  parties.  Élevé  sous  la 
domination  du  roi  éthiopien  Taharaka,  dans  le  VIP  siècle 
avant  notre  ère,  le  nom,  le  prénom,  les  titres  et  les  louanges 
de  ce  prince  avaient  été  rappelés  dans  les  inscriptions  et  les 
bas-reliefs  décorant  les  faces  des  deux  massifs,  et  de  même 
sur  la  porte  qui  les  sépare.  Mais,  à  l'époque  où  les  Saïtes 
remontèrent  sur  le  trône  des  Pharaons,  il  parait  qu'on  fit 
marteler,  par  une  mesure  générale,  les  noms  des  conqué- 
rants éthiopiens  sur  tous  les  monuments  de  l'Egypte. 

J'ai  déjà  remarqué  la  proscription  du  nom  de  Sabacon 
dans  le  palais  de  Louqsor,  —  le  nom  de  Taharaka  subit  ici 
un  semblable  outrage,  mais  les  marteaux  n'ont  pu  faire  que 
l'on  n'en  reconnaisse  encore  sans  peine  tous  les  éléments 
constitutifs  dans  le  plus  grand  nombre  des  cartouches  sub- 
sistants. On  lit  de  plus,  sur  le  massif  de  droite,  cette  inscrip- 
tion relative  à  des  embellissements  exécutés  sous  Ptolémée 
Soter  II  :  a  Cette  belle  réparation  a  été  faite  par  le  Roi  Sei- 
»  gneur  du  Monde,  le  grand  germe  des  Dieux  grands,  celui 
»  que  Phthaa  éprouvé,  image  vivante  d' Amon-Ra,  le  fils  du 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  351 

))  Soleil,  le  Seigneur  des  diadèmes,  Ptolémée  toujours  vi- 
»  vaut,  le  bien-aimé  d'Isis,  le  Dieu  sauveur  (Soter,  NT 
»  NOHEM),  en  l'honneur  de  son  père  Amon-Ra,  qui  lui  a 
))  concédé  les  périodes  des  panégyries  sur  le  trône  d'Ho- 
»  rus.  » 

Il  n'est  pas  inutile  de  comparer  cette  fastueuse  légende 
du  Lagide,  à  propos  de  quelques  pierres  qu'on  a  changées, 
avec  celle  que  l'Éthiopien,  véritable  fondateur  et  décorateur 
du  pylône,  a  fait  sculpter  sur  le  bandeau  de  la  porte.  Elle 
ne  contient  que  la  simple  formule  :  a  La  vie  (ou  vive)  le 
))  Roi  Taharaka,  le  bien-aimé  d'Amon-Ra,  Seigneur  des 
»  trônes  du  Monde.  » 

Sur  les  deux  massifs  extérieurs  du  pylône,  ce  prince, 
auquel  certaines  traditions  historiques  attribuent  la  con- 
quête de  toute  l'Afrique  septentrionale,  jusques  aux  colonnes 
d'Hercule,  a  été  figuré  de  proportions  colossales,  tenant 
d'une  main  robuste  les  chevelures,  réunies  en  groupe,  de 
peuples  vaincus  qu'il  menace  d'une  sorte  de  massue. 

Au  delà  du  pylône  de  Taliaraka,  et  dans  le  mur  de  clôture 
nord,  existent  encore  en  place  deux  jambages  d'une  porte 
en  granit  rose,  chargés  de  légendes  exécutées  avec  soin  et 
contenant  le  nom  et  les  titres  du  fondateur,  l'un  des  grands 
fonctionnaires  de  l'ordre  sacerdotal,  l'hiérogrammateet  pro- 
phète Pétaménôph.  C'est  le  même  personnage  qui  lit  creuser, 
vers  l'entrée  de  la  vallée  d'El-Asasif,  l'immense  et  prodi- 
gieuse excavation  que  les  voyageurs  admirent  sous  le  nom 
de  Grande  Syri/uje. 

On  arrive  enfin  à  l'édilicc  le  plus  antique,  celui  dont  les 
propylées  de  l'époque  romaine,  le  pylône  du  Lagide,  la  cha- 
pelle de  Nectanèbe  et  le  pylône  du  roi  éthiopien  ne  sont  que 
des  dépendances;  ces  diverses  constructions  ne  furent  éle- 
vées (jue  pour  annoncer  dignement  la  domeine  du  Roi  des 
dieux,  et  celle  du  Pharaon,  son  représentant  sur  la  terre. 

Ce  vieux  monument,  c|Lii  porte  à  la  fois  le  doul)le  carac- 
tère de  grand  temple  et  de  palais,  se  compose  encore  d'un 


352  LETTRES    ET   JOURNAUX 

sanctuaire  environné  de  galeries  formées  de  piliers  ou  de 
colonnes,  et  de  huit  salles  plus  ou  moins  vastes. 

Toutes  les  parois  portent  des  sculptures  exécutées  avec 
une  correction  remarquable  et  une  grande  finesse  de  travail  : 
ce  sont  là  des  bas-reliefs  de  la  meilleure  époque  de  l'art. 
Aussi,  la  décoration  de  cet  édifice  appartient-elle  au  règne 
de  Thouthmosis  P"",  de  Thoutlimosis  II,  de  la  reine  Amensé, 
du  régent  Aménenthé  et  de  Thouthmosis  III,  le  Mœris  des 
historiens  grecs.  C'est  ce  dernier  Pharaon  sous  lequel  on  a 
décoré  la  plus  grande  partie  de  l'édifice;  les  dédicaces  en 
ont  été  faites  en  son  nom.  Celle  qu'on  lit  sous  la  galerie  de 
droite,  l'une  des  mieux  conservées,  donne  une  idée  de  toutes 
les  autres.  La  voici  : 

Première  ligne.  «  La  vie,  l'Horus  puissant,  aimé  de  Phré, 
»  le  Souverain  de  la  haute  et  basse  région,  grand  chef  dans 
»  toutes  les  parties  du  monde,  l'Horus  resplendissant,  grand 
»  par  sa  force,  celui  qui  a  frappé  les  Neuf-Arcs  (les  peuples 
))  nomades)  ;  le  Dieu  gracieux  Seigneur  du  monde.  Soleil 
))  stabiliteur  du  monde,  le  fils  du  Soleil,  Thouthmosis,  bien- 
))  faiteur  du  monde,  vivifié  aujourd'hui  et  à  toujours.  » 

Deuxième  ligne.  «  Il  a  fait  exécuter  ces  constructions  en 
»  l'honneur  de  son  père  Amon-Ra,  Roi  des  Dieux;  il  lui  a 
»  érigé  ce  grand  temple  dans  la  partie  occidentale  du 
))  Thouthmoséion  d'Amon,  en  belle  pierre  de  grès  :  c'est  ce 
))  qu'a  fait  le  (Roi)  vivant  toujours.  » 

La  plupart  des  bas-reliefs  décorant  les  galeries  et  les 
chambres  des  édifices  représentent  ce  roi,  Thouthmosis  III, 
rendant  divers  hommages  aux  dieux,  ou  en  recevant  des 
grâces  et  des  dons.  Ici  je  citerai  seulement  deux  tableaux 
sculptés  sur  la  paroi  de  gauche  de  la  grande  salle  ou  sanc- 
tuaire. Dans  l'un,  le  plus  étendu,  le  Pharaon  casqué  est 
conduit  par  la  déesse  Hathor  et  par  le  dieu  Atmou,  qui  se 
tiennent  par  la  main,  vers  l'arbre  mystique  de  la  vie.  Le 
Roi  des  dieux,  Amon-Ra,  assis,  trace  avec  un  pinceau  le  nom 
de  Thouthmosis  sur  l'épais  feuillage,  en  disant  :  «  Mon  fils, 


DE   CIIAMPOLLION   LE   JEUNE  353 

»  Soleil  stabiliteur  du  monde,  je  place  ton  nom  sur  l'arbre 
»  Oscht,  dans  le  palais  du  Soleil  !  ))  Cette  scène  se  passe  de- 
vant les  vingt-quatre  divinités  secondaires  adorées  à  Thèbes 
et  disposées  sur  deux  files,  en  tète  desquelles  on  lit  l'in- 
scription suivante  :  «  Voici  ce  que  disent  les  autres  grandes 
»  divinités  de  Tôph  (Thèbes)  :  «  Nos  cœurs  se  réjouissent  à 
»  cause  du  bel  édifice  construit  par  le  Roi  Soleil  stabiliteur 
»  du  monde.  » 

J'ai  trouvé  dans  le  second  tableau,  pour  la  première  fois, 
le  nom  et  la  représentation  de  la  reine,  femme  de  Thouth- 
mosis  III  :  cette  princesse,  appelée  Rhamaïthé  et  portant 
le  titre  de  royale  épouse,  accompagne  son  mari  faisant  de 
riches  offrandes  à  Amon-Ra,  générateur.  La  reine  reparaît 
aussi  dans  deux  tableaux  décorant  une  des  petites  salles  de 
gauche  au  fond  de  l'édifice. 

Les  six  dernières  salles  du  palais,  dans  l'une  desquelles 
existe  renversée  une  chapelle  monolithe  de  granit  rose,  sont 
couvertes  de  bas-reliefs  de  l'époque  de  Thouthmosis  P',  de 
Thouthmosis  II,  de  la  reine  Amensé,  et  de  son  fils  Thouth- 
mosis III,  dont  les  légendes  royales  sont  scidptées  en  sur- 
charge sur  celles  du  régent  Aménenthé,  martelées  avec 
assez  de  soin,  ainsi  que  toutes  les  figures  en  pied  représen- 
tant ce  prince,  dont  la  mémoire  fut  ainsi  proscrite. 

La  fondation  de  cet  édifice  remonte  donc  aux  premières 
années  du  XVIIP  siècle  avant  J.-C.  Il  est  naturel,  par  con- 
séquent, d'y  rencontrer,  en  le  parcourant  avec  soin,  plu- 
sieurs restaurations,  annoncées  d'ailleurs  par  des  inscrip- 
tions qui  en  fixent  l'époque  et  en  nomment  les  auteurs. 
Telles  sont  : 

1"  La  restauration  des  portes  et  d'une  portion  du  plafond 
de  la  grande  salle,  par  Ptolémée  l-lvergète  II,  entre  l'an  146 
et  l'an  118  avant  notre  ère; 

2"  Des  réparations  faites  vers  l'an  392  avant  notre  ère, 
aux  colonnes  d'ordre  protodoricjuc  (jui  soutiennent  les  pla- 
fonds des  galeries,  sous  le  Pliaraon  mendésien  Ilacoris.  On 

Bim,.  KCiYPT.,  T.  \xxi.  23 


351  LF.TTRES    ET   .lOlJRNAUX 

a  employé  pour  cela  des  pierres  provenant  d'un  petit  édi- 
fice construit  par  la  princesse  Néitocris,  fille  de  Psammé- 
tichus  II; 

3°  Toutes  les  sculptures  des  façades  supérieures  sad  et 
nord,  exécutées  sous  le  règne  de  Rhamsès-Méiamoun,  au 
XV«  siècle  avant  notre  ère. 

Ces  derniers  embellissements,  les  plus  anciens  et  les  plus 
notables  de  tous,  avaient  été  ordonnés  sans  doute  pour  lier, 
par  la  décoration,  le  petit  palais  de  Mœris  avec  le  grand 
palais  de  Rhamsès-Méiamoun,  qui,  avec  ses  attenances, 
couvre  presque  toute  la  butte  de  Médinet-Habou.  C'est  ici 
en  effet  qu'existent  les  ouvrages  les  plus  remarquables  de 
ce  Pharaon,  l'un  des  plus  illustres  parmi  les  souverains 
de  l'Egypte,  et  dont  les  grands  exploits  militaires  ont  été 
confondus  avec  ceux  de  Sésostris  ou  Rhamsès  le  Grand  par 
les  auteurs  anciens  et  par  les  écrivains  modernes. 

Un  édifice  d'une  médiocre  étendue,  mais  singulier  par  ses 
formes  inaccoutumées,  le  seul  qui,  parmi  tous  les  monu- 
ments de  l'Egypte,  puisse  donner  une  idée  de  ce  qu'était 
une  habitation  particulière  à  ces  anciennes  époques,  attire 
d'abord  les  regards  du  voyageur.  Le  plan  qu'en  ont  publié 
les  auteurs  de  la  grande  Description  de  l'Egypte  pourra 
donner  une  idée  exacte  de  la  disposition  générale  de  ces 
deux  massifs  de  pylônes  unis  à  un  grand  pavillon  par  des 
constructions  tournant  sur  elles-mêmes  en  équerre;  je  ne 
dois  m'occuper  que  des  curieux  bas-reliefs  et  des  inscriptions 
sculptées  sur  toutes  les  surfaces. 

L'entrée  principale  regarde  le  Nil.  On  trouve  d'abord 
deux  grands  massifs,  formant  une  espèce  de  faux  pylône, 
enseveli  en  partie  sous  des  buttes  provenant  des  débris 
d'habitations  modernes.  Vers  le  haut,  règne  une  frise  ana- 
glyphiquc,  composée  des  éléments  combinés  de  la  légende 
royale  du  Rhamsès  fils  aîné  et  successeur  immédiat  de 
Rhamsès-Méiamoun,  a  Soleil,  gardien  de  vérité  éprouvé  par 


DE   CHAMPOLLION    LE   JEUNE  355 

»  Amon  )).  On  remarque  de  plus,  sur  ces  massifs,  des  ta- 
bleaux d'adoration  de  la  même  époque,  et  deux  fenêtres 
portant  sur  leur  bandeau  le  disque  ailé  de  Hat,  et  sur 
leurs  jambages  les  légendes  royales  de  Rliamsès-Méiamoun, 
«  Soleil,  gardien  de  vérité,  l'ami  d'Amon  ». 

La  porte  qui  sépare  ces  constructions  appartient  au  règne 
d'un  troisième  Rhamsès,  le  second  fils  de  Méiamoun,  «  le 
»  Soleil  Seigneur  de  vérité  aimé  par  Amon  ». 

Dans  l'intérieur  de  cette  petite  cour,  s'élèvent  deux  mas- 
sifs de  pylônes,  ornés,  ainsi  que  les  constructions  qui  les 
unissent  au  grand  pavillon,  de  frises  anagiyphiques  portant 
la  légende  du  fondateur  Rhamsès-Méiamoun,  et  de  bas- 
reliefs  d'un  grand  intérêt,  parce  qu'ils  ont  trait  aux  con- 
quêtes de  ce  Pharaon. 

La  face  antérieure  du  massif  de  droite  est  presque  entiè- 
rement occupée  par  une  figure  colossale  du  conquérant, 
levant  ca  hache  d'armes  sur  un  groupe  de  prisonniers  barbus 
dont  sa  main  gauche  saisit  les  chevelures.  Le  dieu  Amon-Ra, 
d'une  stature  tout  aussi  colossale,  présente  au  vainqueur  la 
harpe  divine  en  disant  :  «  Prends  cette  arme,  mon  fils  chéri, 
»  et  frappe  les  chefs  des  contrées  étrangères  !  » 

Le  soubassement  de  ce  vaste  tableau  est  composé  des 
chefs  des  peuples  soumis  par  Rhamsès-Méiamoun,  age- 
nouillés, les  bras  attachés  derrière  le  dos  par  les  liens  qui, 
terminés  par  une  houppe  de  papyrus  ou  une  fleur  de 
lotus,  indiquent  si  le  personnage  est  un  Asiatique  ou  un 
Africain. 

Ces  chefs  captifs,  dont  les  costumes  et  les  physionomies 
sont  très  variés,  offrent,  avec  toute  vérité,  les  traits  du 
visage  et  les  vêtements  particuliers  à  chacune  des  nations 
qu'ils  représentent.  Des  légendes  hiéroglyphi(|Ucs  donnent 
successivement  le  nom  de  diaciue  peuple.  Deux  ont  entiè- 
rement disparu.  Celles  (pu  subsistent,  au  nombi-c^  de  i'in(|. 
annoncent  : 


356  LETTRES    ET   JOURNAUX 

Le  chef  du  pays  de  Kousclii  mauvaise     ] 
race  (l'Ethiopie),  /    ^^^  Afrique; 

Le  chef  du  pays  de  Térosis,  i 

Le  chef  du  pays  de  Toroao,  ) 

et  : 

Le  chef  du  pays  de  Robou,  )  .   . 

Le  clief  du  pays  de  Moschausch,  ) 

Un  tableau  et  un  soubassement  analogues  décorent  la 
face  antérieure  du  massif  de  gauche,  mais  ici  tous  les  captifs 
sont  des  chefs  asiatiques.  On  les  a  rangés  dans  l'ordre 
suivant  : 

Le  chef  de  la  mauvaise  race  du  pays  de  Schéto  ou  Chéta  ; 

Le  chef  de  la  mauvaise  race  du  pays  d'Aumôr; 

Le  grand  du  pays  de  Fekkaro  ; 

Le  grand  du  pays  de  Schaîrotana,  contrée  maritime  ; 

Le  grand  du  pays  de  Scha (le  reste  est  détruit); 

Le  grand  du  pays  de  Touirscha,  contrée  maritime; 

Le  grand  du  pays  de  Pa (le  reste  est  détruit). 

Sur  l'épaisseur  du  massif  de  gauche,  Rhamsès-Méiamoun, 
casqué,  le  carquois  sur  l'épaule,  conduit  des  groupes  de 
prisonniers  de  guerre  aux  pieds  d'Amon-Ra.  Le  dieu  dit 
au  conquérant  :  «  Va  !  empare-toi  des  contrées  ;  soumets 
))  leurs  places  fortes,  et  amène  leurs  chefs  en  esclavage.  » 

Le  massif  correspondant,  et  les  corps  de  logis  qui  réu- 
nissent le  pylône  au  grand  pavillon  du  fond,  sont  couverts 
de  sculptures  qu'il  serait  trop  long  de  décrire  ici.  On  re- 
marque des  fenêtres  décorées  extérieurement  et  intérieu- 
rement avec  beaucoup  de  goût,  et  des  balcons  soutenus  par 
des  prisonniers  barbares  sortant  à  mi-corps  de  la  muraille. 

L'intérieur  du  grand  pavillon,  divisé  en  trois  étages,  fut 
décoré  de  bas-reliefs  représentant  des  scènes  de  la  vie  do- 
mestique de  Rhamsès-Méiamoun.  Je  possède  des  dessins 
exacts  de  tous  ces  intéressants  tableaux,  parmi  lesquels  on 
remarque  le  Pharaon  servi  par  les  dames  du  palais,  prenant 
son  repas,  jouant  avec  ses  petits  enfants,  ou  occupé  avec  la 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  357 

reine  d'une  partie  de  jeu  analogue  à  celui  des  échecs,  etc., 
etc.  L'extérieur  de  ce  pavillon  est  couvert  de  légendes  du 
roi  ou  de  bas-reliefs  commémoratifs  de  ses  victoires. 

C'est  en  suivant  l'axe  principal  de  ces  curieuses  construc- 
tions qu'on  arrive  enfin  devant  le  premier  pylône  du  grand 
et  magnifique  palais  de  Rliamsès-Méiamoun.  L'édifice  que 
nous  venons  de  décrire  n'en  était  qu'une  dépendance  et  une 
simple  annexe. 

Ici,  tout  prend  des  proportions  colossales.  Les  faces  exté- 
rieures des  deux  énormes  massifs  du  premier  pylône,  entiè- 
rement couvertes  de  sculptures,  rappellent  les  exploits  du 
fondateur  de  l'édifice,  non  seulement  par  des  tableaux  d'un 
sens  vague  et  général,  mais  encore  par  les  images  et  les 
noms  des  peuples  vaincus,  par  celles  du  conquérant  et  de 
la  divinité  protectrice  qui  lui  donne  la  victoire.  On  voit,  sur 
le  massif  de  gauche,  le  dieu  Phtha-Socharis  livrant  à 
Rhamsès-Méiamoun  treize  contrées  asiatiques,  dont  les 
noms,  conservés  pour  la  plupart,  ont  été  sculptés  dans  des 
cartels  servant  comme  de  boucliers  aux  peuples  enchaînés. 
Une  longue  inscription,  dont  les  onze  premières  lignes 
sont  assez  l)ien  conservées,  nous  apprend  que  ces  conquêtes 
eurent  lieu  dans  la  douzième  année  du  règne  de  ce  Pharaon. 

Dans  le  grand  tableau  du  massif  de  droite,  le  dieu  Amon- 
Ra,  sous  la  forme  de  Phré  hiéracocéphale,  donne  la  harpe 
au  belliqueux  Rhamsès  pour  frapper  vingt-neuf  peuples  du 
Nord  ou  du  Midi.  Dix-neuf  noms  de  contrées  ou  de  villes 
subsistent  encore  ;  le  reste  a  été  détruit  pour  appuyer  contre 
le  pylône  des  masures  modernes.  Le  Roi  des  dieux  adresse 
à  Méiamoun  un  long  discours,  dont  voici  les  dix  premières 
colonnes  :  «  Amon-Ra  a  dit  :  Mon  fils,  mon  germe  chéri, 
»  maître  du  monde.  Soleil  gardien  de  justice,  ami  d'Amon, 
»  toute  force  t'appartient  sur  la  Terre  entière;  les  nations 
»  du  Septentrion  et  du  Midi  sont  abattues  sous  tes  pieds; 
»  je  te  livre  les  chefs  des  contrées  méridionales;  conduis-les 
»  en  ca|»ti\  it<'',  et  Ictu-s  ciif^iits  ;'i  leur  siiKr  ;  dispose  de  tous 


358  LETTRES   ET   JOURNAUX 

»  les  biens  existants  dans  leur  pays  :  laisse  respirer  ceux 
»  d'entre  eux  qui  voudront  se  soumettre,  et  punis  ceux  dont 

»  le  cœur  est  contre  toi.  Je  t'ai  livré  aussi  le  Nord (la- 

»  cune);  la  Terre-Rouge  (l'Arabie)  est  sous  tes  sandales  », 
etc.,  etc.  Une  grande  stèle,  mais  très  fruste,  constate  que 
ces  conquêtes  eurent  lieu  dans  la  onzième  année  du  roi. 

C'est  à  la  même  année  du  règne  de  Rhamsès-Méiamoun 
que  se  rapportent  les  sculptures  des  massifs  du  premier 
pylône  du  côté  de  la  cour.  Il  s'agit  ici  d'une  campagne  contre 
les  peuples  asiatiques  nommés  Moscliausch. 

Des  masses  de  débris  amoncelés  couvrent  toute  la  partie 
inférieure  du  pylône,  et  enfouissent  en  très  grande  partie 
la  magnifique  colonnade  qui  décore  le  côté  gauche  de  la  cour, 
ainsi  que  la  galerie  soutenue  par  des  piliers-cariatides  fer- 
mant cette  même  cour  du  côté  droit.  Déblayer  cette  partie 
du  palais  serait  une  entreprise  fort  dispendieuse,  mais  elle 
aurait  pour  résultat  certain  de  rendre  à  l'admiration  des 
voyageurs  deux  galeries  de  la  plus  complète  conservation, 
des  colonnes  couvertes  de  bas-reliefs,  de  riclies  décorations 
ayant  conservé  tout  Téclat  de  leurs  couleurs,  et  enfin  une 
nombreuse  série  de  grands  tableaux  historiques.  Il  a  fallu 
me  contenter  de  copier  les  inscriptions  dédicatoires  qui 
couvrent  les  deux  frises  et  les  architraves  des  élégantes  co- 
lonnes, dont  les  chapiteaux  imitent  la  fleur  épanouie  du 
lotus. 

Au  fond  de  cette  première  cour,  s'élève  un  second  pylône, 
décoré  de  figures  colossales  sculptées,  comme  partout 
ailleurs,  de  relief  dans  le  creux;  celles-ci  rappellent  les 
triomphes  de  Rhamsès-Méiamoun  dans  la  IX*'  année  de 
son  règne.  Le  roi,  la  tête  surmontée  des  insignes  du  fils 
aine  d'Amon,  entre  dans  le  temple  d'Amon-Ra  et  de  la 
déesse  Mouth,  conduisant  trois  colonnes  de  prisonniers  de 
guerre,  imberbes  et  enchaînés  dans  diverses  positions.  Ces 
nations,  appartenant  à  une  même  race,  sont  nommées  ScJia- 
kalasc/idj  Taônaou  et  Pourosato ;  plusieurs  voyageurs,  exa- 


DE    CHAMPOLLION    LE   JEUNE  359 

minant  les  physionomies  et  le  costume  de  ces  captifs,  ont 
cru  reconnaître  en  eux  des  peuples  hindous.  Sur  le  massif 
de  droite  de  ce  pylône,  existait  une  énorme  inscription  au- 
jourd'hui détruite  aux  trois  quarts  par  des  fractures  et  des 
excavations.  J'ai  vu,  par  ce  qui  en  subsiste  encore,  qu'elle 
était  relative  à  l'expédition  contre  les  Scliakalasclia,  les 
Fekkaro,  les  Pourosato,  les  Taôiiaou  et  les  Ousc/iascha. 
Il  y  est  aussi  question  des  contrées  d'Aumôr  et  d'Oreksa, 
ainsi  que  d'une  bataille  navale. 

Une  magnifique  porte  en  granit  rose  unit  les  deux  massifs 
du  second  pylône.  Des  tableaux  d'adoration  aux  diverses 
formes  d'Amon-Ra  et  de  Phtha  en  décorent  les  jambages, 
au  bas  desquels  on  lit  deux  inscriptions  dédicatoires  attestant 
que  Rhamsès-Méiamoun  a  consacré  cette  grande  porte  en 
belle  piciTo  de  granit  à  son  père  Amon-Ra,  et  qu'enfin  les 
battants  ont  été  si  richement  ornés  de  métaux  précieux 
qu'Amon  lui-même  se  réjiuiit  en  les  contemplant. 

On  se  trouve,  après  avoir  franchi  cette  porte,  dans  la  se- 
conde cour  du  palais,  où  la  grandeur  pharaonique  se  montre 
dans  tout  son  éclat.  La  vue  seule  peut  donner  une  idée  du 
majestueux  elîet  de  ce  péristyle,  soutenu  à  l'est  et  à  l'ouest 
par  d'énormes  colonnades,  au  nord  par  des  piliers  contre 
lesquels  s'appuient  des  cariatides  colossales,  et  au  sud  par 
d'autres  piliers-cariatides,  derrière  lesquels  se  montre  une 
seconde  colonnade.  Tout  est  chargé  de  sculptures  revêtues 
de  couleurs  très  brillantes  encore  :  c'est  ici  qu'il  faut  envoyer, 
pour  les  convertir,  les  ennemis  systématiques  de  l'archi- 
tecture peinte. 

Les  parois  des  quatre  galeries  de  cette  cour  conservent 
toutes  leurs  décorations.  De  grands  et  vastes  tableaux 
sculptés  et  peints  appellent  de  toute  pai-t  la  curiosité  des 
voyageurs.  L'œil  se  repose  sur  I*-  l»r|  a/ur  (\vs  plafonds  ornés 
d'étoiles  de  couleur  jaune  doré,  mais  riuiportaiice  et  la 
variété  des  scènes  reproduites  par  le  ciseau  absorbent  bientôt 
toute  l'attention. 


360  LETTRES   ET   JOURNAUX 

Quatre  tableaux,  formant  le  registre  inférieur  de  la  galerie 
de  l'est,  côté  gauche,  et  une  partie  de  la  galerie  sud  retra- 
cent les  principales  circonstances  d'une  guerre  de  Rhamsès- 
Méiamoun  contre  des  peuples  asiatiques  nommés  Robou, 
teint  clair,  nez  aquilin,  longue  barbe,  couverts  d'une  grande 
tunique  et  d'un  surtout  transversalement  rayé  bleu  et  blanc. 
Ce  costume  est  tout  à  fait  analogue  à  celui  des  Assyriens  et 
des  Mèdes  figurés  sur  les  cylindres  dits  babyloniens  ou  per- 
sépolitains. 

Premier  tableau.  Grande  bataille  :  le  héros  égyptien, 
debout  sur  un  char  lancé  au  galop,  décoche  des  flèches 
contre  une  foule  d'ennemis  fuyant  dans  le  plus  grand  dé- 
sordre. On  aperçoit  sur  le  premier  plan  les  chefs  égyptiens 
montés  sur  des  chars,  et  leurs  soldats  entremêlés  à  des 
alliés,  les  Fekkaro,  massacrant  les  Robou  épouvantés  ou 
les  liant  comme  prisonniers  de  guerre.  Ce  tableau  seul  con- 
tient plus  de  cent  figures  en  pied,  sans  compter  les  chevaux. 

Deuxième  tableau.  Les  princes  et  les  chefs  de  l'armée 
égyptienne  conduisent  au  roi  victorieux  quatre  colonnes  de 
prisonniers  :  des  scribes  comptent  et  enregistrent  le  nombre 
des  mains  droites  et  des  parties  génitales  coupées  aux 
Robou  morts  sur  le  champ  de  bataille.  L'inscription  porte 
textuellement  :  «  Conduite  des  prisonniers  en  présence  de 
»  Sa  Majesté;  ceux-ci  sont  au  nombre  de  mille;  mains 
»  coupées,  trois  mille;  phallus,  trois  mille.  »  Le  Pharaon, 
aux  pieds  duquel  on  dépose  ces  trophées,  paisiblement  assis 
sur  son  char,  dont  les  chevaux  sont  retenus  par  des  ofiiciers, 
adresse  une  allocution  à  ses  guerriers.  Il  les  félicite  de  leur 
victoire,  et  prodigue  fort  naïvement  les  plus  grands  éloges 
à  sa  propre  personne  :  a  Livrez-vous  à  la  joie,  leur  dit-il, 
»  qu'elle  s'élève  jusques  au  ciel  ;  les  étrangers  sont  renversés 
»  par  ma  force  ;  la  terreur  de  mon  nom  est  venue,  leurs 
»  cœurs  en  ont  été  remplis  ;  je  me  suis  présenté  devant  eux 
))  comme  un  lion,  je  les  ai  poursuivis  semblable  à  un  épervier  ; 
»  j'ai  anéanti  leurs  âmes   criminelles;    j'ai    franchi  leurs 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  361 

))  fleuves,  j'ai  incendié  leurs  forteresses  ;  je  suis  pour  l'Egypte 
»  ce  qu'a  été  le  Dieu  Manclou  :  j'ai  vaincu  les  Barbares  : 
»  Amon-Ra,  mon  père,  a  liumilié  le  Monde  entier  sous  mes 
))  pieds,  et  je  suis  Roi  sur  le  trône  à  toujours.  » 

En  dehors  de  ce  curieux  tableau,  existe  une  très  longue 
inscription,  malheureusement  fort  endommagée,  et  relative 
à  cette  campagne,  qui  date  de  l'an  V  du  règne  de  Rhamsès- 
Méiamoun. 

Troisième  tableau.  Le  vainqueur,  le  fouet  en  main  et 
guidant  ses  chevaux,  retourne  ensuite  en  Egypte.  Des 
groupes  de  prisonniers  enchaînés  précèdent  son  char  ;  des 
officiers  étendent  au-dessus  de  la  tête  du  Pharaon  de  larges 
ombrelles.  Le  premier  plan  est  occupé  par  l'armée  égyp- 
tienne, divisée  en  pelotons  marchant  régulièrement  en  ligne 
et  au  pas,  selon  les  règles  de  la  tactique  moderne.  Enfin, 
Rhamsès  rentre  triomphant  dansThèbes(^«a^/véme  tableau). 
Il  se  présente  à  pied,  traînant  à  sa  suite  trois  colonnes  de 
prisonniers,  devant  le  temple  d'Amon-Ra  et  de  la  déesse 
Moutli  ;  le  roi  harangue  les  divinités  et  en  reçoit  en  réponse 
les  assurances  les  plus  flatteuses. 

Une  immense  composition  remplit  tout  le  registre  supé- 
rieur de  la  galerie  nord  et  de  la  galerie  est,  à  droite  de  la 
porte  principale.  C'est  une  cérémonie  publique  qui  n'olîre 
pas  moins  de  deux  cents  personnages  en  pied.  A  cette  pom- 
])eiis('  marche  assiste  tout  ce  que  l'Egypte  renfermait  de  plus 
grand  et  de  plus  illustre  :  c'est  en  quelque  sorte  le  triomphe 
de  Rhamsès-M('Mainoun,  et  la  panégyrie  célébrée  par  le 
souverain  et  son  peuple,  pour  remercier  la  divinité  de 
la  constante  prolection  qu'elle  avait  accordée  au.\  armes 
égyptiennes.  Une  ligne  de  grands  hiéroglyphes,  sc-ulptés 
au-dessus  du  tableau  et  dans  t()ut('  sa  longueur,  annonce 
que  cette  panégyrie  (IIBAI)  en  rii(»mi(Mu-  d'Ammon-lIorus 
(l'A  et  Vil  d(»  la  théologie  égyj)ticnne)  eut  lieu  à  Thèbes  le 
premier  jour  du  mois  de  Pasdions.  Cette  légende  contient 
en  outre  l'analyse  ininuticusc  du  vaste  tableau  qu'elle  sur- 


362  LETTRES    ET   .JOURNAUX 

monte;  c'est  pour  ainsi  dire  le  programme  entier  de  la  cé- 
rémonie. 

L'analyse  rapide  que  j'en  donne  ici  ne  sera  que  la  tra- 
duction de  cette  légende,  ou  celle  des  nombreuses  inscrip- 
tions sculptées  dans  le  bas-relief  auprès  de  chaque  person- 
nage et  au-dessus  des  groupes  principaux. 

Rliamscs-Mciamoun  sort  de  son  palais,  porté  dans  un  naos, 
espèce  de  châsse  richement  décorée,  soutenue  par  douze 
oêris  ou  chefs  militaires,  la  tète  ornée  de  plumes  d'autruclie. 
Le  monarque,  décoré  de  toutes  les  marques  de  sa  royale 
puissance,  est  assis  sur  un  trône  élégant  que  des  images  d'or 
de  la  justice  et  de  la  vérité  couvrent  de  leurs  ailes  étendues; 
le  sphinx,  emblème  de  la  sagesse  unie  à  la  force,  et  le  lion, 
symbole  du  courage,  sont  debout  près  du  trône,  qu'ils  sem- 
blent protéger.  Des  officiers  agitent  autour  du  naos  les 
flabellam  et  les  éventails  ordinaires;  de  jeunes  enfants  de 
la  caste  sacerdotale  marchent  auprès  du  roi,  portant  son 
sceptre,  l'étui  de  son  arc  et  ses  autres  insignes.  Neuf  princes 
de  la  famille  royale,  de  hauts  fonctionnaires  de  la  caste  sacer- 
dotale et  des  chefs  militaires  suivent  le  naos  à  pied,  rangés 
sur  deux  lignes;  des  guerriers  portent  les  socles  et  les  gra- 
dins du  naos;  la  marche  est  fermée  par  un  peloton  de  sol- 
dats. Des  groupes  tout  aussi  variés  précèdent  le  Pharaon. 
Un  corps  de  musique,  où  l'on  remarque  la  flûte,  la  trom- 
pette, le  tambour  et  des  choristes,  forme  la  tète  du  cortège. 
Viennent  ensuite  les  parents  et  les  familiers  du  roi,  parmi 
lesquels  on  compte  plusieurs  pontifes;  enfin  le^7s  aîné  de 
Rhamsès,  le  chef  de  l'armée  après  lui,  brûle  l'encens  devant 
la  face  de  son  père. 

Le  roi,  arrivé  au  temple  d'Ammon-Horus,  s'approche  de 
l'autel,  répand  des  libations  et  brûle  l'encens;  vingt-deux 
prêtres  portent  sur  un  riche  palanquin  la  statue  du  dieu  qui 
s'avance  au  milieu  des  flabellam,  des  éventails  et  des  rameaux 
de  fleurs.  Le  roi,  à  pied,  coiffé  du  simple  diadème  de  la  réf/ion 
inférieure,  précède  le  dieu  et  suit  immédiatement  le  taureau 


DE   CHAMPOLLION    LE   JEUNE  363 

blanc,  symbole  vivant  d'Ammon-Horus  ou  Amon-Ra,  le 
mari  de  sa  mère.  Un  prêtre  encense  l'animal  sacré.  La  reine, 
épouse  de  Rhamsès,  se  montre  vers  le  haut  du  tableau 
comme  spectatrice  de  la  pompe  religieuse,  et,  tandis  que 
l'un  des  pontifes  lit  à  haute  voix  Y  invocation  prescrite  lors- 
que la  lumière  du  dieu  franchit  le  seuil  de  son  temple, 
dix-neuf  prêtres  s'avancent  portant  les  diverses  enseignes 
sacrées,  les  vases,  les  tables  de  proposition,  et  tous  les  us- 
tensiles du  culte.  Sept  autres  prêtres  ouvrent  ce  cortège  re- 
ligieux, soutenant  sur  leurs  épaules  des  statuettes;  ce  sont 
les  images  des  rois  ancêtres  et  prédécesseurs  de  Rhamsès- 
Méiamoun,  assistant  au  triomphe  de  leur  descendant. 

Ici  a  lieu  une  cérémonie  sur  la  nature  de  laquelle  on  s'est 
étrangement  mépris.  Deux  enseignes  sacrées,  particulières 
au  dieu  Ammon-Horus,  s'élèvent  au-dessus  de  deux  autels. 
Deux  prêtres,  reconnaissables  à  leur  tête  rase  et  mieux 
encore  à  leur  titre  inscrit  à  côté  d'eux,  se  retournent  pour 
entendre  les  ordres  du  grand  pontife  président  de  la  pané- 
gyrie,  lequel  tient  en  main  le  sceptre  nommé  pat,  insigne 
de  ses  hautes  fonctions;  un  troisième  prêtre  donne  la  liberté 
à  quatre  oiseaux  qui  s'envolent  dans  les  airs.  On  a  voulu 
voir  ici  des  sacrifices  humains,  en  prenant  le  sceptre  du 
pontife  pour  un  couteau,  les  deux  prêtres  pour  deux  victimes, 
et  les  oiseaux  pour  l'emblème  des  âmes  qui  s'échappaient 
des  corps  de  deux  malheureux  égorgés  par  une  barbare  su- 
perstition; mais  une  inscription,  sculptée  devant  l'iiiéro- 
grammate  assistant  à  la  cérémonie,  nous  rassure  complète- 
ment et  prouve  toute  l'innocence  de  cette  scène,  en  nous 
faisant  bien  connaître  ses  détails  et  son  but. 

Voici  la  traduction  du  texte,  et  sa  disposition  : 

((  Le  président  de  la  panégyrie  a  dit  : 
»  Donnez  l'essor  aux  (juatre  oies  ; 

»    Amsèt,       I         Sis,  |    Soumautf.     |     Kcbhsniv, 

»  Dirigez-vous  vers 


364 
»  le  Midi, 


LETTRES   ET   JOURNAUX 

le  Nord,  l'Occident, 


l'Orient, 


»  Que  Horus,Jils  d'Isis  et  d'Osiris,  n'est  coiffé  du  pschent, 
))  Et  que  le  Roi  Rhamsès  s'est  coiffe  du  pschent.  » 

Il  en  résulte  clairement  que  les  quatre  oiseaux  représentent 
les  quatre  enfants  d'Osiris,  Amsèt,  Sis,  etc.,  génies  des 
quatre  points  cardinaux,  vers  lesquels  on  les  prie  de  se  di- 
riger pour  annoncer  aussi  au  monde  entier  qu'à  l'exemple 
du  dieu  Horus,  le  roi  Rhamsès-Méiamoun  vient  de  mettre 
sur  sa  tète  la  couronne,  emblème  de  la  domination  sur  les 
régions  supérieures  et  inférieures.  Cette  couronne  se  nom- 
mait pschent;  c'est  celle  que  porte  ici  en  effet,  et  pour  la 
première  fois,  le  roi  debout  et  devant  lequel  se  passe  la 
fonction  sacrée  qu'on  vient  de  faire  connaître. 

La  dernière  partie  du  bas-relief  représente  le  roi,  coiffé 
du  pschent,  remerciant  le  dieu  dans  son  temple.  Le  mo- 
narque, précédé  de  tout  le  corps  sacerdotal  et  de  la  musique 
sacrée,  est  accompagné  parles  officiers  de  sa  maison.  On  le 
voit  ensuite  couper  avec  une  faucille  d'or  une  gerbe  de  blé, 
et,  coiffé  enfin  de  son  casque  militaire  comme  à  sa  sortie  du 
palais,  prendre  congé,  par  une  libation,  du  dieu  Ammon- 
Horus  rentré  dans  son  sanctuaire.  La  reine  est  encore  témoin 


DE   CHAMPOLLION    LE   JEUNE  365 

de  ces  deux  dernières  cérémonies.  Le  prêtre  invoque  les 
dieux,  un  hiérogrammate  lit  une  longue  prière,  auprès  du 
Pliaraon  sont  encore  le  taureau  blanc  et  les  images  des  rois 
ancêtres  dressées  sur  une  môme  base.  C'est  en  étudiant 
cette  partie  du  tableau  que  j'ai  pu  m'assurer  enfin  de  la  place 
relative  qu'occupe  Rliamsès-Méiamoun  dans  la  série  des 
dynasties  égyptiennes.  Les  statues  des  rois  ses  prédécesseurs 
sont  ici  chronologiquement  rangées,  et,  comme  cet  ordre  est 
celui  même  que  leur  assignent  d'autres  monuments  de 
Thèbes,  aucun  doute  ne  saurait  s'élever  sur  cette  ligne  de 
succession,  ces  statues,  au  nombre  de  neuf,  portant  devant 
elles  les  car+ouches-prénoms  des  rois  qu'elles  représentent. 
Ce  sont,  en  commençant  par  le  plus  ancien  et  le  dernier  de 
tous  : 

1.  Aménophis  III  [Memnon)  ;  6.  Ménéphtha  II ; 

2.  Horus;  7.  Ménéphtha  III ; 

3.  Rhamsès  /«';  8.  Rhamerré; 

4.  Mé/iéphiha  I""^  {Ousiréi)  ;  9.  Rhamsès-Méiamoun. 

5.  Rhamsès  le  Grand; 

Ainsi,  des  monuments  de  divers  ordres  m'ayant  déjà 
démontré  que  Rhamsès  le  Grand,  le  Sésostris  d'Hérodote, 
devait  être  compris  dans  la  XVIIP  Dynastie,  et  qu'il  répond 
exactement  au  Rhamsès  dit  yEr/yptas  des  extraits  de  Mané- 
thon,  nous  devons  forcément  reconnaître  dans  Rhamsès- 
Méiamoun  le  chef  de  la  XIX*^  Dynastie,  le  Rhamsês-Séthos 
des  mêmes  extraits. 

Ces  deux  princes,  ayant  marqué  leur  règne  par  de  grands 
exploits  militaires,  ont  été  confondus  par  les  historiens 
grecs  en  un  seul  et  même  personnage.  Mais  les  monuments 
originaux  les  dilîêrcncicnt  trop  bien  l'un  de  l'autre  pour  que 
la  môme  confusion  [)uissc  avoir  lieu  désormais.  Je  me  pro- 
pose de  traiter  ailleurs  de  cette  importante  distinction  avec 
plus  de  détails.  Revenons  à  la  décoration  de  la  magnilique 
cour  de  Médinet-Hal)ou.  On  a  sculpté  dans  le  registre  supé- 


.'^60  LETTRES   ET   JOURNAUX 

rieur  de  la  galerie  de  l'est,  partie  gauche,  et  dans  celui  de 
la  galerie  du  sud,  une  seconde  cérémonie  publique  tout 
aussi  développée  que  la  précédente.  Celle-ci  est  une  pané- 
gyrie  célébrée  par  le  roi  en  l'honneur  de  son  père,  le  dieu 
Sochar-Osiris,  le  vingt-septicme  jour  du  mois  d'Hathor.  Je 
possède  également  des  dessins  fidèles  de  cette  solennité  et 
la  copie  des  nombreuses  légendes  explicatives  qui  l'accom- 
pagnent. 

Il  faut  passer  rapidement  sur  les  scènes  de  consécration 
et  les  honneurs  royaux  décernés  par  les  dieux  à  Rhamsès- 
Méiamoun,  et  que  reproduisent  une  foule  de  grands  bas- 
reliefs  sculptés  dans  les  registres  inférieurs  des  galeries  de 
l'est,  du  nord  et  du  sud.  Je  dois  encore  mieux  me  dispenser 
de  noter  ici  le  nom  des  divinités  auxquelles  le  Pharaon  pré- 
sente des  offrandes  variées,  dans  les  cent  quarante-quatre 
bas-reliefs  peints  qui  ornent  seulement  les  seize  piliers  des 
galeries  est  et  ouest,  non  compris  tous  ceux  du  même 
genre  sculptés  sur  le  fût  des  trois  grandes  colonnades  qui 
soutiennent,  soit  les  galeries  nord  et  sud,  soit  l'intérieur  de 
la  galerie  de  l'ouest.  Sur  la  paroi  du  fond  de  cette  galerie 
ou  portique,  formé  par  une  double  rangée  de  piliers-caria- 
tides et  de  colonnes,  vingt-quatre  grands  bas-reliefs  retra- 
cent des  hommages  pieux  du  roi  envers  les  dieux,  ou  les 
bienfaits  que  les  grandes  divinités  de  Thèbes  prodiguent 
au  Pharaon  victorieux.  Une  série  de  figures  en  pied  ornent 
le  soubassement  de  cette  galerie  et  méritent  une  attention 
particulière. 

Les  légendes  hiéroglyphiques  inscrites  à  côté  de  ces  per- 
sonnages revêtus  du  riche  costume  des  princes  égyptiens, 
dont  ils  tiennent  en  main  les  insignes  caractéristiques, 
constatent  qu'on  a  représenté  ici  les  enfants  de  Rhamsès- 
Méiamoun  par  ordre  de  primogéniture.  On  a  seulement  fait 
deux  groupes  distincts  des  enfants  mâles  et  des  princesses. 
Les  princes,  dont  les  noms  ont  été  sculptés  à  côté  de  leurs 
images,  sont  au  nombre  de  neuf,  savoir  : 


DE   CHAMPOLLION    LE   JEUNE  367 

1.  Rhamsès-Amonrnai ,  basilicogmmmate,  commandant 
des  troupes; 

2.  Rliamsès-Amon-Jii-scliopsch,  basilicogrammate,  com- 
mandant de  cavalerie  ; 

3.  Rhamsès-Mandou-hi-schopscJi ,     basilicogrammate, 
commandant  de  cavalerie; 

4.  Pliréhipefhbour,  haut  fonctionnaire  dans  l'administra- 
tion royale  ; 

5.  Mandou-schopsch,  idem  ; 

6.  Rhamsès-Maithmou,    prophète   des    dieux    Phré    et 
Athmou  ; 

7.  RhamsèS'Scha-hem-kamp ,  grand-prêtre  de  Phtha; 

8.  Rhamsès-Amon-hi-scliopscli,  sans  autre  qualification 
que  celle  de  prince  ; 

9.  Rhamsès-Méiamoun,  idem. 

Les  trois  premiers,  après  la  mort  de  leur  père  Rhamsès- 
INIéiamoun,  étant  successivement  montés  sur  le  trône  des 
Pharaons,  leurs  légendes  ont  dû  être  surchargées  pour  re- 
cevoir les  cartouches  prénoms  ou  noms  propres  de  ces 
princes  parvenus  au  souverain  pouvoir.  Il  faut  remarquer 
aussi,  à  propos  de  cette  liste  intéressante,  qu'à  cette  époque 
le  nom  de  Rhamsès  était  devenu  en  quelque  sorte  le  nom 
même  de  la  famille,  et  que  le  conquérant  avait  concentré 
.dans  les  membres  do  sa  maison  les  postes  les  plus  impor- 
tants de  l'armée,  do  l'administration  civile  et  du  sacerdoce. 
Les  noms  propres  des  lilles  du  roi  n'ont  jamais  été  sculptés. 
Toute  cette  série  de  princes  et  de  princesses  forme  la  dé- 
coration du  soubassement,  à  la  droite  et  à  la  gauche  d'une 
grande  et  belle  porte  s'ouvranl  sur  le  milieu  de  la  galerie 
de  l'ouest.  On  entrait  jadis,  en  la  traversant,  dans  une  troi- 
sième cour  environnée  et  suivie  d'un  très  grand  nombre  de 
salles  :  les  décombres  ont  depuis  longtemps  enseveli  toute 
cette  partie  du  palais,  existante  encore  sous  les  débris  en- 
tassés des  frêles  constructions  (jui  se  sont  succédé  d'âge  en 
âge.  Des  fouilles  en  grand  mettraient  ici  à  découvert  des 


3G8  LETTRES    ET   JOURNAUX 

tableaux  et  des  inscriptions  d'une  haute  importance  :  mes 
moyens  ne  me  permettant  point  de  penser  à  les  entre- 
prendre, je  réservai  les  fonds  dont  je  pouvais  disposer  pour 
le  déblaiement  des  grands  bas-reliefs  qui  couvrent  toute  la 
partie  extérieure  nord  du  palais  à  partir  du  premier  py- 
lône, et  la  presque  totalité  de  la  muraille  extérieure  sud, 
enfouie  jusques  à  la  corniche  qui  couronne  l'édifice  entier. 

La  muraille  nord  offre  une  suite  de  bas-reliefs  histo- 
riques du  plus  grand  intérêt.  Je  donnerai  ici  un  court  abrégé 
du  sujet  de  chacun  d'eux,  en  commençant  par  l'extrémité 
de  la  paroi  vers  l'ouest. 

Campagne  contre  les  Moschausch  et  les  Robou. 

Premier  tableau.  L'armée  égyptienne  en  marche  sur  huit 
ou  neuf  rangées  de  hauteur.  Un  trompette  et  un  corps 
d'hoplites  précèdent  un  char  que  dirige  un  jeune  conduc- 
teur :  du  milieu  de  ce  char  s'élève  un  grand  mât  surmonté 
d'une  tête  de  bélier  ornée  du  disque  solaire.  C'est  le  char 
du  dieu  Amon-Ra,  qui  guide  à  l'ennemi  le  roi  Rhamsès- 
Méiamoun,  également  monté  sur  un  char  richement  orné 
et  qu'entourent  les  archers  de  la  garde  ainsi  que  les  officiers 
attachés  à  sa  personne.  On  lit,  à  côté  du  char  du  dieu  : 
«  Voici  ce  que  dit  Amon-Ra,  le  Roi  des  Dieux  :  «  Je  marche 
))  devant  toi,  ô  mon  fils  !  » 

Deuxième  tableau.  Bataille  sanglante  :  les  Moschausch 
prennent  la  fuite;  le  roi  et  quatre  princes  égyptiens  en  font 
un  horrible  carnage. 

Troisième  tableau.  Rhamsès,  debout  sur  une  espèce  de 
tribune,  harangue  cinq  rangées  de  chefs  et  de  guerriers 
égyptiens  conduisant  une  foule  de  Moschausch  et  de  Robou 
prisonniers.  Réponse  des  chefs  militaires  au  roi.  En  tête  de 
chaque  corps  d'armée,  on  fait  le  dénombrement  des  mains 
droites  coupées  aux  ennemis  morts  sur  le  champ  de  bataille, 
ainsi  que  celui  de  leurs  phallus,  sorte  d'hommage  rendu  à 


DE   CHAMPOLLION    LE   JEUNE  369 

la  bravoure  des  vaincus.  L'inscription  porte  à  2.535  le 
nombre  de  ces  preuves  de  victoire  sur  des  hommes  coura- 
geux et  vaillants. 

Campagne  contre  les  Fekkaro,  les  Schakalasclia  et  peuples 
de  même  race  à  physionomie  hindoue. 

Premier  tableau  (à  la  suite  des  précédents).  Le  roi  Rham- 
sès-Méiamoun,  en  costume  civil,  harangue  les  chefs  de  la 
caste  militaire  agenouillés  devant  lui,  ainsi  que  les  porte- 
enseignes  des  différents  corps;  plus  loin,  les  soldats,  debout, 
écoutent  les  paroles  du  souverain  qui  les  appelle  aux  armes 
pour  punir  les  ennemis  de  l'Egypte.  Les  chefs  répondent  à 
l'appel  du  roi  en  invoquant  ses  victoires  récentes,  et  pro- 
testent de  leur  dévouement  à  an  prince  qui  obéit  aux  pa- 
roles d'Amon-Ra.  La  trompette  sonne,  les  arsenaux  sont 
ouverts,  les  soldats,  divisés  par  pelotons  et  sans  armes, 
s'avancent  dans  le  plus  grand  ordre,  guidés  par  leurs  chefs; 
on  leur  distribue  des  casques,  des  arcs,  des  carquois,  des 
haches  de  bataille,  des  lances  et  toutes  les  armes  alors  en 
usage. 

Deuxième  tableau.  Le  roi,  tête  nue  et  les  cheveux  nattés, 
tient  les  rênes  de  ses  chevaux  et  marche  à  l'ennemi.  Une 
partie  de  l'armée  égyptienne  le  précède  en  ordre  de  bataille; 
ce  sont  les  fantassins  pesamment  armés  ou  hoplites.  Sur  le 
flanc  s'avancent  par  pelotons  les  troupes  légères  de  dif- 
férentes armes;  les  guerriers  montés  sur  des  chars  ferment 
la  marche.  Une  des  inscriptions  de  ce  bas-relief  compare  le 
roi  au  germe  de  Mandou,  s'avançant  pour  soumettre  la 
Terre  entière  à  ses  lois,  ses  fantassins  à  des  taui'caux  ter- 
ribles, et  ses  cavaliers  à  des  éperviers  rapides. 

Troisième  tableau.  Défaite  des  Fekkaro  et  d(^  leurs  ;ijliés. 
Les  fantassins  égyptiens  les  mettent  en  fuite  sur  tous  les 
points  du  cham[)  de  bataille.  Méiamoun,  secondé  par  ses 
chars  de  guerre,  en  fait  un  horrii>le  carnage;  <|uel(iues  chefs 

BlBI..    KGYPT.,   T.    XXXI.  24 


370  LETTRES    ET   JOURNAUX 

ennemis  résistent  encore,  montés  sur  des  chars  traînés  soit 
par  deux  chevaux,  soit  par  quatre  bœufs.  Au  milieu  de  la 
mêlée,  et  à  une  des  extrémités,  plusieurs  chariots  traînés  par 
des  bœufs  et  remplis  de  femmes  et  d'enfants,  sont  défendus 
par  des  Fekkaro;  des  soldats  égyptiens  les  attaquent  et  les 
réduisent  en  esclavage. 

Quatrième  tableau.  Après  cette  première  victoire,  l'armée 
égyptienne  se  remet  en  marche,  toujours  dans  l'ordre  le  plus 
méthodique  et  le  plus  régulier,  pour  atteindre  une  seconde 
fois  l'ennemi.  Elle  traverse  des  pays  difficiles  infestés  de 
bêtes  sauvages  :  sur  le  flanc  de  l'armée,  le  roi,  attaqué  par 
deux  lions,  vient  de  terrasser  l'un  et  combat  contre  l'autre. 

Cinquième  tableau.  Le  roi  et  ses  soldats  arrivent  sur  le 
bord  de  la  mer,  au  moment  où  la  flotte  égyptienne  en  est 
venue  aux  mains  avec  la  flotte  des  Fekkaro,  combinée  avec 
celle  de  leurs  alliés  les  Schaîrotanas,  reconnaissables  à  leurs 
casques  armés  de  deux  cornes.  Les  vaisseaux  égyptiens  ma- 
nœuvrent à  la  fois  à  la  voile  et  à  l'aviron  :  des  archers  en 
garnissent  les  hunes,  et  leur  proue  est  ornée  d'une  tête  de 
lion.  Déjà  un  navire  fekkarien  a  coulé,  et  la  flotte  alliée  se 
trouve  resserrée  entre  la  flotte  égyptienne  et  le  rivage,  du 
haut  duquel  Rhamsès-Méiamoun  et  ses  fantassins  lancent 
une  grêle  de  traits  sur  les  vaisseaux  ennemis.  Leur  défaite 
n'est  plus  douteuse,  la  flotte  égyptienne  entasse  les  prison- 
niers à  côté  de  ses  rameurs.  En  arrière,  et  non  loin  du  Pha- 
raon, on  a  représenté  son  char  de  guerre  et  les  nombreux 
officiers  attachés  à  sa  personne.  Ce  vaste  tableau  renferme 
plusieurs  centaines  de  figures,  et  j'en  rapporte  une  copie 
très  exacte. 

Sixième  tableau.  Le  rivage  est  couvert  de  guerriers  égyp- 
tiens conduisant  divers  groupes  mêlés  de  Schaîrotanas  et  de 
Fekkaro  prisonniers.  Les  vainqueurs  se  dirigent  vers  le  roi, 
arrêté  avec  une  partie  de  son  armée  devant  une  place  forte 
nommée  Mogadiro.  Là  se  fait  le  dénombrement  des  mains 
coupées.  Le  Pharaon,  du  haut  d'une  tribune  sur  laquelle 


DE    CHAMPOLLION    LE    JEUNE  371 

repose  son  bras  gauche  appuyé  sur  un  coussin,  harangue 
ses  fils  et  les  principaux  chefs  de  son  armée,  et  termine  son 
discours  par  ces  phrases  remarquables  :  «  Amon-Ra  était  à 
»  ma  droite  comme  à  ma  gauche  ;  son  esprit  a  inspiré  mes 
»  résolutions;  Amon-Ra  lui-même,  préparant  la  perte  de 
))  mes  ennemis,  a  placé  le  monde  entier  dans  ma  main.  » 
Les  princes  et  les  chefs  répondent  au  Pharaon  qu'il  est  un 
Soleil  appelé  à  soumettre  tous  les  peuples  du  Monde,  et 
que  l'Egypte  se  réjouit  d'une  victoire  remportée  par  le  bras 
du  fils  d'Amon,  assis  sur  le  trône  de  son  père. 

Septième  tableau.  Retour  du  Pharaon  vainqueur  à  Thèbes 
après  sa  double  campagne  contre  les  Robou  et  les  Fekkaro. 
On  voit  les  principaux  chefs  de  ces  nations  conduits  par 
Rhamsès  devant  le  temple  de  la  grande  triade  thébaine, 
Amon-Ra,  Mouth  et  Clions.  Le  texte  des  discours  que  sont 
censés  prononcer  les  divers  acteurs  de  cette  scène  à  la  fois 
triomphale  et  religieuse  subsiste  encore  en  grande  partie. 
En  voici  la  traduction  : 

«  Paroles  des  chefs  du  pays  de  Fekkaro  et  du  pays  de 
))  Robou  qui  sont  en  la  puissance  de  Sa  Majesté,  et  qui  glo- 
»  rifient  le  Dieu  bienfaisant,  le  Seigneur  du  monde.  Soleil 
»  gardien  de  justice,  ami  d'Amon  :  «  Ta  vigilance  n'a  point 
»  de   bornes;    tu  règnes    comme   un  puissant    soleil   sur 

»  l'Egypte;  grande  est  ta  force,  ton  courage  est  sem- 

))  blable  à  celui  de  Bore  (le  griffon)  ;  nos  souffles  t'appar- 
))  tiennent,  ainsi  que  notre  vie  qui  est  en  ton  pouvoir  à 
))  toujours.  » 

((  Paroles  du  Roi  Seigneur  du  monde  (etc.),  à  son  père 
»  Amon-Ha,  le  Roi  des  Dieux  :  «  Tu  me  l'as  ordonné;  j'ai 
»  poursuivi  les  Barbares  ;  j'ai  combattu  toutes  les  parties  de 

»  la  Terre;  le  monde  s'est  arrêté  devant  moi;  mes  bras 

»  ont  forcé  les  chefs  de  la  Terre,  d'après  le  commandement 
»  sorti  de  ta  bouche » 

»  Paroles  d'Amon-Ra,  Seigneur  (hi  ciel,  modérateur  des 
»  Dieux  :  «  C^ue  ton  retour  soit  joyeux  1  tu  as  poursuivi  les 


372  LETTRES    ET   JOURNAUX 

»  Neuf-Arcs  (les  Barbares)  ;  tu  as  renversé  tous  les  chefs, 
))  tu  as  percé  les  cœurs  des  étrangers  et   rendu  libre  le 

»  souffle  des  narines  de  tous  ceux  qui (lacune).  Ma  bouche 

»  t'approuve.  » 

Ces  tableaux,  qui  retracent  les  principales  circonstances 
de  deux  campagnes  du  conquérant  égyptien  dans  la  XP  an- 
née de  son  règne,  arrivent  jusques  au  second,  pylône  du 
palais.  De  ce  point  jusques  au  premier  pylône,  les  sculptures 
n'abondent  pas  moins,  mais  plusieurs  tableaux  sont  enfouis 
sous  des  collines  de  décombres.  J'ai  pu  cependant  avoir 
copie  de  deux  grands  bas- reliefs  faisant  partie  d'une  troi- 
sième campagne  du  roi  contre  des  peuples  asiatiques,  avec 
des  légendes  en  très  mauvais  état.  L'un  représente  Rhamsès- 
Méiamoun  combattant  à  pied,  couvert  d'un  large  bouclier, 
et  poussant  l'ennemi  vers  une  forteresse  assise  sur  une  hau- 
teur. Dans  le  second  tableau,  le  roi,  à  la  tête  de  ses  chars, 
écrase  ses  adversaires  en  avant  d'une  place  dont  une  partie 
de  l'armée  égyptienne  pousse  le  siège  avec  vigueur.  Des 
soldats  coupent  des  arbres  et  s'approchent  des  fossés,  cou- 
verts par  des  mantelets  ;  d'autres,  après  les  avoir  franchis, 
attaquent  à  coups  de  hache  la  porte  de  la  ville;  plusieurs, 
enfin,  ont  dressé  des  échelles  contre  la  muraille  et  montent 
à  l'assaut,  leurs  boucliers  rejetés  sur  leurs  épaules. 

Sur  le  revers  du  premier  pylône  existe  encore  un  tableau 
relatif  à  une  campagne  contre  la  grande  nation  de  Scliéta 
ou  Cliéto.  Le  roi,  debout  sur  son  char,  prend  une  flèche  dans 
son  carquois  fixé  sur  l'épaule,  et  la  décoche  contre  une 
forteresse  remplie  de  Barbares.  Les  soldats  égyptiens  et  les 
officiers  attachés  à  la  personne  du  roi  marchent  à  sa  suite, 
rangés  sur  quatre  files  parallèles. 

Telles  sont  les  grandes  sculptures  historiques  encore  vi- 
sibles dans  l'état  d'enfouissement  où  se  trouve  aujourd'hui 
le  magnifique  palais  de  Médinet-Habou,  tout  entier  du 
règne  de  Rhamsès-Méiamoun,  les  successeurs  immédiats 
n'y  ayant  ajouté  que  quelques  accessoires  presque  insigni- 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  373 

fiants.  Le  nombre  considérable  de  noms  de  peuples  et  de 
nations  asiatiques  ou  africaines  que  j'y  ai  recueillis  ouvre 
un  nouveau  champ  de  recherches  à  la  géographie  comparée; 
ce  sont  de  précieux  éléments  pour  la  reconstruction  du  ta- 
bleau ethnographique  du  monde  dans  la  plus  antique  période 
de  son  histoire.  Je  crois  possible  de  reconnaître  la  synonymie 
de  ces  noms  égyptiens  de  peuples  avec  ceux  que  nous  ont 
transmis  les  géographes  grecs,  et  ceux  surtout  que  con- 
tiennent les  textes  lic])reux  et  les  mémoires  originaux  des 
nations  asiatiques.  C'est  un  beau  travail  qui  mérite  d'être 
entrepris  :  il  sera  facilité  et  par  la  connaissance  positive  des 
traits  du  visage  et  du  costume  de  chacun  de  ces  peuples,  et 
bien  plus  encore  par  la  comparaison  de  ces  noms  avec  ceux 
du  même  genre  que  j'ai  trouvés  en  bien  plus  grand  nombre 
encore  sur  d'autres  monuments  de  Thèbes  et  de  la  Nubie. 

Toute  la  muraille  extérieure  du  palais,  du  côté  du  sud, 
qu'il  a  fallu  faire  déblayer  jusques  au  second  pylône,  est 
couverte  de  grandes  lignes  verticales  d'hiéroglyphes,  conte- 
nant le  calendrier  sacré  en  usage  dans  le  palais  de  Rhamsès; 
la  portion  que  nous  avons  fait  excaver  à  grands  frais  con- 
tient les  mois  de  Thoth,  Paophi,  Hathor,  Clioiac  et  Tôbi. 
Vers  l'extrémité  du  palais  est  un  article  du  mois  Paschons, 
le  dernier  de  Tannée  égyptienne.  Ce  calendrier  indique 
toutes  les  fêtes  qui  se  célébraient  dans  eha(|ue  mois,  et,  au 
bas  de  chaque  indication  de  fête,  on  a  sculpté,  en  tableau 
synoptique,  le  noml)re  de  chacjue  sorte  d'otïrandes  qu'on 
devait  présenter  dans  la  cérémonie.  Pour  donner  une  idée 
de  cette  sorte  de  calendrier,  je  transcrirai  ici  la  traduction 
de  quelques-uns  de  ses  articles  : 

((  Mois  de  Thoth,  néoménie;  manifestation  de  l'êloile  de 
))  Sot/lis.  L'image  d'Amon-Ra,  Roi  des  Dieux,  sort  proces- 
))  sionnellement  du  sanctuaire,  accompagnée  par  le  Roi 
»  Rhamsès  ainsi  que  par  les  images  de  tous  les  autres  Dieux 
))  du  temple.  » 

«  Mois  de  Paophi,  le  XIX;  jour  do  la  principale  pané- 


374  LETTRES    ET   JOURNAUX 

»  gyrie  d'Amon,  qui  se  célèbre  pompeusement  dans  Oph 
))  (le  palais  de  Karnac).  L'image  d'Amon-Ra  sort  du  sanc- 
))  tuaire,  ainsi  que  celle  de  tous  ses  dieux  synthrônes;  le 
»  Roi  Rhamsès  l'accompagne  dans  la  panégyrie  de  ce 
»  jour.  » 

(i  Mois  cV FJaihor,  le  XXVI;  panégyrie  de  Phtha-Socha- 
»  ris.  Le  Roi  accompagne  l'image  du  Dieu  gardien  du  Rha- 
))  messéion  de  Méiamoun  (le  palais  de  Médinet-Habou)  de 
»  Thèbes  sur  la  rive  gauche,  dans  la  panégyrie  de  ce  jour.  » 

Cette  panégyrie  continuait  encore  le  XXVIP  et  le 
XXVIIP  jour  du  même  mois;  c'est  celle  qu'on  a  repré- 
sentée dans  les  grands  bas-reliefs  supérieurs  des  galeries 
de  Test  et  du  sud  de  la  seconde  cour  du  palais.  Du  reste, 
je  savais  déjà,  par  un  très  grand  nombre  d'inscriptions,  que 
les  Égyptiens  appelaient  Rhamesséion  de  Méiamoun  le 
magnifique  monument  de  Médinet-Habou,  dont  je  viens  de 
donner  une  description  rapide. 


Thèbes  (environs  de  Médinet-Habou),  2  juillet  1829. 

Afin  de  donner  une  idée  générale  complète  du  quartier 
S.-O.  de  la  vieille  capitale  pharaonique,  voisin  du  nome 
(ïHcrmoiitliis,  il  me  reste  à  présenter  quelques  détails  sur 
deux  édifices  sacrés,  qui,  bien  moins  importants,  à  la  vé- 
rité, que  le  palais  du  conquérant  Méiamoun,  présentent 
toutefois  quelque  intérêt  sous  divers  rapports  historiques  et 
mythologiques. 

L'une  de  ces  constructions  s'élève  au  milieu  de  brous- 
sailles et  de  grandes  herbes,  en  dehors  de  l'angle  S.-F2.  et 
à  une  très  petite  distance  de  l'énorme  enceinte  carrée,  en 
briques  crues,  qui  environnait  jadis  le  palais  et  les  temples 
de  Médinet-Habou.  C'est  un  édifice  de  petites  proportions, 
et  qui  n'a  jamais  été  complètement  terminé.  Il  se  compose 
d'une  sorte  de  pronaos  et  de  trois  salles  successives,  dont 


DE   CHAiSIPOLLION   LE   JEUNE  375 

les  deux  dernières  seulement  sont  décorées  de  tableaux  soit 
sculptés  et  peints,  soit  ébauchés  ou  même  simplement 
tracés  à  l'encre  rouge.  Ces  tableaux  ne  laissent  aucun  doute 
sur  la  destination  du  monument,  ni  sur  l'époque  de  sa  con- 
struction. Il  appartient  au  règne  des  Lagides,  comme  le 
prouvent  une  double  dédicace  d'un  travail  barbare,  sculptée 
intérieurement  autour  du  sanctuaire,  et  les  noms  royaux 
inscrits  devant  les  personnages  figurant  dans  tous  les  ta- 
bleaux d'adoration.  —  La  dédicace  annonce  expressément 
que  le  roi  Ptolémée  Évcrgète  II  et  sa  sœur,  la  reine  Cléo- 
pâtre,  ont  construit  cet  édifice,  et  l'ont  consacré  à  leur  père, 
le  dieu  Tfioth,  ou  Hermès  ibiocéphale. 

C'est  ici  le  seul  des  temples  encore  existants  en  Egypte 
qui  soit  spécialement  dédié  au  dieu  protecteur  des  sciences, 
à  l'inventeur  de  l'écriture  et  de  tous  les  arts  utiles,  en  un 
mot,  à  l'organisateur  de  la  société  humaine.  On  retrouve 
son  image  dans  la  plupart  des  tableaux  qui  décorent  les 
parois  de  la  seconde  salle,  et  surtout  celle  du  sanctuaire.  On 
l'y  invoquait  sous  son  nom  ordinaire  de  Thoth,  que  suivent 
constamment  soit  le  titre  sotem  qui  exprime  la  suprême 
direction  des  choses  sacrées,  soit  la  qualification  IIo-en-Hib, 
c'est-à-dire  qui  a  une  face  d'ibis,  oiseau  sacré  dont  toutes 
les  figures  du  dieu,  sculptées  dans  ce  temple,  empruntent 
la  tête,  ornée  de  coilîures  variées. 

On  rendait  aussi  dans  ce  temple  un  culte  très  particulier 
[iXohémouo  ow  Nahainouo,  déesse  que  caractérisent  le  vau- 
tour, emblème  de  la  maternité,  formant  sa  coilïure,  et 
l'image  d'un  petit  propylon  s'élevaiit  au-dessus  de  cette 
coilïure  symbolicpie.  Les  légendes  tracées  à  coté  des  nom- 
breuses représentations  de  cette  compagne  du  dieu  T/tol/i, 
(jui,  d'après  son  nom  même,  parait  avoir  présidé  à  la  <'on- 
sercnlion  fies  f/crmes,  l'assimilent  à  la  déesse  Sascli/'ntoiic, 
(•om{)agne  habituelle  de  Tiiolli,  [(''gulaliice  des  périodes 
d'années  et  dos  assemblées  sacrées.  Ces  deux  divinités  re- 
çoivent, outre  leurs  titres  ordinaires,  celui  de  résidant  à 


376  LETTRES    ET   JOURNAUX 

Manthom;   nous  apprenons  ainsi  le  nom  antique  de  cette 
portion  de  Thèbes  où  s'élève  le  temple  de  Tlioth. 

Le  bandeau  de  la  porte  qui  donne  entrée  dans  la  dernière 
salle  du  temple,  le  sanctuaire  proprement  dit,  est  orné  de 
quatre  tableaux  représentant  Ptolémée  faisant  de  riches  of- 
frandes, d'abord  aux  grandes  divinités  protectrices  de 
Thèbes,  Amon-Ra,  Mouih  et  Chons,  généralement  adorées 
dans  cette  immense  capitale,  et  en  second  lieu  aux  divinités 
paTticulières  du  temple,  Thoth  et  la  déesse  Nahamouo. 
Dans  l'intérieur  du  sanctuaire,  on  retrouve  les  images  de  la 
grande  triade  thébaine,  et  même  celles  de  la  triade  adorée 
dans  le  nome  d'Hermonthis,  qui  commençait  à  une  courte 
distance  du  temple.  Deux  grands  tableaux,  l'un  sur  la  paroi 
de  droite,  l'autre  sur  la  paroi  de  gauche,  représentent,  selon 
l'usage,  la  bari  ou  arche  sacrée  de  la  divinité  à  laquelle  ap- 
partient le  sanctuaire.  L'arche  de  droite  est  celle  de  Thoth 
Peho-en-Hib  {T/ioilt  à  face  d'ibis),  et  l'arche  de  gauche, 
celle  de  Thoth  Psotem  (Thoth,  le  surintendant  des  choses 
sacrées).  L'une  et  l'autre  se  distinguent  par  leurs  proues  et 
leurs  poupes  décorées  de  têtes  d'épervier,  surmontées  du 
disque  et  du  croissant,  la  tête  symbolique  du  dieu  Chons, 
le  fils  aîné  d'Amon  et  de  Mouth,  la  troisième  personne  de  la 
triade  thébaine,  dont  le  dieu  Thoth  n'est  qu'une  forme  se- 
condaire. 

Ici,  comme  dans  la  salle  précédente,  on  trouve  toujours 
le  roi  Ptolémée  É vergeté  II  faisant  des  offrandes  ou  de 
riches  présents  aux  divinités  locales.  Mais  quatre  bas-re- 
liefs de  l'intérieur  du  sanctuaire,  sculptés  deux  à  gauche 
et  deux  à  droite  de  la  porte,  ont  fixé  plus  particulièrement 
mon  attention.  Ce  ne  sont  plus  des  divinités  proprement 
dites,  auxquelles  s'adressent  les  dons  pieux  du  Lagide  :  ici, 
Êvergète  II,  comme  le  disent  textuellement  les  inscriptions 
qui  servent  de  titre  à  ces  bas-reliefs,  brûle  l'encens  en 
l'honneur  des  pères  de  ses  pères  et  des  mères  de  ses  mères. 
Le  roi  accom.plit  en  effet  diverses  cérémonies  religieuses  en 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  377 

présence  d'individus  des  deux  sexes,  classés  deux  par  deux, 
et  revêtus  des  insignes  de  certaines  divinités.  Les  légendes 
tracées  devant  chacun  de  ces  personnages  achèvent  de  dé- 
montrer que  ces  honneurs  sont  adressés  aux  rois  et  aux 
reines  Lagides,  ancêtres  d'Évergète  II  en  ligne  directe  :  et, 
en  effet,  le  premier  bas-relief  de  gauche  représente  Ptolémée 
Pliiladelphe,  costumé  en  Osiris,  assis  sur  un  trône  à  côté 
duquel  on  voit  la  reine  Arsinoé,  sa  femme,  debout,  coiffée 
des  insignes  de  MoutJi  et  à'HcUhor.  Évergète  II  lève  ses 
bras  en  signe  d'adoration  devant  les  deux  époux,  dont  les 
légendes  signifient  :  Le  divin  père  de  ses  pères,  Ptolémée, 
Dieu  Philadelphe;  la  divine  mère  de  ses  mères,  Arsinoé, 
Déesse  Philadelphe. 

Plus  loin,  Évergète  II  offre  l'encens  à  un  personnage  éga- 
lement assis  sur  un  trône,  et  décoré  des  insignes  du  dieu 
Socarosiris,  accompagné  d'une  reine  debout,  la  tête  ornée 
delà  coiffure  d'Hathor,  la  Vénus  égyptienne.  Leurs  légendes 
portent  :  Le  père  de  ses  pères,  Ptolémée,  Dieu  créateur; 
la  divine  mère  de  ses  mères,  Bérénice,  Déesse  créatrice. 
On  peut  donc  reconnaître  ici  soit  Ptolémée  Soter  /"■■  et  sa 
femme  Bérénice,  fille  de  Magas,  soit  Ptolémée  Évergète  /«' 
et  Bérénice,  sa  femme  et  sa  sœur.  L'absence  totale  du  car- 
touche-prénom dans  la  légende  du  Ptolémée,  objet  de  cette 
adoration,  autoriserait  l'une  ou  l'autre  de  ces  hypothèses. 
Mais,  si  l'on  observe  que  ces  deux  époux  reçoivent  les  hom- 
mages d'Évergète  II  à  la  suite  des  honneurs  rendus,  en 
premier  lieu,  à  Ptolémée  et  à  Arsinoé  Philadelphe,  on  se 
persuadera  que  le  second  tableau  concerne  les  enfants  et  les 
successeurs  immédiats  de  ces  Lagides,  c'est-à-dire  Ever- 
gète P^  et  Bérénice,  sa  sœur.  Le  titre  de  Plher-mounk, 
Dieu  créateur.  Dieu  fondateur  oufabricaieur,  conviendrait 
beaucoup  mieux,  il  est  vrai,  à  Ptolémée  Soter  I",  fondateur 
de  la  domination  des  Lagides;  mais  j'ai  la  pleine  certitude 
que  ce  titre  est  prodigué  sur  les  monuments  égyptiens  à 
une  foule  de  souverains  autres  que  des  chefs  de  dynasties. 


37S  LETTRES    ET   JOURNAUX 

Deux  bas-reliefs,  sculptés  à  droite  de  la  porte,  nous 
montrent  Evergète  II  rendant  de  semblables  honneurs  aux 
images  de  ses  autres  ancêtres  et  prédécesseurs,  et  toujours 
en  suivant  la  ligne  généalogique  descendante.  Ainsi,  dans 
le  premier  tableau,  le  roi  répand  des  libations  devant  le 
divin  père  de  son  père,  Ptolémée,  Dieu  Philopator,  et 
la  dicine  mère  de  sa  mère,  Arsinoé,  Déesse  Philopator; 
enfin,  dans  le  second  tableau,  il  fait  Toflrande  du  vin  à  son 
royal  père  Ptolémée,  Dieu  Épiphane,  et  à  sa  royale  mère 
Cléopatre,  Déesse  Épiphane.  Son  père  et  son  aïeul  sont 
figurés  dans  le  costume  du  dieu  Osiris,  sa  mère  et  son  aïeule 
dans  le  costume  d'Hathor.  Quant  aux  titres  Philadelphe, 
Philopator  et  Épiphane,  ils  sont  placés  à  la  suite  des  car- 
touches-noms propres,  et  exprimés  par  des  hiéroglyphes 
phonétiques  (représentant  les  mots  coptes  équivalents).  Ces 
quatre  tableaux  nous  donnent  donc  la  généalogie  complète 
d'Evergète  II,  et  l'ordre  successif  des  rois  de  la  dynastie  des 
Lagides  à  partir  de  Ptolémée  Pliiladelplie. 

C'est  toujours  ainsi  que  les  monuments  nationaux  de 
l'Egypte  servent  pour  le  moins  de  confirmation  aux  témoi- 
gnages historiques  puisés  dans  les  écrits  des  Grecs,  et  cela 
toutes  les  fois  qu'ils  ne  viennent  point  éclaircir  ou  coordon- 
ner les  notions  vagues  et  incohérentes  que  ce  même  peuple 
nous  a  transmises  sur  l'histoire  égyptienne,  surtout  en  ce  qui 
concerne  les  anciennes  époques.  L'usage  constamment  suivi 
par  les  Égyptiens  de  couvrir  toutes  les  parois  de  leurs  mo- 
numents de  nombreuses  séries  de  tableaux  représentant  des 
scènes  religieuses  ou  des  événements  contemporains,  dans 
lesquels  figure  d'habitude  le  souverain  régnant  à  l'époque 
même  où  l'on  sculptait  ces  bas-reliefs,  cet  usage,  disons- 
nous,  a  tourné  bien  heureusement  au  profit  de  l'histoire, 
puisqu'il  a  conservé  jusqu'à  nos  jours  un  immense  trésor  de 
notions  positives  qu'on  clierclierait  inutilement  ailleurs.  On 
peut  dire,  en  toute  vérité,  que,  grâce  à  ces  bas-reliefs  et 
aux  nombreuses  inscriptions  qui  les  accompagnent,  chaque 


DE    CHAMPOLLION    LE   JEUNE  379 

monument  de  l'Egypte  s'explique  par  lui-même,  et  devient, 
si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi,  son  propre  interprète.  Il  suffit, 
en  effet,  d'étudier  quelques  instants  les  sculptures  qui 
ornent  le  sanctuaire  de  l'édifice  situé  à  côté  de  l'enceinte 
de  Médinet-Habou,  la  seule  portion  du  monument  vérita- 
blement terminée,  pour  se  convaincre  aussitôt  qu'on  se 
trouve  dans  un  temple  consacré  au  dieu  Tlioih,  construit 
sous  le  règne  d'Ev3igète  II  et  de  sa  sœur  et  première  femme 
Cléopâtre,  mais  dont  les  sculptures  ont  été  terminées  pos- 
térieurement à  l'époque  du  mariage  d'Évergète  II  avec 
Cléopâtre,  sa  nièce  et  sa  seconde  femme,  mentionnée  dans 
les  légendes  royales  qui  décorent  le  plafond  du  sanctuaire. 
Le  style  mou  et  lourd  des  bas-reliefs,  la  grossièreté  d'exé- 
cution des  hiéroglyplies  et  le  peu  do  soin  donné  à  l'ap- 
plication des  couleurs  sur  les  sculptures  s'accordent  trop 
bien  avec  les  dates  fournies  par  les  inscriptions  dédicatoires, 
pour  qu'on  méconnaisse,  dans  le  petit  temple  de  Thoth,  un 
produit  de  la  décadence  des  arts  égyptiens,  devenue  si  ra- 
pide aux  dernières  époques  de  la  domination  grecque. 

Mais  un  édifice  d'un  temps  encore  plus  rapproché  de  nous 
présente  aux  regards  du  voyageur  un  exemple  frappant  du 
degré  de  corruption  auquel  descendit  la  sculpture  égyp- 
tienne, sous  l'influence  du  gouvernement  romain.  11  s'agit 
ici  des  ruines  désignées  dans  la  Description  rjénérafc  do. 
Thèbes  par  MM.  Jollois  et  Devillicrs,  sous  le  nom  de  petit 
Temple  f^itué  à  l'extrémité  sud  de  V hippodrome,  aux  débris 
duquel  j'ai  donné  toute  la  journée  d'hier. 

Partis  de  grand  matin  de  notre  maison  dt^  Kourna,  Sal- 
vador Cherubini  et  moi,  nous  courûmes  sur  Médinet-Habou, 
et,  passant  dans  le  voisinage  du  petit  temple  de  Tlioth,  nous 
gagnâmes  la  base  des  monticules  factices  form.uit  l'immense 
enceinte  nommée  V hippodrome  \\-dV  la  Commission  d'h'i/i//)te, 
et  (jue  nous  longeâmes  extérieurement  à  travers  la  plaine 
rocailleuse  ((ui  s'étend  jus(|ucs  au  pied  do  la  chaîne  Libytiue. 
Parv(Mius,  après  uik?  marclu^  assez  longue  et  très  fatigante, 


380  LETTRES   ET   JOURNAUX 

au  midi  de  ces  vastes  fortifications,  qui  jadis  renfermèrent, 
selon  toute  apparence,  un  établissement  militaire,  espèce  de 
camp  permanent  qu'habitaient  les  troupes  formant  la  gar- 
nison de  Tlièbes  et  la  garde  des  Pharaons,  nous  gravîmes 
un  petit  plateau  peu  élevé  au-dessus  de  la  plaine,  mais  cou- 
vert de  débris  de  constructions  et  de  fragments  de  poteries 
de  différentes  époques. 

Le  premier  objet  qui  attire  les  regards  est  un  grand  pro- 
pijlon  faisant  face  à  l'ouest,  mais  dans  un  état  de  destruction 
fort  avancé,  quoique  formé  primitivement  de  matériaux  d'un 
assez  bon  choix.  Quatre  bas-reliefs  existent  encore  du  côté 
de  l'hippodrome  ;  tous  représentent  l'empereur  Vespasien 
(ATTOKPTcoP  KAicPC  ovcncrANc),  costumé  à  l'égyptienne,  et 
faisant  des  offrandes  à  difi'érentes  divinités.  Les  tableaux  qui 
décorent  la  face  du  propylon  tournée  du  côté  du  temple 
montrent  l'empereur  Doniitien  (AriOKPiwP  kaicpc  tomtianoc 
rPAiMKOc),  accomplissant  de  semblables  cérémonies.  Enfin, 
neuf  bas-reliefs  encore  subsistants,  seuls  restes  de  la  déco- 
ration intérieure,  reproduisent  l'image  d'un  nouveau  souve- 
rain, figuré  soit  dans  l'action  de  percer  d'une  lance  la  tortue, 
emblème  de  la  paresse,  soit  offrant  aux  dieux  des  libations 
et  des  pains  sacrés  :  c'est  l'empereur  Oihoii  (mapkoc  oeioNC 

KAICPC  AVTOKPTP) . 

Je  lisais  pour  la  première  fois  le  nom  de  cet  empereur, 
retracé  en  caractères  hiéroglyphiques,  et  on  le  chercherait 
vainement  ailleurs  sur  toutes  les  constructions  égyptiennes 
existantes  entre  la  Méditerranée  et  Dakké  en  Nubie,  limite 
extrême  des  édifices  élevés  par  les  Égyptiens  sous  la  domi- 
nation grecque  et  romaine.  La  durée  du  règne  d'Othon  fut 
si  courte,  que  la  découverte  d'un  monument  rappelant  sa 
mémoire  excite  toujours  autant  de  surprise  que  d'intérêt. 
Il  paraît,  au  reste,  que  l'Egypte  se  déclara  promptement 
pour  Othon,  puisque  c'est  précisément  la  province  de  l'empire 
où  furent  frappées  les  seules  médailles  de  bronze  que  nous 
ayons  de  cet  empereur.  La  présence  du  nom  à!  Othon  établit 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  381 

invinciblement  que  la  décoration  du  propylon,  à  en  juger 
par  ce  qui  reste  des  sculptures,  fut  commencée  l'an  G9  de 
Tère  chrétienne,  et  terminée  au  plus  tard  vers  l'an  96, 
époque  de  la  mort  de  Domitien. 

En  avant,  et  à  quelque  distance  du  propylon,  se  trouve 
un  escalier  au  bas  duquel  était  jadis  une  petite  porte,  dé- 
corée de  bas-reliefs  d'un  travail  barbare  comparativement 
à  ceux  du  propylon  ;  et  cependant  je  reconnus  dans  leurs  dé- 
bris la  légende  de  l'empereur  AïKjuste  'AVTojKPTP  kaicpc). 
Cela  prouve  qu'à  cette  époque  l'Egypte  avait  simultanément 
de  bons  et  de  mauvais  ouvriers. 

Sur  le  même  axe,  et  à  soixante  mètres  environ  du  grand 
propylon,  s'élève  le  temple,  ou  plutôt  une  petite  cella  au- 
jourd'hui isolée,  et  dont  les  parois  extérieures,  à  peine  dé- 
grossies, n'ont  jamais  reçu  de  décoration  ;  mais  les  salles 
intérieures  sont  couvertes  d'ornements  sculptés  et  de  bas- 
reliefs  d'une  exécution  très  lourde  et  très  grossière.  Presque 
tous  ces  tableaux,  surtout  ceux  du  sanctuaire,  appartiennent 
à  l'époque  (['Hadrien.  Ce  successeur  de  Trajan  comble  de 
dons  et  d'offrandes  les  divinités  adorées  dans  le  temple;  et, 
à  côté  de  chacune  de  ses  images,  on  a  répété  sa  légende 
particulière  :  avtokpTojP  kaicpc  tpainc  atrfanc,  i empereur 
César  Trajan- Hadrien.  J'ai  l'emarqué  enfin  que  la  corniche 
extérieure  du  sanctuaire  offre  parmi  ses  ornements  la  lé- 
gende (S: Anionin  ainsi  conçue  :  aitokptojP  titoc  aiXioc  atpianc 
antoninc  i:vci5C,  l'empereur  Titus  JElius  Adrianus  Anio- 
ninus-Pius. 

L'époque  de  la  décoration  du  sanctuaire  et  des  autres 
salles  du  temple  proprement  dit  étant  clairement  iwi^c  par 
ces  noms  impéiiaux,  il  reste  à  déterminer  quelles  furent  les 
divinités  particulièrement  iionorées  dans  ce  temple.  Ce  point 
éclairci,  il  deviendra  facile  en  même  temps  de  décider  avec 
certitude  si  cet  édifice  appartenait  jadis  au  nome  Diospolite, 
ou  à  celui  d'Ht'i'fnonthis  ;  car,  de  l'étude  suivie  des  monu- 
ments de  l'Egypte  et  de  la  Nubie,  il  résulte  que  la  triade 


382  LETTRES    ET   JOURNAUX 

adorée  dans  la  capitale  d'un  nome  reparaît  constamment  et 
occupe  un  rang  distingué  dans  les  édifices  sacrés  de  toutes 
les  villes  de  sa  dépendance,  chaque  nome  ayant,  pour  ainsi 
dire,  un  culte  particulier,  et  vénérant  les  trois  portions  dis- 
tinctes de  l'Être  divin  sous  des  noms  et  des  formes  diffé- 
rentes. Les  indications  les  plus  positives  à  cet  égard  doivent 
résulter  de  l'examen  des  sculptures  qui  décorent  les  sanc- 
tuaires, surtout  lorsque  cette  portion  principale  du  temple 
existe  dans  tout  son  entier,  comme  cela  arrive  précisément 
pour  les  ruines  situées  au  sud  de  l'hippodrome. 

Quatre  grands  bas-reliefs  superposés  deux  à  deux  couvrent 
la  paroi  du  fond  du  sanctuaire.  Les  deux  bas-reliefs  supé- 
rieurs représentent  l'empereur  Hadrien,  costumé  en  fils 
aîné  d'Amon,  adorant  une  déesse  coiffée  du  vautour,  em- 
blème de  la  maternité,  et  surmontée  des  cornes  de  vache,  du 
disque  et  d'un  petit  trône.  Ce  sont  les  insignes  ordinaires 
à'Isis,  et  la  légende  sculptée  à  côté  des  deux  images  de  la 
déesse  porte  en  effet  :  Isis,  la  grande  mère  divine  qui  réside 
dans  la  montagne  de  V Occident.  Les  bas-reliefs  inférieurs 
nous  montrent  le  même  empereur  présentant  des  offrandes 
au  dieu  Month  ou  Manthoit,  le  dieu  éponyme  d'Hermon- 
this,  et  au  Roi  des  dieux,  Amon-Ra,  le  dieu  éponyme  de 
Thèbes. 

Guidés  ici  par  mie  théorie  fondée  sur  l'observation  de 
faits  entièrement  analogues,  et  qui  se  reproduisent  partout 
et  sans  aucune  exception  contraire,  nous  devons  conclure 
avec  assurance  que  ce  temple  fut  particulièrement  consacré 
à  la  déesse  Isis,  puisque  ses  images  occupent  sans  partage 
la  place  d'honneur  au  fond  du  sanctuaire.  Au-dessous  d'elle 
paraissent  les  grandes  divinités  du  nome  de  Thèbes  et  du 
nome  Hermonthite,  dieux  synthrônes,  adorés  aussi  dans  ce 
même  temple;  mais,  le  dieu  Mantliou  occupant  la  droite, 
quoique  tenant  dans  ces  mythes  sacrés  un  rang  inférieur  à 
celui  du  Roi  des  dieux,  Amon-Ra,  qui  occupe  ici  la  gauche, 
il  devient  certain  que  le  temple  d'Isis,   situé  au  sud  de 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  383 

l'hippodrome,  dépendait  du  nome  à.' Hermonthis  et  non  du 
nome  DiospoJite,  puisque  le  dieu  Mandou  reçoit  immédia- 
tement après  Isis  et  avant  Amon-Ra,  dieu  éponyme  de 
Tlièbes,  les  adorations  de  l'empereur  Hadrien. 

Ainsi  la  divinité  locale,  celle  que  les  habitants  de  la  x-Vr, 
ou  bourgade  du  nome  Hermonthite,  qui  exista  jadis  autour 
du  temple,  regardaient  comme  leur  protectrice  spéciale,  fut 
la  déesse  Isis,  qui  réside  dans  Ptôou-en-ement  (ou  la  mon- 
tagne de  l'Occident).  Mais  cette  qualification  donne  lieu  à 
quelque  incertitude.  Faut-il  prendre  les  mots  Ptôou-en- 
ement  dans  leur  sens  général,  et  n'y  voir  que  la  désignation 
de  la  montagne  occidentale,  derrière  laquelle,  selon  les 
mythes,  le  soleil  se  couchait  et  terminait  son  cours,  mon- 
tagne placée  sous  l'influence  d'/s/s,  de  la  même  manière 
que  la  montagne  orientale  Ptôou-en-eiebt  appartenait  à  la 
déesse  Neplitliys;  ou  bien,  prenant  les  mots  dans  un  sens 
plus  restreint,  devons-nous  traduire  le  titre  d'Isis  Hitem- 
ptôou-en-eme/it  par  déesse  qui  réside  dans  Ptôou-en-ement 
ou  Ptôou-ement,  en  considérant  ici  Ptôou-enient  comme  le 
nom  propre  de  la  bourgade  dans  laquelle  exista  le  temple  ? 
Cette  qualification  serait  alors  analogue  aux  titres  Hitem- 
Pselk,  résidant  à  Pselchis,  Hitem-Manlak ,  résidant  à 
Philse,  Hitem-Souan,  résidant  à  Syène,  Hitem-Ebôu,  ré- 
sidant à  Éléphantine,  Hitem-Snè,  résidant  à  Latopolis, 
Hitem-Ebôt,  résidant  à  Abydos,  etc.,  que  reçoivent  con- 
stamment Thoth,  Isis,  Chnouphis,  Saté,  Néith,  Osiris,  etc., 
dans  les  temples  que  leur  élevèrent  ces  anciennes  villes 
placées  sous  leur  protection  immédiate.  Mais,  comme  les 
mots  Ptôou-en-ement  ne  sont  pas  toujours  suivis,  comme 
Pselk,  Manlak,  Souan,  etc.,  du  signe  déterminatif  des 
noms  propres  de  contrées  ou  de  lieux  habités,  nous  pen- 
sons, sans  exclure  absolument  cette  première  hypothèse, 
qu'ils  désignent  ici  plus  directement  la  montagne  occiden- 
tale céleste,  sur  laquelle  Isis  partageait  avec  sa  mère  Natpltê, 
la  Rhéa  égyptienne,  le  soin  journalier  d'accueillir  le  dieu 


384  LETTRES    ET   JOURNAUX 

soleil,  épuisé  de  sa  longue  course  et  mourant,  ce  même 
dieu  que  la  sœur  d'Isis,  Nephthys,  avait  reçu  enfant,  et 
sortant  plein  de  vie  du  sein  de  sa  mère  Natphé,  sur  la  mon- 
tagne orientale.  Sous  un  point  de  vue  plus  matériel  encore, 
la  montagne  occidentale  désignera  la  chaîne  Libyque,  voi- 
sine du  temple,  où  sont  creusés  d'innombrables  tombeaux, 
et  par  suite  l'enfer  égyptien,  VAmenthé,  c'est-à-dire  la 
contrée  occidentale,  séjour  redoutable  où  régnaient  Isis  et 
son  époux  Osiris,  le  juge  souverain  des  âmes. 

Les  bas-reliefs  sculptés  sur  les  parois  latérales  et  sur  la 
porte  du  sanctuaire,  ainsi  que  ceux  qui  décorent  la  porte  ex- 
térieure du  naos  et  les  restes  du  grand  propylon,  repré- 
sentent aussi  l'empereur  Othon  ou  ses  successeurs,  faisant 
des  offrandes  à  Isis,  déesse  de  la  montagne  d'Occident,  en 
même  temps  qu'aux  dieux  ^ynihYÔne^  Manthou  et  Ritho,  les 
grandes  divinités  du  nome  Hermonthite.  De  semblables 
hommages  sont  aussi  rendus  aux  dieux  de  Thèbes,  Amon- 
Ra,  Mouth  et  Chons,  suivant  l'usage  établi  d'adorer  à  la 
fois  dans  un  temple  d'abord  les  divinités  locales,  ensuite 
celles  du  nome  entier,  et  enfin  un  dieu  du  nome  le  plus 
voisin,  comme  pour  établir  entre  les  cultes  particuliers  de 
chacune  des  préfectures  de  l'Egypte  une  liaison  successive 
et  continue  qui  les  ramenait  ainsi  à  l'unité.  Tous  les  temples 
de  l'Egypte  et  de  la  Nubie  offrent  les  preuves  de  cette  pra- 
tique, motivée  sur  de  graves  considérations  d'ordre  public 
et  de  saine  politique. 

Tels  sont  les  faits  généraux  résultant  de  l'étude  que  je 
viens  de  faire  des  dernières  ruines  de  la  plaine  de  Thèbes  du 
côté  du  S.-O.  Ces  deux  monuments,  l'un  le  temple  de  Thoth, 
l'autre  le  temple  d'Isis,  marquent  en  outre  l'état  rétrograde 
de  l'art  égyptien  à  l'époque  des  rois  grecs  comme  à  celle  des 
empereurs  romains;  et  les  sculptures  les  plus  récentes,  exé- 
cutées sous  les  règnes  d'Hadrien  et  d'Antonin  le  Pieux, 
portent  en  effet  le  type  d'une  barbarie  poussée  à  l'ex- 
trême. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  385 


Thèbes  (Kourna),  4  juillet  1829. 

Je  réponds  enfin,  mon  bien  cher  ami,  et  un  peu  tard 
peut-être,  à  tes  trois  lettres  des  30  janvier,  22  mars  et 
10  avril.  Mais  tu  dois  me  considérer  comme  un  homme  qui 
vient  de  ressusciter  :  jusques  aux  premiers  jours  de  juin, 
j'étais  un  habitant  des  tombeaux,  où  l'on  ne  s'occupe  guère 
des  affaires  de  ce  monde.  Cependant,  sous  ces  voûtes 
sombres,  mon  cœur  vivait  et  traversait  bien  souvent  et 
l'Egypte  et  la  Méditerranée,  pour  se  retremper  dans  les 
bons  souvenirs  des  bords  de  la  Seine.  Ces  bains  de  famille 
rafraîchissaient  mon  sang  et  redoublaient  mon  cœur  :  il  en 
a  réellement  fallu  pour  accomplir  le  plan  d'études  que  je 
m'étais  proposé  de  faire  des  tombes  royales  de  Biban-el- 
Molouk.  J'en  suis  sorti  à  mon  honneur  et  ne  suis  rentré 
dans  Thèbes  qu'après  avoir  épuisé  entièrement  la  Vallée  des 
Rois. 

J'habite  depuis  le  8  juin  notre  château  de  Kourna,  petite 
bicoque  de  boue  à  un  étage,  ce  qui  est  magnifique  en  com- 
paraison des  tanières  et  des  terriers  où  se  nichent  nos  conci- 
toyens les  Arabes.  Nous  y  jouissons  journellement  d'une 
température  de  31  à  38  degrés,  mais  on  s'habitue  à  tout,  et 
nous  trouvons  déjà  qu'on  respire  très  agréablement  à 
28  degrés.  Du  reste,  ordinairement,  je  ne  suis  au  ckâteau 
que  pendant  la  nuit;  aussitôt  que  le  jour  commence  à  poindre, 
je  me  lève,  j'enfourche  mon  âne  et,  me  lançant  dans  la  plaine 
au  petit  pas,  je  hume  la  fraîcheur  du  matin  et  me  rends 
soit  au  Rliamesséion,  soit  au  palais  de  Mcdinet-Uaboa,  où 
je  travaille  toute  la  journée.  Je  n'ai  presque  plus  rien  à  faire 
maintenant  dans  ces  deux  magnifuiues  monuments;  je  les 
ai  sucés  et  épuisés.  Quinze  à  vingt  jours  suffiront  pour 
étudier  ce  qui  reste  de  l'Aménopliion,  le  vrai  Memnonium, 
le  petit  palais  de  Ménéphtha-Ousiréi  à  Kourna,  trois  ou 

BiBL.    KGYPT.,   T.   XXXI.  85 


386  LETTRES   ET   JOURNAUX 

quatre  petits  temples  et  ceux  des  tombeaux  de  la  montagne 
que  je  n'ai  pas  vus. 

Le  1*^'"  août,  nous  passerons  sur  la  rive  orientale  où  Kar- 
nac  et  son  immensité  nous  attendent.  Louqsor  est  dans  nos 
portefeuilles  :  un  mois  nous  suffira  pour  relever  le  peu  de 
bas-reliefs  historiques  encore  existants  dans  le  grand  palais 
des  Rois,  et  pour  noter  ce  qu'il  y  a  de  plus  saillant  dans  les 
tableaux  religieux,  qui  abondent  dans  cette  énorme  con- 
struction. Je  compte  donc  nous  mettre  sérieusement  en 
route  pour  Paris  le  l*'''  septembre,  jour  auquel  nous  dirons 
adieu  à  Thèbes,  notre  vieille  mère.  En  descendant,  nous 
reverrons  Dendéraet  visiterons  Abydos.  Alors  notre  mission 
sera  remplie  ;  nous  regagnerons  le  Caire  et  de  là  Alexandrie, 
où  nous  arriverons,  à  coup  sûr,  dans  les  derniers  jours  de 
septembre.  Ainsi  donc,  si  tu  as  bien  travaillé  au  ministère 
de  la  Marine,  un  bon  bâtiment  se  trouvera  dans  le  Port- 
Neuf,  prêt  à  nous  embarquer  aux  premiers  jours  d'octobre 
et  à  nous  remettre  à  terre  à  la  fin  du  même  mois  aux  bords 
fortunés  de  la  Provence  :  car  je  suis  décidé  à  rentrer  en 
France  tout  droit  ^ .  Je  serai  donc  à  Paris  vers  la  fin  de  dé- 
cembre, si  le  bâtiment  est  à  Alexandrie  comme  je  l'ai  de- 
mandé, et  dans  ce  calcul  je  comprends  la  maudite  quaran- 
taine et  quelques  petites  courses  que  je  projette  dans  le 
Midi  sans  trop  me  détourner  de  ma  route.  Voilà  mon  plan 
définitif  :  tu  peux  bâtir  là-dessus  et  faire  tes  combinaisons 
en  conséquence.  Les  miennes  sont  fort  simples,  et  je  ne  pré- 
vois point,  de  mon  côté,  d'obstacles  qui  puissent  en  retarder 
le  succès. 

1.  En  apprenant  que  le  Pape  Léon  XII  était  mort  le  10  février  1829, 
ChampoUion  avait  pensé  que  la  publication  des  obélisques  romains 
n'aurait  probablement  pas  lieu  et  que,  pour  le  moment  du  moins,  sa 
présence  à  Rome  ne  serait  pas  nécessaire.  Il  comptait  d'ailleurs  visiter 
de  nouveau  cette  ville  pendant  le  voyage  qu'il  projetait  de  faire  à 
Turin,  au  printemps  de  1830,  mais  que  diverses  circonstances  impré- 
vues l'empêchèrent  d'accomplir. 


DE   CHAMPOLLION   LE  JEUNE  387 

Je  suis  bien  aise  que  le  savant  ingénieur  anglais  ait  eu 
la  belle  idée  d'une  chaussée  de  trois  cent  mille  francs 
pour  dégoûter  son  gouvernement  et  par  contre-coup  le  nôtre 
des  pauvres  obélisques  d'Alexandrie.  Ils  me  font  pitié 
depuis  que  j'ai  vu  ceux  de  Thèbes.  Si  on  doit  voir  un  obé- 
lisque à  Paris,  que  ce  soit  un  de  ceux  deLouqsor.  La  vieille 
Thèbes  sera  consolée,  et  de  reste,  en  gardant  celui  de  Kar- 
nac,  le  plus  beau  et  le  plus  admirable  de  tous.  Mais  je  ne 
donnerai  jamais  mon  adhésion  (dont  on  pourra  fort  bien  se 
passer  du  reste)  au  projet  de  scier  en  trois  un  de  ces 
magnifiques  monolithes.  Ce  serait  un  sacrilège  :  tout  ou 
rien.  Sans  dépenser  trois  cent  mille  francs  en  préparatifs 
préliminaires,  on  pourrait  mettre  sur  le  Nil,  chargé  sur  un 
radeau  proportionné,  l'un  des  deux  obélisques  de  Louqsor 
(et  je  désigne  celui  de  droite  par  de  bonnes  raisons  à  moi 
connues,  quoique  le  pyramidion  en  soit  brisé  et  qu'il 
paraisse  de  quelques  pieds  moins  élevé  que  son  voisin). 
Les  hautes  eaux  de  l'inondation  l'amèneraient  à  la  mer  et 
jusques  au  vaisseau  qui  devrait  le  charger  pour  l'Europe. 
Voilà  le  possible.  Si  on  le  veut  bien,  cela  s'exécuterait,  et  il 
ne  serait  pas  mal  de  mettre  sous  les  yeux  de  notre  nation 
un  monument  de  cet  ordre,  pour  la  dégoûter  des  colifichets 
et  des  fanfreluches  auxquelles  nous  donnons  le  nom  fastueux 
de  monuments  publics,  véritables  décorations  de  boudoirs, 
allant  tout  à  fait  à  la  taille  de  nos  grands  hommes,  dignes  con- 
ceptions de  nos  architectes,  méticuleux  imitateurs  de  toutes 
les  pauvretés  du  Bas-Empire.  On  a  beau  dire,  le  grand  sera 
toujours  dans  le  grand,  et  pas  ailleurs.  Les  masses  seules 
en  imposent  et  frappent  fort  sur  l'esprit  et  les  yeux.  Une 
seule  colonne  de  Karnac  est  plus  monument  à  elle  seule  que 
les  quatre  façades  de  la  cour  du  Louvre,  et  un  colosse 
comme  celui  du  Rhamesséion  placé  sur  le  terre-plein  du 
Pont-Neuf  en  dirait  plus  (jue  trois  régiments  de  statues 
équestres  de  la  taille  de  celle  de  Leraot'. 

1.  ChainpijUiuii   fail  ici   allusion  à  la  statue  équestre  de  Henri  IV, 


388  LETTRES   ET   JOURNAUX 

Je  t'envoie  deux  notices  qui  pourront,  je  l'espère  du 
moins,  satisfaire  ta  curiosité  sur  Thèbes  et  amuser  un  peu 
notre  vénérable,  qui  porte  tant  d'intérêt  aux  bonnes  choses. 
Elles  concernent  Biban-el-Molouk  et  le  Rhamesséion,  dit 
le  tombeau  d'Osymandyas  par  la  Commission  d'Egypte, 
qui  pourrait  bien  avoir  raison,  si,  au  lieu  de  tombeau,  elle 
voulait  dire  :  monument  d'Osymandyas.  —  J'ai  trouvé  des 
choses  bien  curieuses,  et  on  pourra  juger,  par  ce  léger  aperçu, 
combien  les  monuments  de  l'Egypte  étaient  instructifs 
pour  ceux  qui  les  visitaient  et  combien  de  documents  histo- 
riques ils  nous  ont  conservés,  quoique  ces  édifices  soient 
détruits  aujourd'hui  en  très  grande  partie. 

Avant  de  quitter  Thèbes,  je  t'expédierai  quelques  pages 
sur  Médinet-Habou,  où  j'ai  l'ait  une  incroyable  récolte  de 
noms  d'anciens  peuples  d'Afrique  et  d'Asie,  et  sur  le  palais 
de  Kourna,  que  je  veux  attaquer  demain.  En  descendant  le 
Nil,  je  rédigerai  une  notice  de  Kaniac,  de  Dendéra  et 
d'Abydos,  que  je  t'expédierai  en  arrivant  en  quarantaine,  et 
tu  auras  alors  un  abrégé  de  mes  travaux  en  Terre  Sainte,  et 
des  résultats  que  j'étais  venu  chercher. 

A  propos  de  Terre  Sainte,  tu  sauras  que  l'archevêque  de 
Jérusalem  s'est  imaginé  de  me  décorer,  ainsi  que  Rosellini, 
de  la  croix  de  chevalier  du  Saint-Sépulcre.  Nos  diplômes 
sont  à  Alexandrie,  où  nous  pouvons  les  retirer  moyennant  la 
légère  rétribution  de  cent  louis.  Je  trouve  que  Sa  Grandeur 

érigée  sur  le  Pont-Neuf  en  1818.  «  L'Égyptien  »  ne  pardonna  point  à 
Quatremère  de  Quincy  d'avoir  fait  adopter  par  le  gouvernement  la  mise 
à  la  fournaise  de  l'admirable  statue  de  Napoléon,  malgré  l'énergique 
protestation  des  Parisiens,  et  l'offre  répétée  qu'ils  firent  de  fournir  le 
bronze  nécessaire  pour  le  monument  de  Henri  IV.  «  Le  fondeur,  pour 
se  venger  d'un  refus  si  peu  artistique,  inséra  dans  le  bras  de  Henri  IV 
plusieurs  petites  réductions  en  bronze  de  la  statue  détruite  de  Napoléon, 
en  costume  d'empereur  romain.  »  Ajoutons  que  la  statue  actuelle  pose 
sur  le  même  fondement  en  granit  de  Cherbourg,  sur  lequel  devait  s'élever 
l'obélisque  comgiémoratif  des  victoires  de  Napoléon.  On  comptait 
donner  à  celui-ci  la  hauteur  de  180  pieds,  piédestal  et  socle  non  compris. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  389 

vend  son  beurre  trop  cher,  et,  quelle  que  soit  mon  envie  d'en- 
trer en  ligne  et  d'empoigner  la  lance  de  chevalier  pour  com- 
battre les  infidèles  et  faire  triompher  la  sainte  Sion,  je  dois 
renoncer  à  cet  honneur  et  me  contenter  de  celui  d'en  avoir 
été  cru  digne.  Vendre  trois  pouces  de  ruban  cent  louis  !  Ah  î 
Monseigneur,  la  soie  est  donc  bien  chère  in  partibus  injï- 
delium?  La  lettre  justifie  l'impôt  sur  les  besoins  extrêmes 
de  la  Terre  Sainte.  On  devrait  savoir,  aux  bords  du  torrent 
de  Cédron,  que  les  érudits  d'Europe  ne  sont  pas  des  Crésus, 
et  que  la  roue  de  fortune  penche  aujourd'hui  du  côté  des 
industriels  y  compris  les  chimistes  et  les  mathématiciens. 
Qu'on  leur  envoie  donc  le  ruban  :  c'est  à  eux  seuls  à  sup- 
porter les  charges  du  siècle  ! 

Mille  choses  à  Letronne;  ma  profession  de  foi  sur  le 
Rhamesséion  lui  paraîtra  raisonnable,  je  l'espère.  J'attends 
ses  commissions  pour  Thèbes.  Que  la  lettre  qui  les  renferme 
arrive  vite,  devant  quitter  définitivement  cette  capitale 
dans  deux  mois  au  plus.  N'oublie  point  de  présenter,  dans 
l'occasion,  mes  respects  à  M.  de  Sacy  :  je  serai  flatté  si  mes 
résultats  justifient  la  bienveillance  qu'il  a  témoignée  pour 
mes  travaux. 

Je  n'ai  eu  aucune  réponse  aux  deux  lettres  que  j'ai  écrites 
à  M.  le  Duc  de  Blacas,  l'une  de  Thèbes,  en  remontant  le 
Nil,  l'autre  à  mon  retour  des  cataractes,  et  où  je  lui  donnais 
un  compte  rapide  de  mes  conquêtes  en  Nubie.  S'il  est  à 
Paris,  il  faut  le  voir  et  lui  communiquer  mes  notices  dans 
leur  primeur  ;  il  m'excusera  aussi  de  ne  pas  les  lui  envoyer 
directement,  le  temps  me  manquant  pour  un  travail  qui  ne 
peut  se  faire  en  une  minute.  M.  le  Duc  a-t-il  reçu  mes 
lettres?  Je  serais  désespéré  qu'elles  ne  lui  fussent  point 
parvenues  et  qu'il  arguât  de  mon  silence  que  j'ai  oublié  toutes 
ses  bontés  pour  moi  :  un  tel  oul)li  n'est  pas  dans  mon  carac- 
tère, —  il  est  encore  moins  dans  mon  (-(imu-. 

Il  est  inutilede  t'avertir  fine,  cetl»'  piV-sciito  ivrue,  il  \\\^^\ 
pas  besoin  d'y  répondre.  Tu  ne  l'auras  (pi'en  septeml)iv  aii 


390  LETTRES   ET   JOURNAUX 

plus  tôt,  et  ta  réponse  arriverait  en  Egypte  lorsque  je 
l'aurai  quittée.  J'écris  à  ma  femme  pour  l'appartement  à 
prendre;  si  elle  ne  peut  pas  s'en  occuper,  comme  tu  as  ma 
procuration,  fais-le  toi-même  et  choisis-le  dans  ton  voisi- 
nage ^ .  Un  grand  cabinet  de  travail  avec  une  petite  chambre 
à  coucher  tout  auprès.  Surtout  un  appartement  chaud, 
j'en  ai  besoin  pour  passer  convenablement  le  rude  hiver  qui 
m'attend  à  mon  retour  :  il  me  fait  frissonner  d'avance. 

Pariset  est  en  Syrie,  pourchassant  la  peste  et  le  choléra 
morbus.  Il  poussera  jusques  à  Halèp,  mais  il  me  fait 
espérer  le  plaisir  de  l'embrasser  au  Caire  vers  la  fin  de 
septembre.  Dieu  le  veuille  et  nous  ramène  sain  et  sauf  cet 
excellent  et  brave  homme!  Adieu,  mon  cher  ami,  mes  res- 
pects et  tendresses  à  l'arcade  Colbert',  à  l'abbaye  Saint- 
Germain-des-Prés',  au  Panthéon  ^  et  à  tous  les  bons  numéros 
des  rues  de  Paris.  Je  t'embrasse  de  cœur  et  d'âme  et  suis 
toujours  tien, 

J.-F.  Ch. 


1.  Champolliou-Figeac,  qui  était  depuis  1828  au  nombre  des  conser- 
vateurs de  la.  Bibliothèque  Roi/al(\  la  Bibliotlièque  Nationale  à  présent, 
logeait  (12,  rue  Neuve  des  Petits-Champs)  dans  une  des  annexes  de  ce 
grand  bâtiment.  Il  installa  son  frère  au  second  étage  de  la  maison  n°  4 
de  la  rue  Favart,  à  quelques  minutes  de  distance  de  son  propre  appar- 
tement. 

2.  Dacier  demeurait  rue  de  l'Arcade  Colbert. 

3.  Champollion  pense  aux  Lenormant,  qui  logeaient  en  effet  à 
l'Abbaye. 

4.  Il  s'agit  ici  du  grand  Joseph  Fourier  dont  l'administration  aussi 
sage  que  clémente  n'était  point  oubliée  par  les  Égyptiens,  ce  qui  tou- 
chait Champollion  au  cœur.  Lorsque,  en  partant  pour  l'Egypte,  il  prit 
congé  de  son  ancien  protecteur,  celui-ci,  qui  demeurait  près  du  Pan- 
théon, étendit  sa  main  vers  la  majestueuse  coupole  et  lui  dit  :  «  C'est 
l'Égr/pie  qui,  un  jour,  vous  placera  dans  ce  sanctuaire.  »  -  Cependant, 
Champollion  repose  au  Père-Lachaise,  à  quelques  pas  de  distance  de  la 
tombe  de  Fourier.  Celle-ci  est  ornée  de  son  buste  :  le  visage  du  savant, 
éclairé  d'un  doux  sourire,  est  légèrement  tourné  vers  le  tombeau  de 
«  l'Égyptien  »,  que  surmonte  un  obélisque. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  391 


Thèbes  (palais  de  Kourna),  6  juillet  1829. 

Le  premier  monument  de  la  partie  occidentale  de  Thèbes 
que  visitent  les  Européens,  en  arrivant  sur  le  sol  de  cette 
antique  capitale,  le  monument  de  Kourna,  situé  non  loin 
du  beau  sycomore  au  pied  duquel  s'arrêtent  habituellement 
les  canges  des  voyageurs,  est  devenu,  par  une  suite  de  com- 
binaisons indépendantes  de  ma  volonté,  le  dernier  objet  de 
mes  recherches  sur  la  rive  gauche  du  fleuve.  Appelé  d'abord 
au  Rhamesséum  par  le  souvenir  des  scènes  historiques  et 
des  tableaux  religieux  que  nous  y  avions  remarqués  en  re- 
montant le  Nil,  les  masses  de  Médinet-Habou  et  ses  nom- 
breux bas-reliefs  militaires  nous  attirèrent  ensuite,  et  je  ne 
dus  quitter  ces  deux  palais  qu'après  avoir  étudié  à  fond  les 
petits  monuments  situés  dans  leur  voisinage. 

Cependant  l'édifice  de  Kourna,  quoique  très  inférieur  en 
étendue  à  ces  grandes  et  importantes  constructions,  mérite 
un  examen  particulier,  puisqu'il  appartient  aux  temps  pha- 
raoniques, et  remonte  à  l'époque  la  plus  glorieuse  dont  les 
annales  égyptiennes  aient  constaté  le  souvenir.  Son  aspect 
présente  d'ailleurs  un  caractère  tout  nouveau,  et,  si  son  plan 
général  réveille  l'idée  d'une  habitation  particulière  et  semble 
exclure  celle  de  temple,  la  magnihcence  de  la  décoration, 
la  profusion  des  sculptures,  la  beauté  des  matériaux  et  la 
recherche  dans  l'exécution  prouvent  que  cette  habitation 
fut  jadis  celle  d'un  riche  et  puissant  souverain.  Et,  en  effet, 
ce  qui  reste  de  ce  palais  occupe  seulement  l'extrémité  d'une 
butte  factice,  sur  laquelle  existaient  aussi  jadis  d'autres 
constructions  liées  sans  doute  avec  l'édificci  encore  debout; 
tous  les  débris  épars  sur  le  sol  portent  du  moins  d«'s  n«uns 
royaux  appartenant  aux  derniers  Pharaons  do  la  XX'lil"  Dy- 
nastie, ou  au  premier  de  la  XIX^ 

Sur  le  même  axe  que  ces  arrachements  de  constructions 
rasées,  au  milieu  de  bouquets  de  palmiers  et   de  masures 


392  LETTRES    ET   JOURNAUX 

modernes  en  briques  crues,  s'élève  un  portique  ayant  plus 
de  cent  cinquante  pieds  de  long,  trente  de  hauteur  et  sou- 
tenu par  dix  colonnes,  dont  le  fût  se  compose  d'un  faisceau 
de  tiges  de  lotus  et  le  chapiteau  des  boutons  de  cette  même 
plante  tronqués  pour  recevoir  le  dé.  Cet  ordre,  qui  n'est 
point  particulier  aux  constructions  civiles,  puisqu'on  le  re- 
trouvait dans  le  temple  de  Chnouphis  à  Éléphantine  et  dans 
un  temple  d'Éléthya,  tous  deux  très  récemment  détruits  par 
la  barbare  ignorance  des  Turcs,  appartient,  sans  aucun 
doute,  aux  vieilles  époques  de  l'architecture  égyptienne,  et 
ne  le  cède,  sous  le  rapport  de  l'antiquité,  qu'aux  seules  co- 
lonnes cannelées  semblables  au  vieux  dorique  grec,  dont 
elles  sont  le  type  évident,  et  que  l'on  trouve  employées 
presque  exclusivement  dans  les  plus  anciens  monuments  de 
l'Egypte. 

Sur  les  quatre  faces  du  dé  des  chapiteaux  du  portique 
existent,  sculptées  avec  beaucoup  de  recherche,  les  légendes 
royales  de  Ménéphtha  I^^  ou  celles  de  Rhamsès  le  Grand. 
Les  noms  et  les  prénoms  de  ces  deux  Pharaons  sont  éga- 
lement inscrits  sur  le  fût  des  colonnes,  mais  accolés  en- 
semble et  renfermés  dans  un  tableau  carré.  Le  rapprochement 
de  ces  deux  noms  royaux  trouve  son  explication  naturelle 
dans  la  double  légende  dédicatoire  qui  décore  l'architrave 
du  portique  sur  toute  sa  longueur.  Cette  inscription  est 
ainsi  conçue  : 

«  L'Aroéris  puissant,  ami  de  la  vérité,  le  Seigneur  de  la 
»  région  inférieure,  le  régulateur  de  l'Egypte,  celui  qui  a 
»  châtié  les  contrées  étrangères,  l'épervier  d'or  soutien  des 
»  armées,  le  plus  grand  des  vainqueurs,  le  Roi  Soleil  gar- 
»  (lien  de  la  vérité,  l'approuvé  de  Phré,  le  fils  du  Soleil, 
»  l'ami  d'Amon,  Rhamsès,  a  exécuté  des  travaux  en  l'hon- 
»  neur  de  son  père  Amon-Ra,  le  Roi  des  Dieux,  et  embelli 
»  le  palais  de  son  père,  le  Roi  Soleil,  stabiliteur  de  justice, 
»  le  fils  du  Soleil,  Ménéphtah-Boréi.  Voici  qu'il  a  fait 
»  élever (grande  lacune) les  propylons  du  palais 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  393 

))  et  qu'il  l'a  entouré  de  murailles  de  briques,  construites  à 
»  toujours  :  c'est  ce  qu'a  exécuté  le  fils  du  Soleil,  l'ami 
»  d'Amon,  Rhamsès.  » 

Cette  dédicace  constate  deux  faits  principaux  :  le  palais 
de  Kourna  fut  fondé  et  construit  par  le  Pharaon  Mé- 
néphtha  /«',  et  son  fils  Rhamsès  le  Grand,  achevant  la  dé- 
coration de  ce  bel  édifice,  l'environna  d'une  enceinte  ornée 
de  propylons  et  semblable  à  celle  qui  renferme  cliacun  des 
grands  monuments  royaux  de  Thèbes. 

Tous  les  bas-reliefs  qui  décorent  l'intérieur  du  portique 
et  l'extérieur  des  trois  portes  par  lesquelles  on  pénètre  dans 
les  appartements  du  palais  représentent,  en  effet,  Mé- 
néphiha  /«^  et  plus  souvent  encore  Rhamsès  le  Grand, 
rendant  hommage  à  la  triade  thébaine  et  aux  autres  divi- 
nités de  l'Egypte,  ou  recevant  de  la  munificence  des  dieux 
les  pouvoirs  royaux,  et  des  dons  précieux  qui  devaient  em- 
bellir et  prolonger  la  durée  de  leur  vie  mortelle.  Mais  il 
faut  particulièrement  remarquer  une  série  de  vingt  petits 
tableaux,  dans  lesquels  sont  figurés  alternativement  les  dieux 
qui  président  au  fleuve  du  Nil  dans  ses  divers  états,  et  les 
déesses  protectrices  de  la  terre  d'F.gypte  pendant  chaque 
mois,  présentant  à  Rhamsès  le  Grand  tous  les  produits  de 
la  terre  et  des  eaux  dans  chaque  saison  de  l'année.  Au- 
dessus  de  ces  bas-reliefs  s'étend  iiorizontalement  l'inscription 
suivante  : 

((  Voici  ce  que  disent  les  Dieux  et  les  Déesses  qui  résident 
))  dans  la  région  d'en  bas,  à  leur  fils,  le  dominateur  des  deux 
»  régions,  le  Seigneur  du  moiidc,  Soleil  gardien  dejustiee, 
))  l'approncé  de  Phrê  (Rhamsès).  Nous  sommes  venus  vers 
»  toi,  nous  te  donnons  toutes  les  productions  destinées  aux 
))  offrandes;  nous  mettons  à  ta  disposition  tous  les  biens 
»  purs,  afin  que  tu  puisses  célébrer  la  pnnégyric  de  la  mai- 
»  son  de  ton  père,  puisque  tu  es  un  fils  (pii  aimes  ton  i)ère 
»  comme  le  dieu  Horus  qui  a  vengé  le  sien.  » 
Ces  bas-reliefs  et  leur  légende  se  rapportent  évidemment 


394  LETTRES   ET   JOURNAUX 

à  l'assemblée  sacrée  ou  panégyrie  solennelle  dans  laquelle 
Rhamsès  le  Grand  fit  l'inauguration  du  palais  de  Ménéph- 
tlia  P^  son  père,  aussitôt  que,  par  ses  soins  pieux,  la  déco- 
ration intérieure  et  extérieure  fut  entièrement  terminée. 
Les  seules  sculptures  de  l'édifice  postérieures  à  Rhamsès  le 
Grand  consistent  en  quelques  inscriptions  royales  onomas- 
tiques,  placées  sur  l'épaisseur  des  portes  ou  sur  le  soubas- 
sement et  qui  ne  se  lient  point  à  l'ensemble  de  la  décoration 
primitive;  toutes  appartiennent  au  règne  de  Ménéphtha  II, 
fils  et  successeur  immédiat  de  Rhamsès  le  Grand,  à  l'ex- 
ception d'une  seule,  sculptée  au-dessous  du  bas-relief  des 
offrandes,  et  rappelant  le  nom,  le  prénom  et  les  titres  de 
Rhamsès  IV  ou  Méiamoan,  cinquième  successeur  de 
Rhamsès  le  Grand,  avec  une  date  de  l'an  VI. 

La  porte  médiale  du  portique  donne  entrée  dans  une  salle 
d'environ  quarante-huit  pieds  de  long  sur  trente-trois  de 
large.  C'est  la  plus  considérable  du  palais.  Six  colonnes 
semblables  à  celles  du  portique  soutiennent  le  plafond,  sub- 
sistant encore  en  très  grande  partie  ;  deux  longues  inscrip- 
tions, toutes  deux  au  nom  de  Ménéphtha  P"^,  servent  d'en- 
cadrement aux  vautours  ailés  qui  décorent  ce  plafond. 
L'inscription  de  droite  contient  la  dédicace  générale  du 
palais,  faite  par  son  fondateur  à  la  plus  grande  des  divinités 
de  l'Egypte  : 

«  Le  Seigneur  du  monde,   Soleil  stabiliteur  dejus- 

»  tice,  a  fait  ces  constructions  en  l'honneur  de  son  père, 
))  Amon-Ra,  le  Seigneur  des  trônes  du  monde  et  qui  ré- 
»  side  dans  la  divine  demeure  du  fils  du  Soleil  Ménéphtha- 
»  Boréi  à  Thèbes,  sur  la  rive  gauche;  il  (le  roi)  a  fait  con- 
»  struire  l'habitation  des  Années  (c'est-à-dire  le  palais)  en 
»  pierre  de  grès  blanche  et  bonne,  et  un  sanctuaire  pour  le 
))  Seigneur  des  Dieux.  » 

Cette  inscription  nous  fait  connaitre,  en  premier  lieu,  le 
nom  que  les  anciens  habitants  de  Thèbes  donnaient  à  l'édi- 
fice de  Kourna.  Ils  rappelaient  demeure  de  Ménéphtha  ou 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  395 

Ménéphthêum ,  du  nom  même  du  prince  qui  en  jeta  les  fon- 
dements et  en  éleva  toutes  les  masses;  elle  explique  en 
même  temps  le  double  caractère  de  temple  et  de  palais  que 
présente  cet  édifice,  qui,  par  la  disposition  même  de  son 
plan,  paraît  destiné  à  l'habitation  d'un  homme,  et  rappelle 
cependant,  par  toutes  ses  décorations,  la  demeure  sainte 
d'une  divinité. 

La  seconde  inscription  du  plafond,  celle  de  gauche,  nous 
apprend  que  cette  grande  salle  du  palais,  dont  elle  constate 
la  construction  par  le  roi  Ménéphtha  I^^,  fut  le  manôskk, 
c'est-à-dire  la  salle  d'honneur,  le  lieu  où  se  tenaient  les 
assemblées  religieuses  ou  politiques  et  où  siégeaient  les  tri- 
bunaux de  justice.  Cette  salle  du  Ménéphthêum  répond  ici 
à  ces  vastes  salles  des  grands  palais  de  Thèbes,  soutenues 
par  de  nombreuses  rangées  de  colonnes,  qu'on  a  désignées 
jusques  ici  sous  la  dénomination  de  salles  hypostyles.  Toutes 
portent  le  nom  de  manôskk  dans  les  inscriptions  égyptiennes 
sculptées  sur  leur  plafond  ou  sur  les  architraves  de  leurs 
colonnades  ;  mais  ce  n'est  point  ici  l'occasion  de  développer 
les  considérations  qui  motivaient  le  nom  de  manôskh  (c'est- 
à-dire  le  lieu  de  la  moisson,  et,  par  suite,  le  lieu  où  Von 
mesure  les  grains),  donné  par  les  Égyptiens  aux  salles  les 
plus  vastes  de  leurs  édifices  publics. 

De  nombreux  tableaux  sculptés  décorent  les  longues  pa- 
rois de  droite  et  de  gauche  de  cette  salle  hypostylc.  Dans 
tous  se  montre  le  fondateur,  le  roi  McnéplitJia  I''^,  offrant  des 
parfums,  des  fleurs,  ou  bien  l'image  de  son  prénom  mys- 
ti(|U(',  à  la  triade,  thébaine,  et  particulièrement  au  chef  de 
cette  triade,  Amon-Ra,  sous  sa  forme  primordiale  et  sous 
celle  de  générateur  :  c'était  le  dieu  protecteur  du  palais  qui 
renfermait  un  sanctuaire  consacré  à  cette  grande  divinité. 
Mais  les  petites  parois  à  droite  et  à  gauche  de  la  porte  prin- 
cipale sont  couvertes  de  bas-reliefs,  représentant  les  meml^'es 
de  la  triade  thébaine  adorés  par  un  Phaiaon  autre  (jue  Me- 


396  LETTRES    ET   JOURNAUX 

néphtha  /^^  portant  le  nom  de  Rhamsès,  et  qu'il  ne  faut 
point  confondre  avec  Rhamsès  III,  dit  le  Grand. 

Une  série  de  faits  incontestables,  recueillis  dans  les  mo- 
numents originaux,  m'ont  démontré  que  ce  nouveau  Rham- 
sès, le  Rhamsès  IT  du  canon  royal,  succéda  immédiatement 
à  Ménéphtha  /",  son  père,  et  fut  remplacé,  après  un  règne 
fort  court,  par  son  frère  Rhamsès  III  ou  Rhamsès  le  Grand, 
qui  est  le  Sésostris  de  l'histoire. 

Le  bas-relief  inférieur,  à  gauche  de  la  porte,  dans  la  salle 
hypostyle,  rappelle  le  sacre  de  Rhamsès  II  après  la  mort 
de  Ménéphtha  P^  Le  jeune  roi,  présenté  par  la  déesse  Mouth 
et  le  dieu  Clions,  fléchit  le  genou  devant  le  souverain  de 
l'univers,  Amon-Ra.  Le  dieu  suprême  lui  accorde  les  attri- 
butions royales  et  les  périodes  des  grandes  panégyries,  c'est- 
à-dire  un  très  long  règne,  en  présence  de  Ménéphtha  I^^, 
père  du  nouveau  roi,  représenté  debout  derrière  le  trône 
d'Amon,  et  tenant  à  la  fois  les  emblèmes  de  la  royauté  ter- 
restre qu'il  vient  de  quitter,  et  l'emblème  de  la  vie  divine 
dont  il  jouit  déjà  dans  la  compagnie  des  dieux. 

Plus  loin  on  a  figuré  l'enfance  de  Rhamsès  II,  en  repré- 
sentant le  jeune  roi  debout,  embrassé  par  Mouth,  la  grande 
mère  divine,  qui  lui  offre  le  sein.  La  légende  porte  textuel- 
lement :  ((  Voici  ce  que  dit  Mouth,  Dame  du  ciel  :  «  Mon 
»  fils  qui  m'aime,  Seigneur  des  diadèmes,  Rhamsès  chéri 
»  d'Amon,  moi  qui  suis  ta  mère,  je  me  complais  dans  tes 
))  bonnes  œuvres;  nourris-toi  de  moulait  )).  Ce  tableau  fait 


1.  11  n'est  pas  inutile  de  rappeler  ici  que  ChampoUion,  déçu  par  les 
variantes  du  cartouche-prénom,  avait  cru  reconnaître  l'existence  de 
deux  Ramsès  où  il  n'y  en  avait  qu'un  en  réalité.  Le  premier,  son 
Hamsès  II,  correspond  au  moment  où  le  flls  de  Séthos  I"  était  corégent 
de  son  père;  il  aurait  été  le  frère  aîné,  mort  fort  jeune,  du  vcritablc 
Ramsès  II,  le  Grand,  qui,  par  cela  même,  redevenait,  pour  Champol- 
lion,  Ramsès  III.  Cf.  ChampoUion,  sein  Lchcn  iind  sein  We/-h',  t.  II, 
p.  344-346,  500  et  501,  où  les  causes  qui  déterminèrent  l'erreur  de 
ChampoUion  sont  exposées  tout  au  long. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  397 

pendant  à  une  composition  analogue,  sculptée  sur  la  paroi 
opposée,  la  déesse  Hathor,  la  Véiius  égyptienne,  nourris- 
sant le  roi  Ménéplitha  P^,  et  lui  adressant  les  mêmes  paroles. 

La  frise  entière  de  la  salle  hypostyle  se  compose  des  noms 
et  prénoms  répétés  de  ce  Pharaon,  environnés  des  insignes 
du  pouvoir  souverain.  On  les  retrouve  aussi  sur  les  dés  et 
dans  les  ornements  de  la  base  des  colonnes,  mais  entremêlés 
aux  cartouches  de  Rhamsès  II.  Les  architraves  portent  plu- 
sieurs inscriptions  dédicatoires  de  la  salle  hypostyle,  les 
unes  au  nom  du  fondateur,  Ménéphtha  L'',  d'autres  au  nom 
de  Rhamsès  II,  qui  en  acheva  la  décoration. 

Les  bas-reliefs  sculptés  sous  le  règne  de  ces  deux  princes 
sont  remarquables  par  la  simplicité  du  style,  la  finesse  de 
leur  exécution  et  l'élégante  proportion  des  figures,  ce  qui 
les  fait  distinguer  au  premier  coup  d'œil  des  sculptures  ap- 
partenant à  l'époque  de  Rhamsès  le  Grand  :  celles-ci,  trai- 
tées avec  bien  moins  de  soin,  portent  déjà  des  marques 
évidentes  de  la  décadence  de  l'art. 

On  sera  frappé  de  cette  différence  très  sensible,  en  com- 
parant les  bas-reliefs  de  la  salle  hypostyle  avec  ceux  qui 
couvrent  les  parois  de  la  première  salle  de  droite,  et,  en  gé- 
néral, toute  la  partie  du  palais  à  droite  de  la  salle  hypostyle, 
décorée  sous  Rhamsès  le  Grand.  Cette  étude  n'est  pas  sans 
intérêt,  et  importe  beaucoup  à  l'histoire  de  l'art  en  général, 
surtout  quand  il  s'agit  d'épo(|ues  bien  antérieures  aux  pre- 
miers essais  des  maîtres  immortels  qu'a  produits  le  génie 
inépuisable  des  Grecs,  et,  ici,  j'ai  sous  les  yeux  et  sous  la 
main  des  documents  de  cette  importante  histoire. 


Champollion  était  à  bout  de  force  sans  vouloir  se  l'avouer  à  lui- 
même.  Le  long  séjour  dans  la  Vallée  des  Rois,  du  23  mars  au 
8  juin,  et  surtout  les  recherches  multiples  et  fort  compHquées  qu'il 
avait  dû  exécuter  dans  la  solitude  absolue  des  catacombes,  afin  d'y 
reconnaître  à  fond  la  véritable  nature  de  la  chronologie  et  aussi 
celle  de  la  religion  des  anciens  Égyptiens,  avaient  miné  sourde- 


398  LETTRES    ET   JOURNAUX 

ment  ses  forces  ;  il  avait  été  plusieurs  fois  trouvé  à  terre,  évanoui, 
dans  les  salles  souterraines  où  il  voulait  être  seul  au  grand  cha- 
grin du  jeune  Cherubini,à  qui  il  répétait  souvent,  parait-il  :  «  Il 
me  faut  le  silence  absolu,  afin  d'entendre  la  voix  des  ancêtres,  — 
l'influence  locale  est  grande  !  » 

Il  va  sans  dire  que  le  séjour  au  «  château  de  Kourna  »  se  fit 
dans  des  conditions  bien  plus  convenables  ;  même,  il  ne  manqua 
pas  de  gaîté,  car  chaque  jour  les  habitants  des  quatre  villages 
établis  sur  l'emplacement  de  laThèbes  antique,  Karnak,  Louqsor, 
Kourna  et  Médinet-IIabou,  apportaient  à  ChampoUion  des  ani- 
maux vivants  de  tout  genre,  comme  si  le  but  véritable  de  l'expé- 
dition eût  été  de  former,  à  Kourna  même,  un  jardin  zoologique. 
La  gazelle  «  Pierre  ))  et  le  chat  du  Kordofan  étaient,  en  effet,  re- 
venus très  bien  portants  de  leur  séjour  dans  la  Vallée,  et  les  soins 
dont  on  les  entourait  avaient  fait  croire  aux  indigènes  qu'ils  ne 
sauraient  mieux  gagner  la  confiance  de  leurs  hôtes  qu'en  leur 
offrant  de  nouvelles  bêtes  à  apprivoiser  et  à  gâter. 

ChampoUion  aimait  beaucoup  les  animaux,  sur  lesquels,  dès  son 
enfance,  il  exerçait  une  sorte  d'attraction  magnétique  \  ce  qui 
n'était  pas  resté  inaperçu  en  Egypte.  Mais  ce  furent  surtout  les 
demandes  continuelles  du  professeur  Raddi,  revenu  du  désert  Li- 
byque  avec  une  belle  collection  de  papillons  et  d'insectes  rares, 
qui  engagèrent  tout  le  monde,  jusqu'aux  Bédouins,  à  recueillir 
tout  ce  qu'ils  trouvaient  sur  leur  chemin,  bêtes  ou  bestioles"'.  Le 
savant,  ne  sachant  pas  l'arabe,  imitait  la  voix  des  animaux  qu'il 
désirait  acheter,  ce  qui  causait  assez  souvent  des  surprises  fort 
comiques.  A  côté  de  son  ((  musée  d'histoire  naturelle  n,  dont  la 
partie  minéralogique  surtout  était  aussi  importante  que  précieuse, 
le  ((  musée  des  antiquités  égyptiennes  ))  était  établi,  mais  il  ne  fut 
jamais  bien  riche  :  les  fouilles  à  Kourna  et  à  Karnak  avaient  dû 
être  interrompues,  pour  plus  d'une  cause,  depuis  la  fin  de  mai. 

Les  relations  avec  la  population  des  villages  étaient  d'autant 

1.  La  nièce  de  ChampoUion,  M'"°  Falathieu,  née  en  1815,  morte  le 
18  mars  1903,  parlait  volontiers  de  ce  pouvoir  d'attraction,  et  elle  s'en 
rappelait  plusieurs  exemples  étonnants. 

2.  Gaetano  Rosellini  s'était  procuré  quelques  petites  panthères.  Dans 
une  nuit,  profitant  de  son  sommeil,  elles  s'attaquèrent  à  lui  et  lui  ron- 
gèrent les  pieds,  afin  d'essayer  la  force  de  leurs  dents. 


DE   CHAMPOLLION   LE  JEUNE  399 

plus  amicales  que  Champollion  avait  donné  à  ses  scheikhs 
d'excellents  conseils  afin  de  la  protéger  contre  de  nouvelles  me- 
sures oppressives  de  la  part  du  Pacha.  Il  en  agit  de  même  avec 
les  Bédouins  delà  grande  tribu  des  Ababdés,  dont  il  admirait  de- 
puis sa  dix-huitième  année  «  le  langage  classique,  resté  inaltéré 
depuis  Abraham  »,  d'après  ce  que  Dom  Raphaël  lui  en  avait  dit 
quand  il  était  son  jeune  élève.  Accompagné  de  Rosellini  et  de 
tous  les  membres  de  l'expédition  franco-toscane,  il  leur  fit  une 
visite  officielle  et  tout  le  monde  fut  ravi  de  la  beauté,  du  genre  de 
vie  patriarcal,  et  de  l'hospitalité  de  ces  nobles  habitants  du  désert. 
Jadis  ennemis  redoutables  du  gouvernement  de  l'Egypte,  le  Vice- 
Roi,  pour  les  récompenser  de  leur  continuelle  poursuite  acharnée 
des  Mamlouks,  leur  avait  accordé  des  privilèges  qui  les  rendaient 
heureux  :  toute  la  lisière  du  désert  leur  avait  été  donnée  à  bail,  ils 
y  faisaient  leurs  récoltes  en  paix  profonde,  car  dès  lors  ils  étaient 
des  Égyptiens  naturalisés,  mais  ils  craignaient  Ibrahim- Pacha, 
qui  renverserait  tout,  disaient-ils,  après  la  mort  de  Mohammed- 
Aly!  Ayant  appris  —  ce  que  l'Egypte  entière  savait  bien  —  que 
l'expédition  avait  été  comblée  d'honneurs  par  le  Vice-Roi,  les 
scheikhs  des  Ababdés  prièrent  Champollion  de  se  rappeler,  en 
revoyant  Mohammed-Aly,  ce  qui  lui  avait  été  tout  personnelle- 
ment confié.  «  L'Égyptien  »  le  leur  promit  et  il  tint  parole. 

Pendant  le  séjour  à  Kourna,  les  membres  de  l'expédition  tra- 
vaillaient de  sept  heures  du  matin  jusqu'à  midi,  et  de  deux  à  quatre 
heures  «  très  précises  »•,  alors  des  ânes  sellés  et  bridés,  ainsi  que  deux 
serviteurs  arabes,  attendaient  déjà  les  jeunes  gens  pour  les  con- 
duire où  bon  leur  semblait.  ((  Dans  ma  gloutonne  ardeur,  je  vou- 
drais tout  avaler,  tout  dévorer, Thèbes  entière  est  déjà  dans 

ma  poche  »,  disait  L'hôte,  en  se  réjouissant  des  cinq  cents  croquis 
et  aquarelles  qu'il  avait  déjà  achevés  pour  sa^  part  avant  la  fin  de 
juillet.  Le  soir,  il  écrivait  de  longues  lettres  et  des  articles  pour 
des  publications  parisiennes'.  Néanmoins  il  se  plaignait  sans 
cesse,  et  un  jour,  en  s'adressant  mentalement  à  Champollion,  il 

mettait  sur  le  papier  :  «  Tu  peux  bien  compter  que,  si  je  suis 

venu  en  Egypte  un  peu  pour  toi,  ce  n'est  pas  pour  toi  (jue  j'y  reste, 


1.  Le  port,  foit  coûteux,  n'était  pas  ù  sa  cliaige.  \'uii'  p.  vi  de  17/;- 
Iroducliun. 


400  LETTRES   ET   JOURNAUX 

mais  bien  pour  moi,  pour  mes  quêtes,  mon  instruction  et  ma  cu- 
riosité. »  Et  dans  sa  nerveuse  surexcitation  il  se  plaint  des  hiéro- 
glyphes si  onéreux  et  si  importuns.  «  Nous  tous,  nous  en  avons 
attrapé  une  indigestion  !  En  avons-nous  absorbé  !  En  avons-nous 
englouti  !  Une  année  de  travail,  une  année  sans  interruption,  — 

pas  un  jour  de  repos,  pas  une  minute  de  trêve.  » «  Je  tiens 

aux  Douanes,  et  vive  la  Douane,  qui,  avec  la  recommandation  na- 
turelle que  me  procure  mon  voyage  et  avec  mon  Mémoire  sur  le 
commerce  d'Orient,  va  me  recevoir  dans  ses  bras.  »  Un  jour, 
vers  la  fin  de  juillet,  Lehoux,  Bertin  et  Duchesne  avaient  été  tel- 
lement surexcités  parles  propos  de  leur  camarade  qu'ils  résolurent 
de  quitter  Thèbes  le  lendemain  même,  sous  un  prétexte  quelconque. 
Mais,  le  30  juillet  venu,  Duchesne  seul  partit  :  Bertin  et  Lehoux 
se  rendirent  aux  remontrances  du  jeune  Cherubini,  qui  était  dé- 
voué à  Champollion,  et  ils  restèrent  jusqu'à  la  fin  de  l'expédition. 
Le  maître  n'était  pas  au  courant  de  toutes  les  difficultés  que  lui 
suscitait  la  nervosité  maladive  de  Nestor  L'hôte,  et  celui-ci,  qui, 
au  fond,  était  fort  bon  enfant,  ne  se  rendait  point  compte  de  ce 
qu'il  disait  et  écrivait. 

Indiquons  ici  la  cause  principale  du  mécontentement  :  Dro- 
vetti  leur  avait  dit  que  Champollion  aurait  dû  leur  procurer  le 
litre  de  commissaires  du  gouvernement,  qui  aurait  fait  une  tout 
autre  impression  que  l'indication  trop  simple  d'artistes  attachés 
à  l'expédition.  Quand  L'hôte  fut  rentré  en  France,  Charles  Lenor- 
mant  lui  fit  des  reproches  très  graves  de  sa  conduite.  L'effet  en  fut 
complet;  dès  lors,  (d'Égyptien  »  n'eut  pas  de  partisan  plus  dévoué 
et  plus  modeste  que  L'hôte,  qui,  au  lieu  de  retourner  à  l'adminis- 
tration des  Douanes,  resta  fidèle  aux  hiéroglyphes. 

Charles  Lenormant,  bon  juge  en  la  matière,  a  défini  d'une  ma- 
nière fort  exacte,  et  le  caractère  de  Champollion  et  sa  façon  de  tra- 
vailler. ((  On  a  déjà  pu,  dit-il,  se  faire  une  idée  de  ce  que  de  pareils 
travaux  supposent  de  pénétration,  de  constance  et  de  sûreté  de  juge- 
ment, et  l'Europe  est  là  pour  rendre  témoignage  à  mes  paroles  ;  mais 
ce  que  bien  peu  ont  pu  apprécier  comme  moi,  c'est  cette  promptitude 
qui  commande  le  résultat,  cette  force  d'intuition  qui  n'appartient 
qu'au  génie,  et  en  même  temps  cette  candeur  dans  l'investigation 
de  la  vérité,  cette  noble  simplicité  à  avouer  l'erreur  quand  elle  est 
reconnue,  cette  résignation  tranquille  à  ignorer  ce  qu'il  n'est  pas 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  401 

temps  desavoir Puissece  témoignage  d'une  admiration  sincère 

et  d'une  amitié  dévouée  acquitter  en  partie  la  dette  que  tant  de 
marques  de  confiance  et  d'intérêt  m'ont  imposée  !  » 

Karnak,  avec  les  restes  multiples  et  éloquents  du  sanctuaire  na- 
tional de  l'antique  Egypte,  réclamait  toute  la  force  physique  et  in- 
tellectuelle de  Champollion,  et  c'est  surtout  là  qu'il  lui  aurait  été 
utile  d'avoir  Dubois,  Lenormant  et  William  Gell  à  côté  de  lui  ; 
au  lieu  de  cela,  Bibent  et  Duchesne,  tous  les  deux  fort  bons  tra- 
vailleurs, n'y  étaient  plus.  Rosellini  n'était  pas  mieux  partagé  que 
lui.  Son  meilleur  auxiliaire,  le  docteur  Ricci,  avait  été  grièvement 
blessé  au  bras  par  un  scorpion,  ce  qui  l'empêchait  de  continuer 
ses  travaux'.  D'autre  part,  le  jeune  Gallastri,  revenu  malade  du 
désert  Libyque,  avait  dû  retourner  en  Italie  où  il  mourut  peu  après. 
Raddi  également  était  souffrant,  mais,  au  lieu  de  se  soigner  et  de 
rester  tranquille,  il  prit  tout  d'un  coup  la  résolution  de  partir  de 
suite  pour  le  Delta  afin  de  le  traverser  à  pied,  malgré  la  peste  qui, 
pour  cette  contrée,  était  alors  la  conséquence  inévitable  d'inonda- 
tions aussi  fortes  que  l'avait  été  celle  de  l'année  1829.  Que  l'on 
s'imagine  l'effroi  causé  à  Rosellini  et  à  Champollion  par  cette 
résolution  de  Raddi,  qui  souffrait  déjà  de  la  dyssenterie  et  qui 
mourut  bientôt  après  avoir  quitté  ses  chefs. 

A  Karnak,  les  pèlerins  s'étaient  confortablement  logés  dans 
le  petit  temple  dédié  par  Évergète  II  à  Osiris  et  à  la  déesse  Apet 
(Oph),  à  côté  du  beau  temple  consacré  par  Ramsès  III  au  dieu 
Khonsou.  Champollion,  malgré  ses  journées  fatigantes,  restait, 
comme  à  Kourna,  une  partie  de  la  nuit  dehors,  non  seulement  pour 
admirer  le  ciel,  mais  aussi  pour  reconstruire  à  l'aide  de  sa  puis- 
sante imagination  toute  la  munificence  de  la  Thèbes  pharaonique. 
Animé  de  sa  vénération  profonde,  il  en  donnait  souvent  des  des- 
criptions intuitives  après  son  retour  à  Paris,  où  bien  des  personnes 
aimaient  à  l'entendre  parler  sur  ce  sujet. 

Concernant  Karnak,  il  n'existe  ni  journal  de  voyage  ni  lettres 
détaillées  :  nous  ne  possédons  que  la  description  sommaire  que 
nous  avons  publiée  aux  pages  151-153  du  présent  volume,  résumé 
écrit  à  la  hâte  après  l'exploration  rapide  entreprise  le  23  no- 
vembre 1828.  La  plupart  des  notices  purement  scientifiques  se 

1.  Cette  blessure  entraîna  plu.s  taid  la  paralysie  et  la  démence. 

BiBI,.   ÉGVPT.,  T.   XXXI.  26 


402  LETTRES   ET   JOURNAUX 

trouvent  dans  les  Monumenin  de  VÉgypte  et  dans  les  Notices  des- 
criptives. Karnak  posait  à  Cbampollion  des  problèmes  dont  il  ne 
trouvait  pas  toujours  la  solution,  comme  cela  se  voit  par  exemple 
dans  sa  Grammaire  hiéroglyphique,  p.  xxii  de  la  Préface.  —  En 
premier  lieu,  il  s'occupa  de  la  Salle  des  ancêtres,  érigée  par  Thout- 
môs  III,  et  qu'il  avait  déjà  mentionnée  après  sa  première  visite 
rapide  à  Karnak  (voir  p.  153).  Il  s'aperçut  alors  avec  regret  qu'il 
n'avait  pas  dûment  pris  en  considération  ce  que  Burton  avait 
publié  en  1825  à  l'égard  de  ce  monument  important,  qui  main- 
tenant l'attirait  autant  que  la  célèbre  Table  d'Abydos. 

Il  avait  cherché  également,  et  bien  vite  trouvé,  la  place  où  Cail- 
liaud  avait  surpris  douze  années  auparavant  «  celui  dont  il  ne 
prononçait  jamais  le  nom  »,  William  Bankes,  tandis  que  celui-ci 
faisait  «  brutalement -abattre  »  la  Table  numérale,  dont  les  dix-sept 
blocs  furent  incorporés  à  la  collection  Sait  et  prirent  place  au 
Louvre,  en  1826,  par  les  soins  de  Champollion  lui-même. 

Le  4  septembre  1829,  de  grand  matin,  l'expédition  quitta  Karnak 
afin  de  revoir  pour  la  dernière  fois  tous  les  monuments  de  la  rive 
gauche,  y  compris  les  hypogées  de  Biban-el-Molouk.  On  admira 
un  dernier  coucher  de  soleil,  du  haut  des  propylons  du  temple  de 
Kourna,  puis,  à  9  heures  du  soir,  Champollion  donna  le  signal  du 
départ,  au  grand  chagrin  de  toute  la  population,  qui,  y  compris  les 
enfants,  était  accourue  pour  faire  ses  adieux  «  au  grand  chef  »  et 
à  tous  ses  compagnons,  en  poussant  des  cris  déchirants.  Bien  des 
Bédouins-Ababdés  également  s'approchèrent,  et  leur  muette  et 
grave  attitude  ne  manqua  point  d'une  éloquence  touchante. 

L'expédition  s'embarqua  à  l'ombre  du  même  sycomore  gigan- 
tesque où,  le  19  novembre  1828,  elle  avait  débarqué,  mais  Cham- 
pollion ne  put  se  résoudre  à  aller  prendre  du  repos  pendant  cette 
nuit  du  départ,  tant  il  était  préoccupé  de  l'idée  de  ne  plus  revoir  la 
splendeur  féerique  du  firmament  étoile  au-dessus  de  «  Thèbes,  la 
Ville  Royale)),  que,  dès  sa  douzième  année,  il  aurait  voulu  con- 
templer. 

Le  5  septembre  au  matin,  les  travaux  furent  repris  au  temple  de 
Dendérah,  mais  ils  ne  durèrent  que  jusqu'au  lendemain  soir,  non 
seulement  parce  que  le  plus  nécessaire  était  déjà  fait,  mais  aussi 
parce  que  «  l'Égyptien  »  était  absolument  à  bout  de  force.  Il  était 
loin  d'avouer  cela  à  son  frère,  dans  la  lettre  que  voici  [ —  H.  H.]  : 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  403 


Sur  le  Nil,  près  d'Antinoé,  11  septembre  1829. 

Le  lieu  et  la  date  de  cette  lettre  te  diront  clairement  que 
mon  voyage  de  recherches  est  terminé,  et  que  je  retourne 
au  plus  vite  vers  Alexandrie  pour  regagner  l'Europe  et  y 
trouver  à  la  fois  contentement  de  cœur  et  repos  de  corps, 
dont,  au  reste,  quant  au  dernier  point,  je  n'éprouve  pas  un 
grand  besoin.  Depuis  Dendéra,  que  j'ai  quitté  le  7  au  matin, 
j'ai  en  effet  vécu  en  chanoine.  Couché  toute  la  journée  dans 
la  jolie  cange  de  notre  ami  Mohammed-Bey  d'Akhmim,  qui 
a  bien  voulu  nous  la  louer,  j'ai  mené  une  vie  tout  à  fait  con- 
templative, et  mon  occupation  la  plus  sérieuse  a  été  de  re- 
garder de  quel  côté  venait  le  vent,  et  si  nos  rameurs  faisaient 
leur  devoir  en  conscience.  Le  vent  du  nord  nous  a  long- 
temps contrariés,  malgré  le  courant  du  fleuve,  enflé  outre 
mesure  et  au-dessus  du  maximum  de  sa  crue\  L'inondation 
de  cette  année  est  magnifique  pour  ceux  qui,  comme  nous, 
voyagent  en  amateurs,  et  n'ont  dans  ces  campagnes  d'autre 
intérêt  que  celui  du  coup  d'œil.  Il  n'en  est  pas  de  môme  des 
pauvres  et  malheureux  fellahs  ou  cultivateurs.  L'inondation 
est  trop  forte;  elle  a  déjà  ruiné  plusieurs  récoltes,  et  le 
paysan  sera  obligé,  pour  ne  pas  mourir  de  faim,  de  manger 
le  blé  que  le  Pacha  lui  avait  laissé  pour  l'ensemencement 
prochain.  Nous  avons  vu  des  villages  entiers  délayés  par  le 
fleuve,  auquel  ne  sauraient  résister  de  mesquines  cahutes 
bâties  de  limon  séché  au  soleil.  Les  eaux,  en  beaucoup  d'en- 

1.  Déjà,  en  novembre  1828,  l'inondation  avait  empêché  l'expédition 
de  se  rendre  à  Abi/dos,  qui  est  située  à  quatorze  kilomètres  de  Baluiim 
et  des  rives  du  Nil.  Lenormant,  qui  passa  par  là  en  janvier  1829,  pré- 
vit qu'au  retour  de  l'expédition,  le  même  empêchement  pourrait  se  pro- 
duire, et  il  y  récolla  au  profit  de  Champollion  le  peu  qu'il  put  y  trou- 
ver de  remarquable  à  côté  des  monuments  depuis  longtemps  connus. 
Pour  découvrir  du  nouveau,  il  aurait  fallu  entreprendre  dos  fouilles 
considérables,  pour  lesquelles  Cliam|)ollion  n'avait  point  d'argent  ni  de 
forces. 


404  LETTRES    ET   JOURNAUX 

droits,  s'étendent  d'une  montîjigne  à  l'autre,  et,  là  où  les 
teries  plus  élevées  ne  sont  point  submergées,  nous  voyons 
les  misérables  fellahs,  femmes,  hommes  et  enfants,  portant 
en  toute  hâte  de  pleines  couffes  de  terre,  dans  le  dessein 
d'opposer  à  un  fleuve  immense  des  digues  de  trois  à  quatre 
pouces  de  hauteur,  et  de  sauver  ainsi  leurs  maisons  et  le  peu 
de  provisions  qui  leur  restent.  C'est  un  tableau  désolant  et 
qui  navre  le  cœur.  Ce  n'est  pas  ici  le  pays  des  souscriptions, 
et  le  gouvernement  ne  demandera  pas  un  sou  de  moins, 
malgré  tant  de  désastres. 

C'est  avec  bien  du  regret,  comme  tu  l'imagines  sans  doute, 
que  j'ai  dit  adieu  aux  magnificences  de  Tlièbes,  que  j'habi- 
tais depuis  six  mois.  Notre  dernier  logement  a  été,  à  Karnac, 
le  temple  de  Ôph  (Rhéa),  à  côté  du  grand  temple  du  sud, 
au  milieu  des  avenues  de  sphinx  et  à  la  porte  du  grand  pa- 
lais des  rois. 

A  notre  retour  à  Thèbes,  au  mois  de  mars  passé,  nous 
avions  exploité  le  palais  de  Louqsor,  et  fait  dessiner  tous 
les  bas-reliefs  de  quelque  intérêt,  en  commençant  par  les 
immenses  tableaux  des  deux  massifs  du  pylône  :  c'est  donc 
les  seuls  édifices  de  Karnac  que  nous  ayons  encore  à  étu- 
dier. Ce  travail  a  été  exécuté  avec  ardeur,  et  mes  porte- 
feuilles renferment,  sans  exception,  la  série  de  tous  les 
bas-reliefs  liistoriques  un  peu  conservés  du  palais  de  Kar- 
nac, aussi  beaux  de  style  et  d'exécution  que  ceux  d'Ibsam- 
boul,  s'ils  ne  leur  sont  même  réellement  supérieurs.  Tous 
concernent  les  campagnes  de  Ménéphtlia  I'"^  (Ousiréi)  en 
Asie  ;  j 'ai  fait  prendre,  de  plus,  une  cinquantaine  de  dessins 
de  bas-reliefs  qui  méritent  aussi  le  titre  d'historiques,  puis- 
qu'ils représentent  des  Pharaons  qui  complètent  ou  enri- 
chissent plusieurs  de  mes  recueils  relatifs  aux  XVIIP, 
XIX%  XXS  XXP  et  XXIP  Dynasties.  Tu  trouveras  plus 
de  détails  sur  mes  conquêtes  à  Karnac  dans  la  notice  que  je 
t'enverrai  du  lazaret  sur  cet  amas  de  palais  et  de  temples, 
étonnante  réunion  d'édifices  de  toutes  les  époques  de  la 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  405 

monarchie  égyptienne,  constructions  merveilleuses,  devant 
lesquelles  resterait  elle-même  muette  la  bouche  de  fer  de 
M.  Quatremère. 

Parti  de  Thèbes  le  4  septembre  au  soir,  j'étais  le  5  sous 
le  portique  de  Dendéra,  dont  rarchitecture  est  aussi  admi- 
rable que  les  bas-reliefs  de  décor  en  sont  mauvais  et 
repoussants,  par  l'empreinte  de  décadence  qu'ils  offrent 
dans  toutes  leurs  parties.  Les  inscriptions  hiéroglyphiques 
elles-mêmes  sont  de  mauvais  goût.  Le  scribe  qui  les  a  tra- 
cées a  voulu  faire  le  bel  es/j/vV;  prodiguant  les  symboles  et 
les  formes  figuratives,  il  a  visé  au  lazzi,  et  même  au  calem- 
bour. Toutefois  la  masse  de  l'édifice  est  belle,  imposante, 
et  frappe  même  les  voyageurs  qui,  comme  nous,  sont  de 
vieux  Thébains,  et  ont  l'œil  encore  rempli  des  belles  concep- 
tions architecturales  de  l'époque  des  Pharaons.  J'ai  voulu  de 
nouveau  m'assurer,  c/e.s  yeux  et  de  la  main,  que  les  car- 
touches des  inscriptions  latérales  du  zodiaque  circulaire  sont 
réellement  vides  et  n'ont  jamais  été  sculptés  :  cela  est  indu- 
bitable, et  le  fameux  autocrator  est  bien  de  la  façon  de 
notre  ami  Jomard.  —  Du  lazaret,  tu  auras  aussi  une  note 
étendue  sur  les  monuments  de  Dendéra. 

Le  reste  du  voyage  jusques  aujourd'hui  (11  septembre) 
n'a  rien  offert  de  particulier.  J'espère  dans  la  nuit  de  demain 
arriver  au  Caire.  Là,  rien  ne  peut  m'arrêter  plus  de  quatre  ou 
cinq  jours;  nous  partirons  de  suite  pour  Alexandrie,  et,  si  tes 
soins  et  les  promesses  du  ministre  ont  eu  leur  efïet  et  qu'il  y 
ait  un  bon  vaisseau  prêt  à  nous  recevoir,  je  m'embarque  de 
suite  pour  gagner  Toulon.  Tu  vois  qu'il  n'est  nullement 
question  de  passer  l'hiver  en  Italie.  Je  compte  le  passer  à 
Paris,  quoique,  au  fond,  cette  idée  m'effraye  par  rextrême 
opposition  des  climats,  aussi  ai-je  besoin  d'un  appartement 
bien  chaud  et  je  compte  me  tenir  chez  moi  jusques  aux  pre- 
mières chaleurs.  Je  jouerai  forcément  le  ver  à  soie. 

C'est  aussi  sur  le  Nil,  enln^  Dendrra  o\  Ifnou  (Diospolis 
parva),  que  nous  ont  rejoints  par  hasard  d<'UK  malheureux 


406  LETTRES   ET   JOURNAUX 

courriers,  expédiés  de  Tliôbes  au  Caire  depuis  la  fin  de 
juin.  Pendant  tout  ce  temps-là,  nous  sommes  restés  sans 
nouvelles  d'Europe,  et  c'est  en  attendant  chaque  jour  leur 
arrivée  que  le  temps  s'est  écoulé  "sans  que  nous  puissions 
écrire  en  France.  Du  reste,  comme  nous,  vous  devez  être 
accoutumés  aux  lacunes Mille  respects  pour  notre  vé- 
nérable de  ma  part.  J'espère  qu'il  n'a  point  été  affligé  de  ce 
que  son  troupeau,  que  ronge  la  clavelée,  m'a  mis  par-dessous 
M.  Pardessus^  :  cela  ne  me  surprend  pas.  J'eusse  été  flatté 
d'être  appelé  à  l'Académie  lorsque  mes  découvertes  étaient 
encore  contestées,  de  bonne  ou  de  mauvaise  foi,  n'importe  : 
le  Corps,  en  m'adoptant,  se  fût  acquis  alors  un  droit  véri- 
table à  ma  reconnaissance.  J'eusse  encore  été  flatté  qu'elle 

1.  Voici  la  liste  des  candidats  inscrits  qui  furent  mis  en  balance 
dans  la  séance  du  10  avril  1828  : 

MM.  '"'  scrutin    2°  scrutin    3'  scrutin    i'  scrutin 

Pardessus 9  13  14  15 

Champollion  le  Jeune.. . .  6  8  8  9 

Thurot 6  7  6  4 

Cousin 3 

Guillon  de  Montléon 1 

Amédée  Jaubert 1 

Gail 1 

Thierry 1 

ChanipoUion-Figeac,  à  l'occasion  de  cette  nomination,  écrivit  à  son 

frère  :  «  Cette  nomination  a  été  l'objet  des  plus  vives  attaques.  Le 

Journal  des  Débats,  qui  est  au  Ministère,  a  désavoué  publiquement  la 
coterie  d'intrigants,  ce  sont  ses  lecteurs  qui  dominent  la  chose  depuis 
dix  ans.  Les  petits  journaux  se  sont  chargés  de  les  nommer,  et,  depuis 
un  mois,  c'est  un  acharnement  sans  exemple  d'attaques  nominales  qui 
Empêchent  bien  des  faiseurs  et  qui  les  obligent  à  des  lettres  au  public, 
lesquelles  servent  de  motif  pour  le  Icndcniain  aux  antagonistes.  Jamais 
pareil  feu  n'avait  été  allumé  dans  les  champs  académiques  et  litté- 
raires  Tu  es  la  pierre  de  touche  et  la  pierre  angulaire  de  tout  cela, 

et  les  noms  Pardessus  et  Champollion,  qui  ne  devaient  jamais  se  ren- 
contrer, se  trouvent  associés  tous  les  matins,  tirés  ensemble  par  dix 
bouches  à  feu » 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  407 

eût  pensé  à  moi,  tandis  que  je  perfectionnais  mes  études  et 
faisais  une  magnifique  récolte  au  milieu  des  ruines  de 
Thèbes.  J'eusse  regardé  ma  nomination  comme  une  sorte  de 
récompense  nationale;  elle  a  jugé  à  propos  de  me  refuser 
cette  satisfaction.  Aussi,  désormais,  je  ne  ferai  plus  un  pas 
vers  elle,  et,  lorsque  l'Académie  m'appellera',  je  serai  aussi 
peu  empressé  du  fauteuil  qu'un  buveur  délicat  peut  l'être 
d'une  bouteille  de  Champagne  éventée  depuis  six  mois.  L'eau 
du  Nil  elle-même  inspire  le  dégoût  quand  on  n'a  plus  soif. 
—  Dieu  lui  fasse  paix  et  miséricorde. 

Je  n'ai  reçu  aucune  nouvelle  de  Dubois',  auquel  j'ai  écrit 
de  Thèbes  à  tout  hasard.  M.  Mimaut  m'a  adressé  une  lettre 
pleine  d'empressement.  Les  cancans  du  Caire  le  disent  fort 
brave  homme  et  bon  vivant.  Il  s'est  rencontré  nez  à  nez  avec 
M.  Drovetti  à  la  sortie  du  Port-Neuf,  l'un  arrivant,  l'autre 
partant.  Il  n'aura  pas  eu  le  temps  d'être  imbu  des  bonnes 
traditions  sur  les  personnes  et  sur  les  choses  :  je  crois  que 
je  n'ai  rien  à  perchée  à  ce  contre-temps.  —  Je  tirerai  bon 
parti  de  M.  Mimaut,  puisqu'il  ne  fait  pas  le  commerce  des 
antiquailles. 

J'avais  prédit  que  le  supplément  de  fonds  que  je  deman- 
dais m'ar riverait  quand  il  ne  serait  plus  temps  d'en  faire 
usage  à  Thèbes.  Toutefois  il  n'y  a  pas  grand  mal,  puisque, 
recevant  ce  crédit  à  Karnac,  je  n'en  eusse  pas  dépensé  un 
sol  en  fouilles.  J'y  ai  renoncé  depuis  plusieurs  mois,  parce 
que  ce  n'est  point  mon  métier  et  que  les  Arabes  fouilleurs 
ont  besoin  d'une  surveilhince  de  chaque  seconde,  sans  la- 

1.  CliainpoUion  entra  à  l'Académie  des  Inscriptions  le  7  mai  1830. 

2.  Mal^'i'é  qu'il  fût  le  chef  de  la  Commission  archéologique  envoyée 
en  Grèce,  Dubois,  qui  craignait  de  se  compromettre,  «  n'écrivait  qu'à 
sa  femme  »  :  il  refusa  de  faire  droit  à  la  requête  de  C'iiampollion- 
Figeac,  qui  le  priait  de  lui  envoyer  des  h-tin-s  poui-  le  Mmiitiur.  Il 
rentra  à  Paris  le  20  octobre  lH2n,  et,  dès  le  lendemain,  il  reprit  sa  place 
au  Musée  égyptien.  ChampoUion  lui  avait  écrit  île  Th-hm  à  Ailn'-nrs. 
mais  il  n'y  eut  aucune  réponse  U'Al/tcnrs  à  Thchrs. 


408  LETTRES    ET   JOURNAUX 

quelle  ils  ne  trouvent  rien  ou  font  disparaître  tout  ce  qu'ils 
trouvent.  Dans  l'état  actuel,  je  rapporte  cependant  pour  le 
Louvre  des  objets  bien  intéressants,  quoique  d'un  petit  vo- 
lume. En  fait  de  grandes  pièces,  trois  ou  quatre  momies  de 
décoration  nouvelle,  ou  grecques,  avec  des  inscriptions,  et  de 
plus  :  1°  le  plus  beau  bas-relief  colorié  du  tombeau  royal  de 
Ménéphtha  P"^  (Ousiréi),  à  Biban-el-Molouk.  C'est  une  pièce 
capitale  qui  vaut  à  elle  seule  une  collection  :  elle  m'a  donné 
bien  du  souci  et  me  fera  certainement  un  procès  avec  les 
Anglais  d'Alexandrie,  qui  prétendent  être  les  propriétaires 
légitimes  du  tombeau  d'Ousiréi,  découvert  par  Belzoni  aux 
frais  de  M.  Sait.  Malgré  cette  belle  prétention,  de  deux 
choses  l'une  :  ou  mon  bas-relief  arrivera  à  Toulon,  ou  bien 
il  ira  au  fond  de  la  mer  ou  du  Nil',  plutôt  que  de  tomber  en 
des  mains  étrangères.  Mon  parti  est  pris  là-dessus. 

2°  J'ai  acquis  au  Caire,  de  Mahmoud-Bey  le  Kihaïa, —  tou- 
jours sur  mes  économies  et  propres  fonds,  —  le  plus  beau 
des  sarcophages  présents,  passés  et  futurs.  Il  est  en  basalte 
vert  et  couvert  intérieurement  et  extérieurement  de  bas- 
reliefs  ou  plutôt  de  camées  travaillés  avec  une  perfection  et 
une  finesse  inimaginables'.  C'est  tout  ce  qu'on  peut  se 
figurer  de  plus  parfait  dans  ce  genre  ;  c'est  un  bijou  digne 
d'orner  un  boudoir  ou  un  salon,  tant  la  sculpture  en  est  fine 
et  précieuse.  Le  couvercle  porte,  en  demi-relief,  une  figure 
de  femme  d'une  sculpture  admirable.  Cette  seule  pièce 
m'acquitterait  envers  la  Maison  du  Roi,  non  sous  le  rapport 
de  la  reconnaissance,  mais  sous  le  rapport  pécuniaire,  car  ce 
sarcophage,  comparé  à  ceux  qu'on  a  payés  vingt  et  trente 
mille  francs,  en  vaut  certainement  cent  mille. 

Le  bas-relief  et  le  sarcophage  sont  les  deux  plus  beaux 
objets  égyptiens  qu'on  ait  envoyés  en  Europe  jusques  à  ce 

1.  C'est  le  n"  B  7  de  la  Salle  Henri  IV,  au  Louvre.  Une  fort  belle 
copie  de  ce  chef-d'œuvre  avait  déjà  été  admirée  par  tout  Paris  dans 
l'exposition  organisée  par  Belzoni  en  1822. 

2.  C'est  le  n°  D  9  de  la  Salle  Henri  IV,  au  Louvre. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  409 

jour.  Cela  devait  de  droit  venir  à  Paris  et  me  suivre  comme 
trophée  de  mon  expédition  :  c'est  un  cadeau  que  je  fais  au 
Louvre,  où  ils  resteront  en  mémoire  de  moi. 

Ainsi  donc,  si  je  ne  trouve  point  au  Caire,  chez  les  mar- 
chands qui  m'attendent  comme  le  Messie  depuis  mon  acqui- 
sition du  sarcophage  (que  j'ai  paj^é  huit  cents  thalaris  et 
dont  j'aurais  donné  jusques  à  douze  cents),  si  je  ne  trouve 
point,  dis-je,  chez  les  marchands,  quelc|ues  objets  dignes  du 
Louvre,  je  ne  dépenserai  pas  un  sol  du  crédit  qu'on  vient 
de  m'ouvrir,  —  et  enfin,  si,  à  Marseille,  où  je  passerai  en 
quittant  le  lazaret,  je  ne  trouve  rien  non  plus,  j'aurai  le 
plaisir  de  rendre  à  M.  de  La  Rochefoucauld  la  lettre  de 
crédit  intacte,  en  lui  remettant  aussi  la  note  des  monuments 
dont  j'accrois  le  Musée  sans  qu'il  lui  en  coûte  un  para. 
Adieu  provisoirement,  je  clorai  cette  lettre  au  Caire,  où  je 
la  porte  moi-même. 

Depuis  le  printemps  de  1828,  le  vicomte  de  La  Rochefoucauld 
n'avait  pas  cessé  de  lutter  contre  la  coterie  accoutumée,  qui  vou- 
lait absolument  faire  échouer  les  fouilles  projetées  en  Egypte  par 
ChampoUion.  Une  absence  du  comte  de  Forbin  rendit  la  réussite 
possible  bien  que  tardivement  La  lettre  officielle  qui  annonçait 
le  succès  partit  le  jour  même  où  le  crédit  fut  obtenu  : 

«  Paris,  le  14  mai  1829. 
»  Maison  du  Roi,  Dcparteincnl  des  Beaux- Arts. 

»  Je  me  fais  un  plaisir  de  vous  annoncer,  Monsieur,  (pie,  par 
suite  des  démarches  que  j'ai  faites  pour  réaliser  le  vœu  exprimé 
dans  votre  lettre  du  1"'"  janvier  de  cette  année,  Sa  Majesté  a  con- 
senti à  ce  qu'un  crédit  de  10.000  francs  fut  rattaché  au  budget  des 
Musées  de  1829,  pour  être  affecte  spécialement  à  acquérir,  pour  le 
Musée  Charles  X,  des  objets  de  sculpture  égyptiens  provenant  des 
fouilles  dont  vous  me  parle/.  Je  no  doute  |)as  <|ue  les  nouveaux 
moyens   mis  à  votre  disposition  par  la  Maison   du   l\oi  ne  vous 


410  LETTRES    ET   JOURNAUX 

fournissent  l'occasion  d'ajouter  encore  aux  nombreux  services  dont 
les  arts  et  les  sciences  vous  sont  déjà  redevables,  et  je  me  féliciterai 
de  m'être  trouvé  en  mesure  de  contribuer  à  vous  procurer  les  res- 
sources nécessaires  pour  vous  faciliter  le  succès  de  votre  mission. 

))  yiniorme  aujourd'hui  même  M.  le  Directeur  des  Musées  de  la 
décision  relative  à  l'allocation  de  10.000  francs  dont  il  s'agit,  et  je 
l'invite  à  s'occuper  sa/zs  (ié/a/  de  tous  les  arrangements  que  peut 
exiger  une  semblable  mesure.  Je  vous  prierai  de  vous  entendre 
avec  lui  pour  les  détails  que  cette  affaire  est  de  nature  à  entraîner. 

»  Recevez,  Monsieur,  l'assurance  de  mes  sentiments  très  dis- 
tingués, 

))  L'aide  de  camp  du  Roi, 
»  Directeur  général  des  Beaux-Arts, 

»  Vt«  DE  La  Rochefoucauld. 

))  P.-S. —  Croyez  aussi  au  plaisir  que  j'aurai  devons  revoir  quand 
vos  importants  travaux  seront  terminés. 

»  L.  R.  » 

Mais  de  nouvelles  chicanes  entraînèrent  de  nouveaux  retards  : 
ce  fut  seulement  le  23  juillet  que  Champollion-Figeacput  toucher 
la  somme  destinée  à  son  frère.  On  comprend  la  contrariété  que 
celui-ci  en  éprouva.  —  H.  H. 


CIIAMPOLLION  A  CHAMPOLLION-FIGEAC 

(fin  de  la  lettre  précédente) 

Le  1.5,  à  midi,  au  Caire. 

Me  voici  rendu  dans  la  capitale  de  l'Egypte,  où  je  ne 
trouve  ni  lettres,  ni  nouvelles  d'Europe,  ni  l'ami  Pariset, 
qui,  me  dit-on,  est  à  Alexandrie,  en  très  bonne  santé  et  sorti 
à  son  honneur  de  la  campagne  de  Syrie.  J'irai  le  joindre 
dans  quelques  jours,  après  avoir  fait  une  visite  à  Ibrahim- 
Pacha,  que  je  serai  bien  aise  de  connaître  personnellement. 
Celle-ci  est  ma  dernière  lettre  que  je  t'écris  d'Egypte,  la 
première  sera  datée  du  lazaret  de  Toulon 


DE    CHAMPOLLION   LE   JEUNE      •  411 

Adieu,  mon  cher  ami,  ma  santé  est  excellente,  tout  va 
bien.  La  Méditerranée  me  connaît.  Adieu. 

J.-F.  Ch. 

A  son  arrivée  au  Caire,  Champollion  passa  en  revue  tout  ce 
que  les  marchands  d'antiquités  avaient  mis  de  côté  pour  lui. 
Duchesne  s'était  beaucoup  occupé  de  cette  affaire,  car,  à  peine 
avait-il  quitté  Thèbes,  qu'il  se  repentit  d'avoir  abandonné  son  chef, 
à  l'heure  même  où  douze  /noi'.s  s'étaient  écoulés  depuis  le  départ  de 
l'expédition  de  Toulon,  malgré  que,  dans  le  contrat,  il  fiit  question 
de  douze  à  quatorze  mois  pendant  lesquels  les  membres  de  l'expé- 
dition seraient  obligés  de  rester  à  la  disposition  des  deux  chefs. 

Dans  une  longue  lettre  de  la  mi-août,  Duchesne  dit  :  «  Monsieur, 
le  sarcophage  est  à  nous.  Je  l'ai  obtenu  pour  800  talaris  et  demain 
je  l'embarque.  Je  me  réjouis  encore  en  vous  annonçant  ce  succès 
imprévu J'ai  vu  un  autre  sarcophage  chez  un  certain  An- 
tonio Despirro  ;  il  est  en  forme  de  caisse  de  momie.  Le  cou- 
vercle est  une  figure,  les  bras  allongés  sur  le  corps,  comme  d'ordi- 
naire, longue  robe  plissée  et  grandes  manches.  Les  hiéroglyphes 
sont  très  bien  conservés,  point  de  cartouche.  Il  est  de  granit  gris 

et  parfaitement  entier Ne  manquez  pas  d'aller  le  voir;  je  crois 

que  c'est  un  morceau  qui  en  vaut  bien  la  peine.  Je  vous  le  recom- 
mande, je  crois  que  nous  n'en  avons  pas  de  ce  genre.  Le  proprié- 
taire est  un  entrepreneur  de  fouilles,  qui  a  besoin  d'argent;  il  de- 
mande 700  livres.  Il  a  encore,  chez  lui,  un  autre  sarcophage  en 
forme  de  caisse  à  momie;  je  le  crois  en  basalte.  Avec  ces  deux 
ol)jets  ont  été  trouvés,  dans  le  tombeau  même,  une  petite  figure  en 
calcaire  et  cinq  ou  six  vases  canopiques,  que  je  l'ai  engagé  de  ne 
point  diviser  des  sarcophages  auxquels  ils  appartiennent.  Il  y  a 
aussi  une  espèce  de  pyramide,  en  granit  rose.  C'est  petit. 

»  On  a  dit  plus  de  bêtises,  plus  de  propos,  qu'il  n'y  a  de  fouilleurs 
d'antiquités  en  Egypte.  —  Vous  avez  trouvé  dans  les  hiérogl\[)hcs 
l'indication  de  plusieurs  trésors;  des  momies  vous  ont  appris 
qu'elles  portaient  avec  elles  la  récompense  de  celui  qui  aurait  su 
découvrir  la  demeure  et  interpréter  le  sens  des  écritures  (jui  la 
couvraient,  etc 

))  Il  parait  il  peu  près  certain  (pie  M.  Koseilini  n';i  fait  aucune 
démarche  relativement  au  sarcophage.  J'ai  dit  à   M.  .Mac  .\rdle 


412  LETTRES   ET   JOURNAUX 

(voir  p.  76  où  il  est  appelé  Macardle  en  un  seul  mot),  qui  a  été  rem- 
pli de  complaisance,  qu'ayant  appris  par  ouï-dire  que  Mahmoud- 
Bey  avait  diminué  de  beaucoup  ses  prétentions  et  les  bornait  à 
1.000  talaris,  vous  m'aviez  dit  de  voir  en  passant  si  cela  était  vrai, 

et,  dans  le  cas,  de  l'acheter  et  l'emporter Le  couvercle  et  le 

morceau  cassé  du  sarcophage  sont  encore  sur  le  bord  du  Nil, 
mais  le  plus  difficile  est  fait,  la  caisse  est  dans  la  barque;  j'ai  cru 
ne  pouvoir  prendre  trop  de  précautions  pour  une  pièce  si  belle  et  si 

chère Tout  est  pour  le  mieux;  j'ai  eu  la  fièvre  toute  la  journée, 

j'ai  cru  qu'on  ne  pourrait  jamais  l'enlever  ou  qu'il  souffrirait  de 
quelque  écorniflure.  Il  n'y  a  pas  même  une  petite  raie,  et  je  vous  le 
dis  avec  un  grand  soulagement  d'esprit;  il  est  bien  beau  !  Je  suis 
fièrement  content  de  l'emporter  en  France. 

»  Il  y  a  une  frégate  à  Alexandrie,  elle  attend  d'être  relevée  sous 
peu;  si  son  départ  pouvait  avoir  lieu  incessamment,  j'emporterais 
toutes  vos  affaires,  comme  vous  me  l'avez  recommandé.  Je  vous 
écris,  Monsieur,  plus  à  la  hâte  que  je  ne  voudrais,  je  crois  pour- 
tant vous  avoir  informé  de  tout  ce  qui  était  essentiel.  J'aime  beau- 
coup le  Caire,  mais  c'est  un  terrible  pays  :  pour  la  plus  petite 
affaire,  on  n'en  finit  jamais.  Quels  animaux  !  Je  partirai  après- 
demain. 

»  Tous  les  marchands  d'antiquités  vous  attendent  avec  anxiété. 
Ils  sont  persuadés  que  tout  ce  que  vous  n'achèterez  pas  à  votre 
passage  sera  frappé  d'une  défaveur  irrévocable  et  ne  trouvera  plus 
d'autre  acheteur.  Je  viens  de  revoir  cet  Antonio;  il  espère  et  désire 
beaucoup  vous  vendre  son  sarcophage.  Je  lui  ai  dit  que,  sans 
doute,  vous  le  verriez,  que,  du  reste,  vous  n'étiez  pas  homme  à 
marchander,  qu'une  fois  l'objet  examiné,  une  fois  estimé,  vous  lui 
en  feriez  un  prix,  si  c'était  votre  idée  d'en  faire  l'acquisition » 

Le  sarcophage  ainsi  que  toutes  les  antiquités  achetées  avant  le 
départ  pour  la  Haute  Egypte  furent  transportés  par  Duchesne  à 
Alexandrie  :  il  les  y  laissa,  et  ce  fut  ChampoUion  qui  les  embarqua, 
quelques  semaines  plus  tard.  —  H.  H. 

Alexandrie,  30  septembre  1829. 

Depuis  dix  jours  environ,  je  vis  comme  un  coq  en  pâte 
chez  notre  excellent  consul  général,  M.  Mimaut.  C'est  un 


DE    CHAMPOLLION   LE   JEUNE  413 

compatriote  charmant  et  dont  je  ne  puis  assez  me  louer.  Il 
me  comble  de  marcjues  de  véritable  attachement,  ce  qui 
certainement  n'a  pas  eu  lieu  par  le  passé.  Ma  santé  est  ex- 
cellente, ainsi  que  celle  de  mes  jeunes  gens.  Tout  va  donc 
pour  le  mieux.  Notre  bonheur  serait  au  comble,  si  nous 
voyions  pointer  au-dessus  de  l'horizon  la  voile  du  vaisseau 
qui  doit  venir  nous  prendre,  mais  depuis  six  semaines  la 
mer  est  muette,  —  pas  même  un  bâtiment  marchand  !  Je 
suis  donc  ici  à  attendre  l'événement  et  l'issue  des  promesses 
ministérielles.  Nous  enrageons,  comme  tu  le  penses  bien. 
Enfin,  patience  encore. 

Je  n'ai  quitté  le  Caire  qu'après  avoir  fait  une  visite  à 
Ibrahim-Pacha,  qui  nous  a  reçus  au  mieux.  Nous  avons  beau- 
coup causé  sources  du  Nil,  et  j'ai  renforcé  en  lui  l'idée  qu'il 
avait  déjà  d'attacher  son  nom  à  cette  belle  conquête  géo- 
graphique, soit  en  favorisant  les  voyageurs  qui  la  tente- 
raient, soit  en  préparant  lui-même  une  petite  expédition  de 
voyageurs  accompagnés  d'hommes  d'armes.  Peut-être  est- 
ce  là  une  semence  pour  l'avenir  :  dans  tous  les  cas,  le  Pacha 
sent  l'intérêt  de  cette  entreprise. 

Ici,  j'ai  déjà  présenté  mes  hommages  et  l'expression  de 
ma  reconnaissance  à  Mohammed-Aly.  Il  est  toujours  bon 
et  aimable  pour  les  Français  :  c'est  tout  dire. 

Je  profite  du  temps  d'attente  pour  mettre  en  ordre  mes 
papiers  et  mes  immenses  richesses.  Il  serait  trop  long  de 
t'en  donner  le  détail.  Le  bâtiment  chargé  de  cette  lettre  et 
de  ma  prccédente  va  mettre  à  la  voile  demain  au  point  du 
jour,  et  il  faut  envoyer  ma  lettre.  Adieu  donc,  mon  cher 
ami,  adieu,  —  à  Toulon  ! 

J.-F.  Ch. 


Alexanilrio,  ...  octobre  1829. 

Me  voici,  mon  cher  ami,  tout  aussi  avancé  que  dans  les 
derniers  jours  de  septembre.  La  M('diterranée  tout  entière 


414  LETTRES   ET   JOURNAUX 

est  encore  entre  nous.  J'ai  quitté  Thèbes  et  la  Haute  Egypte 
à  regret,  et  cela  pour  venir  perdre  mon  temps  sur  ce  triste 
rivage.  Il  y  a  seulement  deux  jours  que  la  corvette  V Astro- 
labe a  mouillé  dans  le  port,  annonçant  qu'elle  était  chargée 
de  nous  ramener  en  France.  C'est  M.  de  Verninac,  un  de 
nos  compatriotes  quercinois,  qui  en  a  le  commandement, 
jeune  homme  fort  aimable,  fort  instruit,  enfin  tout  ce  que  je 
pouvais  désirer  en  la  personne  d'un  commandant.  —  Voilà 
qui  est  pour  le  mieux,  mais,  par  malheur,  je  ne  puis  partir 
pour  la  France  que  vers  le  15  novembre,  Y  Astrolabe  devant 
préalablement  conduire  en  Syrie  M.  Malivoir,  consul  d'Alep. 
Il  faut  donc  me  résoudre  à  ne  sortir  de  la  quarantaine  de 
Toulon  que  dans  les  derniers  jours  de  décembre.  C'est  dur, 
très  dur. 

Je  suis  toujours  sans  aucune  nouvelle  de  vous  tous,  de- 
puis les  lettres  de  juillet.  Ou  la  poste  est  bien  mal  organisée 
(ce  dont  j'enrage),  ou  vous  n'écrivez  point,  —  ce  que  je  ne 
pardonne  pas.  Dans  l'une  ou  l'autre  supposition,  je  ne  puis 
que  m'attrister;  c'est  ce  que  je  fais  de  toute  mon  âme. 
L'Egypte  est  la  plus  belle  école  de  patience  qui  existe  au 
monde,  mais  je  n'en  ai  pas  profité.  Adieu.  Mes  tendresses 
à  M.  Dacier  et  aux  siens.  Un  souvenir  à  tous  nos  amis,  un 
embrassement  de  cœur  pour  toi, 

J.-F.  Ch. 

P.-S.  —  Je  n'écrirai  plus  que  de  Toulon.  Rosellini  et  les 
Toscans  se  sont  embarqués  depuis  plusieurs  jours  sur  un 
bateau  marchand  :  j'allais  en  faire  autant,  quand  la  corvette 
est  arrivée.  Pendant  notre  séjour  forcé  à  Alexandrie,  mes 
jeunes  gens  ont  peint  des  décorations  pour  le  théâtre  que 
des  amateurs  français  vont  ouvrir  incessamment.  Ainsi  la 
civilisation  marche!  Ces  messieurs  sont  enchantés  de  la 
complaisance  de  nos  jeunes  artistes.  J'irai  donc  au  spectacle 
en  attendant  l'embarquement. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  415 

CHAMPOLLION  AU  DOCTEUR  PAFilSET 

Alexandrie,  27  octobre  1829. 
Mon  cher  Imoutli  ! 

J'ai  reçu  votre  petit  poulet'  avec  joie,  —  vous  triomphez  ! 
Je  m'en  réjouis  de  cœur;  vous  savez  si  j'ai  jamais  douté  de 
votre  affaire.  Evoiva  Vallegria  ! 

Cette  lettre  vous  sera  remise  par  mes  trois  compagnons 
de  voyage,  qui  retournent  au  Caire  pour  en  lever  le  pano- 
rama, en  attendant  le  15  de  novembre,  époque  de  notre 
embarquement  définitif.  On  prétend  que  vous  avez  une  mai- 
son dans  laquelle  ils  peuvent  trouver  une  chambre  pour 
coucher;  si  cela  est,  j'en  dispose  pour  eux,  persuadé  que  je 
vais  au  devant  de  votre  désir. 

Vous  déciderez-vous  à  rentrer  en  France  avec  moi  ?  Main- 
tenant que  vous  tenez  votre  affaire,  c'est  le  vœu  de  tous 
vos  amis.  Je  n'en  dis  pas  davantage,  toujours  de  plus  en 
plus  ferme  dans  ma  thèse  à  cet  égard.  En  attendant  de  vos 
nouvelles,  je  vous  embrasse  comme  je  vous  aime,  de  cœur  et 

d'âme, 

Maïamoun. 


Alexandrie,  29  octobre  1829. 
Bien  cher  Imoutli  ! 

Pour  l'amour  des  Dieux  de  l'Egypte,  revenez  de  suite  à 
Alexandrie,  ne  fût-ce  que  pour  deux  ou  trois  jours.  Votre 

1.  Ce  «  petit  poulet»  avait  appris  à  «  l'Egyptien  »  que  le  gouverne- 
ment du  Vice-lloi  avait  adopté  toutes  les  mesures  prophylactiques  déjà 
e.xpérimentéea  par  Pariset. 


416  LETTRES    ET   JOURNAUX 

présence  y  est  fort  nécessaire,  —  et  nous'  avons  tant'à  vous 
dire  !  Je  suis  tout  à  vous, 


CHAMPOLLION  A  CHAMPOLLION-FIGEAC 

Alexandrie,  9  novembre  1829. 

Le  mauvais  temps  ayant  empêché  V Astrolabe  de  mettre 
à  la  voile  pour  aller  déposer  M.  Malivet  sur  la  côte  de  Sy- 
rie, mon  départ  ne  pourra  avoir  lieu  que  vers  le  20  de  ce 
mois.  Ainsi  donc,  patience  ! 

Je  serais  bien  aise  de  trouver,  à  mon  arrivée  à  Toulon,  des 
lettres  de  qui  de  droit  pour  le  directeur  de  la  Douane,  afin 
de  n'avoir  pas  à  chamailler  avec  ces  messieurs  :  1°  pour  les 
caisses  d'objets  antiques  que  je  destine  au  Musée  Royal; 
2"  pour  les  divers  objets  de  curiosité  tels  que  manteaux  de 
laine,  chaussures  pour  homme  et  pour  femme,  voiles  de 
mousseline  brodés,  armes  et  autres  objets  de  costume  orien- 
tal, que  j'emporte  moi-même,  ainsi  que  mes  jeunes  gens  qui 
destinent  ces  objets  à  habiller  les  mannequins  de  leurs  ate- 
liers, lorsqu'ils  auront  à  peindre  quelques  sujets  asiatiques 
ou  africains.  Je  te  prie  donc  d'obtenir,  à  cet  effet  et  dans  cet 
intérêt  purement  artistique,  le  passage  de  ces  produits  des 
manufactures  du  pays.  Il  serait  bien  qu'à  mon  arrivée  à 
Toulon,  vers  le  milieu  de  décembre,  je  trouvasse  des  in- 

1.  h'oiis  comprend  ici  le  consul  de  France,  M.  Mimaut. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  417 

structions  précises  à  cet  égard,  et  des  pièces  officielles  qui  le- 
vassent toutes  les  difficultés. 

Le  sarcophage  a  été  embarqué  hier  fort  heureusement  sur 
V Astrolabe,  grâce  aux  soins  du  commandant,  notre  aimable 
compatriote  quercinois,  M.  de  Verninac.  C'est  une  grande 
affaire  faite.  Ma  santé  se  soutient  toujours;  mes  jeunes  gens 
font  leur  panorama  du  Caire,  —  et  le  Théâtre-Français,  dont 
ils  avaient  peint  les  décorations,  a  débuté  pour  la  fête  du 
Roi,  au  grand  contentement  des  spectateurs  français.  — 
Adieu  donc,  je  t'embrasse,  ainsi  que  tous  les  nôtres.  Adieu, 
tout  à  toi  de  cœur, 

J.-F.  Ch. 


Alexandrie,  28  novembre  1829. 

Enfin,  mon  cher  ami,  le  grand  Amon  veut  bien  me  per- 
mettre de  dire  adieu  à  sa  terre  sacrée.  Je  quitterai  l'Egypte, 
comblé  des  faveurs  de  ses  anciens  et  de  ses  modernes  habi- 
tants, le  2  ou  3  décembre.  L'Astrolabe  est  de  retour  de 
Syrie  et  prête  à  me  recevoir,  ainsi  que  mon  fidèle  aide  de 
camp  Salvador.  MM.  L'hôte,  Lehoux  et  Bertin,  ayant  com- 
mencé un  grand  travail,  le  panorama  du  Caire,  veulent  à 
toute  force  le  terminer,  et  ils  ont  cent  fois  raison,  car  ce 
sera  une  magnifique  chose'.  Ils  restent  donc  encore  un  mois 
en  Egypte,  et  j'arriverai  à  Toulon  et  en  France  avant  eux. 
Du  reste,  nos  santés  sont  au  mieux,  et  je  me  sens  la  force  suf- 
fisante pour  braver  les  bourrasques  et  coups  de  vent  qui  ne 
manqueront  pas  de  nous  accueillir  en  haute  mer  pendant  le 
bicnlieurcux  mois  de  notre  navigation.  Cela  nous  purgera, 
voilà  tout;  d'ailleurs,  pour  revoir  la  France,  on  supporterait 
pis  (|uc  la  mauvaise  humeur  des  Ilots. 

1.  Ce  travail  leur  fut  très  bien  payé;  malgré  cela,  CliampoUion  leur 
donna  70()  francs  en  supplément  pour  le  voyau;e  de  Toulon  à  Paris,  lea 
fiais  de  quarantaine  y  compris.  Le  consul  /s'éiiéral  lui  promit  d'em- 
barquer tjnituUcmcnt  les  jeunes  artistes,  le  moment  venu. 

Bllll..  ÉCiYPT.,  T.  XXXI.  27 


418  LETTRES    ET   JOURNAUX 

Cette  lettre  part  demain  matin  par  le  brick  l'Éclipsé;  je 
la  remets  à  M.  Ouder,  aide  de  camp  du  général  Guillemi- 
not.  C'est  un  jeune  homme  fort  aimable,  avec  lequel  j'ai  lié 
amitié.  Tu  seras  charmé  de  le  connaître,  si  les  trains  diplo- 
matiques lui  permettent  de  la  porter  lui-même  à  Paris.  Tu 
le  recevras  donc  comme  ami.  Son  arrivée  en  France  précé- 
dera la  mienne  d'une  dizaine  de  jours,  parce  que  son  petit 
bâtiment  marche  beaucoup  mieux  que  noivQ  Astrolabe,  cor- 
vette à  l'épreuve  de  la  bombe  et  des  fureurs  de  l'Océan, 
qu'elle  a  bravées  plusieurs  fois  dans  ses  voyages  autour  du 
monde'.  Je  serai  probablement  (car  avec  Neptune  il  n'y  a 
que  des  probabilités)  sur  côte  de  France  du  20  au  25  dé- 
cembre, et  ne  serai  libre  de  mes  deux  pieds  sur  pays  chré- 
tien que  vers  le  milieu  de  janvier. 

Ma  quarantaine  de  vingt  à  vingt-trois  jours  se  fera  à 
Toulon,  si  je  ne  la  fais  à  Malte  pour  gagner  quelques  jours. 
Mais  cela  dépend  des  vents  que  nous  aurons 

J'arriverai  avec  le  sarcophage  et  dix-huit  à  vingt  caisses. 
L'important  est  qu'à  la  quarantaine  et  à  la  douane  on  ne 
me  force  pas  de  déballer  deux  fois  tous  les  objets,  pour  leur 
faire  prendre  l'air  et  en  chasser  la  peste,  qui  n'existe  plus  en 
Egypte  depuis  cinq  ans.  Fais-moi  le  plaisir  d'obtenir  des 
ministres  compétents,  celui  de  l'Intérieur  pour  la  quaran- 
taine et  celui  des  Finances  pour  la  douane,  toutes  les  dou- 
ceurs imaginables,  va  surtout  qu'il  s'agit  ici  d'objets  ap- 
partenant au  gouvernement 

Adieu  donc La  fin  de  mon  drame  sera,  je  l'espère, 

aussi  heureuse  que  les  quatre  premiers  actes.  Adieu,  à  toi 

de  cœur  et  d'âme Vive  la  France  ! 

J.-F.  Ch. 

1.  L'amiral  Dumont-Dui-ville  s'était  servi  de  V Astrolabe  pour  ses 
expéditions  scientifiques;  sous  le  nom  de  Coquille,  elle  avait  pris  part 
à  la  découverte  des  restes  de  l'expédition  de  Lapérouse. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  419 

Il  est  regrettable  que  Champollion  n'ait  pu  réaliser  son  projet 
d'écrire  une  relation  détaillée  de  tout  ce  qui  lui  était  arrivé  pen- 
dant son  second  séjour  au  Caire  et  à  Alexandrie.  Elle  devait  être 
imprimée,  —  non  pour  être  publiée  dans  les  journaux,  mais  pour 
être  distribuée  comme  un  souvenir  à  sa  famille  et  à  ses  nombreux 
amis.  On  comprend  qu'ayant  cette  idée  en  tête,  il  ait  abrégé  les 
lettres  qu'il  adressait  à  son  frère  ;  mais,  à  son  retour  à  Paris,  il  en 
parla  d'autant  plus  longuement.  Aussi  devons-nous  une  bonne 
partie  des  renseignements  qui  suivent  à  la  complaisance  avec  la- 
quelle le  dernier  des  Champollion',  auditeur  fort  zélé  de  son 
oncle,  a  bien  voulu  favoriser  nos  recherches. 

Le  séjour  de  Champollion  au  Caire  et  à  Alexandrie  fut  plus 
troublé  et  plus  fatigant,  mais  aussi  plus  satisfaisant  que  son  frère 
n'avait  pu  se  le  figurer.  —  Sa  première  rencontre  avec  Ibrahim- 
Pacha,  en  présence  de  tous  les  membres  de  l'expédition,  avait  été 
intéressante.  Mais,  le  lendemain,  un  autre  entretien  avec  le  prince, 
en  présence  de  Linant-Bey  seul,  fut  bien  autrement  important  : 
non  seulement  Ibrahim-Pacha  accepta  de  bonne  grâce  la  proposi- 
tion d'une  expédition  égyptienne  destinée  à  rechercher  les  sources 
du  Nil,  mais  il  décida  que  Linant-Bey  en  serait  le  chef  scientifique . 

Une  autre  question,  encore  plus  pressante  pour  le  moment,  fut 
sérieusement  discutée  ;  —  il  s'agissait  de  la  conservation  du  magni- 
fique hôpital  et  de  l'École  de  Médecine  modèle  d'Abou-Zabel,  près 
le  Caire,  établis  sur  les  indications  de  Clot-Bey,  de  Grenoble. 
Celui-ci,  jadis  condisciple  de  Champollion,  résidait  depuis  1825 
en  Egypte,  où  il  avait  organisé  un  service  sanitaire  et  un  conseil 
d'hygiène  publique.  Champollion  avait  appris,  avant  son  arrivée 
au  Caire,  que  le  vice-roi,  jusque  là  très  fier  de  cet  établissement, 
en  voulait  tout  d'un  coup  faire  une  fabrique  de  soie  également 
modèle!  Toute  la  ville  du  Caire  était  en  révolution,  et  Champollion 
s'était  rendu  aussi  vite  que  possible  auprès  de  Clot-Bey,  le  chi- 
rurgien en  chef  de  l'armée  éf/j/ptienne,  afin  de  savoir  s'il  lui  serait 
possible  de  traiter  cette  lamentable  affaire  en  parlant  au  prince. 
«L'Égyptien»  reçut  d'Ibrahim-Pacha  la  promesse  que  l'hôpital 
serait  sauvé. 

1.  Aimé-Louis  Champollion-l''igo;ic,  né  en  (lêcernbre  1812,  mort  le 
20  mars  1894. 


420  LETTRES    ET   JOURNAUX 

Tranquillisé  par  la  solution  de  ces  deux  graves  questions  et 
ayant  examiné  toutes  les  antiquités  de  la  ville,  où  il  ne  trouva 
guère  à  glaner,  il  quitta  le  Caire,  ce  qui  voulait  dire  pour  lui 
VÊgypte.  Arrivé  à  Alexandrie,  où,  disait-on,  le  bateau  devait  ar- 
river sous  peu,  Champollion  revit  enfin  Pariset  et  deux  de  ses  col- 
lègues, les  docteurs  Laguisquie  et  Guilhou,  qui,  comme  lui-même, 
étaient  les  hôtes  de  Mimaut.  Les  premiers  jours,  on  passa  en  revue 
les  antiquités  égyptiennes  recueillies  pour  les  chefs  de  l'expédition 
et  qui  offraient  bien  plus  d'intérêt  que  celles  que  l'on  avait  pu  leur 
montrer  au  Caire.  Une  douloureuse  surprise  attendait  Champollion 
chez  un  des  antiquaires  :  Duchesne,  —  partant  tout  d'un  coup 
pour  la  Grèce,  au  lieu  de  retourner  directement  à  Paris  avec  les 
objets  qui  lui  avaient  été  confiés,  —  avait  déposé  chez  celui-ci  le 
sarcophage  dont  il  a  été  question  plus  haut,  ainsi  que  les  autres 
monuments,  et  les  plus  importants  manquaient  déjà.  Mimaut, 
chez  lequel  Duchesne  n'était  point  allé,  lui  en  voulait  bien  plus 
encore  que  «  l'Égyptien  »  lui-même. 

Il  va  sans  dire  que  tous  les  membres  de  Y  expédition  se  pré- 
sentèrent aussitôt  que  possible  chez  le  vice-roi,  qui  les  reçut  avec 
la  bienveillance  qu'il  témoignait  d'ordinaire  aux  Européens.  Un 
jour  après  cette  visite  officielle,  Ibrahim-Pacha,  arrivant  du  Caire, 
se  présenta  au  consulat  général,  et  pria  Pariset  et  Champollion 
de  se  rendre  avec  lui  chez  Mohammed-Aly,  qui  désirait  leur  parler. 
Il  était  bien  plus  excité  que  d'habitude,  ce  qui  engagea  Pariset  à 
prendre  avec  lui  certains  médicaments,  et  cette  précaution  ne  fut 
point  inutile  :  pendant  le  dîner,  le  prince,  qui  était  de  nature  plé- 
thorique, tomba  soudainement  par  terre,  frappé  d'une  attaque 
d'apoplexie.  Pariset  lui  vint  très  efficacement  en  aide  et,  comme 
par  miracle,  la  mort  fut  évitée  :  Pariset,  pour  achever  la  cure,  dut 
retarder  son  départ  d'une  semaine,  ce  qui  remplit  d'aise  Cham- 
pollion et  Mimaut. 

Le  vice-roi  versa  des  larmes  d'émotion,  et,  dès  cette  heure  so- 
lennelle et  inoubliable,  il  combla  de  bontés  ses  deux  convives, 
«  car,  répétait-il  sans  cesse,  l'un  m'a  ressuscité  mon  fils,  et  l'autre 
a  ressuscité  l'antique  gloire  de  mon.  pays!  »  Dès  lors,  ils  purent 
parler  librement  devant  le  père  et  le  fils,  et  ils  en  profitèrent.  Leur 
âme  sensible  avait  trop  souvent  souffert  à  l'aspect  de  la  misère 
inouïe  du  bas  peuple,  pour  ne  pas  essayer  d'y  remédier.  Ils  se 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  421 

rencontrèrent  plusieurs  fois  pendant  des  heures,  sans  d'autres 
témoins,  chez  les  deux  maîtres  de  l'infortuné  pays  qui  aurait  pu 
être  si  heureux'!  Champollion  plaidait  en  premier  lieu  la  cause 
des  monuments  antiques  sans  cesse  menacés  d'une  destruction 
finale,  et  Pariset  celle  de  l'Egypte  moderne  et  des  améliorations 
sanitaires  qu'il  fallait  y  introduire;  mais  tous  les  deux  se  réunis- 
saient pour  réclamer  les  mesures  qui  devaient  rendre  possible  un 
relèvement  éclatant  de  ïctat  social  du  peuple  moderne.  —  Le  ca- 
ractère des  deux  hommes  se  montrait  à  nu  dans  ces  entretiens  : 
Champollion,  voyant  trop  souvent  une  arrière-pensée  sous  le 
«  sourire  enchanteur  »  du  vice-roi  %  s'efforçait  constamment  de 
garder  une  sage  réserve,  tandis  que  Pariset  s'abandonnait  sans 
crainte  à  toute  la  fougueuse  hardiesse  de  sa  noble  nature.  «  O  Roi, 
rends  à  l'Arabe  son  âme!  Arrache-le  de  l'enfance  où  le  retient 
l'esclavage  !  Relèoe-le  à  la  dignité  de  Vhomme!  »  Il  brodait  mille 
variantes  sur  ce  thème  dans  ses  conversations  avec  Mohammed- 
Aly.  Pourtant,  afin  de  rendre  justice  au  prince,  Champollion  lui 
parlait  volontiers  des  progrès  que  faisaient  les  quarante  élèves 
de  la  ((  Colonie  égyptienne  temporaire  »  envoyée  à  Paris,  et  placée 
sous  la  direction  de  Jomard  et  du  professeur  copte  J.-E.  Agoub'. 
Il  les  connaissait  tous,  même  les  six  fils  de  princes  nègres  que 
Drovetti  y  avait  casés  en  plus,  et  il  les  avait  revus  avant  son  dé- 
part de  Paris,  afin  de  pouvoir  en  donner  des  nouvelles  exactes  au 
Monopoliseur  d' Egypte.  En  été  1828,  les  orientalistes  parisiens 
avaient  admiré  les  traductions  en  arabe  de  plusieurs  grands  ou- 
vrages scientifiques,  faites  par  cinq  de  ces  jeunes  étudiants,  «  mes 
futurs  directeurs  (doyens)  de  faculté  »,  disait  fièrement  le  vice-roi, 
à  qui  le  jeune  scheikh  Deschtuty  venait  d'envoyer  un  livre  de 
médecine,  tandis  que  son  condisciple,  le  jeune  scheikh  Réhafa 

1.  Voir  la  Notice  do  Nestor  L'hùfe,  p.  12(3  du  présent  volume. 

2.  Lenormant  dit  de  lui  :  «  Au  milieu  môme  du  sourire  gracieu.\..., 
on  le  voyait  de  temps  en  temps  lancer  quelques  œillados  léonines,  qui 
sentaient  d'une  lieue  le  destructeur  des  Mamlouks.  » 

8.  Né  au  Caire  en  171)5  et  amené  par  son  i)éro  à  Marseille,  en  1801, 
il  était  depuis  1X20  à  Paris,  où  sa  réputation  littéraire  devint  assez 
grande.  C'était  un  ami  passionné  de  Champollion;  celui-ci  devait  le 
prier  souvent  de  modérer  son  langage  pour  ne  pas  blesser  Jomard,  qui 
était  son  chef. 


422  LETTRES    ET   JOURNAUX 

(Rifâa)  lui  avait  adressé  des  poésies,  entre  autres,  la  Lyre  brisée, 
dont  le  texte  original  était  dû  à  Agoub,  et  des  travaux  astrono- 
miques. 

Mohammed-Aly  parlait  souvent  de  l'architecte  P.-C.  Xavier, 
qu'il  avait  comblé  de  faveurs  et  dont  le  départ  assez  brusque,  en 
1827,  l'avait  offensé  :  il  voulait  enfin  savoir  le  motif  de  cette  fuite. 
Pariset,  ne  se  rappelant  que  trop  bien,  comme  Champollion  lui- 
même,  avec  quelle  horreur  insurmontable  Xavier  leur  avait  parlé 
de  la  misère  indescriptible  des  fellahs,  eut  alors  le  courage  de 
mettre  les  points  sur  les  i.  Il  dit  au  vice-roi  que,  pendant  la  con- 
struction du  canal  Mahmoudiéh',  Xavier  avait  voulu  partir  d'un 
moment  à  l'autre,  et  que  l'espoir  seul  de  pouvoir  venir  en  aide,  un 
jour,  à  ses  malheureuses  victimes,  l'avait  retenu  en  Egypte;  il  était 
parti  quand  il  avait  perdu  cet  espoir.  Le  père  et  le  fils  se  turent. 
A  ce  moment  même,  Champollion  leur  montra  une  grande  carte% 
représentant  fort  exactement  le  Delta  et  le  cours  du  Nil  sur  ce  ter- 
ritoire. Ahmed  Er-Raschidy,  le  second  réis  de  VIsls,  la  lui  avait 
donnée  en  cadeau  le  17  septembre  1828,  après  l'avoir  dressée,  sans 
avoir  reçu  ni  demandé  le  moindre  secours,  sous  les  yeux  mêmes 
de  «  l'Égyptien  ».  Celui-ci,  regardant  fixement  Mohammed-Aly, 
osa  lui  déclarer  alors  que  l'habile  exécution  de  ce  travail  par  le 
fils  d'un  fellah,  élevé  dans  la  misère  et  sans  aucune  instruction, 
montrait  tout  ce  dont  cette  race  serait  capable  si  l'on  voulait  s'oc- 
cuper d'elle  et  l'aider  à  se  relever. 

Mohammed  sourit  et,  changeant  la  conversation,  dit  d'un  ton 
fort  dégagé  :  «  Ramsès  était-il  donc  véritablement  le  plus  grand 
»  des  Pharaons?  »  Ibrahim-Pacha  dut  calmer  Champollion,  qui 
était  sur  le  point  de  laisser  éclater  sa  colère. 

Mohammed-Aly  aimait  à  parler  et  à  entendre  parler  de  Bona- 
parte en  Egypte.  Champollion  lui  affirmait,  d'après  le  témoignage 
de  Fourier,  que,  tous  les  matins,  de  très  bonne  heure,  Bonaparte 
recevait  la  visite  des  Ulémas  d'El-Azhàr,  à  qui  il  avait  promis  de 
se  convertir  à   l'islamisme   et  de  bâtir  une   mosquée  pour  son 

1.  De  250.000  fellahs  taillables  et  corvéables  à  merci,  travaillant 
trop  souvent  sans  avoir  même  du  pain  et  presque  nus,  plus  de  21.000 
moururent,  et  en  grande  partie  sur  le  lieu  même  des  travaux. 

2.  Cette  carte  existe  encore. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  423 

armée.  Les  plans  étaient  déjà  faits  quand  le  départ  soudain  du 
grand  homme  mit  fin  à  cette  comédie.  —  Par  contre,  le  Pacha  lui 
fit  connaître  un  jour  la  mystérieuse  affaire  de  ïévêque  de  Memphis, 
prêtre  copte  envoyé  de  la  Propagande  pour  le  convertir,  lui,  — 
Mohammed- Ait/ !  Informé  de  l'arrivée  du  bateau,  à  bord  duquel 
son  convertisseur  se  promenait  en  grande  tenue  sacerdotale,  il  lui 
fit  dire  .•  «  Mon  bourreau  vous  attend  !  »  Le  malheureux  se  le  tint 
pour  dit.  Il  repartit  pour  Naples  au  plus  vite,  et,  rentré  à  Rome, 
il  fut  enfermé  au  Ohâteau  Saint-Ange,  d'où  il  ne  sortit  plus. 
Comme  le  Pacha  terminait  cette  histoire,  le  fin  sourire  qui  éclai- 
rait presque  constamment  son  visage  s'éteignit  et  sa  main  serrée 
s'appuya,  bien  trop  fort,  paraît-il,  sur  la  tète  du  majestueux  lion 
apprivoisé  qui  se  tenait  à  côté  de  lui.  A  ce  moment-là,  épouvanté 
par  un  mouvement  brusque  de  ce  lion  vers  les  hôtes,  Ibrahim- 
Pacha  se  leva  pour  le  remettre  à  l'ordre  :  —  «  un  seul  geste  du 
vice-roi  d'Egypte  tranquillisa  le  roi  du  désert  ».  Riant  cordiale- 
ment, Mohammed-Aly  se  tourna  alors  vers  Champollion  et  lui 
dit  d'un  ton  chevaleresque  autant  qu'énergique  :  «  De  toutes  les 
doctrines  de  l'Europe  je  ne  réclame  pour  moi  et  mon  peuple  que 
la  doctrine  du  déchiffreur  des  hiéroglyphes!  »  Et  il  pria  celui-ci  de 
lui  écrire  un  abrégé  de  l'histoire  de  l'ancienne  Egypte,  ce  qui  fut 
promis  de  grand  cœur.  Le  lendemain  même,  paraît-il,  Pariset 
repartit  pour  le  Caire,  son  quartier  général  pendant  ses  pénibles 
«  recherches  sur  l'état  pestilentiel  de  l'Egypte  »,  car  la  redoutable 
inondation  de  1829  lui  annonçait  le  retour  des  désastreuses  épi- 
démies de  1791,  1800  et  1824. 

Ce  fut  le  7  octobre  que  Rosellini  partit  avec  ses  trois  compa- 
triotes', après  avoir  reçu,  la  veille,  «  un  superbe  sabre  de  Perse, 
richement  monté  en  or  »,  évalué  à  4.000  francs.  Le  4  novembre, 
fête  du  roi  de  France,  Champollion  fut  réveillé  de  très  grand 
matin,  car  un  messager  à  cheval  était  arrivé  pour  lui  remettre  au 
nom  du  vice-roi  un  sabre  dhonneur  pareil  et  lui  annoncer  la 
visite  fort  matinale  d'Ibrahim-Pacha.  Celui-ci  lui  présenta  un  don 
plus  précieux  encore  :  la  nouvelle  oriicielle,  cette  fois-ci  absolu- 
ment sûre,  ([uc  riiô|)i(;ii  du  Caire  resterait  un  ho|)ital  !  Le  vice-roi, 

1.  On  se  rappellera  que  Salvatore  ClK-rubiiii.  naturalisé  fran<:ais, 
faisait  partie  de  l'expédition  française. 


424  LETTRES   ET   JOURNAUX 

en  effet,  travaillé  opiniâtrement  par  un  grand  fabricant  européen, 
avait  encore  changé  d'idée,  et  il  avait  repris,  vers  le  29  octobre, 
son  plan  destructeur,  a  Maïaraoun  »  avait  appelé  au  secours  son 
ami  «  Imouth^  »;  celui-ci  n'avait  pu  revenir,  mais  il  avait  envoyé, 
par  une  estafette,  une  protestation  énergique  au  prince,  son  allié 
sous  ce  rapport.  Il  lui  avait  fait  savoir  qu'il  défendrait  en  personne 
l'entrée  de  l'hôpital  contre  tous  les  fabricants  du  monde  et  qu'il 
faudrait  le  mettre  en  morceaux  avant  de  s'en  emparer.  Ibrahim- 
Pacha,  plus  intelligent  en  cela  que  son  père,  réussit  à  sauver  l'in- 
stitution menacée. 

Ce  fut  le  29  novembre  que  Champollion  donna  au  vice-roi  la 
Notice  sommaire  sur  l'Histoire  d'Egypte  qu'on  lira  plus  loin^ 
((  Les  premières  tribus  qui  peuplèrent...  la  vallée  du  Nil  entre 
la  cataracte  d'Osouan  et  la  mer,  y  dit-il,  venaient  de  l'Abyssinie 
ou  du  Sennâar.  »  On  comprendra,  en  lisant  ces  lignes,  pourquoi 
Champollion  désirait  tant  voir  partir  une  expédition  scientifique 
pour  le  pays  dont  ses  chers  Égyptiens  lui  paraissaient  avoir  été 
les  aborigènes.  Sachant  que  cet  écrit  ne  serait  point  publié, 
((  l'Égyptien  ))  met  ici  les  pyramides  dans  les  premières  dynasties, 
ce  qu'il  n'avait  pu  faire  encore  en  Europe,  où  les  quinze  premières 
dynasties  furent  rejetées  par  les  archéologues  du  clergé  à  cause  de 
la  chronologie  adoptée  jusque-là  dans  le  catholicisme.  Il  place 
également  deux  des  Amenerahèt  de  la  XII^  dynastie  avant  l'inva- 
sion des  Hyksos,  ce  qui  pouvait  le  compromettre  gravement  aux 
yeux  du  clergé  de  cette  époque.  Quelques  mois  plus  tard,  par 
l'effet  de  la  Révolution  de  1830,  les  historiens  furent  affranchis  à 
tout  jamais  de  la  nécessité  de  prendre  des  précautions  de  ce  genre. 

Le  même  jour,  Champollion  remit  au  vice-roi  la  Note  pour  la 
conservation  des  monuments  de  l'Egypte,  qu'on  trouvera  plus 
loin\  Il  les  recommandait  à  sa  protection  avec  une  franchise  qui 
laissait  sentir  les  reproches  qu'il  avait  à  lui  faire. 

Avant  de  prendre  congé  de  Mohammed-Aly  et  de  son  fils, 
«  l'Égyptien  »  acheva  de  régler  avec  eux  une  affaire  qui  le  ren- 
dit fort  heureux,  le  transport  des  deux  obélisques  de  Louqsor, 

1.  Voir  la  lettre  du  2'J  octobre,  p.  415  du  présent  volume. 

2.  Voir  p.  427-443  du  présent  volume. 

3.  Voir  p.  443-448  du  présent  volume. 


DE    CHAMPOLLION   LE   JEUNE  425 

dont  ils  avaient  fait  cadeau  à  la  France.  C'était  un  M.  Besson,  le 
directeur  de  l'arsenal  de  Toulon,  qui  devait  construire  un  radeau 
gigantesque  afin  de  transporter  les  obélisques,  l'un  après  l'autre, 
de  Loaqsor  au  Louvre!  Ajoutons  bien  vite  que  Champollion  lui- 
même  avait  indiqué  tous  les  détails  de  ce  radeau  sans  pareil  dans 
les  temps  modernes.  Le  Pacha  et  son  fils,  tout  en  admirant  l'uni- 
versalité du  savoir  de  «  l'Égyptien  »,  approuvèrent  son  arrange- 
ment. 

Quanta  l'expédition  du  Sennâar,  tout  avait  été  réglé,  et  Ibrahim- 
Pacha,  fort  intéressé  aux  admirables  travaux  hydrauliques  de 
Linant-Bey,  manda  celui-ci  afin  d'examiner  avec  lui,  en  détail  et 
on  présence  du  vice-roi,  les  difficultés  autant  que  les  avantages  de 
l'entreprise  en  question.  Tout  était  donc  réglé  au  moment  du  dé- 
part de  ((  l'Égyptien  »,  et  de  grandes  perspectives  s'ouvraient  de- 
vant ses  yeux.  Il  nous  est  pénible  de  devoir  ajouter  que,  bientôt 
après,  des  événements  de  tout  genre  détournèrent  le  père  et  le 
fils  de  cette  entreprise. 

L'espoir  qu'ils  ne  resteraient  pas  indifférents  à  ses  exhortations 
et  à  celles  de  Pariset  consola  un  peu  Champollion  d'avoir  dû 
perdre  soixante-quinze  jours  à  Alexandrie;  cette  attente  du  départ, 
se  prolongeant  d'un  jour  à  l'autre,  était  d'autant  plus  triste  pour 
lui  qu'il  se  trouvait  relativement  près  de  Metnpliis,  qui  avait  tant 
encore  à  lui  dire  et  que,  pourtant,  il  n'avait  plus  aperçue  qu'à  dis- 
tance, en  passant,  au  clair  de  lune,  dans  la  nuit  du  15  septem- 
bre 1829.  —  Quant  à  Tanls  (le  Zoan  de  la  Bible),  dans  le  Delta, 
dont  il  s'était  fort  occupé  dès  1810,  il  avait  dû  également  renoncer 
à  s'y  rendre'  ;  mais  Mimaut  lui  promit  d'y  aller  au  printemps  et 
d'y  entreprendre  des  fouilles.  Le  consul  général,  arrivé  en  Egypte 
le  23  juin  18"i9,  s'était  proposé  tout  d'abord  de  ne  pas  imiter  ses 
collègues,  qui  se  faisaient  ((  archéologues-fouilleurs  »  aux  bords 
du  Nil.  Mais,  un  jour,  Champollion  lui-même  lavait  prié  «d'es- 
sayer le  métier  »  au  voisinage  de  la  Colonne  de  Powpcc.  Plu- 

1.  L'cxpciditioii  nv;iit  voulu  oxplni'or  le  l'';i\<nun  l'ii  desiviidant  le 
Nil,  mais  l'inniKlalioii  d  la  craint"'  conliiiU'-lle  d<î  laiiï'  attoiuli'O  le 
l)ati'aii  du  Roi  l'en  avaient  empOcliée.  Ce  ne  lut  qu'en  1831  que  Cliaui- 
pollioii.  aj)fès  a\oir  mis  la  XIl"  dynastie  à  sa  véritable  place,  reconnut 
la  j.,'ra\  i(é  de  la  lacune  ([uc  la  malcciiance  avait  creusée  dans  ses  maté- 
riaux. 


426  LETTRES    ET   JOURNAUX 

sieurs  belles  trouvailles,  entre  autres  une  statue  «  de  Baccbus  ou 
d'Hercule»  (sans  tête)  en  furent  le  résultat  immédiat  et  réjouirent 
autant  le  prince  Ibrahim,  qui  était  présent,  que  Champollion  et 
son  ami.  Dès  cette  heure-là,  Mimaut  fut  comme  les  autres  et 
devint  fouilleur  passionné  :  ce  lui  fut  une  raison  de  plus  pour 
regretter  le  départ  de  «  l'Égyptien  »,  qui  eut  lieu  le  6  décembre 
suivant.  —  H.  H. 


Extrait  d'une  Notice  de  Nestor  L'hôte 
sur  la  condition  du  fellah  égyptien. 

Les  pauvres  fellahs,  presque  nus,  nous  prenant  pour  des  percep- 
teurs d'avanies,  fuyaient  à  notre  aspect  comme  un  troupeau  de 
gazelles,  et  se  familiarisaient  jusqu'à  l'importunité  dès  qu'ils  nous 
reconnaissaient  gens  pacifiques  et  surtout  Français,  car  le  souvenir 
de  la  mémorable  expédition  de  Bonaparte  n'est  pas  encore  entière- 
ment effacé  chez  les  pauvres  Arabes  qui,  dans  ce  temps-là,  ce  sont 
leurs  propres  paroles,  avaient  chacun  leur  âne  et  leur  vache,  et  ne 
payaient  pas  deux  fois  l'impôt.  Aujourd'hui  on  les  dépouille,  ils 
sont  sans  pain,  et  on  enlève  ce  qu'ils  ont  de  plus  cher,  —  leurs 
enfants,  —  pour  en  faire  des  soldats,  si  bien  qu'il  est  difficile  de 
rencontrer  dans  un  village  de  trois  cents  habitants  deux  ou  trois 
garçons  de  quinze  à  vingt  ans.  Nous  avons  vu  de  ces  enlèvements 
d'hommes,  et  le  cœur  le  moins  sensible  aurait  gémi  du  spectacle 
qu'offrait  cette  espèce  de  traque. 

Au  moment  où  le  contingent  doit  être  appelé,  sans  conscription 
régulière,  sans  avertissement,  sans  autre  formule  que  le  jeu  du 
bâton,  les  limiers  du  despote  sont  lancés  et  se  dispersent  dans  les 
campagnes,  poursuivant  tout  ce  qui  leur  paraît  susceptible  de  porter 
les  armes,  et  cherchant  leur  gibier  jusque  dans  les  coins  les  plus 
obscurs.  Ils  chassent  ensuite  devant  eux  à  coups  de  bâtons,  et  sou- 
vent garrottées  comme  des  malfaiteurs,  ces  malheureuses  victimes 
que  les  vieillards,  les  femmes  et  les  enfants  suivent  éplorés  comme 
un  convoi  funèbre.  On  les  conduit  à  la  résidence  souvent  très  éloi- 
gnée du  Bey,  ou  gouverneur;  celui-ci,  après  avoir  choisi  le  nombre 


DE    CHAMPOLLION   LE   JEUNE  427 

et  la  qualité  d'hommes  qu'il  juge  convenables,  —  et  il  prend  jus- 
qu'aux adultes,  —  renvoie  le  reste,  qui  bénit  encore,  en  retournant 
dans  ses  foyers,  le  pouvoir  qui,  pour  lui  rendre  un  peu  de  liberté, 
s'est  contenté  de  le  rouer  de  coups  et  de  le  laisser  mourir  de  faim, 
sans  exiger  de  rançon 

En  considérant  tous  les  vices  du  gouvernement  turc,  on  ne  doit 
point  s'étonner  de  la  profonde  misère  qui  règne  dans  tous  ces 
villages.  L'Egypte,  qui  porte  les  germes  de  toutes  les  prospérités, 
serait  bien  plus  cultivée,  plus  fertile,  plus  peuplée  d'habitants  aisés, 
et  produirait  bien  davantage  même  au  fisc,  si  les  impositions,  aussi 
arbitraires  qu'elles  sont  onéreuses,  ne  mettaient  le  peuple  hors 
d'état  de  les  payer,  et  si  des  sangsues  impitoyables,  paralysant  toute 
émulation,  ne  les  plongeaient  dans  une  misère  inconnue  en  Europe, 
et  ne  forçaient  à  en  prendre  les  apparences  ceux  qui  ont  pu  faire 
quelques  épargnes. 

L'Egypte  a  bien  acheté  un  sort  meilleur,  et  il  serait  de  son  in- 
térêt qu'une  autre  domination  que  celle  des  Turcs  vînt  mettre  un 
terme  à  cette  misère. 


Notice  sommaire  sur  l'Histoire  d'Egypte,  rédigée 

À  Alexandrie  pour  le  Vice-Roi, 

ET  remise  à  Son  Altesse  le  29  novembre  1829. 

Les  premières  tribus  qui  peuplèrent  I'Égypte,  c'est-à- 
dire  la  vallée  du  Nil,  entre  la  cataracte  d'Osouan  et  la  mer, 
venaient  de  VAbyssinie  on  du  Sennâar.  Mais  il  est  impos- 
sible de  fixer  l'époque  de  cette  première  migration,  exces- 
sivement antique. 

Les  anciens  Egyptiens  appartenaient  à  une  race  d'hommes 
tout  il  fait  sembhible  aux  Kennoas  ou  Barabras^  habitants 
actuels  de  la  Nubie.  On  ne  retrouve  dans  les  Coptes  d'Egypte 
aucun  des  traits  caractéristiques  de  l'ancienne  ix)pulation 
égyptienne.  Les  Coptes  sont  le  résultat  du  mélange  confus 
d(^  toutes  les  nations  qui.  su(;('(\'^siv(Mn(Mit,  oui   dftniin»''  sur 


428  LETTRES    ET   JOURNAUX 

l'Egypte.  On  a  tort  de  vouloir  retrouver  chez  eux  les  traits 
principaux  de  la  vieille  race. 

Les  premiers  Égyptiens  arrivèrent  en  Egypte  dans  l'état 
de  nomades  et  n'avaient  point  de  demeures  plus  fixes  que 
les  Bédouins  d'aujourd'hui  :  ils  n'avaient,  alors,  ni  sciences, 
ni  arts,  ni  formes  stables  de  civilisation. 

C'est  par  le  travail  des  siècles  et  des  circonstances  que 
les  Égyptiens,  d'abord  errants,  s'occupèrent  enfin  d'agri- 
culture, et  s'établirent  d'une  manière  fixe  et  permanente  : 
alors  naquirent  les  premières  villes,  qui  ne  furent,  dans  le 
principe,  que  de  petits  villages,  lesquels,  par  le  dévelop- 
pement successif  de  la  civilisation,  devinrent  des  cités 
grandes  et  puissantes.  Les  plus  anciennes  villes  de  l'Egypte 
furent  Thèbes  {Louqsor  et  Karnac),  Esné,  Edfou  et  les 
autres  villes  du  Saïd,  au-dessus  de  Dendéra;  l'Egypte 
moyenne  se  peupla  ensuite,  et  la  Basse  Egypte  n'eut  que 
plus  tard  des  habitants  et  des  villes.  Ce  n'est  qu'au  moyen 
de  grands  travaux  exécutés  par  les  hommes  que  la  Basse 
Egypte  est  devenue  habitable. 

Les  Égyptiens,  dans  les  commencements  de  leur  civilisa- 
tion, furent  gouvernés  par  les  prêtres.  Les  prêtres  admi- 
nistraient chaque  canton  de  l'Egypte  sous  la  direction  du 
GRAND-PRÊTRE,  lequel  donnait  ses  ordres,  disait-il,  au  nom 
de  Dieu  même.  Cette  forme  de  gouvernement  se  nomme 
théocratie  :  elle  ressemblait,  mais  bien  moins  parfaite,  à 
celle  qui  régissait  les  Arabes  sous  les  premiers  khalifes. 

Ce  premier  gouvernement  égyptien,  qui  devenait  faci- 
lement injuste,  oppresseur,  s'opposa  bien  longtemps  à 
l'avancement  de  la  civilisation.  Il  avait  divisé  la  nation  en 
trois  parties  distinctes  :  1°  les  prêtres,  2°  les  militaires, 
3°  le  peuple.  Le  peuple  seul  travaillait,  et  le  fruit  de 
toutes  ses  peines  était  dévoré  par  les  prêtres,  qui  tenaient 
les  militaires  à  leur  solde,  et  les  employaient  à  contenir  le 
reste  de  la  population. 

Mais  il  arriva  une  époque  où  les  soldats    se  lassèrent 


DE   CHAMPOLLION    LE   JEUNE  429 

d'obéir  aveuglément  aux  prêtres.  Une  révolution  éclata,  et 
ce  changement,  heureux  pour  l'Egypte,  fut  opéré  par  un 
chef  militaire,  nommé  Ménéi,  qui  devint  le  chef  de  la  na- 
tion, établit  le  gouvernement  royal  et  transmit  le  pouvoir 
à  ses  descendants  en  ligne  directe. 

Les  anciennes  histoires  d'Egypte  font  remonter  l'époque 
de  cette  révolution  à  six  mille  ans  environ  avant  l'isla- 
misme. 

Dès  ce  moment,  le  pays  fut  gouverné  par  des  rois,  et  le 
gouvernement  devint  plus  doux  et  plus  éclairé,  car  le  pou- 
voir royal  trouva  un  certain  contre-poids  dans  l'influence 
que  conservait  nécessairement  la  classe  des. prêtres,  réduite 
alors  à  son  véritable  rôle,  celui  d'instruire  et  d'enseigner  en 
même  temps  les  lois  de  la  morale  et  les  principes  des  arts. 
Thèbes  resta  la  capitale  de  l'État,  mais  le  roi  Ménéi  et  son 
fils  et  successeur  Athothi  jetèrent  les  fondements  de  Mem- 
PHis,  dont  ils  firent  une  ville  forte  et  leur  seconde  capitale. 
Elle  exista  à  peu  de  distance  du  Nil,  et  on  a  trouvé  ses 
ruines  dans  les  villages  de  Menf,  Mokhnan,  et  surtout  de 
Mit-RaJdnéh.  Les  anciens  historiens  arabes  nommèrent 
Mempids  Mas/'-el-Qadiméh,  pour  la  distinguer  de  Masi  - 
el-Atiqék  {Fosthat/t  ou  le  vieux  Caire)  et  de  Masr-el-Qa- 
liérali  (le  Caire),  la  capitale  actuelle. 

Une  très  longue  suite  de  rois  succéda  à  Ménéi  :  diverses 
familles  occupèrent  le  trône,  et  la  civilisation  se  développa 
de  siècle  en  siècle.  C'est  sous  la  IIP  Dynastie  que  furent 
bâties  les  pyramides  de  Dahschour  et  de  Sakkara,  les 
jjlus  anciens  monuments  dans  le  monde  connu.  Les  pyramides 
de  Gi:^éli  sont  les  tombeaux  des  trois  premiers  rois  de  la 
V"  Dynastie,  nommés  Soup/ii  /«'',  Sensaouphi  et  Mankliéri. 
Autour  d'elles  s'élèvent  de  petites  pyramides  et  des  tom- 
beaux, construits  en  grandes  pierres,  qui  ont  servi  de  sépul- 
ture aux  princes  de  la  famille  de  ces  anciens  rois.  Sous  ces 
dynasties  ou  familles  régnantes  qui  se  suc('<'dèrent  les  unes 
aux  autres,  les  sciences  et  les  arts  naipuivut  et  se  dévelop- 


430  LETTRES    ET   JOURNAUX 

pôrent  graduellement.  L'Egypte  était  déjà  puissante  et 
forte;  elle  exécuta  même  plusieurs  grandes  entreprises  mili- 
taires au  dehors,  notamment  sous  des  rois  nommés  Sé- 
sokhris,  Aménéiné  et  Aménêmôf,  mais  les  monuments  de 
ces  rois  n'existent  plus,  et  l'histoire  n'a  conservé  aucun 
détail  sur  leurs  grandes  actions,  parce  qu'après  le  règne  de 
ces  princes,  un  grand  bouleversement  changea  la  face  de 
l'Asie.  Des  peuples  barbares  firent  une  invasion  en  Egypte, 
s'en  emparèrent  et  la  ravagèrent  en  détruisant  tout  sur  leur 
passage  :  Thèbes  fut  ruinée  de  fond  en  comble. 

Cet  événement  eut  lieu  environ  2800  ans  avant  l'islamisme. 
Une  partie  de  ces  Barbares  s'établit  en  Egypte  et  tyrannisa 
le  pays  pendant  plusieurs  siècles.  La  civilisation  première 
égyptienne  fut  ainsi  arrêtée  et  détraite  par  ces  étrangers, 
qui  ruinèrent  l'État  par  leurs  exactions  et  leurs  rapines,  en 
faisant  disparaître  par  la  misère  une  partie  de  la  population 
locale.  Ces  Barbares  ayant  élu  un  d'entre  eux  pour  chef,  il 
prit  aussi  le  titre  de  Pharaon,  qui  était  le  nom  par  lequel 
on  désignait  dans  ce  temps-là  tous  les  rois  d'Egypte. 

C'est  sous  le  quatrième  de  ces  chefs  étrangers  que  lous- 
souf,  fils  de  Iakoub,  devint  premier  ministre  et  attira  en 
Egypte  la  famille  de  son  père,  qui  forma  ainsi  la  souche  de 
la  nation  juive. 

Avec  le  temps,  diverses  parties  de  l'Egypte  supérieure 
s'affranchirent  du  joug  des  étrangers,  et  à  la  tête  de  cette 
résistance  parurent  des  princes  descendants  des  rois  égyp- 
tiens que  les  Barbares  avaient  détrônés.  L'un  de  ces  princes, 
nommé  Amosis,  rassembla  enfin  assez  de  forces  pour  atta- 
quer les  étrangers  jusques  dans  la  Basse  Egypte,  où  ils  étaient 
le  plus  solidement  établis  au  moyen  des  places  de  guerre, 
parmi  lesquelles  on  comptait  en  première  ligne  Aouara, 
immense  campement  fortifié  qui  exista  dans  l'emplacement 
actuel  d'AboLi-Kéchéid,  du  côté  de  Salahiéh. 

Les  exploits  militaires  di  Amosis  délivrèrent  l'Egypte  de 
la  tyrannie  des  Barbares.  Il  les  chassa  de  Memphis,  dont  ils 


DE   CHAMPOLLION    LE   JEUNE  431 

avaient  fait  leur  capitale,  et  les  contraignit  de  se  renfermer 
tous  dans  la  grande  place  d'armes  d'Aouara,  dont  le  siège 
fut  commencé.  Amosis  étant  mort  sur  ces  entrefaites,  son 
lils  Aménôf  continua  le  blocus  et  força  les  étrangers  à  une 
capitulation  en  vertu  de  laquelle  ils  évacuèrent  l'Egypte 
pour  se  jeter  sur  la  Syrie,  où  s'établirent  quelques-unes  de 
leurs  tribus. 

Aménôf,  le  premier  de  ce  nom,  réunit  ainsi  toute  l'Egypte 
sous  sa  domination  et  releva  le  trône  des  Pharaons,  c'est-à- 
dire  des  rois  de  race  égyptienne.  C'était  le  chef  de  la 
XVIIP  Dynastie.  Son  règne  entier,  et  celui  de  ses  trois 
premiers  successeurs,  ThoiUhmosis  /",  Thouthmosis  II  et 
Mœris-Thouthmosis  III,  furent  consacrés  à  reconstituer  en 
Egypte  un  gouvernement  régulier  et  à  relever  la  nation 
écrasée  par  les  longues  années  de  la  servitude  étrangère. 

Les  Barbares  avaient  tout  détruit,  tout  était  par  consé- 
quent à  reconstruire.  Ces  grands  rois  n'épargnèrent  rien 
pour  relever  l'Egypte  de  son  abaissement;  Tordre  fut  rétabli 
dans  tout  le  royaume;  les  canaux  furent  recreusés;  l'agri- 
culture et  les  arts,  encouragés  et  protégés,  ramenèrent 
l'abondance  et  le  bien-être  parmi  les  sujets, .ce  qui  accrut  et 
perpétua  les  richesses  du  gouvernement.  Bientôt  les  villes 
furent  reconstruites;  les  édifices  consacrés  à  la  religion  se 
relevèrent  de  toutes  parts,  et  plusieurs  des  monuments 
qu'on  admire  encore  sur  les  bords  du  Nil  appartiennent  à 
cette  intéressante  époque  de  la  restauration  de  l'J^^gypte  par 
la  sagesse  de  ses  rois.  De  ce  nombre  sont  les  monuments  de 
Seniiié  et  (\!Atnada,  en  Nubie,  et  plusieurs  de  ceux  de 
Karnac  et  de  Médinet-Habou,  qui  sont  de  beaux  ouvrages 
de  Thouthmosis  P''  ou  de  Thouthmosis  III,  (p'on  appelle 
aussi  Mu'i'is. 

Ce  roi,  qui  a  fait  exécuter  les  deux  obélis(iues  d'Alexan- 
drie, est  celui  de  tous  les  Pliaraons  qui  opéra  les  plus  grandes 
choses.  C'est  à  lui  que  l'Egypte  doit  l'existence  du  grand 
lac  du  Fayoum.  Par  les  immenses  travaux  qu'il  fit  faire,  et 


432  LETTRES   ET   JOURN^AUX 

au  moyen  de  canaux  et  d'écluses,  ce  lac  devint  un  réservoir 
qui  servait  à  entretenir,  pour  tout  le  pays  inférieur,  un 
équilibre  perpétuel  entre  les  inondations  du  Nil  insuffi- 
santes et  les  inondations  trop  fortes.  Ce  lac  portait  autre- 
fois le  nom  de  lac  Mœris,  aujourd'hui  Birket-Karoun. 

Ces  rois,  et  quelques-uns  de  leurs  successeurs,  paraissent 
avoir  conservé,  dans  toute  sa  plénitude,  le  pouvoir  royal 
qu'ils  avaient  arraché  aux  chefs  des  Barbares,  mais  ils  n'en 
usèrent  qu'à  l'avantage  du  pays.  Ils  s'en  servirent  pour  cor- 
riger et  reconstituer  la  société  corrompue  par  l'esclavage, 
et  pour  replacer  l'Egypte  au  premier  rang  politique  qui  lui 
appartenait  au  milieu  des  nations  environnantes. 

Quelques  peuples  de  l'Asie  avaient  déjà  atteint  à  cette 
époque  un  certain  degré  de  civilisation,  et  leurs  forces 
pouvaient  menacer  le  repos  de  l'Egypte.  Mœris  et  ses  suc- 
cesseurs prirent  souvent  les  armes  et  portèrent  la  guerre  en 
Asie  ou  en  Afrique,  soit  pour  établir  la  domination  égyp- 
tienne, soit  pour  ravager  et  affaiblir  ces  États  et  assurer 
ainsi  la  tranquillité  de  la  nation  égyptienne. 

Parmi  ces  conquérants,  on  doit  compter  Aménôf  II,  fils 
de  Mœris,  qui  rendit  tributaires  la  Syrie  et  l'ancien  royaume 
de  Babylone,  Thouthmosis  IV,  qui  envahit  VAbyssinie  et 
le  Sennâar,  enfin,  Amênôf  III,  qui  acheva  la  conquête  de 
l'Abyssinie  et  fit  de  grandes  expéditions  en  Asie.  Il  existe 
encore  des  monuments  de  ce  roi.  C'est  lui  qui  fit  bâtir  le 
palais  de  Sohleb,  en  haute  Nubie,  le  magnifique  palais  de 
Lotiqsor,  et  toute  la  partie  sud  du  grand  palais  de  Karnac  à 
Thèbes.  Les  deux  grands  colosses  de  Kourna  sont  des  sta- 
tues qui  représentent  cet  illustre  prince. 

Son  fils  Horus  châtia  une  révolte  d'Abyssins  et  continua 
les  travaux  de  son  père,  mais  deux  de  ses  enfants,  qui  lui 
succédèrent,  n'eurent  ni  la  fermeté  ni  le  courage  de  leurs 
ancêtres;  ils  laissèrent  se  perdre  en  peu  d'années  l'influence 
que  l'Egypte  exerçait  sur  les  contrées  voisines.  Mais  le  roi 
Ménéplitha  I'  releva  la  gloire  du  pays  et  porta  ses  armes 


DE   CHAMPOLLION    LE   JEUNE  433 

victorieuses  en  Syrie,  à  Babylone  et  jusques  dans  le  nord 
de  la  Perse. 

A  sa  mort,  les  peuples  soumis  s'étaient  encore  révoltés  : 
Rhamsès  le  Grand,  son  fils  et  son  successeur,  reprit  les 
armes,  renouvela  toutes  les  conquêtes  de  son  père,  et  les 
étendit  jusques  dans  les  Indes.  Il  épuisa  les  pays  vaincus  et 
enrichit  l'Egypte  des  immenses  dépouilles  de  l'Asie  et  de 
l'Afrique. 

Cet  illustre  conquérant,  connu  aussi  dans  l'histoire  sous 
le  nom  de  Sésostris,  fut  en  même  temps  le  plus  brave  des 
guerriers  et  le  meilleur  des  princes.  Il  employa  toutes  les 
richesses  enlevées  aux  nations  soumises  et  les  tributs  qu'il 
en  recevait,  à  l'exécution  d'immenses  travaux  d'utilité  pu- 
blique. Il  fonda  des  villes  nouvelles,  tâcha  d'exhausser  le 
terrain  de  quelques-unes,  environna  une  foule  d'autres  de 
forts  terrassements  pour  les  mettre  à  couvert  de  l'inondation 
du  fleuve.  Il  creusa  de  nouveaux  canaux,  et  c'est  à  lui  qu'on 
attribue  la  première  idée  du  canal  de  jonction  du  Nil  à  la 
mer  Rouge.  Il  couvrit  enfin  l'Egypte  de  constructions  ma- 
gnifiques, dont  un  très  grand  nombre  existent  encore  :  ce 
sont  les  monuments  de  Ibsamboid ,  Derri,  Gliirsché-Hassan, 
et  Ouady-EsseboLiâ,  en  Nubie,  et,  en  Egypte,  ceux  de 
Kourna,  à'EL-Medinéli  près  de  Kourna,  une  portion  du 
palais  de  Louqsor,  et  enfin  la  grande  salle  à  colonnes  du 
palais  de  Karnac,  commencée  par  son  père.  Ce  dernier  mo- 
nument est  la  plus  magnifique  construction  qu'ait  jamais 
élevée  la  main  des  hommes. 

Non  content  d'orner  l'Egypte  d'édifices  aussi  somptueux, 
il  voulut  assurer  le  bonheur  de  ses  habitants  et  publia  des 
lois  nouvelles;  la  plus  importante  fut  celle  qui  rendit  à 
toutes  les  classes  de  ses  sujets  le  droit  de  propriété  dans 
toute  sa  plénitude.  Il  se  démit  ainsi  du  pouvoir  absolu  que 
ses  ancêtres  avaient  conservé  après  l'expulsion  des  Barbares. 
Ce  bienfait  immortalisa  son  nom,  qui  fut  toujours  vénéré 
tant  ({u'il  exista  un  homme  de  race  égyptienne  connaissant 

BiBL.    KGVl'T.,   T.    XXXl  S8 


434  LETTRES    ET   JOURNAUX 

ranciemie  histoire  de  son  pays.  C'est  sous  le  règne  de 
Rhamsès  le  Grand,  ou  Sésostris,  que  l'Egypte  arriva  au 
plus  haut  point  de  puissance  politique  et  de  splendeur  inté- 
rieure. 

Le  Pharaon  comptait  alors  au  nombre  des  contrées  qui  lui 
étaient  soumises  ou  tributaires  :  1°  l'Egypte,  2°  la  Nubie  en- 
tière, 3°  l'Abyssinie,  4"^  le  Sennâar,  5°  une  foule  de  contrées 
du  midi  de  l'Afrique,  6"^  toutes  les  peuplades  errantes  dans 
les  déserts  de  l'orient  et  de  l'occident  du  Nil,  7°  la  Syrie, 
8°  l'Arabie,  dans  laquelle  les  plus  anciens  rois  égyptiens 
avaient  des  établissements,  un,  entre  autres,  près  de  la  vallée 
de  Pharaon,  et  aux  lieux  nommés  aujourd'hui  Djebel-el- 
Mokatteb,  El-Magara,  Sarbouth-el-Kadîm,  où  paraissent 
avoir  existé  des  fonderies  de  cuivre;  9°  les  royaumes  de  Ba- 
bylone  et  de  Ninive  (Moussoul)  ;  10°  une  grande  partie  de 
l'Anatolie  ou  Asie  Mineure;  11°  Yî/e  de  Chypre  et  plusieurs 
îles  de  l'Archipel;  12*^  plusieurs  royaumes  formant  alors  le 
pays  qu'on  appelle  aujourd'hui  la  Perse. 

Alors  existaient  des  communications  suivies  et  régulières 
entre  l'empire  égyptien  et  celui  de  l'Inde.  Le  commerce 
avait  une  grande  activité  entre  ces  deux  puissances,  et  les 
découvertes  qu'on  fait  journellement,  dans  les  tombeaux  de 
Thèbes,  de  toiles  de  fabrique  indienne,  de  meubles  en  bois 
de  l'Inde  et  de  pierres  dures  taillées,  venant  certainement  de 
l'Inde,  ne  laissent  aucune  espèce  de  doute  sur  le  commerce 
que  l'ancienne  Egypte  entretenait  avec  l'Inde,  à  une  époque 
où  tous  les  peuples  européens  et  une  grande  partie  des  asia- 
tiques étaient  encore  tout  à  fait  barbares.  Il  est  impossible 
d'ailleurs  d'expliquer  le  nombre  et  la  magnificence  des  an- 
ciens monuments  de  l'Egypte,  sans  trouver  dans  l'antique 
prospérité  commerciale  de  ce  pays  la  principale  source  des 
énormes  richesses  dépensées  pour  les  produire.  Ainsi  il  est 
bien  démontré  que  Memphis  et  Thèbes  furent  le  premier 
centre  du  commerce,  avant  que  Babylone,  Tyr,  Sidon, 
Alexandrie,  Tadtnoar  (Palmyre)  et  Baydhad,  villes  toutes 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  435 

du  voisinage  de  l'Egypte,  héritassent  successivement  de  ce 
bel  et  important  privilège. 

Quant  à  1  état  intérieur  de  I'Égypte  à  cette  grande  époque, 
tout  prouve  que  la  police,  les  arts  et  les  sciences  y  étaient 
portés  à  un  très  haut  degré  d'avancement. 

Le  pays  était  partagé  en  trente-six  provinces  ou  gouver- 
nements administrés  par  divers  degrés  de  fonctionnaires, 
d'après  un  code  complet  de  lois  écrites. 

La  population  s'élevait  on  totalité  à  cinq  millions  au 
moins  et  à  sept  millions  au  plus.  Une  partie  de  cette  popu- 
lation, spécialement  vouée  à  Tétude  des  sciences  et  aux  pro- 
grès des  arts,  était  chargée  en  outre  des  cérémonies  du 
culte,  de  l'administration  de  la  justice,  de  l'établissement  et 
de  la  levée  des  impôts  invariablement  fixés  d'après  la  na- 
ture et  l'étendue  de  chaque  portion  de  propriété  mesurée 
d'avance,  et  de  toutes  les  branches  de  Tadministration  ci- 
vile. C'était  la  partie  instruite  et  savante  de  la  nation  :  on  la 
nommait  la  caste  sacerdotale.  Les  principales  fonctions  de 
cette  caste  étaient  exercées  ou  dirigées  par  des  membres  de 
la  famille  royale. 

Une  autre  partie  de  la  nation  égyptienne  était  spéciale- 
ment destinée  à  veiller  au  repos  intérieur  et  à  la  défense 
extérieure  du  pays.  C'est  dans  ces  familles  nombreuses, 
dotées  et  entretenues  aux  frais  de  l'État,  et  qui  formaient 
la  caste  militaire,  que  s'opéraient  les  conscriptions  et  les 
levées  de  soldats  :  elles  entretenaient  régulièrement  l'armée 
égyptienne  sur  le  pied  de  180.000  hommes.  La  première, 
mais  la  plus  petite  des  divisions  de  cette  armée,  était  exer- 
cée à  combattre  sur  des  chars  à  deux  chevaux  :  c'était  la 
cavalerie  de  Tépoque  (la  cavalerie  proprement  dite  n'exis- 
tait point  alors  en  Kgypte).  Le  reste  formait  des  corps  de 
fantassins  de  ditïércntcs  armes,  savoir  :  les  soldats  de  ligne, 
armés  d'une  cuirasse,  d'un  bouclier,  d'une  lance  et  de 
l'épée,  et  les  troupes  légères,  les  archers,  les  frondeurs  et 
les  corps  armés  de  haches  ou  de  faux  de  bataille.  Les  troupes 


436  LETTRES   ET   JOURNAUX 

étaient  exercées  à  des  manœuvres  régulières,  marchaient 
et  se  mouvaient  en  ligne  par  légions  et  par  compagnies  ; 
leurs  évolutions  s'exécutaient  au  son  du  tambour  et  de  la 
trompette. 

Le  roi  déléguait  pour  Tordinaire  le  commandement  des 
différents  corps  à  des  princes  de  sa  famille. 

La  troisième  classe  de  la  population  formait  la  caste 
agricole.  Ses  membres  donnaient  tous  leurs  soins  à  la 
culture  des  terres,  soit  comme  propriétaires,  soit  comme 
fermiers.  Les  produits  leur  appartenaient  en  propre,  et  on 
en  prélevait  seulement  une  portion  destinée  à  l'entretien 
du  roi,  comme  à  celui  des  castes  sacerdotale  et  militaire  : 
cela  formait  le  principal  et  le  plus  certain  des  revenus  de 
l'État.  D'après  les  anciens  historiens,  on  doit  évaluer  le  re- 
venu annuel  des  Pharaons,  y  compris  les  tributs  payés  par 
les  nations  étrangères,  au  moins  de  6  à  700  millions  de 
notre  monnaie. 

Les  artisans,  les  ouvriers  de  toute  espèce  et  les  mar- 
chands composaient  la  quatrième  classe  de  la  nation;  c'était 
la  caste  industrielle,  soumise  à  un  impôt  proportionnel,  et 
contribuant  ainsi  par  ses  travaux  à  la  richesse  comme  aux 
charges  de  l'État. 

Les  produits  de  cette  caste  élevèrent  l'Egypte  à  son  plus 
haut  point  de  prospérité.  Tous  les  genres  d'industrie  furent 
en  effet  pratiqués  par  les  anciens  Égyptiens,  et  leur  com- 
merce avec  les  autres  nations  plus  ou  moins  avancées,  qui 
formaient  le  monde  politique  de  cette  époque,  avait  pris  un 
grand  développement. 

L'Egypte  faisait  alors  du  superflu  de  ses  produits  en  grains 
un  commerce  régulier  et  fort  étendu.  Elle  tirait  de  grands 
profits  de  ses  bestiaux  et  de  ses  chevaux.  Elle  fournissait  le 
monde  de  ses  toiles  de  lin  et  de  ses  tissus  de  coton,  égalant 
en  perfection  et  en  finesse  tout  ce  que  l'industrie  de  l'Inde 
et  de  l'Europe  exécute  aujourd'hui  de  plus  parfait.  Les  mé- 
taux, dont  l'Egypte  ne  renferme  aucune  mine,  mais  qu'elle 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  437 

tirait  des  pays  tributaires  ou  d'échanges  avantageux  avec  les 
nations  indépendantes,  sortaient  de  ses  ateliers  travaillés 
sous  diverses  formes  et  changés  soit  en  armes,  en  instru- 
ments, en  ustensiles,  soit  en  objets  de  luxe  et  de  parure 
recherchés  à  l'envi  par  tous  les  peuples  voisins.  Elle  expor- 
tait annuellement  une  masse  considérable  de  poterie  de  tout 
genre,  ainsi  que  les  innombrables  produits  de  ses  ateliers  de 
verrerie  et  d'émaillerie,  arts  que  les  Égyptiens  avaient  por- 
tés au  plus  haut  point  de  perfection.  Elle  approvisionnait 
enfin  les  nations  voisines  de  papyrus  ou  papier  formé  des 
pellicules  intérieures  d'une  plante  qui  a  cessé  d'exister  de- 
puis quelques  siècles  en  Egypte.  Les  anciens  Arabes  la 
nommaient  herd;  elle  croissait  principalement  dans  les  ter- 
rains marécageux,  et  sa  culture  était  une  source  de  richesse 
pour  ceux  qui  habitaient  les  rives  des  anciens  lacs  de  Bourlos 
et  de  Menzaléh  ou  Tennis. 

Les  Égyptiens  n'avaient  point  lui  système  monétaire 
semblable  au  nôtre.  Ils  avaient  pour  le  petit  commerce  in- 
térieur une  monnaie  de  convention;  mais  pour  les  transac- 
tions considérables  on  payait  en  anneaux  d'or  pur,  d'un 
certain  poids  et  d'un  certain  diamètre,  ou  en  anneaux  d'ar- 
gent, d'un  titre  et  d'un  poids  également  fixes. 

Quant  à  l'état  de  la  marine  à  cette  ancienne  époque,  i)lu- 
sieurs  notions  essentielles  nous  manquent  encore.  L'Egypte 
avait  une  marine  militaire,  composée  de  grandes  galères, 
marchant  à  la  fois  à  la  rame  et  à  la  voile.  On  doit  présumer 
que  la  marine  marchande  avait  pris  un  certain  essor,  quoi- 
qu'il soit  à  peu  près  certain  ((ue  le  commerce  et  la  naviga- 
tion de  long  cours  étaient  faits,  en  qualité  de  courtiers,  par 
un  petit  peuple  tributaire  de  l'Egypte,  et  dont  les  princi- 
pales villes  furent  Sour,  Saïde,  Deirouth  et  Acre. 

Le  bien-être  intérieur  de  l'Egypte  était  fondé  sur  le  grand 
développement  de  son  agriculture  et  de  son  industrie;  on 
découvre  à  cluique  instant  dans  i(\s  tombeaux  de  Thèbes  et 
de  Sakivara  des  objets  d'un  travail  perfectionné,  démon- 


438  LETTRES    ET   JOURNAUX 

trant  que  ce  peuple  connaissait  toutes  les  aisances  de  la  vie 
et  toutes  les  jouissances  du  luxe.  Aucune  nation  ancienne  ni 
moderne  n'a  porté  plus  loin  que  les  vieux  Égyptiens  la 
grandeur  et  la  somptuosité  des  édifices,  le  goût  et  la  re- 
cherche dans  les  meubles,  les  ustensiles,  le  costume  et  la 
décoration. 

Telle  fut  l'Egypte  à  son  plus  haut  période  de  splendeur 
connu.  Cette  prospérité  date  de  l'époque  des  derniers  rois 
de  la  XVIIP  Dynastie,  à  laquelle  appartient  Rhamsès  le 
Grand  ou  Sésosiris  ;  les  sages  et  nombreuses  institutions  de 
ce  souverain  terrible  à  ses  ennemis,  doux  et  modéré  envers 
ses  sujets,  en  assurèrent  la  durée. 

Ses  successeurs  jouirent  en  paix  du  fruit  de  ses  travaux 
et  conservèrent  en  grande  partie  ses  conquêtes,  que  le  qua- 
trième d'entre  eux,  nommé  Rhamsès-Méiamoiin,  prince 
guerrier  et  ambitieux,  étendit  encore  davantage;  son  règne 
entier  fut  une  suite  d'entreprises  heureuses  contre  les  na- 
tions les  plus  puissantes  de  l'Asie.  Ce  roi  bâtit  le  beau 
palais  de  Médmet-Habou  (à  Thèbes),  sur  les  murailles  du- 
quel on  voit  encore  sculptées  et  peintes  toutes  les  campagnes 
de  ce  Pharaon  en  Asie,  les  batailles  qu'il  a  livrées  sur  terre 
ou  sur  mer,  le  siège  et  la  prise  de  plusieurs  villes,  enfin  les 
cérémonies  de  son  triomphe  au  retour  de  ses  lointaines  ex- 
péditions. Ce  conquérant  parait  avoir  perfectionné  la  marine 
militaire  de  son  époque. 

Les  Pharaons  qui  régnèrent  après  lui  firent  jouir  l'Egypte 
d'un  long  repos.  Pendant  ces  temps  d'une  tranquillité  pro- 
fonde, l'Egypte,  tout  en  laissant  s'assoupir  l'esprit  guerrier 
et  conquérant  qui  l'avait  animée  sous  les  précédentes  dy- 
nasties, dut  nécessairement  perfectionner  son  régime  inté- 
rieur et  avancer  progressivement  ses  arts  et  son  industrie; 
mais  sa  domination  extérieure  se  rétrécit  de  siècle  en  siècle, 
à  cause  des  progrès  de  la  civilisation  qui  s'étaient  effectués 
dans  plusieurs  de  ces  contrées  par  leur  liaison  même  avec 
l'Egypte,  celle-ci  ne  pouvant  plus  les  contenir  sous  sa  dé- 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  439 

pendance  que  par  un  développement  de  forces  militaires 
excessif  et  liors  de  toute  proportion. 

Un  nouveau  monde  politique  s'était  en  effet  formé  autour 
de  l'Egypte.  Les  peuples  de  la  Perse,  réunis  en  un  seul  corps 
de  nation,  menaçaient  déjà  les  grands  royaumes  unis  de 
Ninive  et  de  Babylone.  Ceux-ci,  visant  à  dépouiller  l'Egypte 
d'importantes  branches  de  commerce,  lui  disputaient  la  pos- 
session de  la  Syrie  et  se  servaient  des  peuples  et  des  tribus 
arabes  pour  inquiéter  les  frontières  de  leur  ancienne  domi- 
natrice. Dans  ce  conflit,  les  Phéniciens,  ces  courtiers  natu- 
rels du  commerce  des  deux  puissances  rivales,  passaient 
d'un  parti  à  un  autre  suivant  l'intérêt  du  moment.  Car 
cette  lutte  fut  longue  et  soutenue;  il  ne  s'agissait  de  rien 
moins  que  de  l'existence  commerciale  de  l'un  ou  l'autre  de 
ces  puissants  empires. 

Les  expéditions  militaires  du  Pharaon  Sckcschonk  I'\  et 
celles  de  son  lils  Osor/,o/i  /'^'',  (|ui  parcoururent  l'Asie  occi- 
dentale, maintinrent,  pendant  quelque  temps,  la  suprématie 
de  l'Egypte.  Elle  eût  pu  jouir  longtemps  du  fruit  de  ces 
victoires,  si  une  invasion  des  Ethiopiens  (ou  Abyssins)  n'eût 
tourné  toute  son  attention  du  côté  du  midi.  Ses  efforts 
furent  inutiles.  Sahnro//,  roi  dos  Ethiopiens,  s'empara  de 
la  Nubie,  et  passa  la  dernière  cataiacto  avec  une  armée 
grossie  de  tous  les  peuples  barbares  de  l'Afrique.  L'Égyi)te 
succomba  après  une  lutte  dans  la(|uelle  périt  son  Pharaon 
BoL-Hor. 

La  domination  du  conquérant  éthiopien  fut  douce  et  hu- 
maine; il  rétablit  le  cours  de  la  justice  interrompu  par  les 
désordres  de  l'invasion.  Son  second  successeur,  Etiiiopien 
comme  lui,  porta  ses  armes  en  Asie,  et  fit  une  longue  expé- 
dition dans  1(^  noid  de  l'Afrique.  L'histoire  dit  (|u'il  en  soumit 
toutes  les  peui)lades  jus(|u'au  détroit  d(^  Gil)iallai'.  Le  roi 
nommé  Taiiaiiaka  a  bàli  un  des  petits  palais  de  Mrdinct- 
Haboa,  encore  existant.  Mais,  peu  de  temps  après  lui,  la 
dynastie  éthiopienne  fat  chassée  d'iilgypte,  et  une  famille 


440  LETTRES   ET   JOURNAUX 

égyptienne  occupa  le  trône  des  Pharaons  :  ce  fut  la  XXVP  Dy- 
nastie, appelée  Saïte,  parce  que  son  chef,  Stéphinathi,  était 
né  dans  la  ville  de  Sais  (aujourd'hui  Ssa-el-Hagar),  en 
Basse  Egypte. 

Cette  dynastie,  s'étant  affermie,  voulut  relever  l'influence 
de  la  patrie  sur  les  États  asiatiques  voisins,  et  ressaisir  ainsi 
la  suprématie  commerciale.  Le  roi  Psammétik  P""  ouvrit  aux 
marchands  étrangers  le  petit  nombre  de  ports  que  la  nature 
a  accordés  à  l'Egypte,  et  parmi  lesquels  on  comptait  déjà 
celui  à' Alexandrie,  qui  alors  n'était  qu'une  fort  petite 
bourgade  appelée  Rakoti. 

Ce  Pharaon  se  lia  principalement  avec  les  Ioniens  et  les 
Cariens,  peuples  grecs  établis  en  Asie;  non  seulement  il 
permit  aux  négociants  de  ces  nations  de  s'établir  en  Egypte, 
mais  il  commit  l'énorme  faute  de  leur  concéder  des  terres 
et  de  prendre  à  sa  solde  un  corps  très  considérable  de 
troupes  ioniennes  et  cariennes.  Les  soldats  égyptiens,  qui, 
comme  membres  de  la  caste  militaire,  avaient  seuls  le  pri- 
vilège de  combattre  pour  l'Egypte,  s'irritèrent  de  ce  que  le 
roi  confiait  la  défense  du  pays  à  des  étrangers  et  à  des 
barbares  fort  en  arrière  encore  de  la  civilisation  égyptienne. 
Psammétik  eut,  de  plus,  l'imprudence  de  donner  à  ces  Grecs 
les  premiers  postes  de  l'armée.  L'irritation  des  soldats  égyp- 
tiens fut  à  son  comble.  Ourdissant  un  vaste  complot  qui 
embrassa  la  presque  totalité  des  membres  de  la  caste  mili- 
taire, plus  de  cent  mille  soldats  égyptiens  quittèrent  spon- 
tanément les  garnisons  où  le  roi  les  avait  confinés,  et, 
abandonnant  leur  patrie,  passèrent  les  cataractes  pour 
aller  se  fixer  en  Ethiopie,  où  ils  établirent  un  État  parti- 
culier. 

Ainsi  privée  tout  à  coup  de  la  masse  presque  entière  de 
ses  défenseurs  naturels,  l'Egypte  déchut  rapidement,  et  la 
perte  de  son  indépendance  politique  devint  inévitable. 

Les  rois  de  Babylone,  connaissant  la  plaie  incurable  de 
l'Egypte,  leur  rivale,  redoublèrent  d'efforts.  La  Syrie  de- 


DE   CHAMPOLLION    LE   JEUNE  441 

vint  le  théâtre  perpétuel  du  conflit  sanglant  des  deux 
peuples.  Néko  II,  fils  de  Psammétik  P%  refoula  d'abord  les 
Babyloniens  ou  Assyriens  dans  leur  frontière  naturelle,  et 
chercha  dès  lors  à  donner  de  nouvelles  voies  au  commerce, 
en  portant  tous  ses  soins  vers  la  marine  ;  une  flotte  sortie  de 
la  mer  Rouge  reconnut  et  explora  tout  le  contour  de  l'Afrique, 
doubla  le  cap  le' plus  méridional,  et,  faisant  voile  vers  le 
nord,  arriva  au  détroit  de  Gibraltar,  rentrant  ainsi  en 
Egypte  par  la  Méditerranée.  Ce  roi  exécuta  aussi  de  grands 
travaux  pour  le  canal  de  communication  entre  le  Nil  et  la 
mer  Rouge.  La  fin  de  son  règne  fut  malheureuse  :  le  roi  de 
Babylone  Nebucadnésar  défit  les  armées  égyptiennes  et 
les  chassa  de  la  Phénicie,  de  la  Judée  et  de  la  Syrie  en- 
tière. 

Psammétik  II,  fils  de  Néko,  essaya  vainement  de  ressaisir 
ces  provinces  détachées  de  l'empire  égyptien.  Son  successeur 
OuAPHRÉ  fut  plus  heureux  :  il  remit  sous  le  joug  les  peuples 
de  Sour  et  de  Saïde,  et  l'île  de  Chypre,  mais  il  échoua  en 
Afrique  dans  une  expédition  contre  la  ville  de  Cyrène 
(Grennah).  Cette  malheureuse  campagne  porta  à  son  comble 
Texaspération  de  ce  qui  restait  de  la  caste  militaire  égyp- 
tienne; sa  haine  contre  le  Pharaon  Ouapkrc,  qui  s'entourait 
de  troupes  ioniennes  ou  grecques,  malgré  la  terrible  leçon 
donnée  à  son  bisaïeul  Psammétik  /«■",  éclata  tout  à  coup,  et 
les  soldats  égyptiens  révoltés,  mettant  la  couronne  sur  la 
tète  d'un  courtisan  nommé  Amasis,  marchèrent  contre 
OuapJiré,  qui  fut  vaincu  et  entièrement  défait  à  Marioulh, 
où  il  combattit  à  la  tète  de  ses  troupes  étrangères. 

Amasis  gouverna  pendant  quarante-deux  ans.  Son  règne 
fut  heureux  et  paisible;  le  commerce  reprit  un  grand  essor 
et  les  richesses  aflfluèrent  en  Egypte,  non  qu'elle  fût  forte 
par  elle-même,  non  qu'elle  eût  recon(|uis  par  les  armes  son 
influence  au  dehors,  mais  parce  que  dans  ce  temps-là  les 
rois  de  Balnlone  cessèrent  de  menacer  ri\gypte  pour  ré- 
sister aux  peuples  de  la  Perse,  réunis  sous  un  seul  chef, 


442  LETTRES   ET   JOURNAUX 

Cyrus,  qui  attaqua  impétueusement  l'Assyrie  et  en  fit  gra- 
duellement la  conquête,  terminée  par  la  prise  et  l'asservis- 
sement de  Babylone. 

Dès  ce  moment,  Amasis  prévit  la  fin  prochaine  de  la  mo- 
narchie égyptienne.  La  dernière  guerre  civile  avait  affaibli 
ce  qui  restait  de  l'armée  nationale,  presque  entièrement  dé- 
sorganisée par  l'impolitique  de  ses  prédécesseurs.  Il  ne 
pouvait  compter  sur  la  fidélité  des  troupes  grecques,  qu'il 
avait  retenues  aussi  à  sa  solde;  mais,  heureux  en  ce  qui  le 
touchait  personnellement,  Amasis  mourut  après  un  règne 
prospère,  au  moment  môme  où  les  armées  persanes  s'ébran- 
laient pour  fondre  sur  l'Egypte. 

A  peine  monté  sur  le  trône  que  lui  laissait  son  père, 
PsAMMÉTiK  III,  nommé  aussi  Psamménis,  dut  courir  à 
Péluse  (Thinéh  ou  Farama),  la  plus  forte  des  places  de 
l'Egypte  du  côté  de  la  Syrie.  Là,  il  rassembla  tout  ce  qui  lui 
restait  de  la  caste  militaire  égyptienne  et  les  troupes  étran- 
gères qu'il  avait  à  sa  solde;  les  Perses,  sous  la  conduite  de 
leur  roi  Ca/nbyse,  fils  de  Cyrus,  favorisés  par  les  Arabes, 
traversèrent  sans  obstacle  le  désert  qui  sépare  la  Syrie  de 
l'Egypte,  et  cette  immense  armée  se  rangea  en  face  des 
Égyptiens,  campés  sous  les  murs  de  Péluse. 

Le  combat  fut  long  et  terrible.  A  la  chute  du  jour,  les 
Égyptiens  plièrent,  accablés  sous  le  nombre;  Cambyse 
vainquit,  et  l'indépendance  nationale  de  l'Egypte  fut  à 
jamais  perdue. 

Les  Perses  poursuivirent  leurs  succès  et  prirent  Memphis 
d'assaut;  cette  capitale  fut  livrée  au  pillage.  La  nation  per- 
sane, encore  barbare,  porta  de  tous  côtés  la  destruction  et 
la  mort.  Thèbes  fut  saccagée,  ses  plus  beaux  monuments 
démolis  ou  dévastés.  La  population,  courbée  sous  un  joug 
tyrannique,  fut  livrée  à  la  discrétion  des  satrapes  ou  gou- 
verneurs établis  par  les  rois  de  Perse.  Les  arts  et  les  sciences 
disparurent  presque  entièrement  de  ce  sol  qui  les  avait  vus 
naître. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  443 

Quelques  chefs  égyptiens,  pleins  de  courage,  arrachèrent 
momentanément  leur  patrie  à  la  servitude,  mais  leurs  gé- 
néreux efforts  s'épuisèrent  bientôt  contre  la  puissance  tou- 
jours croissante  de  l'empire  persan. 

Ce  fut  Alexandre  (Iskander)  qui,  à  la  tête  d'une  armée 
de  Grecs,  renversa  la  domination  des  Perses  en  Asie,  et 
l'Egypte  respira  enfin  sous  ce  nouveau  maître.  A  la  mort 
de  ce  grand  homme,  qui  avait  fondé  la  ville  d'Alejcandrie, 
parce  que  cette  position  géographique  semblait  appelée  à 
devenir  le  centre  du  commerce  du  monde,  les  généraux 
grecs  partagèrent  ses  conquêtes.  Ptolémée,  l'un  d'eux,  se 
déclara  roi  d'Egypte,  et  fut  le  chef  de  la  dynastie  grecque, 
qui  gouverna  l'Egypte  pendant  près  de  trois  siècles. 

Sous  ces  rois,  qui  tous  ont  porté  le  nom  de  Ptolémée,  la 
ville  d'Alexandrie  accomplit  les  prévisions  d'Alexandre. 
Elle  devint  l'entrepôt  du  commerce  de  l'Asie  et  de  l'Afrique 
entière  avec  l'Europe  qui,  alors,  comptait  un  assez  grand 
nombre  de  nations  civilisées.  Mais  les  débauches  et  la  ty- 
rannie des  derniers  rois  grecs  préparèrent  la  chute  de  leur 
domination.  Cette  famille  fut  détrônée  par  César- Auguste, 
empereur  des  Romains,  et  l'Egypte,  perdant  pour  toujours 
le  nom  même  de  nation,  devint  une  simple  province  de 
l'empire  romain  et  fut  gouvernée  par  un  préfet.  Dès  ce 
moment,  elle  suivit  la  bonne  et  la  mauvaise  fortune  de  l'em- 
pire dont  elle  dépendait,  jusqu'à  ce  que  les  Arabes  musul- 
mans en  firent  la  conquête  au  nom  du  calife  Omar,  sous  la 
conduite  de  son  général  Ainrou  Ebn-el-As. 


Note  remise  au  Vice-Roi  pour  la  conservation 

DES   monuments    DE   l'ÉgYPTE. 

Parmi  les  lùiropéens  qui  visitent  l'Egypte,  il  en  est  an- 
nuellement un  très  grand  nombre  ({ui,  n'étant  amenés  par 


444  LETTRES   ET   JOURNAUX 

aucun  intérêt  commercial,  n'ont  d'autre  désir  ou  d'autre 
motif  que  celui  de  connaître  par  eux-mêmes  et  de  contem- 
pler les  monuments  de  l'ancienne  civilisation  égyptienne, 
monuments  épars  sur  les  deux  rives  du  Nil  et  que  l'on 
peut  aujourd'hui  admirer  et  étudier  en  toute  sûreté,  grâce 
aux  sages  mesures  prises  par  le  gouvernement  de  Son 
Altesse. 

Le  séjour  plus  ou  moins  prolongé,  que  ces  voyageurs  doi- 
vent faire  nécessairement  dans  les  diverses  provinces  de 
l'Egypte  et  de  la  Nubie,  tourne  à  la  fois  au  profit  de  la 
science  qu'ils  enrichissent  de  leurs  observations,  et  à  celui 
du  pays  lui-même,  par  leurs  dépenses  personnelles,  soit  pour 
les  travaux  qu'ils  font  exécuter,  soit  pour  satisfaire  leur 
active  curiosité,  soit  même  encore  pour  l'acquisition  de  di- 
vers produits  de  l'art  antique. 

Il  est  donc  du  plus  haut  intérêt  pour  l'Egypte  elle-même 
que  le  gouvernement  de  Son  Altesse  veille  à  l'entière  con- 
servation des  édifices  et  monuments  antiques,  l'objet  et  le 
but  principal  des  voyages  qu'entreprennent,  comme  à  l'envi, 
une  foule  d'Européens  appartenant  aux  classes  les  plus  dis- 
tinguées de  la  société. 

Leurs  regrets  se  joignent  déjà  à  ceux  de  toute  l'Europe 
savante  qui  déplore  amèrement  la  destruction  entière  d'une 
foule  de  monuments  antiques,  démolis  totalement  depuis 
peu  d'années,  sans  qu'il  en  reste  la  moindre  trace.  On  sait 
bien  que  ces  démolitions  barbares  ont  été  exécutées  contre  les 
vues  éclairées  et  les  intentions  bien  connues  de  Son  Altesse, 
et  par  des  agents  incapables  d'apprécier  le  dommage  que,  sans 
le  savoir,  ils  causaient  ainsi  au  pays;  mais  ces  monuments 
n'en  sont  pas  moins  perdus  sans  retour,  et  leur  perte  ré- 
veille, dans  toutes  les  classes  instruites,  une  inquiète  et  bien 
juste  sollicitude  sur  le  sort  à  venir  des  monuments  qui 
existent  encore. 

Voici  la  note  nominative  de  ceux  qu'on  a  récemment  dé- 
truits : 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  445 

1°  Tous  les  monuments  de  Chéik-Abadé  :  il  ne  reste  plus 
debout  que  quelques  colonnes  de  granit  ; 

2°  Le  temple  d'Aschmounéïn,  l'un  des  plus  beaux  monu- 
ments de  l'Egypte; 

3°  Le  temple  de  Kaou-el-Kebir  :  ici  le  Nil  a  autant  détruit 
que  les  hommes  ; 

4°  Un  temple  au  nord  de  la  ville  d'Esné; 

5°  Un  temple  vis-à-vis  Esné,  sur  la  rive  droite  du  fleuve; 

6°  Trois  temples  à  El-Kab  ou  EUEitz; 

7°  Deux  temples  dans  l'île,  vis-à-vis  la  ville  d'Osouan, 
Gésir  et-Osouan, 

Ce  qui  fait  une  perte  totale  de  treize  ou  quatorze  monu- 
ments antiques,  du  nombre  desquels  trois  surtout  étaient 
du  plus  grand  intérêt  pour  les  voyageurs  et  les  savants. 

Il  est  donc  urgent  et  de  la  plus  haute  importance  que,  les 
vues  conservatrices  de  Son  Altesse  étant  bien  connues  de  ses 
agents,  ceux-ci  les  suivent  et  les  remplissent  dans  toute  leur 
étendue  ;  l'Europe  entière  sera  reconnaissante  des  mesures  ac- 
tives que  Son  Altesse  voudra  bien  prendre  pour  assurer  la  con- 
servation des  temples,  des  palais,  des  tombeaux,  et  de  tous 
les  genres  de  monuments  qui  attestent  encore  la  puissance 
et  la  grandeur  de  l'Egypte  ancienne,  et  sont  en  même  temps 
les  plus  beaux  ornements  de  l'Egypte  moderne. 

Dans  ce  but  désirable.  Son  Altesse  pourrait  ordonner  : 

1°  Qu'on  n'enlevât,  sous  aucun  prétexte,  aucune  pierre  ou 
brique,  soit  ornée  de  sculptures,  soit  non  sculptée,  dans  les 
constructions  et  monuments  antiques  existants  encore  dans 
les  lieux  suivants,  tant  de  X Egypte  que  de  la  Nubie  : 

1"    EN    EGYPTE 

San,  sur  le  canal  de  Moëz.  —  Basse  Egypte. 
Bahbéïl,  près  de  Samannoud.  —  Basse  Egypte. 
Ssa-el-IIa(jar.  —  Basse  Egypte. 
Kasr-Kêi'oun,  dans  la  province  de  Eajjouni. 
Chéili-Abadé,  pour  le  peu  (jui  reste. 


446  LETTRES   ET   JOURNAUX 

El-Arabah  ou  El-Madfouné,  au-dessus  de  Girgé. 

Kefth. 

Kous. 

Kourna  et  environs. 

Médinet-Haboa  et  environs. 

Louqsor  (El-Oqsour). 

Karnac  et  environs. 

Meda/noud. 

Elément. 

Tâoud,  vis-à-vis  Ei^nent,  sur  la  rive  droite. 

Esné. 

Edfou. 

Koum-Onibou. 

Osouan,  quelques  débris. 

Gé^iret-Osoitan,  quelques  débris. 

2^  EN   NUBIE,   AU    DELA    DE    LA   PREMIÈRE    CATARACTE 

Géziret-el-Birbé. 

Géziret-Béghé. 

GéMî^et-Sé/ihélé. 

Déboude. 

Gharbi-Dandour. 

Béit-Oually,  près  de  Kalabschi. 

Kalabschi. 

Ghirsché-Hassan  ou  Gerf-Hossêïn. 

Dakké. 

Moharraka. 

Ouady-Essebouâ. 

A mada  ou  Amadon. 

Derri. 

Ibrîm. 

Ibsamboid  ou  Abou-Simbel 

Gébel-Addéh. 

Maschakit. 

Oaady-Halfa,  quelques  débris,  sur  la  rive  gauche. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  447 

3"    AU  DELÀ    DE    LA    SECONDE    CATARACTE 

Semnéh,  Soldeb,  Barkal,  Assour,  Naga,  et  autres  lieux  où 
existent  des  monuments  antiques  jusqu'à  la  frontière  du 
Sennàar,  où  il  n'en  existe  plus. 

2°  Les  monuments  antiques  creusés  et  taillés  dans  les 
montagnes  sont  tout  aussi  importants  à  conserver  que  ceux 
qui  sont  construits  en  pierres  tirées  de  ces  mêmes  mon- 
tagnes. Il  est  urgent  d'ordonner  qu'à  l'avenir  on  ne  com- 
mette aucun  dégât  dans  ces  tombeaux,  dont  les  fellahs  dé- 
truisent les  sculptures  et  les  peintures,  soit  pour  se  loger 
ainsi  que  leurs  bestiaux,  soit  afin  d'enlever  quelques  petites 
portions  de  sculptures  pour  les  vendre  aux  voyageurs,  en 
défigurant  pour  cela  des  chambres  entières.  Les  principaux 
points  à  recommander  sont,  en  particulier, 

Les  grottes  {m.agarah)  des  montagnes  voisines  de  : 

Sakkar^a, 

Béni-Hassan  et  environs, 

Touna-Gébel, 

El- Tell, 

Samoun,  près  de  Manfalouth, 

El-Arabak, 

Kourna  et  environs, 

Biban-el-Moloak,  près  de  Kourna, 

El-EiU  ou  El-Kab, 

Gébel-Selseléh. 

C'est  dans  les  monuments  de  ce  genre  qu'ont  journelle- 
ment lieu  les  plus  grandes  dévastations.  Elles  sont  commises 
par  les  fellahs,  soit  pour  leur  propre  compte,  soit  surtout 
pour  celui  des  marchands  d'antiquités  qui  les  tiennent  à  leur 
solde.  Je  sais  même,  à  n'en  pas  douter,  que  des  édifices  ont 
été  détruits  par  ces  spéculateurs  européens,  sur  l'espoir  de 
découvrir  quelque  objet  curieux  dans  les  fondations;  mais 


448  LETTRES   ET   JOURNAUX 

les  grottes  sculptées  ou  peintes,  et  que  l'on  découvre  chaque 
jour  à  Sakkara,  à  El-Ai'abah,  à  Kourna,  sont  à  peu  près 
détruites  presque  aussitôt  qu'on  en  a  fait  l'ouverture,  par 
l'ignorance  et  l'avidité  des  fouilleurs  ou  de  leurs  em- 
ployés. 

Il  serait  plus  que  temps  de  mettre  un  terme  à  ces  bar- 
bares dévastations,  qui  privent  à  chaque  instant  la  science 
de  monuments  d'un  haut  intérêt,  et  désappointent  la  curio- 
sité des  voyageurs,  lesquels,  après  tant  de  fatigues,  n'ont 
souvent  ainsi  que  des  regrets  à  exercer  sur  la  perte  de  tant 
de  sculptures  ou  de  peintures  curieuses. 

En  résumé,  l'intérêt  bien  entendu  de  la  science  exige,  non 
que  les  fouilles  soient  interrompues,  puisque  la  science  ac- 
quiert chaque  jour,  par  ces  travaux,  de  nouvelles  certitudes 
et  des  lumières  inespérées,  mais  qu'on  soumette  les  fouil- 
leurs à  un  règlement  tel,  que  la  conservation  des  tombeaux 
découverts  aujourd'hui  et  à  l'avenir  soit  pleinement  assu- 
rée et  bien  garantie  contre  les  atteintes  de  l'ignorance  ou 
d'une  aveugle  cupidité. 

Alexandrie,  novembre  1829. 


CHAMPOLLION  A  CHAMPOLLION-FIGEAC 

Toulon,  25  décembre  1829. 

((  Sois  sans  inquiétude,  tout  ira  bien!  »  Voilà  les  derniers 
mots  que  je  t'adressais  en  te  disant  adieu,  —  tu  verras  par 
celle-ci  que  j'ai  tenu  parole,  puisque  me  voici  en  rade,  su- 
bissant en  paix  le  triste  devoir  de  ma  quarantaine.  Ma  cam- 
pagne est  donc  finie,  mon  cher  ami,  et  tout  a  répondu  à 
tes  désirs  comme  aux  miens.  C'est  le  23,  dans  la  rade 
d'Hyères,  que  l'ancre  de  V Astrolabe  mordit  enfin  sur  terre 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  449 

de  France',  —  c'était  sans  doute  pour  fêter  l'anniversaire  de 
ma  naissance,  —  et  tu  apprendras  pour  tes  étrenneH  que  le 
vent  nous  a  permis,  aujourd'hui  même,  de  mouiller  dans  la 
rade  de  Toulon.  Il  ne  manque  donc  à  ma  satisfaction  que  de 
recevoir  les  lettres  qui  m'attendent  sans  doute  ici,  soit  dans 
les  bureaux  de  la  poste,  soit  dans  ceux  de  M.  le  Préfet  mari- 
time. Ce  sera  pour  demain. 

Je  suis  décidé  à  faire  ma  quarantaine  (de  vingt  jours 
seulement,  j'espère)  abord  même  de  l'Astrolabe.  Je  prendrai 
toutefois  une  chambre  au  lazaret,  dans  le  but  de  me  cJiauJJer, 
de  faire  un  peu  d'exercice  et  de  rédiger  à  mon  aise  les  notices 
de  Médinet-Haboa,  de  Koariia,  des  Hypogées,  de  Karnac 
et  de  Dendéra\  qui  compléteront  la  série  publiée  dans  les 
journaux.  La  dernière  contiendra  quelques  détails  du  Caire 
et  d'Alexandrie.  La  reconnaissance  me  fait  un  devoir  de 
faire  connaître  le  bon  accueil  que  j'ai  reçu  d'Ibrahim- 
Pacha  et  les  bontés  du  Pacha  Mohammed-Aly,  qui,  le  jour 
de  la  fête  du  Roi,  me  fit  présent  d'un  magnifique  sabre 
comme  marque  de  sa  satisfaction.  —  Je  ne  pais  assez  me 
louer  de  l'attachement  et  des  marques  d'affection  que  m'a 
données  M.  Mimaut,  qui  se  moque  autant  du  Veau,  fils  de 

1.  Le  consul  N.  Miègo,  auparavant  vice-consul  à  Livourne,  avait 
prié  Chanipollion  de  «consommer  sa  quarantaine»  à  Malte,  où  celui-ci 
serait  près  de  lui  et  beaucoup  mieux  à  son  aise  qu'au  lazaret  de  Toulon. 

«  Après  avoir  visité  nos  monuments,  vous  n'aurez  plus  qu'un  saut 

»  à  faire,  pour  aller  voir  ceux  de  Sicile,  où  vous  n'aurez  plus  à  craindre 
»  d'être    traité   en    pestiféré,    et   d'où   vous   pourrez   continuer   votre 

»  route »   Cette  proposition  avait   beaucoup  plu  à  «l'Égyptien». 

Il  craignait  bien  de  ne  pas  avoir  assez  de  tranquillité  à  Malte  pour 
travailler,  mais  Girgonti  et  le  temple  de  .Jupiter  étaient  proches  et 
semblaient  l'appeler  :  au  départ  d'Alexandrie,  la  quarantaine  à  Valetta 
était  décidée.  Au  moment  critique,  une  bis«  violente  du  nord-est  se 
leva  et  repoussa  le  bateau  au  large  :  il  fallut  aller  à.  Toulon. 

2.  Il  a  été  dit  ailleurs  (jue  ces  Nn/ices  tie  Karnak  et  de  Dendéra  ne 
nous  sont  point  parvenues  :  ou  elles  n'ont  pas  été  écrites,  ou  elles  se 
sont  perdues. 

Bini..  K(;yit.,  t.  xxxi.  29 


450  LETTRES    ET   JOURNAUX 

Veau,  que  toi  et  moi.  C'est  un  homme  qui  m'est  allé  au 
cœur.  M.  Mimaut  a  été  pour  moi  non  seulement  tout  ce 
que  Drovetti  aurait  dû  être,  mais  un  parent  et  un  ami. 

Je  n'ai  amené  avec  moi  que  Salvador,  mon  aide  de  camp. 
MM.  L'hôte,  Lehoux  et  Bertin  ont  voulu  terminer  leur  pa- 
norama du  Caire  et  faire  les  portraits  des  deux  Pachas  qui 
en  ont  témoigné  le  désir.  —  Mille  tendresses  à  M.  Dacier, 
et  à  tous  les  siens  et  nôtres. 

Affaire  importante.  Le  sarcophage,  le  grand  bas- 
relief  et  toutes  les  caisses,  contenant  stèles,  momies  et  autres 
objets  destinés  au  Louvre,  sont  à  bord  de  VAstrolabe.  Il 
serait  dangereux  de  débarquer  et  de  rembarquer  ces  grosses 
pièces.  Leur  conservation  exige  qu'elles  soient  amenées  au 
Havre  par  le  même  bâtiment.  Il  s'agit  donc  que  M.  de  La 
Bouillerie  ou  M.  de  La  Rochefoucauld  obtiennent  du  ministre 
de  la  Marine,  notre  bon  ami\  que  M.  de  Verninac,  com- 
mandant de  VAstrolabe,  soit  chargé  de  les  garder  à  son  bord, 
pour  les  transporter  lui-même  au  Havre  aussitôt  que  la 
saison  le  permettra.  Il  pourrait  partir  lorsque  la  mer  serait 
tenable,  c'est-à-dire  dans  les  derniers  jours  de  février  ou  les 
premiers  jours  de  mars,  de  manière  à  être  rendu  au  Havre 
le  l^"^  avril.  Voilà  qui  serait  au  mieux  :  mets  donc  les  fers 
au  feu.  J'en  écrirai  à  M.  de  La  Bouillerie  et  à  M.  Sosthènes. 

Ci-joint  une  notice  d'un  des  temples  de  Thèbes  ;  envoie- 
moi  tout  ce  qu'il  y  a  d'imprimé  de  ces  notices.  Je  te  ferai 
passer  successivement  les  autres  un  peu  volumineuses,  mais 
indique-moi  une  manière  économique  de  te  les  faire  par- 
venir. Adieu,  j'attends  de  tes  nouvelles. 
Tout  à  toi  de  cœur  et  d'âme, 

J.-F.  Ch. 

1.  Le  baron  d'Haussez,  dont  il  sera  encore  question  jiar  la  suite 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  451 


Au  lazaret  de  Toulon,  le  26  décembre  1829. 


A  M.  le  Baron  de  La  Bouillerie,  Intendant  général 
de  la  Maison  du  Roi. 

Monsieur  le  Baron, 

Mon  premier  devoir,  en  touchant  la  terre  de  France,  est 
de  renouveler  l'expression  de  toute  ma  gratitude  à  la  main 
protectrice  qui,  secondant  les  hautes  vues  du  Roi  pour 
Tavancement  des  études  historiques,  m'a  généreusement 
fourni  les  moyens  d'accomplir  la  série  des  recherches  que 
la  science  montrait  encore  à  faire  dans  l'Egypte  entière  et 
sur  le  sol  de  la  Nubie.  Je  me  suis  efforcé,  par  mon  complet 
dévouement  à  l'importante  entreprise  que  vous  m'avez  mis 
à  même  d'exécuter,  de  ne  point  rester  au-dessous  d'une  si 
noble  tâche,  et  de  justifier  de  mon  mieux  les  espérances  que 
les  savants  de  l'Europe  ont  bien  voulu  attacher  à  mon 
voyage. 

L'Egypte  a  été  parcourue  pas  à  pas,  et  j'ai  séjourné  par- 
tout où  le  temps  avait  laissé  subsister  quelques  restes  de  la 
splendeur  antique.  Chaque  monument  est  devenu  l'objet 
d'une  étude  spéciale  ;  j'ai  fait  dessiner  tous  les  bas-reliefs  et 
copier  toutes  les  inscriptions,  (|ui  pouvaient  fournir  des 
lumières  sur  l'état  primitif  d'une  nation  dont  le  vieux  nom 
se  mêle  aux  plus  anciennes  traditions  écrites. 

Les  matériaux  que  j'ai  recueillis  ont  surpassé  mon  attente. 
Mes  portefeuilles  sont  de  la  plus  grande  richesse,  et  je  me 
crois  permis  de  dire  que  l'histoire  de  l'Egypte,  celle  de  son 
culte  et  des  arts  qu'elle  a  cultivés,  ne  sera  bien  connue  et 
justement  appréciée  qu'après  la  |)ublii"ition  des  dessins  (jui 
sont  le  fruit  de  mon  voyage. 

Je  me  suis  fait  un  devoir  de  consacrer  toutes  les  économies 
qu'il  m'a  été  possible  de  réaliser,  à  des  fouilles  exécutées  à 


452  LETTRES    ET   JOURNAUX 

Mempliis,  à  Thèbes,  etc.,  pour  enrichir  le  Musée  Charles  X 
de  nouveaux  monuments.  J'ai  été  assez  heureux  pour  réunir 
une  foule  d'objets  qui  compléteront  diverses  série  du  Musée 
Égyptien  du  Louvre,  et  j'ai  enfin  réussi,  après  bien  des 
doutes,  à  faire  l'acquisition  du  plus  beau  et  du  plus  précieux 
sarcophage  qui  soit  encore  sorti  des  catacombes  égyptiennes. 
Aucun  Musée  de  l'Europe  ne  possède  un  si  bel  objet  d'art 
égyptien.  J'ai  réuni  aussi  une  collection  d'objets  choisis 
d'un  très  grand  intérêt,  parmi  lesquels  se  trouve  une  sta- 
tuette de  bronze  d'un  travail  exquis,  entièrement  incrustée 
en  or,  et  représentant  une  reine  égyptienne  de  la  dynastie 
des  Bubastites.  C'est  le  plus  bel  objet  connu  de  ce  genre. 

Je  me  hâterai,  autant  que  l'obligation  de  la  quarantaine 
et  l'état  de  ma  santé  pourront  me  le  permettre,  de  me  rendre 
à  Paris  le  plus  tôt  possible,  afin  d'avoir  l'honneur  de  mettre 
sous  vos  yeux,  Monsieur  le  Baron,  tous  les  résultats  de  mon 
voyage.  Je  m'estimerais  heureux  si  vous  vouliez  bien  voir 
en  eux  une  marque  de  mon  zèle  pour  le  service  du  Roi,  et 
en  même  temps  une  preuve  de  la  vive  reconnaissance  et  du 
respectueux  dévouement  avec  lesquels  j'ai  l'honneur  d'être. 
Monsieur  le  Baron,  votre,  etc. 


Toulon,  le  26  décembre  1829. 

A  M.  le  Vicomte  Sosthènes  de  La  Rochefoucauld,  Di- 
recteur du  département  des  Beaux-Arts  de  la  Maison 
du  Roi. 

Monsieur  le  Vicomte, 

J'ai  l'honneur  de  vous  faire  part  de  mon  arrivée  en 
France,  sur  le  bâtiment  du  Roi  lAstrolabe,  entré  hier  au 
soir  en  rade  après  une  traversée  de  dix-neuf  jours,  et  je 
m'empresse  de  porter  en  même  temps  à  votre  connaissance 
les  heureux  résultats  de  mon  voyage. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  453 

Sous  le  rapport  des  recherches  scientifiques  qui  en  étaient 
l'objet  principal,  mes  espérances  ont  été  pour  ainsi  dire 
surpassées  :  la  ricliesse  de  mes  portefeuilles  ne  laisse  rien  à 
désirer,  et  les  dessins  qu'ils  renferment,  éclaircissant  une 
foule  de  points  historiques,  donnent  en  même  temps  des 
lumières  du  plus  piquant  intérêt  sur  les  formes  de  la  civi- 
lisation égyptienne  jusques  dans  ses  plus  petits  détails.  J'ai 
recueilli  enfin  des  notions  certaines  pour  l'histoire  générale 
des  beaux-arts,  et  en  particulier  pour  celle  de  leur  trans- 
mission de  l'Egypte  à  la  Grèce. 

C'était  un  devoir  pour  moi  de  m'efforcer  d'enrichir  la  di- 
vision égyptienne  du  Musée  Royal  de  divers  genres  de  mo- 
numents qui  lui  manquent,  et  de  ceux  qui  peuvent  compléter 
les  belles  séries  qu'il  renferme  déjà.  Je  n'ai  rien  épargné 
pour  atteindre  ce  but;  tout  ce  que  j'ai  pu  économiser  sur 
les  fonds  que  la  Maison  du  Roi  et  divers  ministères  avaient 
bien  voulu  m'accorder  pour  mon  voyage,  a  été  employé  à 
des  fouilles  et  à  des  acquisitions  de  monuments  égyptiens 
de  toute  espèce,  destinés  au  Musée  Charles  X.  J'ai  fait  scier 
à  grand'peine  et  tirer,  du  fond  d'une  des  catacombes  royales 
de  Thèbes,  un  très  grand  bas-relief  conservant  encore 
presque  toute  sa  peinture  antique.  Ce  superbe  morceau, 
provenant  du  tombeau  du  père  de  Sésostris,  pourra  seul 
donner  une  juste  idée  de  la  somptuosité  et  de  la  magnifi- 
cence des  sépultures  pharaoniques.  J'ai  aussi  acquis  un  mo- 
nument du  premier  ordre.  C'est  un  sarcophage  en  basalte 
vert,  couvert  de  sculptures  d'une  admirable  finesse  d'exé- 
cution ot  du  i)kis  haut  intéiV't  mythologi(jue  ;  cette  pièce, 
la  plus  belle  de  ce  genre  (|u'on  ait  découverte  jusques  ici, 
appartenait  à  Mahmoud-Bey,  ministre  d(^  la  guerre  de 
S.  A.  le  Vice-Roi  d']\gy[)te. 

Tous  les  objets  destin<''s  au  Musée  (»iil  i'l<'  iMnl)ai(|iirs  à 
bord  de  V Astrolabe,  et  sont  arrivés  avec  moi  à  'rniilon.  il  ne 
s'agit  plus  que  de  leur  transport  au  Musée  K'oyal,  et,  comme 
il  importe  extrêmement  à  la  conservation  du  san'ophage, 


454  LETTRES   ET   JOURNAUX 

des  bas-reliefs  et  de  quelques  peintures  antiques,  d'éviter 
le  plus  possible  toute  espèce  de  déplacement,  il  serait  très 
désirable  que  la  corvette  l'Astrolabe,  sur  laquelle  sont  em- 
barqués ces  objets  précieux,  fût  chargée  de  les  transporter 
de  Toulon  au  Havre  aussitôt  que  la  mer  sera  tenable.  En 
obtenant  cette  décision  du  ministre  de  la  marine,  vous  assu- 
reriez à  la  foiS;  Monsieur  le  Vicomte,  la  conservation  de  ces 
monuments  et  leur  arrivée  à  Paris  vers  le  l®""  avril,  époque 
où  il  est  indispensable  de  les  recevoir  pour  achever  enfin 
l'arrangement  des  salles  basses  du  Musée  Égyptien. 

D'un  autre  côté,  j'expédierai  à  Paris,  par  le  roulage, 
huit  à  dix  caisses  contenant  divers  objets  de  petites  pro- 
portions et  qui  peuvent  supporter  sans  inconvénient  le 
transport  par  terre.  Les  autres  arriveraient  par  mer  avec  les 
grands  objets. 

Permettez-moi,  Monsieur  le  Vicomte,  de  vous  prier  de 
hâter  la  décision  de  M.  le  ministre  de  la  Marine  relative- 
ment à  l'envoi  de  la  corvette  l'Astrolabe  au  Havre,  où  elle 
déposerait  les  antiquités  appartenant  au  Musée  Royal,  afin 
que  je  puisse,  en  sortant  de  quarantaine,  prendre  pour  leur 
sûreté  toutes  les  mesures  convenables. 

Je  terminerai  cette  lettre  en  renouvelant  ici  l'expression 
de  toute  ma  gratitude  pour  votre  active  bienveillance,  à  la- 
quelle je  dois  attribuer,  en  grande  partie,  le  succès  de  mon 
voyage;  veuillez  agréer  en  même  temps  l'hommage  du  res- 
pectueux et  entier  dévouement  avec  lequel  j'ai  l'honneur 
d'être,  Monsieur  le  Vicomte,  votre,  etc. 


CHAMPOLLION  A  L.-J.-J.  DUBOIS 

Lazaret  de  Toulon,  27  décembre  1829. 

Les  destins  ont  voulu,  mon  cher  ami,  que  nous  demeu- 
rassions,  vous  et  moi,   privés  pendant  dix-huit  mois  des 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  455 

nouvelles  l'un  de  l'autre.  Au  moment  où  j'allais  vous  écrire 
de  Thèbes,  on  m'apprit  que  vous  étiez  parti  pour  la  Morée 
et  que  vous  deviez  m'écrire  en  arrivant,  pour  m'indiquer  le 
point  de  la  Grèce  où  je  pourrais  diriger  ma  lettre  pour  vous. 
J'attendais  vainement,  et,  à  mon  retour  à  Alexandrie,  un 
Polonais  à  barbe  juive,  très  brave  homme,  qui  vous  avait  vu 
en  Élide,  m'annonça  que  vous  aviez  repris  la  route  de 
France.  Il  résulte  de  tout  cela  que  nous  en  aurons  plus  long 
à  nous  raconter  en  tisonnant  cet  hiver  notre  petit  coin  de  feu. 

Je  vous  dirai  cependant  d'avance  que  toutes  nos  idées 
sur  Vart  égyptien  (n'en  déplaise  au  savant  Rochette  et  au 
grand  Quatremère)  sont  désormais  pour  moi  qui  ai  vu  —  ce 
qu'on  appelle  vu  ^-  des  vérités  démontrées.  Et  vous  trou- 
verez dans  mes  portefeuilles,  qui  ne  renferment  pas  moins 
de  quinze  cents  dessins  dont  une  grande  partie  est  coloriée 
sur  place,  de  quoi  vous  convaincre  vous-même.  Mes  jeunes 
peintres  ont  travaillé  en  conscience,  et  j'ose  affirmer  qu'ils 
ont  rendu  avec  une  scrupuleuse  fidélité  le  style  vrai  et  si 
varié  que  présentent  les  monuments  égyptiens  des  différentes 
époques.  J'ai  été  obligé  de  faire  redessiner  à  peu  près  tout 
ce  que  la  Commission  avait  publié  de  capital,  surtout  les 
bas-reliefs  historiques,  dont  j'ai  la  collection  complète,  et 
que  vous  ne  verrez  point  sans  surprise,  parce  que  rien  jusques 
à  présent  n'a  pu  vous  en  donner  idée,  môme  approximative. 
J'ai  adopté  pour  ces  tableaux  importants  un  grand  format, 
afin  de  rendre  jusques  aux  plus  petits  détails  et  de  pouvoir  y 
placer  aisément  les  nombreuses  inscriptions  explicatives  qui 
les  accompagnent.  Il  faudrait  fouetter  sur  place  publique 
la  Commission  d'Egypte,  Gau  et  les  Anglais  qui  ont  osé 
publier  des  croquis  si  informes  de  ces  grandes  et  belles  com- 
positions. 

J'ai  dépouilh',  poui-  ainsi  dire,  tous  les  nioinuncnls  de 
l'Egypte  et  de  la  Nubie,  depuis  les  Pyramides  jusques  à  la 
seconde  cataracte,  do  toutes  les  notions  histori(|U('s  sculptées 
ou  écrites  sur  leurs  murailles,  et  le  livret  (|ue  j'ai  rédigé  de 


456  LETTRES   ET   JOURNAUX 

tous  les  bas-reliefs  qui  décorent  chaciuc  monument,  et  dont 
les  principaux  ont  été  copiés  avec  fidélité,  me  donne  la  cer- 
titude que  je  n'ai  rien  laissé  en  arrière  de  curieux  ou  d'im- 
portant. J'ai  ainsi  amassé  du  travail  pour  une  vie  entière. 

Je  n'ai  point  oublié  non  plus  notre  Musée  Égyptien  du 
Louvre.  Vous  savez  qu'en  m'accordant  les  fonds  que  je  de- 
mandais pour  mes  frais  de  voyage,  on  jugea  à  propos  de 
rayer  la  somme  destinée  à  des  fouilles  pour  le  compte  du 
Musée.  Malgré  cela,  j'ai  trouvé  sur  des  économies  imprévues 
de  quoi  faire  face  à  des  fouilles  exécutées  à  Sakkara  (Mem- 
phis),  à  Abydos  et  à  Thèbcs.  En  peu  de  temps,  j'ai  été  en- 
combré de  momies  et  d'objets  funéraires;  je  n'ai  gardé  de 
tout  cela  que  ce  qui  était  net//  —  ou  pour  la  forme  ou  pour 
la  matière.  J'apporte  quatre  momies  seulement  :  deux  d'en- 
fant, une  belle  momie  gréco-égyptienne,  avec  longues  in- 
scriptions grecques,  et  une  belle  momie  égyptienne  avec 
cartonnage  à  jour;  — plusieurs  beaux  vases  en  albâtre  et  en 
matières  curieuses,  la  plupart  avec  légendes  ;  —  un  large  col- 
lier tressé  en  perles  de  Venise,  et  l'inscription  longitudinale, 
également  tressée  en  perles  de  Venise,  de  la  nourrice  du 
roi  Tliaraka,  l'Éthiopien  de  la  XXIV  Dynastie;  —  plu- 
sieurs beaux  vases  de  bronze  ;  —  une  barque  funéraire  d'une 
forme  charmante,  vrai  bijou  à  tiroirs,  vernissée  et  peinte, 
de  la  plus  belle  conservation  (morceau  très  remarquable)  ;  — 
deux  paires  de  cymbales  en  beau  métal  égyptien  ;  —  divers 
ustensiles  en  bronze;  —  une  foule  de  petits  objets  de  choix 
de  divers  genres,  parmi  lesquels  plusieurs  de  ces  jolies  cuil- 
lers historiées  que  vous  aimez  tant;  —  plusieurs  objets  en 
ivoire  et  bien  antiques;  —  les  deux  plus  beaux  vases  de 
bronze  ou  seaux  ^  qui  existent  et  auprès  desquels  le 
grand  seau  de  Sait  ^^  n'est  qu'une  drogue,  tous  deux  de 
très  grande  pro-  ^^  portion;  —  et  plusieurs  stèles, 
petites ,  mais  de  rjjjn  choix  pour  le  travail  et  les  inscrip- 
tions. ^^ 

J'ai  osé,  dans  l'intérêt  de  l'art,  porter  une  scie  profane 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  457 

dans  le  plus  frais  de  tous  les  tombeaux  royaux  de  Thèbes. 
J'ai  détaché  de  la  muraille,  avec  assez  de  bonheur,  ce  fameux 
bas-relief  du  tombeau  d'Ousirêi  représentant  le  roi  ac- 
cueilli par  la  déesse  Hathor,  qui  lui  donne  la  main  en  lui 
montrant  son  collier  de  nourrice.  C'est  cette  Hathor  dont 
vous  admiriez  la  belle  tête  sur  le  plâtre  qu'en  avait  exposé 
Belzoni.  Cette  masse  de  sept  à  huit  pieds  de  haut,  échan- 
tillon de  choix  de  la  grande  sculpture  de  décoration,  est 
avec  moi  à  bord  de  Y  Astrolabe.  Je  lui  ai  donné  pour  com- 
pagnon un  sarcophage  de  basalte  vert  foncé,  que  j'ai  acheté 
sur  mes  économies  de  Mahmoud-Bey,  ministre  de  la  guerre 
du  Pacha.  C'est,  sous  le  rapport  du  nombre  et  de  l'extrême 
finesse  des  sculptures,  ce  qu'on  trouve  de  plus  pur  et  déplus 
beau  dans  les  catacombes  de  l'Egypte  —  è  un  pe^so  da 
stordire  !  Ce  n'est  pas  un  sarcophage  de  roi,  mais  certaine- 
ment le  roi  des  sarcophages. 

Vous  devez  savoir  qu'on  s'est  avisé  de  m'ouvrir  un  crédit 
de  10.000  francs  pour  fouilles  à  faire  en  Egypte,  et  vous 
vous  doutez  bien  que  ces  fonds  ne  me  sont  arrivés  qu'au 
moment  où  il  n'était  plus  temps  d'en  faire  usage.  C'est,  en 
elïet,  en  quittant  Thèbes  et  en  descendant  le  Nil  près  de 
Dendéra  que  cette  annonce  m'est  parvenue.  Mais,  comme  il 
m'est  démontré  que  mon  devoir  était  d'employer  le  plus  (|ue 
je  pourrais  de  cette  somme  à  l'accroissement  du  Musée,  je 
n'ai  pas  balancé  à  en  profiter  pour  faire  des  acquisitions 
d'objets  de  choix.  C'est  ainsi  que  j'apporte  au  Louvre  le 
plus  beau  bronze  qui  ait  encore  été  découvert  en  h'pfvptc. 
C'est  une  statuette  de  deux  pieds  au  moins  de  hiiut,  ivpii'- 
sentant  la  femme  du  roi  Takcllothis  do  la  XXll"  Dynastie, 
enticrcnicnl  incrusiée  en  oi-  de  la  trie  aux  pieds.  C'est  un 
petit  chcf-d'nMivre  sous  le  rapport  de  l'ail  et  une  merveille 
sous  celui  du  travail  d'ex('Cution.  .le  suis  sur  (pic  vous  cm- 
bra.sserez  la  princesse  sur  les  deux  joues,  mairie  l'oxydc! 
qui  les  masque  tant  soit  |)(mi  et  (pii  s'est  fait  jour  on  forme 
de   bosse   entre    les    deux    cpaiihvs.    C'est    une    pièce   capi- 


458  LETTRES   ET   JOURNAUX 

taie'  ;  vous  en  serez  content.  J'attends  impatiemment  de  vos 

nouvelles.  Parlez-moi  de  vos  caravanes  par  anticipation 

Recevez  l'assurance  de  mon  inviolable  attachement, 

J.-F.  Champollion. 


CHAMPOLLION  A  L'ABBÉ  GAZZERA 

Lazaret  de  Toulon,  28  décembre  1829. 

Je  vous  écris  deux  lignes,  mon  bien  cher  ami,  pour  vous 
annoncer  mon  heureux  retour  en  France,  où  je  suis  rentré 
sur  la  corvette  du  Roi,  V Astrolabe,  partie  le  6  de  ce  mois 
d'Alexandrie  où  je  l'attendais  depuis  le  1^'  octobre.  Tout  a 
succédé  à  mes  vœux,  et  la  récolte  que  j'ai  faite  est  immense. 
Je  rapporte  une  montagne  de  notes,  de  copies,  d'inscrip- 
tions et  de  notices  que  j'ai  rédigées  sur  chaque  monument 
encore  debout  dans  la  vallée  du  Nil,  depuis  les  Pyramides 
jusques  à  la  seconde  cataracte,  plus  quinze  cents  dessins, 
exécutés  avec  tout  le  soin  et  toute  la  fidélité  imaginable.  Je 
crois  que  c'est  à  leur  vue  seulement  qu'on  aura  une  idée 
juste  de  l'art  égyptien  et  de  la  magnificence  de  la  décoration 
de  leurs  temples  et  des  palais  pharaoniques  :  une  grande 
partie  de  ces  dessins  ont  été  coloriés  sur  place,  en  présence 
des  bas-reliefs  originaux,  et  je  me  suis  fait  une  loi  de  tout 
terminer  devant  les  objets  mêmes  qu'il  s'agissait  de  repro- 
duire. Les  notices  rapides  sur  les  divers  monuments  que  j'ai 
visités,  ainsi  que  les  principales  circonstances  de  mon 
voyage  publiées  dans  les  journaux  de  France,  ont  dû  vous 
tenir  au  courant  de  mes  destinées  qui,  grâce  au  grand 
Amon-Ra,  ont  toujours  été  prospères  :  vous  y  aurez  puisé 
une  idée  des  principaux  résultats  obtenus. 

1.  C'est  la  reine  Keromama;  elle  se  trouve  dans  la  Salle  historique, 
armoire  B,  du  Musée  égyptien,  au  Louvre. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  459 

Je  désirerais  bien  causer  quelques  heures  avec  vous.  Ne 
pourriez-vous  point  faire  un  effort  pour  cela  ?  Nous  sommes 
si  près  !  Vous  seriez  bien  aimable,  et  je  serais  si  reconnais- 
sant, si  vous  vouliez  faire  une  course  en  France,  me  joindre 
à  Toulon,  du  13  au  17  janvier,  ou  mieux  à  Aix,  du  23  au  24, 
où  je  séjournerai  une  huitaine  de  jours,  pour  étudier  les 
papyrus  de  la  collection  Sallier.  Faites  cela,  mon  cher  ami. 
Je  prie  Madame  la  Comtesse  et  toute  sa  maison  (à  laquelle 
je  renouvelle  mes  assurances  de  respect  et  de  dévouement) 
de  plaider  ma  cause  auprès  de  vous.  Je  charge  notre  ami 
Boucheron  de  lancer  en  ma  faveur  les  foudres  de  son  élo- 
quence. J'enjoins  à  l'ami  Plana  de  vous  démontrer  mathéma- 
tiquement que  vous  deve:^  venir  me  joindre,  et  j'embrasse 
d'avance  tous  mes  avocats  ainsi  que  ma  partie  adverse. 
Tout  à  vous  de  cœur, 

J.-F.  Champollion. 

P. -S.  —  Adressez-moi  votre  réponse  au  lazaret  de  Tou- 
lon. Proposez  la  partie  à  Peyron,  en  l'embrassant  de  ma 
part.  Je  promets  de  vous  amuser  pendant  quatre  jours  au 
moins  en  vous  faisant  voir  des  images. 

Il  nous  semble  intéressant  de  reproduire  ici  quelques  passages 
d'une  lettre  que  Champollion  écrivait  à  l'abbé  Gazzera  un  peu 
plus  tard  : 

Je  n'ai  pu,  pendant  mon  séjour  en  TlK'baïde,  parve- 
nir à  me  rendre  à  Abydos;  au  moment  où  je  comptais  faire 
ce  voyage,  l'inondation  était  si  considérable  qu'il  était  im- 
possible d'y  atteindre.  Au  fond,  je  regrette  fort  peu  ce 
contretemps,  puisque  les  notes  et  les  recherches  d'un  de 
mes  compagnons  de  voyage,  qui  visita  les  ruines  au  mois  d(^ 
janvier  1829,  me  fournissent  sur  cette  localité  tous  les  ren- 
seignements que  je  pouvais  désirer.  L'extrême  cnfouisse- 
sementdu  palais  ne  permet  pas,  à  moins  d'énormes  dépenses, 
d'y  recueillir  aucun  renseignement  nouveau,  en  supposant 


460  LETTRES    ET   JOURNAUX 

qu'on  doive  les  y  rencontrer.  Je  sais  les  époques  précises 
des  édifices  et  le  culte  local.  La  muraille  qui  portait 
la  table  i^oyale  est  presque  détruite  aujourd'hui.  Je  n'ai 
donc  aucun  regret  à  exercer  de  ce  côté-là.  Je  donnerai 
donc  des  notions  suffisantes  sur  Abydos,  qui  s'appelait 
T  -^  ou  simplement  T  j  cAt,  ce  qui  est  le  copte  efiwT, 
dont  les  Grecs  ont  fait  Abydos,  et  sur  le  culte  local  d'Osiris, 
dont  un  des  titres  les  plus  usuels  sur  les  stèles  funéraires 


est  celui  de  ^3:7  y  J  iih&  e&wT,  le  Seigneur  d' Abydos. 

Je  développe  tout  cela  dans  l'une  de  mes  dernières  lettres 
qui  feront  suite  à  celles  déjà  publiées.  Je  les  réunirai  toutes 
en  un  volume,  qui  servira  de  guide  aux  voyageurs  européens 
visitant  les  monuments  antiques  de  l'Egypte.  —  Vous  trou- 
veiez  aussi  dans  ces  lettres,  que  je  publierai  le  plus  tôt 
possible,  tous  les  renseignements  possibles  sur  le  papyrus  de 
M.  Sallier,  qui  contient  réellement  un  texte  relatif  à   la 

grande  expédition  de  Sésostris  contre  les  Scythes        ^ 

et  tous  les  peuples  de  l'Asie  occidentale  alliés  et  confédérés 
avec  eux  ;  et  le  papyrus  de  M.  Sallier  est  tellement  authen- 
tique, et  doit  d'autant  plus  être  considéré  comme  une  com- 
position contemporaine  de  l'événement,  que  j'ai  découvert  à 
Thèbes,  dans  le  grand  palais  de  Karnac,  ce  même  texte 
sculpté  en  grands  hiéroglyphes  sur  la  muraille  extérieure 
sud  du  palais.  Vous  voyez  que  c'est  bien  à  tort  qu'on  s'est 
moqué  de  M.  Sallier  lorsqu'il  a  rendu  publique  mon  opinion 
sur  ce  précieux  manuscrit;  mais  les  rieurs  appartiennent  à 
la  clique  de  mauvaise  foi  que  vous  connaissez  aussi  bien 
que  moi. 

Il  m'est  impossible,  cette  année-ci,  de  faire  une  course  à 
Leyde;  tout  mon  temps  est  pris  par  la  rédaction  de  ma 
Grammaire  hiéroglyphique  et  hiératique,  que  je  veux  publier 
à  la  fin  même  de  cette  année.  J'y  travaille  sans  relâche,  et 
vous  serez  content,   je  l'espère,  de  cette  publication   qui 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  461 

fermera  définitivement  la  bouche  à  toutes  les  clameurs  des 
envieux  ou  des  sots. 

Je  passe  à  l'opinion  de  notre  ami  Peyron,  au  souvenir  du- 
quel je  tiens  que  vous  me  rappeliez  en  lui  faisant  connaître 
mes  idées  sur  Amonrasonter,  qui  diffèrent  beaucoup  de  la 
sienne.  D'abord,  j'ai  la  conviction  que  l'idée ///s  était  ordi- 
nairement exprimée  par  le  groupe  ^,,  qui  se  prononçait 
incontestablement  ci  {si)  ou  ce  et  non  pas  lye  ou  ujh  comme 
le  voudrait  notre  ami,  qui  le  rapporterait  à  la  racine  copte 
uj*.  ou  uje^dw,  naître.  Une  foule  de  noms  égyptiens  écrits  en 
hiéroglyphes  démontrent,  et  la  prononciation  et  la  valeur 
du  mot  ^^ci  ou  ce.,  fils,  lequel  me  paraît  en  rapport  avec 
la  racine  copte  ci  ou  cei,  rassasier,  plein  de  nourriture.  Mais 
on  trouve  aussi  dans  les  inscriptions  antiques  le  mot  copte 
lyHpe  ou  ujHpi, /z/.s-,  écrit  (1  ujpe;  il  faut  donc  considérer 


la  syllabe  pe  ou  pi  du  mot  copte  igape  comme  radicale,  et 
croire  en  conséquence  que  jamais,  en  ancienne  langue  égyp- 
tienne, il  n'exista  do  mot  semblable  à  uje  ou  ujh  pour  expri- 
mer Wôiéafils.  On  ne  peut  donc  point  supposer  non  plus 
l'existence  d'une  racine  igco,  generare  :  la  première  partie 
de  son  interprétation  étymologique  d' Amonrasonter  ne 
repose  donc  sur  rien  de  solide. 

Je  ne  doute  pas  non  plus  que  la  lecture  ou  la  pronon- 
ciation de  l'hiéroglyphe  |  Dieu  fût  thp  ou  -^Hp.  Cela  est 
prouvé  d'abord  par  la  transcription  démotique  du  nom 
Amonrasonter,  qui  présente  comme  linalo  les  caractères 
mj^  A  équivalents  des  hiéroglyphes  "1  Jj  i  ou  T  |  ].  l^^ 
■      ^1  Dieux.  Je  ne  dilïère  donc  avec  Peyron  que  dans 

l'interprétation  do  la  syllabe  SON,  ou  plutôt  SOAn\ 
d'/lmo/i/'rt-sontlier.  La  transcription  déni()li(|ue  de  ce  nom 
et  titre  du  grand  Dieu       ^         ^^  se  compose, 

selon  moi  :  l'ul-'     m      4j^/|i  \'4^t^fi  (hiérogly- 


phique (11)  .!/>/-     17  ~^^      ^"     B^  mon, 


«jun  ; 


462  LETTRES   ET   JOURNAUX 

2°  de     jP  (hiéroglyphique  fo)   pn,  Ra;  3"   du   caractère 

fl*        g      ,  que  je  regarde  comme  imité  soit  de 
ou   ^21^        l'hiératique   ^^  ,    forme   de   l'hiéro- 
glyphe 1,  initiale  et  abré- ^      viation    usuelle    de 
1  cTit,  /?o/,   que   j'ai  quelquefois   trouvé  écrit    1 

cut  par  méthathèse  ;  soit  même  de  1  hiératique  ■  , 
initiale  de  m  ^  .  hiéroglyphique  "^  c«t,  qui  se  *| 
rapporte  à  w' f  la  racine  copte  ccomt,  creare,fun- 
dare,  vigi-  ^  /are,  et  signifie  soutenir,  maintenir, 
dans  les  textes  hiéroglyphiques.  Le  nom  sacré  démo- 
tique répondrait  donc  alors,  soit  au  nom  sacré  d'Amon- 
Ra  le  plus  ordinaire  (1  ,  i  M  h  *^A*«-P«-cTri  (ou  cut)  -»Hp, 

1    AAAAAA        I    T      I       I       I 

Amon-Ra,  Roi  des  Dieux,  ou  au  titre  moins  commun  du 
même   Dieu  [1  j        ||  ],  «^•"■ii-pH-cnT-&Hp,  A mo/i-/?a. 

Soutien  des  Dieux.  Je  penche  pour  adopter  cette  dernière 
transcription.  Mais  notre  ami  Peyron  s'est  certainement 
mépris  sur  le  caractère  ^^Z7,  lequel  n'est  point  la  figure  d'une 
vulve,  mais  bien  celle  d'une  corbeille  tressée  en  joncs  de 
couleurs  variées,  comme  'le  prouve  [la  forme  détaillée  et 
peinte  de  cet  hiéroglyphe  mnjymwp  ^"-^^  ^^^  grands  édi- 
fices. J'ai  dit  qu'il  se  pro-  ^aÇfWr  nonçait  «hA,  Nèv, 
et  qu'il  signifiait  Seigneur,  maître,  Dominus,  et  rien  n'est 
plus  certain  au  monde.  Car  le  nom  de  la  déesse  Nephthys  est 
écrit  hiéroglyphiquement  TT  ,  c'est-à-dire  "vz^  nHJt  {Nèv), 
Ti  {ti),  et  j'ai  souvent  trouvé  le  nom  phonétique  de  la 

Q  AAAAAA   Ci 

même  déesse  écrit  j]  iiê.ti,  ce  qui  démontre  invariable- 
ment la  prononciation  de  ^'^zi^ .  J'en  donnerai  encore  une 
preuve.  C'est  le  nom  du  tombeau  public  de  Thèbes  mentionné 
dans  le  papyrus  démotique  où  l'on  parle  du  Dieu  Aînonra- 
sonther;  ce  tombeau  public,  où  étaient  renfermées  les  mo- 
mies dont  un  prêtre  cède  les  revenus  à  un  autre,  est  nommé 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  463 

^                             ,  et  ce  vaste  tombeau,  qui  existe 
^S\àÊ^j^  ^Mi   ^"core,  se  nomma,  d'après  les 
^^                                          inscriptions  hiérogyphiques  qui 
lecouvrent,  n         ^37  ^j  Tm  itHÉi  ovnn,  —  la  demeure  de 
Néboimouîi  ou  Névounoun,  ce  que  l'on  a  exprimé  en  lettres 
grecques  par  euvaêouvoùv,  transcription  du  démotique  Tiïïn- 
io-ynit.  Vous  remarquerez  encore  dans  ce  nom  de  tombeau 
public  la  confirmation  de  la  lecture  du  nom  Tî  Nèv-ti  [Neph- 
thys),  et  par  conséquent  la  prononciation  évidente  du  carac- 
tère  ^^i^  nnb.,  hiéroglyphique  phonétique     J    et  démotique 
^â-^     '  ^^  ^^^^  ruine  entièrement  l'hypothèse  de  notre 
^^^     ami.  Du  reste,  le  caractère  ^^zz^  répond  dans  les 
textes  hiéroglyphiques  non  seulement  au  copte  nnii,  Sei- 
gneur,  lorsqu'il  est  suivi  d' un  autre  nom,  mais  au  copte 
bàchmourique  ni&i,  tout,  toute,  tous,  thébain  niju.  et  mem- 
phitique  wiinivi,  lorsqu'il  est  employé  comme  adjectif  à  la 
suite  d'un  nom.  Ainsi  donc,  dans  l'ancienne  langue  égyp- 
tienne, les   mots  Dieuj',  THp  ou  -©^np,  et  nnè..   Seigneur, 
maître,   furent  tous  deux  synonymes  et  homopJiones  de 
ridée  tout,  si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi. 
En  voilà  assez  pour  l'érudition.  — 


CHAMPOLLION  A  DACIER 


Rade  de  Toulon,  le  1"  janvier  1830. 


Le  grand  Amon-Ra  a  bien  voulu  me  permettre  de  dire 
adieu  à  sa  terre  sacrée,  et  la  déesse  Hatlior,  votre  aimable 
patronne,  reconnaissante  du  culte  que  vous  lui  avez  toujours 
adressé  avec  tant  de  ferveur,  a  daigné,  on  votre  considéra- 
tion, favoriser  mon  voyage  d'Ale.xandrie  aux  côtes  de  Pro- 


464  LETTRES    ET   JOURNAUX 

vence.  Le  quos  ego,  ■ —  sorti  de  sa  bouche  divine,  —  a 
rendu  ma  traversée  aussi  rapide  que  je  pouvais  l'espérer 
dans  une  saison  aussi  avancée. 

Arrivé  au  Pays  des  cloches,  comme  disent  mes  bons  amis 
du  désert,  il  a  fallu  me  laisser  traiter  en  pestiféré  et  ren- 
fermer dans  un  sale  et  triste  lazaret.  Sans  ce  maudit  rè- 
glement sanitaire,  j'aurais  eu  déjà  le  plaisir  de  vous  em- 
brasser en  vous  exprimant  tous  mes  vœux  de  nouvelle 
année;  je  suis  réduit  à  les  confier  au  papier,  mais  je  ne 
perdrai  point  un  instant,  après  qu'on  m'aura  bien  et  dûment 
parfumé  en  définitive,  pour  hâter  mon  retour  à  Paris  et  les 
renouveler  de  vive  voix.  Vous  apprendrez  avec  intérêt, 
Monsieur,  que  les  résultats  de  mon  voyage  d'outre-mer  ont 
dépassé  mes  espérances. 

J'arrive  avec  une  cargaison  de  beaux  dessins,  parmi  les- 
quels vous  en  compterez  plusieurs  que  j'ai  été  obligé  de 
prendre,  parce  que  l'un  de  vos  «  protégés  »,  X Égyptien  par 
excellence^  avait  oublié  de  bien  regarder  les  originaux. 

Vous  pourrez,  en  parcourant  mes  portefeuilles,  contempler 
les  véritables  portraits  de  plusieurs  de  vos  anciens  amis, 
Mœris,  les  Thouthmosis,  les  Aménophis  et  les  Rhamsès.  Je 
me  suis  bien  gardé  d'oublier  les  reines,  soit  égyptiennes, 
soit  grecques;  vous  en  trouverez  de  toutes  les  couleurs, 
blanches,  brunes,  noires,  jaunes,  voire  même  châtaines, 
les  unes  jolies,  les  autres  laides,  comme  il  a  plu  au  grand 
Amon  de  les  octroyer  en  temps  et  en  lieu.  —  Quant  aux 
batailles,  elles  abondent  dans  mes  recherches,  et  je  regrette, 

1.  C'est  Arago  qui  avait  donné  ce  sobriquet  à  Jomard.  Dès  1824,  tout 
le  Paris  érudit  savait  et  répétait  volontiers  qu'il  fallait  faire  les  équa- 
tions suivantes  : 

L'Égyptien  —  ChampoUion  ; 

L'Égyptien  par  excellence  —  Jomard; 

L'Égyptien  par  juxtaposition  —  Young; 

L'Égyptien  par  inspiration  —  Goulianoff  (inspiré  par  Klaproth); 

Le  Pseudo-Égyptien  —  Seyfiarth. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  465 

Monsieur,  que  vous  ayez  perdu  votre  grand  stratégiste 
Gail,  qui  eût  pu  nous  en  expliquer  toutes  les  manœuvres 
aussi  bien,  pour  le  moins,  que  Rhamsès  le  Grand  ou  Mé- 
néphtha,  son  père.  —  Je  compte  surtout  mettre  sous  vos 
yeux  un  tableau  moral  de  la  vie  humaine,  que  j'ai  fait  co- 
pier à  votre  intention  au  plafond  de  l'un  des  toml^eaux  des 
rois. 

J'ai  beaucoup  vu  Ibrahim-Pacha  au  Caire  et  à  Alexandrie. 
C'est  un  singulier  grand  iiomme,  tout  à  fait  à  la  hauteur  de 
la  civilisation  de  l'Egypte.  Quant  au  père,  Mohammed-Aly, 
c'est  un  excellent  homme  au  fond,  n'ayant  d'autres  vues  que 
celles  de  tirer  le  plus  d'argent  possible  de  la  pauvre  Egypte; 
sachant  que  les  anciens  représentaient  cette  contrée  par  une 
oac/ie,  il  la  trait  et  l'épuisé  du  soir  au  matin,  en  attendant 
qu'il  l'éventre,  ce  qui  ne  tardera  pas.  Voilà  au  juste  ce 
qu'ont  produit  de  bon  et  de  l)eau  les  nobles  conseils  de  Dro- 
vetti',  du  grand  Jomard  et  autres  pasteurs  des  peuples 
ejasdei)L  l'arimp.  L'Egypte  fait  horreur  et  pitié,  et  je  dois 
le  dire,  malgré  le  l)eau  sabre  monté  en  or,  dont  le  Pacha 
m'a  fait  présent  comme  une  marque  de  sa  haute  satisfaction. 

J'irai  passer  (juelques  jours  à  Aix,  pour  étudier  les  cu- 
rieux papyrus  hiérati(iues  relatifs  aux  campagnes  de  Sésos- 
tris,  que  j'ai  trouvés  dans  la  collection  de  M.  Sallier.  Ce 
travail  fini,  je  prendrai  de  suite  la  route  de  Paris,  où  il  me 
tarde  beaucoup  de  me  voir  pour  vous  répéter,  Monsieur, 
l'assurance  de  mon  sincère  et  bien  respectueux  attachement, 

J.-F.  Champollion. 

1.  u  On  dil  bejuKoui)  ih>  biLMi  .l-  M.  de  Mismaud  (Miniaut);  M.  bro- 
»  vetli  a  été  couvert  de  toutes  sortes  <le  malédictions.  »  Ainsi  s'expri- 
mait Dueliesne  dans  la  lettre  citée  plua  haut,  p.  411  du  présent  volume. 


BiBL.    Éi.Yl'T.,    T.    XXXI.  30 


466  LETTRES    ET   JOURNAUX 

CHAMPOLLION  A  CHAMPOLLION-FIGEAC 

Lazaret  de  Toulon,  2  janvier  1830. 

Enfin  tes  lettres  abondent.  Je  réponds  aujourd'hui  aux 
tiennes  du  26  octobre,  6  novembre,  8  décembre,  23  et  en- 
fin 25  :  j'avais  besoin  de  cette  coulée  pour  me  réacclimater. 
—  Je  réponds  d'abord  à  l'article  logement,  que  je  trouve 
parfait,  pourvu  qu'il  y  ait  de  bons  et  épais  tapis  de  pied 
dans  mon  cabinet  et  ma  chambre  à  coucher  :  c'est  un  article 
capital  pour  moi.  Il  me  faut  aussi  un  fauteuil  en  cuir,  un 
petit  bureau  et  une  fort  grande  table  au  milieu  du  cabinet  ou 
de  la  chambre  à  coucher.  Quant  au  lit,  cela  m'est  indiffé- 
rent. Je  coucherais  encore  volontiers  sur  le  canapé  à  vapeur  : 
cependant,  je  serais  bien  aise  qu'on  plaçât  celui-ci  dans  mon 
petit  vestibule,  où  il  pourrait  servir  de  lit  à  donner  à  un 
ami.  Du  reste,  faites  tout  ce  que  vous  croirez  bon  et  utile  : 
ce  sera  bien.  Je  remercie  mon  ancien  des  peines  qu'il  a 
bien  voulu  se  donner  pour  me  caser.  Nous  serons  voisins 
maintenant  et  vivent  les  échecs  I... 

Quant  à  l'affaire  de  Rifaud,  je  vois  par  les  rapports  des 
doctes  académies  que  tout  cela  n'est  que  du  gâchis.  Mes 
quinze  cents  dessins  d'antiquités  et  de  sujets  hiérogly- 
phiques —  comme  disent  nos  savantasses  —  ne  souffriront 
jamais  la  comparaison  avec  les  siens.  Son  catalogue  est 
absurde,  et  l'inondation  m'a  empêché  d'aller  à  Tanis  pour 
voir  les  grosses  pièces  qu'il  propose  au  Musée.  D'ailleurs, 
elles  ne  valent  pas  le  transport.  J'ai  écrit  à  MM.  de  La 
Bouillerie,  de  La  Rochefoucauld,  de  Forbin  etCailleux,  pour 
le  voyage  de  l'Astrolabe  au  Havre. 

L'ami  Dubois  a  dû  recevoir  une  lettre  de  moi  :  nous  de- 
vrions bien,  avant  son  nouveau  départ  pour  Olympie,  finir 
nos  salles  basses  égyptiennes'.  Je  dévore  la  quarantaine  en 

1.  L'aménagement  de  ces  salles  n'eut  lieu  que  longtemps  après  la 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  467 

avançant  mes  Notices  de  monuments.  Voici  la  suite  du  pa- 
quet que  je  t'ai  envoyé.  Il  faut  presser  leur  insertion.  De 
mon  côté,  je  finirai  ce  travail  le  plus  tôt  possible,  en  qua- 
rantaine si  le  temps  me  le  permet.  Je  dois  sortir  le  13  ou  14 
du  courant.  Je  resterai  trois  jours  à  Toulon,  (juatre  à  Mar- 
seille, pour  voir  si  je  puis  dépenser  en  achats  pour  le  Musée 
le  reste  des  10.000  francs  accordés.  De  là  je  me  rends  à  Aix 
pour  étudier  les  papyrus  Sallier. 

Ce  n'est  que  rendu  dans  cette  ville  du  roi  René  (jue  je 
pourrai  te  donner  mon  itinéraire  définitif  sur  Paris.  —  J'ai 
l'ordre  de  M.  David'.  —  Tu  sais  que  L'hôte  est  encore  en 
Egypte.  —  Adieu,  mon  cher  ami,  bonne  santé,  bon  an  ! 
Souhaites-en  autant  de  ma  part  à  tous  nos  amis,  grands  et 
petits.  Je  t'écrirai  encore  de  Toulon.  Toujours  et  tout  à  toi. 
Adieu. 

P.-S.  —  Réponds-moi  courrier  par  courrier,  poste  res- 
tante à  Toulon,  sinon  à  Aix,  chez  M.  Turcas  père'. 


En  rade  de  Toulon,  14  janvier  18:{0. 

C'est  aujourd'hui,  mon  bien  cher  ami,  que  je  comptais 
recouvrer  ma  liberté,  perdre  mon  titre  de  pestiféré,  dire 
adieu  au  lazaret  et  bonjour  aux  rues  d'une  ville  française.  Le 
Conseil  de  santé  en  a  jugé  autrement  :  considérant  (|ue  V As- 
trolabe, avant  de  nous  prendre  à  Alexandrie,  était  allée 
mettre  M.  de  Malivoir,  consul  d'Alep,  àLatakié  sur  la  côte 
de  Syrie,  où  un  canot  l'avait  déposé,  V  Astrolabe  ayant  de 

mort  de  Chanipollinii,  |);ir  les  soins  de  M.  de  Longpérier  et  d'KninKi- 
nuel  de  Rougé. 

1.  Employé  supérieur  des  Douanes.  11  venait  d'envoyer  à  Clianipol- 
lion  un  saut-conduit  à  donner  au  capitaine  de  ÏAstrohilic  pour  (|u'il 
s'en  servît  au  Havre. 

2.  Cliampollion  se  proposait,  comme  on  voit,  de  loger  chez  celui-ci. 
l'ne  lettre,  ari-ivant  à  Toulon  avant  son  départ,  l'obliirea  d'accepter 
de  nouveau  l'iiospitalilé  de  M.  Salliei'. 


468  LETTRES   ET   JOURNAUX 

suite  mis  à  la  voile  pour  retourner  en  Egypte,  ledit  Conseil 
a  augmenté  notre  quarantaine  de  dix  jours  de  plus,  en  nous 
considérant  comme  provenance  brute.  Cette  décision  ab- 
surde aura  son  cours,  parce  que  ces  messieurs  sans  règle  et 
sans  loi  en  font  à  leur  tête.  L'Egypte,  depuis  cinq  ans,  n'a 
pas  vu  de  peste,  l'état  sanitaire  de  Latakié  était  parfait,  le 
canot  seul  avait  touché  terre,  quarante  jours  et  plus  s'étaient 
écoulés  à  notre  entrée  en  rade  de  Toulon  depuis  le  départ 
de  VAstrohibe  de  devant  Latakié,  aucune  maladie  ne  s'était 
montrée  abord  ;  vingt  autres  jours  de  quarantaine  à  Toulon, 
expirés  hier  13,  ajoutés  aux  quarante  précédents,  donnent 
deux  mois  d'épreuve  à  la  santé  de  l'équipage,  et,  quand 
même,  on  en  exige  encore  dix  de  plus  !  Le  plus  plaisant,  s  il 
y  a  le  mot  pour  rire  dans  un  tel  acte,  c'est  que  le  brick 
VÉeUp^e,  avec  les  officiers  et  les  passagers  duquel  nous 
avons  vécu  tous  les  jours,  bras  dessus,  bras  dessous,  à  Alexan- 
drie, est  arrivé  trois  jours  avant  nous  à  Toulon,  et  n'a  été 
soumis  qu'à  vingt  jours  de  quarantaine.  Si  nous  avions  la 
peste,  les  personnes  de  V Éclipse  doivent  l'avoir  prise  de 
nous;  s'ils  sont  déclarés  sains,  c'est  que  nous  le  sommes 
nous-mêmes. 

Tout  cela  n'a  pas  de  bon  sens,  et  il  serait  bon  que  l'on  mît 
enfin  des  bornes  à  l'omnipotence  des  jobards  formant  le 
Conseil  de  santé  et  vexant  journellement  marine  marchande 
et  marine  militaire  par  des  décisions  de  l'autre  monde.  Tu 
devrais  communiquer  ces  faits  à  quelque  malin  du  Journal 
de  Commerce  qui  redressât  ces  braves  conseillers.  Du  reste, 
le  gouvernement  n'est  pour  rien  dans  tout  cela  ' ,  mais  il  de- 
vient urgent  qu'il  s'en  mêle  un  peu  et  fasse  de  bons  règle- 
ments. Je  ne  sortirai  donc  de  cage  que  du  23  au  24  janvier. 

J'ai  écrit  à  MM.  de  La  Bouillerie,  de  La  Rochefoucauld, 
Forbin  et  Cailloux;  je  tiens  déjà  la  réponse  du  Vicomte, 

1.  Un  an  plus  tard,  CliampoUion  apprit  que  c'était  au  ministre 
d'Haus.sez  lui-même,  qu'il  devait  cette  prolongation  de  quarantaine  qui 
eut  des  résultats  si  désastreux  pour  sa  santé. 


DE    CHAMFOLLION    LE    JEUNE  469 

mais  j'attends  par-dessus  tout  la  décision  officielle  du  voyage 
de  V Astrolabe  au  Havre.  C'est  le  point  important,  afin  de 
quitter  Toulon  l'esprit  en  paix  sur  ma  cargaison. 

J'attends  la  réponse  de  notre  ami  V Olympien'  et  ses  notes 
pour  les  achats  à  l'aire  à  Marseille,  où  je  me  rendrai  en  quit- 
tant Toulon  et  avant  d'aller  m'établir,  à  Aix,  sur  les  bons  pa- 
pyrus de  M.  Sallier,  qui  veut  en  toute  force  m'héberger 
pendant  mon  séjour  d'une  semaine  ou  plus. 

Cette  lettre-ci  te  parviendra  par  M.  le  ministre  de  la  Ma- 
rine, auf|uel  je  viens  d'adresser  quelques  renseignements 
importants  pour  la  conquête  de  l'obélisque  de  Louqsor. 
Dieu  veuille  que  cette  belle  entreprise  s'achève  !  Cela  serait 
glorieux  pour  tous  et  pour  tout.  —  Je  joins  à  ma  lettre  la 
Notice  dit  Palais  de  Médinet-Hahou,  qui  renferme  du  neiif 
et  qui  tuera  tous  les  moustiques  acharnés  contre  moi,  s'il 
suffit  de  grands  résultats  historiques  pour  les  faire  crever. 

Quant  à  Drovetti,  il  doit  se  reprocher  au  fond  la  conduite 
qu'il  a  tenue  à  mon  égard,  pour  l'afîaire  des  fouilles  et  le 
firman  qu'il  a  fallu  lui  arracher  d'autorité.  Je  veux  bien 
avoir  l'air  d'être  sa  dupe  sur  cet  article  et  conserver  avec  lui 
toutes  les  apparences  de  bonne  harmonie,  mais  je  n'ai  plus 
en  lui  la  moindre  conliance,  et  j'estime  fort  peu  son  caractère 
politique  et  sa  conduite  en  Egypte,  où  il  ne  s'est  occupé 
que  de  ses  intérêts  liés  à  ceux  du  Pacha,  sans  donner  le 
moindre  soin  aux  intérêts  des  nationaux  qu'il  était  payé 
pour  protéger.  Tous  les  Français  d'Egypte  l'exècrent,  et  je 
n'ose  dire  cju'ils  aient  tort.  Le  nouveau  consul  est  adon» 
parce  qu'il  a  un  cœur  d'iiomme.  —  C'est  pour  me  fermer  la 
bouche  que  Drovetti  Dcrse  dit  mol.a  dans  la  tienne  !  Je  n(> 
démentirai  pas  les  éloges  qu'il  a  reçus,  en  partie  de  ta  fa- 
çon, dans  mes  premières  lettres  imprimées,  mais  je  parlerai 
de  son  successeur  c(^mme  je  h^  dois  cl  comme  je  le  sens. 
Voilà  tout  ce  (juc  je  puis  faire. 

1.  C'est  Dubois  (pril  .■i|i|m'IIc  .liiisi.  à  cause»  (|(>  sou  si'jour  à  (  »lyuipie. 


470  LETTRES    ET   JOURNAUX 

Rien  de  plus.  Le  lazaret  est  le  pays  de  l'uniformité.  Ma 
santé  et  celle  de  Salvador  sont  excellentes',  malgré  les 
vents,  la  pluie  et  la  neige,  et  l'impossibilité  d'avoir  du  feu 
à  bord;  mais  je  passe  une  partie  de  la  journée  dans  une 
mauvaise  chambre  du  lazaret,  où  je  me  chauffe  tant  que  je 
puis'.  Écris-moi  vite.  Mes  tendresses  à  notre  patron.  Rap- 
pelle-moi au  souvenir  de  tous  nos  amis,  notamment  à  celui 
de  M.  et  M""^  de  Férussac,  et  de  ce  pauvre  Arago,  que  je 
plains  de  tout  mon  cœur'.  Adieu.  Tout  et  toujours  à  toi  de 
cœur, 

J.-F.  Ch. 


CHAMPOLLION  AU  DIRECTEUR  DU  JOURNAL 
L'AVISO  DE  LA  MÉDITERRANÉE 

Toulon,  le  15  janvier  1830. 
Monsieur, 

Vous  avez  cru  devoir  répéter,  sur  la  foi  de  quelques  jour- 
naux de  la  capitale,  que  le  Pacha  d'Egypte,  auquel  j'ai  eu 
l'honneur  de  communiquer  les  résultats  de  mes  recherches 
sur  les  monuments  de  l'Egypte  et  de  la  Nubie,  s'était  em- 
paré d'autorité  d'une  partie  de  mes  portefeuilles.  N'ayant 
reçu  de  Son  Altesse  que  des  témoignages  de  la  plus  haute 

1.  Pour  ne  pas  effrayer  son  frère,  Chanipollion,  comme  d'habitude, 
ne  lui  disait  pas  toute  la  vérité  à  ce  sujet.  Le  froid  exceptionnel  qui 
désolait  alors  le  Midi  de  la  France,  en  attaquant  ses  poumons  dont, 
jusque-là,  il  n'avait  jamais  eu  à  se  plaindre,  lui  occasionna  des  souf- 
frances sérieuses.  La  santé  délicate  du  jeune  Cherubini  subit  également 
de  ce  tait  une  rude  atteinte. 

2.  Ceci  non  plus  n'était  pas  toujours  vrai.  Le  poêle  fumait,  et  la 
chambre  était  exposée  au  vent;  il  fallait  souvent  éteindre  le  feu,  sous 
peine  d'étouffer  si  on  voulait  le  conserver. 

3.  Sa  femme  venait  de  mourir  après  une  longue  maladie. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  471 

protection,  que  d'honorables  marques  de  la  bienveillance  la 
plus  particulière,  il  est  de  mon  devoir  de  m'élever  contre 
une  telle  assertion. 

Je  vous  prie  donc,  Monsieur,  de  rendre  publique,  en 
l'insérant  dans  un  de  vos  prochains  numéros,  ma  protes- 
tation formelle  contre  une  supposition  si  peu  d'accord  avec 
le  noble  caractère  que  le  Pacha  Mohammed- Aly  a  toujours 
déployé  dans  ses  rapports  avec  les  Européens,  et  particuliè- 
rement avec  les  Français. 

Veuillez  (etc.). 

J.-F.  Champollion  LE  Jeune. 

Au  sortir  même  de  la  quarantaine,  Champollion  se  vit  accosté 
par  plusieurs  hauts  fonctionnaires  de  la  marine,  que  Drovetti  lui 
avait  amenés  pour  qu'il  leur  expliquât  lui-môme  la  manière  dont  il 
entendait  que  fût  construit  le  Louqaor,  ce  radeau  gigantesque  dont 
nous  avons  parlé  plus  haut'.  Le  projet  souleva  d'abord  leur  oppo- 
sition, et  ils  déclarèrent  à  Champollion  ([u'il  était  impossible  de  le 
réaliser.  Une  nuit  de  réflexion  les  fit  changer  d'avis  :  dès  le  len- 
demain de  l'entrevue,  ils  faisaient  un  tel  éloge  de  «  l'Égyptien  » 
que,  le  jour  même,  une  lettre  officielle  fut  adressée  de  Toulon  au 
ministre  de  la  marine,  afin  de  lui  recommander  la  construction 
du  radeau  et  de  le  prier  d'en  parler  au  Roi  le  plus  tôt  possible. 

Champollion-Figeac,   mis  au  courant  de  la  question,   venait 

d'écrire  à  son  frère  :  « M.  le  baron  d'IIaussez,  fort  gracieux 

et  fort  empressé,  m'a  annoncé  qu'il  s'occupait  très  sérieusement 
du  transport  de  ïohélisque  de  Lourj^or  à  Paris  ;  une  Commission 
rédige  le  projet,  mais  il  voudrait  avoir  ton  avis  et  surtout  tous  les 
renseignements  de  cisu  qui  peuvent  éclaircir  la  Commission.  Je 
lui  ai  répété  ce  que  tu  m'as  écrit  :  qu'il  fallait  envoyer  des  maçons 
et  non  pas  des  savants,  et  il  a  dit  que  ton  avis  était  d'un  grand 
sens  et  qu'il  ne  l'oublierait  pas.  Je  veux  chercher  dans  tes  lettres 
les  renseignements  sur  ce  fait  que  je  pourrai  y  trouver,  et  les  lui 

transmettre  de  suite Fcris-lui  ce  (jue  tu  as  à  lui  dire  là-dessus, 

en  commençant  par  le  remercier  de  lintérèt  (ju'il  a  mis  à  ton  des- 

1.  Voir  plus  haut,  p.   r.M- l'J.")  du  jul's.miI  volume. 


472  LETTRES   ET   JOURNAUX 

sein.  Il  m'a  fait  part  tout  de  suite  de  l'avis  qu'il  a  eu  de  ton  ar- 
rivée  Comme  c'est  un  faiseur,  il  n'y  a  qu'à  lui  remettre  de  la 

besogne  et  il  l'expédiera.  Si  tu  m'écris  en  même  temps,  tu  peux 
mettre  ta  lettre  pour  moi  dans  celle  de  Son  Excellence,  persistât-il 
même  dans  son  habitude  cularonienne .  » 

Comme  préfet  de  l'Isère,  à  Grenoble  [Cidaro],  le  baron  d'Haus- 
sez  avait  été,  comme  nous  l'avons  déjà  dit,  l'adversaire  politique 
des  deux  frères,  mais  sans  trop  le  faire  voir  au  commencement, 
car  il  tenait  à  ouvrir  clandestinement  les  lettres  que  ceux-ci 
échangeaient  de  Paris  à  Grenoble.  Enfin,  éclairé  sur  la  dange- 
reuse situation,  Jean-François  fit  de  vifs  reproches  au  préfet,  et 
une  scène  eut  lieu  que  celui-ci  ne  lui  pardonna  jamais.  Les  deux 
Champollion  auraient  donc  dû  se  méfier;  pourtant,  comme  mi- 
nistre de  la  marine,  M.  d'Haussez  réussit  encore,  et  d'une  manière 
étrange,  à  les  tromper  sur  ses  véritables  sentiments.  Il  était,  à 
l'en  croire,  leur  ami  dévoué,  leur  protecteur  à  toute  épreuve  ! 
Malgré  son  amitié,  non  seulement  le  radeau  ne  fut  point  construit, 
mais  on  fit  aménager  le  Dromadaire,  grand  bateau  de  charge  or- 
dinaire, afin  de  transporter,  non  pas  le-<  obélisques  de  Louqsor, 
mais  les  deux  obélisques  d'Alexandrie,  et  cela  par  le  baron  Taylor, 
l'ami  du  baron  d'Haussez  et  de  Jomard.  Taylor  partit  au  mois  de 
mars,  avec  le  consentement  fort  gracieux  du  roi,  qui  lui  avait 
fait  remettre  80.000  francs  afin  d'entreprendre  «  des  fouilles 
gigantesques  ».  A  la  cour,  au  retour  de  Champollion,  on  parla 
beaucoup  moins  des  résultats  scientifiques  qu'il  avait  obtenus  en 
Egypte,  que  des  glorieux  résultats  qu'allait  obtenir  le  baron  Tay- 
lor. Nous  ne  donnerons  pas  ici  des  détails  de  cette  lamentable 
affaire;  ajoutons  seulement  qu'aucun  obélisque  n'arriva  à  Paris 
du  vivant  de  Champollion.  Quand,  enfin,  le  25  octobre  1836,  un 
des  deux  obélisques  que  Ramsès  II  avait  placés  jadis  devant  le 
temple  de  Louqsor  fut  érigé  sur  la  place  de  la  Concorde,  seul  le 
nom  de  Champollion  le  Jeune  fut  prononcé  parmi  les  assistants. 

Le  baron  d'Haussez  était  alors  loin  de  Paris.  Qu'on  lise  les 
pages  167-171  du  second  volume  de  ses  Mémoires,  et  l'on  se  figurera 
la  douleur  cuisante  que  la  péripétie  finale  de  l'affaire  des  obélis- 
ques dut  lui  occasionner.  Pourtant,  ne  terminons  pas  cette  note 
sans  avoir  hautement  proclamé  ses  mérites  éminents  comme  préfet 
et  plus  encore  comme  ministre  de  la  marine.  La  brusque  fin  de 


DE   CHAMPOLLION    LE   JEUNE  473 

ses  travaux  ministériels,  occasionnée  par  la  révolution  de  1830, 
fut  un  malheur  pour  la  France.  —  H.  H. 


CHAMPOLLION  A  CHAMPOLLION-FIGEAC 

Aix,  21)  janvier  1830. 

Me  voici,  mon  cher  ami,  établi  chez  le  bon  M.  Sallier.  et 
gardant  le  coin  du  feu  pour  me  soustraire  au  froid  piquant 
qui  se  fait  encore  sentir  dans  ce  beau  climat  de  Provence. 
Je  frissonne  à  l'idée  seule  de  monter  subitement  vers  le  nord 
et  de  m'ensevelir  dans  les  brouillards  de  la  Seine.  Jusques 
ici,  la  goutte  a  bien  voulu  m'épargner  sa  visite  habituelle 
du  premier  jour  de  Tan:  quelques  petites  douleurs  sourdes 
m'avertissent  qu'elle  arrivera  à  la  première  humidité  (jui  me 
saisira. 

Je  suis  sorti  de  la  maudite  (luarantaine  le  23  du  courant, 
et  n'ai  passé  que  deux  jours  à  Toulon  avec  M.  Drovctti,  qui, 
ayant  appris  que  j'étais  en  cjuarantaine,  vint  m'y  voir  et 
prolongea  son  séjour  jusqu'à  ma  sortie  définitive.  Nous 
sommes  partis  tous  deux  au  même  instant,  le  2(),  lui  pour 
l'orient  à  Nice,  et  moi  pour  l'occident  à  Marseille,  où  j'ar- 
rivai le  même  jour  d'assez  bonne  heure;  j'y  séjournai  le  27 
et  la  nuit  du  ^^8.  J'ai  vu  tout  ce  qu'il  y  a  à  voir,  c'est-à-dire 
peu  de  chose  <mi  anti(iuités  égyptiennes.  Au  moment  de 
partir,  j'ai  reru  la  lettre  de  Dubois,  et  j'ai  traité  pour  la 
stèle  égyptienne  de  M.  Mayer.  qui  s'est  décidé  à  la  céder; 
il  va  l'adresser  directement  au  Mus('e  Koyal.  V.n  débarquant 
à  Toulon,  j'ai  cxpédii'  par  k  roulage  ordinaire  a  M.  le  Haron 
de  La  Bouillerie  cin(|  caisses  giandes  ou  petites,  pesant  huit 
cents  kilogrammes  et  contenant  anticiuités,  bronzes,  etc., 


474  LETTRES    ET    JOURNAUX 

plus,  à  ton  adresse,  sept  ou  huit  caisses  contenant  mes  effets 
et  bagages '. 

J'ai  certainement  grande  envie  de  me  voir  à  Paris,  mais 
les  froids  rigoureux  que  vous  éprouvez  sous  ce  bienheureux 
ciel  me  font  dresser  les  cheveux  sur  la  tête;  aussi  suis-je 
décidé  à  diriger  ma  route  de  manière  à  ne  quitter  le  soleil 
du  midi  que  le  plus  tard  possible,  afin  de  ménager  les  tran- 
sitions. Je  ne  prendrai  donc  pas  la  route  de  Lyon,  presque 
impraticable  à  cause  des  neiges,  surtout  entre  Lyon  et  Paris. 
J'aurai  de  la  besogne  à  Aix  pour  sept  à  huit  jours  au  moins 
sur  les  papyrus  Sallier;  je  veux  les  couler  à  fond,  afin  de 
n'être  pas  obligé  d'y  revenir.  De  là  je  compte  aller  à  Avignon 
voir  le  Musée  Calvet.  Je  tournerai  sur  Nîmes  pour  visiter 
les  nouvelles  fouilles;  ensuite  Montpellier,  Narbonne,  Car- 
cassonne,  Toulouse  et  Bordeaux,  de  là  sur  Montauban,  et, 
pour  ne  pas  perdre  de  temps,  je  donne  rendez-vous  à  mes 
sœurs,  soit  à  Villefranche-d'Aveyron,  soit  à  Cahors,  où  je 
prendrai  la  malle-poste  et  serai  en  deux  ou  trois  jours  à 
Paris,  c'est-à-dire  du  20  au  24  février 

J'ai  trouvé  ici,  chez  M.  Sallier,  quelques-unes  des  dou- 
ceurs en  pamphlets'  dont  la  clique  m'a  régalé  pendant  mon 
absence.  C'est  d'une  mauvaise  foi  à  faire  vomir,  et  jamais 
je  ne  descendrai  en  lice  avec  cette  canaille  ;  je  ne  répondrai 
(ju'en  allant  mon  train  et  en  méprisant  toutes  ces  basses  ma- 
nœuvres. L'envie  perce  de  tout  côté,  —  c'est  dans  l'ordre. 
J'y  crache  dessus  et  je  passe.  En  arrivant,  je  reprendrai  la 
rédaction  de  ma  Grammaire  avec  un  appendice  de  textes 
traduits  mot  à  mot  et  commentés. 

Il  faut  rompre  en  visière  à  tous  ces  gens-là  et  les  traiter 


1.  La  liste  des  cent  deux  objets  d'antiquité  rapportés  par  Champol- 
lion  a  été  retrouvée  dans  les  archives  du  Louvre  par  Georges  Bénédite. 

2.  Sur  l'avis  de  M.  Sallier,  il  les  brûlait  tous  et  tout  de  suite,  au 
désespoir  de  son  frère  qui  aurait  voulu  entrer  en  lice  et  rompre  des 
lances  en  sa  faveur. 


DE    CHAMPOLLION    LE    JEUNE  475 

avec  tout  le  mépris  qu'ils  méritent.  Je  leur  montrerai  dé- 
sormais un  râtelier  de  crocodile. 
Rien  de  plus 


CHAMPOLLIOX  A  ROSELLINI' 

Aix,  29  janvier  18.S0. 

Une  lettre  de  Salvador  à  votre  aimable  dame  a  dû  vous 
apprendre  notre  retour  au  pays  des  cloches  après  une  tra- 
versée de  dix-neuf  jours,  pendant  lesquels  nous  avons  éprouvé 
l'une  et  l'autre  fortune,  voire  même  des  calmes  plats  qui 
nous  ont  fait  perdre  cinq  jours  entiers,  mais  enfin  nous 
n'avons  pas  à  nous  plaindre  :  pour  une  traversée  d'hiver,  la 
nôtre  a  été  des  plus  favorables.  On  nous  a  soumis  à  vingt-huit 
jours  de  (piarantaine  et  nous  n'avons  pu  être  libres  que  le  23. 
Après  avoir  passé  deux  jours  à  Toulon  avec  M.  Drovetti, 
qui  a  bien  voulu  attendre  ma  sortie  pour  Ciiuser  un  peu  à 
l'aise,  j'ai  gagné  Marseille,  où  j'ai  séjourné  un  jour  et  demi 
et  où  je  n'ai  rien  vu  de  bien  important  en  anti(iuités.  Je  n'ai 
pu  employer  en  achats  les  fonds  qui  mo  restent.  J'avais  dis- 
posé d'une  partie  à  Alexandrie  pour  écrémer  la  collection 
du  Ixhodja'  lani.  (|ui  s'est  montré  poli,  obséquieux  et  doux 
comme  un  petit  mouton.  J'ai  eu  son  l)eau  bron/e  de  hircine 
femme  de  Takellothis  le  Bubastitc  et  une  centaine  d'autres 
pièces  de  premier  choix  pour  mille  talaris  (t-cia  n'est  certes 
pas  cher),  plus  deux  magnili([ucs  vases  de  l)ron/('  à  lip^ures 
f't  inscriptions;  vous  les  ave/  peut-être  vus. 

1.  l'ubliée  01»  18!S4,  à  Venise,  par  le  prulesseui-  E.  Teza,  fr.-tpivH  l'ori 
pinal  conservé  dans  la  taniiile  île  Kos.-llini. 

2.  C'est  la  lornic  première  du  nom  /Jitii)iiH>fit/i,  proprement  nuii- 
<  luind,  fpie  les  E.u'yptiens  el  les  Syriens  donnent  'a  tous  les  Européens; 
l'est,  en  lan.«a)s'C  populaire,  l'équivalent  de  notre  ntonsintr. 


476  LETTRES    ET    JOURNAUX 

Je  pusse   une  huitaine  de  jours  ici  à  étudier  et  à 

extraire  le  papyrus  de  M.  Sallier.  Vous  savez  sans  doute 
que  la  clique  s'est  fort  moquée  de  cette  découverte  :  je  vais 
lui  répondre  par  la  publication  d'une  analyse  très  détaillée 
de  ce  texte  important. 

J'ai  parcouru  ici  une  partie  des  pamphlets  dont  la  clique 
a  bien  voulu  me  régaler  pendant  mon  absence  ;  cela  est 
dégoûtant  et  vous  sentez  qu'on  ne  répond  à  cela  que  par  le 
mépris  et  en  continuant  son  chemin  sans  faire  cas  de  tous 
ces  moustiques.  Ma  Grammaire  paraîtra  à  la  tin  de  cette 
année  :  c'est  la  préface  indispensable  de  notre  voyage.  Elle 
ne  convertira  pas,  au  reste,  ceux  qui  combattent  mon  sys- 
tème et  déprécient  mes  travaux,  parce  ({ue  ces  messieurs 
ne  veulent  point  être  convertis  et  sont  tous  de  la  mauvaise 
foi  la  plus  inique.  Mais  tout  cela  est  dans  l'ordre.  Je  les 
connais,  j'y  crache  dessus  et  je  passe.  Vous  savez  que  j'ai 
falsifié  la  table  d'Abydos,  et  cela  parce  que  les  mauvaises 
copies  de  Bankes  et  de  Wilkinson  ne  sont  pas  d'accord  avec 
le  dessin  de  Cailliaud,  lequel  est  d'accord  avec  les  stèles, 
les  papyrus  et  les  monuments  qui  donnent  à  part  les 
cartouches  de  chacun  de  ces  rois.  Que  voulez-vous  dire 
à  des  gens  qui  raisonnent  de  cette  force?  Pour  prouver  que 
je  me  contredis,  ils  citent  mes  diverses  opinions  sur  certains 
points,  sans  dire  (et  voilà  la  mauvaise  foi)  à  quelle  époque 
j'ai  dit  ceci  et  à  quelle  époque  j'ai  modifié  mon  opinion. 
Mais  cela  ne  les  arrangerait  pas.  Ils  citent  comme  si  j'avais 
dit  blanc  et  noir  le  même  jour,  sans  faire  le  compte  des 
modiHcations  que  la  progression  de  mes  études  a  dû  apporter 
sur  certains  points.  Toute  ma  réponse  est  que  mon  voyage 
n'a  apporté  aucune  espèce  de  modification  aux  principes  du 
système  hiéroglyphique,  exposés  dans  mon  Précis.  Ils  sont 
immuables  et  resteront  N-T'-T-T',  parce  que  c'est  la  vérité, 

1.  C'est  la  transcription  en  caractères  latins  et  sans  voyelles  de  la 
locution  égyptienne  /ww^  ^°^ ,  èternellenicnt. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  477 

à  laquelle  je  n'ai  pu  arriver  que  par  des  approximations  plus 
ou  moins  heureuses.  Mais  laissons  tout  cela  et  allons  notre 
train. 

Du  reste,  tout  ce  houra  de  pamphlets  n'a  produit  aucune 
sensation  en  France  :  mes  Notices  d'Egypte  les  écrasent  et 
enlèvent  le  public  savant.  Ils  n'ont  fait  feu  de  tribord  et  de 
bâbord  que  pour  préparer  le  public  à  me  voir  refuser  (s'ils 
peuvent)  la  porte  de  l'Académie  aux  prochaines  élections. 
Ils  ont  des  apocos  à  faire  entrer  :  ils  réussiront  peut-être. 
Dans  tous  les  cas,  vous  sentez  que  je  ne  [me]  mettrai  pas 
sur  les  rangs.  Si  l'Académie  me  veut,  qu'elle  me  nomme  : 
c'est  assez  de  m'être  présenté  une  fois,  je  ne  suis  pas  de 
ceux  qu'on  refuse  plusieurs  fois  de  suite.  Mon  parti  est  bien 
pris  là-dessus,  et  vous  l'approuverez  sans  aucun  doute.  Du 
reste,  vogue  la  galère  ! 

Je  m'occupe  ici  du  papyrus  de  M.  Sallier.  Il  compte  en 
faire  beaucoup  d'argent  :  je  ne  sais  s'il  réussira.  L'important 
pour  nous  c'est  d'en  connaître  bien  le  contenu  et  d'en  avoir 
uno  copie  entière,  si  je  le  puis  ;  mais  je  crois  que  cela  n'entre 
nullement  dans  ses  projets.  Quoi  qu'il  en  soit,  j'en  tirerai 
tout  ce  que  je  pourrai,  faute  de  pouvoir  faire  mieux.  Mais 
il  finira  par  le  laisser  publier  dans  son  entier. 

Rien  de  plus  à  vous  dire,  si  ce  n'est  qu'il  fait  froid  et  que 

c'est  bien  triste.  Mes  compliments  empres.sés  à  Madame,  qui 
voudra,  j'espère,  ne  pas  oublier  les  Parisiens  au  milieu  des 
beaux  jours  de  Pise.  Rappelez-moi  au  souvenir  de  toute 
votre  famille  et  à  celui  de  tous  nos  compagnons  de  voyage. 
Comment  va  la  gazelle?  Tout  à  vous  de  cœur, 

J.-F.  Champollion  LE  Jeunk. 


Dans  une  lettre  à  Sallier,  écrite  après  son  retour  h  Paris,  Cham- 
pollion aiiiioiiçait  (juMl  rédi,t!;erait  encore  sept  ou  huit  lettres,  con- 
cernant son  expédition,  et  (|ue,  dans  la  dernière,  il  donnerait  une 
analyse  très  détaillée  du  papyrus  de  Haïusès  le  Grand,  de  beau- 


478  LETTRES    ET    JOURNAUX 

coup  le  plus  important  des  cinq  papyrus  hiératiques  de  Sallier; 
il  lui  permettait  en  effet  de  compléter  la  version  hiéroglyphique 
fort  endommagée  du  même  texte,  qu'il  avait  trouvée  sur  une  des 
murailles  du  grand  temple  de  Karnak.  Ces  lettres  n'ont  jamais  été 
écrites,  mais,  en  quittant  Aix,  Champollion  remit  une  Notice 
sommaire  sur  le  contenu  des  cinq  papyrus  à  Sallier,  qui,  le 
"30  avril  1830,  la  fit  lire  à  l'Académie  locale  par  le  secrétaire, 
bibliothécaire  de  la  ville  et  grand  admirateur  de  Champollion.  Ce 
dernier,  sûr  de  sa  discrétion,  lui  avait  donné,  pour  son  profit 
personnel,  une  note  très  exacte  du  contenu  du  grand  papyrus  : 

«  Le  poème  est  presque  entièrement  dialogué Les  Scythes 

s'exhortent  à  attaquer  les  Égyptiens.  —  Dénombrement  de  leurs 
chefs  et  des  diverses  nations  liguées.  —  Un  grand  nombre  de 
peuples  de  l'Asie  occidentale  y  sont  dénommés,  et  particulièrement 

ceux  de  l'Asie  Mineure,  tels  que  les  Lyciens,  les  Ioniens (sic). 

—  Dénombrement  des  forces  égyptiennes.  Leur  roi  les  harangue 
pour  les  exciter  au  combat.  Ses  soldats  lui  répondent  avec  en- 
thousiasme. —  Ils  se  précipitent  sur  les  ennemis  comme  des  éper- 
viers  et  en  font  un  grand  carnage.  —  Enfin  Sésostris  leur  annonce 
qu'il  a  serré  la  main  des  chefs  ennemis,  et  les  invite  à  cesser  le 
•massacre  des  vaincus.  —  Son  armée  répond  par  des  acclamations 
et  lui  défère  des  titres  de  gloire,  etc.  —  La  bataille  est  livrée  sur 
les  bords  de  l'Oxus,  et  est  suivie  de  la  prise  de  Bactres,  capitale 
des  Scythes.  —  Le  manuscrit  finit  par  la  date  de  la  composition.  » 
Ajoutons  que  Charles  Lenormant  publia  en  mars  1830,  dans  la 
Bévue  française,  t.  XIV,  p.  159-196,  un  article  qui  donne  une  idée 
exacte  de  ce  qu'était  l'égyptologie  au  retour  du  maître.  —  H.  H. 


CHAMPOLLION  A  CHAMPOLLION-FIGEAC 

Toulouse,  18  février  1830. 

Me  voici,  mon  cher  ami,  au  milieu  des  troubadours  de 
Toulouse.  J'ai  fait  partir  Salvador  prescjue  à  notre  arrivée; 
il  emporte  mes  gros   bagages,    contenant    les  dessins,  et 


DE   CHAMPOLLION    LE   JEUNE  479 

toutes  mes  notices  et  descriptions  des  monuments  :  ces 
précieux  documents  me  serviront  d'avant-garde.  Ainsi, 
après  avoir  passé  quelques  lieures  en  famille  ici'  et  à  Ville- 
franche,  je  prendrai  le  premier  courrier  libre  et  marcherai 
jour  et  nuit  sur  Paris. 

Le  papyrus  de  M.  Sallier  m'a  retenu  plus  que  je  ne  l'avais 
pensé.  Il  a  fallu  prolonger  mon  séjour,  parce  que  mon  ex- 
cellent hôte  m'a  témoigné  l'envie  de  rester  seul  possesseur 
de  son  livre  et  le  désir  que  je  n'en  prisse  point  de  copie  : 
mais  j'en  voulus  une  à  tout  prix  et  il  m'a  fallu  user  d'indus- 
trie pour  me  la  procurer.  Je  ne  suis  parti  qu'après  avoir  mis 
en  portefeuille  les  portions  les  plus  importantes  de  ce  cu- 
rieux monument.  Je  l'ai  étudié  plus  à  fond  et  j'ai  reconnu 
qu'il  contenait  le  récit  dramatique  de  la  guerre  de  Sésostris 
contre  les  Scythes  (Schéta)  alliés  avec  la  plupart  des  peuples 
de  l'Asie  occidentale.  Le  plus  curieux  est  que  ce  même 
texte  est  gravé  en  grands  hiéroglyphes  sur  la  paroi  exté- 
rieure sud  du  palais  de  Karnac  à  Thèbes.  C'est  un  texte  fort 
abîmé  et  presque  perdu,  —  et  que  je  retrouvais  à  Arrc  dans 
toute  son  intégrité  :  je  ne  pouvais  laisser  échapper  un  tel 
document. 

Cherchant  la  chaleur  et  un  beau  soleil  du  midi  au  travers 
des  neiges  (jui  couvrent  la  Provence,  je  me  suis  rendu  à 
Nîmes,  où  j'ai  admiré  ramphithéàtre,  et  surtout  la  Maison- 
Carrée,  qui,  dans  son  état  actuel,  est  certainement  le  mieux 
conservé  de  tous  les  monuments  romains  existants  en  Eu- 
rope. A  Montpellier,  j'ai  retrouvé  l'excellent  M.  Fabre,  que 
j'avais  connu  en  Italie  :  il  m'a  fait  visiter  en  détail  le  beau 
musée  de  tableaux  et  la  riche  bibliothèque  dont  il  a  fait  don 
à  .sa  ville  natale.  C'est  une  chose  merveilleuse  qu'une  telle 
réunion.  Fùicore  des  neiges  et  du  froid  en  (|uittant  Mont- 
pellier. Quel  démon  d'hiver  le  ciel  nous  envoie-t-il  donc  cette 

1.  I,;i  r;iiiiille  ilu  dotttMir  (Juiilicii.  tvt'vc  .-ilnô  île  l,i  iiii'ir  il.'  l'Iiain- 
pollioii.  (li'iiiL'urait  à  Toulmisr. 


480  LETTRES    ET   JOURNAUX 

année?  J'en  souffre  beaucoup,  et  je  crains  fort  de  trouver  la 
goutte  en  arrivant  dans  l'atmosphère  brumeuse  de  Paris.  Ce- 
pendant il  est  temps  que  j'y  rentre.  Je  le  sens,  et  tu  ne  peux 
douter  de  mon  envie,  mais,  n'étant  point  allé  à  Figeac  à  mon 
départ,  il  est  juste  que  je  voie  notre  famille  en  passant.  J'at- 
tends ici  à  chaque  instant  quelqu'un  qui  avait  soif  de  me 
revoir  depuis  douze  ans,  et  de  l'attachement  duquel  je  ne 
doute  pas  plus  cjue  je  ne  doute  du  tien  ;  c'est  aussi  un  besoin 
de  mon  cœur.  J'y  ai  cédé  et  tu  me  pardonneras  quelques 

jours  de  retard Nous  partirons  de  suite  pour  Villefranche, 

où  se  tiendra  un  congrès  de  famille  de  deux  jours  au  plus. 
Nos  sœurs  y  arriveront  en  même  temps.  Après  cela,  je  pars, 
et  je  ne  m'arrête  plus  que  dans  la  cour  de  la  grande  Poste 
de  Paris,  où  je  te  quittai  et  où  j'espère  te  retrouver  sain  et 
sauf,  comme  moi,  malgré  quelques  vagues  douleurs  de 
goutte  et  la  reprise  de  mes  tintements  d'oreille.  Prends 
donc  encore  un  peu  de  patience.  Tu  recevras  bientôt  ma 
dernière  lettre,  te  donnant  avis  du  jour  précis  de  mon  ar- 
rivée, vingt-quatre  heures  d'avance  tout  au  plus.  Adieu 
donc.  Tout  à  toi  de  cœur, 

J.-F.  Ch. 

P. -S.  —  Les  journaux  me  mettent  fort  à  l'aise  par  rap- 
port au  Roi  de  Naples'.  Il  ne  sera  donc  à  Paris  que  plusieurs 
jours  après  moi.  Mille  respects  à  notre  vénérable 


Bordeaux,  2  mars  1830. 

Me  voici,  mon  bien  cher  ami,  arrivé dans  la  Ville  du 

12  mars;  je  vais  en  courir  les  monuments   pour  achever 
mon  éducation  et  mes  caravanes,  car  c'est  demain  au  soir, 

1.  Le  duc  de  Blacas  avait  dit  à  Clianipolliou-Figeac  que  le  roi  et  la 
reine,  se  rappelant  «  les  bonnes  leçons  »  que  «  l'Égyptien  »  leur  avait 
données  à  Naples,  seraient  heureux  d'en  recevoir  de  nouvelles  au  Musée 
du  Louvre. 


DE   CHAMPOLLION   LE   JEUNE  481 

mercredi  3  mars,  que  je  monte  dans  le  courrier  à  dix  heures 
du  soir,  pour  arriver  enfin  à  Paris,  vendredi,  je  ne  sais  à 
quelle  heure'.  Vous  pouvez  en  avoir  connaissance  exacte,  et 
j'espère  trouver  quelqu'un  à  qui  parler  en  descendant  de 
voiture.  Je  ne  dis  davantage.  A  vendredi  donc.  Tout  à  toi, 

J.-F.  Ch. 

P. -S.  —  Salvador  a  dû  déposer  mes  caisses  de  dessins. 
Les  autres  caisses  sont  peut-être  arrivées  ?  Je  te  prie  de  faire 
savoir  au  Louvre  que  douze  caisses  d'antiquités  doivent  ar- 
river ce  même  jour  à  l'adresse  de  M.  de  La  Bouillerie. 
Qu'on  les  reçoive  donc  en  conséquence. 

1.  A  deux  heures  du  matin,  l'heure  juste  où,  deux  ans  plus  tard,  il 
mourut. 


BlHL.   hOVl'T.,   T.  xxxi. 


APPENDICE 


Lettres  écrites  par  Mohammed,  mamour  de  Tahta', 
À  Champollion 

Lui  (Dieu) 

O  le  plus  cher  des  amis,  le  trésor  des  compagnons,  notre  ami 
chéri,  le  très  honoré,  le  général,  le  seigneur,  le  respectable,  que  le 
Dieu  très  haut  le  conserve. 

Après  la  présentation  de  mes  salutations  avec  le  plus  vif  désir 
(de  vous  voir),  le  but  de  cet  écrit  est  :  1*^  de  m'informer  de  votre 
glorieuse  personne;  2°  hier  nous  convînmes  avec  Votre  Excellence 
qu'au  jour  de  la  date  (de  cette  lettre),  nous  resterions  ensemble, 
pour  nous  voir  et  pour  augmenter  l'amitié.  Au  jour  de  la  date, 
nous  fîmes  les  préparatifs  convenables  ;  mais  nous  sommes  allé 
le  matin  à  Terrah  pour  une  affaire,  et,  au  retour,  nous  avons  vu  que 
vous  étiez  parti  en  bonne  santé.  Par  suite  de  cela,  vous  avez  une 
dette  à  acquitter  envers  nous,  mais  nos  réclamations  sont  pour 
l'époque  de  votre  heureux  retour,  lorsque  nous  vous  reverrons  dans 
la  plus  parfaite  santé.  Vous  recevrez  Salamé  et  Nicolas  (deux  ser- 
viteurs du  mamour,  l'un  arabe,  l'autre  grec).  Que  le  Dieu  très  haut 
vous  ramène  sains  et  saufs,  et  puissions-nous  vous  revoir,  eux  et 
Votre  Excellence,  doués  de  la  plus  parfaite  santé  ;  que  le  Dieu  très 
haut  vous  conserve. 

Écrit  le  3  de  djoumadi  premier  de  l'année  44  (ou  1244  de  l'hégire, 
14  novembre  1828  de  J.-C.l. 

De  la  part  de  l'ami  Mohammed,  mamour  de  Tahta  et  de  Djerdjé. 

(Le  sceau  porte:  Mohammed,  son  scrcitcur,  c'e^tli-d'wc 'Slobiim- 
med,  serviteur  de  Dieu.) 

1.  Voir  |).  111  <lii  pi'éscnt  vohimc. 


484 


APPENDICE 


^c  jl^ll  Vjl  .jc/-^  ^Ul  j  Jl^^Vl  ;9jl  -^..>c  U^!l  ^jj^\  ^ 


it 


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Sceau. 


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j^^\ 


U^j^  IL^J. 


APPENDICE  485 


Lui  (Dieu] 


Ô  le  plus  cher  des  amis,  le  trésor  des  compagnons,  notre  ami 
chéri,  le  bey  magnifique,  que  sa  vie  soit  longue. 

Après  vous  avoir  présenté  mes  salutations  avec  le  plus  vif  désir 
de  vous  voir,  l'objet  de  cet  écrit  est  :  1°  de  m'informer  de  l'état 
de  votre  glorieuse  personne,  et  de  votre  tempérament  agréable, 
élégant  et  fort  ;  2°  de  faire  parvenir  à  Votre  Excellence  la  lettre  que 
vous  avez  demandée  pour  Son  Excellence  notre  frère  chéri,  le  ma- 
mour  d'Esné.  Plaise  au  Dieu  très  haut  que  vous  voyagiez  en  bonne 
santé  et  que  vous  arriviez  de  même.  Puissions-nous  revoir  Votre 
Excellence  comblée  de  toute  sorte  de  biens  ;  présentez  nos  saluta- 
tions à  nos  honorables  amis  qui  sont  en  votre  compagnie,  et  en- 
voyez-nous de  vos  nouvelles;  que  le  Dieu  très  haut  vous  conserve. 
Écrit  le  4  de  djoumadi  premier,  etc. 

Les  lettres  qu'on  vient  de  lire  étaient  enfermées  dans  une  enve- 
loppe avec  l'adresse  suivante  : 

«  Qu'elle  parvienne  au  plus  honorable  des  amis,  au  trésor  des 
compagnons,  notre  ami  chéri,  le  Français  fils  de  bey  (noble),  le 
magnifique,  qu'il  vive  longtemps  au  sein  du  bonheur.  )) 

Pour  que  la  lettre  arrivât  plus  sûrement  à  son  adresse,  le  secré- 
taire avait  écrit  au  bas  les  chiffres  2468.  Ces  nombres,  comme  on 
voit,  suivent  une  proportion  arithmétique  dont  l'exposant  est  tou- 
jours deux,  et  ont  défont  temps  servi  d'exercice  aux  calculateurs 
orientaux;  ils  constituent  une  des  principales  combinaisons  de  la 
science  des  nombres,  jadis  tant  en  crédit  chez  les  pythagoriciens  et 
autres  sages  de  l'antiquité.  Les  Arabes,  chez  qui  chaque  lettre  de 
l'alphabet  a  une  valeur  numérique,  convertissent  quelquefois  les 
chiffres  dans  la  lettre  de  l'alphabet  (jui  a  la  valeur  correspondante, 
et,  au  lieu  de  2468,  ils  écrivent  b  d  r  h  dont  ils  font  le  mot  Bedouh. 
Mais  qu'on  lise  2468  ou  Bedouh.  la  valeur  superstitieuse  attachée 
à  ces  signes  n'est  pas  douteuse,  et  on  doit  les  regarder  comme  une 
des  formules  talismaniques  les  plus  estimées  des  Arabes,  des 
Persans  et  des  Turcs  de  nos  jours. 


486  APPENDICE 


CHAMPOLLION  AU   MAMOUR 

Monsieur  cher  et  unique  ami,  monsieur  Mohammed-Bey, 
que  le  Dieu  très  haut  le  conserve  ! 

Après  les  salutations  précieuses  et  le  grand  désir  de  votre 
agréable  présence,  le  motif  de  la  présente  est  que,  dans  ce 
moment,  nous  recevons  votre  chère  lettre,  et  votre  discours 
m'a  réjoui,  et  je  remercie  le  ciel  de  votre  santé  dont  je  désire 
la  continuation,  et  à  laquelle  je  dois  la  lettre  dont  vous 
m'avez  gratifié  pour  le  commandant  d'Esné,  de  laquelle  nous 
vous  sommes  infiniment  obligé.  Or,  ma  présente  servira  : 
1°  à  m'informer  de  votre  chère  santé  ;  2^  si  vous  désirez  des 
nouvelles  de  la  nôtre,  grâce  au  ciel  nous  sommes  parfaite- 
ment bien  portant,  et  nous  en  désirons  autant  et  plus  à  vous, 
et  nous  ne  serions  jamais  en  état  de  vous  manifester  le 
grand  chagrin  que  nous  éprouvâmes  de  votre  séparation, 
mais  nous  prions  le  ciel  que,  comme  il  nous  a  séparés,  il 
daigne  nous  réunir  de  nouveau,  car  il  est  le  très-puissant, 
et  alors,  à  notre  heureux  retour  s'il  plait  à  Dieu,  et  possédant 
votre  chère  présence,  nous  nous  acquitterons  de  ce  qui  est 
de  notre  devoir.  Cela  et  rien  de  plus.  Que  Dieu  allonge  votre 
vie  ;  mes  salutations  à  qui  vous  croirez  de  convenance. 

Votre  ami, 

Champollion. 
15  novembre  1828. 

(Lettres  traduites  de  l'arabe  et  annotées  par  Joseph-Toussaint  Rei- 
naud,  orientaliste.) 


TABLE  DliS  MATIÈRES 


Introduction i 

Année  1828 

Drovetti  à  Cliainpollion.  Gémialé,  '.]  mai 1 

Champollion  à  l'abbé  Gazzera.  Paris,  26  mai 2 

Au  grand-duc  de  Toscane.  Paris,  1 1  juin 4 

A  l'abbé  Gazzera.  Paris,  9  juillet 5 

A  Augustin  Thevenet.  Paris,  10  juillet 6 

Extrait  du  Journal  (16  au  31  juillet) 7 

Champollion  à  Champollion-Figeac.  Lyon,  18  juillet 9 

S.  Cherubini  à  Champollion-Figeac.  Aix,  23  juillet 10 

Champollion  à  Champollion-Figeac.  Toulon,  25  juillet 11 

Au  même.  Toulon,  29  juillet 13 

Au  même.  Toulon,  1^0  juillet 15 

Au  même.  En  mer,  3  août 15 

Au  même.  En  mer,  4  août 1(5 

Au  même.  En  mer,  5  août 16 

Au  même.  En  mer,  6  août 17 

Au  même.  En  mer,  7  août 18 

Extrait  du  Journal  (18  au  20  août) 18 

Champollion  à  Champollion-Figeac.  .Mcxandrie,  22  août.  .  .  28 

Au  même.  Alexandrie,  23  août 30 

.\u  même.  Alexandrie,  24  août 35 

Au  même.  Alexandrie,  25  août   37 


488  TABLK    DKS    MATIKRES 

Ilippolyte    RoscUini    à   ("iKiinpoUion- Ki,i!;e:ic .    Alexandrie, 

2C)  août :-58 

Ch.-iinpollion  à  (Miainpollion-Kiii'cac.  yVlexandrie,  2\)  août.  .  .  39 

Au  inrino.  Alexandrie,  10  septembre 42 

Au  uiôine.  Alexandrie,  13  septembre 46 

Uè!j,lcment  à,  observer  pendant  le  voya^^e 48 

Extrait  du  Journal  (Il  au  21  septembre) r)0 

Chainpollion  à  (Miampollion-Figeac.  Le  Caire,  27  septembre  79 

I^lxtrait  du  Journal  (30  septembre  au  5  octobre) HO 

ChampoUion  à.  (''hampollion-P''igeac.  S;ikkara,  5  octobre..  •  .  112 

Extrait  du  Journal  (6  au  8  octobre) 116 

Notice  de  Nestor  L'hôte  sur  le  Sphinx  de  Gizéh 121 

ChampoUion  à  Chaini)ollion-Figeac.  Gizéh,  8  octobre 123 

l^Atrait  du  Journal  (20  octobre  au  6  novembre) 124 

ChampoUion  à  ChampoUion-Figeac.    Béni -Hassan,   5  no- 

Aeml)re 130 

Au  même.  Antinoé  el-Tell,  6  novembre 137 

Au  même.  Devant  Monfalouth,  8  novembre 137 

i<]xtrait  du  Journal  (7  au  10  novembre) 140 

ChampoUion  à  Champollion-Figeac.  Thèbes.  24  novembre..  150 

Au  directeur  de  la/?('rac  cnn/rlopi'dif/ne  (octobre  1821) 154 

A  Chauipollion-lM-cac.  'riicbçs,  21  no\embre  {suite) 157 

Au  même,  riiihi',  8  décembre 165 

Année  1829 

Au  même.  Ouady-llalfa,  l"''  janvier 172 

A  M.  Dacier.  Ouady-IIalfa,  l"'"  janvier 181 

A  Augustin  Thevenet.  Ouady-Halfa,  b''"  janvier 183 

Extrait  du  Journal  (30  décembre  au  22  janvier) 184 

ChampoUion  à  Champollion-Figeac.  Ibsamboul,  12  janvier.  209 

Au  docteur  Parisot.  Ibsamboul,  16  janvier 214 

A  Champollion-Figeac.  El-Mélissah,  10  février 216 

Au  même.  Ombos,  14  février 241 

Au  même.  Ombos,  15  février 243 

Au  même.  Thêbes,  12  mars 244 

Au  même.  Thèbes  (Biban  el-Molouk),  25  mars 245 

Au  même.  Biban  elMolouk,  18  mai 278 


TABLE    DES    MATIÈRES  489 

Au  même.  Biban-el-Molouk,  26  mai 281 

Au  même.  Thèbes,  18  juin 308 

Au  même.  Thèbes,  18  juin 328 

Au  même.  Thèbes,  20  juin 336 

Au  même.  Thèbes  (rive  occidentale),  .  .  juin 342 

Au  même.  Thèbes  (Médinet-IIabou),  30  juin 347 

Au  même.  Thèbes  (environs  de  Médinet-IIabou),  2  juillet  .  .  374 

Au  même.  Thèbes  (Kourna),  4  juillet 385 

Au  même.  Thèbes  (palais  de  Kourna),  6  juillet 391 

Au  même.  Sur  le  Nil,  près  d'Antinoé,  11  septembre 403 

Le  vicomte  de  La  Rochefoucauld  à  Chaiiipollion    le  Jeune. 

Paris,  14  mai 409 

Champollion  à  Champollion-Figeac.  Le  Caire,  lô  septembre  410 

Au  même.  Alexandrie,  30  septembre 412 

Au  même.  Alexandrie,  . .  octobre 413 

Au  docteur  Pariset.  Alexandrie,  27  octobre 415 

Au  même.  Alexandrie,  2i)  octobre 415 

A  Champollion-Figeac.  Alexandrie,  'J  novembre 416 

Au  même.  Alexandrie,  28  novembre 417 

Extrait  d'une  Notice  de  Nestor  L'hôte  sur  la  condition  du 

fellah  égyptien 426 

Notice  sommaire  sur  l'Histoire  d'Egypte 427 

Note  remise  au  vice-roi  pour  la  conservation  des  monuments 

de  l'Egypte 443 

Champollion  à  Champollion-Figeac.  Toulon,  25  décembre..  448 
Au  baron  de  La  Bouillerie.  Lazaret  de  Toulon,  26  décembre  451 
Au  vicomte  de  La  Rochefoucauld.  Lazaret  de  Toulon,  26  dé- 
cembre    452 

A  L.-J.-J.  Dubois.  Lazaret  de  Toulon,  27  décembre 454 

A  l'aljbé  Gazzera.  Lazaret  de  Toulon,  28  d<'ceinbre 458 

Année  1830 

A  Dacicr.  Rade  de  Toulon,  P''"  janvier 463 

A  Champollion-Figeac  Lazaret  de  Toulon,  2  janvier 466 

Au  même.  Rade  de  Toulon,  14  janvier 4()7 

Au  directeur  du  journal  L'Aviso  de  La  Mcditerranée.  Toulon, 

15  j.invicr 470 


490  TABLE   DES   MATIÈRES 

A  Champollion-Figeac.  Aix,  29  janvier 473 

A  Rosellini.  Aix,  29  janvier 475 

A  Champollion-Figeac.  Toulouse,  18  février 478 

Au  même.  Bordeaux,  2  mars 480 

Appendice.  —  Lettres  écrites  par  le  mamour  de  Tahta  à 

Champollion  (14  novembre  1828) 483 

Champollion  au  mamour  de  Tahta  (15  novembre  1828) 486 


CHALON-SUR-SAONE.    IMP.    FRANÇAISE    KT   ORIliNTALK    K.    BERTRAND.    56 


I 


N  MANCHESTER 
INniANA