«I,. l«
NEW YORK
UNIVERSITY
LIBRARIES
INSTITUTE OF FINE ARTS
BIBLIOTHÈQUE
ËGYPTOLOGIQUE
TOME TRENTE-UNIÈME
CHALON-SUK-SAONE
IMPaiMKlUR FRANÇAIS!-; ET ORIENTALE DE E. lîERTIiANn
BIBLIOTHÈQUE
ÉGYPTOLOGIQUE
CONTENANT LES
ŒUVRES DES ÉGYPTOLOGUES FRANÇAIS
dispersées dans divers Recueils
et qui n'ont pas encore été réunies jusqu'à ce jour
PUBLIEE sous LA DIIIECTION DIÎ
G. MASPERO
iMembre de l'Institut
Ilirecleur d'études à l'École pralli|uc des Hautes Études
Professeur au CoUèi-'e de France
TOME TRENTE-UNIÈME
LETTRES ET JOURNAUX DE CHAMPOLLION
recueillis et antiotés
Par H. HARTLEBEN
TOME DEUXIEME
LETTRES ET JOURNAUX ÉCRITS PENDANT LE VOYAGE D'EGYPTE
F A II I S
ERNEST LEROUX, ÉDITEUR
28, HUE nONAPAUTK, 28
1909
LETTRES ET JOURNAUX
DE
CHAMPOLLION LE JEUNE
TOME DEUXIEME
LETTRES ET JOURNAUX ÉCRITS PENDANT LE VOYAGE D'ÉQYPTE
CHALON-SUR-SAONli
IMPKIMERIli Kl'.ANÇAISE KT ORIENTALE DE É. UERTKAND
LETTRES ET JOURNAUX
DE
CHAMPOLLION LE JEUNE
recueillis el aiiiiolcs par
H. HARTivEBEN
TOME DEUXIEME
LETTRES ET JOURNAUX ÉCRITS PENDANT LE VOYAGE D'EGYPTE
V A lU s
ERNEST LEROUX, ÉDITEUR
^8, HUIi BONAPARIK, 28
1909
64gT
INSTITUTS
,A3
Oui, Menés, je revois mou antique patrie,
Je foule avec transport cette terre chérie,
Et le fleuve sacré, riche présent des Dieux,
Le Nil, le Nil enfin se présente à mes yeux.
/ ■ L * ^/Î^^VWX^tiWM*
. E. BERTRAND, ChaLON-S-
INTRODUCTION
La nouvelle de la destruction des flottes turque et égyp-
tienne dans la rade de Navarin' n'arriva à Alexandrie
qu'assez tard, dans la matinée du 2 novembre 1828. Au
premier moment, les Européens en furent fort effrayés. En
efïet, les deux seuls consuls occidentaux, qui auraient pu,
en la circonstance, exercer une influence réelle sur les ré-
solutions du Vice-Roi, n'étaient pas présents; celui de
France, Drovetti, s'attardait à Paris, et l'Anglais, le suc-
cesseur d'Henri Sait, n'avait pas encore rejoint son poste.
Ce qui, malgré tout, rassurait les colonies, c'est que Mo-
hammed-Aly avait réuni la veille les consuls des autres
puissances, et leur avait déclaré que c'était contre son acis
que le Sultan avait pris la résolution « dont le résultat
» pourrait bien être un sinistre ». Il s'attendait donc à
apprendre la ruine de son armée et de sa flotte, peut-être
même la mort d'Ibrahim-Pacha, son fils! Même en ce cas,
il n'exécuterait point les ordres qui pourraient lui venir de
1. Seuls, vingt-deux bâtiments, dont six corvettes, tous appai-lenant
à l'Egypte, échappèrent au désastre.
II INTllODUCTION
kl Sublime Porte, » d'attenter aux droits de l'hospitalité »,
et il garantissait sur sa tête l'entière sûreté des Européens.
Dans raprès-micli du 2, les portes du Palais furent ou-
vertes à tout venant, et, en présence de beaucoup d'Euro-
péens, le Pacha dit à ses principaux officiers : « J'avais
prévenu le Grand Seigneur et mon fils de ce qui arriverait,
et que les Anglais n'étaient pas des Grecs ! Il ne suffit pas
d'avoir des hommes et des vaisseaux, il faut encore savoir
les conduire et se battre. Nous ne sommes point encore au
point de pouvoir nous mesurer avec eux » Il fit ensuite
appeler le commandant de la Vestale, le combla d'honneurs
et d'amitiés, le tout en présence des hauts dignitaires turcs,
et avec un visage riant. Il voulait, par cette conduite, em-
pêcher que la douleur des Turcs ne devînt funeste aux rési-
dents; il y réussit si pleinement que bientôt le peuple n'en
voulut plus qu'à la Porte, dont l'obstination avait causé le
désastre. « Pas un mot, pas un reproche aux Européens,
n'est sorti d'aucune bouche. Nous sommes, s'il est possible,
plus tranquilles que ci-devant Le contre-coup que des
désordres à Constantinople pourraient produire chez nous,
nous paraît peu à redouter, puisque le premier moment, le
plus terrible sans doute, s'est si bien passé. Ici les intentions
du chef sont admirables, et sa puissance s'exerce même
d'une manière exclusive sur la pensée de son peuple, — il
n'y a rien à craindre »
Ce fut un correspondant du Journal du Commerce qui
apprit aux Parisiens ces bonnes nouvelles, et, deux jours
plus tard, dans la matinée du 23 décembre, pour l'anniver-
saire de sa naissance, Champollion eut la grande joie de
recevoir une aimable lettre de Pedemonte, le consul sarde,
INTRODUCTION III
gendre de Drovetti, où elles étaient confirmées de la manière
la plus positive. Drovetti avait quitté Toulon le 22 décem-
bre, en hâte, et la mort de Sait avait modifié son attitude
à l'égard des deux frères. Débarrassé de son rival et se
croyant maitre de la situation en Egypte, il avait écrit aux
deux Champollion une lettre d'adieu, dans laquelle il leur
donnait à entendre ([u'il no fallait plus penser, — vu la
(( dangereuse attitude » du Vice-Roi, — ni à entreprendre
des recherches scientifiques en Egypte, ni à diriger vers le
Soudan une expédition pacifique destinée à compléter les
expéditions militaires de Mohammed-Aly. Drovetti, en
effet, avait déjà casé plusieurs fils de princes nègres dans la
Mission des jeunes étudiants égyptiens confiés aux soins de
Jomard, à Paris : « Le Pacha, disait-il, a fait des machines
de guerre des esclaves abrutis de l'Afrique centrale, — hi
France doit les transformer en êtres humains. » Champol-
lion-Figeac, sans croire à la possibilité d'un succès, avait
tout fait néanmoins afin de réaliser les projets de Drovetti.
Champollion le Jeune, de son côté, avait prié Raymond
Pacho de faire des conférences publiques afin de démontrer
(jue la conquête morale du Soudan assurerait la conserva-
tion des monuments anti(iues de l'Kgypte, sans cesse me-
nacés par la barbarie africaine. L'une de celles qu'il fit,
entre autres, à la Société çjéorjrapJdquc, avait eu un succès
d'autant plus gi'aiid, (juo l'on savait (lue c'était le protégé
de Sali qui recommandait aussi énergifjuement les projets
de Drovetti! Voir réconciliés ces deux adversaires à ou-
trance, avant son arrivée en Lgypte, était, on elîet, le désir
légitime de Cliain[)()llion, qui ignorait la mort de l'Anglais.
Les frères crurent discerner, dans la volte-face soudaine
IV INTRODUCTION
de Drovetti, l'influence hostile de Jomard, son ami in-
time : ils se trompaient, car, pour lui, en pareil cas, les
événements seuls comptaient, et non les opinions d'autrui.
On comprendra, du reste, que la disparition de Sait rendît
superflue et même dangereuse pour le prestige scientifique
de Drovetti la présence de « l'Égyptien » en Egypte. Le
changement de Ministère, au 6 janvier 1828, annula l'effet
de cette manœuvre. Le vicomte de Martignac, qui, dès
1822, s'était déclaré le protecteur de Champollion, remplaça
Corbière, son adversaire de parti pris : a C'est l'aube d'un
nouveau jour pour notre « Égyptien », disait Arago, et lui-
même, ainsi que Champollion-Figeac, que la perspective
d'une expédition d'Egypte avait effrayés jusque-là, résolu-
rent de passer outre aux objections de Drovetti. Le retour
du duc de Blacas acheva de lever les obstacles. Le 26 avril,
le comte de La Rochefoucauld, profitant de la présence du
Roi dans les salles du Louvre, lui amena Champollion, et
celui-ci eut avec le monarque un court entretien confidentiel
dans lequel l'expédition fut décidée. Blacas, de son côté,
remit le plan du voyage au Roi et vit plusieurs ministres'.
Au dernier moment, tout faillit être remis en question. Le
Roi, influencé on ne sait par qui, s'imagina d'exiger que la
France seule agît : l'adjonction d'étrangers à la mission
lui paraissait de nature à causer, à un moment donné, de
grands embarras. Blacas s'était laissé convaincre et parlait
1. MM. de La Fcrronnais, ministre des Affaires étrangères, de
Martujnae, ministre de l'Intérieui-, Hyde de Nciwille, ministre de la
Marine, et de La Bouillerie, intendant générai de la Maison du Roi.
Ce dernier remplaçait le duc de Doudeauville, qui s'était démis de sa
cliarge, lors du licenciement de la ijarde intltoiuile qu'il n'avait pu
empêcher.
INTRODUCTION V
même d'éliminer la Toscane. Champollion lui déclara fran-
chement qu'en ce cas il préférait renoncer à son projet : les
engagements qu'il avait pris à l'égard du Grand-Duc étaient
tels qu'il ne pouvait les rompre sans offenser gravement
ce souverain. Blacas réfléchit et ne tarda pas à lui donner
raison. Aussi bien, beaucoup de défections se produisirent-
elles, la plupart involontaires, parmi ceux qui avaient
promis leur concours.
Les comtes Kossakowsky, Carlo Vidua, Bardi et Montalvi,
se retirèrent, pour des causes différentes. Sir W. Gell dut
s'excuser, faute d'argent \ D'autre part, le D^ Pariset, qui
s'était offert pour accompagner Champollion qu'il aimait
tendrement, venait de prendre le commandement d'une ex-
pédition médicale que le gouvernement français envoyait en
Egypte et en Syrie pour étudier et détruire la peste^. Ces
contretemps ne découragèrent pas Champollion; ne rece-
vant pas de réponse de Drovetti, à qui il avait écrit deux
longues lettres, il entama vigoureusement les préparatifs.
C'est à Paris même qu'il se munit d'une partie des objets
nécessaires. « Les armes, les moyens sanitaires, des objets
pour présents, des instruments d'optique, des outils de di-
verses professions, les ustensiles de ménage firent partie de
ces approvisionnements ; les provisions de bouche ne furent
faites qu'à Alexandrie. La corvette VÉglé, commandée par
M. Cosmao-Dumanoir, fut désignée pour le voyage, et reçut
1. Il écrivit à Yoiiny : « I wish you had sent me to Egypt with
Champollion who otîered to take me, but I had no money. I hâve no
doubt, I should hâve done something, as I think I take views and
plans quicker than my noighbours and hâve more patience in working
<»ut the hieroglypliics. »
2. Dos obstacles imprévus obligèrent le docteur Pariset de partir
plus tard, au regret de tout le monde.
VI INTRODUCTION
Tordre de se disposer à partir du port de Toulon à la fin de
juillet 1828'. »
Cliampollion emmenait avec lui l'architecte Antoine
Bihent, dont il a été question au volume précédent, Charles
Lenormant, inspecteur au département des Beaux-Arts, et
comme dessinateurs, Nestor L'hôte\ employé à la direction
générale des Douanes, Salvatore Cherubini'; Alexandre
Duchesne, Bertin fils et Lehoax, élèves du baron Gros.
Pendant les r/ow^e à quaior:^e mois qu'ils resteraient en
Egypte, chacun d'eux devrait recevoir 3.000 francs nets;
en outre, il leur serait fourni gratuitement tout ce dont ils
auraient besoin pour leur entretien, pour leurs travaux,
même personnels, et pour leur correspondance, celle-ci fort
coûteuse en ce temps-là, plus deux costumes orientaux. —
Le Grand-Duc, de son côté, avait désigné, pour se joindre
aux Français, le professeur Ippolito Rosellini, l'ingénieur
1. Préface des Lettres écrites d'Egypte, publiées par Champollion-
Figeac en 1833.
2. L'hôte avait manifesté de bonne heure une passion violente pour
l'Egypte ancienne. Au premier bruit de l'expédition projetée par
ChampoUion, il avait écrit à celui-ci des lettres ardentes, « véritables
traits de feu », comme disait Dacier en plaisantant. Lorsque Cham-
poUion fut revenu à Paris, en novembre 1826, L'hôte s'installa rue de
Seine, n° 89, tout près de « l'Égyptien », qui demeurait alors rue Maza-
rine, n° 28, et il lui rendit des services notables. Champollion-Figeac,
qui avait le jugement plus rassis que son cadet, n'avait pas trop de
confiance dans la persévérance du jeune dessinateur. N'oublions pas de
dire que celui-ci était l'oncle par alliance d'Auguste Mariette, qui fut
le premier directeur du Service des Antiquités de l'Egypte.
3. Fils du célèbre compositeur de musique, nature aussi profonde
que tranquille, et le seul de tous les compagnons de voyage de Cham-
poUion, qui ne voulût point se séparer de lui, « ne fût-ce que pour
un jour ». Son dévouement extraordinaire touchait profondément celui
qui en était l'objet. — Salvador Cherubini était le beau-frère de Rosel-
lini, qui, le 30 octobre 1827, avait épousé Zenobia Cherubini.
INTRODUCTION VII
et architecte Gaetano Rosellini, l'archéologiie docteur en
médecine AJessandro Ricci, le dessinateur Angelelli, le
professeur d'histoire naturelle Giuseppe Raddi et son jeune
élève Galastri. Le gouvernement du Roi offrit aux Toscans
de les recevoir gratuitement sur VÉglé, au même titre que
leurs collègues français, et rendez-vous leur fut donné à
Toulon, pour le 25 juillet.
Peu de jours avant c|ue ChampoUion quittât Paris le
16 juillet, son frère reçut une lettre de Drovetti, datée du
3 mai', et qui en renfermait une autre, adressée à Jean-
François. Bien qu'il fût très effrayé de leur contenu, il eut
l'heureuse idée de n'en point parler pendant plus de deux
semaines. Il redoutait en effet qu'elles ne tissent échouer
l'expédition tant et si longtemps désirée, et qu'un échec
survenant au dernier moment ne portât un coup mortel à
son frère, dont la santé était toujours assez précaire. D'ail-
leurs, connaissant l'égoïsme rusé de Drovetti, il croyait lire
entre les lignes et deviner les véritables intentions de son
correspondant. Lorsqu'il fut obligé enfin d'en parler aux
différents ministres, le danger était conjuré. Il est vrai c[ue
des dépêches furent immédiatement envoyées à Toulon afin
d/y retenir les voyageurs, mais elles arrivèrent trop tard et
il paraît qu'il n'en pouvait plus être autrement. En agissant
ainsi, il contribua donc de nouveau, et puissamment, à
sauvegarder a l'I^gyptien » et à assurer les intérêts de la
science nouvelle'.
Le 25 août, Champollion-Figeac écrivit à son frère :
1. Voir p. 1 du présont volume.
2. Jacques-Joseph CliampoUion-Figeac, né le 9 octobre 1778, mourut
le () mai 18t)7. Lo portrait que nous publions ci joint est île \S'2-i.
VIII INTRODUCTION
(( Depuis votre départ, les journaux n'ont cessé de ra-
conter toutes sortes d'histoires sur les dépêches télégra-
phiques qui vous ont rappelés, sur les avisos, lancés à votre
poursuite : ils finiront par faire partir des courriers en
toute hâte, pour vous aller pêcher dans toutes les mers. Ce
qu'il y a de sûr au milieu de tout cela, c'est que Pariset a
reçu, depuis quinze jours, à Marseille, l'ordre de ne pas
partir. Il en est désolé et je ne sais comment le consoler »
— Grâce à l'entremise énergique du jeune comte Léon de
Laborde, qui revenait de l'Egypte, Pariset reçut enfin la
permission de partir également. En effet, Laborde donna
aux ministres l'assurance que Mohammed- Aly lui-même
désirait vivement l'arrivée du grand médecin, et qu'il faisait
déjà construire « un hôpital pour les futurs pestiférés )). //
ne manque plus que la peste, disait-on en plaisantant à
Alexandrie, où, d'après certains indices, on croyait être à
la veille de son apparition. Heureusement pour ChampoUion
et pour ses compagnons, elle se fit attendre pendant deux
ans et elle n'éclata qu'après leur retour en Europe.
Je me fais un plaisir et un devoir de remercier M. Mas-
pero des conseils éclairés qu'il a bien voulu me donner pour
l'arrangement des Lettres d'Italie et d'Egypte, et aussi pour
l'attention constante avec laquelle il a suivi l'impression de
ces deux volumes.
Je n'oublierai pas non plus de reconnaître combien ma
tâche a été facilitée par M. Bertrand, imprimeur orientaliste,
bien connu par la perfection de ses travaux.
H. Hartleben.
Chalon-sur-Saône, le 29 septembre 1909.
(iMaison Chabas.)
^//^/?^«/>>^-^
LETTRES ET JOUIINAIIX
ÉCRITS PENDANT LE
VOYAGE D'EGYPTE
B. DROVETTI A CHAMPOLLION
Gémialé, 3 mai 1828.
J'ai reçu la seconde de vos lettres que vous m'avez fait
l'honneur de m'écrire le 18 février; je vous prie d'être per-
suadé qu'après vous, personne ne prend un plus vif intérêt
que moi à l'excursion importante que vous vous proposez
de faire en Egypte. Aussi je souffre plus qu'aucun autre des
circonstances qui ne me permettent pas de vous encourager
à l'exécution de ce projet dans le courant de cette année, à
moins que, d'ici au mois d'août, les mesures de coercition
adoptées contre les Turcs par les puissances signataires du
Traité de Londres n'obtiennent les résultats qu'on se pro-
pose. Il règne en Egypte, comme dans toutes les autres
parties de l'Empire ottoman, un esprit d'animosité envers
les Européens, qui, en certains cas, pourrait produire des
fermentations et des mouvements séditieux contre la sûreté
individuelle de ceux qui y sont domiciliés ou qui s'y trou-
veraient voyageant. S'il ne dépendait que de la volonté de
Mohammed-Aly d'arrêter les clîets du mécontentement, il
ne m'aurait pas été difîicile d'obtenir ce que vous m'aviez
cliargé de lui demander, mais il est lui-même en butte à
UlUL. ÉGYIT., T. XXXI. 1
2 LETTRES ET JOURNAUX
cette animosité à cause de ses principes et de ses sentiments
européens, et il n'a pas osé me donner les paroles de garantie
que je sollicitais pour vous et vos compagnons de voyage.
Si, dans l'intervalle, il survenait un changement dans la
situation politique des puissances intervenantes vis-à-vis de
la Turquie, vous pourrez vous mettre en route sans attendre
de nouveaux avis; votre expédition n'éprouvera aucune
diffîculté et sera protégée de la manière la plus efficace par
le gouvernement local. — Rosellini a fait la même demande
et a reçu la même réponse.
Veuillez être bien convaincu que je suis on ne peut plus
affligé de ne pouvoir vous en donner une conforme à vos
désirs, qui doivent être ceux de tous les amis des sciences
que vous cultivez avec tant de succès
CHAMPOLLION A L'ABBE GAZZERA
Paris, 26 mai 1828.
Mon très cher ami.
J'ai compté sur votre indulgence et votre amitié, et j'ai
espéré que vous me pardonneriez le long silence que j'ai
gardé avec vous. Les tracasseries inséparables d'une orga-
nisation telle que celle de mon Musée, où tout était à faire,
m'ont empêché de donner à ma correspondance la suite et
l'activité désirables. Mais enfin me voilà à peu près débar-
rassé, et je vois avec satisfaction qu'une année entière de
plaisir et d'études va s'ouvrir pour moi, et pour vous si vous
le voulez.
Mon voyage d'Egypte est arrêté définitivement pour cette
année-ci, 1828. Les fonds nécessaires sont faits par nos mi-
DE CIIAMPOLLION LE JEUNE 3
nistres, et d'ici à peu de jours j'aurai tous mes papiers bien
et dûment signés. Je compte m'embarqucr à Toulon dans
les premiers jours d'août prochain, et arriver en Egypte
vers le premier septembre. Le voyage durera une année au
plus.
J'ai toujours compté que vous seriez des nôtres, et, quoique
les réductions qu'on a faites à mon plan ne me permettent
point de vous assurer une indemnité pécuniaire à votre re-
tour, je me suis arrangé de manière à ce que vous puissiez
venir avec moi et rentrer en Europe sans que vous ayez au-
cune dépense à faire. Il suflira de venir de Turin à Toulon,
ce qui n'est pas loin, et je me charge du reste. Nous serons
transportés à Alexandrie sur un bâtiment de guerre, et
nous remonterons le Nil sur un grand et bon bâtiment d'eau
douce. Nous vivrons là en frères et le mieux que nous pour-
rons, à la garde de Dieu et de son Prophète.
Voici donc le moment d'aller faire nos dévotions dans la
cathédrale de Thèbes. Tenez cette détermination secrète, si
vous le Juge:; convenable, et faites des démarches prépara-
toires pour obtenir un congé d'un an à compter du mois de
juillet prochain, avec la conservation de votre traitement que
vous trouveriez au retour. Je vous écrirai donc dans peu de
jours d'ici pour vous donner rendez-vous à Toulon à Jour
fixe. Venez jusques-là, et je me charge du reste.
J'aime à croire qu'on ne sera point assez barbare pour
vous refuser un congé pur et simple, puisque vous ne de-
manderez (jue cela. S'il était nécessaire que j'écrivisse moi-
même, mandez-le-moi; j'écrirai à (|ui vous voudrez et ce
(|ue vous voudrez.
Vous n'aurez besoin de faire aucun ap[)r()visi()nii(Miient.
Je pense à tout moi-même, et cela me regarde. Contentez-
vous de j)rendre le linge et les habits strictement néces-
saires, et voilà tout. Le moins d'(Mnl)arras possible. Que fait
notre ami Costa? 11 pourrait bien de temps en temps nie
donner de ses nouvelles, mais la paresse! ou la philosophie!
4 LETTRES ET JOURNAUX
Mes amitiés à Plana, Boucheron, Pa[uli]. Dites à Peyron,
s'il désire des copies de nos Papyrus, de s'adresser à Le-
tronne, que j'autorise à les lui envoyer. — Si l'Académie
Royale vous chargeait de faire quelques acquisitions en
Egypte pour le Musée Égyptien, ce serait bien, ne vous
donnât-elle qu'un fonds de douze cents francs pour les
achats; ce serait un motif pour certaines gens de vous
donner bien plus volontiers votre congé jusques à la fin
de 1829. — Voyez si vous pouvez tirer parti de cette idée,
qui servirait de prétexte à votre voyage. — J'attends votre
réponse sur tout cela. Tout à vous de cœur,
J.-F. Champollion.
Mes hommages, respects et amitiés aux maisons Balbe et
Sclopis.
CHAMPOLLION AU GRAND-DUC DE TOSCANE
Paris, 11 juin 1828.
Altesse Impériale et Royale,
C'est un véritable bonheur pour moi de voir enfin les cir-
constances favoriser un projet auquel la science attache na-
turellement de grandes espérances, et d'être à même au-
jourd'hui d'annoncer l'expédition prochaine de ce voyage
littéraire à un Prince dont la généreuse protection et les
soins éclairés veulent bien en assurer le succès.
Le Roi vient d'ordonner que les fonds nécessaires à une
complète exploration de l'Egypte sous le rapport des monu-
ments historiques soient mis à ma disposition, et je suis
autorisé à m'adjoindre plusieurs artistes, dessinateurs ou
architectes, pour relever fidèlement les nombreux bas-re-
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 5
liefs et toutes inscriptions monumentales, qu'il importe si
fort d'étudier et d'arracher ainsi à la destruction certaine
dont les menace une barbarie toujours active.
Le départ pour l'Egypte aura lieu vers la fin du mois de
juillet prochain, ou dans les premiers jours d'août, et il est
indispensable que la Commission toscane, que Votre Altesse
Impériale et Royale a daigné nommer dans le même but
que la Commission française, s'embarque en même temps et
sur le même vaisseau. Le ministre de la marine de France
doit donner le passage sur un bâtiment du Roi aux per-
sonnes qui feront partie de cette expédition littéraire et
toute pacifique, au milieu des mouvements guerriers dont la
Méditerranée et l'Orient sont dans ce moment le théâtre;
mais, fondés sur le sentiment que le Pacha Mohammed-Aly
doit avoir de son véritable intérêt, nous avons lieu d'espérer
que nos recherches en Egypte et en Nubie auront lieu dans
la sécurité la plus complète. Qu'il me soit permis de renou-
veler ici l'expression des profonds sentiments avec lesquels
je suis,
de Votre Altesse Impériale et Royale (etc.).
CHAMPOLLION A L'ABBÉ GAZZERA
Paris, 9 juillet 1828.
Je ne vous dis pas avec quel plaisir je vous embrasserai à
Toulon si vos affaires vous le permettent'. Ce sera une
grande joie pour moi. — Venez donc s'il n'y a pas trop
d'inconvénients pour vous. — Embrassez l'ami Costa pour
L Au dernier moment, ni la santé de l'abbé Gazzera, ni ses affaires
multiples ne lui permirent de tenir sa parole. Les deux amis ne se
revirent jilus.
6 LETTRES ET JOURNAUX
moi; faites-lui mes adieux, ainsi qu'à Plana, Peyron, Bou-
cheron, Pauli et toute la famille Sclopis Adieu, je suis
heureux de penser que je pourrai vous embrasser encore
avant de partir. Adieu, tout à vous de cœur et dame,
J.-F. ClIAMPOLLION.
P. -S. — Si Peyron avait quelques notes à me donner pour
ses recherches à faire en Egypte, je suis tout à sa disposi-
tion. Embrassez-le pour moi. — Addio, carissimo, addio.
ClIAMPOLLION A AUGUSTIN THEVENET
Paris, 10 juillet 1828.
Je ne veux point quitter l'Europe, mon cher petit, sans
te dire adieu, à toi, le plus ancien de mes amis, et celui qui
toujours a conservé une première place dans mes affections.
Je crois n'avoir point affaire à un ingrat et que j'ai toujours
dans ton cœur la place que j'y occupais autrefois, car nous
ne sommes plus l'un et l'autre dans lage où l'on fait de
nouvelles liaisons, au détriment de celles qui se sont déve-
loppées et qui ont grandi avec nous. Si tu avais jugé, d'après
mon silence à ton égard, que mon attachement pour toi
avait diminué par le temps et la distance, tu te serais
trompé, car j'ai toujours pris la part la plus vive à tout ce
qui a pu t'arriver d'heureux ou te survenir de triste et de
pénible. Je comptais t'embrasser à Grenoble en passant,
mais je suis tellement pressé que le temps me manquera
pour satisfaire à cet espoir. Il faut absolument c|ue je sois à
Toulon le 25 de ce mois, car la corvette VÉrilé, qui doit
me conduire à Alexandrie avec les quatorze personnes qui
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 7
m'accompagnent, mettra irrévocablement à la voile le 30.
Je serai à Lyon vendredi 18; j'y resterai jusques au
dimanche 20 au soir, que je partirai pour Aix où je dois
m'arrêter un jour. Si tes affaires te permettaient de venir
me voir à Lyon et passer deux jours avec moi, cela serait
charmant. Je pars pour un voyage tellement chanceux, que
j'ai soif d'embrasser les personnes qui me sont chères, et tu
dois penser combien je serais heureux de te revoir, avant
d'aller me jeter au milieu des faces basanées qui m'attendent
sur le rivage d'Afrique.
Tâche d'arranger cette partie de plaisir, car c'en est une
bien douce, et la distance est si petite! Tu me trouveras à
l'Hôtel du Nord, près de la place des Terreaux, ou, plus sû-
rement, tu sauras mon adresse chez M. Artaud, conservateur
du Musée de Lyon, au palais de Saint-Pierre. Je compte
presque sur le plaisir de te revoir ; aussi je ne te dis pas
adieu, persuadé que tu feras tout pour cela. Je t'embrasse
donc comme je t'aime, de tout cœur,
J.-F. Champollion.
EXTRAIT 1)1' JOURNAL DE 1828
Juillet, mercredi l(j. — Départ de Paris, malle-poste,
six heures du soir.
il. — A Auxerre, huit heures et demi, jusques à midi.
A Avallon. Vu passer le duc de Luynes.
A Autun à dix heures du soir.
18. — A Chalon à cinq heures avant midi.
A Mâcon à dix heures avant midi.
A Lyon à trois heures et demie ajjics midi ; descendu chez
M. Artaud. Diner et visite au Musée. — Ollivet. — Pro-
8 LETTRES ET JOURNAUX
menade à la Naumaclùe. Sièges des Députés Gaulois. —
Arvernes et Trévires. — Couché à neuf heures.
19. — Révoil. Visite au Musée : Bronze du Nil. Temps
affreux.
20. — Temps affreux. — Bougy' et sa femme. Parti de
Lyon le soir à onze heures, par le courrier de Marseille.
21. — Coteau de l'Hermitage. Pont de l'Isère. — A dix
heures et demie à Valence.
A trois heures à Montélimar.
A dix heures du soir à Avignon. Souper détestable. —
Augustin Thevenet au Relais !
22. — A six heures du matin à Aix. A midi chez M. Sal-
lier : vase gréco-romain, statue de faune assis. — Cal-
caire blanc.
Augustin Thevenet repartie soir pour Beaucaire.
23. — Bain aux Thermes de Seoctius, — Chez M. Sallier :
Papyrus d'Amenemdjom, papyrus historique de Sésostris,
contrat de Ptolémée Denys, Papyrus astrologique. — Dîné
chez M. Turcasse' avec M. Sallier.
24. — Parti pour Toulon à trois heures du matin. Grande
chaleur. A Toulon à sept heures du soir.
24. — Arrivé le soir. Dîner. Promenade en mer et au
Port.
25. - Visite à M. l'amiral Jacob. Allé à bord de YÉglé.
Trouvé le lieutenant. Visite du commandant Cosmao-Du-
rnanoir à l'hôtel. Dîner et promenade sur mer. Écrit à Paris.
1. Banquier grenoblois, ancien condisciple de ChampoUion : sa
femme était une parente de M""' Rosine. Ils apportaient à « l'Égyp-
tien » une bonne provision « de ratafla grenoblois, afin qu'il put boire,
» aux bords du Nil et de manière efficace, à la santé de ses amis
» dauphinois ».
2. Beau-frère de Salvador Cherubini ; il avait absolument voulu
recevoir ChampoUion comme son hôte, ce que M. Sallier n'avait pu
permettre, ayant déjà, depuis très longtemps, a arrangé un joli coin
» pour l'Égyptien », dont la visite lui avait été annoncée par leur ami
commun, Artaud, dès l'été de 1827.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 9
26. — A une heure, le commandant vient nous voir. Le
soir, bain de mer et longue promenade en chaloupe.
27. — Le matin, allé voir l'amiral, absent. — Le soir, bain
de mer par une forte brise. Rentré à Toulon par terre. —
Arrivée de Lenormand et de ses dames. Dîner.
28. — Arrivée de MM. Duchesne, Lhôte, Bertin et Le-
lioux. Arrivée des membres de la Commission italienne :
Ricci, Raddi, Angelelli, Gaetano Rosellini, et le préparateur
Galastri. — Dîner donné au commandant de VÉglé et à son
état-major. Le matin, vu l'amiral pour la relâche à Gir-
genti.
29. — Courses pour approvisionnements. Bains de mer.
30. — Suite des approvisionnements. Visité l'arsenal,
corderie, salle d'armes. Platines à percussion. Vaisseaux en
construction sur les côtes. Le Fontenoi.
3J . — Parti de Toulon à bord de VÉrjlé, à la voile, à midi.
Tombeau de l'Amiral en pyramide au sommet de la mon-
tagne.
CHAMPOLLION A CHAMPOLLION-FIGEAC
Lyon, 18 juillet 1828.
Me voici arrivé à Lyon en très bonne santé. J'ai trouvé
l'ami Artaud prêt à me recevoir, et je me suis établi chez
lui avec Rosellini. La nuit dernière, passée dans un bon lit,
m'a tout à fait remis. La goutte n'a point paru et je com-
mence à espérer que je l'esquiverai jusques à Toulon. Là,
elle peut venir à son aise ; je pourrai la soigner dans la
traversée, et les premières chaleurs d'Afrique en feront
bonne justice Le Musée de Lyon m'a offert, entre autres
morceaux curieux, une statuette en bronze, de sept pouces de
liautcur, représentant le dieu Nil, morceau d'un excellent
10 LETTRES ET JOURNAUX
travail. Je la fais dessiner pour mon Panthéon : c'est,
jusques ici, une chose unique et que je suis bien aise d'avoir
rencontrée.
L'ami Artaud a écrit aujourd'hui à M. Sallier d'Aix,
pour l'informer de mon prochain passage par cette ville. Je
m'attends donc à faire une bonne récolte dans cette nom-
breuse collection, et j'y consacrerai deux jours s'il le faut
Lorsque tu feras l'article annonçant le départ de l'expé-
dition égyptienne, n'oublie pas de comprendre Salvador
Cherubini au nombre des dessinateurs attachés à l'expé-
dition française : c'est Rosellini qui fait les frais de son
voyage, mais Salvador a un intérêt à être nommé parmi mes
dessinateurs français Adieu donc, je t'écrirai d'Aix et
sans faute.
S. CHERUBINI A CHAMPOLLION-FIGEAC
Aix, 23 juillet 1828.
Après un long dîner de famille, M. votre frère veut bien me
choisir pour son secrétaire
Le cabinet de M. Sallier renferme, outre de beaux tableaux, une
grande quantité d'antiquités assez précieuses Mais ce qui a
surtout excité l'admiration générale, c'est un papyrus d'une très
belle conservation, qui remonte à la huitième année du règne de
Sésostris. C'est un morceau bien précieux; aussi M. Champollion
compte bien passer par ici à son retour, pour lui faire une visite
plus longue. M. Sallier avait oublié de le lui montrer hier, et ce
n'est qu'aujourd'hui, fort tard, qu'il y a pensé, n'y attachant pas
toute l'importance qu'il mérite-
Mais, à présent qu'on lui a fait apprécier le trésor qu'il possède,
il en perdra, je crois, la tête, ce qui n'empêchera cependant pas
qu'il ne s'occupe de votre texte de Dioclétien.... Votre dévoué,
Salvador Cherubini.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 11
CHAMPOLLION A CHAMPOLLION-FIGEAC
Toulon, 25 juillet 1828.
Je suis arrivé ici hier au soir en parfaite santé, mon cher
ami, et après un voyage moins pénible que la saison d'été et
le ciel de Provence ne pouvaient le faire supposer. Partis
d'Aix à trois heures du matin, nous étions à Toulon sur les
six heures du soir; je me suis à peine aperçu de la chaleur
pendant la route, grâce aux fourrures en laine dont je suis
couvert ; ce qui me fait croire que le proverbe vulgaire,
Qui pare le froid pare le cliaud, doit être émané comme
tant d'autres de la sagesse des nations.
Il m'a été impossible de t'écrire d'Aix, comme j'en avais
le projet : le cabinet de M. Sallier m'a occupé pendant les
deux jours que j'ai passés dans cette vieille ville. J'y ai
trouvé quelques pièces importantes que j'ai copiées ou fait
dessiner. Ce ne fut que le soir du second jour que M. Sallier
me mit dans les mains un paquet de papyrus égyptiens non
funéraires, dans lequel j'ai trouvé : 1° un long papyrus en
fort mauvais état, qui m'a paru renfermer des observations
astrologiques, le tout en belle écriture hiératique ; 2° deux
rouleaux contenant des espèces d'odes ou litanies à la louange
du Pharaon Amcnhemdjom (Psammis), fils d'Osortasen;
S'^ un rouleau dont les premières pages manquent, mais qui
contient les louanges et les exploits de Rhamsès-Sésostris
en style biblique, c'est-à-dire, sous la forme d'une ode dia-
loguée entre les dieux et le Roi.
Cette a(îaire-ci est de la plus haute importance, et le peu
de temps que j'ai donné à son examen m'a convaincu que
c'est là un vrai trésor historique. J'en ai tiré les noms d'une
(juinzaine de nations vaincues, parmi lesquelles sont spécia-
lement nommés les Ioniens, <s>- -^^ (2 ) Q£}iû louni, lavani,
12 LETTRES ET JOURNAUX
et les Lyciens, Airne». ou AtuIi, ««|^m^«^^ , plus les
Éthiopiens, les Arabes, etc. Il 1 ^^^ \^^ est parlé
de leurs chefs emmenés en captivité, et des impositions que
ces pays ont supportées. Ce manuscrit a pleinement justifié
mon idée que le groupe )(^£^ désigne les noms de pays
étrangers, et ceux de personnages en langues étrangères.
J'ai relevé avec soin tous ces noms de peuples vaincus, qui,
étant parfaitement lisibles et en écriture hiératique, me ser-
viront à reconnaître ces mêmes noms en hiéroglyphes sur
les monuments de Thèbes, et à les restituer, s'ils sont effacés
en partie.
Cette trouvaille est immense. Le plus curieux est que
ce manuscrit hiératique porte sa date à la dernière page :
// a été écrit (dit le texte) l'an IX, au mois de Paôni, du
règne de Rhamsès le Grand. Je me propose d'étudier à
fond ce papyrus, à mon retour d'Egypte. N'en parle donc
qu'avec précaution et à des personnes sûres. Il ne faut pas
réveiller le chat qui dort. M. Sallier m'a promis de ne le
montrer à personne jusques à ma nouvelle manifestation à
Aix. Je ne t'ai rien dit de notre ami Artaud. II nous a
comblés^ rends-le-lui dans l'occasion.
M. Sallier m'a promis de me donner l'empreinte en papier
des trois pierres qui portent les fragments du décret romain
relatif au prix des denrées et marchandises ; je l'aurais faite
moi-même, mais il a eu la sottise de faire remplir en plâtre
durci les lettres du texte. Il les fera laver et nettoyer.
Écris-lui prochainement pour lui rappeler cette promesse.
C'est un excellent et brave homme Avertis le ministre
de la marine que, dans les quatorze passages qu'il m'a ac-
cordés, se trouvent ceux de la Commission toscane, et qu'il
peut et doit se faire honneur de cela auprès du ministre de
Toscane, qui lui en parlera peut-être. Ceci est pressé
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 13
Toulon, 29 juillet 1828.
J'ai reçu ton n° 1, mon cher ami, attendu déjà avec impa-
tience. Ma série de numéros ne commencera qu'après l'embar-
quement, et ma première sera datée des domaines de Nep-
tune, car j'espère que nous rencontrerons en route quelque
bâtiment revenant en Europe, et qu'il sera possible de le
charger d'un billet pour France. Mais, si par hasard nous
sommes seuls sur le grand chemin du monde, tu n'auras de
mes nouvelles que dans deux mois au plus tôt, les départs
d'Alexandrie pour France étant extrêmement rares. Notre
corvette, destinée à convoyer les bâtiments marchands, ne
convoiera personne. On n'ose plus se mettre en mer, non
qu'il y ait danger de perte de corps ou de biens, mais
parce que le commerce avec l'Egypte est dans un état
complet de torpeur ; TÉgypte elle-même n'envoie plus de
coton. L'amiral m'assure, toutefois, que nos relations avec
le Pacha sont sur le pied le plus amical. Je vais avoir du
reste des nouvelles positives sur notre position à l'égard de
l'Egypte, car je reçois à l'instant un rendez-vous au lazaret,
de la part de M. Léon de Laborde', arrivant d'Alexandrie
en trente-trois jours. Il me dira certainement ce qu'il faut
craindre ou espérer; le ton de sa lettre est d'ailleurs très
rassurant, et je n'en augure que de bonnes nouvelles. Je ne
fermerai cette lettre qu'après l'avoir vu. La connaissance
avec le commandant de VÉglé et son état-major est faite.
Nous n'avons qu'à nous féliciter des mains auxquelles la for-
tune a confié notre destinée. M. Cosmao est un homme de
quarante ans, fort aimable, — bons propos et excellentes
1. P'ils du comte Alexandre de Laborde, de l'Académie, défenseur
aussi habile que zélé de CliampoUion. Il venait de faire, de concert
avec l'ingénieur Linant de BcUcfonds, qui, lui, était au service du vice-
roi, de longues couises, non seulement en Egypte, mais en Abyssinie
et en Arabio Pétréo. Il désirait faire connaître à Champollion les riches
résultats de ses rechcrclics dans le domaine de l'archéologie égypticunc.
14 LETTRES ET JOURNAUX
manières. Il veut ;i toute force m'établir dans sa chambre et
je suis contraint d'accepter, puisque c'est notre commandant.
Nous l'avons traité hier, ainsi que son état-major : alliance
offensive et défensive a été contractée au milieu de l'ex-
plosion du Champagne. Je lui ai présenté tout notre monde.
Nos Parisiens sont arrivés ce matin, et nos Toscans le
soir, après un voyage de quinze jours. Ils ont eu toutes les
peines du monde à traverser le cordon sanitaire établi à la
frontière du Piémont par le roi de Sardaigne. Ce brave
homme, trompé par les menteries et les exagérations d\m
capitaine marchand de Marseille débarqué à Gênes, s'est
imaginé que la peste ravageait la Provence ; les régiments
ont marché pour occuper tous les débouchés des Alpes, et
les lettres venant de France sont tailladées et passées au
vinaigre. Les journaux eux-mêmes sont traités comme des
cornichons, ce qui peut faire un bien infini à la Gazette et
à la Quotidienne. Il est connu en Italie que nous mourons
ici et à Marseille par centaines, tandis que le temps est
superbe, grâce à une brise d'ouest qui rafraîchit l'air et nous
jettera en pleine mer en moins d'une heure.
Je crois que S. M. le roi de Sardaigne a un peu brouillé
dans sa tête la peste physique et la peste morale, qui, selon
certains bonnets, désole notre France. Heureusement que
les cervelles et bonnes raisons ne peuvent pas être passées
au vinaigre.
La mer promet d'être excellente. J'ai déjà essayé mon
estomac, et je le crois assez bien amariné, ayant couru la
rade en barque par une mer assez grosse Cherubini,
Duchesne et Bertin ont tenté une semblable promenade et
s'en sont tirés à leur honneur Je suis allé nager trois
fois dans la rade et cet exercice m'a fait un bien infini. Je
profiterai du remède tant que je me trouverai dans ce voisi-
nage de l'eau salée.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 15
30 juillet.
Il m'a été impossible de voir M. de Laborde ; la brise était
trop forte pour pouvoir sans danger communiquer avec le
lazaret dans une petite embarcation. Il m'indique un nou-
veau rendez-vous pour demain à une heure, mais, à cette
heure-là, je serai déjà loin de Toulon, puisque notre embar-
quement aura lieu entre neuf et dix heures du matin. Nos
gros effets sont à bord, nos malles partent aujourd'hui et
nous sommes prêts à dire adieu à la terre ferme. On me fait
espérer de toucher en Sicile. J'ai demandé à l'amiral qu'il
permît au commandant de nous débarquer quelques heures
à Agrigcnte : cela est accordé. C'est à la mer à nous le per-
mettre maintenant. Si elle est bonne, je t'écrirai à l'ombre
d'une des colonnes doriques du temple de Jupiter.
Adieu, mon cher ami, sois sans inquiétude, les dieux de
l'Egypte veillent sur nous. Tout à toi de cœur; je t'em-
brasse,
J.-F. Ch.
En mer, entre la Sardaigne et la Sicile, 3 août.
Je vais essayer de t'écrire, mon cher ami, malgré le mou-
vement du vaisseau qui, poussé par un vent à souhait,
marclie assez rapidement vers la côte occidentale de Sicile,
que nous aurons ce soir en vue, selon toute apparence.
Jusqucs ici la traversée a été des plus heureuses, et le plus
diflicile est fait : mon estomac a subi toutes ses épreuves, et
je me trouve parfaitement bien maintenant Le repos
forcé dont on jouit sur le bâtiment, et l'impossibilité de s'y
occuper avec quelque suite, ont tourné au profit de ma santé,
et je me porte à merveille. Mes jeunes gens ont fort peu
soulîert et je viens de les laisser sur le pont, après leur avoir
donni; une U'ron d'araWc (ju'ils (Hudicnl avec beaucoup
16 LETTRES ET JOURNAUX
d'ardeur ; je leur enseigne à tracer les hiéroglyphes linéaires
et ils s'en acquittent déjà au mieux. — Voilà en peu de
mots toutes les nouvelles du bord. Je ne te parlerai point
des deux jours passés, n'ayant eu sous les yeux que le ciel
et la mer. Le tableau, quoique rompu par quelques évolu-
tions de marsouins et la lourde apparition de deux cachalots,
présenterait trop d'uniformité. La sèche désolation des côtes
de Sardaigne, pays bien digne de l'aspect de ses anciens
Nuraghes, n'ofîre rien non plus de bien intéressant.
Je te parlerai donc de l'espoir plus attrayant de débarquer
au milieu des temples de la vieille Agrigente. Notre com-
mandant nous le promet pour demain au soir, si le sieur
Éole et le père Neptune veulent bien nous octroyer cette
douceur. Je ne saurais assez me louer de M. Cosmao : il a
fallu accepter sa chambre et son lit. A mes pieds et sur des
matelas, étendus sur le parquet, dorment Rosellini, Raddi
et le père Bibent : celui-ci, par sa comique apathie et son
laisser-aller lazaronesque, fait les délices de l'état-major. Il
est couché sur le pont ou sur la dunette pendant une moitié
du jour et perché sur les haubans le reste de la journée
Du 4.
Nous avons tourné, pendant la nuit, la pointe ouest de la
Sardaigne, et couru la côte méridionale, vraie succursale
de l'Afrique. Ce matin nous ne voyions encore que le ciel et
la mer. Vers le soir on aperçut l'île de Maritime, le point le
plus occidental de la Sicile, mais un calme malencontreux
nous empêche d'avancer.
Du 5.
Après une nuit passée à louvoyer, nous avons revu Mari-
time de bon matin, à deux ou trois lieues de nous. Le vent
s'étant enfin levé, le vaisseau a passé devant les îles de
Favignana et Levanzo ; nous avions en perspective Trapani
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 17
(Drepanum), l'ancien arsenal de Sicile, et le mont Éryx si
vanté dans l'Enéide. L'après-midi, nous avons passé devant
Marsalla et salué dévotement ses excellents vignobles : il
s'est mêlé à mon salut une teinte fort respectueuse, lorsqu'on
a dépassé cette ville qui fut la vieille Lilybée, le principal
établissement carthaginois en Sicile. Cette côte méridionale
est d'une beauté parfaite.
Du 6.
Je n'ai pu saluer les ruines de Sélinonte, nous les avons
rasées de nuit. La côte est ici un peu plus sèche, quoique
pittoresque, et d'un ton africain à faire plaisir. On a jeté
l'ancre dans la rade d'Agrigente (Girgenti); là sont une
foule de monuments grecs que nous désirons visiter et
étudier. Mais il est probablement décidé que nous aurons
le déboire d'être venus à quatre cents toises de ces temples
sans pouvoir même les apercevoir. Nous payons chèrement
la sottise du capitaine marseillais qui a répandu à Gênes la
nouvelle de la fameuse peste de Marseille. Étant allés au
lazaret d'Agrigente avec le commandant, pour lui servir
d'interprètes, Rosellini et moi, on nous a répondu que des
ordres de Palerme, arrivés la veille, défendaient expressé-
ment qu'on donnât pratique à aucun bâtiment venu des
ports méridionaux de France. J'ai soutenu que Toulon était
un port du Nord; le bon Sicilien a répondu qu'il le savait
très bien, mais que, n'ayant aucune instruction sur les
ports du Nord, il ne pouvait nous permettre de débarquer
sans l'autorisation de l'intendant de la province d'Agrigente.
On nous a promis une réponse pour demain à huit heures ;
et nous avons regagné la corvette, la mort dans l'âme et sans
Tespérancc d'admirer le temple de la Concorde. C'est bien
là jouer de malheur, et je comprends enfin le supplice de
Tantale.
BlBL. liuYl'T., T. XXXI.
18 LETTRES ET JOURNAUX
Du 7, à G heures du matin.
Aucune nouvelle de terre ne nous est encore parvenue. Je
perds tout espoir. Je vais fermer cette lettre pour l'envoyer
dans une heure et demie d'ici à terre, pour tâcher de la
faire mettre à la poste à travers toutes les fumigations
d'usage. Nous nous portons tous à faire plaisir, bon appétit,
l'œil vif, des teints superbes, et on veut absolument nous
traiter qv\. pestiférés ! Je rouvrirais ma lettre, si j'avais à
^annoncer qu'on nous permet de voir Agrigente autrement
qu'à deux milles de distance ; je serais si heureux de
débarquer au milieu de ces vénérables ruines ! mais je n'ose
y compter Mes respects à M. Dacier, dont il est souvent
question entre nous dans les conversations qui ont lieu tous
les soirs sur la dunette et sous le plus beau ciel du monde.
Dis à mon ancien ^ que ce serait le cas de venir reprendre
nos parties d'échec ; nous aurions le temps de nous fortifier
Si nous n'avons pas l'entrée à huit heures, nous mettrons
immédiatement à la voile, pour courir sur Malte.
Adieu, mon cher ami, je t'embrasse de cœur, ainsi que
tous les nôtres.
J.-F. Cn.
EXTRAIT DU JOURNAL DE VOYAGE
18 août. — On aperçoit d'assez bonne heure, sur la côte
blanchâtre d'Afrique, et sur un point privé aujourd'hui de
toute végétation, comme il a pu l'être dans tous les temps,
l'emplacement de l'ancienne Taposiris ou Tap/wsiris, main-
tenant Abousir. Nous distinguâmes, d'abord à la lunette et
bientôt à l'œil nu, les vestiges de cette petite ville, dont la
place est marquée par un monticule couvert d'un édifice de
1. Le « Prieur » de Gretz, déjà mentionné.
IDE CHAMPOLLION LE JEUNE 19
forme carrée, et qui paraît être une construction égyptienne
du temps des Ptolémées ou des empereurs, car les pierres
m'ont paru être de petite proportion : non loin de ces ruines
et plus près de la mer, s'élève une tour moderne, connue
des navigateurs sous le nom de Tour des Arabes.
Vers midi, il nous fut possible de distinguer à la lunette
la colonne de Pompée et le port à' Alexandrie. L'aspect de
cette ville devenait imposant à mesure que nous nous
approchions. Une forêt de mâts s'étendait sur toute la
surface du Port-Vieux, et on apercevait, à travers les
mâtures, les édifices blanchâtres et peu élevés qui, jetés sans
ordre, composent la ville moderne. A la gauche se pré-
sentait la maison d'Ibrahim-Pacha, bâtie sur le bord de
la mer ; la petite maisonnette est occupée par le ministre
Boghoz. Une maison beaucoup plus grande, et peinte en
blanc comme les deux autres, a été d'abord la résidence du
Pacha, mais, ayant fait élever une habitation en bois sur
des proportions bien plus vastes, un peu plus avant dans les
terres, son ancienne demeure est devenue le local où
s'assemble le Divan, et le lieu où Son Altesse donne ses
audiences et s'occupe des affaires du gouvernement. Le
harem a été transporté dans la nouvelle maison en bois,
percée d'une infinité de fenêtres et qui n'est pas encore
achevée de peindre. Une vingtaine de femmes, arrivées du
Caire deux jours après le Pacha, occupent aujourd'hui le
nouveau harem.
Le Port- Vieux présente un magnifique développement et
une grande sûreté pour les vaisseaux de tout rang, mais
les approches en sont très dangereuses, comme l'indiquent
les brisants (|ui le ceignent presque de toutes parts. Arrivés
à une certaine distance, notre curiosité était vivement excitée
et s'accroissait de ce que nous n'apercevions aucun IxUiment
de guerre français ou anglais en croi.^ière devant le i)orl
d'Alexandrie, (|uc les journaux d'Muropc donnaient comme
en état de blocus. Ce fut après notre entrée dans le Port-
20 LETTRES ET JOURNAUX
Vieux, où nous fûmes pilotés par un rets arabe, venu de
terre au coup de canon de notre commandant, que nous
trouvâmes les vaisseaux français et anglais chargés du blocus,
pacifiquement mouillés au milieu du port, entremêlés aux
bâtiments turcs, et touchant presque à deux vaisseaux
algériens, qu'on a ordre d'attaquer s'ils font mine de sortir,
et de prendre de force s'ils osent franchir la passe. — Non loin
des frégates et bricks européens, sont des vaisseaux égyptiens
et turcs de tout genre, échappés au désastre de Navarin et
qu'on essaye de radouber. Ce mélange de bâtiments de
toute nation, amis et ennemis à la fois, est un spectacle
bien singulier et suffit pour caractériser l'époque. A peine
mouillés dans le port, des officiers supérieurs du blocus
français montèrent à bord et nous apprirent le traité de
pacification de la Morée. L'amiral Codrington était venu
à la tète d'une petite escadre, huit jours avant, connaître les
intentions du Pacha, qui, consentant à tous les articles
essentiels^ signa la convention et envoya sur-le-champ un
grand nombre de bâtiments égyptiens en Morée, pour
transporter les munitions et les approvisionnements des
forteresses que le traité laisse dans les mains des troupes
égyptiennes. Des vaisseaux européens ont également fait
voile pour la Morée ; ils sont destinés à ramener en Egypte
Ibrahim-Pacha et la plus grande partie de ses troupes,
dans une vingtaine de jours. Le gouvernement égyptien a
l'intention de leur faire subir une quarantaine, mesure à
laquelle on a déjà soumis des bâtiments syriens et levantins,
ce qui, joint au cordon sanitaire établi sur la frontière de
Syrie, a délivré l'Egypte de la peste, qui n'a point paru à
Alexandrie depuis cinq années.
Le chancelier du consulat de France, M. Cardin, arriva
à bord de VÉglé, pour me féliciter de mon heureuse venue
de la part de M. Drovetti, que je savais être à Alexandrie,
ainsi que le Pacha et M. d'Anastazy. Il fut convenu que,
dans la soirée même, j'irais faire visite à M. Drovetti; M. le
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 21
commandant Cosmao voulut être de la partie et fit mettre
son embarcation à la mer. A l'heure convenue, vers six
heures du soir, M. le Consul de Toscane, Rosetti, nous
envoya son janissaire, Moustapha, et, circulant à travers les
vaisseaux et bâtiments de toute nation pendant une bonne
demi-heure (car le Port- Vieux est immense), la chaloupe
nous mit à terre à côté de la Douane, où nous attendait aussi
le janissaire du consulat de France. Précédés ainsi des
deux janissaires des consulats de France et de Toscane, qui,
par leur turban blanc, leur grande robe rouge et leur canne
à pomme d'argent, rappellent les anciens doryphores des
rois de Perse, nous fîmes quelques pas vers la porte de la
ville. Mais à peine eûmes-nous dépassé les édifices de la
Douane, qu'une foule de jeunes garçons, vêtus de quelques
lambeaux et conduisant de forts jolis ânes, nous entourèrent
à grands cris, et force fut d'accepter les modestes palefrois,
couverts d'ailleurs d'une selle assez propre et galonnée de
toutes couleurs. Nous fîmes ainsi en cavalcade, ouverte par
les deux janissaires qui s'étaient aussi emparés d'une bour-
rique, notre première entrée dans l'ancienne résidence des
Ptolémées. Il est juste de dire que les ânes d'Egypte, c'est-à-
dire les ^acr es d'Alexandrie et du Caire, méritent tout le
bien qu'en ont dit les voyageurs, et qu'il est difficile de
trouver une monture dont la marche soit plus douce et plus
agréable sous tous les rapports. On est obligé de les tenir
en bride pour les empêcher de prendre le grand trot et le
galop. Un peu plus grands que ceux d'Europe, et surtout
bien plus vifs, les ânes d'Egypte portent parfaitement leurs
oreilles, presque droites et jetées avec une certaine fierté.
Cela vient surtout de ce que, dans le premier âge, on perce
les oreilles aux ânons, et qu'après les avoir réunies par une
cordelette de crin de cheval, on les amarre par un second
cordon, de manière à leur faire contracter une position ver-
ticale. Du reste, ces animaux ont le poil fort lisse ; quel-
22 LETTRES ET JOURNAUX
ques-uns sont bruns ou noirs, la plus grande partie est d'un
gris rougeâtre.
Après avoir répondu au qui vive? de la sentinelle, soldat
du Ni^am-Gédid, qui gardait la porte, nous entrâmes dans
les rues d'Alexandrie, si on peut donner le nom de r^ues à
un désordre de maisons fort basses, pour la plupart con-
struites de boue, percées irrégulièrement de rares ouvertures
et n'observant aucun alignement. L'aspect des habitants,
qui, malgré la nuit tombée, encombraient la rue, avait
quelque chose de tellement étrange pour le nouveau
débarqué d'Europe, qu'il est impossible de rendre l'im-
pression de surprise et presque de stupeur qui nous dominait.
Ce mélange d'Égyptiens de couleur brune cuivrée, de Bara-
bras d'une teinte encore plus foncée, de Bédouins au teint
noirci contrastant avec leurs vêtements de couleur blanche,
de Nègres et d'Abyssins, se pressant et se touchant pour
éviter, dans des rues étroites, les gens à àne ou à cheval et
de longues files de tristes et lents chameaux, attachés à la
queue les uns des autres, — tout cela était d'une si étrange
nouveauté qu'il me sembla bientôt assister à une scène
d'opéra ; je n'attachais presque plus aucune réalité au sin-
gulier tableau que j'avais sous les yeux et qu'éclairaient
d'une manière bizarre les lumières des boutiques encore
ouvertes. Nos oreilles aussi avaient leur part de surprise, et
s'étonnaient des sons gutturaux et des cris sauvages qui
retentissaient de toutes parts.
C'est en traversant ce monde nouveau et qui variait à
chaque pas, que nous arrivâmes à la maison de M. Rosetti,
consul de Toscane. Quelques pas avant la Porte, notre caval-
cade fut troublée par un Franc, qui arrête les ânes et se
jette à mon cou : c'était Pietrino Santoni, arrivé de Livourne
depuis huit jours. Le plaisir d'embrasser ce bon et aimable
ami m'arracha de suite à l'espèce de fascination que la tra-
versée d'Alexandrie avait produite sur moi, et me rendit
toute la lucidité de mes idées.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 23
Je montai quelques instants, pour me reposer, chez
M. Rosetti, et me rendis chez M. Drovetti avec le com-
mandant et M. Lenormand. Le consul général m'accueillit
avec affection et avoua toutefois qu'il ne m'attendait point
encore. J'appris, dans un entretien particulier de quelques
minutes, qu'il m'avait écrit, au mois de mai', du camp dans
le Delta où se trouvait le Pacha, que, d'après l'avis de
Son Altesse, il serait bien que j'ajournasse l'exécution de
mon plan de voyage en Egypte, parce que les relations
politiques de la Porte avec la France étaient fort incertaines
et que, d'ailleurs, on avait menacé le Pacha de prendre à
son égard des mesures coercitives. Mohammed-Aly craignait
que tout cela n'indisposât la population égyptienne contre
les Francs, Son Altesse ajoutait qu'un voyage en Egypte,
exécuté par un grand nombre de personnes par ordre d'un
gouvernement presque en guerre contre le Sultan, le com-
promettrait lui-même vis-à-vis de la Sublime Porte ; qu'il ne
demandait pas mieux que je vinsse en Egypte, mais que
mon arrivée serait interprétée à mal, par ce qu'il y a de
Tii/Ts parmi ses ministres et ses officiers. M. Drovetti me
dit, toutefois, que, depuis sa lettre, les affaires avaient un
peu changé de face, et que la convention signée pour l'éva-
cuation de la Morée levait beaucoup d'obstacles ; que d'ail-
leurs, puisque j'étais là, il fallait bien me recevoir, et qu'il
était certain que le Pacha ne mettrait aucun obstacle à la
continuation de mon voyage et me donnerait pour cela tous
les firmans et toutes les facilités désirables. — Il fut convenu
que j'accepterais un appartement chez M. Drovetti, et qu'on
louerait une maison dans le voisinage pour loger tous mes
compagnons de voyage, tous les okels à Alexandrie étant
déjà occupés par les Francs. — Je pris congé de notre consul
général, et, accompagné d'un janissaire et d'un sais qui
portait un fanal, nous traversâmes encore une fois la ville
pour aller coucher à bord de VÉglc.
1. C'est la lettre publiée .aux pages 1-2 t!n piésont volume.
24 LETTRES ET JOURNAUX
19 août. — Journée passée à bord, à faire mes prépa-
ratifs pour débarquer le soir même définitivement.
M. Rosetti, consul de Toscane, vient déjeuner avec nous.
Le soir, à six heures, quitté VÉglé dans la barque du com-
mandant, le janissaire assis à la poupe. Je m'établis dans
un joli petit appartçment, composé de deux pièces tapissées
en beau papier peint de Paris. L'un, celui de la chambre à
coucher, représente une riche tenture, l'autre un paysage
suisse. Tout le côté de ma chambre en face de l'alcôve et
sous la fenêtre est occupé par un large divan, commode à
toilette, console, psyché, pendule, vases de fleurs de valeur,
chaises élégantes, canapé, — rien ne manque à l'ameu-
blement. Il est difficile, en entrant ici, de se croire en Afrique,
mais, ce que j'apprécie le plus au milieu de tout ce luxe
européen, ce sont deux mauvais vases d'argile bleuâtre, de
vieille forme égyptienne et remplis d'eau du NU qui se
maintient fraîche par une perpétuelle transsudation. Qu'on
demande à un homme débarquant après quelques semaines
de traversée, qu'est-ce qu'il y a de plus délicieux au monde,
il répondra : de l'eau bien fraîche! J'étais un de ces hommes
et j'avalais de l'eau du Nil! Mes deux koulléh (c'est ainsi
qu'on nomme ces vases réfrigérants et qui, bien mieux que
le prétendu dieu Canope, sont les véritables sauveurs de
la population égyptienne) furent vidées avant neuf heures du
soir, que l'on se mit à table pour souper. Car on soupe
encore à Alexandrie.
Parmi nos convives était M. Méchain, fils de l'astronome,
l'ancien membre de la Commission, consul de France à
Larnaka, attendant chez son ami, M. Drovetti, que les Chy-
priotes soient assez calmés pour qu'il puisse aller reprendre
ses fonctions, sans recevoir des coups de fusil au milieu des
désordres qui déchirent cette île.
20 août. — Après une excellente nuit passée dans une
alcôve où dormait, il y a trente ans, le vainqueur (i' Hélio-
polis, Kléher, qui précipita par sa faiblesse civile la perte
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 25
de l'Egypte, que son courage militaire avait reconquise en
une journée, je me levai pour déjeuner à neuf heures comme
on déjeune au consulat de France, avec une tasse de café au
lait et des petits pains qui rappellent un peu notre pain de
seigle. Le lait, bu pur, est peu agréable, laissant toujours
un arrière-goût animal, une odeur de chèvre trop pro-
noncée,
A dix heures et demie, j'allai faire une visite à M. d'Anas-
tazy, consul général de Suède en Egypte.
C'est un homme d'une figure prévenante, de manières
ouvertes et jouissant d'une excellente réputation sous les
rapports de probité. Il fait un commerce immense, et, sur
douze bâtiments expédiés d'Alexandrie, il y en a au moins
six pour son compte. M. d'Anastazy, Arménien d'ori-
gine, jouit d'un assez grand crédit auprès du Pacha, et sur-
tout auprès de son compatriote, le ministre Boghoz. Ce
consul de Suède nous reçut sur son divan, et, d'après l'usage
oriental, adopté par les Francs, qui imitent volontiers ce
que les musulmans pratiquent, quand il s'agit de plaisir et
de mollesse, sans trop s'inquiéter de pratiquer leurs vertus et
leurs qualités essentielles, on nous présenta la pipe et le
café. — A midi, dîner chez M. Drovetti, quia pour convives
habituels M. Méchain, son neveu Bernardine Drovetti,
et M. Lavison. Ce dernier, Marseillais d'origine, a rempli
les fonctions de chancelier du consulat de Russie et vient
d'être nommé conseiller par l'empereur Nicolas. Il vit
chez M. Drovetti et seconde M. Cardin depuis que le
consul russe, sur les ordres réitérés du Pacha, a été obligé
de mettre bas son pavillon qu'il laissait flotter malgré la
déclaration de guerre de la Russie à la Porte. — M. Lavison,
d'un esprit original et fort bon homme, est un convive très
agréable. Après dîner, pipe et café sur le divan, sieste,
— mais je n'ai pu dormir. A cinq heures, sorti de l'okel
pour aller voir les aiguilles de Cléopàtre nommées Masallat-
firaôun = les aiguilles de Pharaon, par les Arabes qui
26 LETTRES ET JOURNAUX
sont, ainsi, plus près de la vérité que les Européens. Ces
deux monuments existent hors d'Alexandrie actuelle et
dans l'enceinte des Arabes du côté du cap Lochias. Après
avoir franchi la porte de cette enceinte, on se dirige vers
l'est, à travers une multitude de monticules ou de dunes
de sable dénuées de végétation, formées de débris de
poteries de tous les âges, de verre, de marbre et de matières
de toute espèce qui, triturés et mêlés avec le sable, recouvrent
de plusieurs pieds les restes des édifices grecs et romains de
l'antique Alexandrie. Sur beaucoup de points les ruines se
rencontrent à découvert — au milieu des sables, mais ce
sont des restes insignifiants et, pour la plupart, des con-
structions en briques. Quelques arcades de ces anciens édi-
fices comblés par les sables du désert se montrent encore à
fleur de terre et forment comme des bouches de four. C'est
dans ces repaires où on ne peut entrer qu'en rampant
qu'habitent, au milieu des insectes venimeux, des lézards et
des mille-pattes, de misérables familles de fellahs. Plusieurs
de ces tanières, très rapprochées et dans le voisinage d'une
citerne fournissant une eau détestable pendant les deux tiers
de l'année, sont appelées villages par les Alexandrins. J'ai vu
d'autres repaires, composés d'un toit de branches de palmier
posé sur des pans de murailles antiques, d'où sortaient un
homme, des femmes et des enfants entièrement nus. Ils
nomment cela leurs maisons, et quelques chats, perchés,
vers le soir, sur le haut du toit, s'associent à ces misères
humaines.
Le CHIEN vit en Egypte dans un état de liberté complète,
et, en nous rendant aux obélisques, nous étions accompagnés
des aboiements d'une foule de ces animaux, occupant un h
un chaque sommet de dune et nous poursuivant fort loin
de leur voix rauque et sourde. Ces chiens, de tailles diverses,
sont d'une seule et même espèce; ils ressemblent prodigieu-
sement au chacal, sauf le pelage qui est jaune-roux. Je ne
suis plus étonné que dans les inscriptions hiéroglyphiques
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 27
il soit si difficile de distinguer le chien du chacal : les carac-
tères qui les expriment sont identiques. ^ St *\
Le chien ne diffère que par la queue jT^Çv^ jT"Sj
relevée en trompette. Ce trait est pris
dans la nature; tous les chiens d'Egypte portent en effet
leur queue ainsi retroussée. En continuant ma route au
milieu des sables, et après a^'oir eu l'occasion de vérifier
de visu l'exactitude d'Hérodote lorsqu'il décrit la manière
d'uriner chez les Égyptiens, je fus accosté par un vieil
Arabe conduit par un jeune enfant à demi nu. Le pauvre
homme était aveugle, mais s'approchant avec confiance :
« Bonjour, citoyen, me dit-il, donne-moi quelque chose, je
» n'ai pas encore déjeuné. » Étourdi de cette apostrophe ré-
publicaine, je prends dans ma poche tous les sous de France
qui s'y trouvaient, et les mets dans la main de l'Arabe.
Celui-ci les tâte entre ses doigts et s'écrie : « Cela ne passe
» plus maintenant, mon ami ! » Je me fis de suite donner une
piastre turque et la tendis à l'aveugle patriote, a C'est bon
)) cela ! dit-il alors, je te remercie, citoyen !» — On trouve
ainsi à chaque instant à Alexandrie de vieux souvenirs de
notre campagne d'Egypte, J'arrivai enfin auprès des obé-
lisques, situés devant le mur de la nouvelle enceinte qui les
sépare de la mer dont ils sont éloignés de quelques toises
seulement. De ces monuments, au nombre de deux, l'un
est encore debout et l'autre renversé depuis fort longtemps.
Tous deux en granit rose, comme ceux de Rome, et à peu
près du même ton, ils ont environ soixante pieds de hau-
teur, y compris le pyramidion. Un léger examen des trois
colonnes d'hiéroglyphes, inscrites sur chacune de leurs
faces, m'apprit que ces beaux monolithes ont été taillés,
consacrés et érigés devant le temple du Soleil à lléliopolis,
par le Pharaon Thoutmosis III, ce qui porte leur antiquité à
{lacune) ans avant l'ère chrétienne, c'est-à-dire à {lacune)
ans avant l'c^pocjuc actuelle. Les légendes latérales ont été
postérieurement ajoutées sous le règne de Rhamsès le
28 LETTRES ET .JOURNAUX
Grand ; et la légende royale de Rliamsès VII (Phéron), son
successeur immédiat, a été sculptée sur les faces nord et
est, entre les légendes latérales et l'arête de l'obélisque,
mais en très petits caractères hiéroglyphiques. — Ainsi
les obélisques d'Alexandrie remontent aux temps pharao-
niques, comme la beauté de leur travail suffirait d'ailleurs
pour le démontrer, et ont été sculptés à trois époques diffé-
rentes, mais toujours dans la XVIIP Dynastie. Ce sont les
premiers voyageurs européens ou les premiers Francs établis
à Alexandrie qui auront donné à ces monuments le nomd'ai-
guilles de Cléopûtre, appellation aussi inexacte que le nom
de colonne de Pompée, appliqué à un monument des bas
temps romains.
CIIAMPOLLION A CIÏAMPOLLION-FIGEAC
Alexandrie, le 22 août 1828.
Je risque ces lignes par un bâtiment toscan qui part demain
pour Livourne. Comme il est fort douteux que cette lettre
te parvienne aussitôt que celle dont veut bien se charger
notre excellent commandant de VÉglé, lequel retourne en
Europe et met à la voile mardi prochain, je mets un nu-
méro 1 provisoire à celle-ci, réservant tous les détails pour
la seconde, qui sera le véritable numéro premier.
Je suis arrivé le 18 août dans cette terre d'Egypte, après
laquelle je soupirais depuis si longtemps. Jusques ici elle
m'a traité en mère tendre, et j'y conserverai, selon toute
apparence, la bonne santé que j'y apporte. J'ai pu boire de
l'eau fraîche à discrétion', et cette eau-là c'est de l'eau du
1. Il en but trop. Plus tard, quand il fut rentré en France, les mé-
decins constatèrent qu'elle lui avait fait beaucoup de mal, pour ce qu'il
l'avait bue trop souvent non filtrée.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 29
Nil qui nous arrive par le canal nommé Mahhmoadiéh, en
l'honneur du Pacha qui Ta fait creuser.
J'ai visité M. Drovetti le soir même de mon arrivée, et
là j'ai appris qu'il m'avait écrit et conseillé de ne point
venir cette année. Ma bonne étoile a brillé dans cette
occasion si importante, puisque la lettre ne m'est point
arrivée à temps'. Depuis cette époque, les choses sont
bien changées. Vous devez connaître déjà la convention
pour l'évacuation de la Morée, consentie le 6 juillet par
Ibrahim-Pacha, et signée il y a une douzaine de jours par le
"Vice-Roi Mohammed-Aly. Mon voyage ne rencontrera
aucun empêchement. Le Pacha est informé de mon arrivée,
et il m'a fait dire que j'étais le bienvenu ; je lui serai pré-
senté demain ou après-demain au plus tard. Tout se dispose
au mieux pour mes travaux futurs, et les Alexandrins sont
si bons que j'ai déjà secoué tous les préjugés que les Com-
missionnaires d'Egypte'' m'avaient inspirés contre eux.
Je suis venum'établir le 19 au soir chez M. Drovetti, dont
je n'ai pu ni voulu refuser les offres hospitalières. J'occupe,
dans le palais du consulat de France, un petit appartement
délicieux, donnant sur le bord de la mer et où l'on jouit
d'une fraîcheur charmante. L'ordre d'exécution de nos
projets sur Alexandrie et ses environs est déjà réglé ; ils
comprennent les obélisques dits de Cléopàtre, dont nous
aurons enfin une copie exacte, et ensuite la colonne de
Pompée. Il faut savoir enfin à quoi s'en tenir sur son in-
scription dédicatoire, et si elle porte le nom de l'empereur
Diodctien : nous en aurons une bonne empreinte.
Notre jeunesse est émerveillée de ce qu'elle a déjà vu
A ma prochaine les détails : la série de mes lettres d'obser-
vation commencera réellement avec elle.
1. C'est la lettre du '.\ mai 1828, publiée en partie aux pages 1-2 du
présent voluino.
2. Jomard et quelques autres membres de la Coinniission d'É(jyptc>
âô Lettres Et journaux
23 août 1828.
Je suppose, mon bien cher ami, que tu auras déjà reçu la
lettre que notre station devant Agrigente, en Sicile, me
permit d'envoyer à terre et de recommander à toute la di-
ligence des autorités siciliennes. Je crains bien, toutefois,
que la paresse, endémique dans cet heureux climat, n'ait fait
oublier de l'expédier à Palerme Je te faisais part de la
douce espérance de descendre à terre au milieu des temples
grecs les plus conservés de toute la Sicile : malheureusement,
grâce à la canardise du sieur Salvador Montuoro (que je
te prie de recommander aux Affaires étrangères), on nous a
amusés pendant vingt-quatre heures en nous faisant espérer
à chaque instant qu'on nous donnerait la pratique, et c'est
la faute de ce prétendu vice-consul de France si nous ne
l'avons obtenue. C'est du moins l'assertion des officiers sici-
liens de la Santé qui, d'ailleurs, ne nous parlaient qu'en
tremblant et à une distance de trente pieds, vu qu'on nous
supposait imprégnés de tous les miasmes de la grande peste
de Marseille. — De guerre lasse, nous remîmes à la voile
et courûmes sur Malte, que nous doublâmes le lendemain
8 août au matin, en passant à une portée de canon des îles
de Gozzo et Cumino et de la Cité- Valette, que nous avons
parfaitement vue et dans tous ses détails extérieurs.
C'est après avoir reconnu successivement le plateau de la
Cyrénaïque et le cap Rasât, et avoir longé de temps à autre
la côte blanche et basse de l'Afrique, sans être trop incom-
modés par la chaleur, que nous aperçûmes enfin, le 18 au
matin, l'emplacement de la vieille Taposiris, nommée au^
jourd'hui la Tour des Arabes. Enchantés d'être si près du
terme de notre voyage et empressés de connaître la récep-
tion qui nous était réservée en touchant la terre d'Egypte,
nous ouvrions de grands yeux et braquions nos lunettes pour
découvrir les vaisseaux anglais ou français qui font le fa^
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 31
meiix blocus dont les journaux nous entretiennent avec tant
d'aplomb. Nous n'aperçûmes rien de pareil, mais déjà nous
distinguions à la lunette la colonne de Pompée et toute
l'étendue du Port-Vieux.
L'aspect d'Alexandrie devenait imposant à mesure que
nous approchions, — une immense foret de mâts, à travers
laquelle on apercevait les maisons blanches de la ville, se
déployait devant nous. Enfin, à l'entrée de la passe, notre
commandant fit tirer un coup de canon, et nous vîmes arriver
un pilote arabe, qui dirigea la manœuvre à travers les bri-
sants et nous fit jeter l'ancre au milieu du Port- Vieu.r.
Il est difficile de rendre l'étonnement que nous éprou-
vâmes de nous trouver entourés de vaisseaux français et
anglais chargés du blocus, pacifiquement mouillés à deux
encablures de vaisseaux égyptiens ou turcs, et touchant
presque deux bâtiments de guerre algériens, qu'on a ordre
d'attaquer s'ils font mine de sortir, et de prendre de force
s'ils s'éloignent du port. — Le fond de ce singulier tableau,
véritable macédoine de peuples, est occupé par les carcasses
des vaisseaux égyptiens et turcs échappés au désastre de Na-
varin ! Voilà, je pense, une preuve de la haute influence du
Pacha sur l'esprit des Égyptiens, dont il maîtrise ainsi les
haines et les justes ressentiments nationaux. Du reste, c'est
là un spectacle bien fait pour caractériser le décousu de la
politique européenne.
Le 18, à cinq heures, à peine mouillés dans le port, des
officiers supérieurs des vaisseaux français vinrent à notre
bord nous donner d'excellentes nouvelles. Nous sûmes que,
le G juillet, les amiraux qui commandent les forces alliées
en Morée eurent une entrevue avec Ibrahim-Pacha, et jetè-
rent les bases d'une convention dont le résultat devait être
l'évacuation delà Morée par les troupes égyptiennes; que,
sept jours avant notre arrivée, l'amiial Codrington était
V(Mui faire signer au Pacha ladite convention, laborieusement
préparée par M. Drovetti, et que l'amiral anglais, (jui, depuis
32 LETTRES ET JOURNAUX
un mois, court la Méditerranée en couleiwrinant pour ne
pas rencontrer l'amiral Malcolm, qui est nommé à sa place
et auquel il doit rendre le commandement, a voulu, en se
donnant l'honneur de cette importante négociation, se pré-
parer un moyen de rentrer en grâce à Londres,
Mais le fait est que toute cette affaire a été conduite par
M. de Rigny et M. Drovetti. Déjà plusieurs vaisseaux fran-
çais et anglais et un très grand nombre de bâtiments de
guerre égyptiens — car le Pacha a encore une marine im-
mense — sont partis d'Alexandrie pour aller chercher
Ibrahim-Pacha et la première division de son armée, pour
les transporter ici, où on les attend dans une quinzaine de
jours.
Le chancelier du consulat de France vint aussitôt à bord
pour me faire compliment de notre bonne arrivée, de la
part de M. Drovetti, qui est à Alexandrie, ainsi que le Vice-
Roi. Le soir même, sur les six heures, je me rendis à terre avec
le commandant, Rosellini, Bibent, Ricci et quelques autres.
Je bénis le sol Égyptien, en le touchant pour la première
fois, — et, à peine débarqués, nous fûmes entourés par des
conducteurs d'ânes (les fiacres du pays). C'est montés sur
ces nobles roussins au poil lisse et au trot délicat que nous
fîmes notre entrée triomphante dans Alexandrie. — Toutes
les descriptions que l'on peut lire de cette ville ne sauraient
en donner une idée. C'est une véritable apparition des anti-
podes et l'on se trouve tout à coup dans un monde nouveau
où rien ne ressemble à ce qu'on a vu jusques-là : des cou-
loirs étroits et bordés d'échoppes, encombrés d'hommes de
toute couleur, de chiens couchés et de chameaux attachés
en chapelet, des cris rauques, mêlés à la voix glapissante
des femmes, et d'enfants à demi nus, une poussière étouf-
fante, et par-ci par-là quelque seigneur magnifiquement ha-
billé et maniant un superbe cheval, — voilà ce qu'on nomme
une rue d'Alexandrie!
Après une demi-heure de marche et une infinité de dé-
DE CHAMPOLLtON LE JEUNE 33
tours, nous arrivâmes chez M. Drovetti, qui nous reçut au
mieux. Il m'avoua que mon arrivée le surprenait un peu,
mais qu'il se félicitait de ce qu'une lettre qu'il m'avait écrite
au mois de mai, pour me détourner de venir, ne m'était point
parvenue; — que, depuis cette époque, les choses avaient
changé et que mon voyage ne souffrirait point d'obstacle:
que, du reste, sa maison serait la mienne et qu'il m avait
préparé un appartement. J'acceptai cette offre obligeante, et
je suis venu le 19 m'établir à Alexandrie, dans le Palais de
France, l'ancien quartier général de notre armée, où j'oc-
cupe un charmant petit appartement, — celui du général
Kléber. Ce n'est point sans émotion que je me suis couché
dans l'alcôve où a dormi le vainqueur d' Héliopolis .
Tout dans cette ville respire le souvenir de notre ancienne
puissance et montre combien rinfluence française s'exerce
avec facilité sur la population égyptienne. En arrivant, j'ai
entendu les tambours des troupes du Pacha battre la retraite
française et les fifres jouant le même air que les nôtres.
Toutes nos marches de la République sont adoptées par le
Nizam-Gédid, et je ne puis résister au plaisir de raconter
une rencontre que j'ai eue, il y a trois jours, en allant visiter
l'obélisque de Cléopâtre. Au sortir de la ville et au milieu
des collines de sable qui couvrent les débris de l'antique
Alexandrie, un vieil Arabe aveugle, conduit par un jeune
enfant, s'avance vers moi et me dit en saluant de la main :
« Bonjour, citoyen ! donne-moi quelque chose, je n'ai pas
encore déjeuné. » Ne pouvant résister à une telle éloquence,
je prends tous les sous de France que j'avais dans ma poche
et les mets dans la main de l'Arabe. Celui-ci, ta tant les
pièces de monnaie entre ses doigts, s'écrie : « (\'la ne passe
plus ici, mon ami ! — Ah ! voilà qui est hon, mon ami. .le
te remercie, citoyen ! » dit ensuite mon aveugle, après avoir
tâté une piastre égyptienne que je lui donnai en ('change
des sous démonétisés.
Je supporte la chaleur (jii ne pcul mieux; il semble
IJIIII,. K'.VPT., I. XXXI. 3
34 LHTTRES ET JOURNAUX
que je suis né dans le pays, et les Francs ont déjà trouvé
(lue j'ai tout à fait la physionomie d'un Copte. Ma mous-
tache, noire à faire plaisir et déjà fort respectable, ne
contribue pas mal à m'orientaliser la face. J'ai pris, du
reste, les us et coutumes du pays, force café et trois séances
de pipe par jour. Le tabac est délicieux en entremêlant
chaque bouffée d'une gorgée de moka, fort doux du reste,
et où l'on trouve à la fois à boire et à manger. Plus, la
sieste obligée, après dîner, de deux heures à quatre.
Tous mes jeunes gens mangent avec moi à la table somp-
tueuse de M. Drovetti, mais tous, à mon exemple, font
preuve de sobriété et savent résister à leur appétit. —
J'ai déjà vu, comme tu le penses bien, la colonne de
Pompée, qui n'a rien de fort extraordinaire, mais où j'ai
trouvé cependant à glaner. J'ai reconnu, parmi les débris
antiques mais sans ordre qui forment sa base, une pierre de
grès cristallisé, ou plutôt une sorte de marbre salin, portant
en hiéroglyphes la légende royale de Psammétichus II.
Je suis allé plus souvent, et toujours en bourrique, mon-
ture nommée Bon Cabal par les jeunes Arabes qui les
conduisent, aux obélisques de Cléopâtre, dont celui qui est
debout appartient au Roi, qui devrait bien le faire prendre.
Le voisin, renversé dans le sable, appartient aux Anglais.
J'ai déjà copié et fait dessiner la plus grande partie de leurs
inscriptions. J'en aurai, et pour la première fois, un dessin
exact : la planche de la CoDimission n'est pas supportable.
Ces obélisques à trois colonnes de caractères ont été érigés
par Mœris (Thoutmosis III) devant le grand temple du So-
leil à Héliopolis. I^es inscriptions latérales sont de Rham.sès VI
(Sésostris), et j'ai découvert, entre les colonnes latérales de
la face est et l'arête, deux petites inscriptions hiérogly-
phiques oiïrantla légende de Rhamsès VII ou Sésostris II;
ainsi trois époques sont marquées sur ces monuments. Les
dés antiques, carrés et en granit rose, sur lesquels ces obé-
lisques étaient fixés et qui leur servaient de base, existent
. /[j:,..r../.. '4^..,.. :.../'/.:.,.
r. ,,„ ,l.«i., Je M' V ('...
MOMAMMED-ALY (1769-1849)
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 35
encore, et c'est en faisant fouiller par des Arabes autour du
dé de l'obélisque renversé, celui des Anglais, que le père
Bibent, chargé des fouilles, a reconnu que ces obélisques
ont été placés par le mauvais goût romain sur un socle à
trois marches : c'est le plus ancien exemple d'un monument
égyptien gâté par des embellissements hors de propos, Bi-
bent est tout fier de cette pi^cmière découverte.
24 août.
C'est ce matin à huit heures que j'ai eu une audience du
Pacha. Son Altesse habite plusieurs belles maisons con-
struites en bois, mais avec beaucoup de soin et dans le genre
des palais de Constantinople. Ces édifices, d'assez bonne ap-
parence, sont situés dans l'ancienne île du Phare. M. Dro-
vetti, qui devait nous présenter, nous a conduits au Palais,
le commandant, Lenormand et moi, dans sa calèche, attelée
de deux chevaux fringants, et qui circulait avec une mer-
veilleuse facilité dans les rues tortueuses et étroites d'Alexan-
drie, grâce à l'adresse infinie du cocher.
A notre suite et montés sur de fougueuses bourriques,
galopaient nos jeunes gens en grand costume.
Descendus au grand escalier de la salle du Divan, nous
sommes entrés dans une vaste salle remplie de fonction-
naires publics, et l'on nous a immédiatement introduits dans
une seconde salle percée à jour, dans un angle de laquelle,
entre deux fenêtres, était assis Mohammed-Aly, dans un
costume fort simple et tenant en main une pipe chargée de
diamants. Sa taille est médiocre et l'ensemble de sa physio-
nomie a une teinte de gaité, qui surprend dans un homme
occupé de si grandes choses et accablé de tant de soucis.
Le trait saillant de sa figure est une paire d'yeux d'une
extrême vivacité, et qui font un singulier contraste avec
une l)arbe blanciic qui tombe et qui s'étend sur sa poi-
trine.
36 LETTRES ET JOURNAUX
Son Altesse, après avoir demandé de nos nouvelles, a dit
que nous étions les bienvenus, et m'a questionné sur mon
projet de voyage. J'ai dit que je désirerais aller jusques à la
seconde cataracte, et que je sollicitais des tirmans de Son
Altesse. Ils m'ont été accordés sur-le-champ, avec deux
tcliaous du Pacha, pour nous accompagner et nous faire
respecter en tout et partout.
On a ensuite parlé des affaires de la Grèce, et Son Altesse
nous a raconté la nouvelle du jour, la mort d'Ahmed-Pacha,
de Patras, assassiné par des Grecs, introduits dans sa chambre
par des soldats albanais gagnés d'avance. Le brave Turc,
quoique fort âgé, en a tué sept de sa main, et il a dû suc-
comber sous le nombre. Cette aventure paraissait profon-
dément toucher le Pacha d'Egypte.
Il nous a régalés d'une tasse de café sans sucre, après quoi
nous avons pris congé de Son Altesse, qui nous accompa-
gnait avec des saints de mains on ne peut plus gracieux. —
Aussitôt que les firmans qu'on expédie seront en mes mains,
je serai en mesure de gagner le Caire, et, de là, la Haute
Egypte. Mais je veux laisser passer les chaleurs d'août, et je
resterai à Alexandrie jusques au 12 de septembre, employant
tout ce temps à mes préparatifs, pour m'arrêter le moins
possible au Caire.
Je suis d'ailleurs ici comme un coq en pâte, gâté par tout
le monde, et surtout par M. Drovetti, quoique sa santé se
trouve dans un état pitoyable. Il faut absolument qu'il re-
gagne l'Europe, parce que la denrjue le dévore. J'ai trouvé
ici dans M. Mechin, le consul de Larnaka en Chypre, un
homme fort aimable et un ancien de l'expédition d'Egypte,
qui ne marchande pas le pauvre Jomard. — M. d'Anastazy,
consul général de Suède, me comble de politesses; c'est un
homme respectable sous tous les rapports. J'ai beaucoup à
me louer aussi de M. Rosetti, consul toscan, et du consul
d'Autriche, M. Acerbi. Le gendre de M. Drovetti, consul de
Sardaigne, Pedemonte, est une de mes meilleures connais-
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 37
sances de Turin, et il ne m'a cédé qu'avec peine à son beau-
père'. — Le soir de mon entrée à Alexandrie, la cavalcade
de bourriques fut interrompue par Pietrino Santoni, qui
vint se jeter à mon cou au moment où je ne m'y attendais
guère. — Ainsi, mon cher ami, je suis au mieux, et tu peux
et dois être sans inquiétude sur mon sort. —
Alexandrie, 25 août 1828.
Je t'écris cette lettre, mon bien cher ami, pour un objet
tout particulier et auquel je m'intéresse vivement. Il s'agi-
rait de rendre un service à M. Poupel, lieutenant de vais-
seau et commandant en second de cette bonne Églé, sur
laquelle nous avons eu, grâce à l'extrême bonté des chefs,
une traversée on ne peut plus agréable. Je te prie de payer
la dette de ma reconnaissance en sollicitant auprès de l'Uni-
versité une bourse dans un collège royal pour le fils de notre
lieutenant, Louis-Théodore Poupel, âgé de onze ans, étu-
diant au Collège de Cherbourg Son père, chevalier de
Saint-Louis, est au service depuis vingt-cinq ans et le
grand-père du jeune élève, M. Augustin Poupel, chevalier
de la Légion d'honneur et commissaire principal de la Ma-
rine, a servi depuis quarante-quatre ans. Je te recommande
cette affaire de la manière la plus instante, et je me réjoui-
rais sincèrement du succès qui me paraît très probable,
parce que M. Poupel a des droits réels à cette faveur. Adieu,
mon cher ami. Je t'embrasse de cœur. Tout le monde se
porte bien.
J.-F. Champollion.
1. Ce fut Lenorniant, qui s'installa cliez Pedenionte.
LETTRES ET JOURNAUX
HIPPOLYTE ROSELLINI A CHAMPOLLION-FIGEAC
Alexandrie, le 26 août 1828.
Le lendemain de la présentation de Saghir^ au Pacha,
c'est-à-dire le 25, a été présentée la Commission toscane par notre
Consul, qui est dans l'ancienne intimité du Pacha, et j'ai présenté
la lettre du Grand-Duc. Ce brave Turc a été charmant. Il m'a
particulièrement chargé de remercier le Grand-Duc de la confiance
qu'il avait en lui en nous envoyant dans son pays; que l'Egypte
devait être considérée par nous comme notre pays même; qu'il
avait donné toutes les dispositions pour notre sûreté parfaite. Il a
allongé la conversation en faisant des questions politiques sur les
circonstances actuelles.
On Toit bien combien est-il enchanté de cette évacuation de la
Morée. Il nous a donné aussi le café sans sucre, mais il paraît
que ce jour-là le pot-au-feu n'avait pas versé comme la veille, car
Saghir a reçu un très mauvais café tandis que le nôtre était fort
bon.
Ensuite nous avons été chez le Bey, gouverneur d'Alexandrie,
qui nous a fait mille politesses, en nous donnant de plus la pipe.
Il a parlé de la peste, et nous a dit qu'il espère que le voyage de
Pariset restera inutile, car depuis trois ans on n'a pas eu du tout
la peste en Egypte et qu'on s'est persuadé qu'elle n'est pas indigène,
et que la seule précaution de la quarantaine peut les garantir. —
Ainsi soit-il !
Tous ces consuls étrangers sont aux petits soins pour nous, sur-
tout d'Anastasy. Il serait bien curieux pour vous de voir la mine
de Saghir avec ses moustaches, et la pipe à laquelle il s'est habitué
comme un vieux Turc. Au Caire nous prendrons le costume arabe.
Je vous prie, lorsque vous ferez un autre article dans les jour-
naux, de signaler aussi notre présentation au Pacha et tout ce que
vous croirez convenable. — Le mouvement dans la Méditerranée
1. Sacjhir, ou mieux Çaghir, mot arabe signifiant le jeune, le cadet,
surnom qui fut donné à Champollion par son frère, dès sa seizième année.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 30
doit VOUS fournir des occasions fréquentes pour nous faire avoir do
vos nouvelles et des choses qui peuvent nous intéresser.
Je ne sais pas si vous vous rappelez d'un certain Cavir/lia, qui
avait imprimé il y a huit ou dix mois une Lettre folle sur la marjic
et la cabale des hiéroglyphes. Nous l'avons rencontré ici, et il
vient de me faire cadeau, pour l'offrir au Grand-Duc, d'un colosse
de Sésostris en brèche de trente-trois pieds de hauteur, qu'il a
fouillé à Memphis, où il est encore. A dire vrai, je pense qu'il l'a
offert parce qu'il n'a pas les moyens de l'emporter. Si les scies
peuvent l'attaquer et le mettre en morceaux, je l'emporterai cer-
tainement'.
Cette bonne chaleur est une source de santé; nous fondons
toujours comme des chandelles, et, ce qui est curieux, on engraisse
plutôt que de maigrir.
Portez-vous bien toujours et recevez mille amitiés de votre très
attaché de cœur,
II. ROSELLINI.
CHAMPOLLION A CIIAMPOLLION-FIGEAC
Alexandrie, 29 août 1828.
Je profite, mon bien cher ;imi, du renvoi au 30 du départ
de notre excellent commandant pour t'écrire encore quelques
lignes. Ce retard est occasionné par la marche des événe-
ments politiques qui se compliquent, pour ou contre les in-
térêts du pays d'Egypte. Je t'ai parlé du traité d'évacuation
de la Morée, consenti par Ibrahim et ratifié par le Pacha.
On a dû avoir connaissance des préliminaires de cette con-
vention à Paris, vers les derniers jours de juillet, par les
vaisseaux le Trident et le Hussard, que nous avons trouvés
en quarantaine en arrivant à Toulon. On comprend donc
difficilement ici le départ de l'expédition française partie
1. Il v;i s;ins tlii'o que Cliampullioii ne l'uiirait pas ponnis.
40 LETTRES ET JOURNAUX
vers le 15 août de Toulon, à ce que nous annonce le com-
mandant du brick le Ni sus, arrivé ici en onze jours de tra-
versée, avec un agent des Affaires étrangères, M. Gros, qui,
suivi de M. de Saint-Léger, neveu du ministre de la Marine,
venait ici pour stipuler les articles de la convention, déjà
signée et en pleine exécution, puisqu'on a nouvelle de l'ar-
rivée à Navarin de la flotte turque et alliée, — combinée et
destinée à ramener en Egypte Ibrahim-Pacha et le premier
convoi de ses troupes. La nouvelle du départ de notre armée
de Toulon pour la Morée a produit ici une sensation fâcheuse
sur le Pacha, qui a fini par n'y plus voir qu'un moyen de se
justifier de sa convention auprès de la Porte, en prétendant
qu'instruit de la prochaine arrivée à Navarin d'une force
française supérieure aux siennes, il avait cru devoir saisir
un moyen de sauver sans coup férir les douze à quatorze
mille hommes qui lui restaient dans le Péloponnèse.
Cependant, le Pacha est fort ennuyé, au fond, de cette
expédition française, qui compromet notre gouvernement
vis-à-vis de la Porte, et le place, lui, Mohammed-Aly,
dans un certain embarras avec nous. On craint beaucoup
ici, et je parle d'après des cliapeaux et des turbans bien
instruits, que notre gouvernement ne soit, dans cette occa-
sion-ci, la dupe de la politique anglaise qui nous a poussés à
cette expédition, en promettant des secours et des transports
qui ne sont nulle part, et cela dans le but de nous engager
ostensiblement contre la Porte au moment même où ils
signent eux-mêmes un traité d'alliance avec le Sultan
Mahmoud, qui se défend comme un lion. On dit que les
Russes sont déjà à Philippopoli, à huit ou dix lieues d'An-
drinople, et qu'un terrible incendie a déjà dévoré la moitié
de Constantinople. Ces nouvelles doivent encore rester en
quarantaine, jusques à plus ample confirmation. Dans tous
les cas, on peut se vanter à Paris d'avoir jeté dix mille
hommes à la mer, en les envoyant dans un pays dénué de
tout, et dans la saison de toutes les maladies. Que le grand
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 41
Amon nous soit en uidc ! C'est par le Nisiia que j'ai reçu
ta lettre du 28 juillet, portant copie de celle que m'écri-
vait M. Drovetti du camp du Vice-Roi, dans le Delta, le
3 mai. Cette lettre a dû t'inquiéter, et j'avoue que, si je
l'eusse reçue à Paris, je ne serais point parti; heureusement
qu'elle n'est point arrivée à temps, et c'est la main d'Amon
qui l'a détournée. Le Pacha trouvait en effet qu'il était bon
d'attendre, mais il convient, et de fort bonne grâce, que,
puisque le vin est tiré, il faut le boire. D'ailleurs, la popu-
lation de l'Egypte est plus déclarée que jamais pour les
Francs ^ et surtout pour les Fransdouis, qu'elle porte dans
son cœur. Cela est d'autant plus vrai qu'avant-hier, au mo-
ment où la nouvelle du départ de notre flotte, de Toulon,
se répandit parmi le peuple d'Alexandrie, plusieurs hommes
du peuple demandèrent à diverses personnes du Consulat si
c'était demain que les Fransdouis devaient débarquer, et
ils se réjouissaient de leur arrivée. Cela vient de ce que
Mohammed-Aly n'est secondé par aucun des officiers os-
raanlis qui l'entourent. Ceux-ci foulent et oppriment le
peuple, et le peuple les déteste. Les malheureux Égyptiens
comparent involontairement le régime du Pacha à celui de
l'armée française, et tout l'avantage est de notre côté. Dire
qu'on nous désire, ce serait trop ; la religion s'y oppose. Il
est toutefois certain qu'on nous verrait arriver sans répu-
gnance; mais l'âge des héros est passé. — Je serai donc reçu
au mieux par la population de la Haute et de la Basse Mgypte.
M. Drovetti est miiintenant charmé de mon arrivée, et c'est
lui qui me fait le tableau le plus agréable de mon futur
voyage. Je compte rester ici jusques vers le 12 septembre,
pour laisser passer les chaleurs du Caire, où règne dans ce
moment-ci une espèce de typhus, mais fort bénin, à mesure
que le chaud ])aissc et ([ue le Nil hausse. Le fleuve saint a
1. Les FfiincH sont les Kiiropéons en i^énéral, ot los l'^iumnooitis, les
l'Yançais.
42 LETTRES ET .JOURNAUX
donné des inquiétudes ces jours derniers; il manquait
quelques coudées pour assurer la future récolte. Où en est
le Nil? était la question de tous les quarts d'heures, depuis
le palais du Pacha jusquesaux débris de citerne dans lesquels
logent les pauvres familles des fellahs, au milieu de l'en-
ceinte déserte de l'Alexandrie grecque. Le Nil a fait son
devoir et la crue est assurée pour la Basse Egypte; deux
coudées de plus feront l'affaire du haut pays, et on y
compte. Ma santé est toujours excellente, ainsi que celle de
tous mes pèlerins.
Bibent achève les trois marches de l'obélisque qui ont
été connues de la Commission, comme je viens de le véri-
fier; mais elle a noblement estropié les inscriptions hiéro-
glyphiques. Mes dessins avancent. Je m'occuperai ensuite
de l'inscription de la colonne de Pompée, sur plusieurs mots
de laquelle on n'est pas d'accord. Une bonne empreinte en
papier décidera l'affaire.
M. Drovetti est malade; le pire de tout, c'est qu'il a
l'imagination frappée. Le mieux serait que le ministre lui
permit de revenir très prochainement; s'il reste encore une
année ici, c'est un homme mort. Il a vu successivement suc-
comber tous ceux qui sont arrivés avec lui il y a vingt-six
ans, et cela le frappe.
Mille amitiés à notre excellent M. de Férussac, et dix
mille civilités arabes à Madame. Mes respects et tendresses
à l'arcade Colbert. Embrasse Dubois pour moi, et dis-lui que
je lui écrirai quand j'aurai quelque bonne chose à lui marquer.
Adieu, tout à toi de cœur.
Alexandrie, 10 septembre 1828.
J'aime à espérer, mon cher ami, que tu auras reçu depuis
quelques jours mon numéro 1, daté du 24 août, lequel est
venu en France par le retour de ma bonne corvette l'Églé.
M. Cosmao Dumanoir, notre excellent commandant (du-
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 43
quel je te prie de faire dire toute sorte de bien au ministre
de la Marine par notre ami M. de Férussac), n'aura point
perdu un instant, à son arrivée à Toulon, pour faire tail-
lader ou parfumer mes lettres et les mettre sur-le-champ à
la poste. Elles vous rassureront tous sur notre destinée pré-
sente et future, car il a dû naturellement s'élever quelque
inquiétude sur la manière dont nous serions reçus en Egypte,
après la réception de la lettre de M. Drovetti, et par le parti
que semble avoir pris de lui-même le gouvernement de
contremander mon départ par une dépêche télégraphique,
si j'en crois un journal de Paris que nous avons reçu. Heu-
reusement, et très heureusement, que ni lettre ni dépêche
ne sont arrivées à temps. Il était donc écrit là-haut que je
verrais mon Egypte cette année-ci, malgré les nuages poli-
tiques qui se croisent sur le ciel d'Orient et que poussent des
vents du nord, et surtout des vents de l'ouest dont nous ne
comprenons pas trop la direction. Mon voyage s'effectuera
avec toutes les facilités possibles et sans le moindre danger.
Si je juge de l'avenir d'après le passé, ce ne sera point de la
population musulmane que viendront les obstacles, mais
bien de la part des Francs, c'est-à-dire des chrétiens qui, en
Egypte comme dans le reste du Levant, sont de la pire
espèce.
La nouvelle du départ de l'expédition militaire de Tou-
lon, et son arrivée en Morée n'ont produit ici aucune espèce
de sensation sur le peuple. Le Pacha, seul, en a été un peu
froissé dans les premiers moments, parce qu'après avoir
consenti à l'évacuation de la Morée par les troupes égyp-
tiennes, en laissant une très fail)le garnison dans cinq places
fortes, il n'a pu voir sans dépit, et sans craindre que la Porte
ne le regardât comme un traître, l'arrivée subite des Fran-
çais pour occuper le pays. Mais il a pris son parti en brave
et se servira du tout pour démontrer à la Porte qu'il a bien
fait de retirer son lils et les troupes qui, étant déjà travail-
lées par des maladies, pouvaient être considérées comme
44 LETTRES ET JOURNAUX
perdues si elles eussent voulu tenir devant les troupes fran-
çaises. La seule inquiétude de Mohammed-Aly porte sur la
manière dont Ibrahim, qui depuis longtemps brûle du désir
de mesurer ses soldats en ligne contre des bataillons euro-
péens, prendra l'arrivée inopportune des Français avant son
évacuation. Cette affaire, du reste, a été menée à Paris
(selon nous autres Égyptiens, du moins) comme toutes les
autres, c'est-à-dire sans à-propos et sans direction bien
calculée. — Le seul résultat effectif sera de compromettre
la France vis-à-vis de la Porte, ce qui fait le compte des
Russes et de la sournoiserie anglaise, qui se fera turque si
les Russes ne sont point arrêtés par le désespoir des Turcs.
Du reste, le général Maison est arrivé de Paris en Grèce,
ayant dans sa poche des instructions rédigées par des imbé-
ciles. Il devait, selon leur teneur, débarquer aux îles de Sa-
pience, où on ne trouve ni une goutte d'eau, ni la place
nécessaire pour ranger trois compagnies de front. Il faudra
voir la suite de tout cela. Dans quelques jours d'ici nous
saurons comment Ibrahim aura exécuté un traité qu'on
n'exécute pas de notre côté. On espère qu'il se soumettra à
la circonstance. Le Sultan avait ordonné aux troupes égyp-
tiennes de venir en Roumélie, — et elles doivent, dans ce
moment, voguer vers l'Egypte, — c'est de la part du Pacha
un pas bien délicat ! Voilà assez de politique générale. J'en
viens à la mienne en particulier.
Il m'a fallu déployer ici toutes les ressources diploma-
tiques (tout cet article est absolument confidentiel). Tu as
pu voir par la lettre de M. Drovetti, datée du camp de Gé-
mialé, qu'il y avait de l'exagération dans les motifs qui
retardaient l'opportunité de mon voyage en Egypte. Tout
cela n'était au fond qu'un calcul d'intérêt personnel. Les
marchands d'antiquité ont tous frémi à la nouvelle de mon
arrivée en Egypte avec le projet de fouiller. La cabale a
donc été montée lorsqu'il s'est agi de l'expédition de mes
(irmans pour les fouilles. Le ministre Boghoz et le Pacha
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 45
ont été circonvenus, et Son Altesse avait déclaré ne vouloir
donner de firman qu'à ses amis Drovetti et Anastazy. On
me proposa donc de n'y plus songer; mais je déclarai dans
une note remise au chancelier du consulat général de France
que, étant venu en Egypte avec mission de fouiller pour
les musées du Roi, j'étais obligé de faire connaître aux mi-
nistres du Roi les causes qui m'avaient empêché de remplir
cette partie de mes instructions; que ces refus de firmans
ne provenaient que d'une intrigue mercantile; que, venant
au nom du Roi, envoyé par lui et par son gouvernement,
c'était faire une injure au caractère dont j'étais revêtu que
de me refuser une faculté qu'on avait accordée à des gens
tels que Beizoni, Passalacqua, Laborde, Rifaud, etc. ; que,
si le Pacha et son ministre tenaient à la réputation qu'on
leur avait faite en Europe de protecteurs des sciences et des
arts, c'était la seule occasion, en m'accordant un firman
pour les fouilles, où ils auraient véritablement à donner en-
couragement et protection à la science, n'ayant fait jusques-
là, par des firmans semblables, qu'encourager et favoriser
des {cachet) intérêts personnels et des spéculations de
commerce; que mes fouilles avaient un tout autre but
qu'une spéculation (cachet), ne voulant en faire que pour
connaître le gisement des objets qu'on trouve dans les tom-
beaux, et tous les objets que je découvrirais devant être
déposés dans le Musée du Roi, que le Pacha s'était fait lui-
même un plaisir d'orner par l'envoi de quarante bijoux en
or. Cette note, à laquelle j'ajoutais quelques autres considé-
rations, fut mise sous les yeux de M. le ministre Boghoz.
Cette démarche et Y opinion publique d'Alexandrie, car il y
en a aussi une, décidèrent l'alTaire. Les opposants craignirent
la pu1)licitô dont je menaçais (sans nommer personne) par
les journaux d'I^urope, et ces firmans en bonne règle et te-
neur m'ont enfin été remis aujourd'hui; MM. Drovetti et
Anastazy nous oiii même (-(Vh'' leur di'oii i\o fouillo dans les
lieux réservés.
46 LETTRES ET JOURNAUX
Toute cette affaire a retardé le départ de ma caravane
pour le Caire. Mais il est irrévocablement fixé au di-
manche. —
Alexandrie, 1.3 septembre 1828.
Mon départ pour le Caire est définitivement arrêté pour
demain. Je mettrai à la voile à huit heures, et les deux bâ-
timents sur lesquels naviguera ma caravane entreront dans
le Nil après-demain de très bonne heure, après avoir par-
couru toute la longueur du canal du Sultan Mahmoud, dit
le Mahhmoudiéh, celui même auquel ont travaillé Coste et
le petit Florentin Masi. Dans quarante-huit heures j'aurai
vu le fleuve saint que jusques ici je n'ai fait que boire, et
cette terre d'Egypte, après laquelle j'ai si longtemps sou-
piré. Alexandrie est de la Libye toute pure, et je la quitte
sans regret, après en avoir épuisé toutes les douceurs et y
avoir reçu mille politesses, aussi franches, pour le moins,
de la part des musulmans que de celle des chrétiens.
Je reviens à l'instant (à huit heures du soir) de faire ma
visite d'adieu au Pacha. Son Altesse a été charmante : je l'ai
remercié de la protection ouverte qu'il nous accordait. Il a
répondu que, les princes chrétiens traitant ses sujets avec
distinction, son devoir était d'en faire autant. Nous avons
parlé hiéroglyphes, et il a fini par me demander une tra-
duction des obélisques {sic) d'Alexandrie. Je la lui ai pro-
mise, et il l'aura demain matin, mise en turc par le chan-
celier du consulat de France.
Mohammed-Aly a voulu savoir jusques à quel point de
Nubie je voulais pousser mon voyage, et il m'a assuré que
nous recevrions partout honneur et accueil. Je l'ai quitté
après force compliments que sa modestie repoussait d'une
manière fort aimable.
Demain je monte sur mon vaisseau général et je prends
le commandement. J'ai organisé mon monde, réglé les occu-
pations de chacun à bord, distribué les charges et les fonc-
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 47
tions. C'est, à tout prendre, un petit gouvernement très
bien combiné, marchant par ordres du jour, auxquels cha-
cun obéit, car tout y concourt au bien général. Tout ira
bien. Ricci est chargé de la santé et des vivres; Duchesne,
de l'arsenal; Bibent, des fouilles, ustensiles et engins;
Lhôte, des finances; Gaetano Rosellini, du mobilier et des
bagages, etc. Nous avons avec nous deux domestiques et
un cuisinier arabes, deux autres domestiques barabras; mon
homiïijfe à moi, Soliman, est un Arabe de belle mine, et dont
le service est excellent.
Deux bâtiments à voile nous porteront sur le Nil. L'un est
le plus grand mâasch du pays et il a été monté par S.A. Mo-
hammed-Aly : je l'ai nommé Isis. L'autre est une dahabiéh,
où cinq personnes logeront assez commodément ; j'en ai
donné le commandement à Duchesne, en survivance du bon
docteur Raddi, qui doit nous quitter pour aller à la chasse
des papillons dans le désert Libyque. Cette dahabiéh a reçu
le nom d'Athyr. Nous voguerons ainsi sous les auspices des
deux déesses les plus joviales du Panthéon Égyptien.
D'Alexandrie au Caire, nous ne nous arrêterons qu'à Ke-
rioun, l'ancienne Chereus (Xeosô) des Grecs, et à Ssa-el-
Hagar, l'antique Sais. Je dois ces politesses à la patrie du
rusé Psammétichus et du brutal Apriès; enfin, je verrai
s'il reste quelques débris de Siouph ou Saouafé, la patrie
du jovial Amasis, et, à Sais, quelques traces du collège où
Platon et tant de Grecs- Enfant s allaient jadis à l'école.
Ma santé se soutient, et cette épreuve du climat d'Alexan-
drie, le plus dangereux de l'Egypte, est de bon augure.
Tout le monde est enchanté d'être venu. Pour moi, je bénis
le cas que les lettres et les dépêches télégraphiques soient
arrivées trop tard. — Il faut saisir la première occasion de
rectifier les erreurs commises dans l'annonce de notre dé-
part, insérées dans les journaux.
Angclelli n'est ])i)'mi professeur, c'est un dessinateur très
distingué, et M. Raddi est un professeur connu de toute
48 LETTRES ET JOURNAUX
l'Europe par ses belles recherches d'histoire naturelle dans
le Brésil. — Tâche de raccommoder cette affaire. Je com-
mence à trouver bien longue l'attente de vos nouvelles. Rien
ne nous vient de France. Et Pariset ! Le télégraphe lui aura
coupé les jambes. Il a grand tort de n'être pas parti; nous
lui avions déjà fait son lit, ici, et dans notre mâasch. Dis-
lui de venir, qu'il sera reçu à bras ouverts. Le Pacha connaît
son projet de voyage, et, s'il veut de la peste, — il est pro-
bable que l'armée d'Ibrahim la rapportera, ou quelque
chose d'approchant.
Adieu, mon cher ami, je t'écrirai du Caire. Tout à toi et
aux nôtres,
J.-F. Ch.
RÈGLEMENT A OBSERVER PENDANT LE VOYAGE
Art. L — M. ChampoUion est, chargé de la direction générale de
l'expédition. Il décide des lieux où l'on devra s'arrêter, du temps qu'on
doit rester dans chaque station, et généralement de tout ce qui a rap-
port à la marche du voyage, à la distribution et à l'ordre des travaux.
II. — M. Hippolyte Rosellini est chargé de la direction en second et
de tous les détails d'exécution.
III. — M. Lenormant est nommé Inspecteur général et exerce, sous
l'autorité du Directeur et du Directeur-adjoint, une surveillance sur
toutes les branches du service ; celui de salubrité lui est spécialement
confié, et, à cet effet, il a sous ses ordres les officiers de quart à bord de
chaque bâtiment.
IV. — Aucun des membres de l'expédition ne pourra sortir des bâti-
ments ou s'absenter du camp, sauf en avoir fait connaître préalable-
mont les motifs au Directeur général ou au Directeur-adjoint.
V. — Chacun doit conserver à bord et au camp le poste qui lui aura
été assigné pour lui et pour ses effets.
VI. — Les armes et les provisions de poudre seront déposées au mo-
ment de l'embarquement entre les mains d'un délégué chargé de leur
placement et conservation. Le même délégué ne pourra les remettre à
chacun que sur l'autorisation du Directeur.
DE CHAMPOLLlON LE JEUNE 4Ô
VII. — Il ne sera tiré aucun coup d'arme à l'eu sans avertissement
préalable.
VIII. — Chaque membre de l'expédition remplira à tour de rôle, à
bord du bâtiment sur lequel il sera embarqué, les fonctions d'oflQcier
de quart qui seront ci-dessous déterminées.
IX. — Tout le monde se lèvera à l'heure qui sera fixée pour chaque
saison. Une demi-heure après, le branlebas aura lieu sous la surveillance
de l'officier de quart. La demi-heure suivante sera donnée à la toilette.
X. — L'officier de quart à bord de VIsis présidera aux préparatifs du
déjeuner et du dîner. A cet effet, il devra se trouver à bord une demi-
heure avant chaque repas.
XI. — Sous aucun prétexte les matelas ne seront déroulés au courant
de la journée, à moins d'autorisation du chef du service de santé.
XII. — Le branlebas du soir aura lieu une demi-heure avant le mo-
ment fixé pour le coucher, toujours sous la surveillance de l'officier de
quart.
XIII. — L'officier de quart surveillera le service des domestiques, de
manière à ce que les ustensiles de toilette, de table et cuisine soient
tenus avec la propreté convenable, et à ce que chaque objet occui^e
exactement la place qui lui aura été assignée. Il sera chargé pendant
toute la journée de l'exécution des ordres du Directeur. Il portera pour
marque de distinction une écharpe rouge au bras gauche.
XIV. — Le roulement des fonctions d'officier de quart, à partir du
jour de l'embarquement, est établi ainsi qu'il suit :
A bord de l'isia :
A bord do Z'Athyr
1° M. Ricci
1° M. Bertin
2° » Angelelli
2' » Duchesne
3° » Bibent
3" )) Lehoux
4° » Cherubini
4' » Raddi.
5" » Gaetano Rosellini
6" » N. Lhôte.
XV. — Le clief du service de santé est spécialement cliargé de régler
le régime diététique qu'on doit suivre soit à bord, soit à terre. Il doit
se faire soumettre chaque matin, par le cuisinier, le menu des repas de
la journée. Tous les approvisionnements de bouche sont soumis à son
contrôle et lui sont expressément consignés.
XVI. — L'architecte de l'expédition est chargé, de concert avec le
chef du service de santé, de choisir le local convenable soit pour les
campements, soit pour les logements. Il est chargé en chef de la direc-
tion des fouilles et de la conservation de tous les ustensiles, instruments
13lUL. ÉtlVIT., T. XXXI. 4
50 LËTTkES ET JOURNAUX
et engins à ce nécessaires. A cet effet, il lui sera remis une note de tous
lesdits objets, dont il demeurera responsable.
XVII. — Le conservateur du mobilier sera muni d'une note détaillée
contenant renonciation de toutes les caisses, colis, etc., formant le ma-
tériel de l'expédition à l'exception des effets personnels, des ustensiles
de table, de toilette, de cuisine, des provisions de bouche et des ins-
truments de fouilles. Il devra veiller à ce que chacun des objets qui lui
sont confiés se conserve en bon état et dans le lieu déterminé pour leur
placement, et les remettre à mesure des besoins aux officiers chargés
des différents services. Il sera également chargé du transport, du place-
ment et de la conservation desdits objets, lorsqu'on séjournera à terre.
Ordre du jour du 11 septembre
Sont nommés :
1° Délégué des directeurs à bord de VAthi/r, Professeur Raddi;
2° Chef de santé, Docteur Ricci ;
3° Architecte de l'expédition et Directeur en chef des fouilles,
M. Bibent;
4° Chef d'armement à bord des deux bâtiments, M. Duchesne ;
5° Conservateur du mobilier, M. Gaetano Rosellini ;
6° Secrétaire général chargé de transmettre les ordres du jour,
M. Cherubini.
EXTRAIT DU JOURNAL DE VOYAGE
14 septembre 1828.
La matinée entière a été employée en préparatifs du départ :
il devait avoir lieu à huit heures du matin, mais la nécessité
d'embarquer des provisions fraîches et de laisser se refroidir
le pain confectionné dans la nuit fit perdre quelques heures.
Mais enfin, après avoir fait mes adieux à MM. Anastazy,
Méchain, Rosetti et Lavison, je quittai la maison du consulat
général à dix heures, avec tous les membres de l'expédition
toscane, qui étaient venus me prendre. Nous perdîmes un
(juart d'heure en sortant de Tokel , })arce que les âniers
d'Alexandrie, ayant appris notre départ prochain par la voie
t»Ë champolLion le jeune 51
publique, s'étaient amassés en foule au-dessous de nos fenêtres
et obstruaient les portes de l'okel. Ce fut une véritable ba-
taille : l'un me tirait à droite, l'autre à gauche, et, dans le
fort de la mêlée, je me trouvai souvent pressé entre deux
ânes et près de perdre la respiration. Enfin les deux ja-
nissaires de France et de Toscane, renforçant leur caractère
public par quelques coups de canne à pomme d'argent sur
l'assistance tumultueuse, parvinrent à nous faire un peu
de place, et il nous fut permis de choisir chacun notre mon-
ture. La cavalcade se forma enfin, se mit en route, les
deux janissaires en robe rouge et turban blanc ouvrant la
marche, leur canne de tambour-major appuyée sur le devant
de la selle. Arrivé sur la place des Consuls, le cortège entier
se rendit à la maison du ministre d'Autriche, M. Acerbi',
que je voulais embrasser avant de partir. On reprit alors le
chemin de l'enceinte des Arabes, et en peu d'instants nous
arrivâmes au Malihmoudiéh , sur le bord duquel le mâasch
Vlsis et la dahabiéh l'Athyr étaient amarrés. Je m'établis à
bord de Vlsis où je reçus la visite du propliète Tod, qui
resta avec nous jusqucs au moment du départ, malgré les
embarras dont nous étions accablés. On mit enfin à la voile
à midi, au moment où nous terminions un dîner improvisé
à bord par mon domestique arabe Soliman, qui, pendant
tout le voyage d'Alexandrie au Caire, doit remplir les fonc-
tions de cuisinier, dont le titulaire, Moustaplm, est tombé
malade la veille de notre départ. La navigation du Malih-
moLidich, creusé il y a (|uelques années, par ordre de Mo-
hammed-Aly, qui mit phis de 100.000 hommes des pro-
vinces voisines en réquisition pour exécuter cet ouvrage
immense, — et ces corvéables en vinrent à bout littéra-
lement avec leurs mains, car il n'y avait ni les outils ni
1. Giusoppo Act-'i'bi, MO ;i Castel-GolTredo en 177.'{, natiiralisto de
iiioi'ite et littérateur, foiulatcur de la BHiHotrcn iudinna, qui se publiait
à Milan di'iiuis 181(). 11 avait soutenu lerinenient Clinnipolliuii dans
l'allaire des lirmans.
52 lëtTUës et journaux
les ustensiles nécessaires en tout autre pays, — la navigation
de ce canal, dis-je, est très facile du temps de l'inondation ;
la seule difficulté actuelle consiste dans les embarras inévi-
tables, lorsque plusieurs djermes ou mâasch, naviguant à la
corde, se rencontrent soit avec des bâtiments qui marchent
de la même manière, soit avec ceux qui sont stationnaires sur
les rives du canal. Cet ouvrage public, de première nécessité
pour abreuver les habitants d'Alexandrie, et pour le com-
merce de cette seconde capitale de l'Egypte, puisque le
Pacha veut y fixer sa demeure, en établissant Ibrahim-Pacha
au Caire, consiste uniquement en levées de terre sans
aucune espèce de contreforts ni de murs de soutènement,
à l'exception de quelques toises de murailles à l'embouchure
du canal vers Atféh.
Le pays environnant est d'une affreuse tristesse, et le
point où est bâtie la maison de campagne de Moharrem-
Bey Atféh, gendre du Pacha et gouverneur d'Alexandrie,
n'est guère plus gai d'aspect, malgré quelques plantations
de palmiers qu'on appelle un jardin; le canal passe sur une
langue de terre entre le Màadiéh (ou le lac à Ediwu) et le
lac Maréotis. Le lit de ce dernier est presque à sec : il offre
l'apparence d'un immense bassin désert, couvert de sables.
Son extrémité sud-ouest était, à notre passage, couverte par
les eaux de l'inondation, et quelques îles, semées de distance
en distance, semblaient, par un effet de lumière ou de
mirage, suspendues au milieu des airs. Sur un autre point
du canal, nous aperçûmes au nord et dans l'éloignement le
minaret d'Aboukir. Nous passâmes de nuit à El-Kérioun.
La dahabiéh l'Athyr, sur laquelle étaient embarqués le
professeur Raddi, Bibent, Duchesnc et Bertin, et qui devait
suivre constamment la marche du mâasch l'Isis, fut dépassée
et laissée fort en arrière vers le milieu de la nuit. Nous nous
aperçûmes de ce retard à sept heures du matin, au moment
où, arrivés près d' Atféh, nous étions près de déboucher
dans le Nil. Malgré mon impatience de voir ce fleuve si
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 53
célèbre, j'ordonnai au réis de Vlsis d'aborder et d'attendre
VAthyr avant de nous lancer dans le Nil. Nous débarquâmes
à trois cents pas de la bouche du Mahhmoudiéh, dont la
berge orientale est ici couronnée de casemates construites en
cannes de roseaux et servant de boutiques à toutes sortes de
marchands de comestibles. — Rosellini, Lenormand et moi,
nous courûmes à l'origine du Mahhmoudiéh, et la magni-
fique verdure du Delta, dont nous étions séparés par la
Branche canopique, qui a, ici même, un aspect très impo-
sant, quoiqu'elle soit divisée par une île qui en sépare les
eaux, charma nos yeux qui depuis si longtemps ne s'étaient
fixés sur une campagne couverte d'une belle végétation : des
tamarins, des palmiers et des sycomores, à travers lesquels
on apercevait à gauche les minarets de Sendioun et à
droite ceux de Fouah, formaient le fond du tableau et
s'élevaient au-dessus des énormes roseaux dont les cannes
couronnent ici les deux rives du Nil. Nous retournâmes au
mâasch, après nous être rassasiés de ce spectacle, qui rap-
pela vivement à la mémoire de Lenormand plusieurs points
de vue de la Hollande.
Voyant que VAthyr n'arrivait point, j'ordonnai au réis
de Vlsis d'entrer dans le Nil et de faire voile pour Fouah.
Le canal débouche dans le fleuve vis-à-vis une île basse, ce
cjui ôte à la Branche canopique une partie de sa largeur.
L'entrée dans le Nil fut difficile parce que le canal est fort
étroit et que mon bâtiment est un des plus grands qui na-
viguent sur le Nil. Pour donner quelque repos aux mariniers,
je fis arrêter Vlsis sur la rive gauche, à six cents toises au
sud-est du Mahhmoudiéh, vis-à-vis un petit village qui se
nomme oilLL-, Senabadèh, mais que la carte de la Com-
mission place trop loin du Nil, en intercalant un village
nommé Kafr-cherkaouy , dont je n'ai vu aucune trace.
h'Athyr nous ayant enfin rejoints après deux heures d'at-
tente, nous remontâmes le Nil jusques à Foua/i, où nous arri-
54 LETTRES ET JOURNAUX
vâmes à midi. Après le diner, j'allai courir la ville de Fouah
«y. C'est la première toute égyptienne que nous eussions
vue; elle est entièrement construite en briques brunâtres, et
presque toutes les maisons se ressemblent à peu près. Nous
remarquâmes quelques jolies mosquées et des débris de mu-
railles aussi en briques. — Ce fut sur les quatre heures après
midi que nous quittâmes Fouali, après avoir attendu long-
temps le réis de VAthyr, qui profitait de notre séjour en ville
pour passer son temps chez des Alméh ! A quatre heures et
demie, nous étions entre les villages de i-jl^^ Schôrafèh, sur
la rive orientale, et tiLlj- Sorenbaiéh, sur l'occidentale :
le vent était excellent, et le mâasch marchait lestement,
malgré la rapidité du courant du fleuve, dont le lit se pré-
sentait dans toute sa majestueuse largeur. Nous aperçûmes
ensuite, un peu enfoncé dans le Delta, le village de Kébrith
Ji_)jA_î, appelé Gobaris sur la carte de la Commission
df'Égypte.
A cinq heures, on était en face du bourg de ^iU Sâlmiéh :
c'est le même qui fut brûlé par ordre du général en chef de
l'armée française en Egypte. — En face de Sâlmiéh est le
village de ij Louïéh, omis sur la carte de la Commission.
— Sur les six heures un quart, nous aperçûmes, dans le
Delta, le bourg de Méhallet-Malèg f^-* cJ^, le xieAé.-s.
des livres coptes, au nord-est duquel, et à environ quatre
mille toises de distance dans l'intérieur des terres, existe
un tertre nommé ^j-llt ^f Koum-Schabbas, le ■x0.n0.ce1t
des Coptes. En face de Méhallet-Malèg on voit le petit
village de ^y^'f^ J<lS Kafr-Schaikh-Hassan, nommé
K.-Scheikh-Haceïn sur la carte de la Commission.
Les deux rives de la Canopique sont dans cette saison un
tapis continu de la plus belle verdure. La campagne du
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 55
Delta et de Libye, cultivée avec beaucoup de. soin et de
variété, abonde en arbres de toute espèce, parmi lesquels
on remarque principalement : V le palmier J^; 2° le
tamarisque; 3" le mûrier (thont); 4° le mimosa nilotica,
appelé iai- santh par les fellahs, qui ont ainsi conservé le
vieux nom égyptien de ce joli arbre, lyon'^, thébain ujonTc,
mot dérivé de ujonT et ujotiTc épine; cet arbre, dont la
feuille est fine et menue, abonde en piquants très acérés;
5*^ le sycomore {rjoummè:^) ; 6" mais rarement, le saule
pleureur ; 7° le saule, bien plus commun que le précédent.
C'est en contemplant cette belle campagne que j'aperçus
sur la rive occidentale du Nil une douzaine de bœufs, rangés
sur une ligne droite et prenant leur repas chacun dans une
mangeoire particulière, construite en limon, et dont voici
le profil, . -^"^^ J • C'est exactement la forme
des man- ( -j ^^^^i\/^ geoires placées sur les au-
tels, de- l\'i~r^*^i\/ ^^''^^^ l6s images des tau-
reaux sa- ' \ \ . Iaj CTés OenoupJu,
Menévis ?^ et Apis.
A six heures un quart, nous étions en face de
SonioukJirat O'J'^*-^, que la carte de la Com-
mission appelle ZJ'jf Kourat, en corrompant ce
nom, (jui, prononcé Somouk/irat cJj^y,^^ par mon réis, se
rapprociie beaucoup plus de celui de Naucratis, Na-j/.paTi';,
ville grecque qu'on suppose avoir existé sur cet emplace-
ment.
Vers les six heures et demie, nous remarquâmes sur la
rive orientale, tout à fait au bord du fleuve, les ruines d'une
maison fort considérable et d'une construction tellement
soignée, comparativement à ce que nous avions vu jusque-
là, que nous crûmes y reconnaître la main européenne :
c'était, en effet, les ruines d'une maison de campagne do
Toussoum-IJacha , fils aîné de MoJiammed-Ahj , et dont la
56 LETTRES ET JOURNAUX
démolition avait été ordonncG après la mort de son pos-
sesseur. A côté est une plantation de jeunes palmiers. La
campagne environnante est très belle.
Sur les sept heures et demie, nous rejoignîmes VAt/ujr,
qui avait pris les devants en partant de Fouah. Nous nous
trouvions alors vis-à-vis Jj-i Désouk. J'appris que c'était
dans une maison de campagne du voisinage de ce bourg,
assis sur la rive orientale du Nil, que M. Sait, consul
général d'Angleterre, était mort quelques mois aupara-
vant. J'ai toujours regretté de ne plus trouver en Egypte
cet homme instruit et grand amateur des études hiéro-
glyphiques.
Nous passâmes, vers les dix heures, entre Méhallet-abou-
Aly b y\ zJ^ à l'est et 4^M<- 4-j^ à l'ouest (Miniet-Salâméh);
c'est au midi de ce village que les Français livrèrent un
combat aux Mamlouks, en juillet 1798, le lendemain du
combat de Rahhmaniéh, bourg situé à deux mille quatre
cents mètres plus au nord que Miniet-Salâméh, et que les
îles du fleuve en face de Désouk nous ont empêchés d'aper-
cevoir. — C'est pendant la nuit que notre petite escadre
passa devant le village de <o[^\\ El-Ssafé, où exista l'an-
cienne S'.o'jcf, ville du nome Saïtique mentionnée par Héro-
dote comme étant la patrie du Pharaon Amasis, qui, ayant
usurpé la couronne sur son souverain légitime, Oaaphré,
fut cependant inscrit dans la XXVP dynastie au nombre
des Rois Saïtes.
16 septembre. — En me réveillant, à six heures et demie
du matin, je trouvai le màasch risisetl-d&dhâbiélit'Athi/r,
que nous avions prise à la remorque à Désouk, amarrés
sur la rive orientale, tout près du village nommé vérita-
blement r^\^ <^\ El-Méniêh-Gliénagh, et non pas El-
Méniéh tout court, comme porte la grande carte de la Com-
mission. Ce surnom de r\:^ vient du bourg de ce nom,
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 57
Ghénagh, situé à deux mille toises plus au sud-est, et
nommé à tort 0^ Ghénan par la carte de la Commission.
En attendant que le vent s'élevât, j'allai avec Rosellini
faire une promenade dans le village, où nous trouvâmes le
docteur Ricci, qui était allé faire des provisions, entouré
d'une foule de femmes à demi nues. Je distinguai dans ce
groupe une femme de haute taille, d'une belle physionomie,
et dont les traits n'étaient point égyptiens. Elle me dit que
sa patrie était le ^11 Schâm (la Syrie) et qu'elle avait
épousé un maréchal d'El-Méniéh-Ghénagh. Sortant en
même temps de son sein une petite bourse et éloignant de
la main et du geste les Arabes qui nous entouraient, elle en
sortit et me montra d'un air confidentiel une petite croix
, qu'elle se hâta de cacher aux regards des fellahs qui
se rapprochaient; elle me fit entendre qu'elle était
chrétienne, et fut fort scandalisée quand je répondis
négativement à la demande qu'elle fit de voir ma
croiaj. J'autorisai le docteur Ricci à lui donner un remède
pour ses yeux qui commençaient à souffrir de l'ophtalmie.
Après le déjeuner, le vent s'étant un peu levé, j'or-
donnai au réis de faire voile vers Ssa-el-Iîaghar, étant fort
impatient d'y visiter les ruines de la vieille Saïs, la plus
grande et la plus célèbre des cités de l'ancien Delta. Nous
apercevions déjà de Mén/éh-G/iénagh, en regardant au sud-
est, les restes de l'énorme enceinte qui renfermait jadis les
grands monuments de cette capitale. Ces débris ressemblent
à de longues collines. A onze heures, nous étions vis-à-vis
jiji jS" Kafr-Daouar, à onze heures et demie en face de
U? i^ Méhallet-Ssa sur la rive occidentale, et vis-à-vis la
grande enceinte de Sais à l'orient. Le réis fit tirer les deux
bâtiments à la corde, et, vers midi, nous abordâmes au Delta
en face du village do jlii-l l^ Ssa-cl-f/af/liar, (\u'\ n retenu
58 LETTRES ET .lOURNAUX
le nom et occupe un point de remplacement désert de l'an-
cienne capitale des Néchao et des Psammétichus.
Après notre dîner, vers les deux heures, chacun s'étant
armé, nous partîmes pour visiter les ruines, accompagnés de
deux: de nos domestiques, Mohammed et Klialil, auxquels
s'adjoignit un mousse de VIsis, natif de Ssa-el-Haghar,
village vers lequel nous nous dirigeâmes à travers champs.
Mes compagnons prenaient le plaisir de lâchasse, et le bruit
des coups de fusil fît lever devant nous deux chacals qui
s'enfuirent à toutes jambes. — Nous n'entrâmes point au
village situé dans le point le plus élevé du tertre, mais,
passant dans le voisinage du cimetière moderne des habitants
de Ssa-el-Haghar, dans lequel sont de nombreux tourbéhs
crépis tout fraîchement, nous nous dirigeâmes au nord vers
les ruines qui, de loin, ressemblaient à un village arabe
détruit fraîchement. Mais nous trouvâmes une quantité
incroyable de débris de poteries de tout genre, pareilles à
ceux qu'on rencontre sur toute la surface des ruines
d'Alexandrie, du côté de l'obélisque et dans presque toute
l'enceinte des Arabes. Les poteries de Sais sont pour la
plupart des fragments de fabrication antique, puisque j'y
recueillis de la poterie égyptienne en terre émaUlée verte
et bleue, un fragment sur lequel est gravée une fleur de
Lotus, la partie inférieure d'une figurine funéraire en terre
émaillée ornée d'hiéroglyphes, et un très beau fragment
émaillé représentant une tête de lion. Un vaste espace de
terrain (A) est occupé par des restes de constructions soit en
terrassement, soit en briques égyptiennes, rarement mêlées
de paille, qui paraissent avoir formé des chambres ou des
édifices de très petite proportion et tout à fait propres à
renfermer des momies et autres objets funéraires. C'était,
selon toute apparence, une des nécropoles de Sais (pi. I).
Ces tombeaux ont été fouillés avec soin, et sont tellement
bouleversés qu'il est difTicile d'en reconnaître la forme et la
liaison. Rien ici ne ressemble aux catacombes de Thèbes
H,
BiBL. ÉGYPTOL.. T. XXXI.
Pl. il
"7^ tueyiht/:^
PLAN DES RUINES DE SAIS
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 59
ni aux puits de Sakkara ; ce sont des constructions d'une
forme à part.
Après avoir péniblement parcouru ce vaste terrain, très
inégal parce qu'il est bouleversé dans tous les sens, nous
nous rapprochâmes du cimetière moderne du côté est et
fûmes tous frappés de l'odeur infecte qui s'en échappe.
C'est ici un argument très fort pour le système de Pariset
sur la peste'. Il nous a paru incontestable que l'eau de l'inon-
dation arrivait par filtration jusques aux cadavres ensevelis
dans les tourbéhs, et que c'était là la cause de l'infection
insupportable répandue à une assez grande distance. —
Nous marchâmes ensuite au nord-est pendant l'espace de
quatre cents toises environ, en traversant plusieurs fois
l'eau de l'inondation, et nous arrivâmes, après avoir passé
un très petit pont, enfin, à l'angle sud-est {a) de la grande
enceinte égyptienne que nous avions aperçue d'El-Mêniéh-
Ghénagh (pi. II). — L'étendue de cette enceinte est immense.
Nous avons évalué, en le mesurant au pas, la longueur de
l'un des petits côtés (B) au moins à quatorze cent quarante
pieds et celle des deux grands côtés du parallélogramme
à deux mille cent soixante pieds de longueur, ce qui donne
un pourtour général de sept mille deux cents pieds.
L'épaisseur de ce mur d'enceinte bâti en briques crues est
d'environ cinquante-quatre centimètres. Sa hauteur peut
être estimée à quatre-vingts pieds. Les briques dont se com-
pose cette immense construction ont seize pouces de long,
sept pouces de large, cinq pouces d'épaisseur. Elles sont
formées de limon du Nil et entremêlées avec de la paille
hachée. Dans plusieurs points, la muraille présente l'aspect
1. A cette époque-là, le D' Pariset pensait, malgré les dénégations
des autorités égyptiennes, que la peste sévissait, à l'état endémique, à
Sais même et dans les environs. Il se proposait donc, lorsque le
moment serait venu, d'y opérer des recherches minutieuses, afin de
trouver le moyen do combattre le mal et d'améliorer la situation fâ-
cheuse des indigènes.
GO LETTRES ET JOURNAUX
d'un simple terrassement, parce que, les pluies ayant délayé
la surface du mur, les joints des briques ont été empâtés et
ont dû nécessairement disparaître; une partie de la hauteur
a été réduite en poussière et ses débris entassés forment un
talus considérable des deux côtés de la muraille. La mesure
de cette pente, prise en dehors, a été trouvée de cent vingt
pieds.
L'inondation occupait une très grande partie de cette
enceinte au moment où je l'ai visitée. L'entrée marquée D
sur le plan est tout à fait moderne ; on a abattu la muraille
pour donner passage à un petit canal d'irrigation, et la coupe
des murs présente les briques égyptiennes entremêlées de
lits de paille i^arfaitement conservés. C'est par cette ouver-
ture que je pénétrai dans l'intérieur, et il est impossible de
rendre l'impression que produisit sur moi l'aspect de l'in-
térieur de cette enceinte si étendue. J'aperçus vers la gauche,
et occupant le milieu sur une très grande longueur, une
suite de ruines colossales se dessinant sous toutes sortes de
formes bizarres et qui, du point où je les voyais, semblaient
être les ruines d'un palais de géants ; mais il existe un tel
désordre et si peu d'accord entre les parties de cette ruine
qu'il est impossible de se former une idée claire de l'en-
semble du plan primitif.
Nous étant transportés au milieu même de ces débris,
nous reconnûmes les restes d'un édifice très étendu, jadis
partagé en une infinité de très petites chambres, à plusieurs
étages, — contigués et séparées par des cloisons fort
épaisses. Tout cet édifice, d'une hauteur égale au moins à
celle des murs d'enceinte {quatre-vingts pieds), est con-
struit en briques crues, mais plus petites de moitié que celles
qui composent l'enceinte. Toute la place où se trouvent ces
ruines est couverte de débris de poteries, parmi lesquels
mon Barabra Méhémed ramassa, à mes pieds, une figurine
égyptienne en terre émaillée, re-gréseniimtV Égide de Néith ,
c'est-à-dire la tête de la déesse léontocéphale avec le disque
DE CHAMPOLLiON LE JEUNE 61
posé sur le collier, et quelques débris de poterie égyp-
tienne émaillée. Tous ces tessons de pots proviennent soit
des tessons employés en couches, entremêlés de briques
dans les massifs des cloisons, soit des grands vases engagés
dans les murs de chaque chambre ; j'en ai remarqué sept
ou huit, encore en place dans autant de petites chambres.
Aux deux extrémités (/ et^) des ruines de cette grande
construction existent deux collines égalant au moins en
hauteur le mur de l'enceinte générale. Chacune de ces col-
lines offre deux mamelons parallèles. Ce sont encore des
masses de briques crues pulvérisées à la surface, et ces mon-
ticules occupent les deux points extrêmes et sont parallèles
l'un à l'autre.
La masse entière de ces chambres accumulées dans un
seul édifice avait environ mille pas de longueur, espace qui
devait en contenir un nombre infini. Tout semble démontrer
que cet édifice était jadis une Nécropole ou plutôt un Mem-
nonium, c'est-à-dire une construction destinée à recevoir et
à conserver les momies des habitants de Sais. Les doubles
collines occupant l'extrémité des ruines étaient deux grands
pylônes, liés sans doute par un petit mur d'enceinte, ren-
fermant l'immense édifice en forme de parallélogramme,
véritable labyrinthe de chambres funéraires ; les vases
engagés dans les cloisons faisaient l'office de canopes et ren-
fermaient les intestins. Nous avons trouvé le fond d'une de
ces jarres encore plein de baume (Gaetano Rosellini).
La grande enceinte présente une ouverture (une ancienne
porte) au milieu do son grand coté méridional, vers Ssa-el-
Haghar. C'était la porte qui donnait entrée aux cadavres
embaumés, la porte des morts, à laquelle on parvenait en
passant près de l'autre nécropole A, car les ruines appar-
tiennent aussi à un Meninoniiun dont il est impossible de
reconnaître la foi'ine générale. Les débris d'images funé-
raires (jLie nous y avons trouvés prouvent assez (juc ces
constructions étaient encore des (ornheanx. Vers l'extré-
62 LETTRES ET JOURNAUX
mité ouest du grand Memiioniiim, compris dans l'enceinte,
se trouvent deux monceaux de ruines, l'un au nord et l'autre
au midi. Ce dernier, plus considérable, est un terrassement
(ou butte factice), sur lequel on rencontre quelques débris
de marbre blanc, dit de Tlièbes, de granit rose, de granit
gris et de beau grès rouge. L'inondation ne nous a point
permis de visiter ce tertre du nord, bien plus bas que
l'autre. Ces deux tertres peuvent être l'emplacement des
tombeaux des Rois Saïtes décrits par Hérodote (livre II,
chap. CLXix).
Au nord, le tombeau de Ouaphrê (Apriès) et des Rois
Saïtes les pères, lequel était à gauche, dit-il, du temple de
Néith (Minerve). Le tertre du midi serait l'emplacement du
tombeau de l'usurpateur Amasis, somptueux édifice décrit
par Hérodote et qu'il dit avoir été à la droite du temple de
Néith. On pourrait donc restaurer ainsi qu'il suit, et d'après
le texte d'Hérodote, l'ancien état des édifices renfermés
dans la grande enceinte de Saïs. A deux cents pas environ
de l'angle nord-est de la grande enceinte existent plusieurs
collines peu élevées (M du plan général), formées par un
terrain sablonneux et léger, entremêlé de débris de briques
crues. Nous y fûmes conduits (Lenormand et moi) par un
vieil Arabe, auquel nous avions demandé des nouvelles d'un
sarcophage appartenant à M. Rosetti, dans les ruines de
Sais. Nous trouvâmes en effet ce beau monument encore à
moitié enfoui dans les sables, au fond d'un grand creux pro-
duit par les fouilles et dans lequel il faisait une chaleur
insupportable. Le sarcophage peut avoir environ neuf à dix
pieds de longueur. Il est formé d'un superbe bloc de basalte
vert et ne porte à l'extérieur qu'une seule ligne d'hiéro-
glyphes partagée en deux légendes alïrontées : (»»^— *)
RESTAURATION^ DES PUINES DE SAIS
5 6. r^'/^nrs
7. Tr/f//?/^ dr . i ?'//// ? ?
9 Tcrrirn/os /^^^- Temp./^^
12 /'nyrr/^'/f cZ-iffi^f-f/'s
64 LEtTRES ET JOURNAUX
Paroles du gardien des Temples {(jui est sous la garde
[i Seigneur...
de justice, etc.
du Seigneur oj^) : O vous, Sauveurs! Seigneurs
Le nom de ce haut fonctionnaire de l'ordre sacerdotal
contient le prénom du Roi Saïte Psammétichus II, ce qui
donne en môme temps l'époque approximative du sarco-
phage. Il est certain quen fouillant ces collines (M), on
découvrirait des monuments funéraires d'une haute impor-
tance. Cet emplacement paraît avoir été une nécropole des
familles de distinction. Sur les bords de l'excavation était
encore la partie inférieure du couvercle de ce sarcophage. La
partie supérieure a été donnée par M. Rosetti au Musée
impérial de Vienne.
Après avoir visité avec soin l'enceinte du Hiéron, et tiré
quelques coups de fusil sur des chouettes juotAôw-jsl qu'un
singulier hasard nous faisait rencontrer sur les ruines de
Sa'is, mère d'Athènes, villes qui placèrent toutes cet oiseau
sur leurs médailles, nous retournâmes au village de Ssa-
el-Haghar, où nous montâmes pour voir si ces colonnes
égyptiennes mentionnées par Niebuhr existaient encore.
Nos recherches dans les pauvres rues de ce village furent
vaines. Khalil, un de nos domestiques, reçut l'ordre de crier
que tous ceux qui avaient des antiquités à vendre nous les
apportassent. Personne n'approchait, les femmes et les en--
fants fuyaient aussitôt que nous débouchions dans une rue.
Mais, nous étant mis, Rosellini et moi, à distribuer des
pièces de dix paras, la foule accourut, nous entoura, et nous
eûmes toutes les peines du monde à nous débarrasser de ces
braves gens qui, d'abord, nous prenant pour des soldats
turcs, avaient eu peur et se cachaient au plus vite. On nous
présenta alors quelques mauvaises médailles, et nous retour-
nâmes au mâasch escortés par une bonne partie de la popu-
lation de la moderne Sais. Les enfants et les petites filles.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 65
les uns et les autres nus comme des vers, ne nous quittèrent
qu'à la dernière extrémité.
On quitta le rivage saïtique à six heures un quart du
soir; nous étions entre Nekhléh <J'^ et Gouddabé t^b^
à sept heures, et vis-à-vis Etbié sur la rive orientale à
huit heures et demie.
17 septembre. — En nous réveillant le lendemain matin,
nous nous trouvâmes arrêtés au rivage libyque, vis-à-vis un
grand village nommé 4.jybl^l El-Dliahariéh, parce que le
vent, soufflant du midi, nous était tout à fait contraire.
Mon réis nommait ce vent ^^^ Marisi, c'est un mot dé-
rivé de l'égyptien julô^phc, Maris, nom de la Haute Egypte,
d'où vient ce vent. Nous profitons du temps de halte pour
faire une promenade dans la campagne, riche de culture, et
où je remarquai de grandes plantations de chanvre et de
coton. Les arbres de toute espèce y abondent, et c'est là que
je vis pour la première fois la gousse ji du Mimosa N'i-
lotica, le schonti égyptien, dans la- \0) quelle je recon-
nus le type de l'hiéroglyphe c. Cette \Oj gousse est nom-
mée qard par les Arabes. — Le vent (pS s'ôtant un peu
levé, à quatre heures, nous mimes JJ à la voile, et, peu
de minutes après, nous étions devant ^....^t Schènis-
séh. A quatre heures et demie, à ^ll^c^ Mit-Chahaléh,
quelque temps après devant jU^Aj Bcnovfar, et à cinq
heures à ZjVjjS" Kafr-Zaïât. — Ici le réis voulut s'arrêter
alin d'acheter du blé pour son équipage. Ce village, construit
en limon du Nil comme tous les autres, est le premier qui,
par les formes de ses maisons, nous ait rappelé les vieux
monuments de l'Egypte par les talus des murailles et des
terrassements. Nous parcourûmes le village, cherchant à
faire l'emplette d'un mouton, mais il n'y en avait point à
vendre. Nous vîmes un vaste magasin de blé et de coton
l3lllL. liuYlT., T. XXXI. 5
66
LETTRES ET JOURNAUX
appartenant au Paclia : c'est un édifice à murailles droites.
Nous quittâmes Kafr-Zaïàt à six heures précises, continuant
notre route. En passant dans les rues du village, je croquai
la forme des ornements que les femmes se font mettre sur le
menton et sur les bras :
©O©
o oo
• ••• """"* ^
mj
Ces tatouages sont en général de couleur b/eae. Ils s'exé-
cutent au moyen d'un instrument composé de trois ou
quatre aiguilles réunies par des fils; on perce la peau jus-
ques au sang et on inscrit ainsi les formes de l'ornement en
question. Les aiguilles sont trempées dans de l'encre ou de
la poudre de charbon délayée. Une femme égyptienne peut
faire décorer son menton pour la modique somme de cinq
paras. Ce sont des femmes qui exercent cet art. Les Égyp-
tiennes portent aussi des ornements tatoués sur les mains
et les bras. Voici les plus ordinaires :
*
^ïè
Peu au-dessus de Zaïat nous apercevons vers le nord-
est les palmiers et les minarets d'Abiaj' jLoJ, l'ancienne
g^*.guîH! des Coptes, et plus au midi, un peu moins distincte,
la ville de Ja;L> Thanth, la Tô.uTevoo des Égyptiens. C'est
dans les mois de Régab qu'a lieu, dans cette ville, une foire
considérable, dont le but secondaire de ceux qui s'y rendent
en foule est de visiter le tombeau d'un saint musulman
nommé Sid-Ahmed-el-Bedaouï.
On passe devant )y\l Schabour à sept heures moins cinq
t)E CHAMPOLLION LE JEUNE 67
minutes ; une partie de ce village de la rive occidentale a
été emportée par les eaux du Nil. Nous fûmes tous frappés
de l'odeur infecte que répandait le cimetière du lieu. Encore
un argument pour l'ami Pariset. — Le màasch fut amarré
à dix heures et un quart, sur la rive est, à El-Zaïrah
iLtjl), pour attendre la dahabiéli restée en arrière. — Pen-
dant la nuit, nous dépassâmes les villages de Thanoub,
Amrous, Bischtâmé, Koum-Schérik, l'un des Champs de
bataille de l'armée française, et à six heures du matin nous
nous trouvâmes à Zaouïet-el-Baglé iUl ijlj .
18 septembre. — A six heures- un quart, à Attariéli,
village qui n'est point marqué sur la carte de la Commis-
sion. En passant devant j^i Danassour, nous aper-
çûmes, au loin et sur la même rive, les villes de J-j-
Sersena, la ^rô^pcme des livres coptes, et de ^:i\JL\ Ibschadé,
la nuj*.'^ des Égyptiens et la Prosopis des Grecs, ville jadis
d'une grande importance et réduite aujourd'hui à un simple
hameau. De sept à huit heures, à Aboulkhaous, en Libye,
où on a acheté le mouton. A neuf heures dix minutes du
matin, nous étions à aISIc Alham (Ad.Rd.ii), position connue
par le combat que notre armée y livra aux >himl()uks le
16 juillet 1798.
Neuf heures et demie. En approchant du village de Nader
jit, des femmes, portant des coufTes de fruits, dattes et
grenades, côtoyaient le rivage en nous olïrant leur mar-
chandise. On s'arrêta vis-à-vis un enclos planté darbres,
sur un alignement régulier, rideau de verdure derrière
lequel se cachait le village. A peine le mâascii touchait-il
l(i bord, ciue la foule des femmes et d(^s enfants accourut et
nous montra des provisions de bouche. Dans le nombre
(les spectateurs se trouvaient trois bdiadiiis ou farceurs,
suivis de deux Alinùh (ou tilles savantes) que nous finies
68 LETTtlES ET JOURNAUX
venir sur le pont. L'une d'elles, fort jolie de figure et d'une
grande perfection de formes, portait deux cymbales de
cuivre. Elles chantèrent pendant une demi-heure des vers
arabes, espèce de dialogue entre un amant et sa maîtresse,
sur une cantilène qui nous parut à tous assez agréable. Le
réis en second de notre mâasch, Ahmed-el-Raschidi, homme
d'un caractère gai et jovial, recueillait les piastres et, après
les avoir mouillées d'un peu de salive, les appliquait sur les
joues des Alméh en même temps qu'un bon gros baiser.
Tout cela réjouissait musulmans et Européens. Aussitôt que
le concert fut terminé, les farceurs commencèrent leurs
discours facétieux, leurs gambades et leurs mouvements de
corps, tout à fait convenables dans une fête du Bouc Mendès.
Après ce spectacle, le docteur Ricci, qui était allé faire
des provisions, revint avec une coufïe pleine d'excellentes
grenades. Nous remimes aussitôt à la voile. Il était dix
heures un quart.
Nous dépassâmes bientôt après J.i«-«i Dimischli, qui est
un nom purement égyptien, '^juiujAh. Il existe sur la rive
libyque. A l'ouest et dans le Delta est le village de yJLJ:.
Schebschir, nom qui est également d'origine égyptienne, et
ce dernier village, parfaitement carré, rappelle la forme
des villes antiques, telle qu'Élét/iya. — Bataille des mari-
niers avec une djerme.
A midi moins un quart, â 4)lj»- Ghé^aïeh, rive droite, et
à midi et demi, nous passâmes devant -ùVjo TJierranéli,
l'ancienne TepenoirTe = Gepeno-y'^. Comme dans les temps
antiques, elle fait le commerce du natron ni-g^ocju qu'elle
tire des lacs dits de natron, situés dans le désert à une
demi-journée de Therranéh, où nous vîmes des monceaux
de cette substance saline d'un gris rougeâtre. — On s'arrêta
à une heure à ^"^^ *_jlj Zaouïet-Rézin, où le réis voulut
acheter du blé. J'allai avec Lcnormand et Rosellini dans
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 69
la campagne, où nous apercevions des fellahs qui travail-
laient. Plusieurs étaient occupés à hacher la paille : la
machine dont ils se servaient était un traîneau, dont les
quatre traverses servaient d'axes à des couteaux, circulaires
ou plutôt à des roues de fer tranchantes. Ce traîneau
est absolument semblable à celui
qu'on trouve dans les inscriptions
hiéroglyphiques,
comme dans le
nom du dieu Hé-
ron, par exemple : la seule différence consiste dans l'absence
des roues tranchantes. Les fellahs fixent sur le traîneau un
siège en bois sur lequel ils se placent, soit pour produire un
certain poids qui aide au jeu des couteaux, soit pour guider
plus commodément les bœufs attelés et qui marchent circu-
lairement. Un de ces fellahs quitta son siège et vint à nous
d'un air accort, en nous saluant de la main en disant :
Buono! Il commença un long discours, et l'action qu'il met-
tait dans le débit de ses périodes nous prouvait qu'il récitait
Voratio pro doino sua : nous comprîmes qu'il se plaignait
du gouvernement du Pacha. « Il prend tout », disait-il, en
montrant la campagne et les monceaux d'orge qui nous en-
vironnaient, « et il ne nous laisse rien! » Il secouait en
même temps les misérables haillons qui le couvraient />ow/*
la forme. Nous distribuâmes quelques piastres à ces misé-
rables, sur lesquels tombe d'aplomb le sic vos non vobis de
Virgile, et, accompagné de deux d'entre eux, nous fîmes le
tour du village en dehors des portes. Devant la mosquée, et
à l'ombre, fumait, étendu sur une natte, le caimacan turc,
agent du Pacha, lequel, peu de moments après, fit saisir et
retint en prison, malgré nos vives réclamations et nos firmans
à la main, deux hommes de l'équipage de la daiiabiéh, natifs
de Zaouïet-Ré^in. Il fut impossible d'obtenir leur liberté :
ces malheureux devaient une somme -dujisr, et le Pacha et
ses agents ont pour principe de ne faire aucune grâce ni fa-
70 LETTRES ET JOURNAUX
Ycur, lorsqu'il s'agit d'argent. ]\n rentrant par les rues du
village, du côté du Nil, je renconliai un homme tenant dans
ses mains un fuseau ja ([u'on retrouve dans les inscrip-
tions hiéroglyphi- ^^h (pies, sans aucune modification
essentielle. — Le ^^ cimetière de ce village répand
aussi une odeur fé- ^â^ tide; encore pour Pariset. —
Partis de Zaouïet- J Réz^n à trois heures et demie,
nous étions devant l i^\t:, y\ Abou-Nechabéh 2, oinci
heures moins dix mi- ^ nutes. C'est là que nous vîmes
réalisé le combat d'Horus contre Typhon. Le désert Libyque
envahit les bords occidentaux du fleuve, mais jusques à une
certaine distance de la rive. La végétation se fait péniblement
jour à travers un sable jaunâtre, et ce mélange d'herbe d'un
beau vert avec la séclieresse du sol, car la terre noire, pré-
sent du Nil, a disparu de la surface, offre quelque chose de
singulier et d'attristant. La végétation résiste au désert,
mais avec peine, et de petits ruisseaux de sables coulent in-
cessamment dans le Nil, lorsque souffle le vent de Libye.
Le mâasch dépassa «uM- ju~« Mit-Sâlaméh, triste village
assis dans le désert et dont les cahutes se détachent en
teintes noirâtres sur les sables libyens. La nuit survint
bientôt et nous pûmes à peine distinguer le village ô'^j'j
Oaardân, devant lequel nous nous trouvâmes à
C'est l'emplacement de l'antique Létopolis (la ville de La-
tone). On aborda sur la rive du Delta vers les onze heures
du soir, le vent étant contraire. C'est vis-à-vis le village
à! Asdimoûn ù%«-^' («s'aioitai) que le mâasch fut amarré et que
nous passâmes la nuit. Le 19 au matin, en nous réveillant,
notre premier mouvement fut de sortir du mâasch pourvoir
si on apercevait déjà les Pyramides : mais le ciel était si
couvert et l'horizon si brumeux qu'il nous fut impossible
de rien distinguer. Mais, sur les sept heures, les vapeurs
s'étant dissipées, nous aper(,'ûmes ces grands monuments à
DE CIIAMPOLLION LE JEUNE 71
notre droite, et, quoique à huit lieues de distance, on pou-
vait déjà apprécier leur immensité. Nous ne vîmes d'abord
que les deux grandes Pyramides, et ce ne fut qu'en remon-
tant le Nil, après avoir quitté Aschmoùn, l'ancienne (S'aiovax,
à huit heures, que nous aperçûmes la troisième en grandeur.
A neuf heures et un quart, un peu au-dessous du village
d'EI-Qâtlm/i eLLUI, je fis dessiner une vue des Pyra-
mides. Nous étions, à dix heures, \is-iï-\is Menieè-el-Arous
^_^jj«!l J-ji^, où nous amarrâmes un instant pour organiser les
cordes du bâtiment. Un des mariniers m'apporta un énorme
scarabée à trois cornes, une corne, ou plutôt une corne
mousse, sur le corselet ; des deux côtés antérieurs du corselet
deux cornes horizontales placées, et sur la tête deux cornes
disposées en croissant. C'est là sans aucun doute le Sca-
rabée.
Ce fut à deux heures moins un quart que nous arrivâmes
à Batlin-el-Baqarali o^Ul ^L» (ventre de la vache), c'est-à-
dire à la pointe du Delta, à l'endroit même où naissent les
deux grandes branches du Nil, celle de Rosette et celle de
Damicttc. La vue est magnifique. La largeur du Nil est
immense. A l'occident, les Pyramides s'élèvent, au milieu
des palmiers. Une multitude de l)arqucs, de djermes et de
mâasch courent, les uns, à droite, dans la branche de Damiette,
ipL*^ jl^, les autres, à gauche, dans celle de. Rosette; d'autres
enfin remontent vers le Caire. A l'orient, est le village très
pittoresque de Schoraféh, et, vers le midi, le fond du tableau
est occupé par le mont Moqattam, la citadelle du Caire et
les minarets de cette grande capitale. A trois heures, nous
aperçûmes le Caire fort distinctement. Son étendue est très
grande, mais ses mos(iuées et ses maisons d'un ton brunâtre
et fumé diminuent la beauté de l'aspect général. — Ici les
matelots du mâasch vinrent nous demander le haLsc/iisc/i.
L'orateur était accomi)agné de deux de ses caniaradcs, ha-
72 LETTRES ET .lOURNAUX
billes d'une manière très bizarre, des bonnets en pain de
sucre, des barbes d'étoupe blanches coupées triangulai-
rement et de grandes moustaches, le corps étroitement serré
par des linges qui dessinaient toutes les formes; chacun
d'eux s'était ajusté une queue retroussée, formée d'un linge
blanc tordu. Leur costume, leurs insignes et leurs pos-
tures grotesques nous rappelèrent subitement les vieux
faunes peints sur les vases grecs d'ancien style. Au pétase
près, l'un des deux matelots ressemblait au Mercure figuré
en caricature sur le fameux vase représentant les amours de
Jupiter et d'Alcmène. — A trois heures quarante minutes,
le réis s'étant endormi de fatigue, car Ahhmed-el-Masrt est
un homme excellent et qui, jusques à ce jour, nous a paru
avoir du bon sens et une bonne tête, le mâasch l'Isis donna
sur un banc à la pointe d'une île submergée, et près du
village de J^UL Thannasch, un peu au-dessus de Schobra-
el-K/dméh, <i^\ ^j^t, magnifique maison de campagne du
Pacha, entourée de beaux jardins et qui communique avec
le Caire par une belle allée d'arbres en très mauvais état, et
que les Français avaient plantés il y a trente ans. Nos mari-
niers se jetèrent au Nil pour dégager le mâasch, en se servant
du nom d'Allah et bien plus efficacement de leurs larges et
robustes épaules. La plupart de ces gens-là sont des her-
cules, admirablement bâtis, ressemblant à des statues de
bronze nouvellement coulées, quand ils sortent du fleuve et
s'élancent sur le rivage pour traîner le bâtiment. Le mâasch
fut remis à flot après une longue demi-heure de travail et
d'efïorts. On se remit en route à quatre heures, en se ser-
vant de la grand'voile, car celle du mât d'avant venait
d'être déchirée par le vent du nord.
A quatre heures et demie, nous passâmes devant Embabéh
«uL^I, et nos yeux contemplèrent le champ de la bataille
des Pyramides que nous avions devant nous. — Ce fut à
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 73
cinq heures précises que nous prîmes terre au port de
Boulaq S^y^. On attacha le mâasch et la dahabiéh à la
gauche des bâtiments de la Douane, près de l'ancien palais
d'Ismaïl-Pacha, qui est aujourd'hui un lycée. De nombreux
bâtiments amarrés comme nous au rivage bordaient toute
la rive du Nil. L'aspect de Boulaq est assez agréable, grâce
à des plantations de quelques pieds de mimosa ou d'acacia.
J'envoyai sur-le-champ le D"^ Ricci au Caire porter mes
lettres à M. Derché, faisant fonctions de consul français dans
cette capitale, et savoir si on avait pensé à nous préparer un
logement. Une heure et demie après, je vis arriver à bord
le sieur Joussouf Msarra, drogman du Consulat, accompagné
du janissaire. J'appris alors que M. Derché était fort malade
depuis quelques jours, mais qu'on avait loué une maison
pour moi et les miens. J'arrêtai que ce débarquement géné-
ral aurait lieu le lendemain.
20 septembi^e. — On régla dans le matin toutes les dispo-
sitions à prendre pour le transport de nos bagages^ et l'on
expédia successivement plusieurs convois d'ânes et de cha-
meaux. Resté à bord pour surveiller le tout, et ne voulant
me rendre au Caire qu'avec la fraîcheur du soir, j'eus le
bonheur de trouver, pour occuper ma journée, et à deux pas
de mon mâasch, dans la grande cour de la Douane, un ma-
gnifique sarcophage de basalte vert^ appartenant à Mahh-
moud-Bey, ministre de la guerre. Ce monument, d'une
excellente précision, porte la plupart des scènes sculptées
sur notre sarcophage de Rhamsès-Méïamoun et une foule
d'autres fort curieuses dont je pris l'empreinte en papier.
Une entre autres présente un grand intérêt : c'est la scène
de la transmigration d'une âme coupable sous la forme d'un
1. Ce (( chef-d'œuvre de la gravure sur pierre dure aux preniiôres
époques de l'art égyptien » est le sarcophage du prêtre saïtique Talio
(« Dja-her »). Apporté par CluiuipoUion à Paris, il se trouve aujourd'hui
au Musée du Louvre (Salle Henri IV, D 9).
74 LETTRES ET .lOURNAUX
porc, copie en petit, mais tout aussi dctaillce, de la scène de
ce genre sculptée ou peinte dans un hypogée de Thèbes, et
publiée par la Commission avec beaucoup d'incorrections.
Visite du frère de M. Paclio. — A cinq heures, le drogman
et le janissaire étant arrivés avec des ânes, je partis pour le
Caire, accompagné de toute l'expédition qui, en route, pa-
radait et faisait des évolutions assez régulières. Les ânes du
Caire sont en effet très supérieurs à ceux d'Alexandrie. Plus
hauts et plus forts, ils participent jusques à un certain point
de la vivacité des chevaux arabes.
Nous traversâmes i?oii/a(7, dont les rues, aussi étroites que
celles d'Alexandrie, ont plus de tournure, parce que la plu-
part des maisons sont construites en pierre et que plusieurs
offrent des portes et des fenêtres sculptées dans le goût
arabe ancien. Les mosquées de vieille fabrique produisent
un effet agréable et offrent une grande variété de formes. —
En sortant de Boulaq, on parcourt une campagne couverte
d'arbres de toute espèce. Les collines de sables qui en-
trecoupent le terrain rappellent seules qu'on est en Afrique.
Nous entrâmes au Caire par la porte dite Bab-el-Omara\
Vue de loin, cette capitale, qui a conservé une grande partie
de l'enceinte bâtie par son fondateur le calife Moëz, a un
aspect très imposant par l'incroyable quantité de ses élé-
gants minarets, qui se détachent sur le fond plus clair du
Moqattam, montagne aride, dont les lignes sont cependant
très pittoresques.
A peine eûmes-nous franchi la porte, que la grande place
du Caire, dite El-E^békiéh, s' oif rit à nos yeux. L'effet en est
magnifique. C'est un parallélogramme d'une étendue consi-
dérable, entouré de hautes maisons d'une construction soi-
gnée; quelques-unes même sont neuves, entre autres celle
de Mohammed-Bey, defterdar, et gendre du Pacha, bâtie
sur l'emplacement même du Quartier général de l'armée
1. Cette porte, qui ouvrait sur l'ancien Ezbiokiéli, n'existe plus.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 75
française. Le milieu de cette belle place est dans ce mo-
ment-ci occupé par les eaux de l'inondation, et forme mi
vaste bassin dont les bords sont parsemés de bouquets
d'arbres touffus. Une foule immense circulait sur l'Ezbé-
kiéh, à cheval, à pied, sur des chameaux ou sur des ânes;
des baladins de tout genre et des Alméh amusaient le public.
On entendait des cris joyeux partir de tous les points de la
place, et la variété des costumes de toute couleur et de toute
forme donnait à cet ensemble une vie et une étrangeté sur-
prenantes pour nos yeux européens. Nous arrivions au
Caire dans un de ces moments où il se présente dans toute
sa pompe orientale. C'était le deuxième jour de la fête
^I!l Jy» Moided-eii-naby, célébrée en commémoration de la
naissance du Prophète, et ce qui donnait un nouvel intérêt
au spectacle que nous avions devant les yeux, c'est le mé-
lange des plaisirs profanes et des pratiques religieuses. Non
loin d'un chœur d' Alméh, chantant des odes erotiques ou
formant des danses où règne une liberté plus que bachique,
des groupes de musulmans accroupis chantaient les louanges
du Prophète ou répétaient symétriquement les noms de Dieu
avec recueillement et ferveur, — et autour de ces dévots
couraient des musulmans de tout âge, occupés des idées les
plus mondaines. Nous passâmes devant une tente entourée
par la foule, et j'aperçus plusieurs derviches, vieillards à
barlje vénérable, tournoyant sur eux-mêmes et plongés dans
une ivresse complète, produite par le mouvement circulaire
(|u'ils se donnaient; on les nomme Mourr/lLialia (pluriel :
Maratjhivhê).
En quittant l'I^zbékiéh, nous entrâmes dans les rues du
Caire, dont on nous a dit tant de mal. Il est vrai qu'à l'ex-
ception des plus grandes où sont les bazars, les rues n'ont
})as plus de six à dix pieds de large, et que le jour en est
presque interccptt'i j)ar les Moucharabieh : mais, en réflé-
cliissantque cm ()('u de largeur et de lumière entretiennent
76 LETTRES ET JOURNAUX
la fraîcheur dans les rues (même au milieu des plus fortes
chaleurs), on a une idée de la sottise des voyageurs européens
qui regrettent de ne point trouver au Caire ou à Bagdad
des rues larges comme celles de Paris ou de Londres, sans
réfléchir qu'elles seraient de véritables fournaises pendant
les trois quarts de l'année. Ces rues sont d'ailleurs fort
propres, quoique non pavées, et on ne rencontre sur ses pas
aucune sorte d'immondices.
Le Caire est véritablement une ville monumentale. Il y a
peu de rues dans lesquelles on ne trouve des maisons bâties
(le rez-de-chaussée au moins) en belles pierres de taille, et
des portes décorées de sculptures. Les mosquées abondent
et présentent chacune un caractère particulier, soit dans le
plan général, soit dans la variété des ornements et des nom-
breux arabesques qui les décorent.
La maison qu'on avait louée pour moi est sise dans le quar-
tier nommé Hoscli-et-hhin, assez loin du quartier des Francs
et près des mosquées nommées Ghamê-el-Mosky et Ghamê-
el-Ka^endher. Après avoir procédé à notre installation et
reçu la visite de tous les agents du Consulat qui venaient
se mettre à notre disposition, nous allâmes souper dans le
quartier français , à la locanda de Meunier (El-Khamaret
Meunier), où nous prendrons tous nos repas pendant notre
séjour au Caire.
Après souper, je fis une visite à M'"'' Rosetti, femme du
Consul de Toscane. Elle demeure chez ses parents, M. et
M"^« Macardle, vice-consul de Toscane. Ces deux dames
sont des Levantines Nous voulûmes voir les illumina-
tions et la fête de nuit de VE^békiéh, où nous allâmes à
neuf heures avec le janissaire, qui nous faisait ouvrir le pas-
sage avec sa canne à pomme d'argent, mais sans brusquerie,
d'après l'ordre exprès que je lui en avais donné. — Les illu-
minations, qui occupaient le milieu de la place, formaient
une espèce de portique ou de façade architecturale dont il
était difficile de saisir le motif, mais le tout produisait un
DE CMAMt'OLLÎON LE JEtJNE 77
fort joli effet, l'ensemble étant répété dans la vaste étendue
d'eau occupant le milieu de la place. Je m'approchai de
diverses tentes, formées de très riches tapis et élevées aux
frais du Pacha ou par des entreprises particulières. Dans la
première étaient près de cent musulmans rangés sur deux
lignes, face à face, assis, et penchant rythmiquement le
haut du corps en avant et en arrière, en chantant Jl îll aÎI V
La Allah ila Alla/i (Il n'y a de Dieu que Dieu), et ils ajou-
taient de temps en temps : MaJiammed resoul Allah
4JI J^j -Xi^ (Mahomet est l'envoyé de Dieu). Cet exercice du-
rait depuis le matin, et les chanteurs étaient relevés irrégu-
lièrement, suivant la ferveur du musulman qui venait de
prendre place.
La seconde tente renfermait une foule de musulmans assis,
tenant des Corans et lisant d'ensemble les sourates de ce
livre, écrit en prose mesurée, comme nous ne pouvions en
douter, en écoutant cette lecture. — Un spectacle inespéré
nous attendait à la troisième tente : trois cents énergumènes,
debout et se sentant les coudes, sautant en cadence, en
répétant le simple nom de Dieu, Allah, d'une voix si sourde
et si profondément gutturale que je n'ai de ma vie entendu
un chœur plus infernal et plus effroyable. L'écume ruisse-
lait sur leurs barbes, et quelques-uns de ces démoniaques
tombaient de temps à autre, épuisés et sans voix, malgré
les soins de l'échanson, empressé d'humecter leur gosier
desséché. — Un fait très remarquable et qui me frappa,
c'est la politesse et l'empressement marqué avec lequel les
musulmans nous ouvraient le passage et nous laissaient les
j)rcmières places, les plus voisines des tentes. Quelques an-
nées avant l'époque présente, un Franc n'eût osé paraître au
milieu de pareilles cérémonies religieuses. L'œuvre de la
civilisation marcherait ici très rapidement, si un gouver-
nement bien intentionné présidait aux destinées de la
78 LETTRES ET JOURNAUX
mallieureuse Egypte. Mais l'esprit de monopole dévore ou
dessèche tout.
A dix heures et demie, nous allâmes passer la soirée chez
M. Botzari, arménien, médecin du Pacha et chargé de la
santé du pays. C'est une fort belle maison dans le goût
oriental. Nous fûmes très agréablement reçus par le fils du
maître, qui nous conduisit au grand divan. Là, assis, fumant
et prenant du café, deux heures se passèrent à écouter des
chanteuses arabes, dont un rideau discret nous dérobait la
vue. Ce voile officieux, car ces musiciennes n'étaient rien
moins que jolies, produisait un assez bon effet, vu que les
voix semblaient venir d'en haut. Le chant de ces femmes est
une cantilène sans suite, entremêlée de tours de force, dont
une oreille européenne ne saurait sentir les beautés, mais
que les musulmans s'empressèrent d'applaudir, en disant à
la chanteuse principale, nommée Néfisséli (la Catalani du
Caire) : « Que Dieu rende ta voix éternelle. »
Aucun de nous ne s'associait à ce vœu, mais nous regret-
tions de voir si mal employés des moyens de chant très
remarquables. Mais, dans l'état où les Turcs ont réduit la
civilisation orientale, le naturel est devenu étranger à tous
les arts, qui, pour plaire à ces conquérants abrutis, doivent
tout pousser à l'extrême. Il nous était pénible surtout d'en-
tendre à chaque instant la voix ignoble du mari de Néfisséli
interrompre le chant de la sirène arabe, pour l'applaudir et
l'encourager, du ton dont Barbe-Bleue appelait sa femme
pour lui trancher la tête. — Quelques passages du chant
de ces Alméh ressemblaient beaucoup à nos vieux airs
français. — Rentrés à minuit.
21 septembre. — Je reçus de très bonne heure la visite
de M. Linant\ voyageur et dessinateur très distingué, et
dont les dessins ornent les portefeuilles de M. Bankes. Il a
]. Bien qu'il fût en relations continuelles avec William Bankes, et
qu'il connût les dispositions hostiles de celui-ci, Linant-Bey restait
fidèle à ChampoUion et lui montrait tout ce qui pouvait lui être utile.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 79
entièrement adopté les mœurs musulmanes; portant con-
stamment le costume du Nizam-Gliédid et habitant loin du
quartier franc au milieu des Arabes, il a monté son ménage
en conséquence et épousé une Abyssinienne, dont il a plu-
sieurs enfants. Avec M. Linant était M. Berthier, agent
consulaire à Tarse, réfugié en Egypte pour éviter le cime-
terre d'un pacha qui voulait l'occire à la première nouvelle
de l'affaire de Navarino.
Il me tardait de parcourir le Caire en plein jour afin de me
former une idée exacte de cette ville, contre laquelle la lec-
ture des voyageurs m'avait donné de fortes préventions.
Montés sur de beaux ânes, et précédés par le janissaire
Omar, auquel j'avais ordonné de nous faire voir les mos-
quées de Thouloun, de Sultan-Hassan et à'El-Ashar,
CHAMPOLLION A CIIAMPOLLIOX-FIGEAC
Au Caire, le 27 septembre 1828.
C'est le 14 de ce mois, mon bien cher ami, que j'ai quitté
Alexandrie, à la tête de mon escadre, pavillon de France
déployé et naviguant avec toutes les commodités imagi-
nables, sur le canal, dit Mahhmoadiéh, lequel suit la direc-
tion générale de l'ancien canal d'Alexandrie, mais fait
beaucoup moins de détours, et se rend plus directement au
Nil, en passant entre le lac Maréotis, à droite, et celui
d'Edkoa, à gauche. Nous débouchâmes dans le fleuve, le
15, de très bonne heure, et je conçus dès lors les transports
de joie des Arabes d'Occident, lorsque, quittant les sables
libyques d'Alexandrie, ils entrent dans lu Branche canopir/uc,
et sont frappés de la vue des tapis de verdure du Delta,
couvert d'arbres de toute espèce, au-dessus dcs(juels s'élèvent
80 Lettres et joùrnaiîx
les centaines de minarets des nombreux villages qui sont
disperses sur cette terre de bénédiction. Ce spectacle est
véritablement enchanteur, et la renommée de fertilité de la
campagne d'Egypte n'est point exagérée.
Le fleuve est immense, et les rives en sont délicieuses.
Nous fîmes une courte halte à FouaJi, où nous arrivâmes à
midi. A sept heures et demie du soir, nous dépassâmes De-
souk; c'est le lieu où le pauvre Sait a expiré il y a quelques
mois. Le 16, à six heures du matin, je trouvai, en m'éveil-
lant, le mâasch amarré dans le voisinage de Ssa-el-Hagar,
où j'avais ordonné d'aborder pour visiter les ruines de Sais,
devant lesquelles je ne pouvais décemment passer sans leur
rendre mes hommages.
Nos fusils sur l'épaule, nous gagnâmes le village qui est
à une demi-heure du fleuve ; les jeunes gens chassèrent en
cliemin, et firent lever deux chacals, qui détalèrent à toutes
jambes à travers les coups de fusils. Nous nous dirigeâmes
sur une grande enceinte que nous apercevions dans la plaine
depuis le matin. L'inondation, qui couvrait une partie du
terrain (A), nous força de faire quelques détours, et nous
passâmes sur une nécropole égyptienne (A), bâtie en briques
crues. Sa surface est couverte de débris de poterie, et j'y
ramassai quelques fragments de figurines funéraires : la
grande enceinte n'était abordable que par une porte forcée
tout à fait moderne (B). Je n'essaierai point de rendre l'im-
pression que j'éprouvai après avoir dépassé cette porte, et
en trouvant sous mes yeux des masses énormes de quatre-
vingts pieds de hauteur, semblables à des rochers déchirés
par la foudre ou par des tremblements de terre. Je courus
vers le milieu de cette immense circonvallation, et reconnus
encore des constructions égyptiennes en briques crues, de
seize pouces de long, sept de large et cinq d'épaisseur.
C'était aussi une nécropole, et cela nous expliqua ce que je
ne savais pas jusques ici : savoir, ce que faisaient de leurs
momies les villes situées dans la Basse Egypte, et loin des
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 81
montagnes. Cette seconde nécropole de Sais, dans les débris
colossaux de laquelle on reconnaît encore plusieurs étages
de petites chambres funéraires (et il devait y en avoir un
nombre infini), n'a pas moins de cjuatorze cents pieds de
longueur et près de cinq cents de large. Sur les parois de
c[uelques-unes des chambres, on trouve encore un grand vase
de terre cuite, qui servait à renfermer les intestins des
morts et faisait l'office des vases dits canopes. Nous avons
reconnu du bitume au fond de l'un d'entre eux.
A droite et à gauche de cette nécropole existent deux
monticules (D et E), sur l'un (E) desquels nous avons trouvé
des débris de granit rose, de granit gris, de beau grès rouge
et de marbre blanc, dit de Thèbes. Cette dernière particu-
larité intéressera Dubois, auquel tu peux dire que j'ai vu
des légendes de Pharaons sculptées sur ce marbre blatic,
dont je lui porterai un échantillon.
Les dimensions de la grande enceinte qui renfermait ces
édifices sont vraiment effrayantes : c'est un parallélo-
gramme, dont les petits côtés n'ont pas moins de quatorze
cent quarante pieds et les grands de deux mille cent soixante,
ce qui donne plus de sept mille pieds de tour. La hauteur
de cette muraille peut être estimée à quatre-vingts pieds,
et son épaisseur mesurée est de cinquante-quatre pieds. Je
laisse à Charles Dupin le plaisir de calculer combien il y a
de millions de briques dans ces énormes constructions et en
combien de minutes il les élèverait avec ses machines à
vapeur.
Cette circonvallation de géant me parait avoir renfermé
les principaux édifices sacrés de Sal's.
Tous ceux dont il reste des ruines étaient des nécropoles,
et, d'après les indications fournies par Hérodote, les ruines
(D) seraient celles des tombeaux d'Apriès et des Rois Saïtes,
ses ancêtres; les ruines (E), le monument funéraire de
l'usurpateur Amasis. La partie du côté du Nil (F) a pu
aisément renfermer le grand temple de Néith et d'autres
BlUL. lÎGYl'T., 1. X.Wl. 6
82 LETTRES ET JOURNAUX
édifices sacrés. Ce n'est pas la place qui manque. L'inonda-
tion seule nous a empêchés de reconnaître s'il en restait
quelques traces. La porte (G) donnait entrée dans la partie
des nécropoles, et une porte qui a dû exister du côté du
Nil au point (H) donnait entrée dans l'enceinte des temples.
La grande nécropole (C) était ornée à ses deux extrémités
de deux pylônes qui forment encore aujourd'hui deux
doubles collines énormes. J'ai eu le plaisir de ramasser au
milieu de ces ruines une jolie terre émaillée égyptienne,
représentant Y Égide de Néith, la grande déesse de Sais, et
mes jeunes gens ont tiré des coups de fusil à des chouettes,
oiseau sacré de Minerve ou Néith, que les médailles de Sais
et celles d'Athènes sa fille portent pour armes parlantes. A
quelques centaines de toises de l'angle voisin de la fausse
porte (B), existent des collines qui couvrent une troisième
nécropole. Elle était celle des gens de qualité : on y a déjà
fouillé, et j'y ai vu un énorme sarcophage en basalte vert,
celui d'un gardien des temples sous Psammétichus IL
M. Rosetti, son possesseur, m'avait permis de l'emporter,
mais la dépense serait trop considérable, et le monument
n'est pas assez important pour la risquer. A mon retour en
Basse Egypte, je ferai faire des fouilles sur ce point-là et
sur quelques autres ' .
Voilà le résultat d'une première visite à Sais, à laquelle
je n'ai pas dit adieu. — Je partis de Ssa-el-Hagar' à
six heures du soir. — Le lendemain, 17 septembre, nous
passâmes devant Schabour. Le 18, à neuf heures du matin,
nous fîmes halte kNader, où des Alméh nous donnèrent un
concert vocal et instrumental, suivi des gambades et des
chants grotesques des baladins. A midi et demi, nous étions
1. ChampoUion ne revit plus ces endroits. A son retour de Thèbes,
au mois d'octobre 1829, la fatigue, le manque de temps, et aussi une
inondation exceptionnellement forte, l'empêchèrent de réaliser le projet
qu'il avait formé à l'aller.
2. Le nom arabe de S aïe.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 83
devant Tharranéh, où je vis des monticules de natron,
transportés des lacs qui le produisent. Le soir, nous dépas-
sâmes Mit-Sâlaméh, triste village assis dans le désert
Libyque, et, faute de vent, nous passâmes une partie de la
nuit sur la rive verdoyante du Delta, près du village
à'Aschmoûn. En nous réveillant le 19 au matin, nous
vîmes enfin les Pyramides, dont on pouvait déjà apprécier
les masses, quoique nous fussions à huit lieues de distance.
A une heure trois quarts, nous arrivâmes au sommet du
Delta {Bathn-el-Bakarah , le Ventre-de-la-Vache), à l'en-
droit même où le fleuve se partage en deux grandes branches,
celle de Rosette et celle de Damiette. La vue est magni-
fique, et la largeur du Nil étonnante. A l'occident, les Py-
ramides s'élèvent au milieu des palmiers; une multitude de
barques et de bâtiments se croisent dans tous les sens. A
l'orient, le village très pittoresque de Schorafèli, dans la
direction d'Héliopolis : le fond du tableau est occupé par le
mont Moqattam, que couronne la citadelle du Caire, et
dont la base est cachée par la foret de minarets de cette
grande capitale. A trois heures, nous vîmes le Caire plus
distinctement : c'est là que les matelots vinrent nous de-
mander le bakschisch de bonne arrivée. L'orateur était ac-
compagné de deux camarades habillés d'une façon très
bizarre, des bonnets en pain de sucre, bariolés de couleurs
tranchantes, des barbes et d'énormes moustaches d'étoupe
blanche, des langes étroits, serrant et dessinant toutes les
formes de leur corps, et chacun d'eux s'était ajusté d'énormes
accessoires en linge blanc fortement tordu. Ce costume, ces
insignes et leurs postures grotesques figuraient au mieux
les vieux faunes peints sur les vases grecs d'ancien style.
Quelques minutes après, notre mâasch donna sur un banc
de sable et fut arrêté tout court; nos matelots se jetèrent
au Nil pour le dégager, en se servant du nom d'.4 //<///, et
bien plus enicacement de leurs larges et robustes épaules, car
la plupart de ces mariniers sont des Hercules admirablement
84 LETTRES ET JOURNAUX
taillés, d'une force étonnante, et ressemblent à des statues.
de bronze nouvellement coulées, quand ils sortent du fleuve
et s'élancent sur la rive pour remorquer le mâasch à la corde.
Ce travail d'une demi-heure suiTit pour dégager le bâtiment.
Nous passâmes devant Embabéli, et, après avoir salué le
champ de bataille des Pyramides, nous abordâmes au port
de Boulaq, à cinq heures précises. La journée du 20 se passa
en préparatifs de départ pour le Caire, et plusieurs convois
d'ânes et de chameaux transportèrent en ville nos lits,
malles et effets, pour meubler la maison que j'avais fait
louer d'avance. A cinq heures du soir, suivi de ma cara-
vane et enfourchant nos ânes, bien plus beaux que ceux
d'Alexandrie, je partis pour le Caire. Le janissaire du
consulat ouvrait la marche, le drogman était à ma droite,
et toute la jeunesse caracolait et faisait des évolutions à ma
suite : je m'aperçus que cela ne déplaisait nullement aux
Arabes, qui criaient Fransaoïu! (Français) avec une certaine
satisfaction.
Nous arrivions au Caire au bon moment : ce jour-là et le
lendemain étaient ceux de la fête que les musulmans cé-
lèbrent pour la naissance du Prophète. La grande et impor-
tante place d'E^békiéh, dont l'inondation occupe le milieu,
était couverte de monde entourant les baladins, les dan-
seuses, les chanteuses, et de très belles tentes sous lesquelles
on pratiquait des actes de dévotion. Ici, des musulmans assis
lisaient en cadence des chapitres du Coran; là, trois cents
dévots, rangés en lignes parallèles, assis, mouvant inces-
samment le haut de leur corps en avant et en arrière comme
des poupées à charnière, chantaient en chœur La Allah
lia Allah (Il n'y a point d'autre Dieu que Dieu). Plus loin,
quatre cents énergumènes, debout, rangés circulairement et
se sentant les coudes, sautaient en cadence, et lançaient du
fond de leur poitrine épuisée le nom d'Allah, mille fois ré-
pété, mais d'un ton si sourd, si caverneux, que je n'ai en-
tendu de ma vie un chœur plus infernal : cet elîroyable
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 85
bourdonnement semblait sortir des profondeurs du Tartare,
et nous en fûmes réellement terrifiés. A côté de ces reli-
gieuses folies, circulaient les musiciens et les filles de joie;
des jeux de bagues, des escarpolettes de tout genre étaient
en pleine activité : ce mélange de jeux profanes et de pra-
tiques religieuses, joint à l'étrangeté des figures et à l'ex-
trême variété des costumes, formait un spectacle infiniment
curieux, et que je n'oublierai jamais. En quittant la place,
nous traversâmes une partie de la ville pour gagner notre
logement.
On a dit beaucoup de mal du Caire : pour moi, je m'y
trouve fort bien, et ces rues de huit à dix pieds de largeur,
si décriées, me paraissent parfaitement bien calculées pour
éviter les trop grandes chaleurs. Sans être pavées, elles sont
d'une propreté fort remarquable, et je souhaiterais que Paris
ne fût pas plus sale dans ses jours de grande toilette. Le
Caire est une ville tout à fait monumentale. La plus grande
partie des maisons est en pierre, et à chaque instant on y
remarque des portes sculptées dans le goût arabe. Une
multitude de mosquées, plus élégantes les unes que les
autres, couvertes d'arabesques du meilleur goût, et ornées
de minarets admirables de richesse et de grâce, donnent à
cette capitale un aspect imposant et très varié. Je l'ai par-
courue dans tous les sens, et je découvre chaque jour de
nouveaux édifices que je n'avais pas encore soupçonnés.
Grâce à la dynastie des Thoulounides, aux califes Fathi-
mites, aux sultans Ayoubites, et aux Mamlouks Baharites,
le Caire est encore une ville des Mille et une Nuits, quoique
la barbarie turque ait détruit ou laissé détruire en très grande
partie les délicieux produits des arts et de la civilisation
arabes. J'ai fait mes premières dévotions dans la mosquée
de Thouloun, édifice du IX^ siècle, modèle d'élégance et
de grandeur, que je ne puis assez admirer, quoique à moitié
ruiné. Pendant que j'en considérais la porte, un vieux schcilxh
me fit proposer d'entrer dans la mos(|uée : j'acceptai avec
86 LETTRES ET JOURNAUX
empressement, et, franchissant lestement la première porte,
on m'arrêta tout court à la seconde : il fallait entrer dans le
lieu saint sans chaussure. J'avais des bottes, mais j'étais sans
bas ; la difficulté était pressante. Je quitte mes bottes, j'em-
prunte un mouchoir à mon janissaire pour envelopper mon
pied droit, un autre mouchoir à mon domestique nubien
Mohammed, pour mon pied gauche, et me voilà sur le par-
quet en marbre de l'enceinte sacrée ; c'est sans contredit le
plus beau monument arabe qui reste en Egypte. La délica-
tesse des sculptures est incroyable, et cette suite de por-
tiques en arcades est d'un effet charmant. Je ne te parlerai
ni des autres mosquées, ni des tombeaux des califes et des
sultans Mamlouks, qui forment autour du Caire une seconde
ville plus magnifique encore que la première; cela nous
mènerait trop loin, et c'en est assez de la vieille Egypte,
sans m'occuper de la nouvelle.
Lundi 22 septeml)re, je montai à la citadelle pour rendre
visite à Habib-Efïendi, gouverneur du Caire, et le grand
faiseur du Pacha. Il me reçut fort agréablement, causa beau-
coup avec moi sur les monuments de la Haute Egypte, et
me donna des conseils pour les étudier plus à l'aise. En sor-
tant de chez tSon Excellence, je parcourus la citadelle, et je
trouvai d'abord un bloc énorme de grès, portant un bas-relief,
où est figuré le roi Psamméticlius II, faisant la dédicace d'un
propylon : je l'ai fait copier avec soin. D'autres blocs épars,
et qui ont appartenu au môme monument de Memphis d'où
ces pierres ont été apportées, m'ont offert une particularité
fort curieuse. Chacune de ces pierres, parfaitement dressées
et taillées, porte une marque constatant sous quel roi le
bloc a été tiré de la carrière; la légende royale, accompagnée
d'un titre qui fait connaître la destination du bloc pour
Memphis, est gravée dans une aire carrée et creuse. J'ai
recueilli sur divers blocs les marques de trois rois : Psam-
méticlius II, Apriès, son fils, et Amasis, successeur de ce
dernier. Ces trois légendes nous donnent donc la durée de
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 87
la construction de l'édifice dont ces IjIocs faisaient partie.
Un peu plus loin, sont les ruines du palais royal du fameux
Salahh-Eddin (le sultan Saladin), le chef de la dynastie
des Ayoubites. Un incendie a dévoré les toits, il y a quatre
ans, et depuis quelques mois le Pacha s'amuse à faire dé-
molir ce qui reste de ce grand et beau monument : j'ai pu
reconnaître une salle carrée, la principale du palais. Plus de
trente colonnes de granit rose, portant encore les traces de
la dorure épaisse qui couvrait leur fût, sont debout, et leurs
énormes chapiteaux de sculpture arabe, imitation grossière
des vieux chapiteaux égyptiens, sont entassés sur les dé-
combres. Ces chapiteaux, que les Arabes avaient ajoutés à
ces colonnes (grecques ou romaines), sont tirés de blocs de
granit enlevés aux ruines de Memphis, et la plupart portent
encore des traces de sculptures hiéroglyphiques : j'ai même
trouvé sur l'un d'entre eux, à la partie qui joignait le fût à
la colonne, un bas-relief représentant le roi Nectanèbe,
faisant une ofïrande aux dieux. Dans une de mes courses à
la citadelle, où je suis allé plusieurs fois pour faire dessiner
les débris égyptiens, j'ai visité le fameux puits de Joseph,
c'est-à-dire le puits que le grand Saladin (Salahh-Eddin-
Joussouf) a fait creuser dans la. citadelle, non loin de son
palais ; c'est un grand ouvrage.
J'ai vu aussi la ménagerie du Pacha, consistant en un lion,
deux tigres et un éléphant. Je suis arrivé trop tard pour voir
l'hippopotame vivant : la pauvre bête venait de mourir d'un
coup de soleil, pris en faisant sa sieste sans précaution,
mais j'en ai vu la peau empaillée à la turque, et pendue
au-dessus de la porte principale de la citadelle. J'ai visité
avant-hier Mahammed-Bcy, defterdar (trésorier) du Pacha,
Il m'a fait montrer la maison qu'il construit à Boulaq sur
le Nil, et dans les murailles de laquelle il a fait encastrer,
comme ornement, d'assez beaiw bas-reliefs égyptiens
venant de Sakkara ; c'est un pas fort remarquable, fait par
88 LETTRES ET JOURNAUX
un des ministres du Pacha, le plus renommé pour son oppo-
sition à la réforme.
J'ai trouvé ici notre agent consulaire, M. Derché, dange-
reusement malade, et, parmi les étrangers, lord Prudhoe,
M. Burton et le major Félix, Anglais, hiéroglyphiseurs
décidés et qui me comblent d'attentions, comme étant le
chef de la secte. — J'ai voulu essayer quelques acquisitions,
mais les prix sont bien hauts, je les prendrai par la
famine ; ils seront plus raisonnables à mon retour. Il faut
que Férussac et toi vous vous mettiez en quatre, pour que
la Maison du Roi me fasse des fonds pour acheter et fouiller^ :
avec peu je ferai des choses immenses, et ce sera un malheur
sans remède si le gouvernement ne profite pas de mon séjour
en Egypte, pour enrichir ses musées
Je pars demain ou après-demain pour Memphis ; je ne
reviendrai plus au Caire cette année. Nous débarquerons
près de Mit-Rahinéh (le centre des ruines de la vieille ville),
où je m'établirai; je pousserai de là des reconnaissances sur
Sakkara, Dalischour et toute la plaine de Memphis, jusques
aux grandes pyramides de Gî:;é/i, d'où j'espère dater ma
prochaine lettre. Après avoir couru le sol de la seconde
capitale égyptienne, je mets le cap sur Thèbes, où je serai
vers la fin d'octobre, après m'étre arrêté quelques heures à
Abydos et à Dendéra.
Ma santé est toujours excellente et meilleure qu'en
Europe, puisque je t'ai écrit ces sept pages tout d'une haleine,
ce que j'eusse été incapable de faire à Paris sans spasmes à
la cervelle. Il est vrai que je suis un homme tout nouveau.
1. Dès le mois de mars 1828, Drovetti avait prié Forbio, Jomard et
d'autres de faire leur possible pour que le Roi ne donnât pas à Cham-
pollion les fonds nécessaires à entreprendre des fouilles sur le sol
égyptien. Ce n'est qu'au mois de juin 1829 que le vicomte de Martignac
et le baron de Férussac réussirent à obtenir les subsides demandés : ils
parvinrent trop tard en Egypte pour que ChampoUion pût en tirer tout
le parti qu'il avait espéré.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 89
Ma tête rasée est couverte d'un énorme turban. Je suis
complètement habillé à la turque, une belle moustache
couvre ma bouche, et un large cimeterre pend à mon côté.
Ce costume est très chaud, et c'est justement ce qui convient
en Egypte; on y sue à plaisir et l'on s'y porte de même.
Mes Arabes jurent qu'on me prend partout pour un
naturel ; dans un mois d'ici je pourrai joindre l'illusion
de la parole à celle des habits. Je débrouille mon arabe, et, à
force de jargonner, on ne me prendra plus pour un débutant.
Je clos ici ma lettre Respects et tendresses à M. Da-
cier, amitiés chaudes comme le ciel d'Egypte à Dacier le
fils, et à nos commensaux de la rue Colbert,
Je pense aux coquilles de notre ami Férussac, et j'ai déjà
ramassé des détails fort curieux qui ne manqueront pas d'in-
téresser M""" de Férussac : ils concernent les dames d'Egypte,
et je me réserve de lui décrire la fête que j'ai donné à mes
jeunes gens le surlendemain de notre arrivée au Caire. Je
fis venir six Alméh ou /illes savantes (et très savantes),
qui dansèrent et chantèrent de six heures du soir à deux heures
du matin, le tout en tout bien et tout honneur.
Adieu donc, mon cher ami, je t'embrasse ainsi que ma
femme et tous les nôtres. Mes amitiés à M. Dubois, auquel
j'écrirai incessamment. Que n'est-il à mon côté pour jouir !
Adieu, tout à toi,
J.-F. Ch.
EXTRAIT DU JOURNAL DE VOYAGE
30 septeinbi'c. — On employa la journée entière aux
préparatifs de départ. Il s'agissait de quitter définitive-
ment le Caire, où les jeunes gens commençaient à prendre
des iiabitudes qu'il eût été ensuite dinicile de rompre. Cette
ville, qui a déplu à tant de monde, les enchantait, et je
90 LETTRES ET .JOURNAUX
conçois que cette grande capitale, d'un genre si nouveau et
qui réunit tous les agréments dont un peuple d'Orient
puisse jouir sous le gouvernement d'un Pacha, devait im-
pressionner de jeunes têtes sans préjugés, et qui sentaient
vivement tout le pittoresque des objets et des personnes au
milieu desquels ils se trouvaient jetés comme par enchan-
tement. Le docteur Ricci, vieil habitué du pays, et qui pen-
sait au nécessaire, fit toutes les provisions indispensables
pour notre voyage de la Haute Egypte.
J'allai, en attendant, faire une visite à M. Linant, domi-
cilié hors des murailles et habitant une maison toute orien-
tale, car, ayant épousé une Abyssinienne, il a complètement
adopté les mœurs orientales. Ses riches portefeuilles me
furent ouverts. J'y vis pour la première fois des croquis
fort bien faits des antiquités romaines de Pétra. Je reconnus
les inscriptions hiéroglyphiques de Sarbout-el-Qadim, co-
piées aussi exactement qu'un dessinateur peut le faire, la
plupart des monuments et bas-reliefs de Naga et de Barkal,
et plusieurs autres points de la haute Nubie et de l'Ethio-
pie. Dans ces dessins je trouvai la confirmation d'une de
mes idées sur les monuments de l'Ethiopie, et je vis clai-
rement qu'on peut les partager en trois époques distinctes
et en trois styles successifs :
1° Le style ^-Ethiopico-Égyptien, c'est-à-dire le style
Éthiopien primitif, analogue au beau style Égyptien pur.
Tels sont les temples de Barkal qui portent les légendes
royales de Tharaca ( ^ '^^), d'Amonasô et même Ql'Anié-
nophis-Memnon, ce qui prouve que ce Pharaon avait fait la
conquête de l'Ethiopie.
2° Le style ^thiopico-Hindou, formes grosses et grasses,
trapues et chargées de détails et d'ornements, quelquefois
très riches. Figures à quatre bras, comme dans les pagodes
hindoues. Ce style a dû naître d'une influence exercée direc-
tement ou indirectement par quelque peuple hindou. Elle
est d'ailleurs constatée invinciblement par Valphabet éthio-
DE CIIAMPOLLION LE JEUNE 91
pien qui est un Syllabaire, calqué sans aucun doute sur les
Syllabaires hindous. — Monuments de Naga.
3" Le style JE thiopico- Arabe, formes grêles, allongées,
pauvres et peu correctes. Ce style a pris naissance après
l'invasion des Arabes Hémiarites en Ethiopie; cette race a
fini par détruire la race véritablement éthiopienne, mais en
adoptant ses mœurs et son écriture. Les monuments de ce
style ne peuvent être antérieurs au P^ siècle de notre ère'.
Je trouvai aussi chez M. Linant le -dessin d'une longue
inscription du Pharaon Thoutmosis IV, gravée sur un rocher
à la frontière de Dongola. Il m'en promit une copie.
Sur les six heures du soir, les chameaux et les ânes étant
chargés de tous nos bagages, nous quittâmes le Caire et
allâmes souper et coucher aux mâasch, toujours amarrés à
Boulaq.
P^ octobre. — Quelques provisions oubliées et des achats
encore nécessaires retardèrent notre départ jusques à trois
lieures après midi. Le mâasch l'Isis mit à la voile sans at-
tendre VAthyr, chargée de recevoir les deux kavas ou soldats
de la garde du Pacha qui doivent nous escorter. Nous cô-
toyâmes la charmante île de Raoudha, bien digne de sa
réputation, et dépassâmes le Mequias (ou nilomètre) bâti à
sa pointe méridionale. Après quelques diiHcultés que nous
firent les canges des douaniers du Vieux-Caire, nous arri-
vâmes devant Gi:^éli aj^ à quatre heures moins un (juart.
— A cinq heures un quart, le mâasch passa devant ùàS\x:>
Déir-et-tin, situé sur la rive arabi(|uc, au pied d'un mamelon
détaché du Moqaltam et sur lequel existe la Babyloiie de
l'Mgypte. C'est là, dit l'histoire, que Sésostris permit à des
jjrisonniers ba])yloniens de s'établir et de bâtir une petite
ville. Le Pacha y a fait construire une petite forteresse.
1. Il est fort re<,M'ettable que Chanipollioii n'ait pas pu explortM- lui-
môme la haute Xubio. Co voya.ije seul aurait pu lui permettre déjuger
exactement la valeur des monuments égypto-nubieijs.
92 LETTRES ET JOURNAUX
Au coucher du soleil, nous étions en face de Tliorrah oj_jL,
où sont les magasins du gouvernement. La montagne voi-
sine (rive droite) est toute percée de carrières. Sur la rive
opposée exista jadis Memphis ; son emplacement est oc-
cupée par une immense forêt de palmiers, au-dessus des-
quels s'élèvent les sommets des nombreuses pyramides de
Sakkara. On arriva, à sept heures du soir, à Massarah, où
j'ordonnai au réis d'arrêter et d'amarrer, dans le dessein de
visiter le lendemain les carrières ouvertes à différentes
époques dans la montagne Arabique entre ce village et celui
de Tliorrah, plus au nord. Bientôt après, le mâasch l'Athyr
nous rejoignit, et nous passâmes la nuit, les barques liées à
des palmiers, dont les dattes pleuvaient sur nos têtes pen-
dant qu'on y attachait les cordages.
2 octobre. — Les ânes, retenus la veille dans le village,
étant arrivés sans selles et sans brides, nous partîmes à six
heures du matin pour gagner le bas de la montagne, à tra-
vers les terres cultivées et des terrains incultes déjà cou-
verts d'une couche de sable, parce que le Nil ne les avait point
inondés depuis quelques années. Je fis toute la route à pied,
couvert de mon burnous et prenant mon ombrelle lorsque
la chaleur du soleil devenait trop forte. Après une heure de
marche, on atteignit le pied de la chaîne Arabique, hérissée
de monticules de sables et d'amas de pierres, provenant du
déblai des carrières. C'est en escaladant ces dunes et ces
monceaux de pierres aiguës que nous parvînmes à une
grande carrière, dont l'entrée coupée en porte et d'une élé-
vation considérable se fait remarquer de fort loin ; on
l'aperçoit en naviguant sur le fleuve, et je la nommerai
carrière centrale. Je donnai à chaque membre de l'ex-
pédition une direction différente, afin d'explorer le plus
complètement possible les nombreuses excavations qui se
montraient à droite et à gauche. Aussitôt qu'on apercevait
quelque inscription ou des sculptures, un coup de sifflet
d'appel se faisait entendre, et je me rendais sur les lieux
DE CHAMPOLLÎON LE JEUNE 93
pour apprécier Timportance de la découverte. Si l'inscrip-
tion paraissait intéressante, je la dessinais ou la faisais des-
siner, si elle était formée de traits bien distincts.
Cette exploration bien pénible, faite par une chaleur
fort élevée, au milieu de rocs calcaires blancs qui réver-
bèrent violemment, produisit les résultats suivants. Dans les
carrières creusées successivement à la gauche de la carrière
centrale, on trouva beaucoup d'inscriptions tracées en rouge
et en caractères démotiques ; la plupart existent sur le
plafond de la carrière et dans les lieux les plus apparents.
Plusieurs de ces inscriptions, répétées un grand nombre de
fois dans la même grotte, sont évidemment relatives à l'ex-
ploitation même de ces carrières, mais d'autres offrent un
plus grand intérêt, puisqu'elles contiennent des dates et des
noms royaux.
Telles sont celles de l'an II du Roi Acoris' :
pOXlTie CltOTTTe ïi CTK g^Kp
et de l'an VII de l'un des Ptolémées, qui, n'ayant point de
prénom, doit être Soter P"", le chef de la Dynastie :
poans l ^«^M>T^€.-JV^T^rTTToXHUC
« L'an VU de Paoplii du lîoi Ptolémce »,
et une troisième de l'an IV, onze de Paophi, de l'Em-
pereur Auguste :
1. Aeorl.s (Ilakor), roi de la XXIX" dynastie. Son nom, écrit en
Il iérogly plies, fut un des premiers que Champollion dccliitira, avant
de rédiger et de publier sa LcKrc à M. Davier en 1822.
94
LETTRES ET JOURNAUX
I
(( L'an IV, Paophi le II du Roi Cœsar Empereur ».
Les carrières de droite sont encore plus abondantes en
inscriptions démotiques, mais on y trouve en même temps
des sculptures et des inscriptions hiéroglyphiques. L'une
des plus belles carrières dans cette direction est ornée d une
stèle en forme d'entre-colonnement, d'un très beau style, et
portant dans le registre supérieur trois cartouches royaux.
Elle a été sculptée dans le roc, intérieurement, et à gauche
en entrant. La corniche cannelée n'offre aucun ornement.
Le cartouche central précédé du titre i?o/ et suivi du groupe
A -V- Tewitg^o, vivijicateur, est le prénom du Roi Ahmosis
z"^, le père de la XVIIP Dynastie Diospolitaine. Le second
^ /" N Ahmos-Nof ré- Atari est celui de la Reine sa
femme, comme le démontrent les titres 1 ^^^
1^^=,^1 Royale. Épouse principale,
royale ^^^, rnère, dame du monde à toujours. Enfin le troi-
sième y— ^ cartouche (celui de gauche) est encore celui
d'une femme de la famille du Pharaon Alimosis, une de ses
sœurs ou plutôt une de ses filles, comme le prouvent les
titres 1 ! et i"^. cTït-cwne et crn.--rci,Jille de Roi et sœur de
Roi. Ce dernier titre décide la question, puisque, le monu-
ment étant sculpté du vivant d' Ahmosis, il n'y avait d'autre
Roi que lui (Aménôthph P^ne régnant pas encore) ; donc, la
princesse, qui se nommait aussi /C^^ Ahmos-Nofré-Atari,
était sœur du Roi Ahmosis, le
chéri de Phtlia et de chéri
titre est motivé par le voisi-
le second par le fait que.l/mo;t \^^^_^ était le Dieu prot^
quel est qualifié de
d'Atmou. Ce premier
nage de Memphis et
tec-
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 95
teur des carrières. — Huit lignes d'hiéroglyphes composaient
l'inscription du second registre de la stèle, et ce monument
est d'autant plus curieux qu'il a été sculpté pour conserver
la mémoire de l'époque à laquelle cette carrière a été ou-
verte. C'est ce qu'expriment textuellement les deux pre-
mières lignes bien conservées, les six autres étant plus ou
moins frustes :
pojune KÉi igô^p JULUTO"yHH£i uctu pH-ci «.oxic Tô^ng^o o-ycoii ite qtt
L'an XXII, sous le sacerdoce du Roi né du Soleil,
Ahmosis, les carrières ont été ouvertes.
Et il résulte de l'examen des caractères encore subsistants
que les pierres tirées de ces carrières ont été employées en
travaux dans les temples de Plitha, (['Apis et d'Amejihem-
ôph, sans aucun doute à Memphis, située en face de ces
carrières. Sur la base carrée, et qui est censée soutenir la
stèle, on a sculpté des travaux de la carrière, c'est-à-dire
six bœufs conduits par trois hommes, et attelés par paires à
un traîneau sur lequel est attaché un grand bloc de pierre
carré et taillé.
Sur les parois de cette même carrière, et vers le plafond,
sont de très petites stèles sculptées à même, et sur lesquelles
on a grossièrement tracé des figures de Phtha ou des lions,
emblèmes de cette grande divinité mcmphitc.
Une seconde grande carrière, voisine de la précédente,
r ^^ I
porte également la même date de l'an XXII j du même
Pharaon. La stèle, placée à main gauche en entrant, est
aussi sculptée à même dans le rocher. La corniche est dé-
corée du globe ailé et do sa légende, et la couleur bleue
existe encore à cette inscription qui est beaucoup plus mu-
tilée (jue la précédente. Les cartouches du premier registre
sont les mômes, sauf (|ue la princesse Ahmos-Nofré-Atari,
96 LETTRES ET JOURNAUX
outre le titre de Royale Sœur 1^|, , prend celui de 1 \N
cTii TA1Ô.T Royale Mère, et la femme du Pharaon celui de
] Divine Épouse. Cette stèle était une copie mot pour
mot de la précédente.
Dans une petite vallée que la, montagne de ThorraJi
el^,L J-5- forme au midi de ces deux grottes, existent une
foule d'autres carrières, où l'on voit des inscriptions dé-
motiques peu intéressantes. Mais dans l'une d'elles se trouve
un beau bas-relief représentant un Roi Égyptien debout,
présentant en offrande UjjU à la déesse 0> HatJior, assistée
du Dieu ^'t^ Tliotli. Ce cartouche du Roi est seulement
tracé en rouge et n'a jamais contenu de nom sculpté. La
déesse y reçoit le titre de protectrice de J ^^^ 0 1 (1 û Dr. '
la demeure de la région de Sébi ou Tliymsébi, ainsi que de
AAw^ HiuLOTttx^ Tatelier, le lieu où l'on travaille, très
probablement les carrières entre T/iorrah et Massarah. Le
Dieu Thoth prend aussi le titre de yardien de la même lo-
calité. Ce bas-relief est aussi sculpté dans une stèle en forme
d'entre-colonnement, comme les deux précédents.
Sur la paroi d'une grotte voisine on a tracé en encre rouge,
et avec une admirable fermeté de main et finesse de trait,
l'élévation d'un monolithe ou petit naos. La corniche can-
nelée et décorée de l'emblème du premier Hermès, flan-
qué des ura3us symboliques des deux régions^ porte les
cartouches-noms et prénoms du Roi Psammétichus P''
vR rR ; un monolithe semblable est dessiné dans une
/-— -V /• — >^ grotte peu distante de celle-ci, et dans cette
n [] Il 0 1 dernière existent les traces d'un bas-relief avec
la légende d'un Ptoléinée encore distincte,
ainsi qu'une foule d'inscriptions déinotiques,
\>-V K, J tracées en rouge.
Au midi de cette petite vallée, et sur le penchant de la
chaîne principale, existent de grandes carrières où nous
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 97
avons trouvé un grand bas-relief représentant un Roi faisant
une ofïrande au Dieu Amon-Ra, à la Déesse MoiUliocr
(la grande Mère) et au Dieu Khons hiéracocéphale. La lé-
gende du Roi est sculptée, mais le cartouche n'a jamais
renfermé de nom propre. Dans la grotte antique, ainsi que
sur les parois d'une grotte voisine, on lit des noms propres
CY? du Roi Hacor (Acoris), tracés soit verticalement
^Q^ soit horizontalement s- Cru Z5 -^^^ 1 • En résumé, ces
I ^ \ carrières, qui s'étendent depuis 77?arra/ijusquesbien
^ au delà de MassaraJi, ont été exploitées à toutes
^^^ les époques. Leur voisinage des capitales successives
de l'J^lgypte, Memphis, Fosthath et le Caire, a dû perpétuer,
pour ainsi dire, leur exploitation, et, encore aujourd'hui,
c'est de là qu'on tire la pierre coupée en carreau pour paver
les maisons du Caire. Ces carrières ont d'abord fourni aux
constructions de Memphis et des villes voisines. Les noms
à'Alunosis et de Psammétichus 7°'" prouvent pour toute la
période pharaonique embrassée entre ces deux règnes :
Acoris marque l'époque persane, les noms de deux Ptolé-
mées celle des Lagides, et l'inscription de l'an VII d'Auguste
marque la période romaine.
On distingue, au reste, fort aisément les carrières antiques
des carrières modernes. Les plafonds des premières sont plats
et marqués de ces millions de stries produites par le ciseau,
en travail pour en tirer la pierre à peu près taillée et telle
(ju'on devait l'employer dans la construction; il existe même
de ces pierres presciue détachées. Ces plafonds sont quel-
quefois divisés par de grandes lignes rouges, accompagnées
de mots démotiques pour servir de guide aux ouvriers et
en marquer les travaux à entreprendre. Les ciirrières mo-
dernes sont au contraire travaillées sans régularité, et leurs
voûtes sont arrondies et pleines d'anfractuosités.
M. Linant et un jeune Anglais, M. Ncwman, venus à
dos de dromadaire, ont partagé notre modeste repas dans
la première carrière d'Alimosis. Après nous être reposés
BlUL. liGYHl., T. XXXI. 7
98 LETTRES ET JOURNAUX
quelque temps dans celles d'Acoris, où toute notre cara-
vane se réunit enfin, nous reprîmes le chemin de Massarah
et de nos mâascli, où nous soupâmes de fort bon appétit,
après une journée extrêmement fatigante. — A peine le
café pris, ces Messieurs nous dirent adieu et, lançant leurs
dromadaires, disparurent bientôt à nos yeux dans la direction
du Caire. Il était six heures et un quart. N'ayant plus rien
à voir dans les environs, j'ordonnai au réis de faire voile
pour Bédréschéïn Ly-:)^[, où nous abordâmes à huit heures
et demie.
3 octobr^e. — J'examinai, en me levant, un sarcophage en
granit porphyre, appartenant au drogman Joseph Msarra,
qui l'avait fait porter de Sakkara au bord du Nil. C'est
celui d'un ^M nommé . rf ^ Pétisi. La sculpture
n'est point de la première beauté, et les décorations repré-
sentent des divinités inférieures. Je déclarai au drogman que
cet objet ne me convenait nullement, ce qui le mit d'assez
mauvaise humeur ^ ayant compté sur moi pour s'en défaire.
A six heures du matin, nous partîmes à ânes pour Bédré-
schêïn, village un peu enfoncé dans les terres. C'est après
l'avoir dépassé que le voyageur s'aperçoit qu'il foule le
terrain où exista jadis une grande ville. On est, en effet, déjà
sur l'emplacement de Memphis, et les blocs de granit épars
sur le sol, et qui de tous côtés se font jour à travers le sable
qui les recouvre peu â peu, témoignent assez de l'extrême
somptuosité des édifices de cette capitale. — Entre Bédré-
schéïn et Mit-Rahinéh ^.ifclj z^a, nous trouvâmes le colosse
mis à découvert par M. Caviglia, qui en a fait hommage
1. Youssouf Msarra, recommandé à Cliampollion par le vice-roi lui-
même, parce qu'il avait accompagné et fort bien servi Ismaïl-Pacha
pendant ses voyages réitérés en Nubie. Désolé d'avoir manqué cette
affaire, il inventa un prétexte quelconque pour ne point partir avec
« l'Égyptien », à qui il aurait été fort utile : ce fut sa vengeance.
BiBL. ÉGYPTOL., T. XXXI.
Pl. III.
RAMSÈS II
Colosse renversé de Meraphis.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 99
au Grand-Duc de Toscane. Ce colosse, d'une magnifique
sculpture et dont j'ai fait dessiner avec soin la tête et
les détails', représente Rhamsès le Grand. La /^^ /^7^
matière de ce colosse est en très beau calcaire ^^^^^
cristallisé. Il est renversé la face contre terre ;
les pieds et une partie des jambes n'existent
plus. Voici ses proportions principales : V J
M
l /WWAA
Pieds. Poucjs. lignes.
Hauteur actuelle 34 3^
Du bord (de la coiffure?) à la naissance de la
barbe 4 5
Longueur du cou 1 5
Des clavicules au nombril 7 1
Longueur du nez 1 9
Du bas du nez au bord de la lèvre 5 4
Du bord de la lèvre inférieure au-dessous du
menton 8
Longueur de la barbe 2 6
Largeur du bas de la barl)e 1 6
Largeur d'une épaule 4 2
Oreille 1 8
Largeur de l'oreille 11
Bouche, ouverture 1 6 6
Longueur de l'œil 10 X
Largeur 4
Longueur du bras, de l'épaule au poignet 12 6
Longueur de la main jusques à la première pha-
lange 1 8
Première phalange 1 3 6
Longueur du pouce 2 4 6
Ongle du pouce 4 6
Largeur de la main 2 7
Le Pharaon est coilVé du claft strié; au-dessus s'élevait le
psdicid, (|ui est à moitié détruit. Le collier est à sept rangées,
1. Voir la planclie III.
lÔO
LETTRES ET JOURNAU?^
Hirm
ïïïïïïmr
MM
MM
upir
1
terminé par un rang de perles. Deux cordons soutiennent un
riche pectoral, dont la corniche est surmontée d'une rangée
d'urœus, la tête ornée du disque. Au centre du pectoral, com-
position anaglypliique, pré-
sentant le prénom de Rhamsès
le Grand comme protégé par
deux divinités en pied, Pldha
et son épouse, la grande Léon-
tocéphale, les deux princi-
l|ï[ pales divinités de Mempliis.
Sur la ceinture, en place d'a-
> . . - grafe, on a sculpté un grand cartouche horizontal
£j^û occupé par le prénom du Roi et son nom propre,
-«*i»*^ toujours sous la protection des deux divins époux
Collier. memphites, debout sur des bases en forme de
coudées. Un grand et beau poignard ou glaive court, dont
la poignée est décorée de deux têtes d'éperviers adossées,
est passé dans la ceinture, mais dans une position fort
inclinée. La lame paraît renfermée dans un fourreau orné
de baguettes et qui se termine par un bouton en fer de
lance.
Hors du cartouche de la ceinture, à droite et à gauche,
mais à une assez grande distance, sont deux doubles car-
touches nom Qt prénom, dont il serasubséquemment question
dans ce journal. Sur l'épaule droite existe encore le car-
touche-prénom. Les bracelets du poignet sont fort simples.
Un rouleau de papyrus, placé dans la main gauche, est
marqué sur la tranche par le cartouche -nom propre
Amenmai - Rhamsès . Sur l'appui de la statue, mais intérieu-
rement, vers la jambe gauche, existent la tête et une partie
du corps d'un jeune prince, dont le titre 1^^ ctuci est
encore visible; il est coiii'é à l'Horus. On voit sur l'ap-
pui de la jambe droite, extérieurement et en relief, le
bras de la reine appuyé sur le milieu du mollet du co-
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 101
l
"^^
losse. On y lit encore les titres de la princesse : *Ç*
J'ai remarqué sur divers points du colosse, et ^"^
notamment dans les angles de la bouche, quel-
ques traces des couleurs qui les couvraient pri-
mitivement.
La tête est trait pour trait, mais de plus
grandes proportions, une copie fidèle de la tête du petit
colosse de Rhamsès le Grand, le plus beau monument du
Musée de Turin. Cette ressemblance parfaite prouve que
ces deux statues sont de véritables portraits du conquérant
égyptien. Ce colosse, dans le voisinage duquel sont des
sabstructions en grands blocs calcaires, était placé probable-
ment devant une grande porte et devait faire pendant à un
second de même proportion. Nous avons, dans ce but, ordonné
quelques fouilles dans une direction présumée, mais le temps
nous manquera peut-être pour en recueillir le fruit. La loca-
lité est d'autant plus intéressante qu'il est probable que
nous sommes ici dans l'enceinte même qui renfermait les
principaux édifices sacrés de Memphis. Deux très longues
croupes de collines s'étendent parallèlement du midi au
nord : l'une à l'ouest du Nil et de Bédréscliéïn, — l'autre
encore plus à l'ouest et sur laquelle se trouve le village de
Mit-Rahinêh. Je considère ces collines comme les restes de
la grande enceinte en briques crues affaissée sur elle-même,
— éboulée et délayée par les pluies et l'inondation, qui oc-
cupe encore aujourd'hui une bonne part de l'intervalle exis-
tant entre les murs parallèles, aujourd'hui couverts de
palmiers. Le grand colosse, et probablement son pendant
flanquaient une porte de temple (ou de cour de temple), —
les constructions existantes le prouvent. — Sur le même
alignement et plus au sud, ^L Caviglia a trouvé deux petits
colosses en granit rose. L'un est presque entier, l'autre est
brisé en plusieurs pièces. — Les légendes que j'ai fait co-
pier sont encore celles de R/ianiscs le Grand. Le Roi est
102
LETTRES ET JOURNAUX
représenté debout, tenant une enseigne dont le bâton porte
une légende hiéroglyphique.
Nos fouilles aux points a et c ont produit des débris de
sculpture sans intérêt, — celles des points b et d nous ont
fait trouver des pierres calcaires taillées et ayant fait partie
d'un mur, ce qui donne les éléments de la restauration
marquée en pointillé sur le plan approximatif. — J'ai par-
couru avec soin la partie de la colline orientale au nord du
grand colosse, et j'ai observé les restes très étendus de
petits édifices ou de petites chambres et des couloirs bâtis
en petites briques crues comme les nécropoles de Sais.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 103
D'innombrables débris de poterie, semblables encore à celle
de Sais, achèvent de déterminer la destination primitive
de ces constructions. Les débris de figurines funéraires et
des vases à bitume qu'on y trouve lèvent d'ailleurs tout
doute à cet égard. Il existe une autre nécropole encore plus
au nord, et que j'ai visitée en allant à Sakkara; c'est la
continuation de celle-ci. Les murs de briques crues sont
du reste parsemés de blocs de granit rose, de grès et de cal-
caire blanc, qui paraissent avoir appartenu à des con-
structions plus soignées et ornées de sculptures. Nous
dînâmes avec du pain arabe, des dattes fraîches et de l'eau,
assis à l'ombre sous des cabanes construites en roseaux et
en branches de palmier. Le soir, nous retournâmes souper
plus substantiellement aux mâasch, où nous passâmes la
nuit.
4 octobre. — • Pendant qu'on chargeait les tentes et tous
les objets nécessaires pour une campagne de huit jours au
moins, je repris de très bonne heure le chemin de Bédré-
schéïn et de Mit-Rahinéh. J'admirai de nouveau le travail
du colosse, et il était naturel que je fusse très sensiblement
impressionné par le premier grand objet de sculpture
égyptienne que les hasards du voyage mettaient sous mes
yeux.
Couché devant cette face énorme, mais si heureusement
liarmoniséc que son expression n'a rien que d'aimable et
de suave, je me pénétrais de tout le grandiose de cette sculp-
ture héroïque, et souriais de pitié au souvenir des juge-
ments mesquins et de la mince idée que non esprits-forts
en fait d'art ont portés, et entretiennent encore, sur l'art des
i\gyptiens. Que tout homme impartial recueille dans sa mé-
moire l'espèce d'eJJ'roi mêlé de déf/oût, qu'il a nécessaire-
ment éprouvé comme moi, à Rome, devant quelques-unes
de ces têtes colossales d'empereurs, conservées au Capitolc,
ou ailleurs ; (|u'il compare ce sentiment à celui qu'il res-
sentira en face d'une tête colossale égyptienne. Il ne doutera
104 LETTRES ET JOURNAUX
plus, alors, que les Égyptiens n'entendissent parfaitement
bien l'emploi de l'art dans les objets au-dessus des propor-
tions ordinaires, c'est-à-dire la grande sculpture monumen-
tale, — la partie vitale de leur architecture. Tout détail
trop minutieux sur une grande échelle est une faute capi-
tale, et l'artiste qui, faisant une statue colossale, n'a point,
comme les Égyptiens, la sagesse de n'exprimer que le strict
nécessaire, ce qui n'exclut nullement certaines finesses, ne
produira jamais qu'une face monstrueuse, une grossière cari-
cature, comme les têtes impériales précitées. — La sculpture
des deux petits colosses de granit rose, placés dans le voi-
sinage, est beaucoup moins soignée que celle du colosse
calcaire. Elles décoraient une porte ou un petit pylône. Le
Roi était figuré portant une enseigne terminée par une tête
de Phtha-Sokri ; sur le bâton est l'inscription suivante :
LArôéris puissant. Soleil bienfaisant, le Seigneur des
Panégyries, comme son père Phtha, etc., plus la légende de
Rhamsès le Grand. L'un de ces colosses est en assez bon
état, mais le plus occidental consiste en blocs séparés avec
violence et presque méconnaissables. Il n'y a d'entier que
les deux tiers du montant, avec inscription hiéroglyphique,
et toujours la légende de Rhamsès le Grand.
Au nord du grand colosse, et sur une sorte de cap qui
s'avance dans l'inondation, je trouvai une petite colonne
en pierre calcaire avec chapiteau à quatre têtes d'Athyr,
d'un travail simple et très sévère. Le fût est engagé à peu
près des deux tiers dans le sol; j'ignore si cette colonne
occupe encore sa place primitive ou si quelque marchand l'a
fait transporter et déposer dans ce lieu. Les gens du pays
n'ont su rien m'apprendre de positif à cet égard. Athyr,
l'épouse de Phtha, dut avoir en effet de nombreux autels
dans Memphis, et, sans parler ici du temple d'Aphrodite
l'Étrangère, j'ai acquis la certitude que, sur le versant oriental
de la colline formée par les débris de l'enceinte sacrée (au
point M), il exista un monument assez important, dédié à
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 105
Phtha et à la déesse Hathor : des fouilles, commencées par
M. Caviglia et que j'ai fait continuer pendant deux jours,
ont mis à découvert des blocs de granit rose ayant formé un
grand pilastre, offrant l'apparence de deux colonnes ac-
couplées-engagées, couvertes, dans toute leur hauteur par-
tagée en anneaux, des titres et des légendes de Rhamsès
le Grand, terminées par les deux formules dédicatoires,
nTewo-jLid.1 Aimé de Phtha, g^*.-»wp-As.*.i Aimé d'Athyr. Je suis
convaincu que des fouilles poussées avec vigueur sur ce
point des ruines (et dans un autre mois que celui d'octobre,
où l'inondation pénétrait dans les fouilles) conduiraient à
la découverte de c{uelque édifice fort remarquable : ce que
j'y ai observé est d'un genre tout à fait particulier, archi-
tecturalement parlant,
A trois heures, il fallut songer à partir pour Sakkara,
où devait être déjà rendue la caravane, composée de sept
chameaux chargés des tentes, malles et efïets, et sous la
conduite du docteur Ricci, qui devait choisir un campement.
Le chemin direct nous était fermé par les eaux du fleuve
répandues dans la campagne. Il fallut pousser nos ânes dans
le bois de palmiers qui recouvre l'enceinte éboulée du côté
de Bédréschéïn, et marcher pendant une heure dans la direc-
tion du sud au nord ; c'est dans ce long détour que je tra-
versai de nouveau la nécropole en bric^ues crues, qui se pro-
longe fort au nord et montre souvent le singulier contraste
de petits murs de briques, renfermant des débris de construc-
tions en calcaire et plus souvent encore en granit de tout
genre. Je ne puis encore me rendre compte de ces gisements.
Nous quittâmes enfin le bois de palmiers et, tournant vers
l'occident, après avoir passé un pont, nous prîmes une
chaussée qui, après une seconde heure de chemin, et de
fort grands détours, impossibles à éviter, puisque l'inon-
dation battait les deux côtés de la chaussée, nous mena dans
le voisinage de Sakkara. C'est précisément à l'endroit même
où la chaussée se joint au désert, et dans un petit bois de
106 LETTRES ET JOURNAUX
palmiers ceint de bosquets odorants de Santh (l'Acacia
égyptien des anciens) que nos tentes avaient été dressées ;
deux pour les maîtres et une troisièmepour les domestiques.
Le reste de la journée se passa en arrangements intérieurs.
Nous prîmes à notre solde le propriétaire du champ où
nous étions campés, et ses trois fils pour faire la ronde et
une veille active pendant la nuit, les habitants de Sakkara,
nos voisins, jouissant d'une assez bonne réputation pour
motiver cette mesure nocturne.
5 octobre. — La veille au soir, j'étais allé faire une recon-
naissance de la pyramide à cinq degrés, nommée Medarrag
par les Arabes, laquelle s'élevait sur les collines au nord-
ouest de notre camp, assis sur les limites de la terre cultivée
et du désert d'Afrique. Il me tardait de voir en détail ce
qu'on nomme la plaine des momies, vaste cimetière où
venaient s'engloutir les générations qui peuplèrent succes-
sivement la ville de Memphis : un homme du pays, nommé
Mansour, devint notre guide. En sortant du camp, nous
entrâmes dans le désert et nous nous dirigeâmes vers le pied
de la montagne Libyque, couverte de sable sur tous les points.
Il était fort pénible pour nos pauvres ânes de gravir la pente
même assez douce qui conduit au plateau sans fin du désert.
Les sables manquaient sous leurs pieds, et la monture et le
cavalier étaient à chaque instant exposés à rouler l'un sur
l'autre. Enfin notre guide nous fit arrêter presque vers le
haut de la montagne pour nous montrer un tombeau antique.
Je suivis, en rampant sur le ventre, Mansour qui précédait,
armé d'une bougie, et me trouvai dans une chambre carrée,
revêtue de belles pierres de taille sculptées, mais ne conser-
vant presque aucune trace de peinture. C'était le tombeau
d'un iHii] cTti-cô.2^, scribe royal ou basilicogrammate mem-
phite, nommé (I \\ Amenémôph. Toute la déco-
ration de cet hypogée était purement religieuse. Le défunt
adorait successivement Osiris, Sokri, et surtout les deux
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 107
divinités memphites Phtha et Hathor. J'y cherchai vaine-
ment quelque légende royale qui pût me donner l'époque de
cette sépulture. Je ne trouvai qu'une inscription légèrement
tracée, en langue grecque, disant que les injures d'un
ennemi valent souvent les conseils d'un ami ; mais ce beau
précepte était écrit sur les sculptures égyptiennes, et par
conséquent fort moderne comparativement. Le travail de ce
tombeau est de la bonne époque, quoique un peu gras et un
peu nourri, ce qui, d'ailleurs, caractérise le style memphite.
On acheva de gravir la montagne, et, en atteignant le
sommet du plateau, nous pûmes nous former une idée
des dévastations qu'on exerce depuis des siècles dans les
sépultures des Memphites. Qu'on se figure une pleine im-
mense entrecoupée de pyramides, et hérissée de tout petits
monticules de sables couverts de débris de poteries antiques,
de langes de momies, d'ossements brisés, de crânes égyp-
tiens blanchis par la rosée du désert, et de débris de toute
espèce. A chaque instant on rencontre sous ses pas ou les
restes d'une muraille en briques crues, ou l'ouverture d'un
puits carré, revêtu de belles pierres de taille, mais plus ou
moins recomblé du sable que les Arabes en avaient retiré
pour les exploiter. Tous ces monticules sont le résultat des
fouilles faites pour la recherche des momies et des antiquités,
et le nombre des puits ou tombeaux de Sakkara doit être
immense, si l'on réfléchit que les sables enlevés pour décou-
vrir un puits cachent eux-mêmes les ouvertures de plusieurs
autres.
Du reste, on se tromperait en pensant que ces puits con-
duisent à des chambres sculptées; cela est fort rare, et il
semble que l'usage ait été de construire sur l'ouverture
même du puits, ou tout auprès, une ou plusieurs salles dé-
corées de sculptures, servant pour ainsi dire de chapelles
aux puits ou catacombes renfermant les corps de toute une
famille. J'eus l'occasion de me convaincre de ce fait en visi-
tant plusieurs tombeaux encore assez bien conservés.
108
LETTRES ET JOURNAUX
L'un des plus intéressants, et le premier dont je fis dessiner
des détails, existe à peu de distance de l'angle nord-est de
la pyramide dite t^j^^ Medarrag, au sud et tout près d'une
petite pyramide ruinée. Le croquis suivant donnera une
idée de la disposition des pièces qui le composent.
Ce tombeau ou plutôt ce vestibule de tombeau m'a paru
d'une construction très soignée. Les sculptures qui le dé-
corent sont d'un travail très soigné, sans être de la première
beauté. On n'y lit qu'un seul nom propre, celui du chef de
famille qui fit les frais du monument. Il se nommait
^ T -"«qp, Ménojré ou Ménofé, dont le principal titre
1 Pî Yr» indique un officier chargé de certaines parties
de la coiffure royale. D'autres qualifications telles que
\\\\\ \ A«-«-i neqitHà, Juppe iteqitHfe, Aimant SOtl
maître, chérissant son maître, que prend aussi Ménofré,
rappelle le titre EK TUN <i>\\ClH, faisant partie des amis
(du Roi), porté par des officiers des Rois égyptiens Lagides,
et prouve la haute antiquité de cette sorte d'association.
Le défunt faisait du reste partie du corps sacerdotal, étant
prêtre royal, \ y 1 , et son nom se trouvant toujours pré-
I A I AAAAAA
cédé des signes du sacerdoce
f^
&
r7\
DE CHAMPOLLÎON LE JEUNE 109
Je fus assez heureux pour recueillir parmi les sculptures la
légende complète du Pharaon à la cour duquel avait vécu Alé-
nofré. Mais le nom propre de ce prince, Ossé, Asso, Asèso,
appartient à une des dynasties dont les abré-
viateurs de Manétlion n'ont pas jugé à propos
de nous donner les noms successifs, de sorte
. que l'épocjue du monument et de son auteur
Lj . ^ reste forcément incertaine, quoique nous possé-
^^ — ^ ^ y dions déjà les éléments les plus nécessaires à
sa détermination. Le second cartouche est tout à fait neuf;
il a échappé aux recherches du Major Félix à Sakkara.
On descend par un mur forcé et démoli (F) dans le tom-
beau de Méiiofi'é. La première salle A, de peu d'étendue,
est à ciel ouvert, et la plus grande partie des sculptures qui
la décoraient ont été enlevées ou détruites. Elles n'existent
plus que sur la paroi marquée a, et représentent des per-
sonnages des deux sexes en marche vers la porte de la
chambre D, portant des offrandes de tout genre ou plutôt
les productions des terres appartenant à Ménofré, leur
maître. Parmi ces employés de la maison du seigneur
memphite, plusieurs conduisent de magnifiques bœufs,
blancs et rouges, blancs ou noirs, et deux de ces animaux
portent sur leur cuisse gauche de grandes marques carrées,
tracées en noir, avec les caractères : Maison l'oyale, et les
numéros XLIII(nnnn III) etLXXXXVI (^^^^^"')^ ce qui
^ ^ ^ nnnn iii^ ^
constate l'usage de marquer d'un numéro d'ordre les têtes
de bétail appartenant aux grandes maisons égyptiennes.
On peut conjecturer que ces numéros 43 et 96 expriment
le total des animaux de l'une et de l'autre couleur.
Au-dessus du dos on a gravé le mot (j^, eo, bœuf. On
les conduit en laisse, et chacun d'eux a un collier terminé
par un ornement en forme de fleur de lotus. Il subsiste
encore sur cette mémo paroi douze ligures de femmes en
marche, portant sur leur tétc des corbeilles ou de grands
110 LETTRES ET JOURNAUX
vases, contenant des régimes de dattes, des bananes, des
figues et autres fruits ou aliments. Ces femmes, uniformé-
ment habillées et d'une taille assez svelte, portent de leur
main gauche (la droite servant à soutenir leur corbeille) des
tiges de lotus, des oies saisies par les ailes, des veaux portés
sur le bras ou conduits en laisse, ou une bardaque et des
fleurs. Une autre conduit une petite gazelle avec une attache
fixée à la patte gauche antérieure de l'animal.
L'intérieur de la chambre D, dont le plafond en grandes
pierres est parfaitement conservé, offre bien plus de va-
riété dans les sculptures. La paroi b, coupée en trois di-
visions horizontales, est une espèce de petit Muséum
d'Histoire naturelle. Sans parler de quelques bœufs H-jQ
supérieurement sculptés et conduits par un jeune homme,
portant dans ses bras la paille pour les nourrir, ni de l'in-
scription eonoqp (1')0L ^^ bon bœuf, tracé au-dessus
du dos de Tune des victimes, je m'arrêterai d'abord à une
série de plusieurs espèces de chèvres et de gazelles, exécutées
avec un soin recherché et portant chacune son nom en ca-
ractères hiéroglyphiques bien conservés.
La première espèce, de forte taille, queue longue à flocon,
pendante, et qui a quelque chose des formes de l'âne, a ses
cornes longues et recourbées en arrière : ^^^"^gj^ ;
son nom est Y ^^ . ^f ^
La deuxième espèce, à très courte queue, cornes très hautes
et encore plus recourbées que celles de la précédente espèce,
se distingue par une sorte d'excroissance qui prend nais-
sance au-dessus du nez et pend en large fanon au-dessous
du col y^\ ; son nom est orthographié 'wwva (1 "^K .
La ^4 troisième espèce, à cornes ondulantes,
V^ UM* semble d'une taille inférieure aux précé-
Qj dcutes; DQ:£i est son nom.
C?< La quatrième espèce a des cornes très grosses et
t)E CHAMPOLLION LE JEUNE 111
contournées ainsi ^ p . Son nom e^t écrit lyawce, b~~ïj ,
C'est l'orthographe C 1 antique du copte ujouj {oryx).
La cinquième ^tv^v espèce, cornes courbées et la
pointe relevée, C ^, avec une queue très courte, est
nommée /H x ' Kj ^-oc ; c'est là sans aucun doute le mot
copte s'ô.g^ci, /^ Gahsi ou (S'ô.g^ce (thébain), traduit
par oop/.i; {Actes, x, 36, 39) — et par 4\y ga:;dle dans un
dictionnaire vu par Lacroze. — Du reste, l'égyptien s'e.^ce
existe dans l'arabe sous la forme <il^, Gahaschéh.
Cette série de quadrupèdes du désert est terminée par
un homme, portant dans chaque main, saisis par les oreilles,
deux lièvres, — oreillards, si communs sur les monuments
et dont le nom a été malheureusement omis par le sculpteur.
— Une série non moins intéressante occupe la deuxième
division de cette paroi. C'est une suite d'oiseaux à la tète
desquels paraissent des échassiers, du genre du héron, —
de la cigogne ou de la grue, ensuite plusieurs espèces
à' oies, une sorte de pingouin et une tourterelle dont le nom
est clairement écrit , que j'avais cru n'être applicable
jusques ici qu'à une sorte d'hirondelle. Il sera facile, à Paris,
de bien faire déterminer ces oiseaux, dont tous les noms
hiéroglyphiques existent.
Toute la paroi c est occupée par un long bas-relief repré-
sentant des hommes égorgeant et dépeçant des bœufs. La
variété et le mouvement des poses me fit tenir à en posséder
un dessin exact ; au-dessus, divers personnages portant des
offrandes. — Une portion de la paroi e a été couverte de
dessins à moitié sculptés, représentant deux hommes occupés
à traire des vaclies, et cette action est exprimée en écriture
hiéroglyphi(|ue par le groupe '>- (cï'i-epcoTe), dans lequel on
reconnaît le mot :(ls=5 eptuTc, lait, en toutes lettres,
suivi de son détcrminatif §, et le trait (jui surmonte le vase
112 Lettrés et Journaux
parait exprimer le lait tombant dans son orifice. — Des
hommes occupés des soins de la cuisine ont été dessinés,
mais non sculptés sur la partie haute de la même paroi.
L'un des cuisiniers tire du fond d'un vase profond des
espèces de boulettes, qu'il place sur le feu, tandis que l'autre,
arrangeant ce mets sur les charbons, souffle le feu avec un
I» , Jlabellum, qu'il tient de la main droite : au-dessus
^^2^ 6^^ tracé le mot fi (1 pK^, le copte pwKg^, urere,
cremare, ustio, titio.
Enfin le fond de la salle D, occupé par une banquette, a
été décoré d'une de ces stèles en forme de portes succes-
sives s'enchâssant les unes dans les autres, et décorée d'in-
scriptions contenant tous les titres du défunt Mênofré.
C'est à droite et à gauche de cette stèle que sont les deux
inscriptions d'où j'ai tiré le prénom et le nom propre royal
déjà cités.
CHAMPOLLION A CHAMPOLLION-FIGEAC
De mon camp de Scikkara, 5 octobre 1828.
Je t'ai écrit, mon bien cher ami, [du Caire] où je suis resté
jusques au 30 au soir, que j'allai coucher au mâasch avec tout
mon monde, afin de mettre à la voile le lendemain de bonne
heure pour gngner l'ancien emplacement de Memphis. Le
1*^^ octobre, nous couchâmes devant le village de Massarah,
sur la rive orientale du Nil, et, le lendemain, à six heures du
matin, nous courûmes la plaine pour atteindre les grandes
carrières que je voulais visiter, parce que Memphis, sise sur
la rive opposée, et précisément en face, doit être sortie de
leurs vastes flancs. La journée fut excessivement pénible,
mais je visitai presque une à une toutes les cavernes dont le
pendiant de la montagne de Thorrali est criblé. J'ai con-
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 113
staté que ces carrières de beau calcaire blanc ont été
exploitées à toutes les époques. J'y ai trouvé : l°une inscrip-
tion démotique datée du mois de Paophi de Tan IV de
l'Empereur Auguste; 2" une seconde inscription de l'an VII,
même mois, d'un Ptolémée, qui doit être So^er /", puisqu'il
n'y a pas de prénom ; 3° une inscription, toujours en démo-
tique, de l'an II du Roi Acoris, Tun des insurgés contre les
Perses ; enfin deux de ces carrières, et les plus vastes, ont
été ouvertes l'an XXII du Roi Amosis, le père de la
XVIIP Dynastie, comme le portent textuellement deux belles
stèles sculptées à même dans le roc, à côté des deux entrées.
Quoique ces stèles soient mutilées, j'y ai pu voir que les
pierres de cette carrière ont été employées aux constructions
des temples de Pkiha, (ÏApis et ({'Ammon à Memphis, et
cette indication donne la date de ces mêmes temples bien
connus de l'antiquité. J'ai trouvé aussi, dans une autre
carrière, pour l'époque pharaonique, deux monolithes
tracés à l'encre rouge sur les parois, avec une finesse extrême
et une admirable sûreté de main : la corniche de l'un de ces
monolithes, qui n'ont été que mis en projet, sans commen-
cement d'exécution, porte le prénom et le nom propre de
Psammétichus I^^. Ainsi, les carrières de la montagne Ara-
Ijique, entre Thorrah et Massarah, ont été exploitées sous
les Pharaons, les Perses, les Lagides, les Romains, et dans
les temps modernes : j'ajoute que cela tient à leur voisinage
des capitales successives de l'Egypte, Memphis, Fosthath
et le Caire. Rentrés le soir dans nos vaisseaux, comme les
Grecs venant de livrer un assaut à la ville de Troie, mais
plus heureux qu'eux, puisque nous emportions quelque
butin, je fis mettre à la voile pour BédrécJicïn, village
situé à peu de distance sur le bord occidental du Nil. Le
lendemain, de bonne heure, nous partîmes pour l'immense
bois de dattiers qui couvre l'emplacement de Memphis :
passé le viUagc de Bédréchéïn, qui est à un quart d'heure
dans les terres, on s'aperçoit qu'on foule le sol antique d'une
BiBL. ÉGYI'T., T. XXXI. 8
114 LETTRÉS ET JOURNAUX
grande cité, aux blocs de granit dispersés dans la plaine, et
à ceux qui déchirent le terrain et se font encore jour à tra-
vers les sables, qui ne tarderont pas à les recouvrir pour
jamais. Entre ce village et celui de Mit-Rahinéh, s'élèvent
deux longues collines parallèles, qui m'ont paru être les
éboulements d'une enceinte immense, construite en briques
crues comme celle de Sais, et renfermant jadis les prin-
cipaux édifices sacrés de Memphis. C'est dans l'intérieur de
cette enceinte que nous avons vu le grand colosse excavé par
M. Caviglia. Il me tardait d'examiner ce monument, dont
j'avais beaucoup entendu parler, et j'avoue que je fus agréa-
blement surpris de trouver un magnifique morceau de sculp-
ture égyptienne. Le colosse, dont une partie des jambes a
disparu, n'a pas moins de trente-cinq pieds et demi de long.
Il est tombé la face contre terre, ce qui a conservé le visage
parfaitement intact. Sa physionomie suffit pour me le faire
reconnaître comme une statue de Sésostris, car c'est en
grand le portrait le plus fidèle du beau Sésostris de Turin;
les inscriptions des bras, du pectoral et de la ceinture
confirmèrent mon idée, et il n'est plus douteux qu'il existe,
à Turin et à Memphis, deux portraits du plus grand âes
Pharaons. J'ai fait dessiner cette tête avec un soin extrême
(pi. III), et relever toutes les légendes. Ce colosse n'était
point seul ; et si j'obtiens des fonds spéciaux pour des fouilles
en grand à Memphis, je puis répondre, en moins de trois
mois, de peupler le Musée du Louvre de statues des plus
riches matières et du plus grand intérêt. Pousse donc cette
demande et fais jeter les hauts cris par tout le monde, afin
de décider les traînards. — Ce colosse, devant lequel sont
de grandes substructions calcaires, était, selon toute appa-
rence, placé devant une grande porte et devait avoir des
pendants : j'ai fait faire quelques fouilles pour m'en assurer,
mais le temps me manquera. Un peu plus loin et sur le même
axe, existent encore deux petits colosses du même Pharaon,
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 115
en granit rose, mais en fort mauvais état. C'était encore
une porte.
Au nord du colosse, exista un temple de Vénus (Hathor),
construit en calcaire blanc, et hors de la grande enceinte, du
côté de l'orient : j'ai continué des fouilles commencées par
Caviglia ; le résultat a été de constater dans cet endroit
même l'existence d'un temple orné de colonnes-pilastres
accouplées, en granit rose, et dédié à Phtha et à Hathor
(Vulcain et Vénus), les grandes divinités de Memphis, par
Rhamsès le Grand. L'enceinte principale renfermait aussi,
du côté de l'est, une vaste nécropole semblable à celle que
j'ai reconnue à Sais.
C'est le 4 octobre que je suis venu camper à Sakkara,
car nous avons deux jolies tentes, et une troisième pour nos
domestiques. Tous les soirs, sept ou huit Bédouins choisis
d'avance font la garde de nuit et les commissions le jour ;
ce sont de braves et excellentes gens, quand on les traite en
hommes.
J'ai visité ici, à Sakkara, la plaine des momies, l'ancien
cimetière de Memphis, parsemé de pyramides et de tom-
beaux violés. Cette localité, grâce à la rapace barbarie des
marchands d'antiquités, est presque tout à fait nulle pour
l'étude : les tombeaux ornés de sculptures sont, pour la
plupart, dévastés, ou recomblés après avoir été pillés. Ce
désert est affreux; il est formé par une suite de petits
monticules de sable produits des fouilles et des boulever-
sements, le tout parsemé d'ossements, de crânes et de débris
des vieilles générations. Deux tombeaux seuls ont attiré
notre attention, et m'ont récompensé d'être venu planter
mon camp dans ce sol de désolation. J'ai trouvé, dans l'un
d'eux, une série d'oiseaux admirablement sculptés sur les
parois, et accompagnés de leurs noms en hiéroglyphes, cinq
espèces de gazelles avec leurs noms, enfin quelques scènes
domesticiues, telles que l'action de Iraiie le lait, et deux
cuisiniers exerçant leur art si utile.
116 LETTRES ET JOURNAUX
EXTRAIT DU JOURNAL DE VOYAGE
6 octobre. — Je me rendis de très bonne heure à la plaine
des tombeaux pour distribuer à nos dessinateurs le travail à
faire dans la tombe de Ménofré ; après cela j'allai visiter, au
nord de la Pyramide Medarrag, un tombeau qui devait être
d'un haut intérêt avant que les barbares modernes l'eussent
dévasté. Ce monument a été fouillé pour le compte de
Mohammed-Bey , deftevdar et gendre du Pacha, homme
connu en Egypte pour l'avidité et l'extrême férocité de son
caractère. Ce tombeau, celui d'un basilicogrammate de
justice I^Ppl; — ° nommé Raasès ]n ' ^® porte de
sculpture que sur les architraves et les piliers soutenant la
chambre principale. Toutes les parois de cette salle étaient
couvertes de peintures, représentant des scènes agricoles et
des usages civils; mais il est aujourd'hui impossible de dis-
tinguer clairement des parties complètes de ces divers
sujets. Des sculptures coloriées et représentant des porteurs
d'offrandes ou des tableaux décoraient une seconde salle du
même tombeau. La plupart de ces bas-reliefs marquants
sont ceux que j'avais vus décorant un vestibule de la maison
que Mohammed-Bey fait bâtir à grands frais entre Boulaq
et le Vieux-Caire.
Je reçus, en rentrant au camp, la visite du scheikh
Mohammed, le commissaire du Pacha à Sakkara, chargé de
ramasser les contributions et d'exploiter le pays pour le
compte de Son Altesse. Je l'invitai à souper, ce qu'il accepta
de fort bonne grâce.
7 octobre. — Je passai toute la matinée du 7 dans ma
tente pour écrire en Europe. A trois heures, un envoyé de
Mansour, chargé, sur la promesse de quatre thalaris de
bakschisch, de nous trouver un puits vierge dans le plateau
de Sakkara, vint nous avertir que ledit découvreur était
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 117
arrivé au puits et n'atteudait plus que nous pour l'ouvrir.
Nous montâmes nos ânes et gagnâmes le désert au plus vite.
Arrivés sur le point de la fouille, je vis d'un coup d'œil
que nous étions sur un terrain isolé et fouillé depuis long-
temps. Convaincu que le Sakkariote voulait se moquer de
nous, je me moquais de lui, en le renvoyant et en lui re-
prochant de nous prendre pour des enfants. Je me rendis
ensuite au grand tombeau découvert et excavé par M. Jumel.
Ce beau monument, composé de plusieurs salles et lié à de
grandes excavations renfermant plusieurs puits, n'est, en
général, décoré que d'inscriptions reproduisant plusieurs
chapitres entiers du grand Rituel funéraire, ce qui diminue
considérablement l'intérêt de son étude. La voûte seule de
la grande salle mérite quelque attention. Elle fut jadis re-
vêtue de bas-reliefs représentant les doiue heures du Jour
et les dou^e lieures de la nuit sous la forme de femmes, la
tête surmontée d'une étoile ^. Les heures du jour occupaient
la partie gauche et les heures de la nuit la partie droite de
la voûte. — L'idée heure est exprimée par le groupe
-^^ i<i , dans lequel on retrouve les éléments ovn, les princi-
paux du copte oTTiioT, pluriel oimcooipi, les heures. L'étoile ic
est ledéterminatif de toutes les divisions du temps. Chacune
de ces heures portait chez les anciens Égyptiens un nom
particulier. Il ne reste de visibles que quelques-uns de ces
noms dans le tombeau Jumel. Je les réunis ici dans l'espoir
de compléter ce tableau dans quelque hypogée de la Thé-
baïde.
Les bas-reliefs représentant l'adoration des autres heures
du jour et de la nuit par le défunt, qui se nommait
(^t , ont été brisés ou enlevés depuis peu d'années.
Je hs copier dans la deuxième chambre l'un des deux grands
catalogues d'oJJ'randes qui couvrent deux parois entières de
cette salle, dont la partie supérieure est ornée de petits
tableaux, représentant des ligures d'Osiris assis, plusieurs
118
LETTRES ET JOURNAUX
fois adoré par le défunt sous les titres divers que lui donnent
les litanies du grand Rituel. Ge sont ces mêmes litanies,
mises en scène. Je fis également dessiner, à gauche de la
porte principale, un bas-relief sans légendes, représentant
la vache d'Hathor accroupie, portant un jeune enfant assis
sur ses cornes. C'est probablement l'enfance de Phré.
^.
'^.
&.
^.
'^.
&.
'^^
/V^/V^A/\
A/WW\
AA/^AA
AAAAAA
AA/^\AA
f^iv\rw\
AWW\
2^
2*
0 ^
o II
2*
E*
o*ni
2*
n ^
n 1
III
Mil
n II
AAAA/V\
/wvw\
AAAAAA
Ci
IMI
Mil
<=>
S
il
O 1
O 1
Q
Ci
o 1
< — >
1 ^
n
O 1
o 1
Ci
'k
i^
"^
Ifl
i<
A^^^^^
f
m;
1°
©
AAAAAA
^^
A
D ^
<!:>
H
<=>
f ^ •
m
— t^
-J
^ W
v_^^
L=J3
^ — ^
^1]
' Je' '
>^
^
::;^
^
Je rentrai au camp à la nuit, et j'y trouvai le scheikh
Mohammed de Sakkara, lequel fît honneur à notre souper
comme la veille.
6' octobre. — Dès le matin, on leva les tentes, et sept ou
huit chameaux, venus de Sakkara, furent chargés de nos ba-
gages ; vingt ânes devaient porter le personnel, maîtres et
valets. Je me mis en route à sept heures du matin, par le
désert, pour aller faire visite aux grandes Pyramides de
Gizéh, que nous voulions voir avant de partir pour le Saïd.
On gravit le plateau des Pyramides de Sakkara, et nous
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 119
traversâmes toute la plaine des momies, en laissant le Me-
darrarj et le tombeau de Ménofré à notre gauche. Nous
redescendîmes le plateau dans le voisinage du village
d'Abousir jui>j;l, l'ancien bourg de Bousiris, où habitaient
les hommes habitués à gravir les pyramides. Non loin de ce
village, que nous laissons à droite, existent, sur les hauteurs
du plateau Libyque, de grandes pyramides en ruines, mais
dont les masses sont encore très imposantes. Vues d'un
certain point, elles ressemblent à trois hautes montagnes ro-
cheuses très rapprochées, et, autour de leurs sommets élevés,
voltigent sans cesse des oiseaux de proie de différentes
espèces. Celle des trois qui avoisine le plus la plaine cultivée
conserve encore une chaussée, en grandes pierres calcaires,
et dont on suit la ligne à une assez forte distance. Nous
marchâmes peu dans trois heures, en faisant plusieurs con-
tours, à cause de l'inondation qui avançait progressivement
vers la montagne Libyque.
Le sol, couvert de quelques plantes grasses et d'un gazon
clair-semé, fourmillait de petits crapauds qui gagnaient par
huions les lieux inondés. Après avoir traversé un village
abandonné que je présume être El-Haranyék, marqué sur
la carte de la Commission, nous arrivâmes, harassés de fa-
tigue, nous et nos ânes, à l'ombre de quelques sycomores,
placés à une petite distance du grand Sphinx.
Rafraîchi par une courte halte, je courus au monument
qui, malgré les mutilations qu'il a souffertes, donne encore
une idée du beau style de sa sculpture. Le col est entière-
ment déformé, mais l'observation de Denon sur la mollesse
ou plutôt la morbide:;:^a de la lèvre inférieure est encore
d'une grande justesse. J'eusse désiré faire enlever les sables
qui couvrent l'inscription de Thouthmosis IV, gravée sur la
poitrine; mais les Arabes, qui étaient accourus autour de
nous des hauteurs que couronnent les Pyramides, me
déclarèrent qu'il faudrait quarante hommes et luiit jours
120 LETTRES ET JOURNAUX
pour exécuter ce projet. Il devint donc nécessaire d'y re-
noncer, et je pris le chemin de la grande Pyramide.
Tout le monde sera surpris, comme moi, de ce que l'effet
de ce prodigieux monument diminue à mesure qu'on l'ap-
proche. J'étais en quelque sorte humilié moi-même en
voyant, sans le moindre étonnement, à cinquante pas de dis-
tance, cette construction dont le calcul seul peut faire ap-
précier l'immensité. Elle semble s'abaisser à mesure qu'on
approche, et les pierres qui la forment ne paraissent que des
moellons d'un très petit volume. Il faut absolument toucher
ce monument avec ses mains pour s'apercevoir enfin de
Ténormité des matériaux et de l'énormité de la masse que
l'œil mesure en ce moment. A dix pas de distance, l'hallu-
cination reprend son pouvoir, et la grande Pyramide ne
paraît plus qu'un bâtiment vulgaire. On regrette véritable-
ment de s'en être rapproché. Le ton frais des pierres donne
ridée d'un édifice en construction, et nullement celle que
l'on contemple l'un des plus antiques monuments que la
main des hommes ait élevés.
Nous allâmes nous établir à l'entrée du conduit qui des-
cend dans la grande Pyramide. Là, un déjeuner frugal, des
dattes, de l'eau et du pain mollet, nous fut offert par les Bé-
douins. Bientôt après il fut rendu un peu plus somptueux par
l'arrivée de nos chameaux. On y ajouta un peu de mouton
rôti et de l'eau-de-vie qui, mêlée à l'eau, forma une boisson
restaurante dont nous avions tous besoin. Aussitôt après le
déjeuner, je me fis conduire par un Arabe à un tombeau
sculpté et peint, situé sur l'alignement de la face occidentale
de la deuxième Pyramide et au midi de la première. Je
trouvai en effet des sculptures fort curieuses, et je décidai
qu'elles seraient toutes dessinées pour former la base de
notre recueil de mœurs et d'usages. Le soir même, on com-
mença à les copier avec beaucoup de soin.
Notre camp fut établi sur le versant oriental du plateau
des Pyramides, du côté qui regarde le Caire. Ma tente seule
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 121
fut dressée, — la plupart de nos jeunes gens ayant préféré
établir leurs lits dans une série de tombeaux antiques
creusés dans le flanc de la montagne, ou dans une maison
faite aux dépens d'un tombeau et appartenant à Caviglia.
9 et 10 octobre'. —
Après avoir écouté ce que Champollion avait dit du grand
Sphinx à ses compagnons de voyage, Nestor L'hôte, toujours très
actif, se mita écrire la note que voici, mais qui, malheureusement,
n'a pas été retrouvée en entier :
« son propre tombeau, soit comme chapelle voisine de ce
tombeau, avec lequel il dût y avoir communication et où l'on
venait à certaines époques faire des prières à la mémoire du dé-
funt : peut-être y avait-on établi un oratoire perpétuel, une espèce
de chapelle ardente que les événements firent tomber en désuétude.
» Si l'on monte sur la tête du Sphinx, on y remarque un trou
d'un pied environ de diamètre, que je présume avoir servi à encas-
trer la tige d'une coiffure symbolique [^ , celle que l'on donnait
à Osiris, Dieu de VAmenti, ou Enfer des Égyptiens. Un autre trou,
d'un diamètre plus considérable, existe pareillement sur le dos du
Sphinx; repoussant l'idée qu'ont émise plusieurs interprètes des
monuments égyptiens, qu'il servait de cachette aux prêtres qui
rendaient de prétendus oracles, on dirait, au contraire, s'il est
contemporain du monument, qu'il aura servi à fixer des ailes, et je
citerai par analogie le Sphinx tiré du Musée de Turin et rapporté
de M. Champollion le Jeune dans sa Lettre à M. de Blacas. Cette
assertion, au surplus, je suis loin de la présenter avec autant de
conviction que celle relative à la coiffure.
» Le Sphinx a conservé au visage, dans les parties qui avoisi-
nent les oreilles, la couleur rouge-brun dont les Egyptiens pei-
1. Lo manuscrit autoiçraplic du Jourmil s'arrête sur cette date, et cela
est d'autant plus regrettable (jue, jusqu'à la lin de sa vie, Champollion
considéra les « journées de Meniphis » comme ayant été, pour lui, les
plus instructives de son séjour on Egypte. Xi la lettre qu'il écrivait
à son fivri', ni les Nolicrs drsrrijilircs (dont une partie manque) ne
nous fournissent les raisons sullisantes de ce jugement.
122 LETTRES ET JOURNAUX
gnaient la chair des hotnines do leur nation. On a discuté sur le
caractère nègre que présente la physionomie de cette tête. On y
reconnaît en effet le caractère africain, mais beaucoup moins rap-
proché qu'on ne pense du type nègre, car il faut tenir compte de la
fracture du nez, dont le défaut contribue à lui donner cette physio-
nomie.
» Nous sommes allés revoir le Sphinx. Ce monument, que l'on
sait représenter un être symbolique à corps de lion et à tête humaine,
est enfoui jusqu'à la hauteur des épaules dans le sable, à travers
lequel on peut suivre la forme du dos et de la croupe de l'animal.
Le cou et une partie du poitrail sont restés à découvert, par suite
des fouilles qu'un Anglais y fit faire il y a quelques années. Il
trouva, dit-on, au-dessous du Sphinx, la façade et l'entrée d'un
petit temple ou chapelle, dans la forme du tabernacle monolithe.
Si ce fait, que je ne rapporte que sur la foi d'autrui, est vrai, comme
j'ai tout lieu de le croire, voici la forme que devait avoir le monu-
ment dans son entier. Cette disposition s'accorde en effet avec celle
que les anciens donnaient aux monu-
ments de même genre que l'on voit
figurer parmi les bas-reliefs de Thèbes
et dans les collections. Le Sphinx était
l'emblème de la sagesse unie à la force ^ ,
attribut essentiellement propre à la di-
vinité, et qui était accordé aux Pha-
raons, images vivantes de la divinité
sur la terre. La tète de l'animal à tête
humaine avait les traits du Dieu,
c'est-à-dire du Roi déifié, qu'il concer-
• nait. Le monument dont il est ici
question doit donc avoir été consacré à l'un des Rois mem-
phites »
L'(( Anglais » dont parle Nestor L'hôte, c'était plutôt l'Italien
Caviglia, de Gênes (voir vol. I, p. 393), qui était allé à la ren-
contre de Champollion, à Alexandrie, afin de l'accompagner pen-
dant toute la durée de l'expédition. Mais, s'apercevant assez vite
que la plupart des jeunes gens se moquaient de ses allures mys-
1. Voir les Stromafrs de Clément d'Alexandrie.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 123
térieuses, il quitta presque aussitôt la caravane et il alla se barri-
cader de nouveau dans sa maisonnette solitaire du Vieux-Caire :
il ne faisait plus de fouilles à cette époque. L'(( Égyptien » profita
d'un entretien sans témoins qu'il eut avec Caviglia à côté du
grand Sphinx de Gizéh, pour lui reprocher d'avoir vendu aux
Anglais un des quatre lions qu'il avait trouvés « si harmonieuse-
ment groupés aux pieds du vénérable monument », quand, en
1817, il l'avait dégagé des masses énormes de sable qui le tiennent
ordinairement enseveli.
CHAMPOLLION A CHAMPOLLION-FIGEAC
De mon camp, au pied des pyramides de Gizéli,
8 octobre 1828.
J'ai transporté mon camp et mes pénates à l'ombre des
grandes pyramides, depuis hier que, quittant Sakkara pour
visiter Tune des merveilles du monde, sept chameaux et
vingt ânes ont transporté nous et nos bagages à travers le
désert qui sépare les pyramides méridionales de celles de
Gizéh, les plus célèbres de toutes, et qu'il me fallait voir
enfin avant de partir pour la Haute Egypte. Ces merveilles
ont besoin d'être étudiées de près pour être bien appréciées;
elles semblent diminuer de hauteur à mesure qu'on en ap-
proche, et ce n'est qu'en touchant les blocs de pierre dont
elles sont formées, qu'on a une idée juste de leur masse et de
leur immensité. Il y a peu à faire ici, et lorsqu'on aura copié
des scènes de la vie domestique, sculptées dans un tombeau
voisin de la deuxième pyramide, je regagnerai nos embar-
cations qui viendront nous prendre à Gizéh, et nous cingle-
rons à force de voiles pour la Haute hlgypte, mon véritable
(luarlier général. Thèbes est là, et on y arrive toujours trop
tard.
Le père Bibcnt, qui ne m'a servi à rien qu'à mettre le
124 LETTRES ET JOURNAUX
désordre parmi nous, déserte l'expédition. Il retourne en
Europe : Dieu l'accompagne' !
Sauf un peu de fatigue de la journée d'hier, je me porte
fort bien. Je désire que vous en fassiez tous autant. Je suis
réduit à le supposer, car je n'ai encore rien reçu d'Europe.
— Adieu, mon cher ami
J.-F. Ch.
EXTRAIT DU JOURNAL DE VOYAGE
20 octobre-. — Je me réveillai à Miniéh-ebn-Khasim,
où le mâasch était arrivé à minuit. Ayant quelques provi-
sions à faire, j'allai avec un des cavas joindre une partie
de notre monde qui courait les marchés. Miniéh n'a rien de
remarquable. C'est un grand village semblable à tous les
autres Hassan aga, notre premier cavas, qui con-
naissait le pays, nous mena visiter une très grande filature
de coton, établie par le Pacha dans un bâtiment d'archi-
tecture à la Louis XV, et contenant des salles fort vastes
avec des machines européennes, mues par des bœufs et ma-
nœuvrées par des hommes, des enfants, des femmes et des
jeunes filles. On nous montra des échantillons de coton assez
bien traités et filés fort également.
Tout le monde étant rentré à bord à onze heures et demie,
et les provisions de bouche étant faites, j'ordonnai de mettre
à la voile ^our S aouadâ h, où quelques antiquités nous étaient
signalées par la Description de l'Egypte. On y arriva à
1. Disons ici que l'architecte Bibent, si énergique et si plein de feu
quand ChampoUion l'avait vu en Italie, n'était plus ce qu'il avait été
en ce temps-là; sa santé était fort ébranlée et il mourut l'année sui-
vante après son retour en France.
2. Ce qui suit est une copie par extraits : l'original n'existe plus
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 125
midi. Ayant pris terre et appelé un homme du pays pour
nous servir de guide, nous allâmes à pied à travers champs,
vers la montagne Arabique. Là, une sorte de mamelon cal-
caire s'offrit à nous, et le guide nous fit signe d'entrer par
une petite porte, semblable à celle d'un hypogée. Bientôt
après nous revîmes la lumière, et nous nous trouvâmes dans
une petite cour taillée dans le roc et entourée d'une corniche
dorique à triglyphes, avec des chapiteaux tenant encore à
l'architrave, mais tous les fûts de colonnes, creusés à
même dans le roc, ont été brisés et n'existent plus. C'était
là un hypogée dans le goût gréco-romain, et certainement
d'une bonne époque.
Sous le portique méridional sont plusieurs cavités carrées,
creusées dans la roche, et qui paraissent avoir servi de sar-
cophages. On y voit aujourd'hui la tombe de deux curés
coptes. — Le côté oriental, divisé en deux pièces par un
mur en briques crues, sert aujourd'hui d'église. Le prêtre
nous en a fait les honneurs, entouré de femmes et d'enfants
chrétiens, car Saouadéh est le cimetière de tous les Coptes
des environs. Nous fîmes un cadeau de huit piastres à M. le
Curé, et gagnâmes en droite ligne les bords du Nil, où
j'avais donné l'ordre au mâasch de venir nous prendre en
remontant. Pendant qu'assis à l'ombre d'un palmier, nous
attendions que le bâtiment s'approchât de terre, le curé
copte et un jeune vicaire, reconnaissants de notre cadeau,
vinrent nous rejoindre pour nous offrir des dattes sèches
que nous acceptâmes volontiers parce qu'elles étaient ex-
cellentes.
Remonté sur le mâasch, je fis faire voile pour Zaouïet-
el-Maïéiin, où nous savions qu'existaient des hypogées
égyptiens. Nous dînâmes chemin faisant et partîmes du
village aussitôt après le café, en marchant vers le sud, afin
de joindre le pied de la montagne Arabique. Notre guide
nous fit traverser le cimetière où l'on porte encore les corps
des musulmans de Miniéli, et cette position de Zaouïet-cl-
126 LETTRES ET JOURNAUX
Maïétîn (l'oratoire des morts) semble de toute antiquité
avoir servi d'asile aux cadavres des habitants d'une portion
deVHeptanomide, dépendante du nome liermopolite, je veux
dire des villes antiques de ce nome, situées comme Miniéh
(Ibcum) sur la rive droite du fleuve. La rive gauche est en
général si déserte, le Nil baignant le pied même de la mon-
tagne Arabique, que, la culture ne pouvant s'y établir, on a
dû la consacrer aux sépultures. Cela explique la suite d'hy-
pogées égyptiens qu'on y trouve sur une assez grande
étendue, depuis Saouadéh jusques au-dessous d'Antinoé. La
raison de la détermination (l'aridité du terrain) était tel-
lement impérieuse, que cela même semblait contrarier le
principe généralement suivi par les anciens Égyptiens de
mettre leurs cimetières sur la rive occidentale du Nil, à
cause de l'identité des idées Enfer (séjour des morts) et
Occident (Amenti).
Lacune à remplir ; texte à reprendre où se trouve le nom
□ r "
du Roi .
2ï octobre. — Continuation de l'examen et des dessins
des tombeaux.
22 octobre. — Je terminai la notice du tombeau qu'on
vient de citer, et, n'ayant plus rien à extraire de ces vieilles
tombes, nous redescendîmes à notre mâasch, mouillé sous
le petit village qui prend son nom de Koum-el-Alimar, le
monticule ou tertre rouge, des innombrables tessons de po-
terie égyptienne qui recouvrent tout le penchant de la
montagne au Nil, jusques à l'endroit des hypogées déserts.
C'est sur ce terrain qu'existent des débris de petites construc-
1. Observation écrite en marge du manuscrit et qui concerne l'un
des deux Pèpi de la VP dynastie. N'ayant encore vu que très peu de
monuments des premières dynasties, ChampoUion hésitait, comme de
juste, à apprécier longuement ceux qu'il rencontra tout d'abord. On a
vu, dans les Lettres d'Italie, que ses recherches avaient dû s'arrêter au
temps de la XVIP dynastie : pour ce qui concernait les temps anté-
rieurs, il espérait tout des résultats de son séjour en Egypte.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 127
lions cubiques crues qui datent d'une nécropole vulgaire, les
riches ayant fait creuser leurs tombeaux dans les masses de
roches calcaires qui couronnent la montagne.
Pendant notre souper, je fis mettre à la voile pour Béni-
Hassan-el-Qadim, où nous arrivâmes à minuit, pour ainsi
dire portés par une bourrasque, car, les voiles étant toutes
chargées, les mâasch avançaient contre le courant avec une
vélocité remarquable.
23 octobre. — Quelques-uns de nos jeunes gens mon-
tèrent de très bonne heure aux grottes qu'on apercevait sur
la montagne, à vingt minutes de montée du lieu où nos
barques étaient amarrées. — Description des hypogées de
Béni-Hassan-el-Qadim et des tableaux trouvés dans ces
tombeaux ^ .
24 octobre. — Séjour aux hypogées de Béni-Hassan-cl-
Qadim. Notre journée était ainsi divisée : Au lever du
soleil, on montait aux grottes après une légère collation. A
midi, le diner fut porté par les mariniers. — Les hypogées
de Rotéï, de Menôtheph et de Nébôtlieph nous ont succes-
sivement servi de salle à manger. La dernière surtout était
magnifique, car nous apercevions à travers les colonnes de
son élégant portique la superbe plaine de l'Heptanomide,
en partie verdoyante, en partie inondée. Nous avons fait ici
une moisson inappréciable de tableaux représentant la vie
civile et domestique, les arts et métiers, les animaux de
tout genre, les exercices et les costumes de la caste mili-
taire que j'ai rédigés sur place, presque toujours du haut
des échelles ou dans des positions fort incommodes. De là
1. Il va sans dire que les cgyi)tologues trouveront le eomplénieiit né-
cessaire do ces lettres dans les Monuments de l'itf/i/ptc et de la Ntthie,
Paris, 183r)-1047 (Didot Irôres), 4 vol. avec 466 planches, et dans lea
Notices désert pt ires conformes ctnx notices aiitoi/rd/dies rèdii/èes sur
les lieux, par Cliampollion le Jeune, Paris, 1844-1879, publit^es par
Cliampollion-Figeac, et contiinu-es par E. dv Rougé et G. Maspero, t. I,
livr. 1- 9, et t. II, livr. 10-11).
128 LETTRES ET JOURNAUX
vient que Fécriture en est si mciuvaise et les détails si peu
soignés. Nos travaux dans les hypogées de Béni-Hassan-el-
Qadim étant terminés, je terminai de faire voile sur Béni-
Hassan-el-Amar , où nous arrivâmes à onze heures du soir
pour mouiller dans un bras du Nil, au milieu de rives cou-
vertes de palmiers, ce qui donnait à la localité l'aspect d'un
lac environné de plantations. Le village se cache dans des
feuilles de palmiers; on le nomme {Béni-Hassan-el-Amar),
c'est-à-dire : Béni-Hassan « le nouvel habité », parce que
c'est un village nouvellement bâti après la destruction et
l'incendie de Béni-Hassan, surnommé aujourd'hui el-Qadim
(le vieux) par les ordres d'Ibrahim-Pacha, qui voulait dé-
truire ce repaire de brigands. Aujourd'hui, le pays est
aussi sûr que le reste de l'Egypte.
6 novembre. — J'avais fait amarrer le màasch devant ce
village, dans le dessein de visiter les monuments curieux
qu'on nous avait dit exister dans les montagnes. Nous par-
tîmes donc de bonne heure, et à pied, en nous dirigeant
droit à l'est, sur la montagne Arabique et vers l'ouverture
d'une vallée que nous apercevions devant nous. Quittant
bientôt le terrain cultivé, nous entrâmes dans le désert, et,
après vingt minutes de marche, sur la droite (nord) du ravin,
ou Ouadi, qui sort de la vallée, on nous montra deux grands
emplacements dans lesquels on trouve une quantité in-
croyable de momies de chats, enveloppées une à une ou
plusieurs à la fois, dans de simples nattes. — On reprit le
chemin de la vallée en repassant sur la rive gauche du
Ouadi, et nous arrivâmes en peu de temps à son entrée, qui
est fort pittoresque, quoiqu'elle présente un grand tableau
de sécheresse et d'aridité. C'est du désert tout pur, des
murailles de roches fort élevées, percées à jour sur la droite
par les nombreux hypogées et les puits qu'on y a creusés,
non pour y recevoir des momies humaines, mais des momies
de chats et de quelques autres quadrupèdes.
La montagne formant le côté gauche de la vallée est
DE CHAMPOLLION LE JEONE 129
aussi percée de quelques grottes, mais qui n'offrent aucun
intérêt. Celles de droite ne portent aucune sculpture ou
inscription, si l'on en excepte la porte d'un grand hypogée
de chats qui a été décoré sous le règne d'Alexandre, Jils
d'Alexandre le Grand, c'est-à-dire de 317 à 297 avant
l'ère chrétienne.
C'est à une courte distance de ces hypogées et du même
côté de la montagne, après avoir tourné une roche qui
avance sur la vallée, qu'on trouve une grande excavation
soutenue par liuit piliers en partie détruits, décorée de
sculptures peintes et de grandes inscriptions hiérogly-
phiques. C'est un temple dédié à la déesse PascAiJ (Bubastis),
et dont les ornements ont été commencés par le roi Thouth-
mosis IV, et continués sous son descendant, le Pharaon
Ménephtha, dans le nom duquel, ici comme ailleurs, on a
effacé une figure qui est restée très visible dans le dernier
cartouche à gauche de la frise, décorant la paroi ouest du
couloir. Cette grotte n'est autre que la grotte de Diane
(Bubastis), appellation donnée par les géographes anciens à
une position occupant la place de l'un des Béni-Hassan
d'aujourd'hui. La journée entière se passa à dessiner des
bas-reliefs et les inscriptions de ce lieu sacré, et à déve-
lopper une foule de momies de chats et de chiens. Je suis
persuadé que tous les trous et excavations pratiqués dans
cette montagne n'ont eu pour objet que la conservation et
le dépôt des momies de l'animal consacré à Bubastis, le
c/iat, qu'on y trouve en si grande abondance. Le fond de la
vallée, entre le Ouadi et la grotte de Pascht, est encore une
nécropole de chats, disposés par bancs et plies pour la plu-
part dans des nattes, les chats d'un rang élevé étant renfer-
més dans les nombreux hypogées creusés dans la montagne,
et en particulier dans le temple d'Alexandre, dont les cou-
loirs sont encombrés de débris de momies de cette espèce
d'animal. Nous ne rentrâmes au màasch qu'à la nuit close,
HlDI.. lOiiVlT.. T. XX.Xl. 0
130 LETTRES ET JOURNAUX
et après souper on partit pour Antinoé, où nous arrivâmes
dans la nuit.
CHAMPOLLIOX A CHAMPOLLIOX-FIGEAC
Béni-Hassan (au-dessus de Minich), 5 novembre 1828,
au soir.
L'homme propose, mon cher ami, et Dieu dispose. Je
comptais être à Thèbes le l®"" novembre : voici déjà le 5, et je
me trouve encore à Béni-Hassan. Tout ceci est la faute de
l'admirable Jomard, qui, décrivant les hypogées de cette lo-
calité, en donne une si mince idée par ses petits dessins
inexacts et ses phrases encore plus douteuses, que je comp-
tais expédier ces grottes en une journée; mais elles en ont
dévoré quinze, sans que j'aie la moindre envie de les leur
reprocher Je dois reprendre, toutefois, mon récit de plus
haut.
Ma dernière lettre était datée des grandes pyramides, où
je suis resté campé trois jours, non pour ces masses énormes
et de si peu d'efïet lorsqu'on les avoisine, mais pour l'examen
et le dépouillement des grottes sépulcrales creusées dans le
voisinage. Une, entre autres, celle d'un certain QVflfl Eï-
maï, nous a fourni une série de bas-reliefs très curieux pour
la connaissance des arts et métiers de l'ancienne Egypte, et
je dois donner un soin très particulier à la recherche des
monuments de ce genre, qui sont aussi bien de Vhistoire
que les grands tableaux de bataille des palais de Thèbes,
lesquels je n'ai pas encore vus, mais qui remplissent mes
rêves de chaque nuit. J'ai trouvé autour des pyramides plu-
sieurs tombeaux do princes (fils de roi 1^^) et de grands
personnages, mais peu d'inscriptions d'un très grand intérêt.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 131
Je quittai les pyramides le 11 octobre, pour revenir sur
mes pas et gagner notre ancien campement de Sakkara, à
travers le désert, et de là notre Jlotte, mouillée à Bédré-
chéïn, où nous arrivâmes le soir même, grâce aux jarrets de
nos infatigables baudets et aux chameaux qui portaient fort
patiemment tout notre bagage. Nous mîmes à la voile pour
la Haute Egypte, et ce ne fut que le 20 octobre, après
avoir éprouvé tout l'ennui du calme plat et du manque total
de vent du nord, que nous arrivâmes à Miniéh, d'où je fis
repartir de suite, après une visite à \d, filature de coton,
montée en machines européennes, et après l'achat de quelques
provisions indispensables. On se dirigea sur Saouadéh^om:
voir un liypogée grec d'ordre dorique, assez bien décrit par
l'ami Jomard. De là nous cinglâmes vers Zaouîet-el-Maïé-
tîn, où nous fûmes rendus le 20 même au soir. Là existent
quelques hypogées décorés de bas-reliefs relatifs à la vie do-
mestique et civile; j ai fait copier tout ce qu'il y avait d'in-
téressant, et nous ne les quittâmes que le 23 au soir, pour
courir à Béni-Hassan à la faveur d'une bourrasque, à
laquelle nous dûmes d'y arriver le même jour sur le
minuit.
A l'aube du jour, quelques-uns de nos jeunes gens, étant
allés, en éclaireurs, visiter les grottes voisines, me rappor-
tèrent qu'il n'y avait absolument rien à faire, vu que toutes
les peintures étaient à peu près effacées. Je montai néan-
moins, au lever du soleil, visiter ces hypogées, et je fus
agréablement surpris de trouver une étonnante série de pein-
tures parfaitement visibles jusques dans leurs moindres dé-
tails, lorsqu'elles étaient mouillées avec une éponge, et qu'on
avait enlevé la croûte de poussière fine qui les recouvrait.
Dès ce moment, on se mit à l'ouvrage, et par la vertu de
nos échelles et de l'admirable éponge, la plus belle conquête
(|ue l'industrie humaine ait pu faire, nous vîmes se dérouler
à nos yeux la plus curieuse série de peintures qu'on pui.^se
imaginer, toutes relatives à la vie civile, aux arts et métiers,
132 LETTRES ET JOURNAUX
et, ce qui était neuf, à la caste militaire. J'ai fait, dans les
deux premiers hypogées, une moisson immense, et cepen-
dant une moisson plus riche nous attendait dans les deux
tombes les plus reculées vers le nord : ces deux hypogées,
dont l'architecture et quelques détails intérieurs ont été
gâchés par Jomard, offrent cela de particulier (ainsi que
plusieurs petits tombeaux voisins) que la porte de Thypogée
est précédée d'un portique taillé à jour dans le roc, et formé
de colonnes qui ressemblent, à s'y méprendre, à la première
vue, au dorique grec de Sicile et d'Italie. Elles sont canne-
lées, à base arrondie, et presque toutes d'une belle propor-
tion. L'intérieur des deux derniers hypogées était ou est
encore soutenu jDar des colonnes semblables : nous y avons
tous vu le véritable type du vieux dorique grec, et je l'af-
firme sans craindre d'établir mon opinion, comme l'a fait
Jomard pour le corinthien et l'ionique, sur des monuments
du temps des Empereurs, car ces deux hypogées, les plus
beaux de tous, portent leur date et appartiennent au règne
d'Osortasen, deuxième roi de la XXllP Dynastie (Tanite),
et, par conséquent, remontent au IX° siècle avant J.-C.
J'ajouterai que le plus beau des deux portiques, encore intact,
celui de l'hypogée d'un chef administrateur des terres orien-
tales de l'Heptanomide, nommé Nébôtliph, est composé de
ces colonnes doriques sans base, comme à Psestum et dans
tous les beaux temples grecs-doriques (pi. IV).
Les peintures du tombeau de Nébôtliph sont de véritables
fjouaches, d'une finesse et d'une beauté de dessin fort re-
marquables : c'est ce que j'ai vu de plus beau jusqu'ici en
Egypte. Les animaux, quadrupèdes, oiseaux et poissons y
sont peints avec tant de finesse et de vérité, que les copies
coloriées que j'en ai fait prendre ressemblent aux gravures
coloriées de nos beaux ouvrages d'histoire naturelle : nous
aurons besoin de l'affirmation des quatorze témoins qui les
ont vues, pour qu'on croie en Europe à la fidélité de nos
dessins, qui sont d'une exactitude parfaite.
BiBL. ÉGYPTOL.,T.
Pl IV
COLONNKS PU( )'l ( )-!)( )i; Kjl ■ IvS !-;( i VlTl l'A N IvS
À Hi:.\i- Hassan
DR CHAMPOLLION LE JEUNE 133
C'est dans ce même hypogée que j'ai trouvé un tableau du
plus haut intérêt. Il représente quinze prisonniers, hommes,
femmes ou enfants, pris par un des fils de Nébôthpli, et
présentés à ce chef par un scribe royal, qui offre en même
temps une feuille de papyrus, sur laquelle est relatée la date
de la prise, et le nombre des captifs, qui était de trente-sept.
Ces captifs, grands et d'une physionomie toute particulière,
à nez aquilin pour la plupart, étaient blancs comparati-
vement aux Égyptiens, puisqu'on a peint leurs chairs en
jaune-rous pour imiter ce que nous nommons la couleur de
chair. Les hommes et les femmes sont habillés d'étoffes
très riches, peintes (surtout celles des femmes) comme le
sont les tuniques de dames grecques sur les vases grecs du
vieux style : la tunique, la coiffure ^. -., .
et la chaussure des femmes captives *|^"lr^ UfJTJi!]^^
peintes à Béni-Hassan ressemblent
à celles des grecques des vieux vases, et j'ai retrouvé sur la
robe de l'une d'elles l'ornement enroulé si connu sous le nom
de grecque, peint en rouge, bleu et noir, et tracé vertica-
lement. Ces détails piqueront la curiosité et réveilleront
l'intérêt de nos archéologues et celui de notre ami Dubois,
que j'ai regretté, ici plus qu'ailleurs, de n'avoir pas à mes
côtés, parce que notre opinion sur l'avancement de l'art en
Egypte y trouve des preuves archi-autJientiques. Les
hommes captifs, à barbe pointue, sont armés d'arcs et de
lances, et l'un d'entre eux tient en main une lyre grecque
de vieux style. Sont-ce des Grecs? Je le crois fermement,
mais des Grecs ioniens, ou un peuple d'Asie-Mineure, voisin
des colonies ioniennes et participant de leurs mœurs et de
leurs lia))itudes : des Grecs du IX** siècle avant J.-C, peints
avec fidélité par des mains égyptiennes. J'ai fait copier ce
long tableau en couleur avec une rigueur de janséniste : pas
un coup de pinceau qui ne soit dans l'original.
Les quinze jours passés à lirni-Hassan ont été monotones,
mais fructueux. Au lever du soleil, nous montions aux liv-
134 LETTRES ET JOURNAUX
pogées dessiner, colorier et écrire, en donnant une heure au
plus à un modeste repas, qu'on nous apportait des barques,
pris à terre sur le sable, dans la grande salle de l'hypogée^
d'où nous apercevions, à travers les colonnes en dorique
primitif, les magnifiques plaines de l'Heptanomide. Le soleil
couchant, admirable dans ce pays-ci, donnait seul le signal
du repos : on regagnait la barque pour souper, se coucher et
recommencer encore le lendemain.
Cette vie de tombeaux a eu pour résultat un portefeuille
de dessins parfaitement faits et d'une exactitude complète,
qui s'élèvent déjà à plus de trois cents. J'ose dire qu'avec
ces seules richesses, mon voyage d'Egypte serait déjà mieux
rempli et plus productif que tous les papiers de la Commis-
sion, à l'architecture près, dont je ne m'occupe que dans
les lieux qui n'ont pas été visités ou connus. Voici un petit
crayon de mes conquêtes : cette note sera divisée par ma-
tières, alphabétiquement rangées comme l'est mon porte-
feuille pendant le voyage, afin d'avoir sous la main les
dessins déjà faits, et de pouvoir les comparer avec les
monuments nouveaux du même genre.
1° Agriculture. — Dessins représentant le labourage
avec les bœufs ou à bras d'hommes; le semage, le foulage
des terres par les béliers, et non par les porcs, comme le dit
Hérodote; le dessin de cinq ou six espèces de charrues; le
piochage, la moisson du blé; la moisson du lin; la mise en
gerbe de ces deux espèces de plantes; la mise en meule, le
battage, le mesurage, le dépôt en grenier; deux dessins de
grands greniers sur des plans différents; le lin transporté
par des ânes; une foule d'autres travaux agricoles, et entre
autres la récolte du lotus; la culture de la vigne, la ven-
dange, son transport, l'égrenage, le pressoir de deux espèces,
l'un à force de bras et l'autre à mécanique, la mise en bou-
teilles ou jarres, et le transport à la cave; la fabrication du
vin cuit, etc. ; la culture du jardin, la cueillette des ba-
miéh, des figues, etc.; la culture de l'oignon, l'arrosage.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 135
etc. ; le tout, comme tous les tableaux suivants, avec lé-
gendes hiéroglyphiques explicatives, plus Vintendant de la
maison des champs et ses secrétaires.
2° Arts et Métiers. — Collection cle tableaux, pour la
plupart coloriés, afin de bien déterminer la nature des objets,
et représentant : le sculpteur en pierre, le sculpteur sur
bois, le peintre de statues, le peintre d'objets d'architecture,
de meubles et menuiserie; le peintre peignant un tableau,
avec son chevalet; des scribes et bureaucrates de toute es-
pèce; les ouvriers des carrières transportant des blocs de
pierre; l'art du potier avec toutes les opérations; les mar-
cheurs pétrissant la terre avec les pieds, d'autres avec les
mains; la mise de l'argile en cône, le cône placé sur le tour;
le potier faisant la panse, le goulot du vase, etc. ; la pre-
mière cuite au four, la seconde au séchoir, etc. ; la coupe
du bois; les fabricants de cannes, d'avirons et de rames; le
charpentier, le menuisier; le fabricant de meubles; les
scieurs de bois; les corroyeurs; le coloriage des cuirs ou
maroquins ; le cordonnier ; la filature ; le tissage des toiles à
divers métiers; le verrier et toutes ses opérations; l'orfèvre,
le bijoutier, le forgeron, etc.
3° Caste militaire. — L'éducation de la caste militaire
et tous ses exercices gymnastiques, représentés en phis de
deux cents tableaux, où sont retracées toutes les poses et
attitudes que peuvent prendre deux habiles lutteurs, atta-
quant, se défendant, reculant, avançant, del)out, renversés,
etc. ; on verra par là si l'art égyptien se contentait de figures
de profil, les jambes unies et les bras collés contre les
hanches. J'ai copie de toute cette curieuse série de militaires
nus, luttant ensemble ; plus, une soi.xantaine de figures re-
présentant des soldats de toute arme, de tout rang, la pe-
tite guerre, un siège, la tortue et le bélier, les punitions
militaires, un cliamp cle bataille, et les préparatifs d'un
repas militaire; enlin la fabrii'ution des lances, javelots,
arcs, flèches, massues, haches d'armes, etc.
136 LETTRES ET JOURNAUX
4° Chant, Musique et Danse. — Un tableau représen-
tant un concert vocal et instrumental ; un chanteur, qu'un
musicien accompagne sur la harpe, est secondé par deux
chœurs, l'un de quatre hommes, l'autre de cinq femmes, et
celles-ci battent la mesure avec leurs mains : c'est un opéra
tout entier ; des joueurs de harpe de tout sexe, des joueurs
ûeJliUe traversière, de flageolet, d'une sorte de conque,
etc. ; des danseurs faisant diverses figures, avec les noms
des pas qu'ils dansent; enfin, une collection très curieuse
de dessins représentant les danseuses (ou filles publiques de
l'ancienne Egypte), dansant, chantant, jouant à la paume,
faisant divers tours de force et d'adresse.
5° iJn nombre considérable de dessins représentant I'Édu-
cation des bestiaux; les bouviers, les boeufs de toute
espèce, les vaches, les veaux, le tirage du lait ; la fabrication
du fromage et du beurre ; les chevriers, les gardeurs d'ânes,
les bergers et leurs moutons ; des scènes relatives à Vart
vétérinaire; enfin la basse-cour, comprenant l'éducation
d'une foule d'espèce d'oies et de canards, et celle d'une
espèce de cigogne qui était domestique dans l'ancienne
Egypte.
6° Une première base de recueil iconographique, com-
prenant les portraits des Rois égyptiens et de grands per-
sonnages. Ce portefeuille sera complété en Thébaïde.
7° Dessins relatifs aux Jeux, Exercices et Divertisse-
ments. — On y remarque la mourre, le jeu de la paille,
une sorte de main-chaude, le mail, le jeu despiquets plantés
en terre, divers jeux de force ; la chasse à la bête fauve, un
tableau représentant une grande chasse dans le désert, et où
sont figurées quinze à vingt espèces de quadrupèdes ; tableaux
représentant le retour de la chasse ; le gibier est porté mort
ou conduit vivant ; plusieurs tableaux représentent la chasse
des oiseaux au filet ; un de ces tableaux est de grande
dimension et gouache avec toutes les couleurs et le faire de
l'original; enfin, le dessin en grand des divers pièges pour
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 137
prendre les oiseaux ; ces instruments de chasse sont peints
isolément dans quelques hypogées ; plusieurs tableaux repré-
sentant la pèche : 1° la pêche à la ligne sans canne ; 2° à la
ligne avec canne; 3° au trident ou au bident ; 4° au filet ;
plus la préparation des poissons, etc.
8° Justice domestique. — J'ai réuni sous ce titre une
quinzaine de dessins de bas-reliefs représentant des délits
commis par des domestiques; l'arrestation du prévenu, son
accusation, sa défense, son jugement par les intendants de
la maison ; sa condamnation et l'exécution, qui se borne à
la bastonnade, dont procès-verbal est remis, avec le corps
du procès, entre les mains du maître par l'intendant de hi
maison.
Antinoé-el-Tell, 6 novembre 1828.
Voici les notices que j'ai rédigées sur place : presque
toutes mal écrites ou des légendes mal dessinées quant à la
forme (mais fidèles toutefois), parce qu'elles ont été faites
sur le haut d'une échelle et dans des positions fort incom-
modes. — Notre travail étant terminé au soir, je fis mettre
à la voile pour Béni-Hassan-el-Amar, où nous arrivâmes au
milieu de la nuit.
Du 8 novembre, devant Monfalouth.
9" Le ménage. — J'ai réuni dans cette série, déjà fort
nombreuse, tout ce qui se rapporte à la vie privée ou inté-
rieure. Ces dessins fort curieux représentent : 1° diverses
maisons égyptiennes, plus ou moins somptueuses; 2'' les
vases de diverses formes, ustensiles et meubles, le tout
colorié, parce que les couleurs indiquent invariablement la
matière ; 3" un superbe palancjuin ; 4" des espèces de
chambre à portes battantes, portées sur un traîneau et qui
ont servi de voitures aux anciens grands personnages de
l'Egypte; 5° les singes, chats et chiens qui faisaient partie
138 LETTRES ET JOURNAUX
de la maison, ainsi que des nains et autres individus mal
conformés, qui, 1500 ans et plus avant J.-C, servaient à
désopiler la rate des seigneurs égyptiens, aussi bien que,
1500 ans après, celle de nos vieux barons d'Europe ; 6° les
officiers d'une grande maison, intendants, scribes, etc. :
7° les domestiques portant les provisions de bouche de toute
espèce ; les servantes apportant aussi divers comestibles ;
8" la manière de tuer les bœufs et de les dépecer pour le
service de la maison ; 9° une suite de dessins représentant
des cuisiniers préparant des mets de diverses sortes ;
10° enfin, les domestiques portant les mets préparés à la
table du maître.
10*' Monuments historiques. — Ce recueil contient
toutes les inscriptions, bas-reliefs et monuments de tout
genre, portant des légendes royales, avec une date exprimée,
que j'ai vus jusques ici.
11° Monuments religieux. — Toutes les images des
différentes divinités, dessinées en grand et coloriées d'après
les plus beaux bas-reliefs. Ce recueil s'accroîtra prodigieu-
sement à mesure que j'avancerai dans la Thébaïde.
12° Navigation. — Recueil de dessins représentant la
construction des bâtiments et barques de diverses espèces,
et les jeux des mariniers, tout à fait analogues aux joutes
qui ont lieu sur la Seine dans les grands jours de fête.
13° Enfin Zoologie. — Une suite de quadrupèdes,
d'oiseaux, de reptiles, d'insectes et de poissons, dessinés et
coloriés avec toute fidélité d'après les bas-reliefs peints ou
les peintures les mieux conservées. Ce recueil, qui compte
déjà près de 200 individus, est du plus haut intérêt : les
oiseaux sont magnifiques, les poissons peints dans la der-
nière perfection, et on aura par là une idée de ce qu'était un
hypogée égyptien un peu soigné. Nous avons déjà recueilli
le dessin de plus de quatorze espèces différentes de chiens
de garde ou de chasse, depuis le lévrier jusqu'au basset à
jambes torses; j'espère que MM. Cuvier et Geofïroy-Saint-
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 139
Hilaire me sauront gré de leur rapporter ainsi l'histoire
naturelle égyptienne en aussi bon ordre.
Voilà quels sont jusques ici mes conquêtes et mon butin.
C'est un beau début. J'espère compléter et étendre digne-
ment ces diverses séries, puisque je n'ai encore vu, pour
ainsi dire, aucun monument égyptien ; les grands édifices
ne commencent en effet qu'à Abydos, et je n'y serai que
dans dix jours.
J'ai passé, le cœur serré, en face d' Aschmounéùi, en
regrettant son magnifique portique détruit tout récem-
ment par les barbares. Hier, Antlnoé ne nous a plus montré
que des débris; tous ses édifices ont été démolis depuis
peu, et il ne reste plus que quelques colonnes de granit, que
les Visigoths d'Egypte n'ont pu remuer.
Je me suis consolé un peu de la perte de ces monuments,
en en retrouvant un fort intéressant et dont personne n'a
parlé, pas même Jomard, qui a séjourné longtemps dans
son voisinage. Nous avons reconnu, dans une vallée déserte
de la montagne Arabique, vis-à-vis Béni-Hassan-el-Amar,
un petit temple creusé dans le roc, dont la décoration,
commencée par Thouthinosis IV, à été continuée par Afan-
douéi de la XVIIP Dynastie. Ce temple, orné de beaux bas-
reliefs coloriés, est dédié à la déesse Pasc/it ou Pépascht,
qui est la Bubastis des Grecs, et la Diane des Romains.
Les géographes, Jomard lui-même, placent à Béni-Hassan la
position nommée Speos-Artemidos (la grotte de Diane), et
ils ont raison, puisque je viens de retrouver le temple,
creusé dans le roc (le Speos de la déesse), et ce monument,
qui ne présente en scène (jue des images de Bubastis, la
Diane Égyptienne, est cerné par divers hypogées de chais
sacrés (l'animal de Bubastis). Quelques-uns sont creusés dans
le roc, un, entre autres, construit sous le règne d'Alexandre,
fils d'Alexandre le Grand. Devant le temple, sous le sable,
est un grand banc de momies de chats plies dans des nattes
et entremêlés de quelques chiens ; plus loin, entre la vallée
140 LETTRES ET JOURNAUX
et le Nil, dans la plaine déserte, sont deux très grands
entrepôts de momies de chats en paquets, et recouverts de
deux pieds de sable.
Cette nuit j'arriverai à Siouili (Lycopolis), et demain je
remettrai cette lettre aux autorités locales pour qu'elle soit
envoyée au Caire, de là à Alexandrie, et de là enfin en
Europe; puisse-t-elle être mieux dirigée que les tiennes!
Car, je le dis avec amertume, je n'ai vu encore aucune lettre
de toi ni de ma femme depuis mon départ de Toulon'; —
juge de mon désappointement, lorsque Rosellini en a reçu
une foule ces jours derniers et moi pas l'ombre d'une. Je ne
sais quel malin génie se mêle de ma correspondance, mais
je me perds à imaginer les causes de ce retard \ — Ma santé
se soutient, et j'espère que le bon air de Thèbes m'assurera
la continuation de ce bien-être. Donne de mes nouvelles à
ma femme à laquelle j'écrirai de Thèbes. Mes respects à
notre vénérable M. Dacier, mes amitiés aux siens et à tous
ceux qui se souviennent de moi. Embrasse les amis Dubois,
Duguet et Teuillet. Je suis tout et toujours tout à toi de
cœur et d'âme. Adieu,
J.-F. Ch.
EXTRAIT DU JOURNAL DE VOYAGE
7 novembre 1828.
En nous réveillant, on se hâta de se rendre à terre et de
traverser le village de CJiaikh-Abadê, entremêlé de pal-
miers, pour courir sur les ruines à'Antinoé. Ce n'est plus
1. Un peu plus tard, ChampoUion apprit que Drovetti avait retenu
les lettres si anxieusement attendues. La correspondance des voyageurs
passait alors par les mains de leurs consuls généraux.
DE CHAMfOLLION LE JEUNE 141
aujourd'hui qu'une suite de monticules de décombres re-
couverts de fragments de poteries de toute espèce. Aucun
des monuments décrits par la Commission d'Egypte n'a
échappé à la fureur des barbares habitants qui, avec la per-
mission de leur gouvernement, ont tout détruit, jusques aux
fondements, pour faire de la chaux avec les pierres des arcs
de triomphe, des bains, etc. Il n'est resté debout, grâce à
leur masse et à leur dureté, que les colonnes de granit for-
mant la rue coloniale {sic) du côté du Nil. J'ai acheté ici
une tête de statue de Rhamsès le Grand, pour la modique
somme d'une piastre (sept sous), y compris le transport de
cette petite masse jusques à mon mâasch. C'est mon drog-
man qui fit le marché, j'aurais été honteux de le contracter.
Je fis payer le port en sus de la valeur du prix donné pour
l'objet.
On partit sur les neuf heures du matin, et nous passâmes
successivement devant lîéiramoim, situé sur le Nil, dans la
direction des ruines d'Aschmounéïn (Hermopolis magna),
dont le superbe portique, orné de sculptures du temps de
Philadelphe Arrhidée (ou plutôt de Soter P^ dont il n'était
que le préte-nom), a été démoli du consentement du Pacha,
malgré les réclamations de Sait et de Linant. Plus tard nous
dépassâmes Mellaourj-el-Arisch et la grotte de Stable An-
tJiar, décrite par Jomard. Vers le coucher du soleil, je fis
arrêter à El- Tell, ville ruinée dont la Commission d'Egypte
a donné le plan et la description, mais que l'Anglais Wil-
kinson croit avoir découverte et fait graver pour la première
fois. M. Jomard pense que c'était la ville nommée Psinaula
dans les itinéraires, et je suis entièrement de son avis.
L'opinion de Wilkinson, qui pense avoir retrouvé Alahas-
tronpolis dans El- Tell n'est pas soutenable.
Ici une lacune à remplir avec une inscription et un long
texte sur Psinaula {sic).
Nous parcourûmes tout remplacement de la ville, dont
les principales rues, larges et longues, se distinguent très
142 Lettres et journaux
facilement. La construction que M. Jomard croit avoir pu
être un grenier m'a paru être les arases très reconnaissables
d'un édifice religieux, bases d'un temple composé d'un py-
lône et de deux cours en briques crues, enfin, du temple
proprement dit et bâti en grès. Les débris de cette pierre,
mêlés au granit noir et rose, couvrent un très grand espace
de forme carrée et sur l'alignement de deux pylônes. J'ai
trouvé moi-même au milieu de ces détritus un fragment de
calcaire cristallisé d'un très beau poli, ayant appartenu au
genou d'une statue égyptienne.
Nous quittâmes le soir même El-Tell, et le mâascli était,
le 8 novembre, en face de Tarout-es-Schérif de très bonne
heure. Dans la matinée, nous passâmes devant la longue et
dangereuse montagne dite Djebel-Abouféda, percée de
grottes dont je remis la visite à notre retour de la seconde
cataracte, afin de ne point laisser passer la saison favorable
pour remonter le Nil. C'est devant cette maudite montagne
que, le mâasch VAthyr ayant abordé Ylsis en pleine course
pour déposer MM. Ducliesne, Lehoux et Bertin, parce que
l'heure du dîner était venue, M. Bertin tomba dans le Nil,
qui est d'une rapidité effroyable dans cet endroit-là. Il ne
dut son salut qu'à sa présence d'esprit et à son talent pour
la natation, qui lui donna le temps de saisir à la volée une
corde lancée de la barque de nos cavas. Cette aventure, qui
se passa sous mes yeux, me rendit malade de saisissement :
il eût été affreux pour moi de rentrer en France sans un de
mes compagnons de voyage, et de l'avoir perdu par un sem-
blable accident.
Dans l'après-midi, nous dépassâmes MonfaloutJi (le lieu
des onagres des Égyptiens), et nous restâmes ensuite en-
gravés devant Mangabad [fabrique de vases des Coptes).
Dégagés à grand'peine, nous avançâmes encore quelques
milles et passâmes une partie de la nuit à une petite dis-
tance d'Osiouth.
9 novembre. — Nous nous réveillâmes le matin devant le
t)E CHAMfOLLION LE JEUNE 143
petit port d'Osiouth, la [Saout] des Égyptiens et la Lycopolis
des Grecs. Je voulais visiter les grottes et les hypogées de
cette antique ville, et il fut résolu d'y passer la journée en-
tière. On fit venir des ânes pour nous transporter à la ville,
distante de vingt minutes de chemin des bords du fleuve.
Je me rendis directement, accompagné de MM. Uhôte, Du-
chesne et Bertin, aux hypogées que l'on apercevait sur le
penchant de la montagne et jusques à son sommet. La des-
cription de MM. Jollois et Devilliersest exacte. La destruc-
tion a fait des progrès depuis l'époque où ces voyageurs
français visitèrent la nécropole de Lycopolis. J'ai reconnu
une partie des sépultures qu'ils indiquent, mais je jugeais
inutile de nous arrêter dans un lieu de bien peu d'intérêt,
lorsqu'on a passé quinze jours entiers à Béni-Hassan.
Les grottes de Lycopolis paraissent avoir été d'une plus
grande magnificence que les tombeaux de l'Heptanomide.
Elles sont certainement de proportions plus colossales, mais
presque tout est détruit, et l'on n'y peut reconnaître que des
squelettes de tombeaux, toutes les surfaces de la pierre cal-
caire, jadis sculptées, ayant été enlevées par des mains pro-
fanes ou détériorées par des mains d'enfant. Je fis seu-
lement copier une rangée de soldats sur la paroi sud de
l'hypogée principal. — On nous avait fait passer, en allant
aux hypogées, par le cimetière moderne d'Osiout/i, qui
s'étend sur la dernière pente de la montagne dont les flancs
recelaient des momies des anciens Égyptiens. Ce cimetière,
composé de jolis petits édifices soigneusement blanchis, res-
semble à une charmante ville lilliputienne. Au retour, je
traversai la ville pour me rendre au grand bain où, après un
peu de repos dont nous avions grand besoin, ayant couru
toute la montagne à pied, soit en robe longue, soit en cos-
tume de mamekjulv, on nous servit un dîner composé de
petits morceaux de mouton, préparés en forme de godiveau,
une jatte de lait aigre pour y saucer la viande, et d'excel-
lentes pastèques. Les pscudo-godiveaux étaient délicieux,
144 LETTRES ET JOURNAUX
et nous leur fimes honneur au point d'en demander un se-
cond plat. Après le diner, nous fimes une visite au Bey,
factotum de Schérif-Bey-Kiaya, pour lequel Habib-EfEendy
nous avait donné des lettres que nous remimes à son lieute-
nant. On regagna le mâascli où nous passâmes la nuit.
10 novembre. — Partis le matin d'Osiouth, nous étions à
onze heures à la hauteur du grand bourg d'El-Qatuî que la
carte de la Commission nomme Matia, et nous fûmes forcés
d'y aborder, le vent ayant cessé tout à coup. C'est là que
mon barabra Mohammed retrouva son père, qui fabriquait
de la bière, boisson dont il voulait me régaler, mais dont
je ne pus boire une gorgée. On remit à la voile à une heure
pour s'arrêter fort avant dans la nuit, à quelque distance de
Qaou-el-Kebir . — On passa devant cette ancienne position
d'Antœopolis sans toucher le rivage, parce qu'il nous fut
aisé de voir qu'il ne restait aucune trace du beau portique
décrit par la Commission. Le Nil a, depuis trois ans, en-
glouti ce beau monument, et nous avons navigué sur des
débris enfouis au fond du fleuve. On passa dans la journée
devant Scheik-el-Haridi, si célèbre par le démon Asmodée
de Paul Lucas. Nous eûmes à essuyer quelques coups de
vent, et, à nuit close, ne pouvant plus espérer d'arriver à
Akhmîm sans danger, on amarra les mâasch devant un
village dont on ignorait le nom, pour y passer la nuit et
faire réparer le mâasch Isis, où s'était déclarée une voie
d'eau assez forte. — Après souper, Lenormand, L'hôte, Ro-
sellini et quelques autres se rendirent à une soirée musicale
donnée par Mohammed-Bey, mamour du Saïd, que l'état
de sa santé avait forcé à se faire bâtir une maison près du
village de (Saouadjé) Saouadgi, nommé Secouai dans la carte
de la Commission, où l'air est excellent. Je déclinai l'invi-
tation sous prétexte de fatigue, ignorant d'ailleurs le nom
et le rang de l'amphitryon. Ceux qui avaient pris part à sa
fête rentrèrent enchantés des manières gaies et courtoises
du chef turc. Le lendemain matin, nous vîmes arriver en
DE CHAMPOLLION LE JEUNE l45
présent, et de la part du Bey, 6 moutons, 150 poules,
200 melons ou pastèques, etc., etc.; ne voulant pas être en
reste, nous lui fîmes porter de notre côté une caisse de vin
St-Georges, certains que le présent serait bien reçu, car mes
compagnons étaient émerveillés de ce qu'il avait bu d'eau-
de-vie et de vin pendant le repas qu'il leur avait donné à
une heure du matin. On m'annonça sa visite; je retardai
notre départ d'une heure, mais, voyant qu'il ne venait pas,
et ignorant d'ailleurs l'importance du personnage dont nous
ne connaissions que l'enjouement et les talents bachiques,
le 12 novembre, on mit à la voile pour Akhmim, où nous
arrivâmes après une heure de navigation, les marins divisés
en deux parts, l'une faisant la manœuvre et l'autre vidant
l'eau de la cale, car il n'existait pas à Saouadgi d'ouvrier
capable de boucher la voie d'eau de notre mâasch. Débarqués
à Akhmîm, la vieille PanopoLis, nous courûmes à la ville
pour la traverser, voir en passant les deux jolies mosquées,
et nous porter au nord où la Commission signale quelques
ruines de temples. Je trouvai les choses à peu près dans le
môme état que les vit M. Saint-Genis.
Au nord et dans un bas-fond rempli par l'inondation, sont
de grandes masses calcaires sans sculptures, à l'exception d'un
bloc au milieu du bassin, et qui portait sur une des faces
un tableau sculpté représentant un roi faisant un acte d'ado-
ration. J'envoyai au mâasch prendre quatre longues planches
pour faire des ponts volants d'un bloc à l'autre, et arriver
jusques à la pierre sculptée, afin de découvrir la légende
royale et le nom de la divinité adorée. Cette opération se
lit à l'aide des planches dont nous avions provision et de
trois de nos mariniers qui, nus, se jetèrent à l'eau pour
placer et déplacer les ponts volants. Une foule considérable
d'habitants couvraient le bord de l'étang, environné de pal-
miers et d'arbres assez touffus. Le tout formait un spectacle
assez pittoresque, vu du bloc sculpté auquel j'étais arrivé
sans encoml)re. Là, je reconnus ({ue le roi en adoration était
BlUL. É(iYi'l., T. XXXI. 10
146 LETTRES ET JOURNAUX
Ptolémée Alexandre, que la divinité adorée était Amen-
Hor-Ammon-Générateur, celui qu'en effet les Grecs ont con-
sidéré comme Pan, et dont la statue est très fidèlement dé-
crite dans Etienne de Byzance, article Panojoo^ïs. Ce bas-relief
suffit donc pour continuer nos idées sur le dieu adoré dans
cette ville, sur son rang et sur ses formes ; il détermine en
môme temps l'époque du temple de Ammon-Pan à Pano-
polis, et si les autres bas-reliefs de ce monument étaient de
la même époque, ces ruines n'ont rien de commun avec les
deux anciens temples égyptiens de Panopolis, décrits par
Hérodote, si ce n'est l'emplacement. — Plus au nord-est,
deux énormes blocs, sur l'un desquels est une inscription
grecque publiée par M. Letronne. Ce sont les débris d'un
propylon bâti sous Trajan.
En rentrant au mâasch, je trouvai la cange, le cheval, le
fils, le séraf et les musiciens de Moliammed-Bey, envoyés par
leur maître à notre poursuite avec une lettre fort polie, pei-
gnant sa mortification et son désappointement de ce que
j'étais parti sans avoir reçu sa visite, qu'il avait convenu la
veille avec mes compagnons qu'il viendrait me voir le ma-
tin, que nous dînerions chez lui, y passerions la journée à
nous divertir, et ne nous séparerions qu'après souper. Les
envoyés insistèrent pour que nous retournions à Saouadgi,
que le Bey serait malade si nous' le refusions. Après quelques
débats et une longue perplexité, je me décidai à céder aux
instances du séraf et du cacbef, et j'ordonnai au réis, dont
le mâasch était alors en état, de reprendre la route de
Saouadgi. En chemin, nous endossâmes notre costume mili-
taire mamlouk. La cange du Bey nous précédait : elle an-
nonça notre arrivée et, en mettant le pied sur le rivage, je
trouvai la maison et l'intendant à la tète, qui vint me rece-
voir et me montrer le chemin de l'appartement du Bey.
Celui-ci était dans son harem, et il nous pria de l'attendre
dans son divan, où on nous servit force pipes et du café
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 147
sucré, politesse dont plusieurs de nous furent vivement
touchés.
Mohammed, étant arrivé, prit bientôt, après un grand
échange de compliments entre lui et moi, un ton badin, et
nous fit d'aimables reproches de notre départ du matin. Je
lui donnai communication de nos fîrmans, parce que nous
avions appris dans l'intervalle que nous avions affaire à un
des principaux chefs de la Haute Egypte, et, un moment
après, un de nos domestiques porta dans la salle une cassette
renfermant un cabaret en cristal, que nous priâmes Moham-
med-Bey d'accepter en mémoire de notre reconnaissance
pour ses courtoisies.
La conversation reprit bientôt le ton de la plaisanterie, et,
pendant trois heures qui se passèrent avant le dîner, les
pipes furent chargées dix fois au moins, et les flacons d'eau-
de-vie circulaient de dix minutes en dix minutes. Je pris
le parti de me mouiller seulement les lèvres avec la liqueur
traîtresse. Quant à l'amphitryon, il allait à la bonne foi et
buvait toujours rasade, comme un homme habitué à ce métier
depuis quarante ans, car le Bey est fort âgé, mais cependant
assez robuste encore, malgré une sorte d'asthme que l'eau-
de-vic dont il abuse ne cesse d'entretenir. Il fit venir deux
musiciens grecs de sa maison, qui jouaient, l'un d'une sorte
de théorbe à huit cordes, l'autre d'un violon à quatorze, et
chantaient des chansons turques. Le premier était âgé de
soixante-dix ans, et je laisse à penser quelle belle voix nous
entendîmes. A ce jeune premier succéda un chanteur arabe
à barbe blanche et qu'on nous dit avoir au moins quatre-
vingts ans. Le vieiuj Cygne prit son vol et chanta de tète
et de toutes ses forces quelques complaintes arabes.
Notre drogman arménien d'Alep, ayant longtemps habité
Constantinople et tout frais émoulu de la capitale turque,
voulut montrer son talent et, saisissant sa flûte dont il joua
assez bien, lit pâmer le Bey et ses gens par quehiues bons
airs européens, mais surtout en exécutant d'une manière
148 Lettres et journaux
supérieure un air turc fort lent et des plus mélancoliques.
La flûte, la théorbe et le violon réunis formèrent ensuite un
concert assez agréable. Les deux musiciens grecs commen-
cèrent d'eux-mêmes à jouer l'air de « Malborough s'en vat-
en guerre )), que nos jeunes gens avaient chanté au souper
de la veille, à la grande satisfaction de toute l'assistance
turque et arabe. Cet air entraînait tout, vainqueurs et vain-
cus, musulmans et chrétiens. La Marseillaise réussit aussi
parfaitement bien et on apprécia beaucoup le chœur du nouvel
opéra de Paris, Masaniello : Amis, la matinée est belle!
Enfin le dîner arriva. On me présenta à laver ainsi qu'à
mes compagnons de voyage; j'essuyai mes mains à une ser-
viette brodée et en soie de couleur, chacun eut la sienne pour
cette opération de propreté. Nous étant mis sur les bords
du divan, les jambes pendantes pour agrandir l'espace, on
dressa deux petites tables ou guéridons, sur lesquels on posa
successivement une vingtaine de plats différents, sans comp-
ter les anchois, salades et autres apéritifs qui restaient en
permanence et au centre desquels on plaçait les plats plus
substantiels. Ces plats étaient petits, sauf le premier, conte-
nant un petit mouton tout entier farci et d'un excellent
goût. Mais tout ce qu'on nous servit fut unanimement trouvé
délicieux et préparé de main de maître. On termina le repas
par des melons et des pastèques. Je n'ai jamais mangé de
melon aussi exquis. Le vin circulait en petite quantité,
mais souvent, et jamais le Bey, qui est philosophe, ne re-
fusa le verre, et ne le rendit que vide.
Je portai les santés du Roi de France, du Pacha et
d'Ibrahim-Pacha : tout cela fut reçu avec de l'enthousiasme
par Mohammed, qui jura par son grand cimeterre que
l'amitié de la France avec le Sultan et l'Egypte était si
réelle qu'elle ne pouvait pas finir. Il n'est protestations
d'amitié qu'il ne m'ait faites. La soirée se passa en concerts
vocaux et instrumentaux. Il fit exécuter des tours de force
par les mariniers, et les musiciens secondèrent des danseurs
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 149
qui exécutaient diverses danses, d'abord arabes, en contre-
faisant les alméh, ensuite turques, et enfin grecques. Celles-
ci nous plurent infiniment; elles me rappelèrent \q Dédale
des Athéniens. Nous primes enfin congé du Bey à une heure
du matin. Il m'avait fait présent, avant-hier, d'une bague
portant un jaspe rouge gravé en intaille et représentant
Hélios et Séléné en buste, de travail grec, mais assez né-
gligé.
Partis de Saouadgi de très bonne heure, nous repassâmes
devant Akhmîni, où on s'arrêta un quart d'heure pour em-
barquer de nouveaux cadeaux de Mohammed-Aga ; de là, on
fit voile sur Menschiet-el-Néidé, où on place l'ancienne
Ptolemaïs. Dans l'après-dîner, nous longeâmes la montagne
escarpée et bordée de grottes, nommée Djebel-el-Asserat,
et c'est en passant entre cette montagne et les îlots appelés
Gliéziret-Benou-Qas que nous aperçûmes pour la première
fois les crocodiles : j'en vis quatre, dont trois fort grands,
groupés sur le sable et en compagnie de l'oiseau blanc et
noir nommé le Dominicain. C'est peut-être le Trocldliis.
Peu de temps après, nous débarquâmes à Girgé, naguère
capitale de la Haute Egypte, mais qui a perdu toute son
importance : elle est à moitié déserte. Nous fûmes reçus sur
le rivage par le sieur Piccinini, Luquois, chargé des fouilles
de M. d'Anastazy, et qui vint se mettre à nos ordres, sui-
vant l'injonction de son maître. Nous fîmes une visite au
Père Davielle di Procida, au couvent de la Propagande. Ce
Napolitain est prieur général des cinq couvents, savoir : de
Tahta, Akhmîm, Girgé, Fard.jioutk et Nagadê, dans
chacun desquels est un religieux ou deux tout au plus. Il n'y
en a qu'un à Girgé, et c'est un Copte, élève de la Propagande.
Curieux de la manière dont on lisait le copte en Egypte,
je priai le Père de nous débiter une page de son missel,
qu'il alla chercher d'assez bonne grâce. Je m'aperçus bientôt
qu'il n'était pas sûr de ses lettres et qu'il prenait habituelle-
ment le q pour un «. Nous quittâmes les Pères un peu tard,
150 LETTRES ET JOURNAUX
appelés par notre souper, qui fut suivi d'une danse et des
chants des alméli de Girgé.
CHAMPOLLION A CHAMPOLLION-FIGEAC
Thèbes, 24 novembre 1828.
Ma dernière lettre, mon cher ami, datée de Béni-Hassan,
finie en remontant le Nil et close à Osiouth, a dû en partir
du 10 au 12 de ce mois Dieu veuille qu'elle t'arrive plus
promptement que celles qui, depuis mon départ de France,
m'ont été adressées par toi, les miens et tous ceux qui se
souviennent de moi. Je n'en ai reçu aucune! — pas même
celles dont Pariset s'est chargé et qu'il a sans doute remises
au Consulat de France. C'est hier seulement et par la bouche
d'un capitaine de marine anglais, lequel promène son spleen
en Egypte, que j'ai appris que Pariset y était aussi arrivé
et qu'il se trouve dans ce moment-ci au Caire. Je suis tout
à l'Egypte, — elle est tout pour moi et je lui demande des
consolations, puisque je ne reçois rien d'Europe. Ce n'est
pas vous autres que j'accuse, — il n'est point douteux que
vous tous ne songiez à moi, ne m'écriviez souvent, mais
vos bons souvenirs ne me parviennent point. S'il en était
autrement, et que je fusse tranquille sur la santé de tous les
miens, je serais le plus heureux des hommes; car, enfin, je
suis au centre de la vieille Egypte, et ses plus hautes mer-
veilles sont à quelques toises de ma barque. — Voici d'abord
la suite de mon itinéraire.
C'est le 10 novembre que je quittai Osiouth, après avoir
visité ses hypogées parfaitement décrits par Jollois et De-
villiers, dont j'admire chaque jour à Thèbes l'extrême exac-
titude. Le 11 au matin, nous passâmes devant Qaou-el-Kebir
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 151
(Antseopolis), et mon mâascli traversa à pleines voiles rem-
placement du temple que le Nil a complètement englouti
sans en laisser les moindres vestiges. Quelques ruines
d'Akhmîm (celles de Panopolis) reçurent ma visite le 12, et
je fus assez lieureux pour y trouver un bloc sculpté qui m'a
donné l'époque du temple, qui est de Ptolémée Philopator,
et l'image du dieu Pan, lequel n'est autre chose, comme je
Tavais établi d'avance, que l'Ammon générateur de mon
Panthéon.
L'après-midi et la nuit suivante se passèrent en fêtes, bal,
tours de force et concert chez l'un des commandants de la
Haute Egypte, Mohammed-Aga, qui envoya sa cange, ses
gens et son cheval pour me ramener, avec tous mes compa-
gnons, à Saouadgi, que j'avais quitté le matin, et où il fallut
retourner bon gré mal gré pour ne pas désobliger ce brave
homme, bon vivant, bon convive, levant le coude à l'avenant,
et ne respirant que la joie et les plaisirs. L'air de Marlbo-
rough, que nos jeunes gens lui chantèrent en chœur, le fit
pâmer de plaisir, et ses musiciens eurent aussitôt l'ordre de
l'apprendre'.
Nous partîmes le 13 au matin, comblés des dons du brave
Osmanli. A midi, on dépassa Ptolémaïs, où il n'existe plus
rien de remarquable. Sur les quatre heures, en longeant le
Djebel-el-Asserat, nous aperçûmes les premiers crocodiles;
ils étaient quatre, couchés sur un îlot de sable, et une foule
d'oiseaux circulaient au milieu d'eux. J'ignore si, dans le
nombre, était le Troc/dlas de notre ami Geoffroy-Saint-IIi-
laire. Peu de temps après, nous débarquâmes à Girgé. Le
vent était faible le 15, et nous finies peu de chemin. Mais
nos nouveaux compagnons, les crocodiles, semblaient vouloir
nous en dédommager; j'en comptai vingt et un groupés sur
un même ilôt, et une bordée de coups de fusil à balle, tirée
d'assez près, n'eut d'autre résultat (juc de disj)crscr ceconci-
1. Voyez les lettres du maniour ii la (in de ce volume.
152 LETTRES ET JOURNAUX
liabule infernal. Ils se jetèrent au Nil, et nous perdîmes un
quart d'heure à désengraver notre mâascb qui s'était trop
approché de l'îlot.
Le 16 au soir, nous arrivâmes enfin à Dendéra. Il faisait
un clair de lune magnifique, et nous n'étions qu'à une heure
de distance des temples : pouvions-nous résister à la tenta-
tion^ ? Je le demande aux plus froids des mortels ! Souper et
partir sur-le-champ furent Tafi'aire d'un instant : seuls et
sans guides, mais armés jusques aux dents, nous prîmes à
travers champs, présumant que les temples étaient en ligne
droite de notre mâasch. Nous marchâmes ainsi, cliantant les
marches des opéras les plus récents, pendant une heure et
demie, sans rien trouver. On découvrit enfin un homme;
nous l'appelons, et il détale à toutes jambes, nous prenant
pour des Bédouins, car, habillés à l'orientale et couverts
d'un grand burnous blanc à capuchon, nous ressemblions,
pour l'Égyptien, à une tribu de Bédouins, tandis qu'un Eu-
ropéen nous eût pris, sans balancer, pour une guérilla de
moines chartreux, armés de fusils, de sabres et de pistolets.
On m'amena le fuyard, et, le plaçant entre quatre hommes
et un caporal, je lui ordonnai de nous conduire aux temples.
Ce pauvre diable, peu rassuré d'abord, nous mit dans la
bonne voie et finit par marcher de bonne grâce : maigre,
sec, noir, couvert de vieux haillons, c'était une momie am-
bulante, mais il nous guida fort bien et nous le traitâmes de
même. Les temples nous apparurent enfin. Je n'essaierai
pas de décrire l'impression que nous fit le grand propylon et
surtout le portique du grand temple. On peut bien le me-
1. Vivant Denon, le graveur et le littérateur célèbre, ancien membre
de la Commission et, plus tard, directeur du Musée Napoléon, avait
parlé avec tant d'enthousiasme de l'architecture du temple de Den-
dérah <à l'étudiant ChampoUion, que celui-ci, dès le printemps de 1808,
« comptait les heures » jusqu'au départ pour l'Egypte d'un jurisconsulte
grenoblois qui l'avait invité à l'accompagner. On sait que ce voyage,
qui devait se faire en 1809, n'eut pas lieu.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 153
surer, mais en donner une idée, c'est impossible. C'est la
grâce et la majesté réunies au plus haut degré. Nous y res-
tâmes deux heures en extase, courant les grandes salles avec
notre pauvre falot, et cherchant à lire les inscriptions exté-
rieures au clair de la lune. On ne rentra au mâasch qu'à
trois heures du matin pour retourner aux temples à sept
heures. C'est là que nous passâmes toute la journée du 17.
Ce qui était magnifique à la clarté de la lune l'était encore
plus lorsque les rayons du soleil nous firent distinguer tous
les détails. Je vis dès lors que j'avais sous les yeux un chef-
d'œuvre d'architecture, couvert de sculptures de détail du
plus mauvais style. N'en déplaise à la Commission d'Egypte.
les bas-reliefs de Dendéra sont détestables, et cela ne pou-
vait être autrement : ils sont d'un temps de décadence. La
sculpture s'était déjà corrompue, tandis que l'architecture,
moins sujette à varier puisqu'elle est un art chiffré, s'était
soutenue digne des dieux de l'Egypte et de l'admiration de
tous les siècles. Voici les époques de la décoration : la partie
la plus ancienne est la muraille extérieure, à l'extrémité du
temple, où sont figurés, de proportions colossales, Cléopâtre
et son fils Ptolémée-Cœsar. Les bas-reliefs supérieurs sont
du temps de l'Empereur Auguste, ainsi que les murailles
extérieures latérales du naos, à l'exception de quelques pe-
tites portions qui sont de l'époque de Néron. Le pronaos
est tout entier couvert de légendes impériales de Tibère, de
Caïus, de Claude et de Néron, mais, dans tout l'intérieur
du naos, ainsi que dans les chambres et les édifices construits
sur la terrasse du temple, il n'existe pas un seul cartouche
sculpté : tous sont vides et rien n'a été effacé. Le plus plai-
sant de raffaire, risum teneatis, aniici ! c'est que le mor-
ceau du fameux zodiaque circulaire qui portait le cartouche
est encore en place, et que ce même cartouche est vide' ,
1. « L'I<igyptien » était lioureux de constater que le dessin de son an-
cien protecteur Denon, dessin fait immédiatement après la découverte
154 LETTRES ET JOURNAUX
comme tous ceux de l'intérieur du temple, et n'a jamais
reçu un seul coup de ciseau. Ce sont les membres de la Com-
mission qui ont ajouté à leur dessin le mot autocratoi\
croyant avoir oublié de dessiner une légende qui n'existe
pas : — cela s'appelle porter les verges pour se faire fouetter.
Du reste que Jomard ne se presse pas de triompher parce
que le cartouche du zodiaque est vide et ne porte aucun
nom, car toutes les sculptures de cet appartement comme
celles de tout l'intérieur du temple sont atroces, du plus
mauvais style, et ne peuvent remonter plus haut que les
temps de Trajan ou à'Antonin. Elles ressemblent à celles
du propylon du sud-ouest ^ , qui est de ce dernier empereur
et qui, étant dédié à Isis, conduisait au temple de cette
déesse, placé derrière le grand temple qui, — n'en déplaise
encore à la Commission, — est le temple d'Athor (Vénus),
comme portent les mille et une dédicaces dont il est bordé,
et non pas le temple d'Isis. Le grand propylon est couvert
des images des Empereurs Domitien et Trajan. Quant au
Typhonium, il a été décoré sous Trajan, Hadrien et Anto-
nin le Pieux.
Ajoutons ici l'importante lettre que Champollion, vivement en-
couragé par Denon, adressa, au mois d'octobre 1821, à la Rexme
enci/clopédique, qui allait avertir les Parisiens de la prochaine
arrivée du célèbre zodiaque. Champollion-Figeac, ainsi que le ré-
dacteur en chef lui-même, ami des deux frères, était d'avis que le
vrai nom de l'auteur de la lettre ne fût pas prononcé (cf. la
Bévue encyclopédique, novembre 1821, note des rédacteurs).
(( Nous applaudissons aux sentiments patriotiques qui ont dicté
le projet hardi de nos deux compatriotes, entreprise exécutée si
habilement et si heureusement. La France a tant fait pour dévoiler
les antiquités de l'Egypte, qu'elle a bien le droit de posséder
du zodiaque en question par le général Desaix, èiait le seul qui corres-
pondît à la réalité.
1. Du sud-est (correction faite par Champollion-Figeac).
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 155
quelques-uns de ses plus précieux ouvrages ; elle doit se réjouir
aussi de pouvoir montrer aux étrangers un monument qui la dé-
dommage de la perte de celai de Rosette, et des autres morceaux
rares que la Commission d'Egypte avait rassemblés avec tant d'ef-
forts. En félicitant MM. Saulnier et Lelorrain de ce que, parleurs
soins, le zodiaque circulaire du temple de Dendéra va être trans-
porté des bords du Nil sur les rives de la Seine, et non sur celles
de la Tamise, nous ne pouvons cependant nous défendre d'ex-
primer quelque regret de ce que ce temple magnifique a été privé
d'un de ses plus beaux ornements; nous nous demandons si nos
zélés compatriotes n'ont pas été abusés par l'excès d'un sentiment,
d'ailleurs si noble et si généreux. Entraînés par le désir d'honorer
la patrie, ont-ils songé à toutes les conséquences de leur entre-
prise? ont-ils pensé au fâcheux exemple qui est donné maintenant
à toutes les nations rivales? Car il ne s'agit point ici de statues,
de pierres détachées, d'obélisques même et de tant d'autres mono-
lithes que les conquérants et les voyageurs ont enlevés à l'Egypte,
depuis vingt-trois siècles. C'est un édifice admirable^ jusque-là
intact, et dont la démolition est en quelque sorte commencée. Si
les Perses, les Grecs, les Romains ou les Arabes ont mutilé les
temples de l'Egypte, nous sommes loin de les excuser ; mais il faut
s'en prendre ou à l'aveugle fanatisme ou au terrible fléau de la
guerre. En pleine paix, pourquoi les imiter? Oserait-on alléguer,
en France, l'exemple de lord Elgin ? non sans doute ; et nous dirons
avec le poète :
Et si sur nos ricauœ nous voulons nous régler,
C'est par les beaux endroits qu'il leur faut ressembler.
)) Aujourd'hui, par le seul fait de l'enlèvement du zodiaque, la
salle astronomique est à découvert, et le reste du plafond est menacé
d'une entière destruction. C'est comme si, à la grande galerie de
Versailles, les alliés eussent enlevé une partie du plafond pour
emporter quelques peintures ; que deviendraient le reste du toit et la
galerie même ?
» Qui a préservé les édifices de l'Egypte d'une manière si éton-
nante ? c'est la conservation des toitures. Une fois ce toit protecteur
enlevé, rien ne protège plus les murailles, les colonnes et tous les
supports. Qui empêchera, dès lors, de prendre ici un chapiteau, là
156 LETTRES ET JOURNAUX
une colonne entière, plus loin ! Au reste, ni les maîtres ni les
habitants de l'Egypte ne sont aussi barbares qu'on le croit commu-
nément, et ils le sont aujourd'hui moins que jamais. L'intérêt, ce
mobile si puissant, semble réveiller ce peuple d'un long sommeil.
Pouvait-on craindre de lui, à cette époque do civilisation, plus que
dans les temps de barbarie? Le monument de Dendéra, avec tant
d'autres, a résisté à la fois au temps et aux ravages des hommes;
il a résisté aux guerres civiles et religieuses, et maintenant que
l'Europe savante a les yeux fixés sur lui, l'on peut dire en quelque
sorte que son immortalité s'est rajeunie. Quelques personnes ont
pensé, peut-être, que le zodiaque circulaire de Dendéra était une
pierre isolée, un fragment comme un autre. Mais on se fait une idée
peu juste des antiquités égyptiennes, si l'on croit qu'elles consistent
en morceaux détachés. On les juge par ces magasins de petites
statues, d'idoles, d'ustensiles ou d'amulettes de nos cabinets d'Eu-
rope. Tout cela ne ressemble pas plus à l'architecture de TÉgypte,
que les bronzes d'Herculanum à l'architecture romaine. Est-ce
avec les figures de saints qu'on vend dans nos foires que l'on ferait
concevoir aux étrangers l'église de Sainte-Geneviève ou le palais
du Louvre? Après tout, les monuments des bords du Nil sont com-
posés de pierres, qu'il n'est pas impossible, si grandes qu'elles
soient, de transporter une à une en France ou en Angleterre; mais
qu'y gagnerait-on ? Il faut le dire : ces Romains, si étrangers aux
sciences, et barbares sous plus d'un rapport, ont été plus justes ap-
préciateurs que nous des ouvrages de l'Egypte. Quand ils ont
voulu y puiser pour orner leur triomphe et embellir leur cité,
qu'ont-ils choisi ? des obélisques. Voilà de nobles trophées, voilà
le véritable ornement d'une grande capitale; et, pour le dire en
passant, l'Angleterre le sent mieux que la France, qui avait et qui
a encore tant de moyens de suivre l'exemple de Rome ancienne et
moderne. Quant à la pierre qui vient d'arriver, elle ne peut servir
d'embellissement, elle n'intéresse que la science; on pouvait peut-
être arriver au but qu'on s'est proposé, sans la séparer de l'édifice
aveclequel, depuis tant de siècles, elle faisait un corps indissoluble.
On a réussi à l'enlever, mais elle va perdre une grande partie de
sa valeur, de son prix, de son intérêt. Qui sait si, dans quelques
années, on ne disputera pas sur le point qu'elle occupait dans
le grand monument auquel on l'a arrachée, sur la manière dont
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 157
elle était tournée, sur les sculptures dont elle était environnée,
etc. ? Si ce n'était pas assez de deux mille copies en petit, qui cir-
culent déjà dans toute l'Europe (et l'on peut s'en procurer deux
fois autant), si la gravure était insuffisante, qui empêchait de faire
mouler soigneusement l'original en plâtre, en cire ou en soufre?
Quoi qu'il en soit, si quelque chose peut satisfaire les amis des
arts, c'est de voir que ce vénérable reste de l'antiquité paraît des-
tiné pour le Musée français; s'il sortait de France, il n'y aurait
plus moyen de se consoler de la mutilation du temple de Den-
déra. »
Le 18 au matin, je quittai le màascli, et courus visiter les
ruines de Coptos {Keftli) ; il n'y existe rien d'entier. Les
temples ont été démolis par les chrétiens, qui employèrent
les matériaux à bâtir une grande église dans les ruines de
laquelle on trouve des portions nombreuses de bas-reliefs
égyptiens. J'y ai reconnu les légendes royales de Nectanèbe,
à.' Auguste, de Claude et de Trajan, et, plus loin, quelques
pierres d'un petit édifice bâti sous les Ptolémées. Ainsi la
ville de Coptos renfermait peu de monuments de la haute
antiquité, si l'on s'en rapporte à ce qui existe maintenant à
la surface du sol.
Les ruines de Qous (Apollinopolis parva), où j'arrivai le
lendemain matin 19, présentent bien plus d'intérêt, quoi-
qu'il n'existe de ses anciens édilices que le haut d'un pro-
pylon à moitié enfoui. Ce propylon est dédié au Dieu
V^^^ Jj Aroéris, dont les images, sculptées sur toutes
ses faces, sont adorées du côté qui regarde le Nil, c'est-à-
dire sur la face principale, la plus anciennement sculptée
par la Reine Cléopûtre Cocce, qui y prend le .surnom
(le Déesse Pldlométore "^ \|^\^'^^Q' ^^* P^^^ -'^on fils
Ptolémée Sole/- II, qui se décore aussi du titre de Pltilo-
métor. Mais la face postérieure du propylon, celle cjui re-
garde le temple, couverte de sculptures, et terminée avec
158 LETTRES ET JOURNAUX
beaucoup de soin, porte partout les légendes royales de
Ptolémée Alexandre (/«') en toutes lettres, ce qui prouve
que sa mort n'a suivi que d'assez loin celle de sa mère.
Il prend aussi le surnom de Philométor o"] J ^\n '!^ û Q •
Quant à l'inscription grecque, la restitution de lOTHPEI,
au commencement de la seconde ligne, proposée par M. Le-
tronnc, est indubitable. Car on y lit encore très distinc-
tement ...THPEI, et cela sur la face principale où sont les
images et les dédicaces de Cléopâtre Cocce et de son fils
Ptolémée Philométor Soter II.
Mais notre ami Letronne a mal à propos restitué HAIHI
là où il faut réellement APHHPEI, transcription exacte du
nom Égyptien ^^^ ou ^[|^ (^pcoHpi), celui du
dieu auquel est dédié le propylon; car on lit très distincte-
ment encore dans l'inscription grecque, APOMPEIGEHI, etc.
J'ai trouvé aussi, dans les ruines de Qous, une moitié de stèle
datée du P'^ de Paôni de l'an XVI du Pharaon Rhamsès-
Méiamoun, et relative à son retour d'une expédition mili-
taire; j'aurai une bonne empreinte de ce monument, trop
lourd pour penser à l'emporter.
C'est dans la matinée du 20 novembre que le vent, lassé
de nous contrarier depuis deux jours et de nous fermer l'en-
trée du sanctuaire, me permit d'aborder enfin à Thèbes ! Ce
nom était déjà bien grand dans ma pensée : il est devenu
colossal depuis que j'ai parcouru les ruines de la vieille ca-
pitale, l'aînée de toutes les villes du monde. Pendant quatre
jours entiers j'ai couru de merveille en merveille. Le premier
jour, je visitai le palais de Kourna, les colosses du Memno-
niam et le prétendu tombeau d'Osymandyas, qui ne porte
d'autres légendes que celles de Rhamsès le Grand et de
deux de ses descendants. Le nom de ce palais est écrit sur
toutes ses murailles; les Égyptiens l'appelaient le Rhames-
scion, comme ils nomm-àient Aménophion le Memnonium, et
Mandouéion le palais de Kourna. Le prétendu colosse d'Osy-
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 159
mandyas est un admirable colosse de Rhamsès le Grand\
Le second jour fut tout entier passé à Médinet-Habou,
étonnante réunion d'édifices, où je trouvai les propylées d' A /i-
tonin, à! Hadrien et des Ptoléinées, un édifice de Nectanèbe,
un autre de l'Éthiopien Tharaca, un petit palais de Thouth-
mosis III [Mœris), enfin l'énorme et gigantesque palais
de Rliamsès-Méiamoun, couvert de bas-reliefs historiques.
Le troisième jour, j'allai visiter les vieux Rois thébains
dans leurs tombes, ou plutôt dans leurs palais creusés au
ciseau dans la montagne de Biban-el-Molouk. Là, du matin
au soir, à la lueur des flambeaux, je me lassai à parcourir
des enfilades d'appartements couverts de sculptures et de
peintures, pour la plupart d'une étonnante fraîcheur. C'est
là que j'ai recueilli, en courant, des faits d'un haut intérêt
pour l'histoire. J'y ai vu un tombeau de roi martelé d'un
bout à l'autre, excepté dans les parties où se trouvaient
sculptées les images de la reine sa mère et celles de sa
femme, qu'on a religieusement respectées, ainsi que leurs
légendes. C'est, sans aucun doute, le tombeau d'un roi con-
damné par jugement après sa mort. J'en ai vu un second,
celui d'un roi thébain des plus anciennes époques, impu-
demment envahi par un roi de la XIX" Dynastie, qui a fait
recouvrir de stuc tous les vieux cartouches pour y mettre le
sien, et s'emparer ainsi des bas-reliefs et des inscriptions
tracées pour un de ses prédécesseurs. Il faut cependant
rendre au flibustier la justice d'avoir fait creuser une se-
conde salle funéraire pour y mettre son sarcophage, afin de
ne point déplacer celui de son ancêtre. A rexccption de ce
tombeau-là, tous les autres appartiennent à des Rois des
XVIII» et XIX" ou XX« Dynasties : mais on n'y voit ni le
1. Ces observations mettent hors de doute l'opinion soutenue par
M. Letronne, il y a quelques années, et que ce savant a reproduite
récemment dans un mémoire spécial, où il établit que cet ancien édilice
ne peut être le tombeau d'Osymandias décrit par Diodoi-e de Sicile
(Noie de Chainpolliun-Fiijcac).
160 LETTRES ET JOUtiNAUX
toiiil)eau de Sésostris, ni celui de Mœris. Je ne te parle point
ici d'une foule de petits temples et édifices épars au milieu
de ces grandes choses. Je mentionnerai seulement un petit
temple de la déesse Hathov (Vénus), dédié par Ptolémée-
Épiphane, et un temple de Tlioth près de Médinet-Habou,
dédié par Ptolémée Evergète II et ses deux femmes ; dans les
bas-reliefs de ce temple^ ce Ptolémée fait des offrandes à
tous ses ancêtres mâles et femelles, Ptolémée-Épiphane et
Cléopâtre, Ptolémée-Philopator et Arsinoé, Ptolémée-Elver-
gète et Bérénice, Ptolémée-Philadelphe et Arsinoé. Tous
ces Lagides sont représentés en pied, avec leurs surnoms
grecs traduits en Egyptien, en dehors de leurs cartouches,
tels que \ Il Aie^i-cou Philadelphe, V '^^^^ Aie.i-Tqe Philo-
patore. Du reste, ce temple est d'un fort mauvais travail à
cause de l'époque.
Le quatrième jour (hier 23), je quittai la rive gauche du
Nil pour visiter la partie orientale de Thèbes. Je vis d'abord
Loaqsor, palais immense, précédé de deux obélisques de
près de quatre-vingts pieds, d'un seul bloc de granit rose,
d'un travail exquis, accompagnés de quatre colosses de
même matière, et de trente pieds de hauteur environ, car
ils sont enfouis jusques à la poitrine. C'est encore là du
Rhamsès le Grand. Les autres parties du palais sont des
Rois Mandouéi, Horus et Aménophis-Memnon, plus, des
réparations et additions de Sabacon l'Éthiopien et de quelques
Ptolémées, avec un sanctuaire tout en granit, à' Alexandre,
fils du conquérant. J'allai enfin au palais ou plutôt à la ville
de monuments, à Karnac. Là m'apparut toute la magnifi-
cence pharaonique, tout ce que les hommes ont imaginé et
exécuté de plus grand. Tout ce que j'avais vu à Thèbes,
tout ce que j'avais admiré avec enthousiasme sur la rive
gauche, me parut misérable en comparaison des conceptions
gigantesques dont j'étais entouré. Je me garderai bien de
vouloir rien décrire; car, de deux choses l'une, ou mes ex-
pressions ne rendraient que la millième partie de ce qu'on
DE CHAMPOLLION LE JEUNE l61
doit dire en parlant de tels objets, ou bien si j'en traçais une
faible esquisse, même fort décolorée, on me prendrait pour
un enthousiaste, tranchons le mot, — pour un fou. Il suffira
d'ajouter, pour en finir, que nous ne sommes en Europe que
des Lilliputiens et qu'aucun peuple ancien ni moderne n'a
conçu l'art de l'architecture sur une échelle aussi sublime,
aussi large, aussi grandiose, que le firent les vieux Égyp-
tiens; ils concevaient en hommes de cent pieds de haut, et
nous en avons tout au plus cinq pieds huit pouces. L'imagi-
nation qui, en Europe, s'élance bien au-dessus de nos por-
tiques, s'arrête et tombe impuissante au pied des cent qua-
rante colonnes de la salle hypostyle de Karnac.
Dans ce palais merveilleux, j'ai contemplé les portraits
de la plupart des vieux Pharaons connus par leurs grandes
actions, et ce sont des portraits véritables. Représentés cent
fois dans les bas-reliefs des murs intérieurs et extérieurs,
chacun conserve une physionomie propre et qui n'a aucun
rapport avec celle de ses prédécesseurs ou successeurs. Là,
dans des tableaux colossaux, d'une sculpture véritablement
grande et tout héroïque, plus parfaite qu'on ne peut le croire
en Europe, on voit Mandouéi combattant les peuples enne-
mis de l'Egypte, et rentrant en triomphateur dans sa patrie;
plus loin, les campagnes de Rhamsès-Sésostris; ailleurs,
Sésonchia traînant aux pieds de la Trinité thébaine (Ammon,
Mouth et Khons) les chefs de plus de trente nations vain-
cues, parmi lesquelles j'ai retrouvé, comme cela devait être,
en toutes lettres,
oude Jwc/a.C'est
pitre XIV du Pre-
elTct l'arrivée de
ainsi l'idcntitii
(b^
m
j&x.
loudahamalek, le roijaume des Juifs
là un commentaire à joindre au cha-
mie/- livre des Rois, qui raconte en
Sc'sorn'/ns à Jérusalem et ses succès :
(|ue nous avons établie entre le Srhe-
schonli l'îgyp- i^^i fi^n. 1^ Scsonchis de Manéthon et
le Scsar pirtr ou ^^—-^ Schéschôk de la Bible' est conlirmée
1. Selon la Hible (p(i.ssn;je rite), Sôsonchis attaqua ot prit Jérusalem
dans la cinquièinc année du règne de Ituhunm. C'est cette victoire que
BiBL. IvGYIT., T. XXXI. H
162
LETTRES ET JOURNAUX
de la manière la plus satisfaisante (pi. V). J'ai trouvé autour
du palais de Karnac une foule d'édifices de toutes les époques,
et lorsque, au retour de la seconde cataracte vers laquelle
je fais voile demain, je viendrai m'établir pour cinq ou six
mois à Tlièbes, je m'attends à une récolte immense de faits
historiques, puisque, en courant Thèbes comme je Tai fait
pendant quatre jours, sans voir même un seul des milliers
d'hypogées qui criblent la montagne Libyque, j'ai déjà re-
cueilli des documents fort importants.
Ainsi, par exemple, j'ai la certitude que toute notre
XVIIP Dynastie, à partir du cartouche f7^^ celui d'Ousi
rél ou Mandouéi, est à refaire. J'ai vu
royales, l'une au palais de Rhamsès
Tombeau d'Osymandias), et l'autre au if^' — ni
dinet-Habou, donnant la succession des ^ ^
deux tables
le Grand (dit
palais de Mé-
Rois depuis
Améiiopliis-Mernnon jusques au sixième successeur de
Rhamsès le Grand. Il en résulte qu'à partir de Sésoslris,
les Rois sont les suivants : (>i
1
p
E.
E
o
M
m
III
r
IV
V
m
VI
ki
Vhthahûthph 1" . Mandouci II. Ra-ouci-ri. jïïciamoun- Ham.scs. Ratnsvs.
Uamsês ,
rappelle le bas-relief de Karnac. Il est reproduit sur la planche ci-
jointe (n° V). Le royaume de Juda y est personnifié, et sans doute
avec cette fidélité de physionomie qu'on remarque dans tous les anciens
ouvrages d'art des Égyptiens à l'égard des peuples étrangers qu'ils ont
représentés sur leurs monuments : on trouve donc sur notre planche la
physionomie du peuple juif au X° siècle avant l'ère chrétienne, selon
les Égyptiens. Roboam même en a peut-être fourni le type (Note de
Cluimpollioii-Fif/cac). — On n'est plus de cet avis, actuellement; il
s'agit du nom loud-ha-nialek, d'une localité située en Palestine.
BlBL. ÉGYPTOL., T. XXXI.
PL. V.
IIOVAIMI'; Dl'i JCDA
Personnidé parmi les peuples vaincus par Sésac (le Pharaon Sésoncliis).
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 163
De plus, recueillis sur les monuments, une foule d'autres
Ramsés, formant la XX*' Dynastie. — Ainsi donc Huyot
m'a induit en erreur, en prenant pour des monuments très
anciens ceux portant le cartouche n° II. Je les ai vus : ils
sont d'un temps postérieur à Sésostris. — Méiamoun-
Ramsès, au lieu d'être le grand-père de Rhamsès le Grand,
en est le quatrième successeur.
Voilà un pas important défait vers la vérité; j'aurai des
dates de tous ces règnes, et leur chronologie sera fixée. Si
les commissionnaires d'Egypte eussent copié les hiéro-
glyphes des bas-reliefs de Médinet-Habou, dont ils ont
donné les figures, l'erreur que j'ai commise à la fin de la
XVIIP Dynastie n'eût pas eu lieu. Tu vois que la XVIIP Dy-
nastie est prodigieusement raccourcie, si le cartouche /^ — v
est bien celui de Sésostîis, comme tout me semble le ®
prouver. Il y a trois règnes de moins. Peut-être trou- |
verai-je à Karnac quelque Roi omis dans la Table
d'Abydos entre Mœris et Aménophis-Memnon : j'ai l'J^
idée d'y en avoir entrevu quelqu'un. Je t'envoie, en ^ <^
attendant, la traduction de la partie chronologique d'une
stèle que j'ai vue à Alexandrie : elle est très importante
pour la chronologie des derniers Saïtes de la XXVP Dy-
nastie. Le prêtre Psamméticlius (simple particulier et non
pas le Roi de ce nom) naquit heureusement Van III, le 1^''
de Paôni, sous le règne de Néchao (II). La durée de sa
vie fut de LXXI ans, IV mois et 5 Jours, et il mourut
Van XXXV, le 6 de Paôpi du règne d'Amasis.
Tu peux calculer d'après cela, et il en résulte, je crois,
que Psammétichus II ou bien Apriès ont régné plus long-
temps que ne portent les extraits de Manéthon. J'ai, de plus,
des copies d'inscriptions hiéroglyphiques, gravées sur des
rochers sur la route de Cosséir, (jui donnent la durée ex-
presse du règne des Rois Persans : (
164
LETTRES ET JOURNAUX
^"J
fm\
\Wj
J'ai aussi une inscription do
l'an nilllll du
réa'nc fC7~^ plus, une
il' K^. dernière,
o
\^Â)
f f^^^^ f
1 Ollllll lui III I
jBî&
^ea-ne
du 1
d'Ochus,
Ollllll
Canbôth
(Cambyse)
VI ans,
n II
Ndariousch Klischersck
(Darius), (Xercès),
XXXVI ans. XII ans.
m
(Artaklischeschs),
nknusch
nniiiiii
= XXVI,
mois
d'AthjT.
Voilà toute la série des monarques de la Dynastie Per-
sane. J'omets une foule d'autres résultats curieux; je t'envoie
seulement ceci, pour ne pas te faire mourir de faim. Je de-
vrais passer mon temps à écrire, s'il fallait te détailler toutes
mes trouvailles; contente-toi du peu que je puis t'envoyer
dans les moments où les ruines égyptiennes me permettent
de respirer, au milieu de tous ces travaux et de ces jouis-
sances, réellement trop vives si elles devaient se renouveler
souvent ailleurs comme à Thèbes.
Ma santé est excellente ; le climat me convient, et je me
porte bien mieux qu'à Paris. Les gens du pays nous ac-
cablent de politesses. J'ai, dans ce moment-ci, dans ma petite
chambre : 1" un Aga turc, commandant en chef de Kourna,
dans le palais de Mandouéi ; 2° le Scheikh-el-Béled de Mé-
dinct-Habou, donnant ses ordres au Rainesséion et au palais
de Rhamsès-Méiamoun; 3° le Scheikh de Karnac, devant
lequel tout se prosterne dans les colonnades du vieux palais
des rois d'Egypte. Je leur fais porter de temps en temps
des pipes et du café, et mon drogman est chargé de les
amuser pendant que j'écris ; je n'ai que la peine de répondre,
par intervalles réglés, Tliaïbin (Cela va bien), à la question
Enté thaïeb ? (Cela va-t-il bien ?) que m'adressent réguliè-
rement toutes les dix minutes ces braves gens, que j'invite
à diner à tour de rôle. On nous comble de présents ; nous
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 165
avons un troupeau de moutons et une cinquantaine de poules
qui, dans ce moment-ci, paissent et fouillent autour du por-
tique du palais de Kourna. Nous donnons en retour de la
poudre et autres bagatelles.
Le capitaine anglais, arrivé hier, nous annonce qu'Ibrahim-
Pacha est parti du Caire pour établir une ligne de défense
entre El-Arisch et Gérasa, c'est-à-dire sur la frontière de
Syrie. // se prépare donc, en cas que la Porte veuille l'in-
quiéter. Cela est très bon pour mes projets de voyage. Je ne
sais pas le premier mot des affaires d'Orient, et cela parce
que je ne reçois pas un mot ni d'Europe ni môme d'Alexan-
drie. — Patience ! Mais c'est bien dur ! Si du moins Pariset
venait me joindre, nous pourrions causer Europe, mais il
ne m'a pas même écrit une ligne. Adieu donc, mon cher
ami, je t'écrirai de Syène, avant de franchir la première
cataracte, si j'ai une occasion pour faire descendre mes.
lettres. J'envoie celle-ci par exprès à Osyouth, où nous avons
un agent copte. — Dis à M. de Férussac que je lui ai
ramassé des fossiles à Béni-Hassan, où il y en a par milliers,
et que j'eji ai trouvé de très beaux aussi à Thèbes, recueillis
à son intention. —
P.-S. — Communique, je te prie, ma lettre à M. le Comte
d'Hauterive, en lui offrant mes hommages. Dis-lui que V Ico-
nographie des Pharaons sera superbe.
De l'ile de PIiUli", le 8 décembre 1828.
Nous voici, mon bien cher ami, depuis le 5 au soir, dans
l'île sainte d'Osiris, à la frontière extrême de l'Egypte et au
milieu des noirs Éthiopiens, comme eût dit un brave Ro-
main de la garnison de Syène, faisant une partie de chasse
aux environs des cataractes.
Je quittai Thèbes le 26 novembre, et c'est de ce monde
enchanté (jue ma dernière lettre est datée. Il a fallu m'al)-
stenir de te donner des détails sur cette vieille capitale chîs
166 LETTRES ET JOURNAUX
Pharaons : comment parler en quelques lignes de telles
choses, et quand on n'a fait que les entrevoir ! C'est à mon
retour sur ce sol classique, après l'avoir étudié pas à pas,
que je pourrai écrire avec connaissance de cause, avec des
idées arrêtées et des résultats bien mûris. Thèbes n'est en-
core pour moi, qui l'ai courue quatre ou cinq jours entiers,
qu'un amas de colonnades, d'obélisques et de colosses; il
faut examiner un à un les membres épars du monstre pour
'en donner une idée très précise. Patience donc, jusques à
l'époque où je planterai mes tentes dans les péristyles du
palais des Rhamsès.
Le 26 au soir, nous abordâmes à HermontJds, et nous
courûmes le 27 au matin vers le temple, qui piquait d'autant
plus ma curiosité que je n'avais aucune notion bien précise
sur l'époque de sa construction. Personne n'avait encore
dessiné une seule de ses légendes royales : j'y passai la jour-
née entière, et le résultat de cet examen prolongé fut de
m'assurer, par les inscriptions et les sculptures, que ce
temple a été construit sous le règne de la dernière Cléopâtre,
fille de Ptolémée-Aulétès, et en commémoraison de sa gros-
sesse et de son heureuse délivrance d'un gros garçon, Ptolé-
mée-Csesarion.
La cella du temple est en elïet divisée en deux parties :
une grande pièce (A) (la principale), et une toute petite
(B), tenant lieu ou place du sanctuaire; on n'entre dans
celle-ci que par une petite porte vers l'angle de droite.
Toute la paroi du mur de fond de la pièce B (laquelle
est appelée |T| I le lieu de l'accouchement dans les inscrip-
tions hiéroglyphiques) est occupée par un bas-relief repré-
sentant la déesse Ritlio, femme du dieu Mandou, accouchant
du dieu Harphré. La gisante est soutenue et servie par di-
verses déesses du premier ordre : l'accoucheuse divine tire
l'enfant du sein de la mère, la nourrice divine tend les
mains pour le recevoir, assistée d'une berceuse ou endor-
meuse. Le père de tous les dieux, Ammon (Amon-Ra),
DE CIIAMPOLLION LE JEUNE 167
assiste au travail, accompagné de la déesse Sovan-Ilithya, la
Lucine égyptienne, protectrice des accouchements. Enfin,
la reine Cléopâtre est censée assister à ces couches divines,
dont les siennes ne seront ou plutôt n'ont été qu'une imita-
tion. La paroi (c) de la chambre de l'accouchée représente
l'allaitement et l'éducation du jeune dieu nouveau-né; et
sur les parois (a) e* (b) sont figurées les douze heures du
jour et les douze heures de la nuit, sous la forme de femmes
ayant un disque étoile sur la tête. Ainsi, le tableau astrono-
mique du plafond, dessiné par la Commission d'Egypte, ne
peut être que le thème natal d'Harphré, ou mieux encore
celui de Cresarion, nouvel Harphré. Il ne s'agirait donc plus,
dans ce zodiaque, ni de solstice d'été, ni de l'époque de la
fondation du temple d'Hermonthis, et le pauvre Jomard a
perdu tout son latin et toute son astronomie sur ce tableau
comme sur tous les autres.
En sortant de la petite chambre (B) pour entrer dans la
grande, on voit un grand bas-relief sculpté sur la paroi d de
la principale pièce (A). Il représente la déesse
Ritho, relevant de couches, soutenue encore par
la Lucine égyptienne Sovan, et présentée à l'as-
semblée des dieux; le père divin, Amon-Ra,
lui prend affectueusement la main comme pour
la féliciter de son heureuse délivrance, et les autres dieux
partagent la joie de leur chef. Le reste de cette salle est dé-
coré de tableaux, dans lesquels le jeune Harphré est succes-
sivement présenté à Ammon, à Mandou son père, aux dieux
Pliré, Phtha, Sev (Saturne), Méu (Hercule), etc., qui l'ac-
cueillent en lui remettant leurs insignes caractéristiques,
comme se démettant, en faveur de l'enfant, de tout leur
pouvoir et de leurs attributions particulières. Ptolémée-
Caîsarion, à face enfantine, assiste à toutes ces présentations
de son image, le dieu Harphré, dont il est le représentant
sur la terre. Tout cela est de la flatterie sacerdotale, mais
tout à fait dans le génie de l'anciemic Egypte, (|ui assimilait
(B),
168 LETTRES ET JOURNAUX
ses rois à ses dieux. Du reste, toutes les dédicaces et inscrip-
tions intérieures et extérieures du temple d'Hermonthis sont
faites au nom de ce Ptolémée-Csesarion et de sa mère Cléo-
pâtro. Il n'y a donc point de doute sur le motif de sa con-
struction. Les colonnes de l'espèce de pronaos qui le précé-
dait n'ont point toutes été sculptées. Le travail est demeuré
imparfait, et cela tient peut-être au motif même de la dédi-
cace du temple : Auguste et ses successeurs, qui ont terminé
tant de temples commencés par les Lagides, n'ont point
permis d'achever celui-ci, parce qu'il n'était qu'un monument
de la naissance de Caesarion, du fils même de Jules César,
roi enfant dont ils ne respectèrent guère les droits. Du reste,
un cachef a trouvé fort à propos de s'y faire une maison,
une basse-cour et un pigeonnier, en masquant et coupant
le temple de misérables murs de limon blanchis à la chaux.
Le 28 au soir, nous étions à Esné, avec le projet de ne
pas nous y arrêter. Je fis donc faire voile un peu plus au
sud, et débarquai sur la rive orientale pour aller voir le
temple de Contra-Lato. J'y arrivai trop tard : on l'avait dé-
moli depuis une douzaine de jours, pour renforcer le quai
d'Esné, que le Nil menace et finira par emporter.
De retour au mâasch, je le trouvai plein d'eau : heureu-
sement qu'il avait abordé sur un point peu profond, et que,
touchant bientôt, il n'avait pu être entièrement coulé à
fond. Il fallut le vider, et retourner à Esné le soir même,
pour le radouber et faire boucher la voie d'eau. Toutefois
nos provisions furent mouillées, nous avons perdu notre sel,
notre riz, notre farine, etc., mais tout cela n'est rien auprès
du danger qui nous eût menacés, si cette voie d'eau se fût
ouverte pendant la navigation dans le grand chenal : nous
eussions coulé irrémissiblement. Que le grand Ammon soit
donc béni ! Pendant que nous séchions notre désastre dans
la matinée du 29, j'allai visiter le grand temple d'Esné, qui,
grâce à sa nouvelle destination de magasin de coton, échap-
pera quelque temps encore aux coups de la barbarie. J'y ai
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 169
VU, comme je m'y attendais, une assez belle architecture,
mais des sculptures détestables. La portion la plus ancienne
est le fond du pronaos, c'est-à-dire la porte et le fond de la
cella, contre laquelle le portique a été appliqué : cette partie
est de Ptolémée-Kpipliane. La corniche de la façade du
pronaos porte les légendes impériales de Claude, les cor-
niches des bases latérales, les légendes de Titus, et, dans
l'intérieur du pronaos, parois et colonnes sont couvertes des
légendes de Domitien, Trajan, Antonin surtout, et enfin de
Septime-Sévère, que je trouve ici pour la première fois. Le
temple est dédié àChnouphis, et j'apprends par l'inscription
hiéroglyphique de l'une des colonnes du pronaos que, si le
sanctuaire du temple existe encore, il doit remonter à
l'époque de Thouthmosis III (Mœris). Mais tout ce qui est
visible à Esné est moderne et très moderne. Que devient
donc devant de tels faits la prodigieuse antiquité qu'on a
voulu donner au monument de l'Mgypte le plus récemment
achevé !
Le 29 au soir, nous étions à ElétJiya (El-Kab). Je par-
courus l'enceinte et les ruines, la lanterne à la main, mais
je ne trouvai plus rien : les restes des deux temples avaient
disparu. On les a aussi démolis il y a peu de temps, pour
réparer le quai à! Esné ou quelque édifice bâti par le Pacha.
Avais-je tort de me presser de venir en Egypte ?
Je visitai le grand temple d'iï^^/bfi (Apollonopolis magna),
dans l'après-midi du 30. Celui-ci est intact, mais la sculp-
ture en est très mauvaise. Ce qu'il y a de mieux et de plus
ancien date de Ptolémée-Épiphane : viennent ensuite Phi-
lométor et Évergète II, enfin Soter II et son frère Alexandre.
Ces deux derniers y ont prodigieusement travaillé : j'y ai
retrouvé la Bérénice, femme de Ptoléméc-Alexandre, que
je connaissais déjà par un contrat démotique. Le temple est
dédié à Aroéris (l'Apollon grec). Je l'étudierai en détail,
comme tous les autres, en redescendant de la Nubie.
Les carrières de Siisilis (Djébel-Selséléli) m'ont vivtMncnt
170 LETTRES ET JOURNAUX
intéressé. Nous y abordâmes le 1*^^ décembre à une heure :
là, mes yeux, fatigués de tant de sculptures du temps des
Ptolémées et des Romains, ont revu avec délices des bas-
reliefs pharaoniques. Ces carrières sont très riches en in-
scriptions de la XVIIP Dynastie. Il y existe de petites
chapelles creusées dans le roc par Aménophis-Memnon,
Horus, Rhamsès le Grand, Rhamsès {lacune) son fils,
Rhamsès-Méiamoun, Mandouéi, etc. Elles ont de belles
inscriptions hiératiques; j'étudierai tout cela à mon retour,
et me promets des résultats fort intéressants dans cette
localité.
Le soir même du 1*^"^ décembre, nous arrivâmes à Ombos.
Je courus au grand temple le 2 au matin ; la partie la plus
ancienne est de Ptolémée-Éphiphane, et le reste, de Philo-
métor et d'Évergète II. Un fait curieux, c'est le surnom de
D^^O Tpnm {Dropion, Tryphaene ou tout autre
surnom grec analogue), donné constamment à Cléopâtre,
femme de Philométor, soit dans la grande dédicace hiéro-
glyphique sculptée sur la frise antérieure du pronaos, soit
dans les bas-reliefs de l'intérieur. C'est à vous autres.
Grecs d'Egypte, d'expliquer cela : j'avais déjà trouvé ce
surnom dans un de nos contrats démotiques du Louvre. —
Le temple d' Ombos est dédié à deux divinités : la partie
droite et la plus noble au vieux Sévêk à tête de crocodile
(le Saturne égyptien et la forme la plus terrible d'Ammon),
à Athyr et au jeune dieu Khons. La partie gauche du temple
est consacrée à une seconde Triade d'un ordre moins élevé,
savoir : à Aroéris (l'Aroéris-Apollon de la dédicace grecqte),
à la déesse Tsonénofré et à leur fils Pnévtho. Dans le mur
d'enceinte générale des temples d' Ombos, j'ai trouvé une
porte engagée, d'un excellent travail et du temps de Mœris :
c'est le reste des édifices primitifs d' Ombos.
Ce -n'est que le 4 décembre au matin que le vent voulut
bien nous permettre d'arriver à Si/ène (As-Souan), dernière
ville de l'Mgypte au sud. J'eus encore là do cuisants regrets
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 171
à éprouver : les deux temples de l'île d'Éléphantine, que
j'allai visiter aussitôt que l'ardeur du soleil fut amortie, ont
aussi été démolis, il n'en reste que la place. Il a fallu me
contenter d'une porte ruinée, en granit, dédiée au nom
d'Alexandre (le fils du conquérant), au dieu d'Éléphantine
Chnouphis, et d'une douzaine de proscynemata' hiérogly-
phiciues gravés sur une vieille muraille, enfin, de cj[uelc[ues
débris pharaoniques épars et employés comme matériaux
dans des constructions du temps des Romains. J'avais re-
connu le matin ce qui reste du temple de Syène : c'est ce
que j'ai vu de plus misérable en sculpture, mais j'y ai
trouvé, pour la première fois, la légende impériale de Nerva,
qui n'existe point ailleurs, à m'a connaissance. Ce petit
mauvais temple était dédié aux dieux du pays et de la cata-
racte, Chnouphis, Saté (Junon) et Anoukis (Vesta).
A Syène, nous avons évacué nos mâasch, et fait trans-
porter tout notre bagage dans l'île de Philœ, à dos de cha-
meau. Pour moi, le 5 au soir, j'enfourchai un àne, et,
soutenu par un hercule arabe, car j'avais une douleur de
rhumatisme au pied gauche, je me suis rendu à Phike en
traversant toutes les carrières de granit rose, hérissées d'in-
scriptions hiéroglyphiques des anciens Pharaons. Incapable
de marcher, et après avoir traversé le Nil en barque pour
aborder dans l'ile sainte, quatre hommes, soutenus par six
autres, car la pente est presque à pic, me prirent sur leurs
épaules et me hissèrent jusques auprès du petit temple à
jour, où l'on m'avait préparé une chambre dans de vieilles
constructions romaines, assez semblable à une prison, mais
fort saine et à couvert des mauvais vents. Le 6 au matin,
soutenu par mes domestiques, Mohammed le Barabra et So-
liman l'Arabe, j'allai visiter péniblement le grand temple.
Au retour, je me couchai et je ne me suis pas encore relevé,
vu que ma goutte de Paris a jugé à propos de se porter à la
1. Actes d'adotvition.
172 LETTRES ET JOURNAUX
première cataracte et de me traquer au passage; elle est fort
l)enoîte du reste, et j'en serai quitte demain ou après. En
attendant, on prépare nos barques pour le voyage de Nubie :
c'est du nouveau à voir. Je t'écrirai de ce pays, si j'ai une
occasion avant mon retour en Egypte; tout va bien du
reste. Ne t'inquiète pas, les Dieux sont avec nous. —
C'est ici, à PhihT, que j'ai enfin reçu des lettres d'pAi-
rope, une de ma femme, du 15 août, et de.ux de toi, du
25 août et du 3 septembre. Voilà tout. Les autres sont où
Dieu le veut, mais enfin, c'est quelque chose ! et je sais m'en
contenter.
Ouady-Halfa, 2" cataracte, 1" janvier 1829.
Me voici arrivé fort heureusement au terme extrême de
mon voyage, mon cher ami : j'ai devant moi la deuxième
cataracte, barrière de granit Cjue le Nil a su vaincre, mais
(jue je ne dépasserai pas. Au delà existent bien des mo-
numents, mais, au fond, de peu d'importance. Il faudrait
d'ailleurs renoncer à nos barques, se hucher sur des cha-
meaux difficiles à trouver, courir des déserts et risquer de
mourir de faim, car vingt-quatre bouches veulent au moins
manger comme dix, et les vivres sont déjà fort rares ici :
c'est notre biscuit de Syène qui nous a sauvés. Je dois donc
arrêter ma course en ligne droite, et virer de bord, pour
commencer sérieusement l'exploration de la Nubie et de
l'Egypte, dont j'ai une idée générale acquise en montant.
Mon travail commence i^éellement aujourd'hui, quoique j'aie
déjà en portefeuille plus de six cents dessins, mais il reste
tant à faire que j'en suis presque effrayé : toutefois, je pré-
sume m'en tirer à mon honneur avec huit mois d'efforts.
J'exploiterai la Nubie pendant le mois de janvier, et à la mi-
février je m'établirai à Thèbes jusques au milieu d'août,
que je redescendrai rapidement le Nil en ne m'arrêtant qu'à
Dendéra et à Abydos. Le reste est déjà en portefeuille.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 173
Nous reverrons ensuite le Caire et Alexandrie. Quelques
jours de repos au Caire, ensuite retour à Alexandrie, à la
fin de septembre. Je compte donc sur toi, pour que le mi-
nistre de la Marine arrange les choses de manière à ce que
nous trouvions un vaisseau convenable prêt à mettre à la
voile, d'Alexandrie pour l'Europe, dans les premiers jours
d'octobre 1829. Voilà mon plan de campagne !
Ma dernière lettre était de Philœ. Je ne pouvais être
longtemps malade dans l'ile sainte d'Isis et d'Osiris : la
goutte me quitta en peu de jours, et je pus commencer
l'exploitation des monuments. Tout y est moderne, c'est-à-
dire de l'époque grecque ou romaine, à l'exception d'un petit
temple d'Hatlior et d'un propylon engagé dans le premier
pylône du temple d'Isis, lesquels ont été construits et dédiés
par le pauvre Nectanèbo P""; c'est aussi ce qu'il y a de
mieux. La sculpture du grand temple, commencée par Plii-
ladelphe, continuée sous F- vergeté P^ et Épiphane, ter-
minée par Évergète II et Philométor, est digne en tout
de cette époque de décadence : les portions d'édifices
construits et décorés sous les Romains sont du dernier
mauvais goût, et, quand j ai quitté cette île, j'étais bien
las de cette sculpture barbare. Je m'y arrêterai cepen-
dant encore (juelques jours en repassant, pour compléter la
partie mythologique, et je me dédommagerai en courant
les rochers de la première cataracte, couverts d'inscriptions
historiques du temps des Pharaons.
Nous avions quitté notre mâasch et notre dahabiéh à ^4s-
Souan (Syène), ces deux barques étant trop grandes pour
passer la cataracte : c'est le 16 décembre que notre nouvelle
escadre d 'en-deçà la cataracte se trouva prête à nous rece-
voir. iCIle se composa d'une petite dahabiéh (vaisseau amiral),
|)()rt;iiit jiavillon français sur pavillon toscan, dedeux barques
à pavillon l'i aurais, deux barques à pavillon toscan, la barque
(1(! hi cuisine et des provisions à paviHon bleu, et d'une
bar(iue ptjrtant la force armée, c'est-à-dire les deux caouas
174 LETTRES ET JOURNAUX
(gardes-du-corps du Pacha) avec leurs cannes à pomme
d'argent, qui nous accompagnent et font les fonctions du
pouvoir exécutif. J'oubliais de dire que l'amiral est armé
d'une pièce de canon de trois, que notre nouvel ami Ibrahim,
mamour d'Esné, nous a prêtée à son passage à Phihx) : aussi
avons-nous fait une belle décharge en arrivant à la deuxième
cataracte, but de notre pèlerinage.
On mit à la voile de Pliilœ, pour commencer notre voyage
de Nubie, avec un assez bon vent; nous passâmes devant
Déboud sans nous arrêter, voulant arriver le plus tôt pos-
sible jusques au point extrême de notre course. Ce petit
temple et les trois propylons sont, au reste, de l'époque mo-
derne. Le 17, à quatre heures du soir, nous étions en face
des petits monuments de Qarias, où je ne trouvai rien à
glaner. Le 18, on dépassa Taffah et Kalabsché, sans aborder.
Nous passâmes ensuite sous le tropique, et c'est de ce mo-
ment qu'entrés dans la zone torridc, nous grelottâmes tous
de froid et fûmes obligés des lors de nous charger de bernous
et de manteaux. Le soir, nous couchâmes au delà de Dan-
dour, en saluant seulement son temple de la main. On en fit
autant le lendemain 19, aux monuments de Gliirsché, qui
sont du bon temps, ainsi qu'au grand temple de Dakkêh, de
l'époque des Lagides. Nous débarquâmes le soir à Méhar-
raka\ temple égyptien des bas temps, changé jadis en
église copte. Le 20, je restai une heure à Ouadij-Essébouâ
ou la Vallée des Lions, ainsi nommée des sphinx qui ornent
le dromos d'un monument bâti sous le règne de Sésostris,
mais véritable édifice de province, construit en pierres liées
avec du mortier. J'ai pris un morceau de ce mortier, ainsi
1. Il est fort regrettable que ChampoUion n'ait pu voir ni les ta-
bleaux importants de MnharaLa, ni le cortège des enfants de Ramsès
le Grand, représenté dans le pronaos d'Es-Sôboua : il en fut empêché
par les masses de sable, accumulées dans les ruines de ces deux
temples.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 175
que de celui des pyramides, etc., etc., pour notre ami Vicat ' ;
c'est une collection que je pense devoir lui faire plaisir.
Nous perdîmes le 21 et le 22 à tourner, malgré vents et
calme, le grand coude d'Aniada, dont je dois étudier le
temple, important par son antiquité, au retour de la deuxième
cataracte. Nous le dépassâmes enfin le 23 et arrivâmes à
Dej-r ou Derri de très bonne heure. Là je trouvai, pour
consolation, un joli temple creusé dans le roc, conservant
encore quelques bas-reliefs des conquêtes de Rhamscs le
Grand, et j'y recueillis les noms et les titres de sept fils et
de huit filles de ce Pharaon.
Le cachef de Derr, auquel on fit une visite, nous dit tout
franchement que, n'ayant pas de quoi nous donner à souper,
il viendrait souper avec nous, ce qui fut fait : cela te don-
nera une idée de la splendeur et des ressources de la capi-
tale de Nubie. Nous comptions y faire du pain; cela fut
impossible, il n'y avait ni four ni boulanger. Le 24, au lever
du soleil, nous quittâmes Derri, passâmes sous le fort ruiné
d'Ibrim et allâmes coucher sur la rive orientale, à Ghébel-
Mesmès, pays charmant et bien cultivé. Nous cheminâmes
le 25, tantôt avec le vent, tantôt avec la corde, et il fallut
nous consoler de ne pas arriver ce jour-là à Ibsamboul, en
considérant un fort beau crocodile prenant ses ébats sur un
îlot de sable près du lieu où nous couchâmes.
Enfin, le 26, à neuf heures du matin, je débarquai à Ibsam-
boul, où nous avons séjourné aussi le 27. Là, je pouvais
jouir des plus beaux monuments de la Nubie, mais non sans
quelque dilficulté. Il y a deux temples entièrement creusés
dans le roc, et couverts de sculptures. La plus petite de ces
excavations est un temple d'Hathor, dédié par la reine Nofré-
1. Vicat (Loiiis-Jdsepli). in.mMiieur des jiont.s et, cliaiissèos, et l'un des
amis les plus fidèles des Irércs ChauipoUion. Dès 1811, il avait entre-
pris des recherches très sérieuses sur les chaux iiydrauliques et les
ciments jjrupres à la construction des ponts; ses études l'avaient amené
souvent à Grenoble, à Vil et aux alentours.
176 LETTRES ET JOURNAUX
Ari, femme de Rhamsès le Grand, décoré extérieurement
d'une façade contre laquelle s'élèvent six colosses de trente-
cinq pieds chacun environ, taillés aussi dans le roc, repré-
sentant le Pharaon et sa femme, ayant à leurs pieds, l'un
ses fils, et l'autre ses filles, avec leurs noms et titres. Ces
colosses sont d'une excellente sculpture, et j'en veux mortel-
lement à Gau^ d'avoir donné à leur stature si svelte et d'un
galbe si élégant la tournure de lourds magots et d'épaisses
cuisinières, dans la vue qu'il a publiée du second temple d'Ib-
samboul. Ce temple est couvert de beaux reliefs, et j'en ai
fait dessiner les plus intéressants.
Le grand temple d'Ibsamboul vaut à lui seul le voyage de
Nubie : c'est une merveille qui serait une fort belle chose
même cà Thèbes. Le travail que cette excavation a coûté ef-
fraie l'imagination. La façade est décorée de quatre colosses
assis, n'ayant pas moins de soixante et un pieds de hauteur.
Tous quatre, d'un superbe travail, représentent Rhamsès le
Grand ; leurs faces sont po/'iraits, et ressemblent parfaitement
aux figures de ce roi qui sont à Memphis, à Thèbes et par-
tout ailleurs. C'est un ouvrage digne de toute admiration.
Telle est l'entrée; l'intérieur en est tout à fait digne, mais
c'est une rude entreprise que de le visiter. A notre arrivée,
les sables, et les Nubiens qui ont soin de les pousser, avaient
fermé l'entrée. Nous la fîmes déblayer afin d'assurer le mieux
possible le petit passage qu'on avait pratiqué, et nous prîmes
toutes les précautions possibles contre la coulée de ce sable
infernal qui, en Egypte comme en Nubie, menace de tout
engloutir. Je me déshabillai presque complètement, ne gar-
dant que ma chemise arabe et un caleçon de toile, et me
présentai à plat ventre à la petite ouverture d'une porte qui,
déblayée, aurait au moins vingt-cinq pieds de hauteur. Je
crus me présenter à la bouche d'un four, et, me glissant en-
1. Ce reproche est justifié. Du reste, ChampoUion appréciait bien les
mérites multiples que François-Chrétien Gau avait comme architecte.
DE CHAMPOLLiON LE JEUNE 177
tièrement dans le temple, je me trouvai dans une atmosphère
chauffée à cinquante-deux degrés' : nous parcourûmes cette
étonnante excavation, Rosellini, Ricci, moi et un de nos
Arabes, tenant chacun une bougie à la main. La première
salle est soutenue par huit piliers contre lesquels sont ados-
sés autant de colosses de trente pieds chacun, représentant
encore Rhamsès le Grand. Sur les parois de cette vaste
salle règne une file de grands bas-reliefs historiques, relatifs
aux conquêtes du Pharaon en Afrique; un bas-relief surtout,
représentant son char de triomphe, accompagné de groupes
de prisonniers nubiens, nègres, etc., de grandeur naturelle,
offre une composition de toute beauté et du plus grand effet.
Les autres salles, et on en compte seize, abondent en beaux
bas-reliefs religieux, offrant des particularités fort curieuses.
Le tout est terminé par un sanctuaire, au fond duquel sont
assises quatre belles statues, bien plus fortes que nature et
d'un très bon travail. Ce groupe, représentant Amon-Ra,
Phré, Phtha, et Rhamsès le Grand assis au milieu d'eux, n'a
été bien dessiné par personne. Le dessin de Gau est ridicule
à côté de l'original.
Après deux heures et demie d'admiration, et ayant vu
tous les bas-reliefs, le besoin de respirer un peu d'air pur se
fit sentir, et il fallut regagner l'entrée de la fournaise en
prenant des précautions pour en sortir. J'endossai deux
gilets de flanelle, un bernons de laine, et mon grand man-
teau, dont on m'enveloppa aussitôt que je fus revenu à la
lumière ; et là, assis auprès d'un des colosses extérieurs dont
l'immense mollet arrêtait le souflle du vent du nord, je me
reposai une demi-heure pour laisser passer la grande trans-
piration. Je regagnai ensuite ma barque, où je suai encore
1. Le D' Ricci avait évalué jadis la température à 52 degrés Rraa-
inur : l'extrême densité de l'air, enfermé depuis des siècles, avait causé
cette erreur que le thermomètre employé par Champollion décela, peu
de temps après que les membres de l'expédition furent entrés pour la
première fois dans le spivis.
BiBL. l'.OYl'T., 1. wxi. 12
178 LETTRES ET JOURNAUX
pendant une heure ou deux. Cette visite expérimentale m'a
prouvé qu'on peut rester deux heures et demie à trois heures
dans l'intérieur du temple sans éprouver aucune gêne de
respiration, mais seulement de l'affaiblissement dans les
jambes et aux jointures; j'en conclus donc qu'à notre retour
nous pourrons dessiner les bas-reliefs historiques, en tra-
vaillant par escouades de quatre (pour ne pas dépenser trop
d'air), et pendant deux heures le matin et deux heures le
soir. Ce sera une rude campagne; mais le résultat en est si
intéressant, les bas-reliefs sont si beaux, que je ferai tout
pour les avoir, ainsi que les légendes complètes. Je compare
la chaleur d'Ibsamboul à celle d'un bain turc, et cette visite
peut amplement nous en tenir lieu.
Nous avons quitté Ibsamboul le 28 au matin. Vers midi,
je fis arrêter à Gh^bel-Addèh, où est un petit temple creusé
dans le roc. La plupart de ses bas-reliefs ont été couverts de
mortier par des chrétiens qui ont décoré cette nouvelle sur-
face de peintures représentant des saints, et surtout saint
Georges à cheval : mais, moi qui étais venu voir des saints
plus anciens, je parvins à constater, en faisant sauter le
mortier, que ce temple avait été dédié à Thoth par le roi
Horus, fils d'Aménophis-Memnon, et je réussis à faire exé-
cuter les dessins de trois bas-reliefs fort intéressants pour
la mythologie. Nous allâmes de là coucher à Faras. Le 29,
un calme presque plat ne nous permit d'avancer que jusques
au delà de Serré, et le 30, à midi, nous sommes enfin ar-
rivés à Oaady-Halfa, à une demi-heure de la seconde cata-
racte, où sont posées nos colonnes d'Hercule.
Vers le coucher du soleil, je fis une promenade à la cata-
racte. — C'est hier seulement que je me mis sérieusement à
l'ouvrage. J'ai trouvé ici, sur la rive occidentale, les débris
do trois édifices, mais des arases qui ne conservent que la fin
des légendes hiéroglyphiques. Le premier, le plus au nord,
était un petit édifice carré, sans sculpture et fort peu im-
portant. Le second, au contraire, m'a beaucoup intéressé;
DE CHAMPOLLION LE JEUNE
179
©
c'était uu temple dont les murs ont été construits en grandes
briques crues, l'intérieur étant soutenu par des piliers en
pierre de grès ou des colonnes de même matière, mais,
comme toutes celles des plus anciennes époques, ces colonnes
étaient semblables au dorique et taillées à pans
très réguliers et peu marqués. C'est là l'ori-
gine incontestable des ordres grecs. Ce pre-
mier temple, dédié à Horammon (Ammon généra-
teur), a été élevé sous le Roi Aménopliis II
lils et successeur de Thoutmosis III (Mœris),
ce que j'ai constaté en faisant fouiller par mes
arabes, avec leurs mains, autour des restes de
et de colonnes où j'apercevais quelques traces V J
gendes hiéroglyphiques. J'ai été assez heureux pour trouver
la fin de la dédicace du temple sur les débris des mon-
tants de la première porte. J'ai de plus découvert, et fait
désensabler avec les mains, une grande stèle engagée dans
une muraille en briques du temple, portant un acte d'a-
doration, et la liste des dons faits au temple par le Roi
Rhamsès I" f^^ , avec trois lignes ajoutées dans le même
marms
piliers
de lé-
but par le
le nom pro
Athothéi
Ci
Pharaon
pre doit
Atho-
r^
son successeur, et dont
se lire J(j(j Tliothéi, ou
this, le Rhathotis et
Ratlioris des listes royales ^^^ et non pas Mandouél
comme je l'ai cru d'abord'. Enfin, sur les indications du
docteur Ricci, nous avons fait fouiller par tous nos équi-
pages, avec pelles et pioches, dans le sanctuaire (ou plutôt
à la place qu'il occupait), et nous y avons trouvé une autre
grande stèle que je connaissais par les dessins du docteur, et
fort importante, puisqu'elle représente le dieu Mandou, une
des grandes divinités de la Nubie, conduisant et livrant au
1. C'est le ciu'touche de Séthos I". II fuL rocoiimi et mis à sa vraie
place par ChampoUion lui-même, pendant l'automne de 1831.
180 LETTRES ET JOURNAUX
roi Osortasen (de la XVP Dynastie) tous les peuples de la
Nubie ( '''= ) avec le nom de chacun d'eux, inscrit dans une
espèce de bouclier attaché à la hgure, agenouillée et liée,
qui représente chacun de ces peuples, au nombre de cinq.
Voici leurs noms, ou plutôt ceux des cantons qu'ils habi-
taient : 1° Schaniik, 2" Osaou, 3° Schôat, 4° Ascharkin,
5° Kôs ; trois autres noms sont entièrement effacés. Quant à
ceux qui restent, je doute qu'on les trouve dans aucun géo-
graphe grec ; il faudrait avoir le Strabon de deux mille ans
avant Jésus-Christ.
Un second temple, mais plus grand, et tout aussi détruit
que le précédent, existe un peu plus au sud : il est du règne
de Thouthmosis III (Mœris), construit également en briques,
avec piliers-colonnes doriques primitifs, et montants de
portes en grès ; c'était le grand temple de la ville égyptienne
de j AAAAAA © Béhéni qui a existé sur cet emplacement, et qui,
d'après l'étendue des débris de poteries répandus sur la
plaine aujourd'hui déserte, paraît avoir été assez grande. Ce
fut sans doute la place forte des Égyptiens pour contenir
les peuples habitant entre la première et la seconde cata-
racte. Ce grand temple était dédié à Amon-Ra et à Phré^
comme la plupart des grands monuments de la Nubie. Voilà
tout ce qui reste à Ouady-Halfa, et c'est plus que je n'at-
tendais à la première inspection des ruines. — Je termine
ici ma lettre, mon cher ami ; c'est Lenormand qui l'appor-
tera en France. Il te communiquera un recueil complet des
inscriptions grecques de Phila3 et de Dakké, etc. Je m'oc-
cuperai des autres en temps et lieu.
Mon dernier sera pour te souhaiter une heureuse année
ainsi qu'à tous les nôtres. Je vous embrasse tous à cette in-
tention,
J.-F. Ch.
P. -S. — Donne de mes nouvelles à ma femme. Dis-lui que
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 181
je lui écrirai d'Ibsamboul, où un de nos courriers doit venir
nous joindre
CHAMPOLLION A M. DACIER
Ouady-Halfa, le V janvier 1829.
Monsieur,
Quoique séparé de vous par les déserts et par toute l'éten-
due de la Méditerranée, je sens le besoin de me joindre, au
moins par la pensée, et de tout cœur, à ceux qui vous offrent
leurs vœux au renouvellement de l'année. Partant du fond
de la Nubie, les miens n'en sont ni moins ardents, ni moins
sincères; je vous prie de les agréer comme un témoignage
du souvenir reconnaissant que je garderai toujours de vos
bontés et de cette affection toute paternelle dont vous voulez
bien nous honorer, mon frère et moi.
Je suis fier maintenant que, ayant suivi le cours du Nil
depuis son embouchure jusques à la seconde cataracte, j'ai
le droit de vous annoncer qu'il n'y a rien à modifier dans
notre Lettre sur Vcdphabet des Jdêi-ogltjphes. Notre alphabet
est bon : il s'applique avec un égal succès, d'abord aux mo-
numents égyptiens du temps des Romains et des Lagides,
et ensuite, ce qui devient d'un bien plus grand intérêt, aux
inscriptions de tous les temples, palais et tombeaux des
époques pharaoniques. Tout légitime donc les encoura-
gements que vous avez bien voulu donner à mes travaux
hiéroglyphiques, dans un temps où l'on n'était nullement
disposé à leur prêter faveur.
Me voici au point extrême de ma navigation vers le midi.
La seconde cataracte m'arrête, d'abord par l'impossibilité
de la faire franchir par mon escadre composée de sept voiles,
et, en second lieu, parce que la famine m'attend au delà, et
182 LETTRES ET JOURNAUX
qu'elle terminerait promptement une pointe imprudente
tentée sur l'Ethiopie. Ce n'est pas à moi de recommencer
Ccimbyse; je suis, d'ailleurs, un peu plus attaché à mes com-
pagnons de voyage qu'il ne l'était probablement aux siens.
Je tourne donc dès aujourd'hui ma proue du côté de l'Egypte
pour redescendre le Nil, en étudiant successivement à fond
les monuments de ses deux rives : je prendrai tous les dé-
tails dignes de quelque intérêt, et, d'après l'idée générale
que je m'en suis formée en montant, la moisson sera des
plus riches et des plus abondantes.
Vers le milieu de février, je serai à Thèbes, car je dois au
moins donner quinze jours au magnifique temple à'Ibsam-
boul, l'une des merveilles de la Nubie, créée par la puis-
sance colossale de Rhamsès-Sésostris, et un mois me suffira
ensuite pour les monuments existants entre la première et
la deuxième cataracte. Philœ a été à peu près épuisée pen-
dant les dix jours que nous y avons passés en remontant le
Nil, et les temples d'Ombos, d'Edfou et d'Esné, si vantés
par la Commission d'Egypte au détriment de ceux de
Thèbes, que ces Messieurs n'ont pas sentis, m'arrêteront
peu de temps, parce que je les ai déjà classés, et que je
trouve, sur des monuments plus anciens et d'un meilleur
style, les détails mythologiques et religieux que je ne veux
puiser qu'à des sources pures. Je me bornerai à recueillir
quelques inscriptions historiques et certains détails de cos-
tume qui sentent la décadence. Malgré cela, il est utile de
les avoir.
Mes portefeuilles sont déjà bien riches : je me fais d'avance
un plaisir de vous mettre successivement sous les yeux toute
la vieille Egypte, religion, histoire, arts et métiers, mœurs
et usages. Une grande partie de mes dessins sont coloriés,
et je ne crains pas d'annoncer qu'ils ne ressemblent en rien
à ceux de notre ami Jomard, parce qu'ils reproduisent le vé-
ritable style des originaux avec une scrupuleuse fidélité. Le
grand Rochette pourra voir si les Égyptiens n'ont jamais
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 183
fait, comme il dit si bien, qiCiui Dieu, quuii Roi et (jiC un
homme, qui n'était ni un homme, ni un Roi, ni un Dieu.
Thèbes tout entière — et ce n'est pas peu dire — est malheu-
reusement une immense protestation contre cette belle
phrase ' .
Je vous prie, monsieur, d'agréer la nouvelle assurance de
mon très respectueux attachement,
J.-F. Champollion le Jeune.
P. S. Rosellini et Duchesne me chargent de vous pré-
senter leurs très respectueux hommages.
CHAMPOLLION A AUGUSTIN THEVENET
Ouacly-Halfa, 1" janvier 1821).
Je t'écris ces trois lignes, mon cher petit, pour te souhaiter
la bonne année, accompagnée de plusieurs autres Je
tenais à te prouver que, malgré les distances, je n'oublie
pas ceux que j'aime; que j'ai beau être au fond de la Nubie,
avoir une barbe de capucin, être habillé comme un Arabe
du désert, ne savoir plus ce que c'est qu'un chapeau ni une
culotte, manger du pilau avec les doigts, fumer trois fois
par jour et boire de l'eau du Nil à discrétion, — tout cela
ne m'est allé qu'à la peau, et je suis toujours, au fond, « Dau-
phinois endiablé^ ».
La seconde cataracte arrête h)ut court mon (>scadr(\
composée de six superl)es l^arcpies à trois lits et d'un vais-
1. Voir ce qu'il en est dit au t. I, p. 130, do cette Corrrsporulancf.
2. C'est 1 epitliète que les royalistes-ultra de, Grenoble, les adver-
saires politiques de Clianipollioii, lui avaient donnée en' 1815.
184 LETTRES ET JOURNAUX
seau amiral à quatre, armé d'une pièce de canon de trois
que m'a prêtée le commandant de la Province d'Esné.
J'aurais eu le projet d'aller plus loin, que force me serait
de re virer de bord, ma caravane de vingt-huit bouches (sans
compter celle du fameux canon) risquant de mourir de faim
au fond de cette triste Nubie; mais c'est ici que j'avais
planté d'avance mes colonnes d'Hercule. Je vais donc redes-
cendre le Nil, en écumant tout ce que je trouverai d'hiéro-
glyphes sur mon passage, — sur les monuments que j'ai
visités en remontant pour m'en former une idée et calculer
le travail d'avance Ma santé s'est soutenue et j'espère
que cela durera, — je suis sobre autant par nécessité que
par vertu et, l'une aidant l'autre, j'éviterai les maladies du
pays. Vous devez grelotter, dans ce moment-ci Chauffez-
vous bien au coin de votre feu et pensez souvent à votre ami
le Nubien ou l'Égyptien
EXTRAIT DU JOURNAL DE VOYAGE
Ouady-Halfa, 30 décembre 1828.
Notre petite escadre est ici depuis le 30 décembre à midi.
Un coup de canon annonça, en arrivant, que nous étions
parvenus au terme de notre ascension niliaque ; la seconde
cataracte était devant nous. On donne le nom de UU- (^:>lj,
Ouady-Halfa, à un canton assez étendu, comme cela se pra-
tique en Nubie où le même nom est donné à toutes les
cahutes éparses dans l'espace de plusieurs milles. Quelques
maisons bâties en terre, sur la lisière de la terre cultivable
de la rive orientale du Nil, servent d'habitation à un cachef
et aux pauvres Nubiens que ce ministre d'un gouvernement
sans règle opprime selon son bon plaisir ; quelques palmiers
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 185
et des sycomores, dont plusieurs sont magnifiques, quelques
acres de dourra et force haricots (loubié/i), forment toute
la richesse de cette malheureuse population qui n'a rien de
commun avec les Arabes, ni pour le langage, ni pour la
physionomie. Leur pauvreté est telle que dix paras leur
semblent une somme. Du reste ils sont bonnes gens et na-
turellement'gais, comme le sont tous les Barabras, dont les
formes sveltes, les physionomies douces et ouvertes, le teint
rouge-brun tirant sur le noir, rappellent tout à fait l'an-
cienne race Égyptienne, dont les Coptes ne conservent aucun
caractère.
Le 30, au déclin du soleil, je passai sur la rive gauche,
pour faire une promenade vers la cataracte et retrouver les
débris de temples qui m'avaient été signalés par le docteur
Ricci. Nous remontâmes, sans les trouver, par un chemin
très difficile (à cause du sable dont il est formé), jusques au
commencement de la cataracte.
Cataracte. — Il ne faut entendre par ce mot qu'une cer-
taine portion du cours du Nil embarrassée par une infinité
de pointes de rochers, les unes à fleur d'eau, les autres s'éle-
vant à des hauteurs diverses, et plusieurs formant des suites
de petits îlots, quelquefois couverts de broussailles et d'ar-
bustes, ce qui donne un aspect fort original à la cataracte.
Les rochers, à travers lesquels le Nil s'est fait jour avec tant
de peine, sont de cette espèce de pierre que nous nommons
serpentine dure, et nullement de basalte, comme on peut le
croire au premier coup d'œil.
Le 31, mieux informé que la veille, je montai sur la
barque de Lenormand, et la fis descendre le fleuve jusques
au-dessous des maisons de Ouady-Halfa, et le réis nous
débarqua, toujours sur la rive occidentale, fort près des
ruines que je désirais examiner. Je reconnus d'abord les
arases d'un temple, puis celles d'un second plus considé-
rable, enfin les débris d'un petit édifice carré et sans impor-
tance.
186 LETTRES ET JOURNAUX
Mais mon but principal étant de retrouver une stèle du
roi Osoriasen, dont je connaissais un dessin fait par le doc-
teur Ricci, je courus à droite et à gauche des ruines, partout
où quelques débris pouvaient me donner l'espoir de la re-
connaître. Je mis en cherche M. Lenormand et M. Du-
chesne, sans oublier mon serviteur arabe Soliman qui, son
mauvais fusil sur l'épaule, se dirigea vers l'intérieur des
terres. Je le suivis, après avoir vu une ruine moderne en
briques crues, et je gagnai le désert. La chaleur était heu-
reusement tempérée par un fort vent du nord, et je pus,
sans beaucoup de fatigue, parcourir cette plaine inculte et
envahie par les sables qui descendent en cascades jusques
dans le fleuve. Souvent, le grès qui forme la base du pays
vient jusques à la surface et reçoit, des rayons du soleil, un
reflet brillant de couleur d'azur. En approchant des monti-
cules coniques qui séparent du désert proprement dit la rive
du Nil aussi désolée que lui, je vis que c'étaient des couches
degrés rougeâtres et bleuâtres en décomposition. Mais ici,
comme dans toute la Nubie depuis Ibrîm, les monticules et
les montagnes affectent des formes tellement régulières
qu'on les prendrait, d'assez près, pour de véritables pyra-
mides, ou pour d'énormes constructions de différents
genres.
Lassé de chercher vainement la stèle d'Osortasen, je re-
tournai aux temples. J'étudiai d'abord les secondes ruines,
dont je rédigeai une notice, et je reconnus que j'étais sur
les débris d'un temple à' Horammon, dont les parties en
pierre (la grande masse étant en briques) remontaient au
règne d'Aménophis II, fils de Thouthmosis III. En écartant
le sable qui recouvre les bases des piliers de cet édifice,
j'aperçus près du mur en briques le haut de deux petites
hgures sculptées de bas-relief dans le creux. Je pensai que
c'était une stèle, et j'en fus bientôt certain. Ayant appelé
les mariniers de la petite barque, ils déblayèrent le bas-re-
lief avec leurs mains, et je trouvai une stèle avec date du
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 187
règne de Rhuinsès P^ plus une addition de son successeur
Ménephtbci. Je m'assurai ensuite que le grand temple voisin
était du temps de Thouthmosis III et dédié au dieu Thotli,
le Roi de Nubie selon les inscriptions de Dakké.
Les autres barques et la dahabiéb vinrent me rejoindre
avec tous les membres de l'expédition ; ils étaient allés à la
cataracte où MM. Lenormand et Duchesne ont gravé, dans
une sorte de stèle, les noms de toute l'expédition française.
Ricci visita les ruines et se rappela que la stèle, objet de mes
premières rechercbes, était dans la troisième salle centrale
du sanctuaire du petit temple. Je fis réunir tous nos mari-
niers, et, les armant pour cette fois de pelles et de pioches
tirées de la dahabiéh, nous trouvâmes en un instant la stèle
si longtemps cherchée.
C'est en efîet un monument historique d'une haute curio-
sité : il rappelle la soumission des peuples de la Nubie au
roi Osortasen de la XVP Dynastie. M'assurant qu'il était
possible d'emporter ce monument, nos mariniers se mirent
à l'ouvrage et, en moins d'une demi-heure, aidés d'une seule
corde, ils eurent traîné ce bloc au bord du Nil. Mon après-
souper fut employé à écrire à mon frère, à M. Dacier, à
M. le vicomte de la Rochefoucauld. Je ne me couchai que
fort avant dans la nuit.
l""^ janvier 1S20. — Le lendemain matin, l'^'' janvier 1820,
les mariniers allèrent au petit temple, et transportèrent sur
la rive la stèle de Rhamsès P^ On embarqua ces deux mo-
numents, celui-ci sur la dahabiéh et l'autre, la stèle d'Osor-
tasen, dans la première banjue toscane, celle de Gaetano'.
1. Le soir du 31 décembre, on était convenu que la stèle d'Osortasen
serait remise à Champollion. Le lendemain matin, pendant que celui-
ci terminait sa correspondance, Ricci, se voyant seul, car Ippolito Ro-
sellini écrivait également, clianirea subitement d'idée et lit transportei-
la stèle dans la barque toscane. CîiampoUion accepta le troc sans rien
dire.
Kn jiiill.-t 18'.»2, 1.' cMpitainc Lyou'^ lit retirer du sable la partie inlé-
188 LETTRES ET JOURNAUX
Pendant cette opération, je terminai mes lettres et les remis
à M. Lenormand, auquel je fis mes adieux \
Nous partîmes tous sur les neuf heures du matin, nos
vergues descendues des mâts, car nous n'avions plus qu'à
suivre le courant. Dès ce moment, nous tournâmes vers le
nord, et j'éprouvai un vif plaisir à suivre cette direction qui
me rapprochait à chaque seconde de Thèbes, et même de
Paris. Nos Barabras saisirent leurs rames, entonnant le chant
de départ, et nous suivîmes la pente du fleuve. Je m'occupai
à rédiger mes notes sur les monuments de Ouady-Halfa, qui
disparurent bientôt à nos regards ainsi que les roches noires
de la cataracte. Notre marche fut retardée par le vent du
nord, assez violent.
Au coucher du soleil, nous prîmes terre à Gharbi-Serré,
situé vis-à-vis un ancien village fortifié, tombant en ruines.
Le cafas qui nous servait de table fut placé sur le haut de
la rive, dans un lieu cultivé et à côté d'une sakièh ou roue
à pots fort criarde, que deux bœufs mettaient en mou-
vement. La chère fut délicieuse pour un souper nubien :
notre cuisinier s'était surpassé, et deux bouteilles de vin de
Saint-Georges, que le tropique avait cependant déjà amor-
ties, donnèrent au repas un certain air de fête tout à fait
convenable pour le premier jour de l'an.
Après souper, distribution des bakschis (étrennes) à nos
domestiques. Tous les membres de l'expédition prirent le
café à bord de la dahabiéh (l'amiral), et nous vidâmes au
succès de l'expédition une bouteille de ratafia de Grenoble.
Je me couchai à onze heures.
2 janvier. — Partis de Gharbi-Serré à six heures et demi,
nous avons assez bien cheminé, le vent du nord s'étant calmé
pendant la nuit. Bientôt on a dépassé Faras et son île, et, à
rieure de cette importante stèle et l'envoya de sa propre autorité au
Musée de Florence ; cf. le Bessarione, vol. IX, p. 419-428.
1. Dès son départ de Paris, Champollion savait que Lenormant l'ac-
compagnerait seulement jusqu'à Wadi-Halfa.
DE CtlAMPOLLION LE JEUNE 189
onze heures et demie, nous avons débarqué sur la rive orien-
tale pour chercher les excavations de Maschakit, sachant
qu'elles étaient un peu plus bas que l'endroit où nous étions
descendus. Rentrant dans notre barque, nous avons côtoyé
le rivage jusques à la montagne la plus prochaine, où nous
avons trouvé ce que nous cherchions. C'étaient de fort pe-
tites choses, mais fort intéressantes sous plusieurs rapports.
Il a fallu, nous cramponnant aux anfractuosités, escalader
jusques à une assez grande hauteur la roche de grès presque
à pic sur le fleuve. Là, j'ai trouvé un spéos consacré à
Anouké par le prince éthiopien Poéri, ami et compagnon
de Rhamsès le Grand, et quelques stèles et inscriptions.
Pendant que je copiais les inscriptions et faisais dessiner
les bas-reliefs par MM. L'hôte et Ricci, le vent du nord,
qui s'était levé un peu avant notre arrivée au pied de la
roche, se renforça, et une espèce d'ouragan se déclara tout
à coup. Nous avions heureusement terminé notre travail,
et, étant rentrés dans nos barques, on chemina pendant une
demi-heure dans l'espoir que le courant l'emporterait sur
la violence du vent contraire. Mais le schémali devint fu-
rieux, le Nil moutonna comme la mer, et de grandes vagues
s'élevèrent. Notre pauvre dahabiéh fut ballottée de telle ma-
nière que j'éprouvai comme les atteintes du mal de mer.
Enfin la tourmente nous contraignit de gagner le rivage.
On s'arrêta sur la rive orientale, et nous vîmes, en y arri-
vant, que nos petites barques s'étaient aussi arrêtées un peu
plus bas, ne pouvant continuer leur route vers Ibsamboul,
où elles devaient se rendre, tandis que nous étudierions
Maschakit.
Nous amarrâmes vis-à-vis le spéos de Ghébel-Addèh, dis-
tant de Maschakit d'une demi-heure de chemin, et qui en
est séparé par une troisième grande colline, au sommet de
laquelle sont les ruines modernes d'Addèh, qui parait avoir
été une villolte assez considérable. C'est là sans doute la
position de la bourgade Egyptienne nommée (1 „ ©
1 AAAAAA <. ;> \/
19() LETTRES ET JOURNAUX
Amenlicri, puisque ce nom local se retrouve dans le temple
de Thotli à Ghébel-Addèh, au nord de ces ruines, et dans
le spéos de Maschakit, au midi.
Le schêmali souffla pendant tout le reste de la journée, le
soleil se coucha sans en diminuer la violence. La nuit fut
aussi orageuse que le jour, mais bien plus triste, car, pen-
dant que le soleil était sur l'horizon, nous avions au moins
le plaisir de contempler un impo.'r^ant spectacle : le Nil en
fureur battant le rivage, le disque solaire obscurci par les
nuages blanchâtres de sables que le vent soulevait, et à tra-
vers lesquels on apercevait, se détachant en gris sombre, les
montagnes isolées et si pittoresques de la rive orientale,
enfin, au nord, l'énorme rocher d'Ibsamboul avec son fleuve
de sable doré, se précipitant dans le Nil comme une énorme
cascade.
3 janvier. — Le vent s'étant un peu calmé, nous par-
tîmes à six heures du matin, et en une heure et un quart
ma dahabiéh s'est amarrée au pied du temple d'Hathor à
Ibsamboul. J'ai passé une fort mauvaise nuit, et je me suis
réveillé, au moment du départ, avec une attaque de goutte
au genou droit. Cela me contrarie d'autant plus qu'il y a
de si belles choses à faire à Ibsamboul ! Mais patience.
Ayant oublié mon attirail de goutte à Thèbes et usé la coiffe
de taffetas gommé de mon éponge pour guérir ma goutte
de Phihe, je dépouille pour celle d'Ibsamboul l'éponge de
M. Lehoux.
On s'occupa, en débarquant ici (où nous avons trouvé la
barque de nos caouas, arrivée hier au soir malgré l'orage),
d'assurer, par des poutres et des planches, le trou par le-
quel on pénètre dans le grand temple. Les Nubiens ne
l'avaient pas recomblé depuis notre première visite, ce qu'ils
font cependant d'habitude pour avoir occasion de gagner un
bakschis à l'arrivée de cliaque voyageur. Ils ont même
voulu, en pareille occurrence, imposer une contribution de
vingt piastres au capitaine Reynier, de la marine britan-
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 191
nique, lequel visita Ibsamboul quelques jours avant nous.
L'entrée fut jugée sûre et praticable vers midi, et, à trois
heures, une première escouade entra dans le temple pour y
dessiner les bas-reliefs. On y fit aussi des observations ba-
rométriques, et le thermomètre ne marqua, à Tétonnement
général, que vingt-huit degrés Réaumur au plus. Le ca-
pitaine Reynier et même Ricci nous avaient parlé, l'un de
cinquante-deux degrés Réaumur, l'autre de plus de cent
degrés Fahrenheit, et, lorsque j'entrai dans le temple en
remontant le Nil, la clialeur m'avait paru si forte et je suai
d'une telle façon, que les cinquante-deux degrés me parais-
saient fort croyables : toutefois les thermomètres ne dé-
passent pas vingt-huit et il faut les croire. On doit donc
attribuer l'impression continue de très forte chaleur, qu'on
éprouve dans cette magnifique excavation, au contraste,
toujours très marqué, entre l'état de l'atmosphère au dehors
et son état au dedans, où aucune espèce d'agitation ou d'ac-
tion des vents ne se fait sentir et ne soulage instantanément
le patient, comme il arrive d'ordinaire à l'air libre.
Pendant qu'on opérait dans le temple, je soignais ma
goutte et mettais en ordre mes notes depuis Ouady-Halfa.
J'en fus distrait par une rixe entre un des mariniers de la
barque qui portait la cuisine, et son réis, espèce de niais
qui se laisse dominer par ses gens : j'envoyai le drogman
^Boutros aux informations, et, sur son rapport, une baston-
nade fut administrée au mutin par un de nos caouas, avec
menace de le chasser à la première plainte que l'on porterait
encore contre lui.
Nos jeunes gens rentreront dans l'état où l'on sort d'un
bain arabe, tous en sueur, mais rapportant les premiers
croquis des superbes bas-reliefs historiques de la grande
salle du grand temple.
4 janvier. — La seconde division, composée do MM. Du-
cliesnc, Bcrtin et L'hôte, la goutte ne me permettant pas
encore de marcher, est entrée dans le temple sur les neuf
192 LETTRES ET JOURNAUX
heures et demie et en est sortie à onze lieures et demie. Le
thermomètre marquait un ou deux degrés de moins que la
veille. Après midi, la première division est allée passer la
fournaise et a continué le travail de la veille. J'ai employé
mon temps à extraire des notes pour mon dictionnaire hié-
roglyphique, et à entendre les doléances de l'excellent pro-
fesseur Raddi, auquel on a joué un tour mortel pour un
naturaliste aussi zélé que lui. Il avait couru, pendant que
nous étions à Ouady-Halfa, tous les environs de la cataracte,
en choisissant de beaux et gros échantillons de toutes les
roches qui la forment; ne consultant que son zèle, il avait
porté lui-même assez loin ses lourdes richesses, et en avait
rempli une grande couffe choisie à cet efïet. Il chargea donc
un de ses mariniers de transporter la couffe à sa barque,
mais le malencontreux Barabra, trouvant bientôt que le
fardeau était trop pesant, se mit à l'alléger considérablement
en jetant les plus gros et les plus beaux échantillons, jus-
tement ceux qui avaient coûté tant de sueur au naturaliste,
et dont la possession le flattait le plus. Ce n'est qu'aujour-
d'hui, en voulant classer ses roches, qu'il s'est aperçu de
l'énorme déficit. Le Barabra, accablé de reproches, a tou-
jours soutenu qu'on trouvait des pierres par toute la Nubie,
et qu'il ne valait pas la peine de tant crier pour cela.
5 Janvier. — Je me suis levé encore avec la goutte au
genou et une douleur vague sur le côté externe du pied
gauche. J'ai donc gardé le lit, mais, pour employer le temps,
j'ai fait prendre, aussi bien qu'il a été possible, dans le
grand temple, une empreinte en papier de la grande stèle
sculptée sur un massif élevé entre le troisième et le qua-
trième colosse de la rangée de droite, vers le sécos. On
m'apporta les sept premières lignes dont je fis une copie, en
laissant en lacune les caractères indécis, pour les prendre
moi-même sur l'original, lorsque mes jambes me permet-
tront d'entrer dans le temple. Ce monument est d'autant
plus curieux qu'il contient un décret du dieu Phtha en
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 193
l'honneur de son fils bien aimé, Rhamsès le Grand. Nos
jeunes gens continuèrent leurs dessins des bas-reliefs histo-
riques.
6 janvier. — Ma goutte étant considérablement calmée,
je fis le projet d'entrer enfin dans le grand temple et de
revoir cette merveilleuse excavation. Il fallait songer à re-
lever surtout les légendes hiéroglyphiques, explicatives des
bas-reliefs historiques que l'on dessinait avec toutes les cou-
leurs. Je sortis donc à deux heures après midi, et je fis, sou-
tenu par Mohammed et le caouas Ahmed- Aga, le chemin
pénible qui séparait ma dahabiéh de l'entrée du grand temple.
Je me reposai quelques instants, pour laisser passer ma
sueur, au pied du grand colosse de gauche : après quoi, me
déshabillant presque entièrement, et ne gardant qu'un ca-
leçon, la chemise et mes bas de laine, je descendis dans la
fournaise dont l'extrême chaleur surprend toujours dans les
premiers moments, mais, la transpiration s'établissant bien-
tôt et la sueur ruisselant de tous les membres, on se sent
plus à l'aise. Je commençai alors mon exploration. Après
avoir vérifié et corrigé, en me servant souvent d'une échelle,
les inscriptions des bas-reliefs de droite, copiées par Rosel-
lini, je commençai le relevé de celles de gauche, et débutai
par la grande inscription du tableau dans lequel on annonce
à Rhamsès que les ennemis attaquent ses lignes et que son
char de bataille est préparé. Je vérifiai ensuite plusieurs
points douteux dans les dessins des bas-reliefs, et sortis du
temple à quatre heures et quart. J'eus soin de me couvrir
avec excès, et c'est le mot, lorsqu'on charge son corps d'une
chemise, deux gilets de flanelle, une redingote croisée, un
bernons et un ample manteau de drap, sans compter une
ceinture arabe sur la redingote et de bons pantalons de drap
par-dessous. Aussi, je fis le trajet du temple à la barque sans
ressentir la moindre atteinte d'un vent du nord très violent
et glacé qui soufflait dans ce moment-là. Je restai étendu
sur ma couchette pendant deux heures, suant à bénédiction,
UiBL. ÙGYPT., T. NXXI. 13
194 LETTRES ET JOURNAUX
ce qui, j'espère, me délivrera pour quelque temps de mes
douleurs de goutte.
7 janvier. — J'ai continué la copie du décret de Plitlia,
d'après les frappés en papier qu'on m'apportait du temple.
Après le coucher du soleil, je suis allé copier les légendes de
plusieurs stèles en l'honneur de Rhamsès le Grand, qui
sont sculptées sur les rochers au nord du temple d'Hatlior.
Pendant la soirée, au moment où je faisais une partie
d'échecs', on introduisit sous notre tente un Nubien d'une
magnifique figure, coiffé comme les Pharaons dans certains
bas-reliefs, la chevelure divisée en une infinité de mèches,
contournées en tire-bouchon et formant une sorte de per-
ruque d'un galbe exactement pareil à celui des coiffures
égyptiennes antiques. Ses traits, pleins de douceur et de
noblesse, rappelaient ceux des Rhamsès sur les monuments
voisins. Vêtu d'une longue robe bleue recouverte d'un man-
teau blanc, ce Barabra, natif de l'île d'Argo près de Don-
gola, n'avait point de barbe et nous parut fort jeune. C'était
un rhapsode : aussi tenait-il à la main une lyre de forme
parfaitement antique, ft==n et dont la caisse sonore res-
semblait à la carapace j|((l|(| tle tortue, dont il est dit que
Thoth-Hermès com- (|||jlll posa la première lyre inven-
tée. Le nouvel Orphée bM» s'assit au milieu de nous, et
on l'invita à nous don- ^^y ner des preuves de son ta-
lent. Dès qu'il eut accordé son instrument, il joua quelques
airs sauvages et d'une mesure très vive. Ensuite il chanta,
en s'accompagnant de sa lyre, un long récit versifié des cam-
pagnes d'Ismaïl-Pacha et d'Ibrahim-Pacha dans le Sennâar,
à Chagui et dans le Kordofan. Plusieurs strophes décri-
vaient le passage des barques canonnières franchissant la
deuxième cataracte (chose inouïe), tirées par les braves du
Nizam-Gedid. Venait ensuite la nomenclature des chefs, de
1. Le petit damier en carton, fait par « l'Égyptien » pendant le
voyage sur mer et dédié à Amon-Ra, existe encore.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 195
tous les officiers du Pacha, comme dans la revue de V Iliade.
Il n'oublia point surtout de nommer les officiers européens de
l'expédition, et consacra une strophe au féroce Mohammed-
Bey-Defterdar, qui a fait couper douze cents têtes au Sen-
nâar pour venger la mort tragique d'Ismaïl. Il termina la
séance en improvisant une longue chanson en mon honneur,
où il disait que j'étais venu du pays de Roum (rEurupe^ :
^n-Xll JM— !l j.« (^U (( Tu viens de la grande cataracte,
^u»-!! l]:>% j-« » de nos pays si lointains,
jrv.Jsjl ù^J''£^ ^'j^ " dans le grand galion,
-^r'^' Jrr' ^^ " sous la grande montagne,
jiivjl LJIj\^ » toi notre grand général,
^^vjl J\A^ ^2 j )) envoyé par un puissant monarque.
J^,.M^)I J^ ^^ ^Jj 1) Il a aborde sous la montagne d'Ib-
[samboul,
j^^J] jj? ^^ » revùtu d'une pelisse de Sammour,
ju_^a!I j\t ^j"^ » ceint d'un châle de cachemire,
jxfj\ Ulji>- » notre grand général,
^njCjl Ù'LL- J5j » mandataire d'un puissant monar-
[quc », etc.
Ayant compris, pendant son improvisation, que le doc-
teur Ricci, notre hakim, était près de lui appuyé contre
une malle verte, le poète lui adressa sur-le-champ ce couplet :
■^}r^ (î _ *' O grand médecin,
jxfj\ ^j-y:.^ w-^ )» assis prés du la grande malle!
196 LETTRES ET JOURNAUX
ju<jl ^l* d}^.«\ » prends la grande clef,
jvij! Jja^ ^*l » ouvre la grande malle
j\tir Ji^^'^ «Sli» » et tires-en pour moi un grand bak-
*^ [schis. »
Enfin, au moment où, sur mon ordre, notre drogman
ouvrit sa cassette pour y prendre le talari de bakschis que
nous voulions donner au poète, il s'écria :
jrviCjl c^s^j ^ « 0 grand drogman
>iul rA.^« vfi— U )) qui tiens la clef du chef,
jtiol Jj-UiJ» ^1 )) ouvre la grande malle,
ju5jI ^j-Ij vIjU^ » et, par la vie et la tête de ton chef,
J^
S , ^-^îT /C-l^' >' donne-moi un bakschis considéra-
[blc. ))
ct:--^ <5
L'improvisateur nubien se retira fort content de sa séance,
et nous allâmes nous coucher, rassasiés de louanges et des
parfums exhalés de la perruque de notre nouveau barde.
Sjanmer. — J'ai continué la copie du décret de Phtlia,
sur les empreintes en papier portées du grand temple. Un
Nubien est venu nous offrir une jeune gazelle, qu'il avait
forcée à la course dans les montagnes voisines de Ouady-
Halfa; nous en avons fait l'emplette pour vingt piastres. Le
petit animal est fort doux, mais encore un peu farouche;
(h'.ns peu de jours il sera familiarisé avec le bruit et les em-
barras de la dahabiéh.
0 janvier. — J'ai terminé la copie du décret de Phtha,
d'après les empreintes qui, étant mal prises par Abd-el-
Ouahed, malgré l'intelligence remarquable de ce jeune Bara-
bra do l^liike, et chargées de stuc colorié, m'ont contraint
de laisser beaucoup de lacunes. Le soir, à une heure et demie,
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 197
je suis entré dans le grand temple avec les précautions ordi-
naires; je n'ai pas trouvé que la chaleur fût plus étouffante
qu'à l'ordinaire. Je crois que ces salles, que l'on peut consi-
dérer, dans l'état actuel, comme souterraines, restent presque
constamment au même degré de température, et que, ni le
séjour que nous y faisions, ni le grand nombre de bougies
et de lampes que nous y tenons allumées, n'influent que fort
peu sur l'état de l'atmosphère du temple. J'y travaillai
jusques à quatre heures et quart; je fus forcé par épuisement
de sortir au plus vite. Je copiai quinze colonnes de l'inscrip-
tion du grand bas-relief de la paroi de droite, je collation-
nai les six premières lignes du décret de Phtha sur l'original
encore en fort bon état. Je rentrai dans la dahabiéh, chargé
d'habillements, et, après avoir sué deux heures, je me trouvai
soulagé de quelques ressentiments de goutte, éprouvés au
genou droit et au pied gauche avant d'entrer dans le grand
temple. On a continué les dessins de la paroi de droite.
10 janvier. — Je suis monté, dans la matinée, sur la
barque de nos caouas, et j'ai ordonné au réis de nous con-
duire, en remontant le Nil à la corde, jusques au pied de la
montagne d'Ibsamboul, afin d'examiner toute la partie du
rocher dont le fleuve baigne et mine la base. J'avais remar-
qué, en revenant de Ouady-Halfa, plusieurs stèles sculptées
sur cette partie de la montagne, mais à une hauteur telle,
qu'il était physiquement impossible d'y atteindre pour les
dessiner, parce que le rocher est à pic sur le Nil et n'ofïre
aucune anfractuosité dont on puisse profiter pour l'escalader.
J'avais calculé juste en prenant le parti d'aller, sur le fleuve,
me placer en face des stèles, car je pus, sans beaucoup de
peine, en copier les curieuses inscriptions à l'aide d'une
grande lunette et d'une petite. Ces stèles sont des monuments
qui rappellent divers hommages de princes éthiopiens et de
chefs nubiens à Rliamsès le Grand ou à l'un de ses succes-
seurs, Ménephtha IV. Sur les trois heures, je me suis rendu
devant le grand temple, pour faire la notice descriptive de
198 LETTRES ET JOURNAUX
toute la façade extérieure, dont je copiai les inscriptions.
11 janvier. — J'ai employé la journée à remettre au net
les inscriptions des tableaux historiques, afin qu'on les place
sur les dessins auxquels elles appartiennent, sans commettre
toutes les erreurs et les travestissements si multipliés qui
se trouvent dans les dessins déjà connus.
J'ai aussi continué la notice du grand temple. Le vent du
nord était aujourd'hui d'une violence extraordinaire. Un
courrier est arrivé du Caire; il a porté des lettres pour les
Toscans et rien à mon adresse. Le soir, promenade sur les
rochers, au bord du Nil.
12 janvier. — J'ai employé la matinée à écrire à mon
frère, à Violi, et continué, d'après les empreintes, à prendre
le canevas de la seconde partie de la légende des bas-reliefs
de la paroi droite du temple.
13 janvier. — Une heure après mon déjeuner (la bava-
roise nubienne), je suis entré dans le grand temple, où j'ai
extraordinairement sué, mais sans éprouver aucune gêne
dans la respiration, ni beaucoup de lassitude dans les arti-
culations : j'ai collationné sur l'original une petite portion
des légendes de la paroi de droite, et vingt-six lignes de la
grande stèle contenant le décret de Phtha. Ce travail étant
terminé, j'ai regagné la barque après plus de trois heures
de fatigue dans cette atmosphère embrasée ; et cependant
je me sentais mieux en sortant qu'au moment où je m'étais
glissé dans le temple. Le vent du nord soufflant avec vio-
lence a produit, à ma sortie, une impression fort doulou-
reuse sur mes yeux et mes dents. Je me suis à l'instant
couvert la face avec mon manteau, et, guidé par Soliman,
j'ai gagné la dahabiéh en trébuchant à chaque pas sur la pente
sablonneuse et mouvante qui sépare le temple du rivage où
nos barques sont amarrées. Après mon dîner et ma sieste,
j'ai mis un peu d'ordre dans mes notices des monuments de
Nubie.
14 janvier. — Je me suis levé de fort bonne heure. Sur
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 199
une indication d'Angelelli et de Salvador Cherubini, j'ai
gravi la montagne sablonneuse au nord du temple d'Hat-
hor, pour aller examiner des inscriptions gravées sur le
rocher, à une fort grande hauteur au-dessus du Nil. J'ai
copié deux inscriptions onomastiques, c'est-à-dire ne conte-
nant que les noms et titres de deux basilicogrammates qui,
en passant par ces rochers, avaient cru devoir y faire
sculpter leur légende commençant par ;^; a fait par »
(fecit), comme toutes les inscriptions de ce genre. Quelques
tailles, la disposition du rocher et ces inscriptions me firent
présumer que le sable accumulé sur cette petite plate-forme
pouvait caclier quelque spéos : nous y fîmes travailler six
Nubiens, qui, malgré leurs efforts et la vertu de la chanson
Daïm-allah-Daïm-allah, ne trouvèrent absolument que le
roc dans sa pureté primitive. Je rentrai pour déjeuner dans
la dahabiéh ; après quoi, je me rendis au grand temple, où
j'entrai pour faire la notice de tous les bas-reliefs qui dé-
corent les huit piliers delà grande salle. Je sortis après deux
heures et demie de travail sans éprouver de sensation à l'air
extérieur, parce qu'aucun vent ne soufflait dans cet instant-
là. Après mon dîner, j'ai écrit à MM. Drovetti, Lavison et
Acerbi, sous la date du 12.
15 janvier. — Ce matin, le Nubien qui nous a vendu la
gazelle a voulu nous céder un crocodile qu'il avait tué d'un
coup de fusil qui frappa sur la nuque; nous avons refusé
l'acquisition, parce qu'il avait vidé l'animal et jeté les os et
la chair. Ce crocodile, d'environ six pieds, était vert éteint,
et chaque écaille paraissait sillonnée de raies noires dispo-
sées en rosette; le dessous du ventre tirait sur le jaune. Il
présentait absolument tous les détails de couleur que les
Égyptiens donnaient à son image cmi)loyée dans les inscrip-
tions hiéroglyphiques. Je suis ensuite allé dans le grand
temple, où j'ai travaillé à la notice des bas-reliefs des deux
salles latérales du côté du sud. J'ai relevé les sujets qui
décorent les piliers de la seconde salle. La chaleur ne m'a
200 LKTTRES ET JOURNAUX
point paru plus intense que les autres jours, quoiqu'on ait
tenu constamment dans le temple des chandelles allumées
et des lampes, sans compter la consommation d'air d'une
douzaine de travailleurs ou de domestiques. J'ai seulement
observé que, dans les salles latérales, on sue bien plus abon-
damment que dans la grande et les deux autres sur l'axe du
temple. Après dîner, j'ai vérifié et copié les inscriptions de
quelques stèles au nord du temple d'Hathor. Dans la soirée,
promenade du côté du grand temple : l'effet des colosses
par le clair de lune est admirable.
16 janvier. — Je me suis levé de très bonne heure pour
terminer quelques lettres. Aussitôt que M. Bertin, qui était
entré dans le grand temple pour achever la dernière feuille
de la paroi de droite, a été rentré dans sa barque, on a com-
mencé les préparatifs de départ. Tous les dessins des ta-
bleaux historiques étant achevés, grâce au courage et au
zèle de nos jeunes gens, et ayant moi-même recueilli toutes
les notes nécessaires sur le reste de la décoration du temple,
notre séjour à Ibsamboul devenait inutile. On a donc démoli
l'échafaudage en planches qu'on avait dressé pour soutenir
les sables, et les empêcher de nous ensevelir dans le temple
pendant que nous y travaillions. Aussitôt la masse s'est
précipitée sur la porte du temple et l'a couverte à plus de
six pieds au-dessus de la corniche. Des masses de pierre, qui
chargeaient le monticule élevé devant les deux colosses du
nord, ont suivi les sables et obstruent maintenant l'entrée
du temple, qu'on ne pourra dégager désormais qu'avec quatre
ou cinq jours de travail. Cela est fâcheux pour les curieux
qui nous succéderont, mais ce n'est point notre faute.
Sur les une heure après midi, les barques, bannières dé-
ployées, se sont éloignées du rivage aux cris des Nubiens
qui entonnaient en chœur la chanson du départ ; arrivé au
milieu du fleuve, j'ai examiné pour la dernière fois le
temple d'Hathor, dont l'ensemble gagne infiniment à être
▼u à distance, parce qu'on saisit alors la masse entière des
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 2()1
six colosses, d'un travail véritablement fort remarquable.
J'ai dit adieu aux énormes statues de la façade du grand
temple, dont la masse gigantesque grandit à mesure qu'on
s'éloigne. Je n'ai pu me défendre d'un sentiment de tristesse
en quittant ainsi pour toujours, selon toute apparence, ce
beau monument, le premier temple dont je m'éloigne pour
ne plus le revoir.
Le vent du nord étant fort léger aujourd'hui, nous avons
descendu le fleuve assez rapidement. La rive droite et la
rive gauche, au-dessous d'Ibsamboul, présentent un même
aspect de désolation : quelques petites bandes de terre, culti-
vées en dourra, haricots ou ricin, se montrent çà et là sur
le bord du Nil, dans lequel le sable jaune doré arrive de
toute part, après avoir enseveli des monticules de grès dont
les pointes noircies s'élèvent de loin en loin et annoncent le
désert dans toute son horreur.
Un crocodile fort long était endormi sur un îlot près
duquel ma barque a passé. Le docteur Ricci a envoyé un
coup de fusil au monstre, dans le moment même où il ren-
trait dans le fleuve : la balle a certainement atteint son but,
car le crocodile a fait deux ou trois mouvements convulsifs
avant de disparaître, mais, n'étant pas mortellement blessé,
il n'a plus reparu à la surface de l'eau.
Un peu plus loin, en tournant le coude que le Nil fait à
l'est, on m'a annoncé un courrier; une barque a été le
prendre sur la rive orientale, et l'a conduit à mon bord. Il
m'apportait une lettre de mon frère, venue par M. Darcet
fils, laissée à Assouan par Pariset, et ({ue Mansour, notre
factotum à la première cataracte, m'envoyait avec des lettres
de Msarra et de Lenormand. La nuit étant venue, on s'est
arrêté sur la rive droite, à Névé, un peu plus bas que Four-
goundi, pour dîner sur le rivage et au clair de la lune.
On a continué la route jusques vers une heure du matin,
par le plus beau clair de lune imaginable.
17 janvier. — Au lever du soleil, on se trouvait eu vue
202 LETTRES ET JOURNAUX
QVIbrîm >0',1, la Priinis des géographes anciens, la dernière
}30sition bien connue par eux en Nubie, et passé laquelle il
ne parait point que la domination des Ptolémées et des em-
pereurs ait eu quelque consistance. Ibrîm est intéressant par
son aspect sauvage. C'est une montagne assez élevée, coupée
à pic sur le fleuve qui en ronge la base; au sommet, pa-
raissent encore les ruines d'une forteresse très étendue, bâtie
par le sultan Sélim, qui, après avoir conquis le pays, y avait
établi une espèce de garnison-colonie, composée d'Arnautcs.
Ce fort a été l'un des derniers refuges des Mamlouks. Le
Pacha actuel les y a assiégés et forcés. Depuis cette époque
la forteresse fut abandonnée et n'est plus qu'un monceau de
raines.
Dans le flanc de la roche d'Ibrim existent quatre petits
spéos d'un assez grand intérêt, puisqu'ils remontent aux
règnes des rois Thouthmosis II et Thouthmosis III, de son
fils Aménôthph II et de Rhamsès le Grand; ils ont été
creusés par des princes, l'un d'eux Éthiopien, gouverneurs
du pays, et qui semblent rappeler les honneurs rendus à ces
Pharaons lors de leur passage à Ibrîm. Le premier de ces
spéos est ce que j'ai vu de plus ancien en Nubie; on n'ar-
rive à ces excavations qu'en barque, et on n'entre dans la
plupart qu'au moyen d'échelles. Muni de cet engin, je les
visitai avec soin. Le bas du rocher nous laissant assez de
place pour organiser notre table (un cafas), nous y dînâmes
de fort bon appétit. On s'embarqua immédiatement après
pour continuer le voyage.
Sur les quatre heures, avant d'arriver à l'île d'Artiga,
nous aperçûmes sur une grande île de sable un fort grand cro-
codile, endormi au soleil. Nous remontâmes le courant pour
débarquer le docteur Ricci et M. L'hôte, qui, armés de leur
fusil, se dirigèrent avec précaution vers le monstre, mais il
se jeta bientôt dans le Nil, averti par les cris des oies qui
l'environnaient, et qui s'enfuirent à l'approche de nos chas-
DE CIIAMPOLLION LE JEUNE 203
seurs. Mes Nubiens assurent (juc ces oiseaux servent de
sentinelles et d'espions aux crocodiles.
Ainsi déçus, pour la vingtième fois, du doux espoir de
manger une giillade de crocodile, nous continuâmes de
descendre le fleuve, et nos mariniers se firent un point
d'honneur de rattraper les autres barques déjà avancées
pendant la chasse de l'amphibie.
Il s'établit aussitôt un combat de vitesse entre la dahabiéh
et les barques. Dès que celles-ci s'aperçurent du dessein de
les dépasser, les coups de rames, les cris des mariniers, les
épigrammes qu'ils se lançaient, les uns en arabe, les autres
en barabra, tout cela produisit un vacarme capable de trou-
bler au loin le repos de tous les habitants du désert. Mais
ce bruit avait cela de bon que nous avancions avec rapidité.
La nuit étant venue, on poursuivit la route, parce que je
voulais arriver à Derri ce jour-là même. La lune nous prê-
tait sa lumière, et en Nubie on voyait certainement aussi
bien à huit heures du soir qu'on y avait vu, ce jour-là même,
à Paris, en plein midi. Les mariniers continuaient de ramer
avec ardeur et le réis Douchi les soutenait en chantant
diverses chansons, dont l'équipage répétait en chœur le re-
frain. En voici une, dont l'air est assez vif et ne manque pas
d'un certain agrément :
J-[ ^* p» J:^l ^^. >>*
etc Ij^ J, J^ l«
204 LETTRES ET JOURNAUX
etc lj*jû
4.>- ,?- l^ ^ «?
etc \yj^
jl;^ 4?-U l«
k_jla^!l aIi jJJ)
^>l i,^ pï
etc.
'3-*
ù'^i i-, p;
ùlj-l *r-U l.
6l_,-; -Vl; Si
.A »^^- r>'
etc.
1-..*
L-L ^^j U
^<ly L-, py ^:;-l l^- (-y
etc \j^fi>
,b. b p;
Cette chanson, fort en vogue parmi les mariniers d'Egypte
et de Nubie, compte autant de couplets que Timagination
de ceux qui la chantent peut en inventer sur chacune des
villes et des villages de ces deux contrées : c'est la chanson
aux mille couplets. On la termine ordinairement par la
strophe sur le pays natal du réis de la barque, et on y
amène son éloge le plus adroitement qu'on peut.
On arriva à Derri, ,_$;:>, sur les sept heures et demie du soir.
La table fut établie sur le rivage, au pied des magnifiques
palmiers dont il est parsemé et qui, s'élevant de cinquante à
soixante pieds de hauteur, sont les plus beaux que j'aie
encore eu Foccasion de voir pendant mon voyage. La lune
DÉ CHAMPOLLION LE JEUNE 205
répandait une grande clarté, et nous soupâmes fort gaiement,
entourés des habitants de Derri que la curiosité attirait au-
tour de nous, à cette heure vraiment indue pour le pays,
car, après le café, j'allai me promener dans la ville et ne
rencontrai personne dans les rues, si l'on peut donner ce
nom à l'intervalle, souvent planté, qui sépare les maisons et
leurs enclos les uns des autres. Çà et là sont de superbes
sycomores de la plus belle venue et couverts d'un feuillage
touffu, sous lequel on trouve un ombrage délicieux pendant
la chaleur du jour. Le plus beau existe près de la maison
du cachef . Un groupe de ces grands arbres décore la grande
place, sur un côté de laquelle est la mosquée bâtie en
briques de couleur. En face existe un petit édifice nommé
Sébil J^^, et destiné à recevoir les djellabis (marchands en
caravane) qui arrivent du Sennàar ou du Soudan. C'est une
construction carrée à arcades, ce qui lui donne tout à fait
l'air d'un four à double bouche; il est d'ailleurs crépi à
chaux blanche. J'aperçus en passant, dans ma promenade
nocturne, et à la lueur du feu qui éclairait l'intérieur de
ces deux fours, plusieurs djellabis couchés pêle-mêle avec
leurs esclaves noirs des deux sexes, qu'ils amenaient du
Bournou ou du Khordofan. C'était un spectacle dont j'es-
sayerais vainement de donner une idée.
Revenu près de nos barques et m'étant assis seul sur le
bord du Nil au pied d'un palmier, je fus bientôt accosté par
trois Derriens, vêtus d'une ample robe de toile blanche, à
chevelure nattée, lesquels s'accroupirent autour de moi sur
leurs talons, un grand bâton blanc reposant sur leurs épaules.
Ils gardèrent pendant un bon quart d'heure un silence par-
fait : c'était une politesse. Enfin, le plus huppé se hasarda
de me demander si je voulais acheter de l'eau-de-vie (arcuji) :
ayant su que c'était de l'eau-de-vie de dattes, je répondis
que je n'en avais pas besoin. La conversation étant ainsi
engagée, j'interrogeai le Nubien sur le nombre des i:)almiers
206 LETTRES ET .lOUHNAUX
que l'on comptait dans le canton; il m'assura qu'il yen exis-
tait 700.000 (sauf exagération), et que chaque pied, pro-
ductif ou non, vert ou sec, payait 25 paras d'imposition
annuelle au Pacha. Je savais qu'en Egypte cet impôt-là
montait jusques à 65 paras pour les petits et 80 pour les
grands palmiers, productifs ou non. Je demandai la raison
de cotte différence, qui m'étonna, puisque les palmiers do
Nubie me semblaient plus beaux et plus grands que ceux
d'Egypte, et les dattes beaucoup meilleures. On me répondit
qu'en Nubie la grande masse des palmiers se composait de
pieds mâles, et que, les palmiers femelles ou dattiers étant
moins nombreux proportionnellement qu'au-dessous des ca-
taractes, le gouvernement avait eu égard à cette circon-
stance; toutefois les 25 paras par pied suffisent pour ruiner
le pays et tenir les habitants dans la misère, parce qu'ici
comme en Egypte, après avoir perçu l'impôt sur l'arbre, les
agents du gouvernement fixent eux-mêmes le prix des
dattes.
18 janvier. — On se rendit de très bon matin au temple
creusé dans la montagne, à l'est, et à quelques pas des mai-
sons de la ville. Ce temple a été dédié à Amon-Ra et à Phré
par Rhamsès le Grand. Le travail ne vaut pas celui d'Ibsam-
boul ; quelques bas- reliefs mêmes ne paraissent qu'ébauchés.
Cela vient de ce qu'on les avait d'abord sculptés sur une
couche de stuc étendue sur les parois de roche, et de ce que,
le stuc étant tombé, il ne reste plus sur la pierre que les
portions les plus fouillées par le ciseau.
Nous dînâmes dans la grande salle du temple, sur les
quatre heures et demie. Notre travail étant terminé, nous
regagnâmes nos barques et nous dîmes adieu à la capitale
de la Nubie, grand village de deux cents maisons, mais plus
agréable et plus propre que beaucoup de villes d'Egypte,
parce que les rues sont spacieuses, et surtout parce que les
maisons sont entourées de petites plantations de palmiers,
de santh et de quelques sycomores; sur les huit heures, nous
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 207
abordâmes sur hi rive gauche près du temple d'Amada.
19 janvier. — Toute cette journée a été emploj'ée à des-
siner et à copier les bas-reliefs du temple d'Amada, char-
mant édifice fondé par Thouthmosis III (Mœris), continué
par son fils Aménôtliph II, et terminé par Thouthmosis IV,
La sculpture en est d'un très beau style; les dédicaces des
architraves sont, en particulier, du fini le plus précieux.
Les couleurs des bas-reliefs ont résisté au temps, malgré le
misérable emplàtrage dont les Coptes les ont tous recouverts
pour en faire une église. J'ai été obligé, pour les dessins de
plusieurs bas-reliefs dont je désirais avoir des copies en
entier, de faire sauter à coups de marteau le stuc portant
de mauvaises peintures représentant des saints, et qui re-
couvraient les sculptures égyptiennes. Cette espèce de
réaction païenne avait cela de particulier qu'ordonnée par
un chrétien, elle était exécutée par des musulmans au profit
de l'idolâtrie.
20 janvier. — J'ai terminé la notice et la copie des bas-
reliefs les plus intéressants du temple d'Amada. A deux
heures après midi, nous avons quitté le rivage et descendu
le Nil par un très beau temps. Vers les cinq heures, on aper-
çut devant nous une grande cange à la voile. Les lunettes
braquées, on s'accorda à dire que cette embarcation, dont
les voiles étaient neuves (chose rare en Nubie), portait un
pavillon blanc ; les conjectures marchaient, mais, vu déplus
près, le pavillon français se changea en pavillon anglais, et
nous ne doutâmes plus que cette barque ne portât lord
Prudhoe, qui, d'après les caquets de Derri, avait, dit-on,
passé la première cataracte et se rendait au Sennàar. C'était
en effet lui-même qui, apercevant mon escadre, fit aborder
sa cange à Qorosko et y attendit notre arrivée, présumant
bien que nous serions cliarmés de passer quelques iieures
ensem])lc.
Bientôt ma dahal)i('li fut amarrée à coté de la sienne. Il
vint au-devant de nous sur le rivage, avec le nuijur i'elix,
208 LETTRES ET JOURNAU}^
son compagnon de voyage. Nous entrâmes dans sa barque,
où nous causâmes nouvelles et antiquités jusques à minuit
passé. Il fut enchanté de nos portefeuilles, et ces Messieurs
nous donnèrent des indications sur plusieurs points de
Tlièbes à visiter soigneusement. Je leur fis mes adieux avec
quelque peine, ne voyant pas sans émotion partir pour un
voyage si périlleux un homme qui, jouissant d'une immense
fortune, porte un cœur assez élevé pour se jeter dans une
entreprise dangereuse, mais utile pour la science, celle de
visiter le Sennâar et l'Abyssinie dans une saison aussi
avancée.
21 janvier. — De très bonne heure on se sépara, lord
Prudhoe allant au sud et nous vers le nord, peut-être pour
ne plus nous revoir ! Le ciel était couvert de nuages blancs
et il faisait une chaleur lourde et étouffante : c'est à cela que
j'attribue la rencontre que nous finies successivement de six
crocodiles dormant paisiblement sur le rivage. Les cinq
premiers étaient fort jeunes, mais le dernier, établi, comme
tous les doyens de l'espèce, sur une petite île sablonneuse
au milieu du fleuve, avait certainement de douze à quinze
pieds de longueur. Je l'ai vu de fort près, et je fus saisi d'un
mouvement d'horreur lorsque cette masse, d'abord inerte,
s'élevant sur ses jDieds, dressant la tête et voûtant le dos, se
mit en mouvement pour se jeter dans le fleuve. Les balles
qu'on lui envoya frappèrent sa cuirasse, rebondirent, allè-
rent se perdre à vingt pas de là dans le Nil. On aborda le soir
à Béréda pour souper et dormir ; la nuit a été extrêmement
froide.
22 janvier. — Partis de très bonne heure, nous avons
assez bien cheminé jusques vers dix heures et demie, qu'un
vent du nord très violent s'est levé tout à coup, a changé
le Nil d'abord si paisible en une petite mer furieuse, et nous
a contraints d'amarrer sur la rive gauche, un peu au-des-
sous, et vis-à-vis de quelques cahutes portant le nom de
Sialé. M'étant assis sur la rive, à l'ombre d'un bouquet de
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 209
santh, pour voir si toutes nos barques abordaient heureu-
sement, j'ai aperçu au nord-est, vers les montagnes de
Méharraqa, une trombe qui, se formant tout à coup, a par-
couru le désert en élevant dans les airs un immense nuage
de sables.
CHAMPOLLION A CHAMPOLLION-FIGEAC
Ibsamboul, 12 janvier 1829,
J'ai revu les colosses qui annoncent si dign(3ment la plus
magnifique excavation de la Nubie'. Ils m'ont paru aussi
beaux de travail que la première fois, et je regrette de n'être
point muni de quelque lampe merveilleuse pour les trans-
porter au milieu de la place Louis XV, afin d'écraser ainsi
d'un seul coup tous les détracteurs de l'art égyptien. Tout
1. « Pour se l'aire une idée quelque peu exacte des innombrables dé-
tails de cet hypogée, force est d'allumer un grand nombre de bougies,
qu'on réunit en faisceaux au bout de longues perches, et qu'on applique
ainsi aux parties qu'on examine. L'air ne se renouvelant pas dans cette
obscure demeure, on risquerait d'étouffer par la fumée, en allumant des
torches ou des feux de paille. Il faut donc renoncera l'effet que devrait
produire cette longue enfilade de pièces qui s'abaissent et se rétrécissent
jusqu'au mystérieux sanctuaire. Au lieu de cette impression d'ensemble,
on erre en tâtonnant dans ces galeries silencieuses ; on démêle succes-
sivement les traits fantastiques de ces figures qui en tapissent les parois
comme des hôtes de la nuit; on compte vingt chambres, à droite, à
gauche, dans tous les sens, et l'on s'étonne d'en trouver encore. Partout
se déroulent et se renouvellent les formes du uiythe éternel, comme les
flots d'une mer sans limites. Nulle part l'expression n'en est à la fois
plus monotone et plus grandiose ; et quand enfin l'on s'arrête devant les
quatre statues assises qui garnissent le fond du sanctuaire, quand on a
pu supporter sans frémir le regard immobile et fixe de ce muet sénat,
on se demande si la grotte ne vous garde pas d'autres secrets »
(Fr. Lenormant, Esquisse de (a Basse-NubU\ Extrait de la Reçue
française, t. XII).
. UlDL. li(iYl'T., T. XXXI. 14
210 LETTRES ET JOURNAUX
est colossal ici, sans en excepter les travaux que nous avons
entrepris, dont le résultat aura quelque droit à l'attention
publique. Tous ceux qui connaissent la localité savent
quelles difficultés on a à vaincre pour dessiner un seul hiéro-
glyphe dans le grand temple.
C'est le l'^'" de ce mois que j'ai quitté Oaady-HaJfa et la
seconde cataracte. Nous couchâmes à Gharbi-Serré, et le
lendemain, vers midi, j'abordai sur la rive droite du Nil,
pour étudier les excavations de Maschaldt, un peu au midi
du temple de Thotli à Gliébel-Addéh, dont je t'ai parlé dans
ma dernière lettre; il fallut gravir un rocher presque à pic
sur le Nil, pour arriver à une petite chambre creusée dans
la montagne, et ornée de sculptures fort endommagées. Je
suis parvenu cependant à reconnaître que c'était une chapelle
dédiée à la déesse Anoukis (Vesta) et aux autres dieux
protecteurs de la Nubie, par un prince éthiopien, nommé
Pocri, lequel, étant gouverneur de la Nubie sous le règne de
Rhamsès le Grand, supplie la déesse de faire que ce con-
quérant foule les Libyens et les nomades sous ses sandales,
à toujours.
Le 3 au matin, nous avons amarré nos vaisseaux devant
le temple d'Hatlior à Ibsamboul; je t'ai déjà donné une
note sur ce joli temple. J'ajouterai qu'à sa droite on a
sculpté, sur le rocher, un fort grand tableau, dans lequel un
autre pruice éthiopien 1^^^ coTTen-ci-R-^oTig Kd.g^,
nommé |tl(j Satméi, présente au roi Rhamsès le Grand l'em-
blème de la victoire (cet emijlèmo est l'insigne ordinaire
des pri/ices ou des,/z/.s de rois) avec la légende suivante en
beaux caractères hiéroglyphiques : Le Royal fils d'Ethiopie
a dit : Ton père Amon-Ra t'a doté, ô Rhamsès! d'une aie
stable et pure : qu'il t'accorde de lo/iys jours pour gou-
verne/' le monde, et pour contenir les Libyens, à toujours.
Il paraît donc que, de temps en temps, les nomades
d'Afrique inquiétaient les paisibles cultivateurs de la vallée
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 211
dv Nil. Il est fort remurquable, du reste, que je n'aie trouvé
jusques ici sur les monuments de la Nubie que des noms de
princes éthiopiens et nubiens, comme gouverneurs du pays,
sous le règne môme de Rliamsès le Grand et de sa dynastie.
Il paraît que la Nubie était tellement liée à l'Egypte, que
les rois se liaient complètement aux hommes du pays, même
pour le commandement dos troupes. Je puis citer en exemple
une stèle encore sculptée sur les rochers d'Ibsamboul, et dans
laquelle un nommé Mai, commandant des troupes du Roi
en Nubie, j^\] ^^^=Zj, ^ , et né datis la contrée de
Ouaou jp Up r^^ (l'un des cantons de la Nubie), chante les
louanges du Pharaon Athothéi II (feu Mandouéi T"''), le
quatrième successeur de Rhamsès le Grand, d'une manière
très emphatique; il résulte aussi de plusieurs autres stèles
que divers princes éthiopiens furent employés en Nubie par
le héros de l'Egypte.
Le 3 au soir, commencèrent nos travaux à Ibsamboul. Il
s'agissait d'exploiter le grand temple, encore vierge, et c'est
le mot, car le peu (jue Belzoni et Gau ont publié des bas-
reliefs intérieurs ressemble bien mal aux originaux : tout
y est méconnaissable, dessin et couleur. Nous avons formé
l'entreprise d'avoir les dessins en <jrand et coloriés de tous
les bas-reliefs (jui décorent la grande salle du temple, les
autres pièces n'offrant que des sujets religieux. VX lorsque
l'on saura que la chaleur qu'on éprouve dans ce tcm|)le,
aujourd'hui souterrain (parce ciue les sables en ont presque
couv(îit la faradc), est comparable à celle d'un bain turc
lorlciiiciil cliauHÏ', (|uand on saura qu'il faut y entrer presque
1111, (|iii' le corps iiiissolle perpétuellement d'une sueur
;ihi)ii(l;nil(^ (|iii coulo sur les yeux, dégoutte sur le papier déjà
trempé par la chaleiu- humide de cette atmosphère chauffée
comme dans un autoclave, on admirera sans doute le courage
de nos jeunes gens, qui bravent cette fournaise pendant
trois ou ([uatre heures par jour, ne sortent que par épuise-
212 LETTkES ET JOURNAUX
ment, et ne quittent le travail que lorsque leurs jambes
refusent de les porter.
Aujourd'hui 12, notre plan est presque accompli. Nous
possédons déjà six grands tableaux (bas-reliefs) repré-
sentant :
1° Rhamsès le Grand sur son char, les chevaux lancés au
grand galop. Il est suivi de trois de ses fils, montés aussi
sur des chars de guerre ; il met en fuite une armée assyrienne
et assiège une place forte.
2° Le Roi à pied, venant de terrasser un chef ennemi, et
en perçant un second d'un coup de lance. Ce groupe est d'un
dessin et d'une composition admirables, l'architecte (î-au n'en
a donné qu'une caricature, ainsi que du précédent.
3° Le Roi est assis au milieu des chefs de l'armée ; on vient
lui annoncer que les ennemis (les Bactriens?) attaquent le front
de son armée. On prépare le char du Roi, et des serviteurs
modèrent l'ardeur des chevaux, dessinés, ici comme ailleurs,
dans la perfection. Plus loin, se voit l'attaque des ennemis,
montés sur des chars de guerre et combattant sans ordre
une ligne de chars égyptiens méthodiquement rangés. Cette
partie du tableau est pleine de mouvement et d'action :
c'est comparable à la plus belle bataille peinte sur les vases
grecs, que ces tableaux nous rappellent involontairement.
4° Le magnifique tableau représentant le triomphe du
Roi et sa rentrée solennelle (à Thèbes, sans doute), debout
sur un char superbe, traîné par des chevaux marchant au
pas et richement caparaçonnés. Devant le char, deux rangées
de prisonniers africains, les uns de race nègre et les autres
de race barabra, forment des groupes parfaitement dessinés,
pleins d'effet et de mouvement.
5° et 6° Deux grands tableaux, représentant le Roi faisant
hommage de captifs de diverses nations aux dieux de Thèbes
et à ceux à'IbsambouL
Il reste à terminer le dessin d'un énorme bas-relief oc-
cupant presque toute la paroi droite du temple, composition
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 213
immense, représentant une ?jataille, un camp entier, la tente
du Roi, ses gardes, ses chevaux, les chars, les bagages de
l'armée, les jeux et les punitions militaires, etc., etc. Dans
trois jours au plus, ce grand dessin sera terminé, mais sans
couleurs, parce que l'humidité les a fait disparaître. Il n'en
est point ainsi des six tableaux précédemment indiqués ; tout
est colorié et copié, jusques dans les plus minces détails, avec
un soin religieux. On aura ainsi une idée de la magnificence
du costume et des chars des vieux Pharaons, et l'on pourra
comprendre alors l'étonnant elîet de ces beaux bas-reliefs
peints avec un tel soin. Je voudrais conduire dans le grand
temple d'Ibsamboul tous ceux qui refusent de croire à l'élé-
gante richesse que la sculpture peinte ajoute à l'architecture ;
dans moins d'un quart d'heure, je réponds qu'ils auraient
sué tous leurs préjugés, et que leurs opinions a /viori les
quitteraient par tous les pores.
Rosellini et moi, nous nous sommes réservé la partie des
légendes hiéroglyphiques, souvent fort étendues, qui accom-
pagnent chaque figure ou chaque groupe dans les bas-reliefs
historiques. Nous les copions sur place, ou d'après les em-
preintes en papier lorsqu'elles sont placées à une grande
hauteur; je les collationne plusieurs fois sur l'original, je
les mets au net et les donne aussitôt aux dessinateurs, qui,
d'avance, ont réservé et tracé les colonnes destinées à les
recevoir. J'ai pris la copie entière d'une grande stèle placée
entre les deux derniers colosses de gauche, dans l'intérieur
du grand temple; elle n'a pas moins de trente-deux lignes.
C'est celle dont Iluyot m'avait parlé : ce n'est pas moins
qu'un déci'et du dieu Phtlia, en faveur de Rhamsès le Grand,
auquel il prodigue les louanges pour ses travaux et ses bien-
faits envers l'Egypte; suit la réponse du roi au dieu Phtha
en termes tout aussi polis. C'est un monument fort curieux
et d'un genre tout à fait particulier.
Voilà où en est uoXtq mémorable campagne d'Ibsamboul :
c'est la plus pénible et la plus glorieuse que nous pussions
214 LETTRES ET JOURNAUX
faire pendant tout le voyage. Français et Toscans ont riva-
lisé de zèle et de dévouement, et j'espère que, vers le 15,
nous mettrons à la voile pour regagner l'Egypte, en chantant
victoire. Adieu, mon cher ami, je t'embrasse, ainsi que tous
les nôtres. J'ai eu trois jours de goutte en arrivant ici; mais
les bains de vapeur que j'ai pris dans le temple m'en ont
délivré, pour longtemps je l'espère. Adieu, rappelle-moi au
souvenir de ceux qui ne m'ont pas oublié. —
J.-F. Ch.
P. -S. — Mes compliments à M. Arago, auquel je ne
commence à pardonner son opposition à notre voyage
qu'après mon départ de la seconde cataracte. Fais part de
tous nos exploits au Comte d'Hauterive. Il serait bon aussi
de tenir M. de la Bouillerie au courant.
CHAMPOLLION AU DOCTEUR PARISET'
Ibsaniboul, le 16 janvier 1829.
Qu'Ainon rcille sur vous !
Il est donc décidé, mon cher Imouth, que vous verrez et
reverrez Thèbes sans moi ! Si j'en crois les caquets de Nubie,
1. Pariset allait partir pour la Nubie, afin d'y rencontrer Charapol-
lion, lorsqu'il reçut l'ordre de son gouvernement de se rendre en Asie
Mineure afin d'y étudier le caractère spécial qu'y avaient pris la peste
et le choléra. C'est de Tripoli, en Syrie, qu'il écrivit ce qui suit à
Ma'ianwun, chéri d'Ainon, comme il appelait son ami : « Après
septembre, vous partirez pour Paris. Nous, mon ami.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 215
car il y en a entre les deux cataractes tout autant qu'entre
le pont d'Austerlitz et celui d'Iéna, vous êtes venu à Tlièbes,
avez remonté jusques à Syène, et, au lieu de franchir la ca-
taracte d'Assouan et de venir me joindre, en très peu de
jours, vous avez, dit-on, viré de bord sur Thèbes, où vous
devez vous arrêter quelques jours. Je n'y serai moi-même
que vers le 15 de février. Je renonce donc, et avec peine, je
vous jure, à l'espoir de vous y trouver et au plaisir que je
m'étais promis, de parcourir cette aînée des villes Royales
avec vous, de vous communiquer mes impressions, jouir des
vôtres, et nous livrer ensemble devant ses magnificences à
cette fièvre d'enthousiasme, la véritable vie de ceux qui ont
des yeux pour voir et des ccxîurs pour sentir.
Je vous plains aussi de n'avoir pas admiré Iljsamboul :
c'est une boutade du grand Sésostris. Il a changé une mon-
tagne en palais, dont la porte est flanquée de quatre magni-
fiques colosses assis, n'ayant pas moins de soixante-deux
pieds de hauteur. La grand salle, soutenue par huit colosses
de vingt-cinq à trente pieds, est décorée d'immenses bas-
reliefs, représentant les batailles, les conquêtes et le triom-
phe du héros. Tous ces tableaux sont peints, et j'en ai des
copies en grand et coloriées. Vous verrez au moins cela.
Pour Dieu, où que vous soyez, écrivez-moi un mot à
Thèbes et faites-moi part de vos plans et de vos travaux.
Vous n'avez sans doute point reru la lettre que je vous ai
cinq ou six mois pour bien étudier les iioiunies du Dolta. Vous ailiiiirez
les merveilles de l'ancienne h';/i/pt(\ — nous scrutons les abominations
inûnies de l'Ii'ji/ple moderne.— Oh! (ju'il y a loin de l'une à l'autre!
— Plus j'y pense, plus je suis étonné de l'antiquité de l'Kgypte, de sa
sagesse, de son génie, de son savoir, de sa force. Kt plus je vois, plus je
me persuade que l'Kgypte d'aujourd'lnii est placée au milieudes nations
comme un type de tout ce qu'il laut redouter et fuir. Kt cela sous uu
ciel magnilique et sur une terre qui surabonde de fécondité. L'homme
m<uviiie pdi-toitt à 1(1 nature. On dirait qu"// n'a d'esprit (/ue lor.tqne
ht iKifiirc lui iiittn(/ue! — O s('ptembn> ! septembre! Arrive, — et
conduis-nous près de mon cher Champollion ! »
216 LETTRES ET JOURNAUX
écrite de Philie au commencement de décembre. Quand je
pense que je ne puis parler Egypte avec vous en Egypte
même, j'enrage et maudis les circonstances qui vous poussent
au nord, tandis que toutes mes affaires sont au midi. Écrivez-
moi vite ou je vous dépêche tous les crocodiles de Nubie.
Adieu, toujours le tout vôtre,
Maïamoun.
(Reçu le 26 janvier 1829, à Thèbes, lundi, à onze heures
du matin. — E. Pariset.)
CHAMPOLLION A CHAMPOLLION-FIGEAC
El-Mélissah (entre Syène et Ombos), 10 février 1829.
Nous jouons de malheur, mon bien cher ami. Depuis notre
départ de Syène, à laquelle nous avons dit adieu le 8 de ce
mois, nous voici au 10, et nous sommes loin d'avoir franchi
la distance qui nous sépare d' Ombos, où l'on se rend
d'Osouan en neuf heures par un temps ordinaire ; mais un
violent vent du nord souffle sans interruption depuis trois
jours, et nous fait pirouetter sur les vagues du Nil, enflé
comme une petite mer. Nous avons amarré, à grand'peine,
dans le voisinage de Mélissah, où est une carrière de grès
sans aucun intérêt; du reste, santé parfaite, bon courage, et
nous préparant à dévorer Thèbes et à la digérer, si le mor-
ceau n'est pas au-dessus de nos forces. Nous sommes,
d'ailleurs, tout regaillardis par le courrier qui nous arriva
hier au milieu de nos tribulations maritimes, et qui m'ap-
porta enfin tes lettres de Paris du 26 septembre, des 12 et
25 octobre et du 15 novembre. Voilà, en y ajoutant les deux
précédentes, les seules lettres qui me soient parvenues. Je
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 217
me réjouis, moi et les miens, de tout ce que tu dis de bon
de notre pauvre France, il est bien temps qu'elle respire
et c'est une consolation pour nous d'apprendre que les
choses marchent bien. Nous avons de tels tableaux sous les
yeux, que notre cœur tressaille de joie en songeant que rien
de pareil ne se passe en France. Donc, vivat !
Remercie bien notre vénérable M. Dacier pour les bonnes
lignes qu'il a bien voulu m'écrire le 26 septembre. J'espère
qu'il aura reçu ma lettre de Ouady-Halfa, et qu'il voudra
bien pardonner à la vétusté de mes souhaits du jour de l'an,
déjà caducs lorsqu'ils lui parviendront; mais la Nubie, et
surtout la seconde cataracte, sont loin de Paris, et le cœur
seul franchit rapidement de telles distances.
La perte que vient de faire notre ami Dubois m'a sensi-
blement peiné. Je savais combien sa belle-sœur était une
excellente personne, et je m'associe de bien bon cœur à ses
regrets. Je lui écrirai de Thèbes, après avoir vu à fond
l'Egypte et la Nubie. Tu peux lui dire d'avance que nos
Égyptiens feront à l'avenir, dans l'histoire de l'art, une plus
belle figure que par le passé; je rapporte une série de
dessins de grandes choses, capables de convertir tous les
obstinés. — Verrions-nous enfin un obélisque égyptien sur
une des places de Paris? Ce serait beau ! h't je suis déjà re-
connaissant de ce qu'on n'a pas reculé devant une telle en-
treprise. Je la crois très praticable, et M. Drovetti donnera
là-dessus des renseignements positifs. Je transmettrai à
M. Drovetti la lettre que m'a écrite M. de MirbeP, et je
suis persuadé qu'on pourra faire quelque cliose avec S. A.
le Pacha d'Fgypte, (jui ne recule jamais devant les choses
utiles. J'écrirai à M. de Mirbcl aussitôt que j'aurai une ré-
1. Le célèbre botaniste, ami de ChanipoUion-Figeac. Les deux frères
avaient fait chez lui, pendant l'été do 1827, la connaissance do Walter
Scott : à la suite de cette rencontre, le romancier avait rendu visite à,
((l'Égyptien», et s'était fait expliquer son système de décliitîronient
des hiéroglyphes.
218 LETTRES ET JOURNAUX
ponse de M. Drovetti, qui naturellement peut et doit traiter
cette affaire. En attendant, salue M. de Mirbel de ma part et
présente mes hommages empressés à Madame.
Ma dernière lettre est d'Ibsamboul ; je dois donc reprendre
mon itinéraire à partir de ce beau monument, que nous avons
épuisé, au risque de l'être nous-mêmes par les difficultés de
son étude.
Nous l'avons quitté le 16 janvier, et le 17, de bonne heure,
nous abordâmes au j^ied du rocher d'Ibrim, la Primis des
géographes grecs, pour visiter quelques excavations qu'on
aperçoit vers le bas de cette énorme masse de grès.
Ces spéos (je donne ce nom aux excavations dans la
r^oche autres que des tombeaux) sont au nombre de quatre,
et d'époques différentes, mais tous appartenant aux temps
pharaoniques.
Le plus ancien remonte jusques au règne de Thouthmosis P""
fo^ ; le fond de cette excavation, de forme carrée comme
toutes les autres, est occupé par quatre figures (tiers
de nature), assises, et représentant deux fois ce
Pharaon assis entre le Dieu Seigneur d'Ibiim {Prim),
c'est-à-dire une des formes du dieu Thoth à tête
d'épervier, et la déesse Saté, Dame d'Éléphantine et Dame
de Nubie. Ce spéos était une chapelle ou oratoire consacré
à ces deux divinités ; les parois de côté n'ont jamais été
sculptées ni peintes.
Il n'en est point ainsi du second spéos. Celui-ci appartient
au règne de Mœris Thouthmosis III ( o r^^ ^ J , dont la statue,
assise entre celles du Dieu Seigneur d'Jbrîm et de la déesse
Saté (Junon), Dame de Nubie, occupe la niche du fond.
Cette chapelle aux dieux du pays a été creusée par les soins
d'un prince i 1^^) nommé Nahi tX kW'^ , grand per-
sonnage, portant dans toutes les légendes le titre de gou-
verneur des terres méridionales, ce qui comprenait la Nubie
entre les deux cataractes. Ce qui reste d'un grand tableau
^
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 219
sculpté sur la paroi de droite nous montre ce prince, debout
devant le Roi assis sur un trône et accompagné de plusieurs
autres fonctionnaires publics, présentant au souverain, à
ce que dit l'inscription hiéroglyphique (malheureusement
très fruste) qui accompagne ce tableau, les revenus et tributs
en or, en argent, en grains, etc., provenant des terres mé-
ridionales dont il avait le gouvernement. Sur la porte du
spéos est inscrite la dédicace que le prince a faite du monu-
ment.
Le troisième spéos d'Ibrîni est du règne suivant, de
l'époque d'Aménophis II T©!^ m j, successeur de Mœris,
sous lequel les terres du Midi étaient administrées par un
autre prince, nommé Osorsaté\'^Y^ i^ , Sur la paroi de
droite, ce roi Aménophis II est représenté assis, et deux
princes, parmi lesquels Osorsaté occupe le premier rang,
présentent au Pharaon les tributs des terres mêridioncdes
et les productions naturelles du pays, y compris des lioîis,
des lévjners et des chacals vivants ( -t" ® ) , comme porte
l'inscription gravée au-dessus du tableau, et qui spécifiait
le nombre de chacun des objets offerts, comme, par exemple,
quarante lévriers et dix chacals vivants; mais ce texte est
dans un état si déplorable de dégradation qu'il m'a été im-
possible d'en tirer autre chose que les faits généraux. Au
fond du spéos, la statue du Roi Aménophis est assise entre
les dieux d'Ibrtm.
Le plus récent de ces spéos, le quatrième, est encore un
monument du môme genre et du règne deRhamsès le Grand
ro^^£^J. C'est aussi un gouverneur de Nubie (jui l'a
fait creuser en l'honneur des dieux d'Ibrtni, Hermès à tôte
d'épcrvier, et la déesse Saté, à la gloire du Pharaon dont la
statue est assise au milieu des deux divinités locales, dans
le fond du spéos. Mais, à cette époque, les terres du Midi
T-^ I '•^•^•^'^ cznz)
étaient gouvernées ])ar un prmce éthiopien J'^Si:^ r^y\y\'
220 LETTRES ET JOURNAUX
dont j'ui retrouvé des monuments à Ibsamboul et à Ghirschê.
Ce personnage est figuré dans le spéos iVIbrîm, rendant ses
respectueux hommages à Rhamsès le Grand, et à la tête de
tous les fonctionnaires publics de son gouvernement, parmi
lesquels on compte deux hiérogrammates, plus le grammate
des troupes, le grammate des terres, l'intendant des biens
royaux, et d'autres scribes sans désignation plus par-
ticulière.
Il est à remarquer, à l'honneur de la galanterie égyp-
tienne, que la femme du prince éthiopien Satméi se pré-
sente devant Sésostris immédiatement après son mari, et
avant les autres fonctionnaires. Cela montre, aussi bien que
mille autres faits pareils, combien la civilisation égyptienne
différait essentiellement de celle du reste de l'Orient et se
rapprochait de la nôtre ; car on peut apprécier le degré de
civilisation des peuples d'après l'état plus ou moins suppor-
table des femmes dans l'organisation sociale.
Le 17 janvier au soir, nous étions à Derrl ou Déir, la
capitale actuelle de la Nubie, où nous soupâmes en arrivant,
par un clair de lune admirable, et sous les plus hauts palmiers
que nous eussions encore vus. Ayant lié conversation avec
un Barabra du pays, qui, m'apercevant seul à l'écart sur le
bord du fleuve, était venu poliment me faire compagnie en
m'offrant de l'eau-de-vie de dattes, je lui demandai s'il con-
naissait le nom du sultan qui avait fait construire le temple
de Derri; il me répondit aussitôt qu'il était trop jeune
pour savoir cela, mais que les vieillards du pays lui avaient
paru tous d'accord que ce Birbé avait été construit environ
trois cent mille ans avant l'islamisme, mais que tous ces
vieillards étaient encore incertains sur un point, savoir si
c'étaient les Français, les Anglais ou les Russes qui avaient
alors exécuté ce grand ouvrage. Voilà comment on écrit
l'histoire en Nubie. Du reste, l'ami Jomard serait très satis-
fait du système chronologique des Barabras de Derri : ils
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 221
lui laissent toute la marge désirable pour ses solstices et
ses équinoxes.
Le monument deDer/'i, quoique moderne en comparaison
de la date que lui donnait mon savant nubien, est cependant
un ouvrage de Rhamsès le Grand. Nous y restâmes toute
la journée du 18, et n'en sortîmes assez tard qu'après avoir
dessiné les bas-reliefs les plus importants, et rédigé une
notice détaillée de tous ceux dont on ne prenait point copie.
Là, j'ai trouvé une liste, par rang d'âge, des fils et des filles
de Sésostris, qui me servira à compléter celle d'Ibsamboul.
Nous y avons copié quelques fragments de bas-reliefs his-
toriques; ils sont presque tous effacés ou détruits. C'est 14
que j'ai pu fixer mon opinion sur un fait assez curieux : je
veux parler du lion qui, dans les tableaux d'Ibsamboul et
de Derri, accompagne toujours le conquérant égyptien. Il
s'agissait de savoir si cet animal était placé là symbolique-
ment pour exprimer Ja vaillance et la force de Sésostris, ou
bien si ce Roi avait réellement, comme le capitan-pacha
Hassan et le Pacha d'Egypte, un lion apprivoisé, son com-
pagnon fidèle dans les expéditions militaires. Derri décide
la question. J'ai lu, en effet, au-dessus du lion se jetant
sur les Barbares renversés par Sésostris, l'inscription sui-
vante :
Le lion, SERVITEUR DE Sa Majesté, mcltanl en pièces .ses enne/iiis.
Cela me semble démontrer que le lion existait réellement
et suivait Rhamsès dans les batailles.
Au reste, ce temple est un spéos creusé dans le rocher do
grès, mais sur une très grande échelle : il a été dédié par
Sésostris à Amon-Ra, le dieu suprême, et à Phré, l'esprit
du Soleil qu'on y invocjuait sous le nom de Ji/iamsrs, qui
fut le patiiin <iu confiuérant et de toute sa lignée.
222 LETTRES ET JOURNAUX
Cette particularité explique pourquoi on trouve sur les
monuments d'Ibsamboul, de Ghirsché, de Derri, de Sébouâ,
etc., le Roi Rhamsès présentant des offrandes ou ses ado-
rations à un Dieu portant le même nom de Rhamsès. On
se tromperait grossièrement en supposant que ce souverain
se rendait un culte à lui-même. Rhamsès était simplement
un des mille noms du Dieu Phré, Rba ou Ré (le Soleil), et
ces bas-reliefs ne prouvent tout au plus qu'une flatterie sa-
cerdotale envers le roi vivant, celle de donner au Dieu du
temple celui de ses noms que le roi avait adopté, et quel-
quefois même les traits de son visage, lorsque le Dieu
Rhamsès n'est point figuré avec sa tête symbolique d'éper-
viei\ J'ai observé qu'assez généralement les sculpteurs ont
donné aux divinités principales d'un temple les traits du
visage du Roi et de la Reine fondateurs du temple. Cela se
reconnaît même à Philœ, dans la partie du grand temple
d'Isis, construit par Ptolémée-Philadelphe; toutes les Isis du
sanctuaire sont le portrait de la reine Arsinoë, laquelle a
une tête évidemment de race grecque. Mais la chose est
bien plus frappante encore sur les anciens monuments (les
pharaoniques), où les traits des souverains sont de véritables
portraits.
Le 18, au soir, nous descendîmes à Amada, où nous restâmes
jusques au 20 après midi. Là, j'eus le plaisir d'étudier à l'aise
et sans être distrait par les curieux, vu que nous étions en
plein désert, un temple de la bonne époque. Ce monument,
fort encombré de sables, se compose d'abord d'une espèce
de pronaos, salle soutenue par douze piliers carrés, couverts
de sculptures, et par quatre colonnes, que l'on ne peut mieux
nommer que proto-doriques, ou doriques prototypes, car
elles sont évidemment le type de la colonne dorique grecque ;
et, par une singularité digne de remarque, je ne les trouve
employées que dans les monuments égyptiens les plus an-
tiques, c'est-à-dire dans les hypogées de Béni-Hassan, à
Amada, à Karnac, et à Bêt-Oualli, où sont les plus modernes.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE
223
11
4^
0
^
CDD
11
bien qu'elles datent du règne de Sésostris, ou plutôt de
celui de son père.
Le temple d'Amada a été fondé par Tliouthmosis III
(Mœris), comme le prouvent la plupart des bas-reliefs du
sanctuaire, et surtout la dédicace suivante, sculptée sur les
deux jambages des portes à l'intérieur, et dont je mets ici
la traduction littérale pour donner une idée des dédicaces
des autres temples, que j'ai toutes recueillies avec soin :
« Le Dieu Bienfaisant, Seigneur du
» monde, le Roi (Soleil stabiliteur de
)) l'univers), le fils du Soleil (Thoutlimosis),
» modérateur de justice, a fait ses dévo-
» tiens à son père le Dieu Phré, le Dieu
» des deux montagnes célestes, et lui a
» élevé ce temple en pierre dure; il l'a
» fait pour être vivifié à toujours. »
. ^ . ^ Mœris mourut pendant la construction
^ -^ ~wsAA de ce temple, et son successeur, Améno-
phis II, continua l'ouvrage commencé, et
lit sculpter les quatre salles à la droite et
à la gauche du sanctuaire, ainsi qu'une
partie de celle qui les précède ; les travaux
de ce Roi sont détaillés dans une énorme
stèle, portant une inscription de vingt
lignes que j'ai toutes copiées, à la sueur
de mon front, au fond du sanctuaire.
Son successeur, Thouthmosis IV, ter-
mina le temple en y ajoutant le pronaos
et les piliers; on a couvert toutes leurs
architraves de ses dédicaces ou d'inscrip-
tions laudatives. L'une d'elles m'a frappé
par sa singularité ; en voici la traduction :
« Voici ce que dit le Dieu Thotli, le
)) Seigneur des divines paroles, aux autres
ident dans Tliyri : Accourez ! et contemplez
^,
t
Dédicace du temple
(l'A lit cul a.
Dieux «lui
224 Lettres eT journaujc
» CCS offrandes grandes et pures, faites pour la construction
)) de ce temple, par le roi Thoutlimosïs (IV), à son père le
)) Dieu Phré, Dieu grand, manifesté dans le firmament ! »
La sculpture du temple d'Amada, appartenant à la belle
époque de l'art égyptien, est bien préférable à celle de Derri,
et même aux tableaux religieux d'Ibsamboul.
Dans l'après-midi du 20, nos travaux d'Amada étant
terminés, nous partîmes et descendîmes le Nil jusques à
Korosko, village nubien, dont je garderai le souvenir,
parce que nous y rencontrâmes l'excellent lord Prudhoe et
le major Félix, qui mettaient à exécution leur projet de re-
monter le Nil jusques au Sennâar, pour se rendre de là dans
l'Inde en traversant l'Abyssinie, l'Arabie et la Perse. Notre
petite escadre s'arrêta, et nous passâmes une partie de la
nuit à causer des travaux passés et des projets futurs ; je dis
enfin adieu à ces courageux voyageurs, et les quittai avec
beaucoup de regret, car ils remontent dans une saison très
avancée, et ne pourront arriver au Sennâar que dans les
mois où cette contrée est mortelle pour les Européens. Que
Dieu veille sur ces intrépides amis de la science!
Le 21, nous étions à Ouady-Essebouâ (la vallée des lions),
qui reçoit ce nom d'une avenue de sphinx placés sur le
dro/nos de son temple, lequel est un héini-spéos, c'est-à-
dire un édifice à moitié construit en pierres de taille, et à
moitié creusé dans le rocher. C'est, sans contredit, le plus
mauvais travail de l'époque de Rhamsès le Grand; les
pierres de la bâtisse sont mal coupées, les intervalles étaient
masqués par du ciment sur lequel on avait continué les
sculptures de décoration, qui sont d'une exécution assez
médiocre. Ce temple a été dédié par Sésostris au dieu Phré
et au dieu Phtha, Seigneur de Justice. Quatre colosses re-
présentant Sésostris debout occupent le commencement et
la fin des deux rangées de sphinx dont se compose l'avenue.
Deux tableaux historiques représentant le Pharaon frappant
les peuples du Nord et du Midi, couvrent la face extérieure
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 225
(les deux massifs du pylône ; mais la plupart de ces sculptures
sont méconnaissables, parce que le mastic ou ciment, qui en
avait reçu une grande partie, est tombé, et laisse une foule
de lacunes dans la scène, et surtout dans les inscriptions.
Ce temple est presque entièrement enfoui dans les sables,
qui l'envahissent de tous côtés.
Toute la journée du 22 fut perdue pour nous, a cause d'un
vent du nord très violent, qui nous força d'aborder et de
nous tenir tranquilles au rivage jusques au coucher du soleil.
Nous profitâmes du calme pour gagner Méharrakak, dont
nous avions vu le temple en remontant : il n'est point
sculpté, et partant, d'aucun intérêt pour moi (jui ne cherche
que les liadjar-mahiouh (les pierres écrites), comme disent
nos Arabes.
Le soleil levant du 23 nous trouva à Dakké, l'ancienne
Psel.cis, WzlyJ.i;. Je courus au temple, et la première inscrip-
tion hiéroglyphique (|ui me tomba sous les yeux m'apprit
que j'étais dans un lieu saint dédié à Thoth, Seifjneiu- de
Pselk : j'accrus ainsi ma carte de Nubie d'un nouveau nom
hiéroglyphique de ville, et je pourrais aujourd'hui publier
une carte de Nubie avec les noms antiques en caractères
sacrés.
Le monument de Dakké présente un double intérêt. Sous
le rapport mytiiologique, il donne des matériaux infiniment
précieux pour comprendre la nature et les attributions de
l'être divin que les Isgyptiens adoraient sous le nom de
Thoth (l'Hermès deux fois grandj ; une série de bas-reliefs
m'a offert, en quelque sorte, toutes les l/nns/if/urations de
ce dieu. Je l'y ai trouvé d'abord (ce qui devait être) en
liaison avec Ifiu-luU (le grand Hermès Trismégiste), sa
forme primordiale, et dont lui, Thoth, n'est que la derniî're
li-ansfbrmalion, c'est-à-dire son incarnation sur la terre à
la suite d'Amon-Jia et de MoiUh incarnés en Osiris et en
Isis. Thoth remonte jus(|ues à V flcfniès-rélestr (Har-hatj,
la sagesse divine, l'Esprit d*' Dieu, ru passant par les formes :
BiBL. ÉOYPT., T. XXXI. 15
226 LETTRES ET JOURNAUX
1" de Pahitnoujl (celui dont le cœur est bon) ; 2° d'Arihos-
nq/'ri ou Ariliosnoufi (celui (jui produit les chants harmo-
nieux) ; 3° de Méuï {\'d pensée ou la raison). Sous chacun de
ces noms Thoth a une forme et des insignes particuliers, et
les images de ces diverses transformations du second
Hermès couvrent les parois du temple de Dakké. J'oubliais
de dire que j'ai trouvé ici Thoth (le Mercure égyptien)
armé du caducée, c'est-à-dire le sceptre ordinaire des
dieux, entouré de deux serpents, plus un scorpion.
Sous le rapport historique, j'ai reconnu que la
partie la plus ancienne de ce temple (l'avant-
dernière salle) a été construite et sculptée par le
plus célèbre des rois éthiopiens, Errja mènes
( l'^l^l (Erkamen), qui, selon le récit de Dio-
dore de Sicile, délivra V Ethiopie du gouverne-
ment théocratique, par un moyen atroce, il est
vrai, en égorgeant tous les prêtres du pays. Il n'en fit sans
doute pas autant en Nubie, puisqu'il y éleva un temple, et
ce monument prouve que la Nubie cessa d'être soumise à
l'Egypte dès la chute de la XXVP Dynastie, celle des
Saïtes, détrônée par Cambyse, et que cette contrée passa
sous le joug des Éthiopiens jusques à l'époque des conquêtes
de Ptolémée Évergète P^ qui la réunit de nouveau à
l'Egypte. Aussi le temple de Dakké, commencé par l'Éthio-
pien Ergamè/ies, a-t-il été continué par Évergète P^ par
son fils Philopator, et son petit-fils Évergète IL C'est l'em-
pereur Auguste qui a poussé, sans l'achever, la sculpture
intérieure de ce temple.
Près du pylône de Dakké, j'ai reconnu un reste d'édifice,
dont quelques grands blocs de pierre conservent encore une
portion de dédicace : c'était un temple de Thoth construit
parle Pharaon Thouthmosis IV. Voilà encore un fait qui,
comme beaucoup d'autres semblables, prouve que les Pto-
lémées, et l'Éthiopien Ergamènes lui-même, n'ont fait que
reconstruire des temples là où il en existait dans les temps
DE CHAMPOLLION LE JEUNC 227
pharaoniques, et aux mêmes divinités qu'on y a toujours
adorées. Ce point était fort important à établir, afin de dé-
montrer que les derniers monuments élevés par les Égyp-
tiens ne contenaient aucune nouvelle forme de divinité. Le
système religieux de ce peuple était tellement un, tellement
lié dans toutes ses parties, et arrêté depuis un temps immé-
morial d'une manière si absolue et si précise, que la domi-
nation des Grecs et des Romains n'a produit aucune inno-
vation : les Ptolémées et les Césars ont refait seulement, en
Nubie comme en Egypte, ce que les Perses avaient détruit,
et rebâti des temples là où il en existait autrefois, et sous
le même vocable.
Dakké est le point le plus méridional où j'aie rencontré
des travaux exécutés sous les Ptolémées et les empereurs.
Je suis convaincu que la domination grecque ou romaine ne
s'est jamais étendue, au plus, au delà d'Ibrîm : aussi ai-je
trouvé depuis Dakiœ jusques à Thèbes une série presque
continue d'édifices construits à ces deux époques. Les mo-
numents pharaoniques sont rares, et ceux du temps des
Ptolémées et des Césars sont nombreux et presque tous non
achevés. J'en ai conclu que la destruction des temples pha-
raoniques primitivement existants entre Thèbes et Dakké,
en Nubie, doit être attribuée aux Perses, qui ont dû suivre
la vallée du Nil jusques vers Sébouâ, où ils auront pris, pour
se rendre en Ethiopie (et pour en revenir), la route du dé-
sert, infiniment plus courte que celle du fleuve, impraticable
d'ailleurs pour une armée, à cause des nombreuses cata-
ractes; la route du désert est celle que suivent encore au-
jourd'hui la plupart des caravanes, les armées et les voya-
geurs isolés. Celte marche des Perses a sauvé le monument
d'Ainada, facile à détruire puisqu'il n'est point d'une grande
étendue. De Dakké à Thèbes on ne voit donc plus (|u«' des
secondes cdilions des temples.
Il faut en excepter le monument de (Utirsché et celui de
Béit-Ouallij que les Perses n'ont pu détruire, puisqu'il eût
228 LETTRES ET JOURNAUX
fallu abattre les montagnes dans lesquelles ils sont creusés
au ciseau. Mais ces spéos, et surtout le premier, ont été
ravagés autant que le permettait la nature des lieux.
Nous arrivâmes à Ghirsché-hassan ou Gherf-housséïn le
25 janvier. C'est encore ici, comme à Ibsamboul, à Derri et
à Sébouâ, un véritable Rhamesséion ou Rhamséion , c'est-
à-dire un monument dû à la munificence de Rhamsès le
Grand. Celui-ci est consacré au dieu Phtka, personnage
dont on retrouve une imitation décolorée dans V Héphœstos
des Grecs et le Vulcain des Latins. Plitha était le dieu
éponyme de Ghirsclié qui, en langue égyptienne, portait le
nom de Phthahéi ou Thyphtlia, demeure de Phtha. Ainsi
cette bourgade nubienne portait jadis le même nom sacré
(jue Memphis : et il paraît que ces noms fastueux furent à la
mode en Nubie, puisque les inscriptions hiéroglyphiques
m'ont appris, par exemple, que De/ri avait le même nom
((Lie la fameuse Héliopolis d'Egypte, demeure du Soleil, et
que le misérable village nommé aujourd'hui Sébouâ, et dont
le monument est si pauvre, se décorait du nom d'Amonéi,
celui môme de la Thèhes aux cent portes.
La portion construite de V/œmi-spéos de Ghirsché est, à
très peu près, détruite, et la partie excavée dans le rocher,
travail immense, a été dégradée avec une espèce de re-
cherche. J'ai cependant pu relever le sujet de tous les bas-
reliefs et une grande portion des légendes. La grande salle
est soutenue par six énormes piliers, dans lesquels on a
taillé six colosses offrant le singulier contraste d'un travail
barbare à côté de bas-reliefs d'une fort belle exécution. Sur
les parois latérales sont huit niches carrées renfermant cha-
cune trois figures assises, sculptées de plein relief : le per-
sonnage occupant le milieu de ces niches, ou petites cha-
pelles, est toujours le dieu Soleil-Rliainsès, le patron de
Sésostris, invoqué sous le nom de Dieu Grand, et comme
résidant dans Phthahéi, Amoiiéi et Tijri, c'est-à-dire dans
Ghirsdié, Sébouâ et Derri, où existent en effet des Rham-
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 229
esséion dédiés au dieu Soleil-Rhamsès, le même qu'on adore
à Ghirsché, comme fils de Phtha et d'Hathor, les grandes
divinités de ce temple. L'étude des tableaux religieux de
Ghirsché éclaircit beaucoup le mythe de ces trois person-
nages.
La journée du 26 fut donnée en partie au petit temple de
Dandour. Nous retombons ici dans le moderne; c'est un
ouvrage non achevé du temps de l'empereur Auguste, mais,
quoique peu important par son étendue, ce monument m'a
beaucoup intéressé, puisqu'il est entièrement relatif à l'in-
carnation d'Osiris sous forme humaine sur la terre. Notre
soirée du 25 avait été égayée par un superbe écho découvert
par hasard en face de Dandour où nous venions d'aborder.
Il répète fort distinctement et d'une voix sonore jusques à
onze syllabes. Nos compagnons italiens se plaisaient à lui
faire redire des vers du Tasse, entremêlés de coups de fusil
qu'on tirait de tous côtés, et auxquels l'écho répondait par
des coups de canon ou les éclats du tonnerre.
Le temple de Kalabachi eut son tour le 27. C'est ici que
j'ai découvert une nouvelle génération de dieux, et qui com-
plète le cercle des formes d'Amon, point de départ et
point de réunion de toutes les essences divines. Amon-Ra,
l'être suprême et primordial, étant son propre père, est qua-
lifié de mari de sa mère la déesse Mouth), sa portion fémi-
nine renfermée en sa propre essence à la fois mâle et
femelle, àpTEvôOr.Xj:; : tous les antres dieux égyptiens ne sont
que des formes de ses deux principes constituants considérés
sous diflérents rapports pris isolément. Ce ne sont que de
pures abstractions du grand Être. Ces formes secondaires,
tertiaires, etc., établissent une chaîne non interrom|Hie (jui
descend des cieux et se matérialise jusques aux inairna-
tions sur la terre et sous hn-me humaine. La dernière d(^
ces incarnations est celle d'Horns, et cet anneau extrême de
la cluunc divine l'orme sous le nom d'IIorammon Va des
dieux dont Ammon-ilorus (le grand Ammon, esprit actif
230 LETTRES ET JOURNAUX
et générateur) est l'A. Le point de départ de la mythologie
égyptienne est une Triade formée des trois parties d'Ainon-
Ra, savoir Ammon (le mâle et le père), Moutli (la femelle
et la mère), et Khons (le fils enfant). Cette Triade, s'étant
manifestée sur la terre, se résout en Osiris, Isis et Horus,
mais la parité n'est pas complète, puisque Osiris et Isis sont
frères. C'est à Kalabschi que j'ai enfin trouvé la Triade
finale, celle dont les trois membres se fondent exactement
dans les trois membres de la Triade initiale : Horus y porte
en effet le titre de mari de sa mère, et le fils qu'il a eu de
sa mère Isis, et qui se nomme Malouli (le Mandoulis dans
les proscynèmes grecs), est le dieu principal de Kalabschi,
et cinquante bas-reliefs nous donnent sa généalogie. Ainsi
la Triade finale se formait d'Horus, de sa mère Isis et de
leur fils Malouli, personnages qui rentrent exactement dans
la Triade initiale, Ammon, sa mère Mouth et leur fils
Khons. Aussi Malouli était-il adoré à Kalabschi sous une
forme pareille à celle de Khons, sous le même costume et
orné des mêmes insignes : seulement le jeune dieu porte ici
de plus le titre de Seigneur de Talmis — •♦— , c'est-à-dire
de Kalabschi, que les géographes grecs appellent en effet
Talmis, nom qui se retrouve d'ailleurs dans les inscriptions
grecques du temple.
J'ai, de plus, acquis la certitude qu'il avait existé à Tal-
mis trois éditions du temple de Malouli ; une sous les Pha-
raons et du règne d'Aménophis II, successeur de Mœris,
une du temps des Ptolémées, et la dernière, le temple ac-
tuel qui n'a jamais été terminé, sous Auguste, Caïus-Cali-
gula et Trajan. La légende du dieu Malouli, dans un
fragment de bas-relief du premier temple, employé dans la
construction du troisième, ne diffère en rien des légendes les
plus récentes. Ainsi donc, le culte local de toutes les villes
et bourgades de Nubie et d'Egypte n'a jamais reçu de
modification. On n'innovait rien, et les anciens dieux ré-
gnaient encore le jour où les temples ont été fermés par le
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 231
christianisme. Ces dieux d'ailleurs s'étaient, en quelque
sorte, partagé l'Egypte et la Nubie, constituant ainsi une
espèce de répartition féodale. Chaque ville avait son patron :
Chnouphis et Saté régnaient à Éléphantino, à Syène et à
Béghé, et leur juridiction s'étendait sur la Nubie entière;
Phré, à Ibsamboul, à Derri et à Amada ; Phtha, à Ghirsché;
Anouké, à Maschakit ; Thoth, le surintendant de Chnouphis,
sur toute la Nubie, avec ses fiefs principaux à Ghebel-
Addéhetà Dakké; Osiris était seigneur de Dandour; Isis,
reine à Philiis; Hathor, à Ibsamboul, et enfin Malouli, à
Kalabschi. Mais Amon-Ra règne pat-tout et occupe habi-
tuellement la droite des sanctuaires.
Il en était de même en Egypte, et Ton conçoit que ce
culte partiel ne pouvait changer, puisqu'il était attaché au
pays par toute la puissance des croyances religieuses. Du
reste, ce culte, pour ainsi dire exclusif dans chaque localité,
ne produisait aucune haine entre les villes voisines, puisque
chacune d'elles admettait dans son temple (comme syn-
trônes), et cela par un esprit de courtoisie très bien calculé,
les divinités adorées dans les cantons limitrophes. Ainsi
j'ai retrouvé à Kalabschi les dieux de Ghirsché et de Dakké
au midi, ceux de Déboud au nord, occupant une place dis-
tinguée; à Déboud, les dieux de Dakké et de Philie; à
Phihc, ceux de Déboud et de Dakké au midi, ceux de
Béghé, d'Éléphantine et de Syène au nord : à Syène enfin,
les dieux de Philae et ceux d'Ombos.
C'est encore à Kalabschi que j'ai remarqué, pour la pre-
mière fois, la couleur violette employée dans les bas-reliefs
peints. J'ai fini par découvrir que cette couleur provenait du
mordant ou mixtion appli(juée sur les parties de ces tableaux
qui devaient recevoir la fforure. Ainsi le sanctuaire de Ka-
labschi et la salle qui le iirécède ont été dorés aussi bien (pio
le sanctuaire de Dakké.
Près de Kalabschi est l'intéressanl monument de Bcit-
Oua/ly, qui nous a pris les journi'es des 2S, 2'J, 30 et 31 jan-
232 LETTRES ET JOURNAUX
vier jusques à midi. Là mes yeux se sont consolés des
sculptures barbares du temple de Kalabschi, qu'on a fait
riches parce qu'on ne savait plus les faire belles, en con-
templant les bas- reliefs historiques qui décorent ce spéos,
d'un fort beau style et dont nous avons des copies complètes.
Ces tableaux sont relatifs aux campagnes contre les Arabes
et des peuples africains, les Kouschi (les Éthiopiens), et les
Schari, qui sont probablement les Bischari d'aujourd'hui;
campagnes de Sésostris dans .sa jeunesse et dit vivant de
son père, comme le dit expressément Diodore de Sicile qui,
à cette . époque, lui fait soumettre en efifet les Arabes
('Apaêîav) QÏ prCSqUC toutC la Libye (xr^v TrXetanQv -à.c, Aiêûr,?).
Le roi Rhamsès, père de Sésostris, est assis sur son trône
dans un naos, et son fils, en costume de prince, lui présente
un groupe de prisonniers arabes asiatiques. Plus loin, le
Pharaon est représenté comme vainqueur, frappant lui-même
un homme de cette nation, en même temps que le prince
(Sésostris) lui présente les chefs militaires et une foule de
prisonniers. Le roi, sur son char, poursuit les Arabes, et
son fils frappe de sa hache les portes d'une ville assiégée. Le
roi foule aux pieds les Arabes vaincus, dont une longue
file lui est amenée en. état de captifs par le prince son fils.
Tels sont les tableaux historiques décorant la paroi de gauche
de ce qui formait la salle principale du monument, en sup-
posant que cette portion du spéos ait jamais été couverte.
La paroi de droite présente les détails de la campagne
contre les Éthiopiens, les Bischari et des Nègres. Dans le
premier tableau, d'une grande étendue, on voit les Barbares
en pleine déroute, se réfugiant dans leurs forêts, sur les
montagnes, ou dans des marécages. Le second tableau, qui
couvre le reste de cette paroi, représente le roi assis dans
un naos et accueillant, avec un geste de la main, son fils
aine (Sésostris), qui lui présente : 1° un prince éthiopien
nommé Amené inôph, fils de Poëri, soutenu par deux de ses
enfants, dont l'un lui offre une coupe, comme pour lui donner
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 233
la force d'arriver aux pieds du trône du père de son vain-
queur; 2" des chefs militaires égyptiens; 3° des tables et
des buffets couverts de chaînes d'or, des peaux de panthère,
des sachets renfermant de l'or en poudre, des troncs de bois
diéhène, des dents d'éléphant, des plumes d'autruche, des
faisceaux d'arcs et de flèches, des meubles précieux, et
toutes sortes de butin pris sur l'ennemi ou imposé par la
conquête; 4" à la suite de ces richesses, marchent quelques
Bischaris prisonniers, hommes et femmes, l'une de celles-
ci portant deux enfants sur ses épaules et dans une espèce
de couffe ; suivent des individus conduisant au Roi des ani-
maux vivants, les plus curieux de l'intérieur de l'Afrique,
le lion, des panthères, Vautruche, des singes et la gira/è,
parfaitement dessinée, etc., etc. On reconnaîtra là, j'espère,
la campagne de Sésostris contre les Éthiopiens, lesquels il
força, selon Diodore de Sicile, de payer à l'Egypte un tribut
annuel en or, en ébène et en dents d'éléphant, «popoù? -ceXeTv,
è'êevov /.at yp'jjôv xa'. -ucov iXîcpâv-cwv xoùç ooov-caç (liv. 1, § LV).
Les autres sculptures du spéos sont toutes religieuses. Ce
monument était consacré au grand dieu Amon-Ra et à sa
forme secondaire Chnouphis. Le premier de ces dieux
déclare plusieurs fois, dans ses légendes, avoir donné tou-
tes les mers et toutes les terres existantes à son fils chéri a le
» Seigneur du monde. Soleil gardien de justice, (oi^"*" 1
» Rliamsès (II) ». Dans le sanctuaire, ce Pharaon est repré-
senté suçant le lait des déesses Anouké et Isis. a Moi qui
)) suis ta mère, la Dame d'Éléphantine, dit la première, je
» te reçois sur mes genoux, et te présente mon sein pour
') ((ue tu y prennes ta nourriture, o Rhamsès! » « Et moi,
» ta mère Isis, dit l'autre, moi, la Dame de Nubie, je t'accorde
» les périodes des panégyries celles de trente ans) que tu
)) suces avec mon lait, et (|ui s'écouleront en une vie pure. »
J'ai fait copier ces deux tahleaux, ainsi (iiic plusieurs autres,
parmi lesquels deux bas-reliefs niontiaiit le lMi;u;ion vain-
queur des peuples du Midi et des peuples du Xo/'d. 11 ne
234 LETTRES ET .lOURNAUX
faut pas oublier que les Egyptiens appelaient les Syriens,
les Assyriens, les Ioniens et les Grecs peuples septeiitrio-
tiaax.
Je dis adieu à ce monument de Béit-Oually avec quelque
peine, car c'était le dernier de la belle époque et d'une
bonne sculpture, que je dusse rencontrer entre Kalabschi et
Thèbes.
Le 31, au coucher du soleil, nous étions à Kardàssi ou
Kortlia, où j'allai visiter les restes d'un petit temple d'Isis,
dénué de sculpture, à l'exception d'un bas-relief sur un fût
de colonne. J'avais vu, deux heures auparavant, les temples
de Tafali (l'ancienne Tapliis), également sans sculptures ni
inscriptions hiéroglyphiques. Mais on juge facilement, à
l<3ur genre d'architecture, qu'ils appartiennent au temps de
la domination romaine.
Le 1''^' février, nous vîmes venir à nous une cange avec
pavillon autrichien : c'était du nouveau pour nous, et les
conjectures de marcher. Cependant, la barque avançait aussi
vers nous, et je reconnus sur la proue M. Acerbi, consul
général d'Autriche en Egypte, qui m'appelait et nous saluait
delà main. Nous arrêtâmes nos barques et passâmes quelques
heures à causer de nos travaux avec cet excellent homme,
publiciste et littérateur distingué, qui nous avait traités
d'une manière si aimable et généreuse pendant notre séjour
à Alexandrie. Nous nous séparâmes, lui pour remonter jus-
ques à la seconde cataracte, et moi pour rentrer en Egypte,
avec promesse de nous rejoindre à Thèbes, qui est le Paris
de. l'Lgypte et le rendez-vous des voyageurs, n'en déplaise
à la grosse ville du Caire et à la triste Alexandrie.
Vers deux heures après midi, nous étions à Déboad ou
Déboadé. Nous étant rendus au temple en passant sous les
trois petits propylons sans sculpture, je trouvai qu'il avait
été bâti, en grande partie, par un roi éthiopien nommé
AtliarirtDion, et qui doit être le prédécesseur ou le succes-
seur immédiat de YErrjamèiics de Dakké. Le temple, dédié
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 235
à Amon-Ra, seigneur de Tébôt (Déboud), et à Hathor, et
subsidiairement à Osiris et à Isis, a été continué, mais non
achevé, sous les empereurs Auguste et Tibère. Dans le
sanctuaire, encore non sculpté, gisent les débris d'un mau-
vais naos monolithe, en granit rose, du temps des Ptolé-
mées.
Notre travail étant terminé, nous rentrâmes dans nos
barques, pressés de partir et de profiter du reste de la jour-
née pour arriver à Philse, rentrer ainsi en Egypte, et dire
adieu à cette pauvre Nubie, dont la sécheresse avait déjà
lassé tous mes compagnons de voyage. D'ailleurs, en remet-
tant le pied en Egypte, nous pouvions espérer de manger du
pain un peu plus supportable que les maigres galettes
azymes dont nous régalait journellement notre boulanger en
chef, tout à fait à la hauteur du gargotier arabe qu'on nous
donna au Caire comme un cuisinier cordon bleu.
C'est à neuf heures du soir que nous remîmes le pied sur
terre égyptienne, en abordant à l'île de Philœ, rendant
grâces à ses divinités Osiris, Isis et Horus, de ce que la fa-
mine ne nous avait pas dévorés entre les deux cataractes.
Nous avons séjourné dans l'île sainte jusques au 7 février,
terminant les travaux commencés au mois de décembre, et
recueillant tous les tableaux mythologiques relatifs à l'his-
toire et aux attributions d'Isis et d'Osiris, les dieux princi-
paux de Philic, bas-reliefs qui s'y trouvent en fort grand
nombre. Je me contenterai donc de donner ici les époques
des principaux édifices de cette île.
Le petit temple du sud a été dédié à Hathor, et ccmstruit
par le Pharaon Nectanébo, le dernier des Rois de race égyp-
tienne, détrôné par la seconde invasion des Perses. La
grande galerie, ou portique couvert, «lui, de ce joli petit édi-
lice, conduit au grand temple, estde répo(|ue des empereurs;
ce qu'il y a de sculpté Vw (Hé sous les règnes d'Auguste,
(le Tibère et de Claude.
Le premier pylône est du tenqjsdr IMolcini-e-lMiiloméloi'.
236 LETTRES ET JOURNAUX
qui a encastré dans son pylône un propylon dédié à Isis par
le Pharaon Nectanébo, et l'existence de ce propylon prouve
qu avant le grand temple d'Isis actuel il en existait déjà un
autre sur le même emplacement, lequel aura été détruit par
les Perses de Darius-Ochus. Cela explique les débris de
sculptures plus anciennes employés dans la bâtisse des co-
lonnes du pronaos actuel du grand temple.
C'est Ptolémée-Philadelphe qui a construit le sanctuaire
et les salles adjacentes de ce monument. Le pronaos est
d'Évergète II, et le second pylône de Ptolémée-Philométor.
Les sculptures et bas-reliefs extérieurs de tout l'édilice ont
été exécutés sous Auguste et Tibère.
Entre les deux pylônes du grand temple d'Isis, il existe à
droite et à gauche deux beaux édifices d'un genre particu-
lier. Celui de gauche est un temple périptère, dédié à Hathor
et à la délivrance d'Isis qui vient d'enfanter Horus. La plus
ancienne partie de ce temple est de Ptolémée-Épiphane ou
de son fils Évergète II. Les bas-reliefs extérieurs sont du
règne d'Auguste et de Tibère. C'est Évergète II qui se
donne les honneurs de la construction de ce temple, dans
les longues dédicaces de la frise extérieure.
Le même roi s'est aussi emparé, par une inscription sem-
blable, de l'édifice de droite qui, presque tout entier, est de
son frère Philométor, à l'exception d'une salle sculptée sous
Tibère.
J'ai donné une journée presque entière à une petite ile
voisine de Phihc, l'ile de Béylié, où la Commission d'Egypte
indiquait le reste d'un petit édifice égyptien. J'y ai, en effet,
trouvé quelques colonnes d'un tout petit temple de très
mauvais travail et de l'époque de Philométor. Mais des in-
scriptions m'apprirent que j'étais dans l'île de Snèni, ^=,
111- •? <=b ®
nom de localité que j avais rencontré souvent, depuis Om-
bos jusques à Dakké, dans les légendes des dieux, et sur-
tout dans celles du dieu Chnouphis et de la déesse Hathor.
C'était là un des lieux les plus saints de l'Egypte, et une
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 237
île sacrée, but de pèlerinage longtemps avant sa voisine
l'île de Pliilae, qui se nommait Manlak <=> en langue
égyptienne. C'est de là qu'est venu le copte Pilach, nA«.x.
l'arabe Bilaq, et le grec Philai, sans que, dans tout cela, il
soit le moins du monde question du fil (l'éléphant) de
Jomard.
Le temple de Snèm (Béghé) était en effet dédié à Chnou-
phis et à la déesse Hatlior, et le monument actuel était en-
core la deuxième édition d'un temple bien plus ancien et plus
étendu, bâti sous le règne du pharaon Aménophis II, suc-
cesseur de Mœris. J'ai retrouvé les débris de ce temple, et
les restes d'une statue colossale du même Pharaon, qui dé-
corait un des pylônes de l'ancien édifice. J'ai recueilli dans
cette île, en courant ses rochers de granit rose, une ving-
taine d'inscriptions, toutes des temps pharaoniques, attes-
tant des visites et des actes d'adoration faits dans l'île sainte
de Snèm par des grands personnages de la vieille Egypte,
et entre autres : 1° un proscynème d'un Basilicof/rammafe
commandant les troupes, sous le Pharaon Aménophis III
(Memnon), grammate nommé Aménémôph; 2° une inscrip-
tion attestant le pèlerinage d'un grand-prêtre d'Ammon,
prince de la famille des Rhamsès; 3° celui d'un prince éthio-
pien nommé Mémosis, sous le Pharaon Aménophis III;
4" celui du prince éthiopien Méssi. sous Rhamsès le Grand;
5" celui d'un grand-prêtre d'Anouké, nommé Amenôthph ;
6° un proscynème conçu en ces termes : « Je suis venu vers
)) vous, moi votre serviteur, vous tous, grands Dieux, qui
» résidez dans Snèm ! accordez-moi tous les bienfaits qui
)) sont en vos mains (à m,oi) l'intendant des terres du Roi
» Seigneur du monde Aménophis (III). — Amosis. » Cet
Amosis est représenté à côté de l'inscription, levant ses
mains en attitude d'adoration ; 1° enfin, vers le haut d'une
montagne de grands rociiers de granit, j'ai copié une belle
inscription attestant (jue l'an XXX, l'an XXXIV et
l'an XXXIX du règne de Rhamsès le (jiand (Sésostris),
238 LETTRES ET JOURNAUX
un des princes ses enfants a assisté à la panérjyrie de Snèm,
et Ta célébrée par des sacrifices. Je ne parle point de plu-
sieurs inscriptions purement onomastiques, et de quelques
autres qui, ne contenant que les légendes royales, sculptées
en grand, des Pharaons Psammétichus P^ Psammétichus II,
Apriès et Amasis, semblent avoir eu pour motif de rappeler
soit le passage de ces Pharaons dans l'île de Snèm, soit
môme de grands travaux d'exploitation dans les montagnes
granitiques de cette 'île, où le granit est de toute beauté.
Avant de quitter Phibie, j'allai, avec MM. Duchesne,
L'hôte, Lehoux et Bertin, faire une partie de plaisir à la ca-
taracte, où nous emportâmes un bon gigot et une salade que
nous mangeâmes assis à l'ombre d'un santk (mimosa fort
épineux), le seul arbre du lieu, en face des brisants du Nil,
dont le bruissement me rappela nos torrents des Alpes. Au
retour, je me fis débarquer en face de Philfe, sur la rive
droite du fleuve, pour aller à la chasse des inscriptions dans
les rochers de granit qui la couvrent, et du nombre desquels
est ce roc taillé en forme de trône, que notre ami Letronne
a cru pouvoir être VAbaton nommé dans les inscriptions
grecques de l'obélisque de Philae. Ce n'est cependant qu'un
rocher comme un autre, avec cette différence qu'il est chargé
d'inscriptions fort curieuses, mais qui n'ont aucun rapport
avec les dieux de Philic. Les plus remarquables de ces in-
scriptions sont les suivantes :
1° Une stèle sculptée sur le roc, mais à demi effacée, mo-
nument qui rappelle une victoire remportée sur les Libyens
parle Pharaon Tliouthinosis IV, l'an VII de son règne, le
S du mois de Phaménôth ;
2" Une stèle de son successeur Aménophis III (Memnon),
assez bien conservée, de quatorze lignes, rappelant c|ue ce
Pharaon, venant de soumettre les Éthiopiens, l'an V de son
règn(\ a passé dans ce lieu et y a tenu une panégyrie (as-
semblée religieuse) ;
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 239
3" Un proscynème à Néith et à Mandou, pour le salut du
roi Mandouôthpli (Smcndès), de la XXP dynastie;
4° Un proscynème à Horammon, Saté et Mandou, pour
le salut du roi Néphérôthph Néphérites), delà XXIX" dy-
nastie.
Je ne parle point d'une foule de proscynèmes de simples
particuliers, à Chnouphis et à Saté, les grandes divinités de
la cataracte.
Les roctiers sur la route de Philœ à Syène, et que j'ai
explorés le 7 février, en portent aussi un très grand nombre,
adressés aux mêmes divinités. J'y ai aussi copié des inscrip-
tions et des sculptures représentant des princes éthiopiens
rendant hommage à Rhamsès le Grand, ou à son grand-pere
Athothéi (Mandouéi); ce sont les mêmes dont j'ai trouvé de
semblables monuments on Nubie.
Je rentrai enfin à Syène (Osouan), que j'avais quittée en
décemljre. En attendant que nos bagages arrivassent de
Phike à dos de chameau, et qu'on disposât notre nouvelle
escadre égyptienne (car nous avons laissé les barques nu-
biennes à la cataracte, qu'elles ne peuvent franchir), je revis
les débris du temple de Syène, consacré à Chnouphis et à
Saté, sous l'empereur Nerva. C'est un monument de l'ex-
trême décadence de l'art en Egypte; il m'a intéressé toute-
lois, 1" parce que c'est le seul qui porte la légende hiérogly-
phique de Nerva; 2" parce qu'il m'a fait connaître le nom
hiéroglyphique-phonétique de Syène, (2 O Soucui, qui est
le nom copte Soucui cot*.», et l'origine du Sj/rné des Grecs
et de l'ùl^l Osouan des Arabes; 3" enfin, parce que le nom
symbolique de cette môme ville 0r\®. représentant un
ap/oin/j d'architecte ou de maçon, fait, sans aucun doute,
allusion à l'antifiue position de Syène sous le tropique du
cancer, et à ce fameux puits dans lequel les rayons du soleil
tombaient d'aplomb le joui' du solstice d'été : les auteurs
grecs sont pleins de cette tradition, qui a pu, en elTcl, être
240 LETTRES ET JOURNAUX
fondée sur un fait réel, mais à une époque infiniment re-
culée.
J'ai couru, en bateau, les rochers de granit des environs
de Syène, en remontant vers la cataracte. J'y ai trouvé
l'hommage d'un prince éthiopien à Aménophis III et à la
reine Taïa, sa femme; un acte d'adoration à Chnouphis, le
dieu local, pour le salut de Rhamsès le Grand, de ses filles
Isénofvé, Bathianihi, et de leurs frères Scha-hem-kamé et
Mérenphtha; le prince éthiopien Mémosis (le même dont
j'avais déjà recueilli une inscription dans l'île de Snèm),
agenouillé et adorant le prénom du roi Aménophis III ; en-
fin plusieurs proscynèmes de simples particuliers ou de fonc-
tionnaires publics, aux divinités de Syène et de la cataracte,
Chnouphis, Saté, et Anouké.
Je visitai pour la seconde fois l'île â'Éléphantine qui, tout
entière, formerait à peine un parc convenable pour un bon
bourgeois de Paris, mais dont certains chronologistes mo-
dernes ont voulu toutefois faire un royaume, pour se débar-
rasser de la vieille dynastie égyptienne des Éléphantins.
Les deux temples ont été récemment détruits, pour bâtir
une caserne et des magasins à Syène : ainsi a disparu le
petit temple dédié à Chnouphis par le Pharaon Améno-
phis III. Je n'ai retrouvé debout que les deux montants de
porte en granit, ayant appartenu à un autre temple de
Chnouphis, de Saté et d' Anouké, dédié sous Alexandre, fils
d'Alexandre le Grand. Mais un mauvais mur de quai, de
construction romaine, m'a offert les débris, entremêlés et
mutilés, de plusieurs des plus anciens édifices d'Éléphantine,
construits sous les rois Mœris (Thouthmosis III), Athotis et
Rhamsès le Grand. Dans les restes d'une chambre qui ter-
mine l'escalier du quai égyptien, j'ai copié plusieurs proscy-
nèmes hiéroglyphiques assez curieux, et l'inscription d'une
stèle mutilée du Pharaon Athothis {fe,u Mandouéi).
Etant allé rejoindre mon escadre, et n'ayant plus rien à
voir ni à faire sur l'ancienne limite de l'empire romain, je
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 241
dis adieu aux rochers granitiques de Syène et d'Élépliantine,
et nous nous dirigeâmes sur Ombos, où le vent a juré de
nous empêcher d arriver, puisque, au moment où j'écris
cette ligne, nous sommes au 12 février. Il est sept heures du
matin, et le Nil mugit à quatre pouces de distance du lit
sur lequel je suis assis.
Ombos, le 14 février, à. 2 heures.
Je suis enfin arrivé avant-hier à Ombos vers le milieu du
jour. Nous avons repris nos travaux du mois de décembre,
et, à cette heure-ci, ils sont terminés. Tout est encore ici de
l'époque grecque. Le grand temple est cependant d'une très
belle architecture et d'un grand efîet. Il a été commencé par
Epiphane, continué sous Philométor et Évergète II ;
quelques bas-reliefs sont même du temps de Cléopâti'e-Coccc
et de Soter II. Ce grand édifice, dont les ruines ont un as-
pect très imposant, était consacré à deux Triades qui se
partagent le temple, divisé, en effet, longitudinalcmcnt, en
deux parties bien distinctes, l'axe passant presque toujours
dans des massifs de la construction. Sévek-Ra (la forme
primordiale de Saturne, Kronos) à tête de crocodile, Ilathor
(Vénus), et leur fils Khons-Hor, forment la première Triade.
La seconde se compose d'Aroéri, de la déesse Tsonénofré et
de leur fils Pnevtho. Ce sont les dieux seigneurs d'.rw^
Ombos, et le crocodile que portent les médailles romainc^^
du nome Ombite est l'animal sacré du dieu principal, tSé-
vek-Ra.
La femme de Philométor, Cléopâtre, porte, dans les dédi-
caces et dans ses cartouches sculptés sur la corniche du pro-
naos, le surnom de ""^^^-^^^ > qui ne peut être (jue le grec
Trypluone ou Dropion, mais la première lecture est plus
probable. Il est répété trente fois, et il est impossible de s'y
tromper.
Le petit temple d'Ombos était, comme l'un de ceux de
BlBL. ÉGYPT., T. XXXI. 16
242 LETTRES ET JOURNAUX
Philae, et le temple d'Hermonthis, un ijin Eïmisi ou
Mammisi, c'est-à-dire un édifice sacré, figurant le lieu de
la naissance du jeune dieu de la Triade locale, c'est-à-dire
une image terrestre du lieu où les déesses Hathor et Tsoné-
nofré avaient enfanté leurs fils Khons-Hor et Pnevtho, les
deux fils des deux Triades d'Ombos.
C'est en me glissant à travers les pierres éboulées de ce
petit monument, et en visitant une à une toutes celles qui
bientôt seront englouties par le Nil, lequel, ayant sapé les
fondations, a déjà détruit la plus grande partie du monu-
ment, que j'ai trouvé des blocs ayant appartenu à une con-
struction bien plus ancienne, c'est-à-dire à un temple dédié
par le roi Thouthmosis III (Mœris) au dieu Sévek-Ra, et
avec les débris duquel on avait construit une partie de
V Eïmisi, sous Évergète II, Coccé et Soter II.
Le grand temple d'Ombos n'est donc encore qu'une se-
conde édition, et c'est au plus ancien temple de Sévek-Ra
(Saturne) qu'appartenaient les jambages d'un tout petit
propylon, encastré aujourd'hui sur la face extérieure de l'en-
ceinte en brique qui environne les temples du côté du sud-
est. Les sculptures en sont du temps de Thouthmosis III, et
le nom hiéroglyphique de ce propylon, inscrit au bas des
deux jambages, était Porte (ou propylon) de la reine
Amensé, conduisant au temple de Sévek-Ra (Saturne). Tu
n'as point oublié que ce Roi-Reine (©^U J est Amensé,
mère de Mœris. Le grand propylon voisin du Nil est de
l'époque de Philométor, et conduisait au petit temple ac-
tuel.
Le vent souffle toujours avec autant de violence. S'il cesse
dans la nuit, nous en profiterons pour aller à Ghébel-Sel-
séléh, où nous attend une belle moisson des temps pharao-
niques. Je ne clos donc ma lettre que conditionnellement.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 243
Toujours Ombos, le 15. Vent d'enfer!
Rappelle-moi au souvenir de tous ceux qui ne m'ont pas
oublié; de ce nombre sont certainement les châtelains du
Panthéon. Dis à M. de Saint-Prix que j'ai observé en Egypte
des méthodes de procédure toutes particulières et sans exem-
ples, depuis le premier législateur égyptien Menévis jus-
ques à Barthole et Cujas.
Mille amitiés à Carlotto et à tous les habitués des jeudis
dans les régions supérieures ' , y compris nommément le
papa Giulio, qui aura ses cravaches de rhinocéros ou d'hip-
popotame, et M. de Férussac des pierres et quelques coquil-
lages.
Je me réjouis d'avance en pensant que je trouverai peut-
être à Thèbes un nouveau courrier. J'y serai à la fin du mois.
— Adieu donc, mon bien cher ami. — Je trouve tes lettres
un peu courtes. Souviens-toi que je suis à mille lieues de
toi et que les plus petits cancans y ont un sel mirifique et
réjouissant. Les soirées sont si longues ! Toujours fumer ou
jouer à la bouillotte, — on s'en lasse, et j'aurais tant de
plaisir à repasser les petits paquets de Paris! Tu me trou-
veras exigeant, mais j'en ai le droit, après la petite lettre de
vingt-sept pages que je viens de t'écrire et que je clos au plus
vite, de peur que tu ne dises que les plus grands bavards du
monde sont les gens qui reviennent de la seconde cataracte.
Adieu donc, je t'embrasse ainsi (|uc tous les tiens. A toi
de cœur et d'âme,
J.-F. Ch.
Comme les courriers que nous envoyons au Caire vont à
pied et (jne le vent ne les empêclie pas de marcher, nous
1. C'est-à-dire dans les salons dn baron do Féi-ussac, où les personnes
de toutes les nationalités « se trou\ aient clio/, elles », couune jadis chez
Milliude Graudmais(Mi et chez l'orientaliste Louis-M;iihieu Lan>ilès.
244 LETTRES ET JOURNAUX
faisons partir celui qui m'a apporté tes lettres ce soir même
ou demain avant le jour. — Mille amitiés à M. Letronne.
Dis-lui que le listel sur lequel est gravé l'inscription d'Om-
bos était doré, et que les lettres ont conservé une couleur
rouge vif encore très visible. Je n'ai pu vérifier son Sérapis
à Tafah, la pierre qui devait le porter n'existant plus.
Thèbes, le 12 mars 1829.
Une occasion se présente, mon bien cher ami, pour te
donner de mes nouvelles'. Je suis ici en très bonne santé,
ainsi que toute la caravane, depuis le 8 courant au matin,
ayant ainsi terminé à mon grand profit et contentement le
voyage de Nubie et de la haute Thébaïde. Nous demeurons
encore dans nos barques, pour exploiter plus facilement le
palais de Louqsor, au pied duquel nous sommes amarrés.
J'ai revu ses beaux obélisques. Pourquoi s'amuser à em-
porter celui d'Alexandrie, quand on pourrait avoir un de
ceux-ci pour la modique dépense de 400.000 francs au plus?
Le ministre qui dresserait un de ces admirables monolithes
sur une des places de Paris s'immortaliserait à peu de
frais.
Dans quelques jours, nous irons nous fixer à Kourna, dans
une maison assez commode, et de là nous courrons la plaine
de Thèbes tout à notre aise. Je t'écrirai plus au long dans
1. Ce fut le consul-général Acerbi qui, revenant de la Nubie, se
chargea de cette lettre. Pendant trois longs jours, il n'avait pu se sé-
parer de Champollion et l'obligation du départ lui avait causé une
vive peine; pourtant, peu de temps après, le consul Pedemonte priait
« l'Égyptien » de ne plus penser à Acerhi! C'est que celui-ci, en re-
venant du cap Nord, en 1799, avait passé des mois entiers au châ-
teau de William Bankes, son ami et protecteur. L'Anglais, ayant appris
quelle affection Acerbi avait conçue pour Champollion, lui avait écrit,
d'une manière impérative, de choisir entre Bankes et Champollion.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 245
peu de jours; cuntente-tui de ce peu de lignes. Tout va
bien, — je vous embrasse tous de cœur,
Biban-el-Molouk, 25 mars 182'.).
Tu auras .sans doute reeu, mon bien cher ami, un mot
écrit en courant, du 11 mars ou environ, que le consul gé-
néral d'Autriche, M. Acerbi, quittant la ville royale, m'a
promis d'expédier 'd'Alexandrie par le premier bâtiment
partant pour l'Europe. J'annonçais notre arrivée, en très
bonne santé (tous tant que nous sommes), à T/ièbes, où nous
rentrâmes le 8 mars au matin, après avoir heureusement
terminé notre voyage de Nubie et de la haute Thébaïde. Nos
barques furent amarrées au pied des colonnades du palais de
Loaqsor, que nous avons étudié et exploité jusques au 23 du
mois courant. Je tenais à profiter de nos barques pour notre
travail de Louqsor, parce que ce magnifique palais, le plus
profané de tous les monuments de l'Egypte, obstrué par des
cahutes de fellah qui masquent et défigurent ses beaux por-
tiques, sans parler de la chétive maison d'un Bimbachi
juchée sur la plate-forme violemment percée à coups de pic,
pour donner passage aux balayures du Turc, qui sont diri-
gées sur un superbe sanctuaire sculpté sous le règne du fils
d'Alexandre le Grand, ce magnifique palais, dis-je, ne nous
offrait aucun local commode ni assez propre pour y établir
notre ménage. Il a donc fallu garder notre màasch, la daha-
biéh et les petites barques, jusques au moment où nos travaux
de Louqsor ont été terminés.
Nous passâmes sur la rive gauche le 23, et, après avoir
envoyé notre gros bagMge à une maison de Koiirna, que
nous a laissée un très brave et excellent homme nommé
Piccinini, agent de M. d'Anasta/y à Thèbes, nous avons
tous pris la route de la vallée de Hihafi-cl-Mu/ouh, où sont
246 LETTRES ET JOURNAUX
les tombeaux des rois de la XVIIP et de la XIX" Dynastie.
Cette vallée étant étroite, pierreuse, circonscrite par des
montagnes assez élevées et dénuées de toute espèce de vé-
gétation, la chaleur doit y être insupportable aux mois de
mai, juin et juillet; il importait donc d'exploiter cette riche
et inépuisable mine à une époque où l'atmosphère, quoique
déjà fort échauffée, est cependant encore supportable. Notre
caravane, composée d'ânes et de savants, s'y est donc éta-
blie le jour même, et nous occupons le meilleur logement
et le plus magnifique qu'il soit possible de trouver en
Egypte. C'est le roi Rhamsès (le IV® de la XIX*^ Dynastie)
qui nous donne l'hospitalité, car nous habitons tous son
magnifique tombeau, le second que l'on rencontre à droite
en entrant dans la vallée de Biban-el-Molouk. Cet hypogée,
d'une admirable conservation, reçoit assez d'air et assez de
lumière pour que nous y soyons logés à merveille. Nous oc-
cupons les trois premières salles, qui forment une longueur
de soixante-cinq pas; les parois, de quinze à vingt pieds
de hauteur, et les plafonds sont tous couverts de sculptures
peintes, dont les couleurs conservent presque tout leur éclat.
C'est une véritable habitation de prince, à l'inconvénient
près de l'enfilade des pièces; le sol est couvert en entier de
nattes et de roseaux. Tu en auras une idée par le plan
suivant (voir p. 247).
Les deux caouas (nos gardes du corps) et les domestiques
couchent dans deux tentes dressées à l'entrée du tombeau.
Tel est notre établissement dans la Vallée des Rois, véritable
séjour de la mort, puisqu'on n'y trouve ni un brin d'herbe,
ni êtres vivants, à l'exception des chacals et des hyènes
qui, l'avant- dernière nuit, ont dévoré, à cent pas de notre
palais, l'âne qui avait porté mon domestique barabra Mo-
hammed, pendant le temps que l'ânier passait agréablement
sa nuit de Ramadhan dans notre cuisine, qui est établie
dans un tombeau royal totalement ruiné. J'ai cru que tous
ces détails amuseraient la famille.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 247
Un courrier que j'ai reçu a Tlièbes m'a apporté ta lettre
du 20 décembre J'espère (jue la santé de notre véné-
rable M. Dacier se sera soutenue, et que mes vceux, partis
248 LETTRES ET JOURNAUX
de la deuxicmc cataracte le l""^ janvier dernier, seront exau-
cés pour l'année courante et à XI .
L'annonce de la commission archéologique pour la Morée,
donnée à Dubois', m'a causé une vive satisfaction; je sais
que c'était là un des vœux qu'il formait depuis longtemps.
J'espère qu'il sera déjà parti : j'attends donc, pour lui écrire,
de savoir s'il est de Paris ou d'Athènes. Je désire qu'il
soit déjà sous les colonnades, — ou dans l'Altis d'Olympie
à la tête de quatre cents piocheurs, ce qui serait encore
mieux. — A propos de pioche, je te dirai que j'ai fait com-
mencer des fouilles à Karnac et à Kourna. Je suis déjà pos-
sesseur de dix-huit momies de tout genre et de toute es-
pèce, mais je n'emporterai cjue les plus remarquables, et
surtout des momies gréco-égyptiennes, portant à la fois des
inscriptions grecques et des légendes démotiques et hiéra-
tiques. J'en ai plusieurs de ce genre, et quelques momies
d'enfant intactes, ce qui est rare jusques à présent. Tous les
bronzes qui proviennent de mes fouilles de Karnac, et tirés
des maisons mêmes de la vieille Thèbes, à quinze ou vingt
pieds au-dessous du niveau actuel de la plaine, sont dans un
état d'oxydation complet, ce qui ne permet pas d'en tirer
parti. J'ai mis à la tête de mes excavations sur la rive orien-
tale l'ancien chef fouilleur de M. Drovetti, le nommé Tem-
sahh (le crocodile)', qui me paraît un homme adroit et qui
ne manque pas de me donner de grandes espérances. J'y
compte peu, parce qu'il faudrait travailler en grand, et que
1. Cette expédition était partie en février 1829.
2. Timsah vivait encore en 1863, et il montrait avec une certaine
vanité le certificat qu'il avait reçu de ChampoUion : ses fils et petits-
fils ont été longtemps à la solde du Service des Antiquités, et sa famille
est encore aujourd'hui l'une des plus riches du bourg de Karnak.
Chami)olIion avait donné un certificat analogue à Aouèda, ^on chef-
fouilleur sur la rive gauche. Tous deu.x, grâce aux démarches du consul
général Miniaut, successeur de Drovetti, furent déclarés protégés fran-
çais, ce qui les mit, eux et leurs femmes, à l'abri des vexations et de»
corvées exigées des fellahs par les percepteurs turcs et arabes.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 249
mes moyens ne suffisent pas. Il serait bon que j'eusse déjà
les fonds supplémentaires que j'ai demandés. Le temps vole,
et je recevrai probablement une réponse définitive au mo-
ment où il me faudra partir de Thèbes, le seul endroit où
on puisse à coup sûr trouver de grandes et belles choses
Si je porte quelque bonne chose, ce sera un hasard d'un
côté, et de l'autre une pure générosité de ma part, puisque
je ne suis pas obligé d'apporter une collection d'antiquités
au Louvre, — les fonds demandés pour cela ayant été refu-
sés très sciemment. Je tâcherai cependant de donner un peu
d'activité à mes fouilles dans les mois de juin, juillet et août;
époque à laquelle je serai fixé sur les lieux, soit à Karnac,
soit à Kourna. J'ai quarante hommes en train, et je verrai si
les produits compensent à peu près les dépenses, et si mon
budget pourra les supporter. J'ai aussi trente-six hommes
(jui fouillent à Kourna de compte à demi avec Rosellini. Il
est évident que je ne puis songer à emporter ce qui manque
justement au Musée royal, de grosses pièces, parce que le
transport seul jusques à Alexandrie épuiserait mes finances.
Je reviens encore à l'idée que, si le gouvernement veut un
obélisque à Paris, il est de l'honneur national d'avoir un de
ceux de Louqsor (celui de droite en entrant), monolitlie de
la plus grande beauté et de soixante-dix pieds de hauteur,
monument de Sésostris, d'un travail exquis et d'une éton-
nante conservation. Insiste pour cela, et trouve un ministre
qui veuille immortaliser son nom en ornant Paris d'une telle
merveille : 300.000 francs feraient l'aflairc. Qu'on y pense sé-
rieusement. Si on veut l'entreprendre, qu'on envoie sur les
lieux un architecte ou mécanicien p/'atif/ue (mais pa.s de
i^ucani !), les poches pleines d'argent, et rol)élisque mar-
chera. La main d'œuvre ici ne coûte rien. Mes fourmilleurs
— travail infeiiial — rcroivent VO paras (3 sols et 3 liards),
et je les |)aye niagnihinuMiicnl : ils se iiouri'isscnt sur h'ur
traitement.
Le pauvi'c D' Young est donc incorrigible ? Pourquoi iv-
250 LETTRES ET JOURNAUX
muer une vieille affaire déjà momifiée? Remercie M. Arago
des lances qu'il a si vaillamment brisées ' pour l'honneur de
V alphabet franco-pharaonique. Le Breton a beau faire, —
// nous restera : et toute la vieille Angleterre apprendra de
la jeune France à épeler les hiéroglyphes par une tout
autre méthode que « celle de Lancaster' ». Du reste, le Doc-
teur discute encore sur l'alphabet, et moi, jeté depuis six
mois au milieu des monuments de TÉgypte, je suis effrayé
de ce que j'y lis plus couramment encore que je n'osais l'ima-
giner. J'ai des résultats {ceci entre nous !) extrêmement
embarrassants sous une foule de rapports et qu'il faudra te-
nir sous le boisseau; mon attente n'a point été trompée, et
beaucoup de choses que je soupçonnais vaguement ont pris
ici un corps et une certitude incontestable.
Cela dit, je reprendrai le fil de mon itinéraire et la notice
des monuments depuis Ombos, d'où est datée ma dernière
lettre un peu détaillée.
Partis à'Ombos le 17 février, nous n'arrivâmes, à cause
de l'impéritie du réis de notre grande barque et de la mol-
lesse de nos rameurs, que le 18 au soir à Ghébel-Selséléh
(Silsilis), vastes carrières où je me promettais une ample
récolte. Mon espoir fut pleinement réalisé, et les cinq jours
que nous y avons passés ont été bien employés.
1. En présence de plusieurs académiciens, entre autres Jomard et
Raoul Rochette, Arago avait reçu une lettre de Thomas Young, qui, une
fois de plus, lui reprochait bien amèrement de faire trop grand cas de.s
découvertes de « l'Égyptien ». Des débats passionnés pour et contre
le système éclatèrent : toutefois, au moment où Champollion-Figeac
survint, « personne ne savait plus contredire le grand défenseur ».
2. Pendant longtemps Thomas Young, Edme Jomard et ChampoUion
s'étaient généreusement voués à l'amélioration de ï enseignement popu-
laire d'après le système de l'enseignement mutuel de Joseph Lancaster
(« Monitorial system »). Jomard, pensant au grand succès qu'avait eu
Herbault, avec une méthode analogue, soixante ans auparavant, y
voyait plutôt un si/stème /ra/içras; ChampoUion, plus indépendant
dans ses principes, soutint toujours l'origine indienne de l'enseignement
mutuel.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 251
Les deux rives du Nil, resserré par des montagnes d'un
très beau grès, ont été exploitées par les anciens Égyptiens,
et le voyageur est effrayé s'il considère, en parcourant les
carrières, l'immense quantité de pierres qu'on a dû en tirer
pour produire les galeries à ciel ouvert et les vastes espaces
excavés qu'il se lasse de parcourir. C'est sur la rive gauche
qu'on trouve les monuments les plus remarquables.
On rencontre d'abord, en venant du côté de Syène, trois
chapelles taillées dans le roc et presque contiguës. Toutes
trois appartiennent à la belle époque pharaonique, et se res-
semblent soit pour le plan et la distribution, soit pour toute
la décoration intérieure et extérieure; toutes s'ouvrent par
deux colonnes formées de boutons de lotus tronqués.
La première de ces chapelles (la plus au sud) a été creusée
dans le roc sous le règne du Pharaon Ousiréi de la XVIII" Dy-
nastie; elle est détruite en très grande partie. Deux bas-
reliefs seuls sont encore visibles, et ne présentent d'intérêt
que sous le rapport du travail, (|ui a toute la finesse et toute
l'élégance de l'époque.
La seconde chapelle date du règne suivant, celui de
Rhamsès II f^^^- L<"s tableaux ([ui décorent les parois de
droite et de li; A gauche nous font connaître sous (|uol
vocable ce | 1 \5| petit édifice avait été dédié par le Pha-
raon. Il y y^^ est représenté adorant d'abord la Triade
thébaine, les plus grandes des divinités de l'I'^gypte, Amon-
Ra, Moutli, et Khons, celles (ju'on invo(|uait dans tous les
temples, parce (lu'elles étaient le type de toutes les autres.
Plus loin, il oftre le vin au dieu Phré, à Phtha, seigneur de
justice, et au dieu Nil, nommé, dans l'inscription hiérogly-
phique, Hapi-niôoii, le père vivifiant de tout ce (|ni existe.
C'est à cette dernière (lixinitc (juc la chapelle de Rhamsès II.
ainsi ()ue l(>s deux autres, fiiiciil p;ii liciilièrcnient consacrées;
cela est constaté par une 1res |(iiien<- insii i|ili(iii hieroj^Iy-
phicpie, dont j'ai pris copie, et datc-e de u l'an IW le dixième
» jour de Mésori, sous la majesté de l'Aroéri puissant, ami
252 LETTRES ET JOURNAUX
I) de la vérité et fils du Soleil, Rliamsès, chéri d'Hapimôou,
0 le père des Dieux ». Ce texte, qui contient les louanges du
dieu Nil (ou Hapimôou). l'identifie avec le Nil céleste
'^'^^^ Nenmôou, Teau primordiale, le grand Dieu Nilus,
que Cicéron, dans son Traité sur la nature des Dieux , donne
comme le père des principales divinités de l'Egypte, même
d'Amon, ce que j'ai trouvé attesté ailleurs par des inscrip-
tions monumentales. La troisième chapelle appartient au
règne du fils de Rhamsès le Grand. Il était naturel que les
chapelles de Silsilis fussent dédiées à Hapimôou (Hap-môou,
le Nil terrestre), parce que c'est le lieu de l'Egypte où le
fleuve est le plus resserré, et qu'il semble y faire une se-
conde entrée, après avoir brisé les montagnes de grès qui
lui fermaient ici le passage, comme il a brisé les rochers de
granit de la cataracte pour faire sa première entrée en
Egypte.
On trouve, plus au nord de ces chapelles, une suite de
tombeaux creusés pour recevoir deux ou trois corps embau-
més; tous remontent jusques aux premiers Pharaons de la
XVIIP Dynastie, et quelques-uns appartiennent à des chefs
de travaux ou inspecteurs supérieurs des carrières de Sil-
silis. Nous avons aussi copié des stèles portant des dates du
règne de divers Rhamsès de la XVIIP et de la XIX% ainsi
qu\me grande inscription de l'an XXII de Sésonchis.
Le plus important des monuments de Silsilis est un grand
spéos, ou édifice creusé dans la montagne, et plus singulier
encore par la variété des époques des bas-reliefs qui le dé-
corent. Cette belle excavation a été commencée sous le roi
Horus de la XVIIP Dynastie. On en voulait faire un temple
dédié à Amon-Ra d'abord, et ensuite au dieu Nil, divinité
du lieu, et au dieu Sévek (Saturne à tète de crocodile), di-
vinité principale du nome Ombite, auquel appartenait Sil-
silis. C'est dans cette intention qu'ont été exécutés, sous le
règne d'Horus, les sculptures et inscriptions de la porte
principale, tous les bas-reliefs du sanctuaire, et quelques-
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 253
uns des bas-reliefs qui décorent une longue et belle galerie
transversale qui précède ce sanctuaire.
Cette galerie, très étendue, forme un véritable musée
historique. Une de ses parois est tapissée, dans toute sa
longueur, de deux rangées de stèles ou de bas-reliefs sculp-
tés sur le roc, et, pour la plupart, d'époques diverses: des
monuments semblables décorent les intervalles des cinq
portes qui donnent entrée dans ce curieux muséum.
Les plus anciens bas-reliefs, ceux du roi Horus, occupent
une portion de la paroi ouest. Le Pharaon y est représenté
debout, la hache d'armes sur Tépaule, recevant d'Amon-Ra
l'emblème de la vie divine et le don de subjuguer le Nord
et de vaincre le Midi. Au-dessous sont des Éthiopiens, les
uns renversés, d'autres levant des mains suppliantes devant
un chef égyptien, qui leur reproche, dans la légende, d'avoir
fermé leur cœur à la prudence et de n'avoir pas écouté
lorsqu'on leur disait : « Voici que le lion s'approche de la
)) terre d'Ethiopie (Kouch) ». Ce lion-là était le roi Horus,
qui fit la conquête de l'Ethiopie, et dont le triomphe est
retracé sur les bas- relief s suivants.
Le Roi vainqueur est porté par des chefs militaires sur
un riche palanquin, accompagné de flabellifères
Des serviteurs préparent le chemin que le cortège
doit parcourir, A la suite du Pharaon viennent des
guerriers conduisant des chefs captifs; d'autres
soldats, le bouclier sur l'épaule, sont en marche,
précédés d'un trompette. Un groupe de fonctionnaires égyp-
tiens, sacerdotaux et civils, reçoit le roi et lui rend des
hommages.
L;i légende hiéroglypliique de ce tableau exprime ce (jui
suit : u Le Dieu gracieux revient (en l\gypte), porté par les
') chefs de tous les pays (les n<jmes) ; son arc est dans sa main
» comme celui de Mandou, le divin Seigneur de l'Egypte ;
n c'est le Roi directeur des vigilants, qui conduit (captifs) les
') cliefs de la terre de Knuch (rb^tliiopie), race [)erverse; le
254 LETTRES ET JOURNAUX
» Roi directeur des mondes, approuvé par Phré, fils du
» Soleil et de sa race, le serviteur d'Amon, Horus, le vivi-
» ficateur. Le nom de Sa Majesté s'est fait connaître dans la
» terre d'Ethiopie, que le Roi a châtiée conformément aux
)) paroles que lui avait adressées son père Amon. » Ceci
est de la Bible toute pure.
Un autre bas-relief représente la conduite, par les soldats,
des prisonniers du commun en fort grand nombre. Leur lé-
gende exprime les paroles suivantes, qu'ils sont censés pro-
noncer dans leur humiliation : « O toi vengeur ! Roi de la
)) terre de Kémé (l'Egypte), Soleil des Niphaïat (les peuples
)) libyens), ton nom est grand dans la terre de Kouch
» {l'Ethiopie), dont tu as. foulé les signes royaux sous tes
» pieds! ))
Tous les autres bas-reliefs de ce spéos, soit stèles, soit
tableaux, appartiennent à diverses époques postérieures,
mais qui ne descendent pas plus bas que le troisième Roi de la
XIX'' Dynastie. On y remarque, entre autres sujets : 1° Un
tableau représentant une adoration à Amon-Ra, Sévek (le
dieu du nome) et Bubastis, par le basilicogrammate chargé
de l'exécution du palais du roi Rhamsès-Méiamoun dans la
partie occidentale de Thèbes (le palais de Médinet-Habou),
le sieur Phori, homme véridique;
2° Trois magnifiques inscriptions en caractères hiéra-
tiques, rappelant que le même fonctionnaire est venu à Sil-
silis l'an V, au mois de Pachons, du règne de Rhamsès-
Méiamoun, faire exploiter les carrières pour la construction
du palais de ce Pharaon (le palais de Médinet-Habou) ;
30 Un grand bas-relief : le roi Rhamsès-Méiamoun ado-
rant le dieu Phtha et sa compagne Pacht (Bubastis).
Ces monuments démontrent, sans aucun doute, que tout
le grès employé dans la construction du palais de Médinet-
Habou à Thèbes vient de Silsilis, et que ce grand édifice a
été commencé au plus tôt la V'^ année du règne de son fon-
dateur.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 255
4« Une grande stèle, représentant le même Roi adorant les
dieux de Silsilis, et dédiée par le basilico-grammate Honi,
surintendant des bâtiments de Rhamsès-Méiamoun, inten-
dant de tous les palais du Roi existants en Egypte, et chargé
de la construction du temple du Soleil bâti à Memphis par
ce Pharaon.
Des tableaux d'adoration et plusieurs stèles, plus anciennes
que les précédentes, constatent aussi que Rhamsès le Grand
(Sésostris) a tiré de Silsilis les matériaux de plusieurs des
grands édifices construits sous son règne.
Plusieurs de ces stèles, dédiées soit par des intendants
des bâtiments, soit par des princes qui étaient venus en
Haute Egypte pour y tenir des panégyries dans les années
30, 34, 37, 40 et 44 de son règne, m'ont fourni des détails
curieux sur la famille du conquérant. Une de ces stèles nous
apprend que Rhamsès le Grand a eu deux femmes. La pre-
mière, Nofré-Ari, fut l'épouse de sa jeunesse, celle qui pa-
raît, ainsi que ses enfants, dans les monuments d'Ibsamboul
et de la Nubie. La seconde (et dernière jusques à présent)
se nommait Isénofrê. C'était la mère l'* de la princesse Ba-
tliianti, qui paraît avoir été sa fille chérie, la benjamine de
la vieillesse de Sésostris ; 2° du prince Schahemkéiné , celui
qui présidait les panégyries dans les dernières années du
règne de son père, comme le prouvent trois des grandes
stèles de Silsilis. C'est probablement ce fils qui lui succéda
en quittant son nom princier et prenant sur les monuments
celui de Thméiôtliph (le possesseur de la vérité, ou bien
celui que la vérité possède) ; c'est le Sésoosis II de Diodore,
et le Phéron d'Hérodote. Ce fut aussi, comme son père, un
grand constructeur d'édifices, mais dont il ne reste que peu
de traces. On trouve dans le spéos de Silsilis: 1" une petite
chapclU^ dédié(; en son lionneur par l'intendant des terres
du nome Uml)ite, appelé Pnahasi ; 2" une stèle (date elïacée)
dédiée par le même Pnahasi, et constatant (|u'on a tiré des
carrières de Silsilis les pierres c|ui ont servi à la construction
256 LETTRES ET JOURNAUX
du palais que ce Roi avait fait élever à Thèbes, où il n'en
reste aucune trace, à ma connaissance du moins. Cette stèle
nous apprend que la femme de ce Pharaon se nommait Isé-
nofré, comme sa mère, et son fils aîné Phthamèn.
3° Une stèle de Tan II, 5^ jour de Mésori, rappelant qu'on
a pris à Silsilis les pierres pour la construction du palais du
roi Thméiôtliph à Thèbes, et pour les additions ou répara-
tions faites au palais de son père, le Rhamesséion, l'édifice
qu'on a improprement nommé tombeau d'Osymandyas et
Memnonium.
Il existe enfin à Silsilis des stèles semblables relatives à
quelques autres Rois de la XVIIP et de la XIX" Dynastie.
Deux stèles d'Aménophis-Memnon, le père du roi Horus, se
voient sur la rive orientale, où se trouvent les carrières les
plus étendues. Ces stèles donnent la première date certaine
des plus anciennes exploitations de Silsilis. Il est certain
qu'après la XIX'' Dynastie, ces carrières ont toujours fourni
des matériaux pour la construction des monuments de la
Thébaïde. La stèle deSésonchis I*"^ le prouve. On y parle en
effet d'exploitations de l'an XXII du règne de ce prince,
destinées à des constructions faites dans la grande demeure
d'Amon : ce sont celles qui forment le côté droit de la pre-
mière cour de Karnac, près du second pylône, monument
du règne de Sésonchis et des rois Bubastites, ses descen-
dants et ses successeurs. Enfin, il est naturel de croire que
les matériaux des temples d'Edfou et d'Esné viennent en
grande partie de ces mêmes carrières.
Le 24 février, au matin, nous courions le portique et lei
colonnades d'Edfou (Apollonopolis magna). Ce monument
imposant par sa masse porte cependant l'empreinte de la
décadence de l'art égyptien sous les Ptolémées, au règne
desquels il appartient tout entier. Ce n'est plus la simplicité
antique; on y remarque une recherche et une profusion
d'ornements bien souvent maladroite, et qui marque la tran-
sition entre la noble gravité des monuments pharaoniques
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 257
et le papillotagc fatigant et de si mauvais goût du temple
à'Esnê, construit du temps des empereurs,
La partie la plus antique des décorations du grand temple
d'Edfou (rintérieur du naos et le côté droit extérieur) re-
monte seulement au règne de Pliilopator. On continua les
travaux sous Épiphane, dont les légendes couvrent une par-
tie du fût des colonnes et des tableaux intérieurs de la
paroi droite du pronaos, qui fut terminé sous Évergète IL
Les sculptures de la frise extérieure et des parois de l'ex-
térieur des murailles du pronaos furent décorées sous
Soter II. Sous le même Roi, on sculpta la galerie de droite
de la cour en avant du pronaos. La galerie de gauche appar-
tient au règne de Philométor, ainsi que toutes les sculptures
des deux massifs du pylône. J'ai trouvé cependant, vers le
bas du massif de droite, un mauvais petit bas-relief repré-
sentant l'empereur Claude adorant les dieux du temple.
Le mur d'enceinte qui environne le naos est entièrement
chargé de sculptures : celles de la face intérieure datent du
règne de Cléopâtrc-Coccé et de Soter II, de Coccé, de Pto-
lémée Alexandre I'""^; celles de la face extérieure sont en
grande partie de Ptolémée Alexandre L"" et de sa femme la
reine Bérénice.
Voilà qui peut donner une idée exacte de l'antiquité du
grand temple d'Edfou. Ce ne sont point ici des conjectarcs ;
ce sont des faits écrits sur cent portions du monument, en
caractères de dix pouces, et quelquefois de deux pieds de
hauteur.
Ce grand et magnifuiue édilice (Hait consacré à une Triade
composée, 1" du dieu Ilar-Hat, la science et la lumière cé-
lestes personnifiées, et dont le soleil est l'image dans le
monde matériel; les Grecs l'ont identifié à leur Apollon;
'■l"" de la déesse Ilathor, la Vénus égyptienne ; 3" de leur lils
Ilar-Sont-Tho (l'IIorus, soutien du monde), ([ui répond à
l'Amour (Eros) des mythologies grec(iue et romaine.
Les qualilicatious, les titres et les diverses formes de ces
BiBL. KUYHT., T. XXXI. 17
258 LETTRES ET JOURNAUX
trois divinités, que nous avons recueillis avec soin, jettent
un grand jour sur plusieurs parties importantes du système
théogonique égyptien. Il serait trop long ici d'entrer dans
de pareils détails.
J'ai fait dessiner aussi une série de quatorze bas-reliefs de
l'intérieur du pronaos, représentant le lever du dieu Har-Hat,
identifié avec le soleil, son coucher et ses formes symbo-
liques à chacune des douze heures du jour, avec les noms de
ces heures. Ce recueil est du plus grand intérêt pour l'intel-
ligence de la petite portion des mythes égyptiens vérita-
blement relative à l'astronomie.
Le second édifice d'Edfou, dit le Typhonium, est un de
ces petits temples nommés ||| 1 Mammisi (lieu d'accou-
chement), que l'on construisait toujours à côté de tous les
grands temples où une Triade était adorée. C'était l'image de
la demeure céleste où la déesse avait enfanté le troisième per-
sonnage de la Triade, qui est toujours figuré sous la forme
d'un jeune enfant. Le Mammisi d'Edfou représente en effet
l'enfance et l'éducation du jeune liar-Sont- Tho, fils d'Har-
Hat et d'Hathor, auquel la flatterie a associé Évergète II,
représenté aussi comme un enfant et partageant les caresses
que les dieux de tous les ordres prodiguent au nouveau-né
d'Har-Hat. J'ai fait copier un assez grand nombre de bas-
reliefs de ce monument du règne d'Évergète II et de So-
ter II.
Nos travaux terminés à Edfou, nous allâmes reposer nos
yeux, fatigués des mauvais hiéroglyphes et des pitoyables
sculptures égyptiennes du temps des Lagides, dans les tom-
beaux à'Elêthyia [El-Kab), où nous arrivâmes le samedi
28 février. Nous fûmes accueillis par la pluie ! qui tomba
par torrents, avec tonnerre et éclairs, pendant la nuit du l'^^
au 2 mars. Ainsi nous pourrons dire, comme le dit Héro-
dote du Roi Psamménite : a De notre temps il a plu en Haute
» Egypte )).
Je parcourus avec empressement l'intérieur de l'enceinte
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 259
de l'ancienne ville d'Éléthyia, encore subsistante, ainsi que
la seconde enceinte qui renfermait les temples et les édifices
sacrés. Je n'y trouvai pas une seule colonne debout; les
Barbares ont détruit depuis quelques mois ce qui restait des
deux temples intérieurs et le temple entier situé hors de la
ville. Il a fallu me contenter d'examiner une à une les pierres
oubliées par les dévastateurs, et sur lesquelles il restait
quelques sculptures.
J'espérais y trouver quelques débris de légendes, suffi-
sants pour m'éclairer sur l'époque de la construction de ces
édifices et sur les divinités auxquelles ils furent consacrés.
J'ai été assez heureux dans cette recherche pour me con-
vaincre pleinement que les temples d'Éléthyia, dédiés à
Sévek (Saturne) et à Sowan (Lucine), appartenaient à di-
verses époques pharaoniques ; ceux que la ville renfermait
avaient été construits et décorés sous le règne de la reine
Amensé, sous celui de son fils Thouthmosis III (Mœris), et
sous les pharaons Aménophis-Memnon et Rhamsès le Grand.
Les rois Amyrtée et Achoris, deux des derniers princes de
race égyptienne, avaient réparé ces antiques édifices et y
avaient ajouté quelques constructions nouvelles. Je n'ai rien
trouvé à Éléthyia qui rappelle l'époque grecque ou romaine.
Le temple à l'extérieur de la ville est dû au règne de
Mœris.
Les tombeaux ou hypogées, creusés dans la chaîne Arabitiuc
voisine de la ville, remontent pour la plupart à une anti-
quité encore plus reculée. Le premier que nous avons visité
est celui dont la Coinmission d'Egypte a publié les bas-re-
liefs peints, relatifs aux travaux agricoles, à la pêche et à la
navigation. Ce tombeau a été creusé pour la famille d'un
hiérogrammate nommé Phapé, attaché au collège des
prêtres d'hïléthyia (Sowan-Kah). J'ai fait dessiner plusieurs
bas-reli<'fs inédits de ce tomb(>:ui, et j'ai pi'is copi(; do toutes
les légendes des scènes agricoles et autres données, publiées
assez négligemment par la Conwu'ssion. Ce tombeau est
260 LETTRES ET JOURNAUX
d'une très haute antiquité. Un second hypogée, celui d'un
grand-prêtre de la déesse Ilythia ou Éléthyia (Sowan), la
déesse éponyme de la ville de ce nom, porte la date du règne
de Rhamsès-Méiamoun, premier roi de la XIX*^ Dynastie;
il présente une foule de détails de famille et quelques scènes
d'agriculture en très mauvais état. J'y ai remarqué, entre
autres faits, le foulage ou battage des gerbes de blé par les
bœufs, et au-dessus de la scène on lit, en hiéroglyphes
presque tous phonétiques, la chanson que le conducteur du
foulage est censé chanter, car, dans la vieille Egypte, comme
dans celle d'aujourd'hui, tout se faisait en chantant, et chaque
genre de travail a sa chanson particulière.
Voici celle du battage des grains, sorte d'allocution adres-
sée aux bœufs, et que j'ai retrouvée ensuite, avec de très
légères variantes, dans des tombeaux bien plus antiques
encore :
s;___û AA^ @ Hi-tênou-nèten (sop snav)
AAAA/V\ /V\/VS/V\ •-. . , , ■ . ,
1 I I I I I W « Battez pour vous {bis),
AAAAAA
\ÏÏM
Né-éhéou
» O bœufs,
© Hi-tènou-nèten (sop snav)
'{"["'l 1 I I \\ » Battez pour vous (bis)
_..,tï] "-"-^ Hen-oïpe-nèten
'l I I I I I » Des boisseaux pour vous,
_.,.û ^^^~y ^^^^ Hen-oïpé-ennêtennèv.
■ ' ' ' \> III I I I „ i3es boisseaux pour vos maîtres.
La poésie n'en est pas très brillante; probablement l'air
faisait passer la chanson. Du reste, elle est convenable à la
circonstance dans laquelle on la chantait, et elle me paraî-
trait déjà fort curieuse quand même elle ne ferait que con-
stater l'antiquité du bis qui est écrit à la fin de la première
et de la troisième ligne. J'aurais voulu en trouver la musique
pour l'envoyer à notre vieil ami Musagète ' .
1. Le général de la Salette, à Grenoble, déjà mentionné.
■^
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 261
Le tombeau voisin cle celui-ci est plus intéressant encore
sous le rapport historique. C'était celui d'un nommé A/imo-
sis, fils de Obschné, chef des mariniers, ou plutôt des nau-
toniers : c'était un grand personnage. J'ai copié dans son
liypogée ce qui reste d'une inscription de plus de trente co-
lonnes, dans laquelle ledit Ahmosis adresse la parole à tous
les individus présents et futurs, et leur raconte son histoire
que voici. Après avoir exposé qu'un de ses ancêtres tenait
un rang distingué parmi les serviteurs d'un vieux roi de la
XVP Dynastie, il nous apprend qu'il est entré lui-même
dans la carrière nautique dans les jours du roi Ahmosis
f^^^ (le dernier de la XVIP Dynastie légitime) ; qu'il est
■ * ■ allé rejoindre le Roi à Tanis; qu'il a pris part aux
guerres de ce temps où il a servi sur l'eau; qu'il a
ensuite combattu dans le Midi, où il a fait des pri-
sonniers de sa main ; (jue, dans les guerres de l'an VI du
même Pharaon, il a pris un riche butin sur les ennemis:
qu'il a suivi le roi Ahmosis lorsqu'il est monté par eau en
Ethiopie pour lui imposer des tributs; qu'il se distingua
dans la guerre qui s'ensuivit ; et qu'enfin il a commandé des
bâtiments sous le roi Thouthmosis /«^ C'est là, sans aucun
doute, le tombeau d'un de ces braves qui, sous le Pharaon
Ahmosis, ont presque achevé l'expulsion des Pasteurs et
délivré l'Egypte des Barbares.
Pour ne pas trop allonger l'article d'Éléthyia, je termine-
rai par l'indication d'un tombeau prcscjue ruiné. Il m'a fait
connaître quatre générations de grands personnages du^pays,
qui l'ont gouverné sous lu titre de Souten-si 1 "^
de Sowan (princes d'Eléthyia), durant les régnes des cinq
premiers rois de la XVIII'' Dynastie, savoir : Aménùthpli I'"''
(Aménoftep), Thouthmosis l"', Thouthmosis II, Amensé, et
Thouthmosis III (M<i;ris), auprès desquels ils tenaient un
rang élevé dans leur service personnel, ainsi (|ue dans celui
des reines Ahmosis-AtaiV', frninic d'AnicmMIiph I"'', et
Ahmosis. femm<' dr Thoiilhniosis 1"', et de la [)rincesse Ra-
262 LETTRES ET JOURNAUX
nofré, fille de la reine Amensé et sœur de Mœris. Tous ces
personnages royaux sont successivement nommés dans les
inscriptions de l'hypogée, et forment ainsi un supplément et
une confirmation précieuse de la Table d'Abydos.
Le 3 mars, au matin, nous arrivâmes à Esné, où nous
fûmes très gracieusement accueillis par Ibrahim-Bey, le
mamour ou gouverneur de la province. Avec son aide, il
nous fut permis d'étudier le grand temple d'Esné, encombré
de coton, et qui, servant de magasin général de cette pro-
duction, a été crépi de limon du Nil sur tout l'extérieur. On
a également fermé, avec des murs de boue, l'intervalle qui
existe entre le premier rang de colonnes du pronaos, de
sorte que notre travail a dû se faire souvent une chandelle
à la main, ou avec le secours de nos échelles, afin de voir les
bas-reliefs de plus près.
Malgré tous ces obstacles, j'ai recueilli tout ce qu'il im-
portait de savoir relativement à ce grand temple, sous les
rapports mythologiques et historiques. Ce monument a été
regardé, d'après de simples conjectures établies sur une fa-
çon particulière d'interpréter le zodiaque du plafond, comme
le plus ancien monument de l'Egypte. L'étude que j'en ai
faite m'a pleinement convaincu que c'est au contraire le plus
moderne de ceux qui existent encore en Egypte : car les
bas-reliefs qui le décorent, et les hiéroglyphes surtout, sont
d'un style tellement grossier et tourmenté qu'on y aperçoit,
au premier coup d'œil, le point extrême de la décadence de
l'art. Les inscriptions hiéroglyphiques ne confirment que
trop cet aperçu. Les masses de ce pronaos ont été élevées
sous l'empereur César- Tibérius-CkiLidius-Germanicus (l'em-
pereur Claude), dont la frise du pronaos porte la dédicace
en grands hiéroglyphes. La corniche de la façade et le pre-
mier rang de colonnes ont été sculptés sous les empereurs
Vespasien et Titus. La partie postérieure du pronaos porte
les légendes des empereurs Antonin, Marc-Aurèle et Com-
mode. Quelques colonnes de l'intérieur du pronaos furent
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 263
décorées de sculptures sous Trajari, Hadrien et Antonin,
mais, à l'exception de quelques bas-reliefs de Tépoque de
Domitien, tous ceux des parois de droite et de gauche du
pronaos portent les images et les légendes de Septime-Sé-
vère et de son fils Antonin Caraca/la. C'est là qu'existent
aussi trois ou quatre bas-reliefs qui m'ont vivement inté-
ressé, parce qu'ils représentaient le fils de Septime-Sévère,
Géta, que son frère Caracalla eut la barbarie d'assassiner,
en même temps qu'il fit proscrire son nom dans tout l'em-
pire. Il parait que cette proscription du tyran fut exécutée
à la lettre jusques au fond do la Tliébaïde, car les cartouches-
noms propres de l'empereur Géta sont tous martelés avec
soin, mais ils ne l'ont pas été au point de m'empêcher de
lire très clairement le nom de ce malheureux prince :
^
w
(^~r\ I'empereur César-Géta (kt*.) le directeur.
^ Je crois que l'on connaît déjà des inscriptions
latines ou grecques dans lesquelles ce nom est
martelé : voilà des légendes liiéroglyphiques à
ajouter à cette série.
Ainsi donc, l'antiquité du pronaos d'Esné est
incontestablement 'àxéQ : sa construction ne re-
monte pas au delà de l'empereur Claude, et ses sculptures
descendent juscjucs à Caracalla, et du nombre de celles-ci
est le fameux zodiaque dont on a tant parlé.
Ce qui reste du naos, c'est-à-dire le mur du fond du pro-
naos, est de l'époque de Ptolémée-Épipkatie, et cela encore
est d'hier, comparativement à ce qu'on croyait. Les fouilles
que nous avons faites derrière le pronaos nous ont convain-
cus que le temple proprement dit a été rasé jusques aux
fondements.
Cependant, (pie les amis de ranticpiité des monuments de
r Egypte se consohint : Latopolis, ou plutôt Ksné (car ce
nom se lit en hiéroglyphes sur toutes les colonnes et sur
tous les bas-reliefs du temple), n'était [)oint un village aux
grandes époques phar;ioni(iues; c'était une ville importante,
264 LETTRES ET JOURNAUX
ornée de beaux monuments, et j'en ai découvert la preuve
dans l'inscription des colonnes du pronaos.
J'ai trouvé sur deux de ces colonnes, dont le fût est
presque entièrement couvert d'inscriptions hiéroglyphiques
disposées verticalement, la notice des fêtes qu'on célébrait
annuellement dans le grand temple d'Esné. Une d'elles se
rapportait à la commémoration de la dédicace de l'ancien
temple, faite par le roi Thouthmosis III (Mœris). De plus il
existe, et j'ai dessiné dans une petite rue d'Esné, au quar-
tier de Scheikh-Mohammed-Elbédri, un jambage de porte
en très beau granit rose, portant une dédicace du Pharaon
Thouthmosis II, et provenant sans doute d'un des vieux
monuments de VEsné pharaonicjue. J'ai aussi trouvé à Edfou
une pierre, qui est le seul débris connu du temple qui exis-
tait dans cette ville, avant le temple actuel bâti sous les
Lagides; l'ancien était encore de Mœris, et dédié, comme
le nouveau, au grand dieu Har-Hat, Seigneur <i'HATFOÛH
(Edfou). C'est donc Thouthmosis III (Mœris) qui, en Thé-
baïde comme en Nubie, avait construit la plupart des édi-
fices sacrés, après l'invasion des Hykschos, de la même ma-
nière que les Ptolémées ont rebâti ceux d'Ombos, d'Esné et
d'Edfou, pour remplacer les temples /)r?V7??ï//s détruits pen-
dant l'invasion persane.
Le grand temple d'Esné était dédié à l'une des plus
grandes formes de la divinité, à Chnouphis, qualifié des
titres NEV-EN-THO-SNÉ, Seigneur du pays d'Esné, esprit
créateur de l'univers, principe vital des essences divines,
soutien de tous les mondes, etc. A ce dieu sont associés la
déesse Néith, représentée sous des formes diverses et sous
les noms variés de Menhi, Tnébouaou, etc., et le jeune
dieu Hâké, représenté sous la forme d'un enfant, ce qui
complète la Triade adorée à Esné. J'ai ramassé une foule de
détails très curieux sur les attributions de ces trois person-
nages auxquels étaient consacrées les principales fêtes et
panôgyries célébrées annuellement à Esné. Le 23 du mois
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 265
d'Hathor, on célébrait la fête de la déesse Tnébouaou; celle
de la déesse Menhi avait lieu le 25 du même mois, et le 30
celle d'/sïs, forme tertiaire des deux déesses précitées. Le
1" deChoïak, on tenait une panégyrie (assemblée religieuse)
en l'honneur du jeune dieu Hâké, et, ce même jour, avait
lieu la panégyrie de Chnouphis. Voici l'article du calen-
drier sacré sculpté sur l'une des colonnes du pronaos : « A
» la néoménie de Clioïak, panégyries et offrandes faites dans
)) le temple de Chnouphis, Seigneur d'Esné; on étale tous
» les ornements sacrés; on olîre des pains, du vin et autres
» liqueurs, des bœufs et des oies : on présente des collyres et
» des parfums au Dieu Chnouphis et à la Déesse sa compa-
» gne, ensuite le lait à Chnouphis ; quant aux autres Dieux du
» temple, on offre une oie à la Déesse Menhi; une oie à la
» Déesse Néith ; une oie à Osiris ; une oie à Isis ; une oie à
» Khons et à Thoth ; une oie aux Dieux Phré, Atmou, Thoré,
)) ainsi qu'aux autres Dieux adorés dans le temple ; on pré-
» sente ensuite des semences, des fleurs et des épis de blé au
» Seigneur Chnouphis, Souverain d'Esné, et on l'invoque
» en ces termes, etc. » Suit la prière prononcée en cette
occasion solennelle, et que j'ai copiée, parce qu'elle présente
un grand intérêt mythologique.
C'est aux mêmes divinités qu'était dédié le temple situé
au nord d'Esné, dans une magnifique plaine, jadis cultivée,
mais aujourd'hui hérissée de broussailles et de chardons qui
nous déchirèrent les jambes, lorsque, le 5 mars au soir,
nous allâmes le visiter, en faisant à pied une très longue
course du Nil aux ruines, que nous trouvâmes tout nouvel-
lement dévastées. Ce temple n'est plus tel que la Commis-
sion l'a laissé; il n'en subsiste plus fju'une seule colonne, un
petit pan de mur et le soul)assement presque à fleur de terre.
Parmi les bas-reliefs subsistants, j'en ai trouvé un d'i'lver-
gète P^ et de Bérénice, sa femme; j'ai reconnu Ic^s légendes
de Philopator sur la colonne, celles d'ITadricMi sui' une pailic
d'architrave, et, sur une autre, en liiéroglypius tout à l'ait
266 LETTRES ET JOURNAUX
barbares, les noms des empereurs Antonin et Vérus. Le
hasard m'a fait découvrir, dans le soubassement extérieur de
la partie gauche du temple, une série de captifs représen-
tant des peuples vaincus (par Évergète P'", selon toute appa-
rence), et, à l'aide des ongles de nos Arabes, qui fouillèrent
vaillamment malgré les pierres et les plantes épineuses, je
parvins à copier une dizaine des inscriptions onomastiques
de peuples, gravées sur l'espèce de bouclier attaché à la
poitrine des vaincus. Parmi les nations que le vainqueur se
vante d'avoir subjuguées, j'ai lu les noms de V Arménie, de
la Perse, de la Tkrace et de la Macédoine. Peut-être encore
s'agit-il des victoires d'un empereur romain : je n'ai rien
trouvé d'assez conservé aux environs pour éclaircir ce
doute.
Le 7 mars au matin, nous fîmes une course pédestre dans
l'intérieur des terres, pour voir ce qui restait encore des
ruines de la vieille Tuphiiun, aujourd'hui Taôad, située sur
la rive droite du fleuve, mais dans le voisinage de la chaîne
Arabique et tout près d'IIermont/iis, qui est sur la rive op-
posée. Là, existent deux ou trois salles d'un petit temple,
habitées par des fellahs ou par leurs bestiaux. Dans la plus
grande, subsistent encore quelques bas-reliefs qui m'ont
donné le mythe du temple : on y adorait la Triade formée
de Mandou, de la déesse Ritho et de leur fils Harphré, celle
même du temple d'Hermunthis, capitale du nome auquel
appartenait la ville de Tuphium.
A midi, nous étions à Hennonthis, dont je t'ai parlé dans
la lettre que j'écrivis après avoir visité ce lieu lorsque nous
remontions le Nil Nous y passâmes encore quelques
heures, pour copier quelques bas-reliefs et des légendes hié-
roglyphiques (jui devaient compléter notre travail sur Er-
ment, commencé à notre passage au mois de novembre
dernier. Ce temple n'est encore qu'un Mammisi ou Ei-misi,
consacré à l'accouchement de la déesse Ritho, construit et
sculpté, comme le prouvent tous ses bas-reliefs, en comme-
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 267
moration de la reine Cléopàtre, fille d'Aulétès, lorsqu'elle
mit au monde Césarion, fils de Jules César, lecjuel voulut
être le Mandou de la nouvelle déesse Rilho, comme Césa-
rion en fut VHarphré. Du reste, c'était assez l'usage du
dictateur romain de cliq|||her à compléter la Triade, lors-
qu'il rencontrait surtout des reines qui, comme Cléopàtre,
avaient en elles quelque chose de divin sans dédaigner pour
cela les joies terrestres.
Une courte distance nous séparait de Tlièhes, et nos
c<i3urs étaient gros de revoir ses ruines imposantes : nos
estomacs se mettaient aussi de la partie, puisqu'on parlait
d'une bar((ue de provisions fraîches, arrivée à Louqsor à mon
adresse Mais un vent du nord, d'une violence extrême,
nous arrêta pendant la nuit entre Hermonthis et Thèbes,
où nous ne fûmes rendus que le lendemain matin, 8 mars,
d'assez bonne heure.
Notre petite escadre aborda au pied du quai antique dé-
chaussé par le Nil, et qui ne pourra longtemps encore dé-
fendre le palais de Louqsor, dont les dernières colonnes
touchent presque aux bords du fleuve. Ce quai est évi-
demment de deux époques. Le (juai éfjyptieu primitif est en
grandes briques cuites, liées par un ciment d'une dureté
extrême, et ses ruines forment d'énormes blocs de (|uinzc
à dix-huit pieds de large et de vingt-cin(| à trente de lon-
gueur, sembhibles à des rochers inclinés sur le fleuve au
milieu duquel ils s'avancent. Le (|uai en pierres de grès est
d'une épofiue très postérieure; j'y ai remarcjué des pierres
portant encore des fragments de sculj)tures du style des bas
temps, et provenant d'édilices démolis.
Notre travail ^uv Loiujsor a été terminé (a lies peu près)
avant d<' venii' nous établir ici à liilxin-t'I-MoloLd,, et je suis
en «''tat di' te donnei' tous les détails iK^-cssaires sur rép()(|U«'
(h; la constiMictioii de toutes l<'s |)arli<'s (pli coinpo.'^cnt ce
grand ('dilicc.
Le loiidat'Mir (lu /xdd/s de Lmnisitr , mi pliil(il tics ptd'ii's
268 LETTRES ET JOURNAUX
de Lnaqsor, a été le Phnraon Aménophis-Memnon (Amen-
ôthpli III) de la XVIIP Dynastie. C'est ce prince qui a
bâti la série cVédifices qui s'étend du sud au n(3rd, depuis le
Nil jusques aux quatorze grandes colonnes de quarante-cinq
pieds de hauteur, et dont les masses appartiennent encore à
ce règne. Sur toutes les architraves des autres colonnes or-
nant les cours et les salles intérieures, colonnes au nombre
de cent cinq, la plupart intactes, on lit, en grands hiéro-
glyphes d'un relief très bas et d'un excellent travail, des
dédicaces faites au nom du roi Aménophis. Je mets ici la
traduction de l'une d'elles, pour donner une idée de toutes
les autres, qui n'en diffèrent que par quelques titres royaux
de plus ou de moins.
(( La vie ! l'Horus puissant et modéré, régnant par la jus-
)) tice, l'organisateur de son pays, celui qui tient le monde
» en repos, parce que, grand par sa force, il a frappé les
') Barbares ; le Roi Seigneur'de justice, bien aimé du Soleil,
» le fils du Soleil, Aménophis, modérateur de la région pure
)) (l'Egypte), a fait exécuter ces constructions consacrées à
» son père Ammon, le Dieu Seigneur des trois zones de l'uni-
)) vers, dans l'Ôph du Midi ' ; il les a fait exécuter en pierres
» dures et bonnes, afin d'ériger un édifice durable, c'est
» ce qu'a fait le fils du Soleil, Aménophis, le chéri d'Amon-
)) Ra. ))
Ces inscriptions lèvent donc toute espèce de doute sur
l'époque précise de la construction et de la décoration de
cette partie de Louqsor. Mes inscriptions dédicatoires ne
sont pas sans verbe, comme les inscriptions grecques expli-
quées par M. Letronne, et qu'on a chicanées si mal à pro-
pos ; tu peux lui annoncer à ce sujet que je lui porterai les
inscriptions dédicatoires égyptiennes des temples de Pliilœ,
d'Onibos et de Dendéra, où le verbe construire ne manque
jamais.
1. C'est-à-dire la partie méridionale de la portion de Thèbes (Amon-
El), sise sur la rive droite du Nil. (Note de Champollion le Jeune.)
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 269
Les bas-reliefs qui décorent le palais d'Aménophis sont,
en général, relatifs à des actes religieux faits par ce prince
aux grandes divinités de cette portion de Tlièbes, qui
étaient : l'^ Amon-Ra, le dieu suprême de l'Egypte, et celui
qu'on adorait presque exclusivement à Thèbes, sa ville épo-
nyme; 2° sa forme secondaire, Ammon-Ra-Générateur,
mystiquement surnommé le mari de sa mère, et représenté
sous une forme priapique; c'est le dieu Pan égyptien,
mentionné dans les écrivains grecs ; 3*^ la déesse Tha-
moun ou Tamoii, c'est-à-dire Ammon femelle, une des
formes de Néitli, considérée comme compagne d'Ammon
générateur; 4" la déesse Mouth, la grande Mère divine,
compagne d' Amon-Ra; 5" et 6° les jeunes dieux Khons et
Hnrka, qui complètent les deux grandes Triades adorées à
Thèbes, savoir :
Pères Mères Fils
Amon-Ra. Mouth. Khons.
Ammon générateur. Thamoun. Ilarka.
Le Pharaon est représenté faisant des offrandes quelque-
fois très riches à ces différentes divinités, ou accompagnant
leurs bari ou arches sacrées, portées processionnel lement
par les prêtres.
Mais j'ai trouvé et fait dessiner dans deux des salles du
palais une série de bas-reliefs plus intéressants encore et
relatifs à la personne môme du fondateur. Voici un mot sur
les principaux :
Le dieu Tlioth annonçant à la reine Tniaahemva, femme
du Pharaon ThoiUhmosis IV, (|u' Ammon générateur lui a
accordé un fils. —La même reine, dont l'état de gro.ssessc
est visiblement exprimé, conduite par Chnouphis et llathor
(Vénus) vers la chambre d'enfantement (le mammisi) ; cette
même princesse placée sur un lit, mettant au monde le roi
Ainénophis; des femmes soutiennent la gi.sante. et des génies
270 LETTRES ET JOURNAUX
divins, rangés sous le lit, élèvent l'emblème de la vie ■¥•
vers le nouveau-né. — La reine nourrissant le jeune prince.
— Le dieu Nil peint en bleu (le temps des basses eaux), et
le dieu Nil peint en rouge (le temps de l'inondation), pré-
sentant le petit Aménophis, ainsi que le petit dieu Harka
et autres enfants divins, aux grandes divinités de Thèbes.
— Le royal enfant dans les bras d'Amon-Ra, qui le caresse.
— Le jeune roi institué par Amon-Ra; les déesses protec-
trices de la Haute et de la Basse Egypte lui offrant les
couronnes, emblèmes de la domination sur les deux pays,
et Thotli lui choisissant son grand nom, c'est-à-dire son
prénom royal (o '=::=^ |5 1 Soleil, Seigneur de justice et de vé-
rité, qui, sur les monuments, le distingue de tous les autres
Aménophis.
L'une des dernières salles du palais, d'un caractère plus
religieux que toutes les autres, et qui a dû servir de cha-
pelle royale ou de sanctuaire, n'est décorée que d'adorations
aux deux Triades de Thèbes par Aménophis, et, dans cette
salle, dont le plafond existe encore, on trouve un second
sanctuaire emboîté dans le premier, et dont voici la dédi-
cace, qui en donne très clairement l'époque tout à fait ré-
cente, comparativement à celle du grand sanctuaire : « Res- .
)) tauration de l'édifice faite par le Roi (chéri de Phré,
» approuvé par Amon) le fils du Soleil, Seigneur des dia-
)) dèmes, Alexandre, en l'honneur de son père Amon-Ra,
)) gardien des régions de Ôp h (Thèbes); il a fait construire
» le sanctuaire nouveau en pierres dures et bonnes à la place
» de celui qui avait été fait sous la majesté du Roi Soleil, Sei-
)) gneur de justice, le fils du Soleil, Aménophis, modérateur
)) de la région pure. »
Ainsi, ce second sanctuaire remonte seulement à l'origine
de la domination des Grecs en Egypte, au règne d'Alexandre,
(ils d'Alexandre le Grand, et non ce dernier, ce que prouve
d'ailleurs le visage enfantin du roi, représenté, à l'extérieur
DE CHAMPOLLTON LE JEUNE 271
comme à l'intérieur de ce petit édifice, adorant les Triades
thébaines. Dans un de ces bas-reliefs, la déesse Thamoun est
remplacée par la v)ille de Thèbes personnifiée sous la forme
d'une femme, avec cette légende : a Voici ce que dit Thèbes
» (Tôph), la grande rectrice du monde : « Nous avons mis
» en ta puissance toutes les contrées (les nomes) ; nous t'avons
» donné Kémé (l'Kgypte), terre nourricière. » La déesse
Thèbes adresse ces paroles au jeune roi Alexandre, auf|uel
Ammon générateur dit en même temps : « Nous accordons
)) que les édifices que tu élèves soient aussi durables que
» le firmament. »
On ne trouve que cette seule partie moderne dans le vieux
palais d'Aménophis : car il ne vaut la peine de citer le fait
suivant que sous le rapport de la singularité. Dans une
salle qui précède le sanctuaire, existe une pierre d'archi-
trave, qui, ayant été renouvelée sous un Ptolémée et ornée
d'une inscription, produit, en lisant les caractères qu'elle
porte, une dédicace bizarre, en ce qu'on ne s'est point in-
quiété des vieilles pierres d'architrave, voisines, conservant
la dédicace primitive. La voici :
Première pierre moderne. « Restauration de rédilicc faite
» par le Roi Ptolémée. toujours vivant, aimé de Phtlia. » —
Deuxième pierre antique. « Monde, le Soleil Soigneur de
» justice, le fils du Soleil, Aménophis, a fait exécuter ces
» constructions en l'honneur de son père Amon, etc. »
L'ancienne pierre, remplacée par le Lagide, portait la lé-
gende : « L'Aroéris puissant, etc., Seigneur du monde, etc. »
On ne s'est point in(|uiété si la nouvelle légende se liait ou
non avec l'ancienne.
C'est aux quatorze grandes colonuf's de LiuKjsor que
finissent les travaux du règne d'Aniénojjhis, sous lequel t»iit
cependant encore été décort'es la (l<Mi\ième et la septième
de.s deux rangées, en albnil du midi :iu nord. Los bas-reliefs
de (|uatro autn^s appartioiuioul au règne du roi Iforus,
fils d'Amén(»phis, et les ([uati»^ dernières au règne suivant.
272 LETTRES ET JOURNAUX
Toute la partie nord des édifices de Louqsor est d'une
autre époque, et formait un monument particulier, quoique
lié par la grande colonnade à V Ainénophion ou palais d'Amé-
nophis. C'est à Rhamsès le Grand (Sésostris) que l'on doit
ces constructions, et il a eu l'intention, non pas d'embellir
le palais d'Aménopliis, son ancêtre, mais de construire un
édifice distinct, ce qui résulte évidemment de la dédicace
suivante, sculptée en grands hiéroglyphes au-dessous de la
corniche du pylône, et répétée sur les architraves de toutes
les colonnades que les cahutes modernes n'ont pas encore
ensevelies :
« La vie ! l'Aroéris, enfant d'Amon, le maître de la région
)) supérieure et de la région inférieure, deux fois aimable,
0 l'Horus plein de force, l'ami du monde, le Roi C Soleil
') gardien de vérité, approuvé par Phré[)(, le fils préféré du
» Roi des Dieux, qui, assis sur le trône de son père, domine
)) sur la terre, a fait exécuter ces constructions en l'honneur
0 de son père Amon-Ra, Roi des Dieux. Il a construit ce
» Rhamesséion dans la ville d'Amon, dans TOph du Midi.
)) C'est ce qu'a fait le fils du Soleil Q\q chéri d'Amon,
)) Rhamsès]^, vivificateur à toujours'. »
C'est donc ici un monument particulier, distinct del'Amé-
nophion, et cela explique très bien pourquoi ces deux grands
édifices ne sont pas sur le même alignement, défaut choquant
remarqué par tous les voyageurs, qui supposaient à tort que
toutes ces constructions étaient du même temps et formaient
un seul tout, ce qui n'est pas.
C'est devant le pylône nord du Rhamesséion de Louqsor
que s'élèvent les deux célèbres obélisques de granit rose, d'un
travail si pur et d'une si belle conser\'ation. Ces deux masses
énormes, véritables joyaux de plus de soixante-dix pieds de
hauteur, ont été érigées à cette place par Rhamsès le Grand,
1. Les mots entre deux parenthèses indiquent le contenu des car-
touches prénom et nom propre du roi. (Note de Champollion le jeune.)
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 273
qui a voulu en décorer son Rhamesf^éion, comme cela est
dit textuellement clans l'inscription hiéroglyphique de l'obé-
lisque de gauche, face nord, colonne médiale, que voici :
« Le Seigneur du monde, Soleil gardien de la vérité (ou jus-
» tice), approuvé par Phré, a fait exécuter cet édifice en
)) l'honneur de son père Amon-Ra, et il lui a érigé ces deux
» grands obélisques de pierre, devant le Rhamesséion de
') la ville d'Amon. n
Je possède des copies exactes de ces deux beaux mono-
lithes. Je les ai prises avec un soin extrême, en corrigeant
les erreurs de la gravure de la Commission, et en les com-
plétant par les fouilles que nous avons faites jusques à la
base des obélisques. Malheureusement, il est impossible
d'avoir la fin de la face est de l'obélisque de droite, et do la
face ouest de l'obélisque de gauche : il aurait fallu abattre
pour cela quelques maisons dé terre et faire déménager plu-
sieurs pauvres familles de fellahs'.
Je n'entre pas dans de plus grands détails sur le contenu
des légendes des deux obélisques. Tu sais déjà que, loin de
renfermer, comme on l'a cru si longtemps, de grands mys-
tères religieux, de hautes spéculations philosophiques, les
secrets de la science occulte, ou tout au moins des lerons
d'astronomie, ce sont tout simplement des dédicaces, plus
ou moins fastueuses, des édifices devant lesquels s'élèvent
les monuments de ce genre. Je passe donc à la décoration
des pylônes, qui sont d'un bien autre intérêt.
L'énorme surface de chacun de ces deux massifs est cou-
1. Depuis le retour de Clianipollion ;"i Paris, M. Lebas, iriKonicur de
la marine française, s'est rendu à Thèbes pour diriger le transport à
Paris de l'obélisque de droite sur le bitinicnt !<• Lniu-ar, coniniand.'-
par M. de Verninac. Cet habile ingénieur s'est enipi-essé d'envoyer à
Paris une bonne copie de la partie de l'inscription liiéroglyphiiiue ipu'
le savant français regrette de n'avoir pu prendre lui même. M. Lebas a
envoyé en même temps le des.sin d's bas-reliefs qui ornent les quatre
faces du dé sur lequel pose l'obélisque, et qui sera aussi transporté û
Paris. (Note de ChampoUion-Figeac, dans l'i-dition de 1833.)
Biui.. ùoM'r.. r. xwi. lï»
274 LETTRES ET JOURNAUX
verte de sculptures d'un très bon style, sujets tous militaires
et composés de plusieurs centaines de personnages. Massif
de droite : le roi Rhamsès le Grand, assis sur un trône au
milieu de son camp, reçoit les chefs militaires et des en-
voyés étrangers: détails du camp, bagages, tentes, four-
gons, etc., etc.; en dehors, l'armée égyptienne est rangée
en bataille; chars de guerre à l'avant, à l'arrière et sur les
flancs; au centre, les fantassins régulièrement formés en
carrés. Massif de gauche : bataille sanglante, défaite des
ennemis, leur poursuite, passage d'un fleuve, prise d'une
ville; on amène ensuite les prisonniers.
Voilà en bloc le sujet général de ces deux tableaux, d'en-
viron cinquante pieds chacun : nous en avons des dessins fort
exacts, ainsi que du peu d'inscriptions entremêlées aux scènes
militaires. Les grands textes relatifs à cette campagne de
Sésostris sont au-dessous des bas-reliefs. Malheureusement
il faudrait abattre une partie du village de Louqsor pour en
avoir des copies. Il a donc fallu me contenter d'apprendre,
par le haut des lignes encore visibles, que cette guerre avait
eu lieu en l'an V du règne du conquérant, et que la bataille
s'était donnée le 5 du mois d'Épiphi. Ces dates me prouvent
qu'il s'agit ici de la même guerre que celle dont on a sculpté
les événements sur la paroi droite du grand monument
d'fhsnmhoul, et qui porte aussi la date de l'an V. La ba-
taille figurée dans ce dernier temple est aussi du mois d'Épi-
phi, mais du 9 et non pas du 5. Il s'agit donc évidemment
de deux affaires de la même campagne. Les peuples que les
Égyptiens avaient à combattre sont des Asiatiques, qu'à
leur costume on peut reconnaître pour des Bactriens, des
Mèdes et des Babyloniens. Le pays de ces derniers est ex-
pressément nommé {Naharaïna-Kah , le pays de Naharaïna,
la Mésopotamie) dans les inscriptions d'Ibsamboul, ainsi que
les contrées de Schôt, Robschi, Schabatoun, Marou, Ba-
.schoiia, etc., (ju'il faut chercher nécessairement dans la géo-
graphie primitive de l'Asie occidentale.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 275
Les obélisques, les quatre colonnes, le pylône, et le vaste
péristyle ou cour environnée de colonnes, qui s'y rattachent,
forment tout ce qui reste du Rliamesséion de la rive droite,
et on y lit partout les dédicaces de Rhamsès le Grand, deux
seuls points exceptés de ce grand édifice. Il paraît que, vers
le VHP siècle avant J.-C, l'ancienne décoration de la grande
porte située entre ces deux massifs du pylône était, par une
cause C|uelconque, en fort mauvais état, et qu'on en refit les
masses entièrement à neuf. Les bas-reliefs de Rhamsès le
Grand furent alors remplacés par de nouveaux, qui existent
encore, et qui représentent le chef de la XXV« Dynastie, le
conquérant éthiopien Sabaco ou Sabacon, qui. pendant de
longues années, gouverna l'Egypte avec beaucoup de dou-
ceur, faisant les offrandes accoutumées aux dieux protecteurs
du palais et de la ville de Thèbes. Ces bas-reliefs, sur les-
quels on voit le nom du Roi, qui est écrit Schahak et qu'on
y lit très clairement, quoiqu'on ait pris soin de le marteler
à une époque fort ancienne, ces bas-reliefs, dis-je, sont très
curieux aussi sous le rapport du style. Les figures en sont
fortes et très accusées, avec les muscles vigoureusement pro-
noncés, sans qu'elles arrivent pour cela à la lourdeur des
sculptures du temps des Ptolémées et des Romains. Ce
sont, au reste, les seules sculptures de ce règne que j'aie
rencontrées en Egypte.
Une seconde restauration, mais de peu d'importance, a
eu également lieu au Rliamesséion deLouqsor. Trois pierres
d'une arcliitravc et le chapiteau de la première colonne
gauche du péristyle ont été renouvelés sous Ptolémée-Phi-
lopator, et l'on n'a pas manfiu('; de sculpter sur l'architrave
l'inscription suivante : « Restauration de l'édifice, faite par
» le Roi Ptolémée toujours vivant, chéri d'Isis (^t de Phtha,
)) et par la dominatrice du monde, Arsinoé, Dieux Philo-
)) patores aimés par Amon-Ra. Roi des DicMix. »
Je n(^ nu^ts point au nomliie d(;s r('staurati(»ns (|uel(|ues
sculptures de Rhamsès-Méianiouu, le premier Roi de la
276 LETTRES ET JOURNAUX
XIX® Dynastie, que l'on remarque en dehors du Rhames-
séion, du côté de Fest, parce qu'elles peuvent avoir appar-
tenu à un édifice contigu et sans liaison réelle avec le
monument de Sésostris.
Je termine ici, pour cette fois, mes notices monumentales.
Je te parlerai, dans ma prochaine lettre, des tombeaux des
rois thébains que nous exploitons dans ce moment.
2 avril.. — Je ferme aujourd'hui ma lettre, le courrier de-
vant partir ce matin même pour le Caire. Rien de nouveau
depuis le 25; toujours bonne santé et bon courage.
Je donne ce soir à nos jeunes gens une fête mangeante
dans une des plus jolies salles du tombeau d'Ousiréi ; c'est
la fête de naissance de M^^*^ Zoraïde', jour que j'avais dé-
claré Éponyme, et promis de célébrer par une panégyrie.
Elle eût dû être célébrée le 1" mars, mais nous étions dans
toutes les horreurs de la cataracte, ayant à peine du pain à
manger : elle a donc été renvoyée jusques à ce jour. La
chère ne répondra pas à la magnificence du local, mais on
fera l'impossible pour n'être pas trop au-dessous. C'est une
surprise que je ménage à notre jeunesse. Un plat doit y
mettre le comble : c'est un morceau de jeune crocodile à la
sauce piquante. Le hasard a voulu qu'on en apportât un
fraîchement tué d'hier matin. Je compte beaucoup sur ce
plat pour l'elïet. — Nous boirons à votre santé à vous tous
habitants de Paris, et vous serez présents à notre fête.
Adieu, mon cher ami, je t'embrasse de cteur et d'âme.
J.-F. Ch.
P. -S. — Notre plat de crocodile a tourné pendant la nuit,
— la chair est devenue verte et puante. Quel malheur ! Il
faudra s'en consoler, et nous n'y perdrons probablement
qu'une indigestion ou tout au moins des pesanteurs d'es-
tomac.
1. Zoraïde, enfant unique Je Chanipollion, née à Grenoble le
1" mars 1824.
Né à Padoue le 5 novembre 1778: mort à Gato le 4 décembre 1823.
. BEnTR;lNt).CHAl.ON-S-S
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 277
Au cours de la fête donnée dans les vastes salles de l'hypogée,
ChampoUion rappela le souvenir de Giovanni Belzoni, qui, le
16 juillet 1817, en avait découvert l'entrée. — En ce temps-là,
Dacier, ayant reçu une longue lettre de Henry Sait, datée de Thè-
bes, le 30 novembre 1817, avait conseillé à ChampoUion, alors en
résidence à Grenoble, de se rendre le plus tôt possible auprès du
(( géant de Padoue », comme il appelait Belzoni. Celui-ci, ayant
retrouvé l'entrée de cinq catacombes royales dans la Vallée des
Rois, désirait, comme Sait lui-même, avoir auprès de lui quel-
qu'un qui sût déchiffrer les hiéroglyphes : « A côté de ce f/éanl,
vous marcherez vous-même « pas de f/êant, et vous y trouverez
plus vite la clef de l'énigme », disait Dacier, très content de voir
Henri Sait témoigner autant de confiance en ChampoUion qu'en
son compatriote Thomas Young. Mais le jeune professeur d'his-
toire, fort occupé, alors, d'organiser V Enseignement mutuel à sa
façon particulière, sacrifia sa passion pour l'antique Egypte au sen-
timent — peut-être exagère — de ce qu'il estimait être son devoir.
11 aurait été, en effet, plus facilement remplacé à l'école que dans
ses tentatives de déchiffrement des hiéroglyphes, et, s'il s'était
trouvé dans l'Egypte même, en face des textes originaux non dé-
figurés par des copies fautives, il aurait sans doute achevé son
œuvre bien avant l'automne de 1822.
Par un hasard étrange, à 1 heure même où ChampoUion. le
27 septembre 1822, lisait sa Lettre à M. Dacier, qui contenait
(( le mot de l'énigme », plusieurs gros chalands défilaient sur la
Seine, deoant l'Institut de France, chargés des fac-similés gigan-
tesques de l'hypogée de Séthos !«''. Presque aussitôt Belzoni arriva
à Paris, et, bien qu'il fût en rapports continuels avec William
Bankes, pour qui il avait fait des fouilles considérables, surtout
dans l'île de Phila'. il eut le noble courage de montrer au grand
jour son enthousiasme illimité pour « l'Égyptien ». Le u Ueant »,
ou même le « Titan de Padoue », comme on ra[)pelait à l\aris, y
devint vite très populaire, non seulement pur sa taille vraiment gi-
gantesque et par ses allures peu communes en traversant les rues,
mais, en premier lieu, par l'exposition de V/tijpntjcc rot/ut « nn
bnulernrd des Italiens, près des liains Chinois ». On ne se lassait
pas d'admirer « la fraîche beauté d'une demi-dou/aine des salles
funéraires de la célèbre catacombe », rendues en grandeur naturelle
27S LETTRES ET JOURNAUX
avec une exactitude rigoureuse. Aussi bien un architecte et des
artistes éprouvés, parmi eux William Beechey et Alessandro Ricci,
avaient-ils été occupés, pendant vingt-sept mois, à la reproduction
fidèle de ces chefs-d'œuvre antiques.
Champollion, en entrant pour la première fois dans ce monde
souterrain « dont l'effet féerique était augmenté par une illumina-
tion des plus heureuses », avait été comme fasciné, et Belzoni
n'avait point eu besoin d'implorer son secours contre Jomard, qui,
dès la première annonce de l'arrivée du Padouan et de son magni-
fique trésor, déclarait partout, et surtout à la Cour même, que
Belzoni venait exposer des « bêtises » ! En effet, la Description
de l'Egypte, publiée par la Commission, sous la direction de
Jomard, n'avait point pu parler de cette catacombe, découverte
après coup. Au mois de décembre 1822 parut la brochure dont
voici le frontispice : « Description du tombeau d'un Roi Égyp-
tien », signée par L. Hubert, mais écrite pour les trois quarts du
contenu « sous la dictée d'un savant versé dans la connaissance
des antiquités égyptiennes ». Ce savant n'était autre que Cham-
pollion lui-même, dont le nom ne fut pas prononcé à cause de
W. Bankes, à qui Belzoni était forcé d'envoyer cette publica-
tion.
Ajoutons que tous les objets qui composaient cette exposition
périrent dans un incendie, — nous a t-on dit à Padoue, — quelques
années après la mort prématurée de Belzoni en 1823. — H. H.
Biban-el-Molouk, 18 mai 1829.
Le courrier que nous avions expédié au commencement
d'avril pour le Caire n'est point encore de retour. Ce retard
hors de mesure nous donne des inquiétudes, et nous prenons
le parti d'envoyer à sa recherche un second courrier, qui
partira ce soir et marchera jusqu'à ce qu'il trouve le retar-
dataire mort ou vif. S'il arrive jusques au Caire, il remettra
la présente au Consulat qui te le fera parvenir. C'est pour
cela qu'elle sera courte, réservant tous les détails que j'ai à
te donner sur les tombeaux des Rois jusques au courrier
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 279
prochain, qui partira aussitôt que j'aurai terminé mon tra-
vail à Biban-el-Molouk.
Je ne croyais point être retenu ici aussi longtemps, mais
les parois de ces tombeaux, et surtout les plafonds, sont
couverts de sujets si curieux, qu'il a fallu écouter la voix de
la conscience et se résoudre à les copier, figures et inscrip-
tions, puisque ailleurs on chercherait en vain des tableaux
de ce genre. C'est moi qui fais ce travail-là, réservant la
main élégante de nos dessinateurs à l'exécution des dessins
historiques qui intéressent directement l'histoire de l'art en
Egypte. Je ne puis d'ailleurs m'en rapporter qu'à moi pour
copier ces scènes diaboliques qui, sous les formes les plus
monstrueuses et les plus compliquées, reproduisent toutes
les puissances de l'Enfer et les us et coutumes de l'autre
monde. C'est de la psychologie la plus raffinée. Je te parlerai
de tout cela et de bien d'autres choses dans la lettre que je
t'écrirai prochainement sur la Vallée des Rois.
J'apprends par ta dernière qu'on voudrait que mes lettres
fussent adressées à M. tel et à M. tel : je trouve fort inutile
d'y mettre le nom de personnes (|ui n'entendent absolument
rien à la matière. D'ailleurs, mes lettres contiennent des
résultats entassés, — ce sont des notes pures et simples,
des espèces d'annonces, et non des lettres à ert'et, telles
(ju'il les faudrait pour les grands seigneurs. Je pense que tu
seras de mon avis, et, si tu avais eu la précaution d'y mettre
ton nom, puisqu'elles te sont adressées, personne n'eût
prétendu y glisser le sien. C'est un tort que tu as eu. --
Quant à M. de la Bouillerie', ((ui a mis tant de zèle à se-
conder mon entreprise, il est juste que tu le tiennes au cou-
rant et qu'il ait un des premiers comnuuiication de m(^s
résultats. Il faudrait le \iiir poui' (-(«la de temps eu temps,
et lui |)rouver ainsi (piOn ne r()ul)li(' point, l't (pie l'on
compte sui' lui pour la publicaliou des l'iiiits du \oyage, ce
1. Ministre' de la iMaisnii du Uni.
2S0 LETTRES ET JOURNAUX
qui ne l'cH'raycra point, puisqu'il a été le premier à me le
prouver. S'il en est question d'avance, garde-toi de rien ar-
l'ëter sur le fond, parce que, si l'ouvrage se vend, ce qui est
pro))able, il est juste (jue nous en retirions quelque avantage
solide. Il nous sulîirait, je pense, d'une souscription pour
cent cinquante à deux cents exemplaires. Du reste, tout
cela est prématuré. Tirons d'abord la peau de l'ours du corps
de la bête.
La prolongation de mon séjour dans les tombeaux des
Rois est mise à profit par mes jeunes gens, qui mettent mon
portefeuille de Nubie et de haute Thébaïde au courant en
faisant les copies des dessins faits, toujours sous ma direc-
tion, par les artistes toscans. La suite est déjà admirable et
de la plus haute importance.
Au milieu de tant de travaux notre santé se soutient
merveilleusement, sauf Salvador, qui a eu une indisposition
dont il est bien remis maintenant. Il faut dire aussi que le
grand Amon-Ra nous favorise : le tombeau que nous habi-
tons est un trésor pour la saison. — La température y est
assez constamment de 20 à 21 degrés, tandis qu'à deux pas
de notre porte le thermomètre marque 35 à 36 à l'ombre et
47 à 48 au soleil. De plus, le mois précédent s'est passé, et
celui-ci se passera sans doute, sans que le Khamsin se soit
manifesté. Tu sais sans doute que c'est un vent brûlant et
terrible qui élève des masses de poussière et dessèche tout
ce qui se trouve sur son passage. Je quitterai l'Egypte sans
avoir idée de ce vent, le vrai Typhon de la pauvre Thé-
baïde.
Je n'écris pas à Rosine pour cette fois, il faut que le cour-
rier parte de suite ; donne-lui donc communication de ma
lettre. Écris aussi à Figeac' que je me porte bien. Dubois
est-il arrivé à sa destination? Où est-il ? Que fait-il ? Notre
armée avance-t-elle tout aussi vite quelle a débarqué?
1. C'ci^t-à dire aux soeurs des deux frères qui liabitaieut cette ville.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 281
Perdus au désert et au fund des tombeaux, nous n'avons, de-
puis deux mois et plus, aucune nouvelle de ce qui se fait par
le monde. Cela est dur, fort dur; car, malgré notre philoso-
phie, quoique le néant des choses humaines soit écrit autour
de nous en caractères frappants, quoi(|ue nous allions mé-
diter de temps en temps au sommet de la montagne aride,
d'où l'on découvre toute l'étendue du grand cadavre de
Thèbes, nous tenons encore à cette pauvre terre, à ses ché-
tifs habitants et surtout à ceux qui grelottent au delà de la
Méditerranée. Je ne saurais te dire combien nous ont inté-
ressés quelques journaux français des mois de novembre,
décembre et janvier, et quelle joie nous avons éprouvée des
bonnes choses qu'on fait dans notre France. — France !
n'en parlons pas, mon cœur se gonfle, et j'ai encore quelques
mois à ramer sur les débris de Thèbes: après cela, tout
plaisir et toute joie. Adieu. Je t'embrasse, ainsi que tous les
nôtres, de cœur et d'àme,
J.-F. Ch.
P.-S. — Selon les caciuets de Thèbes, Parisct est allé
faire une pointe sur la peste, qui, dit-on, s'est manifestée
en Syrie. Il n'y en a point en Egypte.
Tliébes (Bib.iii-.'l-Molnuk), 2^ mai 1820.
Les détails topograpiii(iues donnés par Strabon ne per-
mettent |)oint de chercher, ailleurs que dans la vallée do
Jîihnn-cl-Molouh-, l'emplacement des tombeaux des anciens
Kois. Le nom de cette vallée, (piOn veut entièrement dériver
de l'araire en le traduisant par les /lofics des /i*oi.s, mais qui
est à la fois une corruption et une traduction d<,' l'ancien nom
égyptien JiHi-nn-Onrôon (les hypogé«'s des Rois), comme
l'a fort bien dit M. Sylv(\stn' de Saey, lèviuait d'ailleurs
toute espèce de doute à cr. sujet. C'<'lait la ii(''cro/)o/c roi/alc,
et on a\ait choisi un lieu parlaileinent convenable a cette
282 LETTRES ET JOURNAUX
triste destination, une vallée aride, encaissée par de très
hauts rochers coupés à pic, ou par des montagnes en pleine
décomposition, offrant presque toutes de larges fentes occa-
sionnées soit par l'extrême chaleur, soit par des éboulements
intérieurs, et dont les croupes sont parsemées de bandes
noires, comme si elles eussent été brûlées en partie. Aucune
sorte de végétation ne se montre ni sur les pentes, ni dans
le fond de la vallée qui ressemble au lit d'un de nos grands
torrents des Alpes, desséché depuis des siècles. A l'exception
de quelques serpents et lézards, aucun animal vivant ne
fréquente cette vallée de mort : je ne compte point les
mouches, les renards, les loups et les hyènes, parce que
c'est notre séjour dans les tombeaux et l'odeur de notre
cuisine qui avaient attiré ces quatre espèces affamées.
En entrant dans la partie la plus reculée de cette vallée,
par une ouverture étroite évidemment faite de main d'homme,
et offrant encore quelques légers restes de sculptures égyp-
tiennes, on voit bientôt, au pied des montagnes ou sur leurs
pentes, des portes carrées, encombrées pour la plupart, et
dont il faut approcher pour apercevoir la décoration : ces
portes, qui se ressemblent toutes, donnent entrée dans les
tombeaux des Rois. Chaque tombeau a la sienne, car jadis
aucun ne communiquait avec l'autre; ils étaient tous isolés.
Ce sont les chercheurs de trésors, anciens ou modernes, qui
ont établi quelques communications forcées.
Il me tardait, en arrivant à Biban-el-Molouk, de m'as-
surer que ces tombeaux, au nombre de seize (je ne parle ici
que des tombeaux conservant des sculptures et les noms
des rois pour qui ils furent creusés), étaient bien, comme
je l'avais déduit d'avance de plusieurs considérations, ceux
des rois appartenant tous à des dynasties thébaines, c'est-à-
dire à des princes dont Va famille était originaire de Thèbes.
L'examen rapide que je fis alors de ces excavations avant de
monter à la seconde cataracte, et le séjour de plusieurs
mois que j'y ai fait à mon retour, m "ont pleinement con-
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 283
vaincu que ces hypogées ont renfermé les corps des Rois
des XVIIP, XIX« et XX« Dynasties, qui sont en effet toutes
trois des dynasties diospolitaines ou tliéhaines. Ainsi j'y ai
retrouvé d'abord les tombeaux : 1" de-B/iamsès I' i © l
2" de Ménéphtha /«' (Ousiréi) /^~^; 3^ deRhamsés
le Grand
5° de Mé-
Rhamer-
1
; 4" de Méné-
la xviir^ K^d
du plus ancien de
/"">. , inhumé à
néphtha III
ri /" N , fous
( G) \
©
phthall/^^
™
©
III
Dynastie,
tous, Amé
()•' de
Rois de
^
ans ^— ^la Vi
V^^'^ et celui
nop/u's Meiimon
part dans ^ — ^ la vallée isolée
de l'ouest. ^-^ Viennent ensuite le tombeau de
Rhamsès-Méiamoun /'T^, qui est bien décidément
M
:^
nastie, et I'un des grands
pelés Sésostj-is par les au-
su distinguer entre eux
par leurs exploits mili-
Pharaons, tous nommés
^ J le chef delà XIX«Dy-
conquérants égyptiens, ap-
teurs anciens, (pii n'ont pas
les deux Rhamaès célèbres
taires, et les tombeaux de six
Rhamsès, les descendants et les successeurs de Méiamoun
formant la XIX'^ Dynastie et le commencement de la XX^
On n'a suivi aucun ordre, ni de dynastie, ni de succession
dans le choix de l'emplacement de ces diverses tombes
royales : chacun a fait creuser la sienn<' sur le point où il
croyait rencontrer une v(mii(' de pienv convenable a la
sculpture et à l'iiiunensilt' de l'excavation projelée. Il est
didicile de s(> (h'Icudic d'une certaine sinpiisc loisiiue, après
avoir passé sous une poite assez siMi|)le, on entre dans de
grandes gah'ries ou conidoi-s, couverts de scul|)tures parfai-
tement soignées, conservant en grande partie Ttrlat des
plus vives couhMU's, et conduisant successivement à des
salles soutenues pai- i\v< piliers encore plus liclies de déco-
284 LETTRES ET JOURNAUX
rations, jusqu'à ce qu'on arrive enfin à la salle principale,
celle que les Égyptiens nommaient la Salle dorée, plus vaste
que toutes les autres, et au milieu de laquelle reposait la
momie du roi dans un énorme sarcophage de granit. Les
plans de ces tombeaux, publiés par la Commission d'Egypte,
donnent une idée exacte de l'étendue de ces excavations et
du travail immense qu'elles ont coûté pour les exécuter au
pic et au ciseau. La vallée est presque toute encombrée de
collines, formées par les petits éclats de pierre provenant
des effrayants travaux exécutés dans le sein de la mon-
tagne.
Sans doute, tu ne t'attends point à trouver ici une des-
cription détaillée de chacun de ces tombeaux; plusieurs
mois m'ont à peine suffi pour rédiger une notice un peu dé-
taillée des innombrables bas-reliefs qu'ils renferment, et
pour copier les inscriptions les plus intéressantes. Je te don-
nerai cependant une idée générale de ces monuments par la
description rapide et très succincte de l'un d'entre eux, ce-
lui du Pharaon Rhamsès, fils et successeur de Méiamoun, et
qui, dans les listes de Manèthon, se nomme Aménéphthès,
et paraît être le Menophrès dont une ère égyptienne por-
tait le nom. La décoration des tombeaux royaux était sys-
tématisée, et ce que l'on trouve dans l'un reparaît dans
presque tous les autres, à quelques exceptions près, comme
je le dirai plus loin.
Le bandeau de la porte d'entrée est orné d'un bas-relief
(le même sur toutes les premières portes des tombeaux
royaux), qui n'est au fond que la préface, ou plutôt le ré-
sumé, de toute la décoration des tombes pharaoniques. C'est
un disque jaune pâle, au milieu duquel est le soleil à tête de
bélier, c'est-à-dire le soleil couchant, entrant dans l'hémi-
sphère inférieur et adoré par le roi à genoux. A la droite du
disque, c'est-à-dire à l'orient, est la déesse Nephthys, et à
la gauche (occident) la déesse Isis, occupant les deux extré-
mités de la course du dieu dans l'hémisphère supérieur. A
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 285
côté du soleil, et dans le disque, on a sculpté un grand scara-
bée, qui est ici, comme ailleurs, le symbole de la régénéra-
tion ou des renaissances successives. Le roi est agenouillé
sur la montagne céleste, sur laquelle portent aussi les pieds
des deux déesses.
Le sens général de cette composition se rapporte au roi
défunt. Pendant sa vie, semblable au soleil dans sa course
de l'orient à l'occident, le roi devait être le vivificateur,
l'illuminateur de l'Egypte et la source de tous les biens
physiques et moraux nécessaires à ses habitants. Le Pharaon
mort fut donc naturellement encore comparé au soleil se
couchant et descendant vers le ténébreux hémisphère infé-
rieur, qu'il doit parcourir pour renaître de nouveau à
l'orient et rendre la lumière et la vie au monde supérieur
(celui que nous habitons), de la même manière que le roi
défunt devait renaître aussi, soit pour continuer ses trans-
migrations, soit pour habiter le monde céleste et être absorbé
dans le sein d'Amon, le Père universel.
Cette explication n'est point de mon cru; le temps des
conjectures est passé pour la vieille Egypte. Tout cela ré-
sulte de l'ensemble des légendes qui couvrent les tombes
royales.
Ainsi, cette comparaison ou assimilation du roi avec le
soleil, dans ses deux états pendant les deux parties du jour,
est hi clef ou plutôt le motif et le sujet dont tous les autres
bas-reliefs ne sont, comme on va le voir, que le dévelop-
pement successif.
Dans le tableau décrit est toujours une légende dont suit
la traduction littérale : « Voici ce que dit Osiris, Seigneur
» de l'Amenti (région occidentale, habitée par les morts) :
» Je t'ai accordé une demeure dans la montagne sacrée de
» l'Occident, comme aux autres Dieux grands (les rois ses
I) prédécesseurs), à toi, Osirien-Roi, Seigneur du nioudc.
» Rliamsès, etc., encore vivant. »
Cette dernière expression pfouvciait, s'il en était besoin,
2K6 LETTRES ET JOURNAUX
que les tombeaux des Pharaons, ouvrages immenses et qui
exigeaient un travail fort long, étaient commencés de leur
vivant, et que l'un des premiers soins de tout roi égyptien
fut, conformément à l'esprit bien connu de cette singulière
nation, de s'occuper incessamment de l'exécution du mo-
nument sépulcral qui devait être son dernier asile.
C'est ce que démontre encore mieux le premier bas-relief
qu'on trouve toujours à la gauche en entrant dans tous ces
tombeaux. Ce tableau avait évidemment pour but de ras-
surer le roi vivant sur le fâcheux augure, qui semblait résulter
pour lui du creusement prématuré de sa tombe au moment
où il était plein de vie et de santé. Ce tableau montre, en
effet, le Pharaon en costume royal, se présentant au dieu
Phré à tête d'épervier, c'est-à-dire au soleil dans tout l'éclat
de sa course (à l'heure de midi), lequel adresse a son repré-
sentant sur la terre ces paroles consolantes :
(c Voici ce que dit Phré, Dieu grand, Seigneur du ciel :
)) nous t'accordons une longue série de jours, pour régner
0 sur le monde et exercer les attributions royales d'Horus
)t sur la terre. »
Au plafond de ce premier corridor du tombeau, on lit
également de magnifiques promesses faites au roi pour cette
vie terrestre, et le détail des privilèges qui lui sont réservés
dans les régions célestes; il semble qu'on ait placé ici ces
légendes, comme pour rendre plus douce la pente toujours
trop rapide qui conduit à la salle du sarcophage.
Immédiatement après ce tableau, sorte de précaution ora-
toire assez délicate, on aborde plus franchement la question
par un tableau symbolique, le disque du soleil criocéphale
parti de l'Orient et avançant vers la frontière de l'Occident,
qui est marquée par un crocodile, emblème des ténèbres
dans lesquelles le dieu et le roi vont entrer chacun à sa
manière. Suit immédiatement un très long texte, contenant
les noms des soixante-quinze parèdros du soleil dans l'hé-
misphère inférieur, et des invocations à ces divinités du
DE CHAMPOLLION LE JEUNE ?87
troisième ordre, dont chacune préside à l'une des soixante-
quinze subdivisions du monde inférieur, qu'on nommait
<=> Kellé, demeure qui enveloppe, enceinte, :;one.
Une petite salle, qui succède ordinairement à ce premier
corridor, contient les images sculptées et peintes des pa-
rèdres, précédées ou suivies d'un immense tableau, dans le-
quel on voit successivement l'image abrégée des soixante-
quinze zones et de leurs habitants dont il sera parlé plus
loin.
A ces tableaux généraux et d'ensemble succède le déve-
loppement des détails. Les parois des corridors et salles qui
suivent (presque toujours les parois les plus voisines de
l'orient) sont couvertes d'une longue série de tableaux, repré-
sentant la marche du soleil dans l'hémisphère supérieur
(image du roi pendant sa vie), et sur les parois opposées on
a figuré la marche du soleil dans l'hémisphère inférieur
(image du roi après sa mort).
Les nombreux tableaux relatifs à la marche du dieu au-
dessus de l'horizon et dans l'hémisphère lumineux sont
partagés en douze séries, annoncées chacune par un riche
battant de porte sculpté et gardé par un énorme serpent.
Ce sont les portes des douze heures de jour, et ces reptiles
ont tous des noms significatifs, tels que . ,s)«,^ tek-ho, ser-
pent à J'ace étincelante ; fi Q ^ ^ 'Ulfl sate-mpèfbal.
serpent dont l'œil lance la /lamine; \,"î)«« tapentho, la
corne du monde, etc., etc. A côté de ces terribles gardiens,
on lit constamment la légende : // demeure an-dessus tic
cette (jrande porte, et l'ouvre au Dieu Soleil.
Près du battant de la première porte, celle du lever, (M1 a
figuré les vingt-(iuatre heures du jour astronomique sous
foiine liumaiiK', une étoile sur la tète et niaich:mt vers le
fond du tombeau, comme pour mar(|uer la direction de la
course du dieu et indi(|uer celle qu'il faut suivre dans
288 LETTRES ET JOURNAUX
l'étude des tableaux, qui offrent un intérêt d'autant plus pi-
quant que, dans chacune des douze heures de jour, on a tracé
l'image détaillée de la barque du dieu, naviguant dans le
fleuve céleste sur lejluide primordial ou Yét/ier, le principe
de toutes les choses physiques d'après la vieille philosophie
égyptienne, avec la figure des dieux qui l'assistent succes-
sivement, et, de plus, la représentation des demeures célestes
qu'il parcourt, et les scènes mythiques propres à chacune
des heures du jour.
Ainsi, à la première heure, sa bari, ou barque, se met en
mouvement et reçoit les adorations des esprits de l'Orient.
Parmi les tableaux de la seconde heure, on trouve le grand
serpent Apophis, le frère et l'ennemi du Soleil, surveillé
par le dieu Atmou. A la troisième heure, le dieu Soleil ar-
rive dans la zone céleste, où se décide le sort des âmes,
relativement aux corps qu'elles doivent habiter dans leurs
nouvelles transmigrations. On y voit le dieu Atmou assis
sur son tribunal, pesant à sa balance les âmes humaines qui
se présentent successivement. L'une d'elles vient d'être con-
damnée, on la voit ramenée sur terre dans une barv, qui
s'avance vers la porte gardée par Anubis, et conduite à
grands coups de verges par des cynocéphales, emblèmes de
la justice céleste; la coupable est sous la forme d'une énorme
truie, au-dessus de laquelle on a gravé en grand le caractère
? gourmandise ou gloutonnerie, sans doute le péché ca-
pital du délinquant, quelque glouton de l'époque.
Le dieu visite, à la cinquième heure, les C/iamps-Élysées
de la mythologie égyptienne, habités par les âmes bienheu-
reuses se reposant des peines de leurs transmigrations sur
la terre. Elles portent sur leur tête la plume d'autruche,
emblème de leur conduite juste et vertueuse. On les voit
présenter des offrandes aux dieux, ou bien, sous l'inspection
du Seigneur de la Joie du cœur, elles cueillent les fruits des
arbres célestes de ce paradis. Plus loin, d'autres tiennent
en main des faucilles; ce sont les âmes qui cultivent les
DE CIIAMPOLLIOX LE JEUNE 289
champs de la vérité. Leur légende porte : « Elles font des
)) libations de l'eau et des offrandes des grains des cam-
» pagnes de gloire; elles tiennent une faucille et mois-
1) sonnent les champs qui sont leur partage; le Dieu Soleil
» leur dit : « Prenez vos faucilles, moissonnez vos grains,
» emportez-les dans vos demeures, jouissez-en et les pré-
» sentez aux Dieux en offrande pure. » Ailleurs enfin, on les
voit se baigner, nager, sauter et folâtrer dans un grand bas-
sin que remplit l'eau céleste et primordiale, le tout sous
l'inspection du dieu Nil-Céleste. Dans les heures suivantes,
les dieux se préparent à combattre le grand ennemi du î?o-
leil, le serpent ApopJiis. Ils s'arment d'épieux et se chargent
de filets, parce que le monstre habite les eaux du fleuve sur
lequel navigue le vaisseau du Soleil. Ils tendent des cordes,
Apophis est pris, on le charge de liens, on sort du fleuve
cet immense reptile, au moyen d'un câble que la déesse Selk
lui attache au cou et que douze dieux tirent, secondés par
une machine Jbrt compliquée, manœuvrée par le dieu Sèv
(Saturne), assisté des génies des quatre points cardinaux.
Mais tout cet attirail serait impuissant contre les efforts
d' Apophis, s'il ne sortait d'en bas une main énorme (celle
d'Amon), qui saisit la corde et arrête la fougue du dragon.
Enfin, à la onzième heure du jour, le serpent captif est
étranglé \\ "^^ , et, bientôt après, le dieu Soleil arrive
au point extrême de l'horizon où il va disparaître. C'est la
déesse Netphé (Rhéa) qui, faisant l'office de la Thétys des
Grecs, s'élève à la surface de l'abîme des eaux célestes; et,
montée sur la tête de son fils Osiris, dont le corps se ter-
mine en volute comme celui. d'une sirène, la déesse reçoit le
vaisseau du Soleil, que prend bientôt dans ses bras im-
menses le Nil-Céleste, le vieil Océan des mythes égyptiens.
La marche du soleil dans V/n'inisp/ière inférieur, celui
des ténèbres, pendant les douze heures do nuit, c'est-ù dire
la contre-partie des scènes précédentes, se trouve sculptée
sur les parois des tombeaux royaux opposées ù celles dont
HlUI.. liOYI'T., T. XXXI. 19
290 LETTRES ET JOURNAUX
je viens de donner une idée très succincte. Là le dieu,
assez constamment peint en noir de la tête aux pieds, par-
court les soixante quinze cercles ou zones auxquels président
autant de personnages divins de toute forme et armés de
glaives. Ces cercles sont habités par les âmes coupables qui
subissent divers supplices. C'est véritablement là le type
primordial de V Enfer Au. Dante, caria variété des tourments
a de quoi surprendre, et je ne suis pas étonné que quelques
voyageuis, effrayés de ces scènes de carnage, aient cru y
trouver la preuve de l'usage des sacrifices humains dans
l'ancienne Egypte, mais les légendes lèvent toute espèce
d'incertitude à cet égard : ce sont des affaires de l'autre
monde, et qui ne préjugent rien pour les us et coutumes de
celui-ci.
Les âmes coupables sont punies d'une manière différente
dans la plupart des zones infernales que visite le dieu So-
leil. On a figuré ces esprits impurs et persévérant dans le
crime, presque toujours sous la forme humaine, quelquefois
aussi sous la forme symbolique de la grue, ou celle de
Vépervier à tête humaine, entièrement peints en noir, pour
indiquer à la fois et leur nature perverse et leur séjour dans
l'abîme des ténèbres. Les unes sont fortement liées à des
poteaux, et les gardiens de la zone, brandissant des glaives,
leur reprochent les crimes qu'elles ont commis sur la terre.
D'autres sont suspendues la tête en bas. Celles-ci, les mains
liées sur la poitrine et la tête coupée, marchent en longues
files. Quelques-unes, les mains liées derrière le dos, traînent
sur la terre leur cœur sorti de leur poitrine. Dans de
grandes chaudières, on fait bouillir des âmes vivantes, soit
sous forme humaine, soit sous celle d'oiseau, ou seulement
leurs tètes et leurs cœurs. J'ai aussi remarqué des âmes
jetées dans la chaudière avec l'emblème du bonheur et du
repos céleste (l'éventail), auxquels elles avaient perdu tous
leurs droits. J'ai des copies fidèles de cette immense série de
tableaux et des longues légendes qui les accompagnent.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 291
A chaque zone et auprès des suppliciés, on lit toujours
leur condamnation et la peine qu'ils subissent, a Ces âmes
)) ennemies, y est-il dit, ne voient point notre dieu lorsqu'il
» lance les rayons de son disque; elles n'habitent plus dans
)) le monde terrestre, et elles n'entendent point la voix du
)) Dieu grand lorsqu'il traverse leurs zones. » Tandis qu'on
lit au contraire à côté de la représentation des âmes heu-
reuses, sur les parois opposées : « Elles ont trouvé grâce
» aux yeux du Dieu grand; elles habitent les demeures de
» gloire, celles où l'on vit de la vie céleste; les corps qu'elles
» ont abandonnés reposeront à toujours dans leurs tom-
» beaux, tandis qu'elles jouiront de la présence du Dieu
» suprême. »
Cette double série de tableaux nous donne donc le sys-
tème psychologique égyptien dans ses deux points les plus
importants et les plus moraux, les récompenses et les peines.
Ainsi se trouve complètement démontré tout ce que les an-
ciens ont dit de la doctrine égyptienne ^ur l'immortalité de
l'âme et le but positif de la vie humaine. Elle est certai-
nement grande et heureuse, l'idée de symboliser la double
destinée des âmes par le plus frappant des phénomènes cé-
lestes, le cours du soleil dans les deux hémisphères, et d'en
lier la peinture à celle de cet imposant et magnifique spec-
tacle.
Cette galerie psychologique occupe les parois des deux
grands corridors et des deux premières salles du tombeau
de R/iamsès V, que j'ai pris pour type de ma description
des tombes royales parce qu'il est le plus complet de tous.
Le même sujet, mais composé dans un esprit directement
asti'onomi(jue, et sur un plan plus régulier parce (lue c'était
un tableau de science, est reproduit sur les plafonds et oc-
cupe toute la longueur de ceux du second coriidor et des
deux premières salles qui suivent.
Le ciel, sous la forme d'une femme dont le corps est par-
semé d'étoiles, enveloppe de trois côtés cette immense
292 LETTRES ET JOURNAUX
composition. Le torse se prolonge sur toute la longueur du
tableau dont il couvre la partie supérieure. La tête est à
l'occident. Les bras et les pieds limitent la longueur du ta-
bleau divisé en deux bandes égales : celle d'en haut repré-
sente l'hémisphère supérieur, ou le cours du soleil dans les
douze heures du jour; celle d'en bas, l'hémisphère inférieur,
la marche du soleil pendant les douze heures de la nuit.
A l'orient, c'est-à-dire vers le point sexuel du grand
corps céleste (de la déesse Ciel), est figurée la naissance du
Soleil. Il sort du sein de sa divine mère Néilh, sous la forme
d'un petit enfant portant le doigt à sa bouche, et renfermé
dans un disque rouge. Le dieu Méaï (l'Hercule égyptien, la
raison divine), debout dans la barque destinée aux voyages
du jeune dieu, élève les bras pour l'y placer lui-même. Après
que le Soleil enfant a reçu les soins de deux déesses nour-
rices, la barque part et navigue sur V Océan céleste, l'éther,
qui coule comme un fleuve de l'orient à l'occident, où il
forme un vaste bassin, dans lequel aboutit une autre
branche du fleuve traversant l'hémisphère inférieur d'oc-
cident en orient.
Chaque heure du jour est indiquée sur le corps du ciel
par un disque rouge, et dans le tableau par douze barques
ou bari, dans lesquelles paraît le dieu Soleil naviguant sur
l'Océan céleste, avec un cortège qui change à chaque heure
et qui l'accompagne sur les deux rives.
A la première heure, au moment où le vaisseau se met en
mouvement, les esprits de l'Orient présentent leurs hom-
mages au jeune dieu debout dans son naos, qui est élevé au
milieu de cette bari. L'équipage se compose de la déesse
Sôri, qui donne l'impulsion à la proue, du dieu Sèo (Sa-
turne) à tête de lièvre, tenant une longue perche pour
sonder le fleuve, et dont il ne fait usage qu'à partir de la
huitième heure, c'est-à-dire lorsqu'on approche des parages de
l'Occident. Le réis ou commandant est Horus, ayant en sous-
ordre le dieu Haké-Oéris, le Phaéton et le compagnon fidèle
DE CHA^rPOLLIO^J LE JEUNE 203
du Soleil. Le pilote manœuvrant le gouvernail est un hiéra-
cocéphale nommé Hôou, plus la déesse Néb- Wa (la dame
de la barque) dont j'ignore les fonctions spéciales, enfin le
dieu gardien supérieur des tropiques. On a représenté sur
les bords du fleuve les dieux ou les esprits qui président à
chacune des heures de jour; ils adorent le dieu Soleil à son
passage, ou récitent tous les noms mystiques par lesquels on
le désignait. A la seconde heure paraissent les âmes des rois
ayant à leur tête le défunt Rhamsès V, allant au-devant de
la bari du dieu pour adorer sa lumière : aux quatrième,
cinquième et sixième heures, le même Pharaon prend part
aux travaux des dieux qui font la guerre au grand serpent
Apophis caché dans les eaux de l'Océan. Dans les septième
et huitième heures, le vaisseau céleste côtoie les demeures
des bienheureux, jardins ombragés par des arbres de diffé-
rentes espèces sous lesquels se promènent les dieux et les
âmes pures. Enfin le dieu approche de l'Occident. Sèc (Sa-
turne) sonde le fleuve incessamment, et des dieux échelonnés
sur le rivage dirigent la barque avec précaution; elle con-
tourne le grand bassin de l'ouest, et reparait dans la bande
supérieure du tableau, c'est-à-dire dans l'hémisphère infé-
rieur, sur le fleuve quelle remonte d'occident en orient.
Mais, dans toute cette navigation des douze heures de nuit,
comme il arrive encore pour les barques qui remontent le
Nil, la bari du soleil est toujours tirée à la corde par un
grand nombre de génies subalternes, dont le nombre varie
à chaque heure dilîér.nte. Le grand cortège du dieu et
l'équipage ont disj^aru, il ne reste plus que le pilote, debout
et inerte à l'entrée du naos renfermant le dieu, auquel la
déesse Thméi (la vérité et la justice), qui préside à l'enfer
ou à la région inférieure, semble adresser des consolations.
Des légendes hiérogIyj)liiques. placées sur chaque person-
nage et au commencement de toutes les scènes, en indiciucnt
les noms et les sujets, en faisant connaitie l'heure du jour
ou do la nuit a la<|ii('ll<' se ra|)|)ort<'nl ces scènes synibo-
294 LETTRES ET JOURNAUX
liques. J'ai pris copie moi-même et des tableaux et de toutes
les inscriptions.
Mais, sur ces mêmes plafonds et en dehors de la compo-
sition que je viens de décrire en gros, existent des textes
hiéroglyphiques d'un intérêt plus grand peut-être, quoique
liés au même sujet : ce sont des tables du lever des constel-
lations et de leurs influences pour toutes les heures de
chaque mois de Vannée. Elles sont ainsi conçues :
Mois de Tôbi, la dernière moitié. — Or ion domine et
influe sur l'oreille gauche.
Heure 1'^'', la constellation à^ Or ion (influe) sur le bras
gauche.
Heure 2®, la constellation de Sirius (influe) sur le cœur.
Heure S*', le commencement de la constellation des deux
étoiles (les Gémeaux ?) (influe) sur le cœur.
Heure 4«, les constellations des deux étoiles (influent) sur
l'oreille gauche.
Heure 5% les étoiles dujleuve (influent) sur le cœur.
Heure 6*^, la tête (ou le commencement) du lion (influe)
sur le cœur.
Heure 7% lajlèche (influe) sur l'œil droit.
Heure 8% les longues étoiles (influent) sur le cœur.
Heure 9°, les serviteurs des parties antérieures (du quadru-
pède) Mente (le lion marin?) (influent) sur le bras gauche.
Heure 10% le quadrupède Mente (le lion marin ?) (influe)
sur l'œil gauche.
Heure 11% les serviteurs du Mente (influent) sur le bras
gauche.
Heure 12*^', le pied de la truie (influe) sur le bras gauche.
Nous avons donc ici une table c/e.s influences, analogue à
celle qu'on avait gravée sur le fameux cercle doré du mo-
nument d'Osymandyas, et qui donnait, comme le dit Diodore
de Sicile, les heures du lever des constellations avec les in-
fluences de cJiacune d'elles. Cela démontrera sans réplique,
à notre ami M. Letronne, que V astrologie remonte, en
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 295
Egypte, jusques aux temps les plus reculés, question à la-
quelle il mettait beaucoup d'intérêt et qui, par le fait, est
décidée sans retour. C'est une petite douceur que je lui
adresse, en attendant ses commissions pour Thèbes.
La traduction que je viens de donner d'une des vingt-
quatre tables qui composent la série des levers est certaine,
dans les passages où j'ai introduit les noms actuels des
constellations de notre planisphère ; n'ayant pas eu le temps
de pousser plus loin mon travail de concordance, j'ai été
obligé de donner partout ailleurs le mot à mot du texte hié-
roglyphique.
Tu penses bien que j'ai recueilli avec un soin religieux
ces restes précieux de Vastronomic antique, science qui de-
vait être nécessairement liée à l'astrologie, dans un pays où
la religion fut la base immuable de toute l'organisation so-
ciale. Dans un pareil système politique, toutes les sciences
devaient avoir deux parties distinctes : la partie des faits
observés, qui constitue seule nos sciences actuelles, et la
partie spécalatice, qui liait la science à la croyance reli-
gieuse, lien nécessaire, indispensable même en Egypte, où
la religion, pour être forte et pour l'être toujours, avait
voulu renfermer l'univers entier et son étude dans son do-
maine sans borne, ce qui a son bon et son mauvais côté,
comme toutes les conceptions humaines.
Dans le tombeau de Rhamsès V, les salles ou corridors
qui suivent ceux que je viens de décrire sont décorés de
tableaux symboliques, relatifs à divers états du soleil consi-
déré soit physi(iuement, soit, sinlout, dans ses rapports
purement mythiques : mais ces tableaux ne forment point
un ensemble suivi, c'est pour cela qu'ils sont totalement
omis ou (|u'il.s n'f)cciipent pas la même place dans les autres
tombes royales. La salle (jui précède celle du sarcophage, en
général consacrée aux (juatre génies de l'Anieiiti. contient,
dans les tombeaux les plus complets, la companiticn du roi
devant le tribunal des quarante-deux juges dis ins ([ui (l..i\riit
296 LETTRES ET JOURNAUX
décider du sort de son âme, tribunal dont ne fut qu'une
simple image celui qui, sur la terre, accordait ou refusait
aux rois les honneurs de la sépulture. Une paroi entière de
cette salle dans le tombeau de Rhamsès V offre les images
de ces quarante-deux assesseurs d'Osiris, mêlées aux justifi-
cations que le roi est censé présenter, ou faire présenter en
son nom, à ces juges sévères, lesquels paraissent être chargés,
chacun, de faire la recherche d'un crime ou péché particu-
lier, et de le punir dans l'âme soumise à leur juridiction. Ce
grand texte, divisé par conséquent en quarante-deux versets
ou colonnes, n'est, à proprement parler, qu'une confession
négative, comme on peut en juger par les exemples qui
suivent :
Prénom du Roi
0 Dieu (tel)! le Roi, Soleil modérateur de justice, approuvé
d'Ammon, n'a point commis de méchancetés.
0 Dieu ! le fils du Soleil, Rhamsès, n'a point blasphémé.
0 Dieu! le Roi, Soleil modérateur, etc., ne s'est point
enivré.
0 Dieu! le fils du Soleil, Rhamsès, n'a point été parles-
seu,T.
0 Dieu! le Roi, Soleil modérateur, etc., n'a point enlevé
les biens voués aux dieux.
0 Dieu! le fils du Soleil, Rhamsès, n'a point dit de men-
songes.
0 Dieu! le Roi, Soleil, etc., n'a point été libertin (texte :
n'a forniqué ni avec femme, ni avec homme).
0 Dieu! le fils du Soleil, Rhamsès, ne s'est point souillé
par des impuretés.
O Dieu! le Roi, Soleil, etc., n'a point secoué la tête en
entendant des paroles de vérité.
0 Dieu! le fils du Soleil, Rhamsès, n'a point inutilement
allongé ses paroles.
O Dieu! le Roi, Soleil, etc., n'a pas eu à dévorer son cœur
(c'est-à-dire à se repentir de quelque mauvaise action).
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 297
On voyait enfin, à côté de ce texte curieux, dans le tom-
beau de Rhamsès-Méiamoun, des images plus curieuses en-
core, celles des péchés capitaux. Il n'en reste plus que trois
de bien visibles; ce sont la luxure, \^ paresse et la voracité,
figurées sous forme humaine, avec les tètes symboliques de
bouc, de tortue et de crocodile.
La grande salle du tombeau de Rhamsès V, celle qui ren-
fermait le sarcophage et la dernière de toutes, surpasse
aussi les autres en grandeur et en magnificence. Le plafond,
creusé en berceau et d'une très belle coupe, a conservé toute
sa peinture : la fraicheur en est telle, qu'il faut être habitué
aux miracles de conservation des monuments de l'Egypte,
pour se persuader que ces frêles couleurs ont résisté à plus
de trente siècles. On a répété ici, mais en grand et avec plus
de détails dans certaines parties, la marche du soleil dans
les deux hémisphères pendant la durée du jour astrono-
mique, composition qui décore les plafonds des premières
salles du tombeau, et qui forme le motif général de toute la
décoration des Sépultures royales.
Les parois de cette vaste salle sont couvertes, du soubas-
sement au plafond, de tableaux sculptés et peints comme
dans le reste du tombeau, et chargés de milliers d'hiéro-
glyphes formant les légendes explicatives. Le soleil est encore
le sujet de ces bas-reliefs, dont un grand nom])rc contiennent
aussi, sous des formes emblématique^;, tout le système cos-
mogonique et les principes de la physique générale des
Égyptiens. Une longue étude peut seule donner le sens en-
tier de ces compositions que j'ai toutes copiées moi-même,
en transcrivant en même temps tous les textes qui les accom-
pagnent. C'est du mysticisme le plus rafTiné, mais il y a
certainement, sous ces apparences embI<'niati(|U(^s, dr vieilles
vérités que nous croyons très jeunes.
J'ai omis dans cette description, aussi rapide que possible,
d'un seul des tombeaux royaux, de parler (\o^ bas-reliefs
dont sont couverts les piliers (jui s()uli(>iiii('nl les (livcr>es
298 LETTRES ET JOUflNAUX
salles; ce sont des adorations aux divinités de l'Egypte, et
principalement à celles qui président aux destinées des
âmes, PlitJia-Socharis,Aimou, la déesse Mérésocliar,Osiris
et Anubis.
Tous les autres tombeaux des rois de Thèbes, situés dans
la vallée de Biban-el-Molouk et dans la vallée de l'Ouest,
sont décorés, soit de la totalité, soit seulement d'une partie
des tableaux que je viens d'indiquer, et selon que ces tom-
beaux sont plus ou moins vastes et surtout plus ou moins
achevés.
Les tombes royales véritablement achevées et complètes
sont en très petit nombre, savoir : celle d'Aménophis III
(Memnon), dont la décoration est presque entièrement dé-
truite, celle de Rhamsès-Méiamoun, celle de Rhamsès V,
probablement aussi celle de Rhamsès le Grand, enfin celle
de la reine Thaoser. Toutes les autres sont incomplètes. Les
unes se terminent â la première salle, changée en grande
salle sépulcrale. D'autres vont jusques à une seconde salle
des tombeaux complets. Quelques-unes même se terminent
brusquement par un petit réduit creusé à la hâte, grossiè-
rement peint, et dans lequel on a déposé le sarcophage du
roi, à peine ébauché. Cela prouve invinciblement ce que j'ai
dit au commencement, que ces rois ordonnaient leur tom-
beau en montant sur le trône; et si la mort venait les sur-
prendre avant qu'il fût terminé, les travaux étaient arrêtés
et le tombeau demeurait incomplet. On peut donc juger à
coup sûr de la longueur du règne de chacun des rois inhu-
més à Biban-el-Molouk, par l'achèvement ou par l'état plus
ou moins avancé de l'excavation destinée à sa sépulture. Il
est à remarquer, à ce sujet, que les règnes d'Aménophis III,
de Rhamsès le Grand et de Rhamsès V répondent, en effet,
dans le Canon de Manéthon, à des rois qui ont régné plus
de trente ans chacun.
Il me reste à te parler de certaines particularités que pré-
sentent quelques-unes de ces tombes royales.
i
il
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 299
Quelques parois conservées du tombeau d'Aménophis III
fÇ^ (Memnon) sont couvertes d'une simple pein-
ture, mais exécutée avec beaucoup de soin et de
finesse. La grande salle contient encore une por-
tion de la course du soleil dans les deux hémi-
sphères; mais cette composition est peinte sur
les murailles sous la forme d'un immense papyrus déroulé,
les figures étant tracées au simple trait comme dans les
manuscrits, et les légendes, en hiéroglyphes linéaires, arri-
vant presque aux formes hiératiques. Le Musée royal pos-
sède des rituels conçus en ce genre d'écriture de transi -
tion.
Le tombeau de cet illustre Pharaon a été découvert par
un des membres de la Commission dans la vallée de l'Ouest.
Il est probable que tous les rois de la première partie de la
XVIIP Dynastie reposaient dans cette même vallée, et que
c'est là qu'il faut chercher les sépulcres d'Aménophis V^
et II et des quatre Thouthmosis. On ne pourra les découvrir
qu'en exécutant des déblayements immenses au pied des
grands rochers coupés à pic, dans le sein desquels ces
tombes ont été creusées. Cette même vallée recèle peut-être
encore le dernier asile des rois thébains des plus vieilles
époques ; c'est ce que je me crois autorisé à conclure de
l'existence d'un second tombeau royal d'un très ancien style,
découvert dans la partie la plus reculée de la même vallée,
celui d'un Pharaon thébain nommé Skhaï, lequel n'appar-
tient certainement point aux quatre dernières dynasties
thébaines, les XVIP, XVIIP, XIX« et XX^
Dans la vallée proprement dite de Biban-el-Molouk.
nous avons admiré, comme tous les voyageurs qui nous ont
précédés, l'étonnante fraîcheur dos peintures et la linessc des
sculptures du tombeau de ro^c^r^j Ménéphthal'^S qui, dans
ses légendes, prend les divers surnoms de Noiibci, d'Athothéi
et d'Anionci, et, dans son tombeau, celui d'Ousi/ri, que
j'avais cru d'abord être le nom propre et qu'on a gêné-
300 LETTRES ET JOURNAUX
ralement adopté depuis. Mais cette belle catacombe' dé-
périt chaque jour. Les piliers se fendent et se délitent; les
plafonds tombent en éclats, et la peinture s'enlève en écailles.
J'ai fait dessiner et colorier sur place les plus riches tableaux
de cet hypogée, pour donner en Europe une idée exacte de
tant de magnificence. J'ai fait également dessiner la série
de peuples figurée dans un des bas-reliefs de la première
salle à piliers. J'avais cru d'abord, d'après les copies informes
de ce bas-relief publiées en Angleterre, que ces quatre
peuples, de race bien distincte, conduits par le dieu Horus
tenant le bâton pastoral, étaient les nations soumises au
sceptre du Pharaon Ménéphtha; l'étude des légendes m'a
fait connaître que ce tableau a une signification plus géné-
rale. Il appartient à la troisième heure du jour, celle où le
soleil commence à faire sentir toute l'ardeur de ses rayons
et réchauffe toutes les contrées habitées de notre hémi-
sphère. On a voulu y représenter, d'après la légende même,
les habitants de l'Egypte et ceux des contrées étrangères
\^ '^=^ [=:i . Nous avons donc ici sous les yeux
l'image des diverses races dlioimnes connues des Égyptiens,
et nous apprenons en même temps les grandes divisions
géographiques ou etluiographiques établies à cette époque
reculée.
Les hommes guidés p;u^ le pasteur des peuples, Horus,
sont figurés au nombre de douze, mais appartenant à quatre
familles bien distinctes. Les trois premiers (les plus voisins
du dieu) sont de couleur rouge sombre, taille bien propor-
tionnée, physionomie douce, nez légèrement aquilin, longue
chevelure nattée, vêtus de blanc, et leur légende les désigne
sous le nom de rôt-en-nerômé, la race des lioi unies, les
hommes par excellence, c'est-à-dire les Égyptiens.
Les trois suivants présentent un aspect bien différent :
1. C'est celle de Séthos I", dont il a déjà été question plus haut.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 301
peau couleur de chair tirant sur le jaune, ou teint basané,
nez fortement aquilin, barbe noire, abondante et terminée
en pointe, court vêtement de couleurs variées. Ceux-ci por-
tent le nom de Namou.
Il ne peut y avoir aucune incertitude sur la race des trois
qui viennent après; ce sont des nègres. Ils sont désignés
sous le nom général de Nahasi.
Enfin, les trois derniers ont la teinte de peau que nous
nommons couleur de chair, ou peau blanche de la nuance
la plus délicate, le nez droit ou légèrement voussé, les yeux
bleus, barbe blonde ou rousse, taille haute et très élancée,
vêtus de peaux de bœufs conservant encore leur poil, véri-
tables sauvages tatoués sur diverses parties du corps; on les
nomme Tamhou.
Je me hâtai de chercher le tableau correspondant à
celui-ci dans les autres tombes royales, et, en le retrouvant
en effet dans plusieurs, les variations que j'y observai me
convainquirent pleinement qu'on a voulu figurer ici les
habitants des quatre parties du monde, selon l'ancien sys-
tème égyptien, savoir : 1° les habitants de l'Egypte, qui,
à elle seule, formait une partie du monde, d'après le très
modeste usage des vieux peuples; 2° les Asiatiques ; ^'^ les
habitants propres de V Afrique, les nègres; 4° enfin (et j'ai
honte de le dire, puisque notre race est la dernière et la
plus sauvage de la série) les Européens qui, à ces épocjues
reculées, il faut être juste, ne faisaient pas une trop belle
figure dans ce monde. Il faut entendre ici tous les peuples
de race blonde et à peau blanche, habitant non seulement
V Europe, mais encore VAsie, leur point de départ.
Cette manière de considérer ces tableaux est d'autant
plus la vchitable que, dans les autres tombes, les mêmes
noms généri(|ues reparaissent et constamment dans le même
ordre. On y trouve aussi les I^gyptiens et les Africains re-
présentés de la même manière, ce ((ui ne pouvait être autre-
ment : mais les Namou (les Asiatiques) et les Tamhou
302 LETTRES ET JOURNAUX
(les races européennes) offrent d'importantes et curieuses
variantes.
Au lieu de l'Arabe ou du Juif, si simplement vêtu dans
le tombeau de Ménéphtha P^ l'Asie a pour représentants
dans d'autres tombeaux (ceux de Rliamsès-Méiamoun et
de Ménéplitha II) trois individus toujours à teint basané,
nez aquilin, œil noir et barbe touffue, mais costumés avec
une rare magnificence. Dans l'un, ce sont évidemment des
Assyriens : leur riche costume, jusques dans les plus petits
détails, est parfaitement semblable à celui des personnages
gravés sur les cylindres assyriens ; dans l'autre, les peuples
Mèdes, ou habitants primitifs de quelque partie de la Perse,
leur physionomie et costume se retrouvant en effet, trait
pour trait, sur les monuments dits persépolitains. On re-
présentait donc l'Asie par l'un des peuples qui l'habitaient,
indifféremment. Il en est de même de nos bons vieux an-
cêtres les TainhoiL. Leur costume est quelquefois différent,
leurs têtes sont plus ou moins chevelues et chargées d'orne-
ments diversifiés, leur vêtement sauvage varie un peu dans
sa forme, mais leur teint blanc, leurs yeux et leur barbe
conservent tout le caractère d'une race à part. J'ai fait
copier et colorier cette curieuse série ethnographique. Je
ne m'attendais certainement pas, en arrivant à Biban-el-
Molouk, à y trouver des sculptures qui pourront servir de
vignettes à l'histoire des habitants primitifs de l'Europe, si
on a jamais le courage de l'entreprendre. Leur vue a toute-
fois quelque chose de flatteur et de consolant, puisqu'elle
nous fait bien apprécier le chemin que nous avons parcouru
depuis.
Le tombeau de mt^î^f] j RJiamsès /«', le père et le prédé-
cesseur de Méiiéplitlia P', dit Ousii-éi, était enfoui sous les
décombres et les débris tombés de la montagne : nous l'avons
fait déblayer. Il consiste en deux longs corridors sans
sculptures, se terminant par une salle peinte, mais d'une
étonnante conservation, et renfermant le sarcophage du roi.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 303
en granit, couvert seulement de peintures. Cette simplicité
accuse la magnificence du fils, dont la somptueuse cata-
combe est à quelques pas de là.
J'avais le plus vif désir de retrouver à Biban-el-Molouk
la tombe du plus célèbre des Rhamsès, celle de
Sésostris. Elle y existe en effet : c'est la troisième à
droite dans la vallée principale, mais la sépulture de
ce grand homme semble avoir été en butte, soit à la ^ ,
dévastation par des mains barbares, soit aux ravages v^^
des torrents accidentels qui l'ont comblée à très peu près
jusques aux plafonds. C'est en faisant creuser une espèce de
boyau au milieu des éclats de pierres qui remplissent cette
intéressante catacombe, que nous sommes parvenus, en ram-
pant et malgré l'extrême chaleur, jusques à la première salle.
Cet hypogée, d'après ce qu'on peut en voir, fut exécuté sur
un plan très vaste et décoré de sculptures du meilleur style,
à en juger par les petites portions encore subsistantes. Des
fouilles entreprises en grand produiraient sans doute la dé-
couverte du sarcophage de cet illustre conquérant : on ne
peut espérer d'y trouver la momie royale, car ce tombeau
aura sans doute été violé et spolié à une époque fort recu-
lée, soit par les Perses, soit par des chercheurs de trésors,
aussi ardents à détruire que l'étranger avide d'exercer des
vengeances ' .
Au fond d'un embranchement de la vallée et dans le voi-
simige de ce respectable tombeau, reposait le fils de Sésostris
nommé McnéplUha {II) f~^ dans ses légendes royales
c'est un très beau tom-
ai trouvé, creusée dans
salle isolée, une petite
5^
beau, mais non achevé. J'y
l'épaisseur de la paroi d'ime
chapelle consacrée aux mâ-
nes de son père, Rham- V V ses le Grand
1. En eirct, la iiKiinie du IMiaiami a .'•It- i-i'tr.iuvée dans un tout aulP-
endroit, au .su<l de DoIr-el-Haliarl, en 1S81 ; elle est exposée aujourd'hui
au Musée Égyptien du Caire.
304 LETTRES ET JOURNAUX
Le dernier tombeau, au fond de la vallée principale,
celui de C^^ Ménéphtha III , se fait remarquer par son
étatd'im
achevés
niiiables;
mée de
r^
perfection. Les premiers bas-reliefs sont
et exécutés avec une finesse et un soin ad-
la décoration du reste de la catacombe, for-
. trois longs corridors et de deux salles, a
été seule- v"^ ment tracée en rouge, et l'on rencontre
enfin les débris du sarcophage du Pharaon, en granit, dans
un très petit cabinet dont les parois à peine dégrossies sont
couvertes de quelques mauvaises figures de divinités, des-
sinées et barbouillées à la hâte.
Son successeur, dont le nom monumental est
Rhanierri, ne s'était probablement pas beaucoup in-
quiété du soin de sa sépulture. Au lieu de se faire
creuser un tombeau comme ses ancêtres, il trouva
plus commode de s'emparer de la catacombe voisine
de celle de son père, et l'étude que j'ai dû faire de ce V"v
tombeau palinipaeste m'a conduit à un résultat fort im-
portant pour le complément de la série des règnes formant
la XVIIP Dynastie.
Le temps ayant causé la chute du stuc appliqué par l'usur-
pateur Rhamerri sur les sculptures primitives de certaines
parties du tombeau qu'il voulait s'approprier, je distinguai
sur la porte principale les légendes d'une reine nommée
rZ\ Tkaoser, et le temps, faisant aussi justice de la cou-
verte dont on avait masqué les premiers bas-reliefs
de l'intérieur, a mis à découvert des tableaux repré-
sentant cette même reine, faisant les mêmes olïrandes
aux dieux et recevant des divinités les mêmes pro-
messes et les mêmes assurances que les Pharaons eux-
^ J mêmes dans les bas-reliefs de leurs tombeaux, et oc-
cupant la même place que ceux-ci. Il devint donc évident
que j'étais dans une catacombe creusée pour recevoir le corps
d'une reine, et je dois ajouter d'une reine ayant exercé par
elle-même le pouvoir souverain, puisque son mari, quoique
1P
V J
s
Q 1
£1
DE CHAMPOLLIOxN LE JEUNE 305
portant le titre de roi, ne paraît qu'après elle dans cette
série de bas-reliefs, la reine seule se montrant dans les
premiers^et les plus importants. Ménêphtha-Siphtlia
fut le nom de ce souverain en sous-ordre.
Comme j'avais déjà trouvé à Ghébel-Selséléh
des bas-reliefs de ce prince qui avait, après le
roi Horus, continué la décoration du grand
spéos de la carrière, j'ai dû reconnaître alors
dans la reine Thaoser la fille même du roi
Horus, laquelle, succédant à son père dont elle
était la seule héritière en âge de régner, exerça longtemps
le pouvoir souverain, et se trouve, dans la liste des rois de
Manôthon, sous le nom de la reine Achenchersès. Je m'étais
trompé à Turin, en prenant l'épouse même d'Horus, la reine
Tmaulimot, pour la fille de ce prince, mentionnée dans le
texte de l'inscription d'un groupe. Cette erreur de nom
n'aurait point été commise si la légende de la reine épouse
d'Horus eût conservé ses titres initiaux, qu'une fracture a
fait disparaître. Siphtha ne porte donc le titre de roi qu'en
sa qualité d'époux de la reine régnante, ce qui avait eu éga-
lement lieu pour les deux maris de la reine Amensé, mère
de Thouthmosis III (Mœris).
Ce fait diminue un peu l'odieux de l'usurpation du tom-
beau de la reine Tkaoseï' et de son mari Siphtha par leur
cinquième ou sixième successeur, qui ne devait point, en
effet, avoir pour eux le respect dû à des ancêtres parce
qu'il descendait directement de Rhamsès P'", et que, d'après
les listes, il était tout au plus le frère de la reine Tliaoser-
Achenchersès, et continuait directement la ligne mascHiline
à partir du roi Horus. Mais cela ne saurait justifier le nouvel
occupant, d'al)ord d'avoir substitu(: partout à l'image de la
reine la sienne propre, au moyen d'additions ou de suppres-
sions, en l'allublant d'un cascpie ou de vêtenienls et d'insi-
gnes convenables seulement à des rois et non i\ des reines ; et,
en second lieu, d'avoir recouvert de stuc tous les carlduchcs
BlUI.. ICCiYIT., T. .\XXI.
306 LETTRES ET JOURNAUX
renfermant les noms de la reine et de Siphtha, pour y faire
peindre sa propre légende. Cette opération a dû, toutefois,
s'exécuter fort à la hâte, puisqu'après avoir métamorphosé
la reine Thaoser en roi Rhamerri, on n'a point eu la pré-
caution de corriger, sur les bas-reliefs, le texte des dis-
cours que les dieux sont censés prononcer, lesquels sont
toujours adressés à la reine et ne sauraient l'être convena-
blement au roi, ni par leur forme, ni par leur contenu.
Le plus grand et le plus magnifique de tous les tombeaux
de la vallée encore existants fut sans contredit celui du succes-
seur de Rhamerri, i?Aa/n- /'^^Tn ses Méianwun. Aujourd'hui,
le temps ou la fumée a
qui recouvrent la plupart
ci se recommande, néan-
les percées latéralement
1
terni l'éclat des couleurs
de ces sépulcres ; celui -
moins, par huit petites sal-
dans le massif des parois du
premier et du deuxième \J^ corridor, cabinets ornés de
sculptures du plus haut intérêt et dont nous avons fait
prendre des copies soignées. L'un de ces petits boudoirs
contient, entre autres choses, la représentation des travaux
de la cuisine ; un autre, celle des meubles les plus riches
et les plus somptueux ; un troisième est un arsenal complet
où se voient des armes de toute espèce et les insignes mili-
taires des légions égyptiennes ; ici, on a sculpté les barques
et les canges royales avec toutes leurs décorations; l'un
deux, enfin, contient le tableau symbolique de l'année
égyptienne, figurée par six images du Nil et six images de
l'Egypte personnifiée, alternées, une pour chaque mois et
portant les productions particulières à la division de l'année
que ces images représentent. J'ai dû faire copier, dans l'un
de ces jolis réduits, les deux fameux joueurs de harpe avec
toutes leurs couleurs, parce qu'ils n'ont été exactement pu-
bliés par personne.
En voilà assez sur Biban-el-Molouk. J'ai hâte de retour-
ner à Thèbes, où tu ne seras point fâché de me suivre. Je
dois cependant ajouter que plusieurs de ces tombes royales
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 307
portent sur leurs parois le témoignage écrit qu'elles étaient,
il y a bien des siècles, abandonnées et seulement visitées,
comme de nos jours, par beaucoup de curieux désœuvrés,
lesquels, comme ceux de nos jours encore, croyaient s'illus-
trer à jamais en griffonnant leurs noms sur les peintures et
les bas-reliefs, qu'ils ont ainsi défigurés. Les sots de tous
les siècles y ont de nombreux représentants. On y trouve
d'abord des Égyptiens de toutes les époques, qui se sont
inscrits, les plus anciens en hiératique, les plus modernes
en démotique ; beaucoup de Grecs de très ancienne date, à
en juger par la forme des caractères; de vieux Romains de
la république, qui s'y décorent avec orgueil du titre de
Romanos; des noms de Grecs et de Romains du temps des
premiers empereurs; une foule d'inconnus du Bas-Empire
noyés au milieu des superlatifs qui les précèdent ou qui les
suivent; plus, des noms de Coptes accompagnés de très
humbles prières; enfin, les noms des voyageurs européens
que l'amour de la science, la guerre, le commerce, le hasard
ou le désœuvrement ont amenés dans ces tombes solitaires.
J'ai recueilli à ton intention les plus remarquables de ces
inscriptions', soit pour leur contenu, soit pour leur intérêt
sous le rapport paléographique.
1. Dans une de ces notices antof/rap/ics destinées à son frère, Cluini-
pollion nous ramène à Béni-Hassan, et, saisi d'une émotion bien com-
préhensible, il s'exprime ainsi : a A Béni-Hassan-el-Qadim, dans le
tombeau du nommé Rotéi (c'est l'hypogée composé d'une seule cham-
bre rectangulaire, ornée dans le fond de deux rangées de trois colonnes,
et dont la porte regarde l'ouest et la vallée de l'Egypte), on remarque
sur la paroi méridionale un enfoncement régulièrement taillé comme
pour une armoire, et c'est dans l'épaisseur de cet enfoncement que j'ai
trouvé, écrite au charbon et presque eflacée, cette inscription bien
simple : 1800. 3° Régiment de Draoons. Je me suis fait un devoir de
repasser pieusement ces traits a l'encre noire avec un pinceau, en ajou-
tant au-dessous : j. f. c kst. 1828 (J.-F. ChampoUiuu n'utitiitt). »
31)8 LETTRES ET JOURNAUX
Thèbes, le 18 juin 1829.
Depuis mon retour au milieu des ruines de cette ainée
des villes royales, toutes mes journées ont été consacrées à
l'étude de ce qui reste d'un de ses plus beaux édifices, pour
lequel je conçus, à la première vue, une prédilection mar-
quée. La connaissance complète que j'en ai acquise mainte-
nant la justifie au delà de ce que je devais espérer. Je veux
parler ici d'un monument dont le véritable nom n'est pas
encore fixé, et qui donne lieu à de fort vives controverses :
celui qu'on a appelé d'abord le Memnonium, et ensuite le
Tombeau d'Osymandyas. Cette dernière dénomination ap-
partient à la Commission. Quelques voyageurs persistent à
se servir de l'autre qui, certainement, est fort mal appliquée
et très inexacte. Pour moi, je n'emploierai désormais, pour
désigner cet édifice, que son nom égyptien même, sculpté
dans cent endroits et répété dans les légendes des frises, des
architraves et des bas-reliefs qui décorent ce palais. Il por-
tait le nom de Rhamesséion, parce que c'était à la munifi-
cence du Pharaon Rhamsès le Grand que Thèbes en était
redevable.
L'imagination s'ébranle et l'on éprouve une émotion bien
naturelle en visitant ces galeries mutilées et ces belles colon-
nades, lorsqu'on pense qu'elles sont l'ouvrage et furent
souvent l'habitation du plus célèbre et du meilleur des
princes que la vieille Egypte compte dans ses longues an-
nales, et, toutes les fois que je le parcours, je rends à la mé-
moire de Sésostris l'espèce de culte religieux dont l'envi-
ronnait l'antiquité tout entière.
Il n'existe aucune partie complète du Rhamesséion ; mais
ce qui a échappé à la barbarie des Perses et aux ravages du
temps suffit pour restaurer l'ensemble de l'édifice et pour
s'en faire une idée très exacte. Laissant à part sa partie
architecturale, qui n'est point de mon ressort, mais à la-
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 309
quelle je dois rendre un juste hommage en disant que le
Rhamesséion est peut-être ce qu'il y a de plus noble et de
plus pur à Thèbes en fait de grands monuments, je me bor-
nerai à indiquer. rapidement le sujet des principaux bas-re-
liefs qui le décorent, et le sens des inscriptions qui les
accompagnent.
Les sculptures qui couvraient les faces extérieures des
deux massifs du premier pylône construit en grès ont en-
tièrement disparu, car ces massifs se sont éboulés en grande
partie. Des blocs énormes de calcaire blanc restent encore
en place; ce sont les jambages de la porte. Ils sont décorés,
ainsi que l'épaisseur des deux massifs entre lesquels s'élevait
cette porte, des légendes royales de Rhamsès le Grand, et
de tableaux représentant ce Pharaon faisant des olïrandes
aux grandes divinités de Thèbes, Amon-Ra, Ammon gêné -
rateur, la déesse Alouth, le jeune dieu Chons, Phtha et Man-
dou. Dans quelques tableaux, ]<; roi reçoit à son tour les
faveurs des dieux, et je donne ici l'analyse du principal
d'entre eux, parce que c'est là que j'ai lu pour la première
fois le nom vérital)le de rédifiee entier.
Le dieu Atmou (une des formes de Phré) présente au dieu
Mandou le Pharaon Rhamsès le Grand, casqué et en habits
royaux. Cette dernière divinité le prend par la main en lui
disant : « Viens, avance vers la demeure divine pour con-
» templer ton père, le Seigneur des Dieux, qui t'accordera
)) une longue suite de jours pour gouverner le Monde et
» régner sur le trône d'Horus. » Plus loin, en effet, on a
ligure le grand dieu Amon-Ra assis, adressant ces paroles
au Pharaon : a Voici ce que dit Amon-Ra, Roi des Dieux,
» et qui réside dans le Rhanicsscion de Thèbes : « Mon hls
» bien aimé et de mon germe, Seigneur du Monde, Rliam-
») ses ! mon cœur se réjouit en contemj)lant tes bonnes
» œuvres; tu m'as voué cet édilice; je le fais le don d'une
» vie pure à passer sur le trône de Sèv (Saturne) (c'est-à-
n dire dans la royauté temporelle). » Il ne peut donc, à
310 LETTRES ET JOURNAUX
l'avenir, rester la moindre incertitude sur le nom à donner
à ce monument.
Des tableaux militaires, relatifs aux conquêtes du roi,
couvrent les faces des deux massifs du pylône sur la pre-
mière cour du palais ; ils sont visibles en assez grande partie,
parce que l'éboulement des portions supérieures du pylône
a eu lieu du côté opposé. Ces scènes militaires ofîrent la
plus grande analogie avec celles qui sont sculptées dans l'in-
térieur du temple d'Ibsamhoul et sur le pylône de Louqsor,
qui font partie du Rhamesséion ou Rhamséion oriental de
Thèbes. Les inscriptions sont semblables, et tous ces bas-
reliefs se rapportent évidemment à une même campagne
contre des peuples asiatiques qu'on ne peut, d'après leur
physionomie et d'après leur costume, chercher ailleurs, je le
répète, que dans cette vaste contrée sise entre le Tigre et
l'Euphrate d'un côté, l'Oxus et l'Indus de l'autre, contrée
que nous appelons assez vaguement la Perse. Cette nation,
ou plutôt le pays qu'elle habitait, se nommait Chto, Chétô,
Scliéio ou Schto, car je me suis aperçu, enfin, que le nom
par lequel on le désigne ordinairement dans les textes histo-
riques, A^ ^^® qP-^^, et qui peut se prononcer
Pscharanschétlio , Pscliaruischèto ou Pscharenéscliio (vu
l'absence des voyelles médiales), est composé de trois parties
distinctes : 1" d'un mot égyptien, épithète injurieuse,
A^ ^^ Pscharê, qui signifie une plaie; 2° de la prépo-
sition n (de), que j'avais d'abord crue radicale; 3° de Chto,
Scido, Scliéta ou Scliéto, véritable nom de la contrée. Les
Egyptiens désignèrent donc ces peuples ennemis sous la dé-
nomination de la plaie de Schéto, de la même manière que
l'Ethiopie est toujours appelée la. mauvaise race de Kousch.
Ce n'est point ici le lieu d'exposer les raisons qui me portent
à croire fermement que c'est de peuples du nord-est de la
Perse, de Bactriens ou Scythes-Bactriens qu'il s'agit ici.
On a sculpté sur le massif de droite la réception des am-
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 311
bassadeurs scytho-bactriens dans le camp du roi; ils sont
admis en la présence de Rhamsès, qui leur adresse des re-
proches. Les soldats, dispersés dans le camp, se reposent ou
préparent leurs armes, et donnent des soins aux chevaux et
aux bagages. En avant du camp, deux Égyptiens admi-
nistrent la bastonnade à deux prisonniers ennemis, afin,
porte la légende hiéroglyphique, de leur faire dire ce que
fait la plaie de Schéto. Au bas du tableau, l'armée égyp-
tienne en marche, et, à l'une des extrémités, un engagement
entre les chars des deux nations.
La partie gauche de ce massif ofl're l'image d'une série de
forteresses desquelles sortent des Égyptiens emmenant des
captifs : les légendes sculptées sur les murs de chacune
d'elles donnent leur nom, et apprennent que Rhamsès le
Grand les a prises de vive force, la VIII® année de son
règne.
Il manque près de la moitié du massif de droite du py-
lône; ce qui reste présente les débris d'un vaste bas-relief
représentant une grande bataille, toujours contre les Schéto.
Comme j'aurai l'occasion d'en décrire une seconde tout à fait
semblable et beaucoup mieux conservée, je passerai rapi-
dement sur celle-ci, en disant seulement qu'on y a repré-
senté l'un des principaux chefs bactriens, nommé Schiropsiro
ou Scliiropasiro, blessé et gisant sur le bord d'un fleuve,
vers lequel se dirige aussi, fuyant devant le vainqueur, un
allié, le chef de la mauvaise race du [jays de Sc/iirbèsch ou
Schilbèscli. A côté de la bataille, un tableau triomphal :
Rhamsès le Grand, debout, la hache sur l'épaule, saisit de
sa main gauche la chevelure d'un groupe de captifs, au-des-
sus desquels on lit : « Les chefs des contrées du INIidi et du
» Nord conduits en captivité par Sa Majesté. »
Les colonnades qui fermaient latéralement hi première
cour n'existent plus aujourd'hui. Le vaste espace compris
jadis entre ces galeries et les deux pyhnies est encombré
des énormes débris du plus grand et du plus magnifique
312 LETTRES ET JOURNAUX
colosse que les Égyptiens aient peut-être jamais élevé.
C'était celui de Rhamsès le Grand : les inscriptions qui le
décorent ne permettent plus d'en douter. Les légendes
royales de cet illustre Pharaon se lisent en grands et beaux
hiéroglyphes vers le haut des bras, et se répètent plusieurs
fois sur les quatre faces de la base. Ce colosse, quoique
assis, n'avait pas moins de cinquante-trois pieds de hau-
teur, non compris la base, second bloc d'environ trente-trois
pieds de long sur six de haut. Il faut admirer à la fois la
puissance du peuple qui érigea ce merveilleux colosse, et
celle des Barbares qui l'ont mutilé avec tant d'adresse et de
soins.
Ce beau monument s'élevait devant le massif de gauche
du second pylône ou mur détruit jusques au niveau du sol
actuel : c'est par le moyen de nos fouilles que je me suis
assuré que l'on avait aussi couvert ce massif de sculptures
représentant des scènes militaires. J'y ai retrouvé le bas
d'un tableau représentant le roi, après une grande bataille,
recevant des principaux officiers le compte des ennemis
tués dans l'action, et dont les mains coupées sont entassées
à ses pieds. Plus loin, existait une inscription relative à la
guerre contre les Schéto; le peu qui reste des dernières
lignes, interrompu par de nombreuses fractures, m'a fait
vivement regretter la destruction de ce monument histo-
rique abondant en noms propres et en désignations géogra-
phiques. Il y est surtout question des honneurs que le roi
accorde à deux chefs scythes ou bactriens, Iroschtoasiro,
grand chef du pays de Schéto, et Peschorsenmausiro , qua-
lifié aussi de grand chef : ce sont, très probablement, les
gouverneurs établis par le conquérant après la soumission
du pays.
Les sculptures du massif de droite du deuxième pylône sub-
sistent en très grande partie sous la galerie de la seconde cour
à droite en entrant. C'est le tableau d'une bataille livrée sur
le bord d'un fleuve, dans le voisinage d'une ville que ceignent
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 313
deux branches de ce fleuve, et sur les murailles de laquelle
on lit : la mile forte Watsc h ou Batsch (la première lettre
est douteuse). Vers l'extrémité actuelle du tableau, à la
gauche du spectateur, l'on voit le roi Rhamsès sur son char
lancé au galop, au milieu du champ de bataille couvert de
morts et de mourants. Il décoche des flèches contre la masse
des ennemis en pleine déroute ; derrière le char, sur le ter-
rain que le héros vient de quitter, sont entassés les cadavres
des vaincus, sur lesquels s'abattent les chevaux d'un chef
bactrien nommé Torokani, blessé d'une flèche à lépaule
et tombant sur l'avant de son char brisé. Sous les pieds des
coursiers du roi, gisent, dans diverses positions, le corps de
Torokato, chef des soldats du pays de Nâkbésou, et ceux
de plusieurs autres guerriers de distinction. Le grand chef
bactrien, Schiropasiro, se retire sur le bord du fleuve; les
flèches du roi ont déjà atteint Tiotoaro et Simaïrosi fuyant
dans la plaine et se dirigeant du côté de la ville. D'autres
chefs se réfugient vers le fleuve, dans lequel se précipitent
les chevaux du chef Krobschatosi , blessé et qu'ils entraî-
nent avec eux. Plusieurs enfin, tels que Thotâro et Mafè-
rima, frère (allié) de la plaie de Schéto (des Bactriens).
sont allés mourir en face de la ville, sur la rive du fleuve,
que d'autres, tels c{ue le Bactrien Sipapliéro, ont été assez
heureux pour traverser, secourus et accueillis sur la rive
opposée par une foule immense, sortie de la ville et accourue
pour connaître le résultat de la bataille. C'est au milieu de
tout ce peuple amoncelé qu'on aperçoit un groupe donnant
des secours empressés à un chef que l'on vient de retirer du
fleuve, où il s'est noyé; on le tient suspendu par les pieds
la tête en bas, et on s'etl'orce de lui faire rendre l'eau qui le
suffoque, afin de le rappeler à la vie. Sa longue chevelure
semble ruisseler, et le traitement ne produira aucun effet,
si l'on en juge par la physionomie et le mouvement de l'as-
sistance. On lit au-dessus de ce groupe : « Le chef de la
» mauvaise race du pays des Sc/iirhèsch, qui s'est éloigné
314 LETTRES ET JOURNAUX
» de ses guerriers en fuyant devant le Roi du côté du
» fleuve. ))
Enfin, au milieu de la foule sortie de la ville par un pont
jeté sur l'une des petites branches du fleuve, on remarque
des symptômes d'un prochain changement dans l'état des
esprits. Un individu adresse un discours à ceux qui l'en-
tourent; sa harangue a pour but d'encourager ses compa-
triotes à se soumettre au joug de Rhamsès le Grand. On lit
en effet, au-dessus du bras de l'orateur, le commencement
d'une inscription ainsi conçue : « Il célèbre la gloire du
Dieu gracieux, parce qu'il a dit » Le reste est détruit.
J'ai voulu, en entrant dans tous ces détails, te donner une
idée des bas-reliefs historiques dont on décorait les grands
monuments de l'Egypte, de ces compositions immenses que
je me plais à nommer des tableaux homériques ou de la
sculpture héroïque, parce qu'ils sont pleins de ce feu et de
ce désordre sublimes qui nous entraînent à la lecture des
batailles de VIliade. Chaque groupe considéré à part sera
trouvé certainement défectueux dans quelques points rela-
tifs à la perspective, ou aux proportions comparativement
aux parties voisines ; mais ces petits défauts de détails sont
rachetés, et au delà, par l'effet des masses, et j'ose dire ici
que les plus beaux cases grecs, représentant des combats,
pèchent précisément (si péché il y a) sous les mêmes rapports
que ces bas-reliefs égyptiens.
Sur le haut de cette grande paroi, on a sculpté un long
bas-relief, mutilé au commencement et à la fin, représentant
Rhamsès le Grand célébrant la panégyrie du grand dieu de
Thèbes, le double Horus ou Ammon générateur. Comme
j'aurai l'occasion de décrire une fête semblable existant,
dans tout son entier, au palais de Médinet-Habou, je me
contenterai de te dire que c'est ici qu'existe une série de
statuettes de rois, portés processionnellement dans la céré-
monie et rangés par ordre de règne. Ce sont : 1° Menés (le
premier roi terrestre) : 2° un prénom inconnu, antérieur à
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 315
la XVIP Dynastie ; 3° Amosis ; 4" Aménôthph P^ ; 5" Thoutli-
mosis pr; 6" Thouthmosis III; 7° Aménôthph II ; 8° Thouth-
mosis IV; 9° Aménôthph III; 10° Horus; 11° Rhamsès I";
12° Ménéphtha P-^ (Ousiréi); 13" Rhamsès le Grand lui-
même. Cette série ne donne que la ligne masculine directe
des ancêtres du conquérant; ainsi Thouthmosis II est omis,
parce que Thouthmosis III (Mœris) était fils d'une fille de
Thouthmosis T"' .
De nombreux bas-reliefs, représentant des actes d'adora-
tion du roi Rhamsès aux grandes divinités de Thèbes,
couvrent trois faces des piliers formant la galerie devant le
pylône; sur la quatrième face de chacun d'eux, on voit,
sculptée de plein relief^ une image colossale du roi, d'envi-
ron trente pieds de hauteur. Voici les légendes les mieux
conservées des quatre qui subsistent encore :
« Le Dieu gracieux a fait ces grandes constructions; il
» les a élevées par son bras, lui, le Roi Soleil, gardien de jus-
» tice, approuvé par Phré, le fils du Soleil, l'ami d'Ammon,
)) Rhamsès, le bien-aimé d'Amon-Ra.
)) Le Dieu gracieux, dominant dans sa patrie, l'a comblé
» de ses bienfaits, lui, le Roi Soleil, etc.
» Le bien-aimé d'Amon-Ra, le Dieu gracieux, chef plein
» de vigilance, le plus grand des vainqueurs, a soumis toutes
» les contrées à sa domination, lui, le Roi Soleil, etc., le
)) bien-aimé de la Déesse Mouth. »
Ainsi, ces inscriptions rappellent tout ce que l'antiquité
s'est plu à louer dans Sésostris, les grands ouvrages qu'il a
fait exécuter, les bonnes lois qu'il donna à sa patrie, et la
vaste étendue de ses conquêtes.
Les piliers ornés de colosses (jui font face à ceux-ci, et les
colonnes qui formaient la seconde cour du palais du côté
droit, se font aussi remarquer par la richesse des tableaux
religieux qui les décorent. Les piliers et les colonnades qui
formaient la partie gauche de la cour sont entièrement dé-
truits'.
316 LETTRES ET JOURNAUX
Je ne m'étendrai point sur les intéressants bas-reliefs qui
couvrent la partie gauche du mur de fond du péristyle; je
me hâte d'entrer dans la salle hypostyle, dont environ trente
colonnes subsistent encore intactes, et charmeraient par
leur élégante majesté les yeux même les plus prévenus
contre tout ce qui n'est pas architecture grecque ou ro-
maine. Quant à la destination de cette belle salle, à la disposi-
tion des colonnes, et à la forme des chapiteaux qui les dé-
corent, je laisserai parler, sur ces divers points, la dédicace
elle-même de la salle, sculptée, au nom du fondateur, sur
les architraves de gauche, en très beaux hiéroglyphes :
« L'Haroêris puissant, ami de la vérité, le Seigneur de la
» région supérieure et de la région inférieure, le défenseur
I) de l'Egypte, le castigateur des contrées étrangères, THo-
>*rus resplendissant possesseur des palmes et le phis grand
» des vainqueurs, le Roi Seigneur du Monde (Soleil gardien
» de justice approuvé par Phré), le fils du Soleil, le Seigneur
» des diadèmes, le bien-aimé d'Ammon, Rhamsès, a fait
» exécuter ces constructions en l'honneur de son père
» Amon-Ra, Roi des Dieux; il a fait construire la Grande
» salle d'Assemblée, en bonne pierre blanche de grès, sou-
» tenue par de grandes colonnes à chapiteaux imitant des
» fleurs épanouies, flanquées de colonnes plus petites à cha-
» piteaux imitant un bouton de lotus troncjué; salle qu'il
1) voue au Seigneur des Dieux pour la célébration de sa pa-
» négyrie gracieuse; c'est ce qu'a fait le Roi de son vivant. »
Ainsi donc, les salles hypostyles, qui donnent aux palais
égyptiens un caractère si particulier, furent véritablement
destinées, comme on le soupçonnait, à tenir de grandes
assemblées, soit politiques, soit religieuses, c'est-à-dire, ce
qu'on nommait des panégyries ou réunions générales. C'est
ce dont j'étais déjà convaincu avant d'avoir découvert cette
curieuse dédicace, parce que, observant la forme du carac-
tère hiéroglyphique exprimant l'idée panégyrie sur les obé-
lisques de Rome où ce caractère est sculpté en grand, je
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 317
m'étais aperçu qu'il représentait, au propre, une salle hy-
postyleavec des sièges disposés au pied des colonnes.
C'est à l'entrée de la salle hypostyle du Rhamesséion, à
droite, qu'existe un bas-relief dans lequel on a représenté la
reine mère du conquérant; elle se nommait Taouaï. Une
belle statue de cette princesse existe aussi au Capitole. J'en
avais copié les inscriptions, mais des fractures pouvaient
donner lieu à quelques incertitudes; elles sont levées par le
bas-relief que j'ai sous les yeux.
On trouve, du même côté, un grand tableau historique
décrit ou dessiné par tous les voyageurs qui ont visité
l'Egypte; le seul dessin exact que l'on puisse citer est celui
que M. Cailliaud a publié dans sonVoyarje à Mé/'oë. J'en ai
fait prendre une copie plus en grand, et j'ai transcrit moi-
même les légendes, qui sont intéressantes, quoique incom-
plètes sur plusieurs points. C'est encore ici un grand tableau
de guerre, mais qui se partage en deux parties principales.
Dans une vaste plaine, le roi Rhamsès vient de vaincre les
Schéto, qu'il a déjà mis en pleine déroute. Deux princes
sont à la poursuite de l'ennemi; ces fils du roi se nomment
Mandou-hi-schopsch et Scha-hem-kémé. C'étaient le qua-
trième et le cinquième des enfants de Rhamsès. Les vaincus
sont encore des peuples de Schéto (des Bactriens ?) ; ils se
dirigent vers une ville placée à l'extrémité droite du tableau,
où s'ouvre une nouvelle scène. Quatre autres fils du conqué-
rant, les septième, huitième, neuvième et dixième de ses
enfants, appelés Méiamoun, Amenliemica, Noubtéi et ^Sé^-
panré, sont établis sous les murs de la place. Les assiégés
opposent une vigoureuse résistance, mais déjà les Égyptiens
ont dressé les échelles, et les murailles vont être escaladées.
Une fracture a malheureusement fait disparaître la première
partie du nom de la ville assiégée; il ne reste plus que les
syllabes apoiiro.
Des tableaux religieux, exécutés avec beaucoup de soin,
existent sur le fût des grandes et des petites colonnes de la
318 LETTRES ET JOURNAUX
salle hypostyle ; on y voit successivement toutes les divinités
égyptiennes du premier ordre, et principalement celles dont
le culte appartenait d'une manière plus spéciale au nome
diospolitain, annoncer à Rhamsès les bienfaits dont elles
veulent le combler en échange des riches offrandes qu'il leur
présente. Ici, comme dans la sculpture des piliers et des
colonnes de la seconde cour, reparaissent en première ligne
les divinités protectrices du palais, auxquelles ce bel édifice
était plus particulièrement consacré : celles-ci prennent
toujours un titre qui se traduit exactement par résidant ou
qui résident dans le Rhamesséion de Thèbes. A leur tête,
parait Amon-Ra, sous la foTme de Roi des Dieux, ou sous
celle de générateur; viennent ensuite les dieux Phtha, Phré,
Atmou, Méuï, Sèv, et les déesses Pascht et Hathor. Cha-
cune d'elles accorde au Pharaon une grâce particulière.
Voici quelques exemples de ces formules donatrices, ex-
traites des galeries et des colonnades du Rhamesséion :
« J'accorde que ton édifice soit aussi durable que le ciel
)) (Amon-Ra).
» Je te donne une longue suite de jours pour gouverner
)) l'Egypte (Isis).
» Je t'accorde la domination sur toutes les contrées
» (Amon-Ra).
» J'inscris à ton nom les attributions royales du Soleil
» (Thoth).
» Je t'accorde de vaincre comme Mandou, et d'être vigi-
» lant comme le fils de Netphé (Amon-Ra).
» Je te livre le Midi et le Nord, l'Orient et l'Occident
» (Amon-Ra).
» Je t'accorde une longue vie pour gouverner le Monde
» par un règne joyeux (Sèv, Saturne).
» Je te donne l'Egypte supérieure et l'Egypte inférieure à
» diriger en Roi (Netphé, Rhéa).
» Je te livre les Barbares du Midi et ceux du Nord à
)) fouler sous tes sandales (Thméi, la justice).
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 319
» Je t'ouvrirai toutes les bonnes portes qui seront devant
)) toi (le Gardien des portes célestes).
» Je veux que ton palais subsiste à toujours (Méuï).
» Je t accorde de grandes victoires dans toutes les parties
» du Monde (la déesse Tafné).
» Je t'accorde que ton nom soit fondé dans le cœur des
» Barbares (la déesse Pascht). »
La portion des murailles de la salle liypostyle échappée
aux ravages des hommes présente des scènes plus riches et
plus développées. Sur le mur du fond, à la droite et à la
gauche de la porte centrale, existent encore deux vastes
tableaux remarquables par la grande proportion des figures
et le fini de leur exécution. Dans le premier, la déesse Pascht
à tête de lion, l'épouse de Plitlia, la dame du palais céleste,
lève sa main droite vers la tête de Rhamsès couverte d'un
casque, en lui disant : « Je t'ai préparé le diadème du So-
leil, que ce casque demeure sur ta corne (le front) où je l'ai
placé. » Elle présente en même temps le roi au dieu su-
prême, Amon-Ra, qui, assis sur son trône, tend vers la face
du roi les emblèmes d'une vie pure.
Le second tableau représente Y institution i^oyale du héros
égyptien, les deux plus grandes divinités de l'Egypte l'in-
vestissant des pouvoirs royaux. Amon-Ra, assisté de Mouth,
la grande mère divine, remet au roi Rhamsès la faux de
bataille, le type primitif de la harpe des mythes grecs,
arme terrible appelée schôpsch par les Égyptiens, et lui
tend en même temps les emblèmes de la direction et de la
modération, le fouet et le podum, en prononçant la formule
suivante :
(( Voici ce que dit Amon-Ra qui réside dans le Rliames-
» sêion : <( Reçois la faux de bataille pour contenir les nations
» étrangères et trancher la tête des impurs; prends le fouet
» et le pediim pour diriger la terre de Kémé (l'Egypte). »
Le soubassement de ces deux tableaux olfre un intérêt
d'un autre genre : on y a représenté en pied, et dans un
320 LETTRES ET JOURNAUX
ordre rigoureux de primogéniture, les enfants mâles de
Rhamsès le Grand. Ces princes sont revêtus du costume
réservé à leur rang. Ils portent les insignes de leur dignité,
le pedum et un éventail formé d'une longue plume d'au-
truche fixée à une élégante poignée, et sont au nombre de
vingt-trois; famille nombreuse, il est vrai, mais qui ne doit
point surprendre si l'on considère d'abord que Rhamsès eut,
à notre connaissance, au moins deux femmes légitimes, les
reines Nofré-Ari et Isénofré, et qu'il est de plus très pro-
bable que les enfants donnés au conquérant par des concu-
bines ou des maîtresses prenaient rang avec les enfants
légitimes, usage dont fait foi l'ancienne histoire orientale
tout entière. Quoi qu'il en soit, on a sculpté au-dessus 4e la
tête de chacun des princes, d'abord le titre qui leur est
commun à tous, savoir le Jîls du Roi et de son germe, et,
pour quelques-uns (les trois premiers et les plus âgés par
conséquent), la désignation des hautes fonctions dont ils se
trouvaient revêtus à 1 époque où ces bas-reliefs furent exé-
cutés. Le premier se trouve ainsi qualifié : porte-éoentail à
la gauche du Roi, le jeune sea^êtaire royal (basilicogram-
mate), commandant en chef des soldats (l'armée), le premier-
né et le préféré de son germe, Amenhischôpsch. Le second,
nommé Rhamsès comme son père, était porte-éventail à la
gauc/ie du Roi et secrétaire royal commandant en chef les
soldats du maître du Monde (les troupes composant la garde
du roi), et le troisième, porte-éventail à la gauche du Roi
comme ses frères (titre donné en général à tous les princes
sur d'autres monuments), était de plus secrétaire général,
commandant de la cavalerie, c'est-à-dire des chars de
guerre de l'armée égyptienne. Je me dispense de transcrire
ici les noms propres des vingt autres princes ; je dirai seu-
lement que les noms de quelques-uns d'entre eux font cer-
tainement allusion soit aux victoires du roi au moment de
leur naissance, tels que Néb-én-Schari (le maître du pays de
Schari), Nébénthonib (le maître du Monde entier), Sa-
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 321
naschtenamoLin (le vainqueur par Amon), soit à des titres
nouveaux adoptés dans le protocole de Rhamsôs le Grand,
comme, par exemple, Patavéamoun (Amon est mon père),
et Setpanri (approuvé par le Soleil), titre qui se retrouve
dans le prénom du roi.
J'observe en même temps dans cette série de princes un
fait très notable. On y a, postérieurement à la mort de
Rhamsès le Grand, caractérisé d'une manière particulière
celui de ses enfants qui monta sur le trône après lui : ce fut
son treizième fils, nommé Ménéphtlia, qui lui succéda. Il est
visible qu'on a en conséquence modifié, après coup, le cos-
tume de ce prince, en ornant son front de l'urœus et en
changeant sa courte sabou en longue tunique royale; de
plus, à côté de sa légende première, où se lit le nom de Mé-
néphtha qu'il conserva en montant sur le trône, on a sculpté
le premier cartouche de sa légende royale, son cartouche-
prénom Soleil-Esprit aimé des dieux, que Ton retrouve
en effet sur tous les monuments de son règne.
En sortant de la salle hypostyle par la porte centrale, on
entre dans une salle qui a conservé une partie de ses co-
lonnes, et où la décoration prend un caractère tout parti-
culier. Dans la portion du palais que nous venons de par-
courir, des hommages généraux sont adressés aux principales
divinités de l'Egypte, comme il convenait dans des cours
ou des péristyles ouverts à toute la population, et dans la
salle hypostyle où se tenaient les grandes assemblées. Mais
ici commencent véritablement la partie privée du palais et
les salles (jui servaient d'habitation au roi, le lieu qu était
censé habiter aussi plus particulièrement le Roi des dieux
auquel ce grand édifice était consacré. C'est ce que prouvent
les bas-reliefs sculptés sur les parois à la droite et à la
gauche de la porte : ces tableaux représentent quatre grandes
barques ou bari sacrées, portant un petit naos sur lequel un
voile semble jeté comme pour dérober à tous les regards le
personnage qu'il renferme. Ces baris sont portées sur les
BiBL. ÉUYPl., T. XXXI. 21
322 LETTRES ET JOURNAUX
épaules, par vingt-quatre ou dix-huit prêtres selon l'impor-
tance du maître de la bari. Les insignes qui décorent la
proue et la poupe des deux premières barques sont les têtes
symboliques de la déesse Mouth et du dieu Chons, l'épouse
et le fils d'Amon-Ra; enfin la troisième et la quatrième
portent les tètes du roi et de la reine, coiffées des marques
de leur dignité. Ces tableaux, comme nous l'apprennent les
légendes hiéroglyphiques, représentent les deux divinités et
le couple royal venant rendre hommage au père des dieux,
Amon-Ra, qui établit sa demeure dans le palais de Rhamsès
le Grand. Les paroles que prononce chacun des visiteurs ne
laissent d'ailleurs aucun doute à cet égard : a Je viens, dit
)) la déesse Mouth, rendre hommage au Roi des Dieux,
)) Amon-Ra, modérateur de l'Egypte, afin qu'il accorde de
)) longues années à son fils qui le chérit, le Roi Rhamsès. »
(( Nous venons vers toi, dit le dieu Chons, pour servir ta
» majesté, 6 Amon-Ra, Roi des Dieux, qui prends posses-
)) sion de la demeure de ton fils Rhamsès. Accorde une
» vie stable et pure à ton fils qui t'aime, le Seigneur du
» Monde. »
Le roi Rhamsès dit seulement : « Je viens à mon père
)) Amon-Ra, à la suite des Dieux qu'il admet en sa présence
)) à toujours. ))
Mais la reine Nofré-Ari, surnommée ici Ahmosis (engen-
drée par la lune), exprime ses vœux plus positivement.
L'inscription porte : « Voici ce que dit la divine épouse, la
» royale mère, la royale épouse, la puissante Dame du
» Monde, Ahmosis-Nofré-Ari : « Je viens pour rendre liom-
» mage à mon père Amon. O Roi des Dieux, mon cœur est
» joyeux de tes affections (c'est-à-dire de l'amour que tu
» me portes); je suis dans l'allégresse en contemplant tes
)) bienfaits; ô toi, qui établis le siège de ta puissance dans
)) la demeure de ton fils le Seigneur du Monde Rhamsès,
» accorde-lui une vie stable et pure; que ses années se
» comptent par périodes de panégyries ! »
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 323
Enfin, la paroi du fond de cette salle était ornée de plu-
sieurs tableaux représentant l'accomplissement de ces vœux,
et rappelant les grâces qu'Amon-Ra accordait au héros
égyptien : il n'en reste plus qu'un seul, à la droite de la
porte. Le roi est figuré assis sur un trône, au pied de celui
d'Amon-Ra-Atmou, et à l'ombre du vaste feuillage d'un
Perséa, l'arbre céleste de la vie. Le grand dieu et la déesse
Saf qui présidait à l'écriture, à la science, tracent, sur les
fruits cordiformes de l'arbre, le cartouche-prénom deRham-
sès le Grand, tandis que, d'un autre côté, le dieu Thotli y
grave le cartouche-nom propre du roi, auquel Amon-Ra-
Atmou adresse les paroles suivantes : a Viens, je sculpte
» ton nom pour une longue suite de jours, afin qu'il subsiste
» sur l'arbre divin. »
La porte qui, de cette salle, conduisait à une seconde,
également décorée de colonnes dont quatre subsistent en-
core, mérite une attention particulière, soit sous le rapport
de son exécution matérielle, soit pour les sculptures cjui la
décorent.
Les bas-reliefs qui couvrent le bandeau et les jambages
sont d'un relief tellement bas, qu'il est évident qu'on les a
usés avec soin pour en diminuer la saillie. J'attribuais ce
travail au temps et à la barbarie, qui a certainement agi sur
plusieurs points de ces surfaces, lorsque, ayant fait déblayer
le bas des montants de cette porte, j'y lus une inscription
dédicatoire de Rhamsès le Grand, dans les formes ordi-
naires pour les dédicaces des portes, mais il y est dit, de
plus, que cette porte a été recouverte d'or pur. J'en étudiai
alors les surfaces avec plus de soin et, en examinant de plus
près l'espèce de stuc blanc et fin qui recouvrait encore
quelques parties de la sculpture, je m'aperçus que ce stuc
avait été étendu sur une toile appliquée sur les tableaux,
et qu'on avait rétabli sur le stuc même les contours et les
parties saillantes des figures, avant d'y appliquer la dorure.
326 LETTRES ET JOURNAUX
quatre princes commandant les divisions de l'armée, c'est
que les murs de fond du péristyle sont détruits, et qu'il
n'en subsiste pas la huitième partie. Et qu'on ne dise point
que l'on voit partout, sur les monuments d'Egypte, des rois
assiégeant des villes entourées par unjleuve : cela existe,
il est vrai, à Ibsamhoul, à Derri, sur les pylônes de Louqsor
et au Rhamesséion, mais tous ces monuments sont de
Rhamscs le Grand, et reproduisent les événements de la
même campagne.
Sur le second mur du péristyle, dit la description du mo-
nument d'Osymandyas, sont représentés les captifs ramenés
par le roi de son expédition; ils n'ont point de mains ni de
parties sexuelles. Et, sur le mur de fond du péristyle du
Rhamesséion, j'ai mis à découvert, par des fouilles, les restes
d'an tableau dans lequel on amène des prisonniers au roi,
aux pieds du(iuel sont des morceaux de mains coupées.
Sur un troisième côté du péristyle du monument d'Osy-
mandyas, étaient représentés des sac/'i/ices et le triomphe du
roi au retour de cette guerre. — Au Rhamesséion, le registre
supérieur de la paroi sur laquelle est sculptée la bataille
représente la fin d'une grande solennité religieuse à laquelle
assistent le roi et la reine, et ce tableau commençait, sans
aucun doute, sur le mur de fond du côté droit du péristyle.
On entrait ensuite, dit l'historien grec, dans la salle
hypostyle du monument d'Osymandyas par trois portes
ornées de deux colosses. Tout cela se trouve exactement au
Rhamesséion, immédiatement aussi après le second péri-
style.
Après la salle hypostyle de rOsymandyéion, venait une
salle plus petite, désignée dans les traductions sous le nom
de Promenoir. C'est la salle du Rhamesséion décorée des
barques symboliques des dieux et qui succède à la salle
hypostyle.
Ensuite, a dit Diodore, venait la bibliothèque, et c'est
elïectivement sur la porte (jui, du Promenoir du Rhames-
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 327
séion, conduit à la salle suivante, que j'ai trouvé des bas-
reliefs si convenables à l'entrée d'une bibliothèque.
Pour terminer ma notice sur le Rhamesséion, j'ajouterai
que la salle de la bibliothèque est presque entièrement rasée;
il n'en reste que quatre colonnes et une portion des parois
de droite et de gauche de la porte. Sur ces murailles, on a
sculpté des tableaux représentant le roi faisant successive-
ment des olïrandes aux plus grandes divinités de l'Egypte,
à Amon-Ra, Mouth, Chons, Phré, Phtha, Pascht, Nofré-
Thmou, Atmou, Mandou, et, en outre, la plus grande partie
de la surface de ces parois est occupée par deux énormes
tableaux divisés en nombreuses colonnes verticales, dans
lesquelles sont trois longues séries de noms de divinités et
leurs images de petite proportion : c'est un panthéon complet.
Le roi, debout devant chacun de ces tableaux syiioptiques,
fait nommément des libations et des oli'randes à tous les
dieux ou déesses grandes et petites, et c'est encore ici du
« tombeau d'Osymandyas' » tout pur! On voit dans la salle
de la bibliothèque j dit en elïet la description grecque, les
images de tous les dieux de l'Egypte; le roi leur présente de
la même manière des offrandes convenables à chacun d'eux.
Cette comparaison des ruines du Rhamesséion avec la
description du monument d'Osymandyas, conservée dans
Diodore de Sicile, a été déjà faite, et avec bien plus de
détails encore, par MM. Jollois et Devilliers dans leur
1. Cette dénomination fut adoptée généralement au retourde [iiCu/n-
inisslon d'É/ji/ptc. Toutefois, dès l'automne de 1808, le jeune étudiant
Champollion insista pour que l'on adoptât celle de inonumcnt, d'après
Hécatée et Diodore. Il avait en effet reçu, sur sa demande, une descrip-
tion détaillée de la nécropole de Thèbes par Son ni ni de Manoncourt et
surtout par Dom Raphaël, jadis prêtre copte, un des membres de Vln-
slilut d'h'(fi/fj(c du Caire et protégé de Bonaparte. Dom Raphaël, qui
devint en 1802 piofcsseur d'arabe vulgaire à V École des lanijiics orivn-
talrs, connaissait à fond l'Egypte entière, et l'enthousiasme très pro-
fond de son élève pour « la terre .sacrée» lui i>t:iit uni- yno tnujnnrs nou-
velle.
328 LETTRES ET JOURNAUX
Description générale de Thèbes, travail important, auquel
je me plais à donner de justes éloges, parce que j'ai vu les
lieux, et que j'ai pu juger par moi-même de l'exactitude de
leurs descriptions ; mais j'ai dû reproduire rapidement ce
parallèle dans cette lettre, par le besoin de mettre à leur
véritable place quelques faits nouveaux et très importants
qui les complètent et rendent plus frappante encore la res-
semblance du monument décrit avec le monument dont
j'étudie les ruines. Les deux savants voyageurs que je viens
de citer ont mis en fait leur identité, d'autres l'ont com-
battue, pour moi, voici ma profession de foi tout entière :
De deux choses Tune, — ou le monument décrit par Hé-
catée sous le nom de monument d'Osymandyas est le même
que le Rhamesséion occidental de Thèbes, — ou bien le
Rhamesséion n'est qu'une copie servile, si l'on peut s'ex-
primer ainsi, du monument d'Osymandyas.
Ici se terminent les débris du palais de Sésostris; il ne
reste plus trace de ses dernières constructions, qui devaient
s'étendre encore du côté de la montagne^ Le Rhamesséion
est le monument de Thèbes le plus dégradé, mais c'est
aussi, sans aucun doute, celui qui, par l'élégante majesté
de ses ruines, laisse dans l'esprit des voyageurs une impres-
sion plus profonde et plus durable.
Thèbes, 18 juin 1829.
En quittant le noble et si élégant palais de Sésostris, le
Rhamesséion, et avant d'étudier avec tout le soin qu'ils
méritent les nombreux édifices antiques entassés sur la butte
factice nommée aujourd'hui Médinet-Habou, je devais, pour
1. Quelques années plus tard, des fouilles faites en cet endroit prou-
vèrent que Cliampollion avait eu raison d'affirmer que l'édifice antique
se prolongeait vers la montagne. Les reproches qui lui furent alors
adressés n'étaient donc pas justifiés.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE
329
la régularité de mes travaux, m'occuper de quelques con-
structions intermédiaires ou voisines qui, soit par leur mé-
diocre étendue, soit par leur état presque total de destruction,
attirent beaucoup moins l'attention des voyageurs.
Je me dirigeai d'abord vers la vallée d'El-Asasif, située
au nord du Rhamesséion, et qui se termine brusquement
au pied des énormes roches calcaires de la chaîne Libyque :
là existent les débris d'un édifice sacré, fidèlement décrits
par MM. Jollois etDevilliers sous le nom de Ruines situées
au nord du tombeau d'Osymandyas.
Mon but spécial étant de constater l'époque encore in-
connue de ces constructions et d'en assigner la destination
primitive, je m'attachai à l'examen des sculptures et surtout
des légendes hiéroglyphiques inscrites sur les blocs isolés et
les pans de murailles épars sur un assez grand espace de
terrain.
Je fus dïibord frappé de la finesse de travail de quelques
restes de bas-reliefs martelés à moitié par les premiers
chrétiens, et une porte de granit rose, encore debout au
milieu de ces ruines en beau calcaire blanc, me donna la
certitude que l'édifice entier appartenait à la meilleure
époque de l'art égyptien. Cette porte, ou petit propylon,
est entièrement couverte de légendes hiéroglyphiques. On
a sculpté sur les jambages, en relief très bas et fort délicat,
deux images en pied de Pharaons revêtus de leurs insignes.
Toutes les dédicaces sont doubles et faites, contemporaine-
ment, au nom de deux princes. Celui qui tient constam-
ment la droite ou le premier rang se nomme Aménenthé,
l'autre ne marche qu'après : c'est Tliouthmosis 111. nommé
Mœris par les Grecs.
Si j'éprouvai quelque surprise de voir, iri et dans t(Hit le
reste de l'édifice, le célèbre Mœris, orné de toutes les mar(|ues
de la royauté, céder ainsi le pas à cet Aménenthé qu'on
chercherait en vain dans les listes royales, je dus m'étonner
encore davantage, à la lecture des inscriptions, de trouver
330 LETTRES ET JOURNAUX
qu'on ne parlât de ce roi barbu, et en costume ordinaire
de Pharaon, qu'en employant des noms et des verbes au
féminin, comme s'il s'agissait d'une reine. Je donne ici pour
exemple la dédicace même des propylons.
« L'Aroéris soutien des dévoués, le Roi Seigneur, etc.,
)) Soleil dévoué à la vérité ! {Elle) a fait des constructions
» en l'honneur de son père (le père d'elle), Amon-Ra, Sei-
)) gneur des trônes du Monde ; elle lui a élevé ce propylon
» (qu'Amon protège l'édifice!) en pierre de granit : c'est ce
» qu'elle a fait (pour être) vivifiée à toujours. )) L'autre
jambage porte une dédicace analogue, mais au nom du
roi Thouthmosis III ou Mœris.
En parcourant le reste de ces ruines, la même singularité
se présenta partout. Non seulement je retrou^vai le prénom
d'Aménenthé' précédé des titres le Rot Souveraine du
Monde, mais aussi son nom propre lui-même à la suite du
titre lafdle du Soleil. Enfin, dans tous les bas-reliefs repré-
sentant les dieux adressant la parole à ce roi Aménenthé,
on le traite en reine comme dans la formule suivante :
« Voici ce que dit Amon-Ra, Seigneur des trônes du Monde,
» à sajille chérie, Soleil dévoué à la vérité : « L'édifice que
)) tu as construit est semblable à la demeure divine. »
De nouveaux faits piquèrent encore plus ma curiosité.
J'observai, surtout dans les légendes du propylon de granit,
que les cartouches-prénoms et noms propres d'Aménenthé
avaient été martelés dans les temps antiques et remplacés par
ceux de Thouthmosis III, sculptés en surcharge. Ailleurs,
quelques légendes d'Aménenthé avaient reçu en surcharge
1. Ce fut bien moins l'insuffisance des matériaux que la fausse in-
terprétation des insignes qui empêcha Champollion de reconnaître en
« Aménenthé » la reine Hatschepsouît en personne. Malgré cette re-
grettable erreur, les résultats de cette inspection rapide des ruines de
Dêr-el-Bahri furent surprenants. Quelle n'aurait pas été la joie éprouvée
par « l'Égyptien », s'il avait eu le temps et les moyens d'entreprendre
des fouilles en cet endroit !
DE CHAMPOLLION LE JEUNE
331
aussi celles du Pharaon Thouthinosis II. Plusieurs autres
enfin ofEraient le prénom d'un Thouthmosis encore inconnu,
renfermant aussi dans son cartouche-nom propre le nom de
femme Amensé, le tout encore sculpté aux dépens des lé-
gendes d'Aménenthé préalablement martelées. Je me rap-
pelai alors avoir remarqué ce nouveau roi Thouthmosis,
traité en reine dans le petit édifice de Thouthmosis III à
Médinet-Habou.
C'est en rapprochant ces faits et ces diverses circonstances
de plusieurs observations du même genre, premiers résultats
de mes courses dans le grand palais et dans le propylon de
Karnac, que je suis parvenu à compléter mes connaissances
sur le personnel de la première partie de la XVIIP Dynastie.
Il résulte de la combinaison de tous les témoignages fournis
par ces divers monuments, et qu'il serait hors de propos de
développer ici :
1^ Que Thouthmosis P^ 'M^ -T^ succéda immédiate-
ment au grand Amén- -^^ ^ ^^ ôthph P""
le chef de la XVIIP Dy- fo^ (S^, (^^ l<3^ ■
nastie, l'une des Diospo-
litaines ;
]^
W^
^
kiitJ
2" Que son fils, Thouth/nosis II {(t^X
trône après lui ot mourut sans cn-
0
10 1- occupa le
fants
3° Que sa sœur, Amenst
de Thoutiunosis P'", et régn;
ve raine ;
: 'A^'l 1..; . AA., ....
Ù2
, lui succéda comme fille
vingt et un ans en sou-
4" Que cette Reine eut poui' /v/yv/^/c/' mari un T/iouc/unosts
332
LETTRES ET JOURNAUX
0
^i""^
^^
minorité et
mosis III ou
6" Que
le Mœris
le pouvoir
le régent
qui comprit dans son nom propre celui de la
reine Aniensé \\ , son épouse ; que ce
Thouthmosis fut le père de Thouthmosis III
ou Mœris, et gouverna au nom d'Amensé;
5° Qu'à la mort de ce Thouthmosis, la reine
Amensé épousa en secondes noces Aménentlié
ll^ "^Q , qui gouverna aussi au nom d'^
0
u
^^
menséj, et fut régent pendant la
les premières années de Thouth-
Mœris; ^ ^^
Thouthmosis III t^ ^ ,
des
Grecs, exerça /''"N
0
r^
conjomtement avec
Amênenthé, qui le
tint sous sa tutelle pendant quelques années.
La connaissance de cette succession de per- , ^^^
sonnages explique tout naturellement les sin- V J vit:/
gularités notées dans l'examen minutieux de tous les restes
de sculptures existants dans l'édifice de la vallée d'El-Asa-
sif. On comprend alors pourquoi le régent Amênenthé ne
parait dans les bas-reliefs que pour y recevoir les paroles
gracieuses que les dieux adressent à la reine Amensé, dont
il n'est que le représentant ; cela explique le style des dé-
dicaces faites par Amênenthé, parlant lui-même au nom de
la reine, ainsi que les dédicaces du même genre dans les-
quelles on lit le nom de Thouthmosis, premier mari d'A-
mensé, qui joua d'abord le même rôle passif, et ne fut,
comme son successeur Amênenthé, qu'une espèce de figu-
rant du pouvoir royal exercé par la reine.
Les surcharges qu'ont éprouvées la plupart des légendes
du régent Amênenthé démontrent que sa régence fut odieuse
et pesante pour son pupille Thouthmosis III. Celui-ci semble
avoir pris à tâche de condamner son tuteur à un éternel
oubli. C'est en effet sous le règne de ce Thouthmosis III que
furent martelées presque toutes les légendes d' Amênenthé,
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 333
et qu'on sculpta à la place soit les légendes de Thouth-
mosis III, dont il avait sans doute usurpé l'autorité, soit
celles de Thouthmosis, premier mari d'Amensé, le père
même du roi régnant. J'ai observé la destruction systéma-
tique de ces légendes dans une foule de bas-reliefs existants
sur divers autres points de Thèbes. Ce déshonneur imprimé
à la mémoire du régent Aménenthé fut-il l'ouvrage im-
médiat de la haine personnelle de Thouthmosis III, ou une
basse flatterie du corps sacerdotal ? C'est ce qu'il nous est
impossible de décider, mais le fait nous a paru assez curieux
pour le constater.
Toutes les inscriptions du monument à! El-Asasif éta-
blissent unanimement que cet édifice a été élevé sous la ré-
gence d' Aménenthé, au nom de la reine Amensé et de son
jeune fils Thouthmosis III. Cette construction n'est donc
point postérieure à l'an 1736 avant J.-C, époque approxi-
mative des premières années du règne de Thouthmosis III
exerçant seul le pouvoir suprême. Ces sculptures comptent
donc déjà plus de 3.500 ans d'antiquité.
Il résulte de ces mêmes dédicaces et des sculptures qui
décorent quelques-unes des salles non détruites, que l'édifice
intérieur était un temple consacré à la grande divinité de
Thèbes, Amon-Ra, le roi des dieux, qu'on y adorait sous le
titre spécial ô! Amon-Ra-Pnèb-ennéfjlièl-en-tho , c'est-à-dire,
d' Amon-Ra, seigneur des trônes du Monde : j'ai retrouvé
dans Thèbes plusieurs autres temples dédiés à ce grand être,
mais sous d'autres titres qui lui sont également particuliers.
Ce temple d' Amon-Ra, d'une étendue assez considérable,
décoré de sculptures du travail le plus précieux, précédé
jadis d'un dromos et probablement aussi d'une longue
avenue de sphinx, s'élevait au fond de la vallée d'l\l-Asasif.
Son sanctuaire pénétrait pour ainsi dire dans les rochers à
j)ic de la chaîne Libyque, criblée, comme le sol même do la
vallée, d'excavations plus ou moins riciies, qui servaient de
sépulture aux habitants de la vieille capitale.
334 LETTRES ET JOURNAUX
Cette position du temple au milieu des tombeaux, et les
plafonds, en forme de voûte, de quelques-unes de ces salles,
ont récemment trompé quelques voyageurs, et leur ont fait
croire que cet édifice était le tombeau de Mœris (Tlioutli-
mosis III), mais tous les détails que nous avons donnés sur
la construction et la destination de cet édifice sacré ren-
versent une telle hypothèse. Ses divisions et ses accessoires
nous le feraient reconnaître pour un véritable temple, à
défaut des inscriptions dédicatoires qui le disent formel-
lement. Sa décoration même, et le sujet des bas-reliefs qui
ornent les parois des salles encore subsistantes, n'ont rien
de commun avec la décoration et les scènes sculptées dans
les hypogées et les tombeaux. On y retrouve, comme dans
les temples et les palais, des tableaux d'ofïrandes faites aux
dieux ou aux rois ancêtres du Pharaon fondateur du temple.
Quelques bas-reliefs de ce dernier genre présentent un
grand intérêt, soit en confirmant l'ordre de succession pré-
cédemment établi, soit en fournissant des détails précieux
sur les familles de ces premiers rois de la XVIII® Dynastie.
Je citerai d'abord, et à ce sujet, plusieurs tableaux sculptés
et peints représentant Thouthmosis, père de Thouthmo-
sis III, et le Pharaon Thouthmosis II recevant des offrandes
faites par leur fils et neveu Thouthmosis III; en second
lieu, un long bas-relief peint occupant toute la paroi de
gauche de la grande salle voûtée, au fond du temple, dans
lequel on a figuré la grande bari sacrée ou arche d'Amon-
Ra, le dieu du temple, adoré par le régent Aménenthé,
ayant derrière lui Thouthmosis III, suivi d'une très jeune
enfant richement parée, et que l'inscription nous dit être sa
fille, la fille du Roi quelle aime, la divine épouse Rannofré.
En arrière de la bari sacrée, et comme recevant une portion
des offrandes faites par les deux rois agenouillés, sont les
images en pied du Pharaon Thouthmosis P"", de la reine son
épouse Ahmosis et de leur jeune fille Sotennofré. L'histoire
écrite ne nous avait point conservé les noms de ces trois
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 335
princesses; c'est là que je les ai lus pour la première fois.
Quant au titre de divine épouse donné à la fille de Mœris
encore en bas âge, il indique seulement que cette jeune en-
fant avait été vouée au culte d'Amon, étant du nombre de
ces filles d'une haute naissance, nommées Pallades et PaJ-
lacides, dont j'ai retrouvé les tombeaux dans une autre
vallée de la chaîne Libyque.
Ce temple d'Amon-Ra, terminant une des vallées de la
nécropole de Thèbes, reçut à différentes époques soit des
restaurations, soit des accroissements sous le règne de di-
vers rois successeurs d'Aménenthé et de Thouthmosis III.
J'ai retrouvé, en effet, dans les pierres provenant des di-
verses portions du temple, et dont on s'est servi, dans des
temps peu anciens, pour la construction d'une muraille contre
laquelle appuie aujourd'liui le jambage de droite du propy-
lon de granit, des parties d'inscriptions mentionnant des
embellissements ou des restaurations de l'édifice sous les
règnes des rois Horus, Rhamsès le Grand et son fils Mé-
néphtha II, tous de la XVIIP Dynastie, comme les fonda-
teurs mêmes du temple.
Enfin, la dernière salle du temple, ayant servi de sanc-
tuaire, est couverte de sculptures d'un travail ignoble et
grossier; mais la surprise que j'éprouvai à la vue de ces
pitoyables bas-reliefs, comparés à la finesse et à l'élégance
des tableaux sculptés dans les deux salles précédentes, cessa
bientôt à la lecture de grandes inscriptions hiéroglyphiques,
constatant que cette belle restauration-là avait été faite sous
le règne et au nom de Ptolémée Évergète II et de sa pre-
mière femme Cléopâtre. Voilà une des mille et une preuves
démonstratives contre l'opinion de ceux qui s'obstineraient
encore à supposer (jue l'art égyptien gagna quelque perfec-
tion par l'établissement des Grecs en Kgypte.
Je le répète encore : l'art éfjjjptien ne doit (ju'à lui-même
tout ce qu'il a produit de grand, de pur et de beau, et, n'en
déplaise aux savants qui se font une religion de croire fer-
336 LETTRES ET JOURNAUX
meinent à la génération spontanée des arts en Grèce, il est
évident pour moi, comme pour tous ceux qui ont bien vu
l'Egypte ou qui ont une connaissance réelle des monuments
égyptiens existants en Europe, que les arts ont commencé
en Grèce par une imitation servile des arts de l'Egypte,
beaucoup plus avancés qu'on ne le croit vulgairement, à
l'époque où les premières colonies égyptiennes furent en
contact avec les sauvages habitants de l'Attique ou du Pé-
loponnèse. La vieille Egypte enseigna les arts à la Grèce,
celle-ci leur donna le développement le plus sublime, mais,
sans l'Egypte, la Grèce ne serait probablement point deve-
nue la terre classique des beaux-arts. Voilà ma profession
de foi tout entière sur cette grande question. Je trace ces
lignes presqu'en face de bas-reliefs que les Égyptiens ont
exécutés, avec la plus élégante finesse de travail, 1700 ans
avant Tère chrétienne. Que faisaient les Grecs alors ?
Thèbes, 20 juin 1829.
J'ai donné toute la journée d'hier et cette matinée à l'étude
des tristes restes de l'un des plus importants monuments de
l'ancienne Thèbes. Cette construction, comparable en éten-
due à l'immense palais de Karnac, dont on aperçoit d'ici les
obélisques sur l'autre rive du fleuve, a presqu'entièrement
disparu; il en subsiste encore quelques débris, s'élevant à
peine au-dessus du sol de la plaine exhaussée par les dépôts
successifs de l'inondation, qui recouvrent probablement aussi
toutes les masses de granit, de brèches et autres matières
dures employées dans la décoration de ce palais. La portion
la plus considérable étant construite en pierres calcaires, les
Barbares les ont peu à peu brisées et converties en chaux
pour élever de misérables cahutes; mais ce que le voyageur
trouve encore sur ses pas donne une bien haute idée de la
magnificence de cet antique édifice.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 337
Que l'on se figure, en effet, un espace d'environ 1 .800 pieds
de longueur, nivelé par les dépôts successifs de l'inondation,
couvert de longues herbes, mais dont la surface, déchirée
sur une multitude de points, laisse encore apercevoir des
débris d'architraves, des portions de colosses, des fûts de
colonnes et des fragments d'énormes bas-reliefs que le
limon du fleuve n'a pas enfouis encore ni dérobés pour tou-
jours à la curiosité des voyageurs. Là ont existé plus de dix-
huit colosses dont les moindres avaient vingt pieds de hau-
teur. Tous ces monolithes, de diverses matières, ont été
brisés, et l'on rencontre leurs membres énormes dispersés çà
et là, les uns au niveau du sol, d'autres au fond d'excava-
tions exécutées par les fouilleurs modernes. J'ai recueilli,
sur ces restes mutilés, les noms d'un grand nombre de
peuples asiatiques dont les cliefs captifs étaient représentés
entourant la base de ces colosses représentant leur vainqueur,
le Pharaon Aménophis, le troisième du nom, celui même
que les Grecs ont voulu confondre avec le Memnon de leurs
mythes héroïques. Ces légendes démontrent déjà que nous
sommes ici sur l'emplacement du célèbre édifice de Thèbes
connu des Grecs sous le nom de Memnoniam. C'est ce
qu'avaient cherché à prouver, par des considérations d'un
autre genre, MM. JoUois et Devilliers, dans leur excellente
description de ces ruines.
Les monuments les mieux conservés, au milieu de cette
effroyable dévastation des objets du premier ordre dont il
me reste à parler, établiraient encore mieux, si cela était
nécessaire, que ces ruines sont bien celles du Memnonium
de Thèbes, ou palais de Memnon appelé Aménophion par
les Égyptiens du nom même de son fondateur, et que je
trouve mentionné dans une foule d'inscriptions hiérogly-
phiques des hypogées du voisinage où reposaient jadis les
momies de plusieurs grands-olliciers ciiargés, de leur vi-
vant, de la garde ou de rentretien de ce magniliiiuc édilice.
C'est vers l'extrémité des ruines et du coté du fleuve que
BiBL. É(iYl>T., T. XXXI. 28
338 LETTRES ET JOURNAUX
s'élèvent encore, en dominant la plaine de Thèbes, les deux
fameux colosses, d'environ soixante pieds de hauteur, dont
l'un, celui du nord, jouit d'une si grande célébrité sous le
nom de colosse de Memnon. Formés chacun d'un seul bloc,
de grès-brèche, transportés des carrières de la Thébaïde
supérieure et placés sur d'immenses bases de la même ma-
tière, ils représentent tous deux un Pharaon assis, les mains
étendues sur les genoux, dans une attitude de repos. J'ai
vainement cherché à motiver l'étrange erreur du respec-
table et spirituel Denon, qui a voulu prendre ces statues
pour celles de deux princesses égyptiennes. Les inscriptions
hiéroglyphiques encore subsistantes, telles que celles qui
couvrent le dossier du trône du colosse du sud et les côtés
des deux bases, ne laissent aucun doute sur le rang et la
nature du personnage dont ces merveilleux monolithes re-
produisaient les traits et perpétuaient la mémoire. L'inscrip-
tion du dossier porte textuellement : « L'Aroéris puissant,
le modérateur des modérateurs, etc., le Roi Soleil, Seigneur
de vérité (ou de justice), le fils du Soleil, le Seigneur des
diadèmes, Aménôthph, modérateur de la région pure, le
bien-aimé d'Amon-Ra, etc., l'Horus resplendissant, celui
qui a agrandi la demeure (lacune) à toujours, a érigé ces
constructions en l'honneur de son père Amon; il lui a dédié
cette statue colossale de pierre dure, etc. » Et sur les côtés
des bases on lit en grands hiéroglyphes de plus d'un pied
de proportion, exécutés, surtout ceux du colosse du nord,
avec une perfection et une élégance au-dessus de tout éloge,
la légende ou devise particulière, le prénom et le nom
propre du Roi que les colosses représentent : « Le Seigneur
» souverain de la région supérieure et de la région infé-
)) rieure, le réformateur des mœurs, celui qui tient le monde
» en repos, l'Horus qui, grand par sa force, a frappé les Bar-
)) bares, le Roi Soleil, Seigneur de vérité, le fils du Soleil,
» Aménôthph, modérateur de la région pure, chéri d'Amon-
» Ra, Roi des Dieux. »
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 339
Ce sont là les titres et noms du troisième Aménophis de
la XVIIP Dynastie, lequel occupait le trône des Pharaons
vers l'an 1680 avant l'ère chrétienne. Ainsi se trouve com-
plètement justifiée l'assertion que Pausanias met dans la
bouche des Thébains de son temps, lesquels soutenaient que
ce colosse n'était nullement l'image du Memnon des Grecs,
mais bien celle d'un homme du pays nommé Ph-Aménoph.
Ces deux colosses décoraient, suivant toute apparence, la
façade extérieure du principal pylône de l'Aménophion, et,
malgré l'état de dégradation où la barbarie et le fanatisme
ont réduit ces antiques monuments, on peut juger de l'élé-
gance, du soin extrême et de la recherche qu'on avait mis
dans leur exécution, par celle des figures accessoires for-
mant la décoration de la partie antérieure du trône de
chaque colosse. Ce sont des figures de femmes debout,
sculptées dans la masse même de chaque monolithe, et
n'ayant pas moins de quinze pieds de haut. La magnificence
de leur coiffure et les riches détails de leur costume sont
parfaitement en rapport avec le rang des personnages dont
elles rappellent le souvenir. Les inscriptions hiérogly-
phiques gravées sur ces statues formant en quelque sorte
les pieds antérieurs du trône.de chaque statue d'Aménophis,
nous apprennent que la figure de gauche représente une
reine égyptienne, la mère du roi, nommée Tmau-Hem-Va,
ou bien Maut-Hem-Va, et la figure de droite, la reine
épouse du même Pharaon, Taïa, dont le nom était déjà
donné par une foule de monuments. Je connaissais aussi le
nom de la femme de Thouthmosis IV, Tmau-Hem-Va,
mère d'Aménophis-Memnon, par les bas-reliefs du palais de
Louqsor, mentionnés dans la notice rapide que j'ai crayon-
née de cet important édifice.
Sur un autre point des ruines de l'Aménophion, du côté
delà montagne Lihy(|ue, à la limite du désert, et un peu à
droite de l'axe passant entre les deux colosses, existent deux
blocs de grès-brèche, d'environ trente pierls de long cha-
340 LETTRES ET JOURNAUX
cun, et présentant la forme de deux énormes stèles. Leur
surface visible est ornée de tableaux et de magnifiques
inscriptions formées chacune de vingt-quatre à vingt-cinq
lignes d'hiéroglyphes du plus beau style, exécutés de relief
clans le creux. Il est infiniment probable que ces portions
qu'on aperçoit aujourd'hui sont les dossiers des sièges de
deux groupes colossaux renversés et enfouis la face contre
terre : j'ai manqué de moyens assez puissants pour vérifier
le fait.
Quoi qu'il en soit, les tableaux sculptés sur ces masses
effrayantes nous montrent toujours le roi Aménophis-Mem-
non, accompagné ici de la reine Taïa son épouse, accueillis
par le dieu Amon-Ra ou par Phtha-Socharis, et les deux
inscriptions sont les textes expressément relatifs à la dédi-
cace du Memnonium ou Aménophion aux dieux de Thèbes
par le fondateur de cet immense édifice. La forme et la ré-
daction de cette dédicace, dont j'ai pris une copie soignée
malgré une foule de lacunes, sont d'un genre tout à fait
original et m'ont paru très curieuses. On en jugera par une
courte analyse.
La consécration du palais est rappelée d'une manière
tout à fait dramatique. C'est d'abord le roi Aménophis qui
prend la parole dès la première ligne et la garde jusques à la
treizième. « Le Roi Aménôthph (etc.) a dit : « Viens, ôAmon-
» Ra, Seigneur des trônes du Monde, toi qui résides dans les
» régions de Oph (Thèbes) ! contemple la demeure que nous
)) t'avons construite dans la contrée pure, elle est belle :
)) descends du haut du ciel pour en prendre possession ! »
Suivent les louanges du dieu mêlées à la description de
l'édifice dédié, et l'indication des ornements et décorations
en pierre de grès, en granit rose, en pierre noire, en or, en
ivoire et en pierres précieuses, que le roi y a prodigués, y
compris deux grands obélisques dont on n'aperçoit plus
aujourd'hui aucune trace.
Les sept lignes suivantes renferment le discours que tient
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 341
le dieu Amon-Ra, en réponse aux courtoisies du Pharaon.
(( Voici ce que dit Amon-Ra, le mari de sa mère, etc. :
)) Approche, mon fils, Soleil Seigneur de vérité, du germe
» du Soleil, enfant du Soleil, Aménôthph! J'ai entendu tes
» paroles et je vois les constructions que tu as exécutées;
» moi qui suis ton père, je me complais dans tes bonnes
» œuvres, etc. »
Enfin, vers le milieu do la vingtième ligne commence une
troisième et dernière harangue; c'est celle que prononcent
les dieux en présence d'Amon-Ra, leur seigneur, auquel ils
promettent de combler de biens Aménôthph, son fils chéri,
d'en rendre le règne joyeux en le prolongeant pendant de
longues années, en récompense du bel édifice qu'il a élevé
pour leur servir de demeure, palais dont ils déclarent avoir
pris possession après l'avoir bien et dûment visité.
L'identité du Memnonium des Grecs et de l'Aménophion
égyptien n'est donc plus douteuse; il l'est bien moins en-
core que ce palais fût une des plus étonnantes merveilles
delà vieille capitale. Des fouilles en grand, exécutées par un
Grec nommé Lmi, ancien agent de M. Sait, ont mis à dé-
couvert une foule de bases de colonnes, un très grand nombre
de statues léontocéphalcs en granit noir; de plus, deux ma-
gniliques sphinx colossaux et à tète humaine, en granit
rose, du plus beau travail, représentant aussi le roi Améno-
phis III. Les traits du visage de ce prince, portant ici,
comme partout ailleurs, une empreinte de physionomie un
peu éthiopienne, sont absolument semblables à ceux que les
sculpteurs et les peintres ont donnés à ce même Pharaon
dans les tableaux des stèles du Memnonium, dans les bas-
reliefs du palais de Louqsor, et dans les peintures du tom-
beau de ce prince dans la vallée de l'Ouest à Biban-el-Mo-
louk,nouvellcet millième preuve que les statues et bas-reliefs
égyptiens présentent de vérihil)les portraits des anciens rois
dont ils portent les h'gendes.
A une |)etite distance du Rhamessèion (existent les débris
342 LETTRES ET JOURNAUX
de deux colosses en gros rougeâtre : c'étaient encore deux
statues ornant probablement la porte latérale nord de l' Amé-
nopliion, ce qui peut donner une juste idée de l'immense
étendue de ce palais, dont il reste encore de si magnifiques
vestiges. Je ne me suis nullement occupé des inscriptions
grecques et latines qui tapissent les jambes du grand co-
losse du nord, la célèbre statue de Memnon; tout cela est
trop moderne pour moi. Ceci soit dit sans qu'on en puisse
conclure que je nie la réalité des harmonieux accents que
tant de Romains affirment unanimement avoir ouï moduler
par la bouche même du colosse, aussitôt qu'elle était frappée
des premiers rayons du soleil. Je dirai seulement que, plu-
sieurs fois, assis, au lever de l'aurore, sur les immenses ge-
noux de Memnon, aucun accord musical sorti de sa bouche
n'est venu distraire mon attention du mélancolique tableau
que je contemplais, la plaine de Thèbes, où gisent les
membres épars de cette aînée des villes royales.
Thèbes (rive occidentale), ... juin 1829.
Je viens de visiter et d'étudier dans toutes ses parties un
petit temple d'une conservation parfaite, situé derrière
l'Aménophion, dans un vallon formé par les rochers de la
montagne Libyque et un grand mamelon qui s'en est détaché
du côté de la plaine. Ce monument a été décrit par la Com-
mission d'Egypte sous le nom de Petit Temple d'Isis.
Le voyageur est attiré dans ces lieux solitaires et dénués
de toute végétation par une enceinte peu régulière, bâtie
en briques crues, et qu'on aperçoit de fort loin, parce
qu elle est placée sur un terrain assez élevé. On y pénètre
par un petit propylon en grès engagé dans l'enceinte et cou-
vert extérieurement de sculptures d'un travail lourdement
recherché. Les tableaux qui ornent le bandeau de cette
porte représentent Ptolémée Soter II faisant des offrandes,
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 343
du côté droit, à la déesse Hathor (Vénus) et à la grande
triade de Thèbes, Amon-Ra, Mouth et Chons, du côté
gauche, à la déesse Thmé ou Thméi (la vérité ou la justice,
Thémis) et à une triade formée du dieu hiéracocéphale
Mandou, de son épouse Ritho et de leur fils Harphré. Ces
trois divinités, celles qu'on adorait principalement à Her-
monthis, occupent la partie du bandeau dirigée vers cette
capitale de nome.
Ces courts détails suffisent, lorsqu'on est un peu familia-
risé avec le système de décoration des monuments égyptiens,
pour déterminer avec certitude : 1° à quelles divinités fut
spécialement dédié le temple auquel ce propylon donne
entrée; 2° quelles divinités y jouissaient du rang de syn-
thrône, et il devient ici de toute évidence qu'on adorait
spécialement dans ce temple le principe de beauté confondu
et identifié avec le principe de vérité, de justice, ou, en
termes mythologiques, que cet édifice était consacré à la
déesse Hathor, identifiée avec la déesse Thméi. Ce sont, en
effet, ces deux déesses qui reçoivent les premiers hom-
mages de Soter II; et, comme l'édifice faisait partie de
Thèbes et avoisinait le nome d'Hermonthis, on y olïrait
aussi, d'après une règle de saine politique que j'ai dé vélo j)-
pée ailleurs, des sacrifices en l'honneur de la triade thé-
baine et de la triade hermonthite. On s'était donc trop hâté
de donner un nom à ce temple, d'après des aperçus repo-
sant sur de simples conjectures.
Les mêmes adorations sont répétées sur la porto du temple
proprement dit, qui s'ouvre par un petit péristyle que sou-
tiennent des colonnes à chapiteaux ornés de fleurs de lotus
et de houppes de papyrus combinées; les coIoiuk^s et les
parois n'ont jamais été décorées de sculptures. Il n'en est
point ainsi du pronaos, formé de deux colonnes et de deux
piliers ornés de têtes symboliques de la déesse Hathor, à la-
quelle ce temple fut consacnv Les tableaux qui couvrent
le fût des colonnes représentent des otTiandes faites à cette
344 LETTRES ET JOURNAUX
déesse et à sa seconde forme Thméi, ainsi qu'aux dieux
Amon-Ra, Mandou, Imoutli (Esculape), et plusieurs formes
tertiaires de la déesse Hathor, adorée par le roi Ptolémée
Épiphane, sous le règne duquel a été faite la dédicace du
monument, comme le prouve la grande inscription hiéro-
glyphique sculptée sur toute la longueur de la frise du pro-
naos. Voici la traduction des deux parties affrontées de
cette formule dédicatoire :
(Partie de droite.) Première ligne. «Le Roi (Dieu Épi-
» phane que Phtha-Thoré a éprouvé, image vivante d' Amon-
)) Ra), le chéri des Dieux et des Déesses mères, le bien-aimé
)) d'Amon-Ra, a fait exécuter cet édifice en l'honneur
)) d'Amon-Ra, etc., pour être vivifié à toujours. »
Deuxième ligne. « La divine sœur de (Ptolémée toujours
» vivant, bien aimé de Plitha), chérie d'Amon-Ra, l'ami
)) du bien (Pmainoufé) » (le reste est détruit).
(Partie de gauche.) Première ligne. « Le fils du Soleil
)) (Ptolémée toujours vivant, bien-aimé de Phtha), chéri
» des Dieux et des Déesses mères, bien-aimé d'Hathor, a fait
)) exécuter cet édifice en l'honneur de sa mère Hathor, la
)) rectrice de l'Occident, pour être vivifié à toujours. »
Deuxième ligne. « La royale épouse (Cléopâtre, bien
» aimée de Thméi), la rectrice de l'Occident, a fait exécuter
)) cet édifice « (le reste manque).
Ces textes justifient tout à fait ce que nous avions déduit
des seules sculptures du propylon relativement aux divi-
nités particulièrement honorées dans ce temple ; il est éga-
lement établi que la dédicace de cet édifice sacré a été faite
par le cinquième des Ptolémées, vers l'an 200 avant J.-C.
Les bas- reliefs encore existants sur les parois de droite
et de gauche du pronaos, ainsi que sur la façade du temple
formant le fond de ce même pronaos, appartiennent tous au
règne d'Épiphane. Tous se rapportent aux déesses Hathor
et Thméi, ainsi qu'aux grandes divinités de Thèbes et
d'IIermonthis.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 345
On a divisé le naos en trois salles contiguës; ce sont trois '
véritables sanctuaires. Celui du milieu, ou le principal,
entièrement sculpté, contient des tableaux d'offrandes à
tous les dieux adorés dans le temple, les deux triades pré-
citées, et principalement aux déesses Hathor et Thméi, qui
paraissent dans presque toutes les scènes. Aussi n'est-il
question que de ces deux divinités dans les dédicaces du
sanctuaire, inscrites sur les frises de droite et de gauche au
nom de Ptolémée Pliilopator :
(( L'Horus, soutien de TÉgypte, celui qui a embelli les
)) temples comme Thoth, Dieu deux fois grand, le Seigneur
)) des panégyries comme Phtha, le chef semblable au So-
» leil, le germe des Dieux fondateurs, l'éprouvé par Phtha,
» etc.; le fils du Soleil, Ptolémée toujours vivant, bien-
)) aimé d'Isis, l'ami de son père (Philopator), a fait cette
)) construction en l'honneur de sa mère Hathor, la rectrice
« de l'Orient (dédicace de droite), et : « de sa mère
)) Thméi, la rectrice de l'Occident » (dédicace de gauche).
Presque toutes les sculptures de ce premier sanctuaire
remontent au règne de Philopator, qu'on y voit suivi de sa
femme Arsinoé adorant les deux déesses; deux seuls ta-
bleaux portent l'image de Ptolémée Épiphane, fils et suc-
cesseur de Philopator. On lit enOn sur les parois de droite
et de gauche l'inscription suivante, relative à des embellis-
sements exécutés sous un règne postérieur, celui d'Éver-
gète II et de ses deux femmes :
« Bonne restauration de l'édifice exécutée par le Roi.
» germe des Dieux lumineux, l'éprouvé par Phtha, etc.,
» Ptolémée toujours vivant, etc., par sa royale sœur, la
I) modératrice souveraine du Monde, Cléopàtre, et par sa
» royale épouse, la modératrice souveraine du Monde, Cléo-
» pâtre, dieux grands chéris d'Amon-Ra. »
C'est à la déesse Hathor qu'appartenait plus spécialement
le sanctuaire de droite. Cette grande divinité y est repré-
sentée sous des formes variées, recevant les hommages des
346 LETTRES ET JOURNAUX
rois Philopiitor et Epipliane; les dédicaces des frises sont
faites au nom de ce dernier.
Le sanctuaire de gauche fut consacré à la déesse Thméi,
la Dicé et l'Aléthé des mythes égyptiens; aussi, tous les
tableaux qui décorent cette chapelle se rapportent-ils aux
importantes fonctions que remplissait cette divinité dans
l'Amenti, les régions occidentales ou l'enfer des Égyptiens.
Les deux souverains de ce lieu terrible où les âmes étaient
jugées, Osiris et Isis, reçoivent d'abord les hommages de
Ptolémée et d'Arsinoé, dieux Philopators, et l'on a sculpté
sur la paroi de gauche la grande scène de la psychostasie.
Ce vaste bas-relief représente la salle hypostyle (Osk/i) ou
le prétoire de l'Amenti, avec les décorations convenables.
Le grand-juge Osiris occupe le fond de la salle; au pied de
son trône s'élève le lotus, emblème du monde matériel, sur-
monté des images de ses quatre enfants, génies directeurs
des quatre points cardinaux.
Les quarante-deux juges, assesseurs d'Osiris, sont assis,
rangés sur deux lignes, la tête surmontée d'une plume d'au-
truche, symbole de la justice. Debout sur un socle, en avant du
trône, le Cerbère égyptien, monstre composé de trois natures
diverses, le crocodile, le lion et l'hippopotame, ouvre sa large
gueule et menace les âmes coupables : son nom, Téouôm-
en-ément, signifie la déooratrice de l'occident ou de l'enfer.
Vers la porte du tribunal paraît la déesse Thméi dédoublée,
c"est-à-dire figurée deux fois, à cause de sa double attribu-
tion de déesse de la justice et de déesse de la vérité. La
première forme, qualifiée de Thméi, rectrice de l'Amenti
(la vérité), présente l'âme d'un Égyptien, sous les formes
corporelles, à la seconde forme de la déesse (la justice),
dont voici la légende : « Thméi qui réside dans l'Amenti,
» où elle pèse les cœurs dans la balance : aucun méchant ne
» lui échappe. » Dans le voisinage de celui qui doit subir
l'épreuve, on lit les mots suivants : « Arrivée d'une âme
» dans l'Amenti. )) Plus loin, s'élève la balance infernale;
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 347
les dieux Horiis, fils d'Isis, à tète d'épervier, et Anubis, fils
d'Osiris, à tête de chacal, placent dans les bassins de la ba-
lance, l'un le cœur du prévenu, l'autre une plume d'au-
truche, emblème de justice : entre le fatal instrument qui
doit décider du sort de l'âme et le trône d'Osiris, on a placé
le dieu Tlioth ibiocéphale, « Thoth le deux fois grand, le
)) Seigneur de Schmoun (Hermopolis magna), le Seigneur
» des divines paroles, le secrétaire de justice des autres Dieux
)) grands dans la salle de justice et de vérité. » Ce greffier
divin écrit le résultat de l'épreuve à laquelle vient d'être
soumis le cœur de TÉgyptien défunt, et va présenter son
rapport au souverain juge.
On voit que le fait seul de la consécration de ce troisième
sanctuaire à la déesse Thméi y a motivé la représentation
de la psycliostasie, et qu'on a trop légèrement conclu de la
présence de ce tableau curieux, reproduit également dans la
deuxième partie de tous les rituels funéraires, que ce temple
était une sorte d'édifice funèbre, qui pouvait même avoir
servi de sépulture à des membres très distingués de la caste
sacerdotale. Rien ne motive une pareille hypothèse. Il est
vrai que les environs de l'enceinte qui renferme ce mo-
nument ont été criblés d'excavations sépulcrales et de ca-
tacombes égyptiennes de toutes les époques. Mais le temple
d'Hathor et de Thméi n'est point le seul édifice sacré élevé
au milieu des tombeaux; il faudrait donc aussi considérer
comme des temples funéraires le palais de Sésostris ou le
Rhamesséion, le temple d'Amon à El-Asasif, le palais de
Kourna, etc., ce qui est insoutenable sous tous les rapports,
et formellement contredit par toutes les inscriptions égyp-
tiennes qui en couvrent les parois.
Thrlx's (M.Mlinot-IIab..ii), 30 juin 1H2'.).
On peut se rendre à la .grande Itiillc île MiMlincl-lIabou,
soit en prenant le clicniiii (h; la jilaiiic en traversant le
348 LETTRES ET JOURNAUX
Rhamesséion, l'emplacement de rAménophion (Memno-
nium), et les restes calcaires du Ménéphthéion, grand édilice
construit par le fils et successeur de Rhamsès le Grand,
soit en suivant le vallon à l'entrée duquel s'élève le petit
temple d'IIathor et de Tliméi.
Là existe, presque enfouie sous les débris des habitations
particulières qui se sont succédé d'âge en âge, une masse de
monuments de haute importance, qui, étudiés avec atten-
tion, montrent, au milieu des plus grands souvenirs histo-
riques, l'état des arts de l'Egypte à toutes les époques
principales de son existence politique. C'est en quelque
sorte un tableau abrégé de l'Egypte monumentale. On y
trouve en effet réunis un temple appartenant à l'époque
pharaonique la plus brillante, celle des premiers rois de la
XVIIP Dynastie, un immense palais de la période des con-
quérants, un édifice de la première décadence sous l'inva-
sion éthiopienne, une chapelle élevée sous un des princes
qui avaient brisé le joug des Perses, un propylon de la dy-
nastie grecque, des propylées de l'époque romaine, enfin,
dans une des cours du palais pharaonique, des colonnes qui,
jadis, soutenaient le faîte d'une église chrétienne.
Le détail un peu circonstancié de ce que renferment de
plus curieux des monuments si variés me conduirait beau-
coup trop loin; je dois me contenter de donner une idée
rapide de chacune des parties qui forment cet amas de
constructions si intéressantes, en commençant par celles
qui se présentent en arrivant à la butte du côté qui regarde
le fleuve.
On rencontre d'abord une vaste enceinte construite en
belles pierres de grès, peu élevée au-dessus du sol actuel,
et dans laquelle on pénètre par une porte dont les jam-
bages, surpassant à peine la corniche brute qui surmonte le
mur d'enceinte, portent la figure en pied d'un empereur ro-
main dont voici la légende hiéroglyphique inscrite dans les
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 349
deux cartouches accolés : « L'empereur Ca^sar-Titus- Jïlius-
)) Hadrianus-Antoninus-Pius. »
Le même prince est aussi représenté sur l'une des deux
portes latérales de l'enceinte, où il est en adoration devant
la Triade de Thèbes à droite, et devant celle d'IIermonthis
à gauche. C'est encore ici une nouvelle preuve de ces égards
perpétuels de bon voisinage que se rendaient mutuellement
les cultes locaux.
Au fond de l'enceinte s'élève une rangée de six colonnes
réunies trois à trois par des murs d'entre-colonnement qui
n'ont jamais reçu de sculptures. On trouve encore, parmi les
pierres amoncelées provenant des parties supérieures de
cette construction, la légende impériale déjà citée : l'en-
ceinte et les propylées appartiennent donc au règne d'An-
tonin le Pieux. C'est, d'ailleurs, ce que démontrait déjà le
mauvais style des bas-reliefs.
En traversant ces propylées, on arrive à un grand pylône
dont la porte, ornée d'une corniche conservant encore ses
couleurs assez vives, est couverte de bas-reliefs religieux;
l'adorateur, Ptolémée Soter II, présente des offrandes variées
aux sept grandes divinités élémentaires et aux dieux des
nomes Thébain et Hermonthite.
Le mur de l'enceinte et les propylées d'Antonin, aussi
bien que le pylône de Soter II, m'ont offert une particuhi-
rité remarquable : c'est que ces constructions modernes ont
été élevées aux dépens d'un édifice antérieur et bien au-
trement important. Les pierres qui les forment sont cou-
vertes de restes de légendes hiéroglyphiques, de portions de
bas-reliefs religieux ou historiques, telles que des tètes ou
des corps de divinités, des chars, des chevaux, des soldats,
des prisonniers de guerre, cnhn de nombreux débris d'un
calendrier sacré; et, comme on lit sur une foule de ces
pierres, en tout ou en partie, le prénom ou le nom de
Khamsès le Grand, il n'est point douteux, pour moi du
moins, cpic ces blocs no proviennent dos démolitions du
350 LETTRES ET JOURNAUX
grand palais de Sésostris, le Rhamesséion, ravagé depuis
longtemps par les Perses, à l'époque où, sous Ptolémée
Soter II et Antonin, on bâtissait les propylées et le pylône
dont il est ici question.
Au pylône de Soter succède un petit édifice d'une exécu-
tion plus élégante, semblable en son plan au petit édifice à
jour de l'île de Philse ; mais les huit colonnes qui le suppor-
taient sont maintenant rasées jusques à la hauteur des murs
des entre-colonnements. Tous les bas-reliefs encore existants
représentent le roi Nectanèbe de la XXX® Dynastie, la
Sébennytique, adorant Amon-Ra, le Souverain des dieux,
ou recevant les dons et les bienfaits de tous les autres dieux
de Thèbes.
Cette chapelle, du IV® siècle avant J.-C, avait été
appuyée sur un édifice plus ancien. C'est un pylône de mé-
diocre étendue, dont les massifs, d'une belle proportion,
ont souffert dans plusieurs de leurs parties. Élevé sous la
domination du roi éthiopien Taharaka, dans le VIP siècle
avant notre ère, le nom, le prénom, les titres et les louanges
de ce prince avaient été rappelés dans les inscriptions et les
bas-reliefs décorant les faces des deux massifs, et de même
sur la porte qui les sépare. Mais, à l'époque où les Saïtes
remontèrent sur le trône des Pharaons, il parait qu'on fit
marteler, par une mesure générale, les noms des conqué-
rants éthiopiens sur tous les monuments de l'Egypte.
J'ai déjà remarqué la proscription du nom de Sabacon
dans le palais de Louqsor, — le nom de Taharaka subit ici
un semblable outrage, mais les marteaux n'ont pu faire que
l'on n'en reconnaisse encore sans peine tous les éléments
constitutifs dans le plus grand nombre des cartouches sub-
sistants. On lit de plus, sur le massif de droite, cette inscrip-
tion relative à des embellissements exécutés sous Ptolémée
Soter II : a Cette belle réparation a été faite par le Roi Sei-
» gneur du Monde, le grand germe des Dieux grands, celui
» que Phthaa éprouvé, image vivante d' Amon-Ra, le fils du
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 351
)) Soleil, le Seigneur des diadèmes, Ptolémée toujours vi-
» vaut, le bien-aimé d'Isis, le Dieu sauveur (Soter, NT
» NOHEM), en l'honneur de son père Amon-Ra, qui lui a
)) concédé les périodes des panégyries sur le trône d'Ho-
» rus. »
Il n'est pas inutile de comparer cette fastueuse légende
du Lagide, à propos de quelques pierres qu'on a changées,
avec celle que l'Éthiopien, véritable fondateur et décorateur
du pylône, a fait sculpter sur le bandeau de la porte. Elle
ne contient que la simple formule : a La vie (ou vive) le
)) Roi Taharaka, le bien-aimé d'Amon-Ra, Seigneur des
» trônes du Monde. »
Sur les deux massifs extérieurs du pylône, ce prince,
auquel certaines traditions historiques attribuent la con-
quête de toute l'Afrique septentrionale, jusques aux colonnes
d'Hercule, a été figuré de proportions colossales, tenant
d'une main robuste les chevelures, réunies en groupe, de
peuples vaincus qu'il menace d'une sorte de massue.
Au delà du pylône de Taliaraka, et dans le mur de clôture
nord, existent encore en place deux jambages d'une porte
en granit rose, chargés de légendes exécutées avec soin et
contenant le nom et les titres du fondateur, l'un des grands
fonctionnaires de l'ordre sacerdotal, l'hiérogrammateet pro-
phète Pétaménôph. C'est le même personnage qui lit creuser,
vers l'entrée de la vallée d'El-Asasif, l'immense et prodi-
gieuse excavation que les voyageurs admirent sous le nom
de Grande Syri/uje.
On arrive enfin à l'édilicc le plus antique, celui dont les
propylées de l'époque romaine, le pylône du Lagide, la cha-
pelle de Nectanèbe et le pylône du roi éthiopien ne sont que
des dépendances; ces diverses constructions ne furent éle-
vées (jue pour annoncer dignement la domeine du Roi des
dieux, et celle du Pharaon, son représentant sur la terre.
Ce vieux monument, c|Lii porte à la fois le doul)le carac-
tère de grand temple et de palais, se compose encore d'un
352 LETTRES ET JOURNAUX
sanctuaire environné de galeries formées de piliers ou de
colonnes, et de huit salles plus ou moins vastes.
Toutes les parois portent des sculptures exécutées avec
une correction remarquable et une grande finesse de travail :
ce sont là des bas-reliefs de la meilleure époque de l'art.
Aussi, la décoration de cet édifice appartient-elle au règne
de Thouthmosis P"", de Thoutlimosis II, de la reine Amensé,
du régent Aménenthé et de Thouthmosis III, le Mœris des
historiens grecs. C'est ce dernier Pharaon sous lequel on a
décoré la plus grande partie de l'édifice; les dédicaces en
ont été faites en son nom. Celle qu'on lit sous la galerie de
droite, l'une des mieux conservées, donne une idée de toutes
les autres. La voici :
Première ligne. « La vie, l'Horus puissant, aimé de Phré,
» le Souverain de la haute et basse région, grand chef dans
» toutes les parties du monde, l'Horus resplendissant, grand
» par sa force, celui qui a frappé les Neuf-Arcs (les peuples
)) nomades) ; le Dieu gracieux Seigneur du monde. Soleil
)) stabiliteur du monde, le fils du Soleil, Thouthmosis, bien-
)) faiteur du monde, vivifié aujourd'hui et à toujours. »
Deuxième ligne. « Il a fait exécuter ces constructions en
» l'honneur de son père Amon-Ra, Roi des Dieux; il lui a
» érigé ce grand temple dans la partie occidentale du
)) Thouthmoséion d'Amon, en belle pierre de grès : c'est ce
)) qu'a fait le (Roi) vivant toujours. »
La plupart des bas-reliefs décorant les galeries et les
chambres des édifices représentent ce roi, Thouthmosis III,
rendant divers hommages aux dieux, ou en recevant des
grâces et des dons. Ici je citerai seulement deux tableaux
sculptés sur la paroi de gauche de la grande salle ou sanc-
tuaire. Dans l'un, le plus étendu, le Pharaon casqué est
conduit par la déesse Hathor et par le dieu Atmou, qui se
tiennent par la main, vers l'arbre mystique de la vie. Le
Roi des dieux, Amon-Ra, assis, trace avec un pinceau le nom
de Thouthmosis sur l'épais feuillage, en disant : « Mon fils,
DE CIIAMPOLLION LE JEUNE 353
» Soleil stabiliteur du monde, je place ton nom sur l'arbre
» Oscht, dans le palais du Soleil ! )) Cette scène se passe de-
vant les vingt-quatre divinités secondaires adorées à Thèbes
et disposées sur deux files, en tète desquelles on lit l'in-
scription suivante : « Voici ce que disent les autres grandes
» divinités de Tôph (Thèbes) : « Nos cœurs se réjouissent à
» cause du bel édifice construit par le Roi Soleil stabiliteur
» du monde. »
J'ai trouvé dans le second tableau, pour la première fois,
le nom et la représentation de la reine, femme de Thouth-
mosis III : cette princesse, appelée Rhamaïthé et portant
le titre de royale épouse, accompagne son mari faisant de
riches offrandes à Amon-Ra, générateur. La reine reparaît
aussi dans deux tableaux décorant une des petites salles de
gauche au fond de l'édifice.
Les six dernières salles du palais, dans l'une desquelles
existe renversée une chapelle monolithe de granit rose, sont
couvertes de bas-reliefs de l'époque de Thouthmosis P', de
Thouthmosis II, de la reine Amensé, et de son fils Thouth-
mosis III, dont les légendes royales sont scidptées en sur-
charge sur celles du régent Aménenthé, martelées avec
assez de soin, ainsi que toutes les figures en pied représen-
tant ce prince, dont la mémoire fut ainsi proscrite.
La fondation de cet édifice remonte donc aux premières
années du XVIIP siècle avant J.-C. Il est naturel, par con-
séquent, d'y rencontrer, en le parcourant avec soin, plu-
sieurs restaurations, annoncées d'ailleurs par des inscrip-
tions qui en fixent l'époque et en nomment les auteurs.
Telles sont :
1" La restauration des portes et d'une portion du plafond
de la grande salle, par Ptolémée l-lvergète II, entre l'an 146
et l'an 118 avant notre ère;
2" Des réparations faites vers l'an 392 avant notre ère,
aux colonnes d'ordre protodoricjuc (jui soutiennent les pla-
fonds des galeries, sous le Pliaraon mendésien Ilacoris. On
Bim,. KCiYPT., T. \xxi. 23
351 LF.TTRES ET .lOlJRNAUX
a employé pour cela des pierres provenant d'un petit édi-
fice construit par la princesse Néitocris, fille de Psammé-
tichus II;
3° Toutes les sculptures des façades supérieures sad et
nord, exécutées sous le règne de Rhamsès-Méiamoun, au
XV« siècle avant notre ère.
Ces derniers embellissements, les plus anciens et les plus
notables de tous, avaient été ordonnés sans doute pour lier,
par la décoration, le petit palais de Mœris avec le grand
palais de Rhamsès-Méiamoun, qui, avec ses attenances,
couvre presque toute la butte de Médinet-Habou. C'est ici
en effet qu'existent les ouvrages les plus remarquables de
ce Pharaon, l'un des plus illustres parmi les souverains
de l'Egypte, et dont les grands exploits militaires ont été
confondus avec ceux de Sésostris ou Rhamsès le Grand par
les auteurs anciens et par les écrivains modernes.
Un édifice d'une médiocre étendue, mais singulier par ses
formes inaccoutumées, le seul qui, parmi tous les monu-
ments de l'Egypte, puisse donner une idée de ce qu'était
une habitation particulière à ces anciennes époques, attire
d'abord les regards du voyageur. Le plan qu'en ont publié
les auteurs de la grande Description de l'Egypte pourra
donner une idée exacte de la disposition générale de ces
deux massifs de pylônes unis à un grand pavillon par des
constructions tournant sur elles-mêmes en équerre; je ne
dois m'occuper que des curieux bas-reliefs et des inscriptions
sculptées sur toutes les surfaces.
L'entrée principale regarde le Nil. On trouve d'abord
deux grands massifs, formant une espèce de faux pylône,
enseveli en partie sous des buttes provenant des débris
d'habitations modernes. Vers le haut, règne une frise ana-
glyphiquc, composée des éléments combinés de la légende
royale du Rhamsès fils aîné et successeur immédiat de
Rhamsès-Méiamoun, a Soleil, gardien de vérité éprouvé par
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 355
» Amon )). On remarque de plus, sur ces massifs, des ta-
bleaux d'adoration de la même époque, et deux fenêtres
portant sur leur bandeau le disque ailé de Hat, et sur
leurs jambages les légendes royales de Rliamsès-Méiamoun,
« Soleil, gardien de vérité, l'ami d'Amon ».
La porte qui sépare ces constructions appartient au règne
d'un troisième Rhamsès, le second fils de Méiamoun, « le
» Soleil Seigneur de vérité aimé par Amon ».
Dans l'intérieur de cette petite cour, s'élèvent deux mas-
sifs de pylônes, ornés, ainsi que les constructions qui les
unissent au grand pavillon, de frises anagiyphiques portant
la légende du fondateur Rhamsès-Méiamoun, et de bas-
reliefs d'un grand intérêt, parce qu'ils ont trait aux con-
quêtes de ce Pharaon.
La face antérieure du massif de droite est presque entiè-
rement occupée par une figure colossale du conquérant,
levant ca hache d'armes sur un groupe de prisonniers barbus
dont sa main gauche saisit les chevelures. Le dieu Amon-Ra,
d'une stature tout aussi colossale, présente au vainqueur la
harpe divine en disant : « Prends cette arme, mon fils chéri,
» et frappe les chefs des contrées étrangères ! »
Le soubassement de ce vaste tableau est composé des
chefs des peuples soumis par Rhamsès-Méiamoun, age-
nouillés, les bras attachés derrière le dos par les liens qui,
terminés par une houppe de papyrus ou une fleur de
lotus, indiquent si le personnage est un Asiatique ou un
Africain.
Ces chefs captifs, dont les costumes et les physionomies
sont très variés, offrent, avec toute vérité, les traits du
visage et les vêtements particuliers à chacune des nations
qu'ils représentent. Des légendes hiéroglyphi(|Ucs donnent
successivement le nom de diaciue peuple. Deux ont entiè-
rement disparu. Celles (pu subsistent, au nombi-c^ de i'in(|.
annoncent :
356 LETTRES ET JOURNAUX
Le chef du pays de Kousclii mauvaise ]
race (l'Ethiopie), / ^^^ Afrique;
Le chef du pays de Térosis, i
Le chef du pays de Toroao, )
et :
Le chef du pays de Robou, ) . .
Le clief du pays de Moschausch, )
Un tableau et un soubassement analogues décorent la
face antérieure du massif de gauche, mais ici tous les captifs
sont des chefs asiatiques. On les a rangés dans l'ordre
suivant :
Le chef de la mauvaise race du pays de Schéto ou Chéta ;
Le chef de la mauvaise race du pays d'Aumôr;
Le grand du pays de Fekkaro ;
Le grand du pays de Schaîrotana, contrée maritime ;
Le grand du pays de Scha (le reste est détruit);
Le grand du pays de Touirscha, contrée maritime;
Le grand du pays de Pa (le reste est détruit).
Sur l'épaisseur du massif de gauche, Rhamsès-Méiamoun,
casqué, le carquois sur l'épaule, conduit des groupes de
prisonniers de guerre aux pieds d'Amon-Ra. Le dieu dit
au conquérant : « Va ! empare-toi des contrées ; soumets
)) leurs places fortes, et amène leurs chefs en esclavage. »
Le massif correspondant, et les corps de logis qui réu-
nissent le pylône au grand pavillon du fond, sont couverts
de sculptures qu'il serait trop long de décrire ici. On re-
marque des fenêtres décorées extérieurement et intérieu-
rement avec beaucoup de goût, et des balcons soutenus par
des prisonniers barbares sortant à mi-corps de la muraille.
L'intérieur du grand pavillon, divisé en trois étages, fut
décoré de bas-reliefs représentant des scènes de la vie do-
mestique de Rhamsès-Méiamoun. Je possède des dessins
exacts de tous ces intéressants tableaux, parmi lesquels on
remarque le Pharaon servi par les dames du palais, prenant
son repas, jouant avec ses petits enfants, ou occupé avec la
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 357
reine d'une partie de jeu analogue à celui des échecs, etc.,
etc. L'extérieur de ce pavillon est couvert de légendes du
roi ou de bas-reliefs commémoratifs de ses victoires.
C'est en suivant l'axe principal de ces curieuses construc-
tions qu'on arrive enfin devant le premier pylône du grand
et magnifique palais de Rliamsès-Méiamoun. L'édifice que
nous venons de décrire n'en était qu'une dépendance et une
simple annexe.
Ici, tout prend des proportions colossales. Les faces exté-
rieures des deux énormes massifs du premier pylône, entiè-
rement couvertes de sculptures, rappellent les exploits du
fondateur de l'édifice, non seulement par des tableaux d'un
sens vague et général, mais encore par les images et les
noms des peuples vaincus, par celles du conquérant et de
la divinité protectrice qui lui donne la victoire. On voit, sur
le massif de gauche, le dieu Phtha-Socharis livrant à
Rhamsès-Méiamoun treize contrées asiatiques, dont les
noms, conservés pour la plupart, ont été sculptés dans des
cartels servant comme de boucliers aux peuples enchaînés.
Une longue inscription, dont les onze premières lignes
sont assez l)ien conservées, nous apprend que ces conquêtes
eurent lieu dans la douzième année du règne de ce Pharaon.
Dans le grand tableau du massif de droite, le dieu Amon-
Ra, sous la forme de Phré hiéracocéphale, donne la harpe
au belliqueux Rhamsès pour frapper vingt-neuf peuples du
Nord ou du Midi. Dix-neuf noms de contrées ou de villes
subsistent encore ; le reste a été détruit pour appuyer contre
le pylône des masures modernes. Le Roi des dieux adresse
à Méiamoun un long discours, dont voici les dix premières
colonnes : « Amon-Ra a dit : Mon fils, mon germe chéri,
» maître du monde. Soleil gardien de justice, ami d'Amon,
» toute force t'appartient sur la Terre entière; les nations
» du Septentrion et du Midi sont abattues sous tes pieds;
» je te livre les chefs des contrées méridionales; conduis-les
» en ca|»ti\ it<'', et Ictu-s ciif^iits ;'i leur siiKr ; dispose de tous
358 LETTRES ET JOURNAUX
» les biens existants dans leur pays : laisse respirer ceux
» d'entre eux qui voudront se soumettre, et punis ceux dont
» le cœur est contre toi. Je t'ai livré aussi le Nord (la-
» cune); la Terre-Rouge (l'Arabie) est sous tes sandales »,
etc., etc. Une grande stèle, mais très fruste, constate que
ces conquêtes eurent lieu dans la onzième année du roi.
C'est à la même année du règne de Rhamsès-Méiamoun
que se rapportent les sculptures des massifs du premier
pylône du côté de la cour. Il s'agit ici d'une campagne contre
les peuples asiatiques nommés Moscliausch.
Des masses de débris amoncelés couvrent toute la partie
inférieure du pylône, et enfouissent en très grande partie
la magnifique colonnade qui décore le côté gauche de la cour,
ainsi que la galerie soutenue par des piliers-cariatides fer-
mant cette même cour du côté droit. Déblayer cette partie
du palais serait une entreprise fort dispendieuse, mais elle
aurait pour résultat certain de rendre à l'admiration des
voyageurs deux galeries de la plus complète conservation,
des colonnes couvertes de bas-reliefs, de riclies décorations
ayant conservé tout Téclat de leurs couleurs, et enfin une
nombreuse série de grands tableaux historiques. Il a fallu
me contenter de copier les inscriptions dédicatoires qui
couvrent les deux frises et les architraves des élégantes co-
lonnes, dont les chapiteaux imitent la fleur épanouie du
lotus.
Au fond de cette première cour, s'élève un second pylône,
décoré de figures colossales sculptées, comme partout
ailleurs, de relief dans le creux; celles-ci rappellent les
triomphes de Rhamsès-Méiamoun dans la IX*' année de
son règne. Le roi, la tête surmontée des insignes du fils
aine d'Amon, entre dans le temple d'Amon-Ra et de la
déesse Mouth, conduisant trois colonnes de prisonniers de
guerre, imberbes et enchaînés dans diverses positions. Ces
nations, appartenant à une même race, sont nommées ScJia-
kalasc/idj Taônaou et Pourosato ; plusieurs voyageurs, exa-
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 359
minant les physionomies et le costume de ces captifs, ont
cru reconnaître en eux des peuples hindous. Sur le massif
de droite de ce pylône, existait une énorme inscription au-
jourd'hui détruite aux trois quarts par des fractures et des
excavations. J'ai vu, par ce qui en subsiste encore, qu'elle
était relative à l'expédition contre les Scliakalasclia, les
Fekkaro, les Pourosato, les Taôiiaou et les Ousc/iascha.
Il y est aussi question des contrées d'Aumôr et d'Oreksa,
ainsi que d'une bataille navale.
Une magnifique porte en granit rose unit les deux massifs
du second pylône. Des tableaux d'adoration aux diverses
formes d'Amon-Ra et de Phtha en décorent les jambages,
au bas desquels on lit deux inscriptions dédicatoires attestant
que Rhamsès-Méiamoun a consacré cette grande porte en
belle piciTo de granit à son père Amon-Ra, et qu'enfin les
battants ont été si richement ornés de métaux précieux
qu'Amon lui-même se réjiuiit en les contemplant.
On se trouve, après avoir franchi cette porte, dans la se-
conde cour du palais, où la grandeur pharaonique se montre
dans tout son éclat. La vue seule peut donner une idée du
majestueux elîet de ce péristyle, soutenu à l'est et à l'ouest
par d'énormes colonnades, au nord par des piliers contre
lesquels s'appuient des cariatides colossales, et au sud par
d'autres piliers-cariatides, derrière lesquels se montre une
seconde colonnade. Tout est chargé de sculptures revêtues
de couleurs très brillantes encore : c'est ici qu'il faut envoyer,
pour les convertir, les ennemis systématiques de l'archi-
tecture peinte.
Les parois des quatre galeries de cette cour conservent
toutes leurs décorations. De grands et vastes tableaux
sculptés et peints appellent de toute pai-t la curiosité des
voyageurs. L'œil se repose sur I*- l»r| a/ur (\vs plafonds ornés
d'étoiles de couleur jaune doré, mais riuiportaiice et la
variété des scènes reproduites par le ciseau absorbent bientôt
toute l'attention.
360 LETTRES ET JOURNAUX
Quatre tableaux, formant le registre inférieur de la galerie
de l'est, côté gauche, et une partie de la galerie sud retra-
cent les principales circonstances d'une guerre de Rhamsès-
Méiamoun contre des peuples asiatiques nommés Robou,
teint clair, nez aquilin, longue barbe, couverts d'une grande
tunique et d'un surtout transversalement rayé bleu et blanc.
Ce costume est tout à fait analogue à celui des Assyriens et
des Mèdes figurés sur les cylindres dits babyloniens ou per-
sépolitains.
Premier tableau. Grande bataille : le héros égyptien,
debout sur un char lancé au galop, décoche des flèches
contre une foule d'ennemis fuyant dans le plus grand dé-
sordre. On aperçoit sur le premier plan les chefs égyptiens
montés sur des chars, et leurs soldats entremêlés à des
alliés, les Fekkaro, massacrant les Robou épouvantés ou
les liant comme prisonniers de guerre. Ce tableau seul con-
tient plus de cent figures en pied, sans compter les chevaux.
Deuxième tableau. Les princes et les chefs de l'armée
égyptienne conduisent au roi victorieux quatre colonnes de
prisonniers : des scribes comptent et enregistrent le nombre
des mains droites et des parties génitales coupées aux
Robou morts sur le champ de bataille. L'inscription porte
textuellement : « Conduite des prisonniers en présence de
» Sa Majesté; ceux-ci sont au nombre de mille; mains
» coupées, trois mille; phallus, trois mille. » Le Pharaon,
aux pieds duquel on dépose ces trophées, paisiblement assis
sur son char, dont les chevaux sont retenus par des ofiiciers,
adresse une allocution à ses guerriers. Il les félicite de leur
victoire, et prodigue fort naïvement les plus grands éloges
à sa propre personne : a Livrez-vous à la joie, leur dit-il,
» qu'elle s'élève jusques au ciel ; les étrangers sont renversés
» par ma force ; la terreur de mon nom est venue, leurs
» cœurs en ont été remplis ; je me suis présenté devant eux
)) comme un lion, je les ai poursuivis semblable à un épervier ;
» j'ai anéanti leurs âmes criminelles; j'ai franchi leurs
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 361
)) fleuves, j'ai incendié leurs forteresses ; je suis pour l'Egypte
» ce qu'a été le Dieu Manclou : j'ai vaincu les Barbares :
» Amon-Ra, mon père, a liumilié le Monde entier sous mes
)) pieds, et je suis Roi sur le trône à toujours. »
En dehors de ce curieux tableau, existe une très longue
inscription, malheureusement fort endommagée, et relative
à cette campagne, qui date de l'an V du règne de Rhamsès-
Méiamoun.
Troisième tableau. Le vainqueur, le fouet en main et
guidant ses chevaux, retourne ensuite en Egypte. Des
groupes de prisonniers enchaînés précèdent son char ; des
officiers étendent au-dessus de la tête du Pharaon de larges
ombrelles. Le premier plan est occupé par l'armée égyp-
tienne, divisée en pelotons marchant régulièrement en ligne
et au pas, selon les règles de la tactique moderne. Enfin,
Rhamsès rentre triomphant dansThèbes(^«a^/véme tableau).
Il se présente à pied, traînant à sa suite trois colonnes de
prisonniers, devant le temple d'Amon-Ra et de la déesse
Moutli ; le roi harangue les divinités et en reçoit en réponse
les assurances les plus flatteuses.
Une immense composition remplit tout le registre supé-
rieur de la galerie nord et de la galerie est, à droite de la
porte principale. C'est une cérémonie publique qui n'olîre
pas moins de deux cents personnages en pied. A cette pom-
])eiis(' marche assiste tout ce que l'Egypte renfermait de plus
grand et de plus illustre : c'est en quelque sorte le triomphe
de Rhamsès-M('Mainoun, et la panégyrie célébrée par le
souverain et son peuple, pour remercier la divinité de
la constante prolection qu'elle avait accordée au.\ armes
égyptiennes. Une ligne de grands hiéroglyphes, sc-ulptés
au-dessus du tableau et dans t()ut(' sa longueur, annonce
que cette panégyrie (IIBAI) en rii(»mi(Mu- d'Ammon-lIorus
(l'A et Vil d(» la théologie égyj)ticnne) eut lieu à Thèbes le
premier jour du mois de Pasdions. Cette légende contient
en outre l'analyse ininuticusc du vaste tableau qu'elle sur-
362 LETTRES ET .JOURNAUX
monte; c'est pour ainsi dire le programme entier de la cé-
rémonie.
L'analyse rapide que j'en donne ici ne sera que la tra-
duction de cette légende, ou celle des nombreuses inscrip-
tions sculptées dans le bas-relief auprès de chaque person-
nage et au-dessus des groupes principaux.
Rliamscs-Mciamoun sort de son palais, porté dans un naos,
espèce de châsse richement décorée, soutenue par douze
oêris ou chefs militaires, la tète ornée de plumes d'autruclie.
Le monarque, décoré de toutes les marques de sa royale
puissance, est assis sur un trône élégant que des images d'or
de la justice et de la vérité couvrent de leurs ailes étendues;
le sphinx, emblème de la sagesse unie à la force, et le lion,
symbole du courage, sont debout près du trône, qu'ils sem-
blent protéger. Des officiers agitent autour du naos les
flabellam et les éventails ordinaires; de jeunes enfants de
la caste sacerdotale marchent auprès du roi, portant son
sceptre, l'étui de son arc et ses autres insignes. Neuf princes
de la famille royale, de hauts fonctionnaires de la caste sacer-
dotale et des chefs militaires suivent le naos à pied, rangés
sur deux lignes; des guerriers portent les socles et les gra-
dins du naos; la marche est fermée par un peloton de sol-
dats. Des groupes tout aussi variés précèdent le Pharaon.
Un corps de musique, où l'on remarque la flûte, la trom-
pette, le tambour et des choristes, forme la tète du cortège.
Viennent ensuite les parents et les familiers du roi, parmi
lesquels on compte plusieurs pontifes; enfin le^7s aîné de
Rhamsès, le chef de l'armée après lui, brûle l'encens devant
la face de son père.
Le roi, arrivé au temple d'Ammon-Horus, s'approche de
l'autel, répand des libations et brûle l'encens; vingt-deux
prêtres portent sur un riche palanquin la statue du dieu qui
s'avance au milieu des flabellam, des éventails et des rameaux
de fleurs. Le roi, à pied, coiffé du simple diadème de la réf/ion
inférieure, précède le dieu et suit immédiatement le taureau
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 363
blanc, symbole vivant d'Ammon-Horus ou Amon-Ra, le
mari de sa mère. Un prêtre encense l'animal sacré. La reine,
épouse de Rhamsès, se montre vers le haut du tableau
comme spectatrice de la pompe religieuse, et, tandis que
l'un des pontifes lit à haute voix Y invocation prescrite lors-
que la lumière du dieu franchit le seuil de son temple,
dix-neuf prêtres s'avancent portant les diverses enseignes
sacrées, les vases, les tables de proposition, et tous les us-
tensiles du culte. Sept autres prêtres ouvrent ce cortège re-
ligieux, soutenant sur leurs épaules des statuettes; ce sont
les images des rois ancêtres et prédécesseurs de Rhamsès-
Méiamoun, assistant au triomphe de leur descendant.
Ici a lieu une cérémonie sur la nature de laquelle on s'est
étrangement mépris. Deux enseignes sacrées, particulières
au dieu Ammon-Horus, s'élèvent au-dessus de deux autels.
Deux prêtres, reconnaissables à leur tête rase et mieux
encore à leur titre inscrit à côté d'eux, se retournent pour
entendre les ordres du grand pontife président de la pané-
gyrie, lequel tient en main le sceptre nommé pat, insigne
de ses hautes fonctions; un troisième prêtre donne la liberté
à quatre oiseaux qui s'envolent dans les airs. On a voulu
voir ici des sacrifices humains, en prenant le sceptre du
pontife pour un couteau, les deux prêtres pour deux victimes,
et les oiseaux pour l'emblème des âmes qui s'échappaient
des corps de deux malheureux égorgés par une barbare su-
perstition; mais une inscription, sculptée devant l'iiiéro-
grammate assistant à la cérémonie, nous rassure complète-
ment et prouve toute l'innocence de cette scène, en nous
faisant bien connaître ses détails et son but.
Voici la traduction du texte, et sa disposition :
(( Le président de la panégyrie a dit :
» Donnez l'essor aux (juatre oies ;
» Amsèt, I Sis, | Soumautf. | Kcbhsniv,
» Dirigez-vous vers
364
» le Midi,
LETTRES ET JOURNAUX
le Nord, l'Occident,
l'Orient,
» Que Horus,Jils d'Isis et d'Osiris, n'est coiffé du pschent,
)) Et que le Roi Rhamsès s'est coiffe du pschent. »
Il en résulte clairement que les quatre oiseaux représentent
les quatre enfants d'Osiris, Amsèt, Sis, etc., génies des
quatre points cardinaux, vers lesquels on les prie de se di-
riger pour annoncer aussi au monde entier qu'à l'exemple
du dieu Horus, le roi Rhamsès-Méiamoun vient de mettre
sur sa tète la couronne, emblème de la domination sur les
régions supérieures et inférieures. Cette couronne se nom-
mait pschent; c'est celle que porte ici en effet, et pour la
première fois, le roi debout et devant lequel se passe la
fonction sacrée qu'on vient de faire connaître.
La dernière partie du bas-relief représente le roi, coiffé
du pschent, remerciant le dieu dans son temple. Le mo-
narque, précédé de tout le corps sacerdotal et de la musique
sacrée, est accompagné parles officiers de sa maison. On le
voit ensuite couper avec une faucille d'or une gerbe de blé,
et, coiffé enfin de son casque militaire comme à sa sortie du
palais, prendre congé, par une libation, du dieu Ammon-
Horus rentré dans son sanctuaire. La reine est encore témoin
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 365
de ces deux dernières cérémonies. Le prêtre invoque les
dieux, un hiérogrammate lit une longue prière, auprès du
Pliaraon sont encore le taureau blanc et les images des rois
ancêtres dressées sur une môme base. C'est en étudiant
cette partie du tableau que j'ai pu m'assurer enfin de la place
relative qu'occupe Rliamsès-Méiamoun dans la série des
dynasties égyptiennes. Les statues des rois ses prédécesseurs
sont ici chronologiquement rangées, et, comme cet ordre est
celui même que leur assignent d'autres monuments de
Thèbes, aucun doute ne saurait s'élever sur cette ligne de
succession, ces statues, au nombre de neuf, portant devant
elles les car+ouches-prénoms des rois qu'elles représentent.
Ce sont, en commençant par le plus ancien et le dernier de
tous :
1. Aménophis III [Memnon) ; 6. Ménéphtha II ;
2. Horus; 7. Ménéphtha III ;
3. Rhamsès /«'; 8. Rhamerré;
4. Mé/iéphiha I""^ {Ousiréi) ; 9. Rhamsès-Méiamoun.
5. Rhamsès le Grand;
Ainsi, des monuments de divers ordres m'ayant déjà
démontré que Rhamsès le Grand, le Sésostris d'Hérodote,
devait être compris dans la XVIIP Dynastie, et qu'il répond
exactement au Rhamsès dit yEr/yptas des extraits de Mané-
thon, nous devons forcément reconnaître dans Rhamsès-
Méiamoun le chef de la XIX*^ Dynastie, le Rhamsês-Séthos
des mêmes extraits.
Ces deux princes, ayant marqué leur règne par de grands
exploits militaires, ont été confondus par les historiens
grecs en un seul et même personnage. Mais les monuments
originaux les dilîêrcncicnt trop bien l'un de l'autre pour que
la môme confusion [)uissc avoir lieu désormais. Je me pro-
pose de traiter ailleurs de cette importante distinction avec
plus de détails. Revenons à la décoration de la magnilique
cour de Médinet-Hal)ou. On a sculpté dans le registre supé-
.'^60 LETTRES ET JOURNAUX
rieur de la galerie de l'est, partie gauche, et dans celui de
la galerie du sud, une seconde cérémonie publique tout
aussi développée que la précédente. Celle-ci est une pané-
gyrie célébrée par le roi en l'honneur de son père, le dieu
Sochar-Osiris, le vingt-septicme jour du mois d'Hathor. Je
possède également des dessins fidèles de cette solennité et
la copie des nombreuses légendes explicatives qui l'accom-
pagnent.
Il faut passer rapidement sur les scènes de consécration
et les honneurs royaux décernés par les dieux à Rhamsès-
Méiamoun, et que reproduisent une foule de grands bas-
reliefs sculptés dans les registres inférieurs des galeries de
l'est, du nord et du sud. Je dois encore mieux me dispenser
de noter ici le nom des divinités auxquelles le Pharaon pré-
sente des offrandes variées, dans les cent quarante-quatre
bas-reliefs peints qui ornent seulement les seize piliers des
galeries est et ouest, non compris tous ceux du même
genre sculptés sur le fût des trois grandes colonnades qui
soutiennent, soit les galeries nord et sud, soit l'intérieur de
la galerie de l'ouest. Sur la paroi du fond de cette galerie
ou portique, formé par une double rangée de piliers-caria-
tides et de colonnes, vingt-quatre grands bas-reliefs retra-
cent des hommages pieux du roi envers les dieux, ou les
bienfaits que les grandes divinités de Thèbes prodiguent
au Pharaon victorieux. Une série de figures en pied ornent
le soubassement de cette galerie et méritent une attention
particulière.
Les légendes hiéroglyphiques inscrites à côté de ces per-
sonnages revêtus du riche costume des princes égyptiens,
dont ils tiennent en main les insignes caractéristiques,
constatent qu'on a représenté ici les enfants de Rhamsès-
Méiamoun par ordre de primogéniture. On a seulement fait
deux groupes distincts des enfants mâles et des princesses.
Les princes, dont les noms ont été sculptés à côté de leurs
images, sont au nombre de neuf, savoir :
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 367
1. Rhamsès-Amonrnai , basilicogmmmate, commandant
des troupes;
2. Rliamsès-Amon-Jii-scliopsch, basilicogrammate, com-
mandant de cavalerie ;
3. Rhamsès-Mandou-hi-schopscJi , basilicogrammate,
commandant de cavalerie;
4. Pliréhipefhbour, haut fonctionnaire dans l'administra-
tion royale ;
5. Mandou-schopsch, idem ;
6. Rhamsès-Maithmou, prophète des dieux Phré et
Athmou ;
7. RhamsèS'Scha-hem-kamp , grand-prêtre de Phtha;
8. Rhamsès-Amon-hi-scliopscli, sans autre qualification
que celle de prince ;
9. Rhamsès-Méiamoun, idem.
Les trois premiers, après la mort de leur père Rhamsès-
INIéiamoun, étant successivement montés sur le trône des
Pharaons, leurs légendes ont dû être surchargées pour re-
cevoir les cartouches prénoms ou noms propres de ces
princes parvenus au souverain pouvoir. Il faut remarquer
aussi, à propos de cette liste intéressante, qu'à cette époque
le nom de Rhamsès était devenu en quelque sorte le nom
même de la famille, et que le conquérant avait concentré
.dans les membres do sa maison les postes les plus impor-
tants de l'armée, do l'administration civile et du sacerdoce.
Les noms propres des lilles du roi n'ont jamais été sculptés.
Toute cette série de princes et de princesses forme la dé-
coration du soubassement, à la droite et à la gauche d'une
grande et belle porte s'ouvranl sur le milieu de la galerie
de l'ouest. On entrait jadis, en la traversant, dans une troi-
sième cour environnée et suivie d'un très grand nombre de
salles : les décombres ont depuis longtemps enseveli toute
cette partie du palais, existante encore sous les débris en-
tassés des frêles constructions (jui se sont succédé d'âge en
âge. Des fouilles en grand mettraient ici à découvert des
3G8 LETTRES ET JOURNAUX
tableaux et des inscriptions d'une haute importance : mes
moyens ne me permettant point de penser à les entre-
prendre, je réservai les fonds dont je pouvais disposer pour
le déblaiement des grands bas-reliefs qui couvrent toute la
partie extérieure nord du palais à partir du premier py-
lône, et la presque totalité de la muraille extérieure sud,
enfouie jusques à la corniche qui couronne l'édifice entier.
La muraille nord offre une suite de bas-reliefs histo-
riques du plus grand intérêt. Je donnerai ici un court abrégé
du sujet de chacun d'eux, en commençant par l'extrémité
de la paroi vers l'ouest.
Campagne contre les Moschausch et les Robou.
Premier tableau. L'armée égyptienne en marche sur huit
ou neuf rangées de hauteur. Un trompette et un corps
d'hoplites précèdent un char que dirige un jeune conduc-
teur : du milieu de ce char s'élève un grand mât surmonté
d'une tête de bélier ornée du disque solaire. C'est le char
du dieu Amon-Ra, qui guide à l'ennemi le roi Rhamsès-
Méiamoun, également monté sur un char richement orné
et qu'entourent les archers de la garde ainsi que les officiers
attachés à sa personne. On lit, à côté du char du dieu :
« Voici ce que dit Amon-Ra, le Roi des Dieux : « Je marche
)) devant toi, ô mon fils ! »
Deuxième tableau. Bataille sanglante : les Moschausch
prennent la fuite; le roi et quatre princes égyptiens en font
un horrible carnage.
Troisième tableau. Rhamsès, debout sur une espèce de
tribune, harangue cinq rangées de chefs et de guerriers
égyptiens conduisant une foule de Moschausch et de Robou
prisonniers. Réponse des chefs militaires au roi. En tête de
chaque corps d'armée, on fait le dénombrement des mains
droites coupées aux ennemis morts sur le champ de bataille,
ainsi que celui de leurs phallus, sorte d'hommage rendu à
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 369
la bravoure des vaincus. L'inscription porte à 2.535 le
nombre de ces preuves de victoire sur des hommes coura-
geux et vaillants.
Campagne contre les Fekkaro, les Schakalasclia et peuples
de même race à physionomie hindoue.
Premier tableau (à la suite des précédents). Le roi Rham-
sès-Méiamoun, en costume civil, harangue les chefs de la
caste militaire agenouillés devant lui, ainsi que les porte-
enseignes des différents corps; plus loin, les soldats, debout,
écoutent les paroles du souverain qui les appelle aux armes
pour punir les ennemis de l'Egypte. Les chefs répondent à
l'appel du roi en invoquant ses victoires récentes, et pro-
testent de leur dévouement à an prince qui obéit aux pa-
roles d'Amon-Ra. La trompette sonne, les arsenaux sont
ouverts, les soldats, divisés par pelotons et sans armes,
s'avancent dans le plus grand ordre, guidés par leurs chefs;
on leur distribue des casques, des arcs, des carquois, des
haches de bataille, des lances et toutes les armes alors en
usage.
Deuxième tableau. Le roi, tête nue et les cheveux nattés,
tient les rênes de ses chevaux et marche à l'ennemi. Une
partie de l'armée égyptienne le précède en ordre de bataille;
ce sont les fantassins pesamment armés ou hoplites. Sur le
flanc s'avancent par pelotons les troupes légères de dif-
férentes armes; les guerriers montés sur des chars ferment
la marche. Une des inscriptions de ce bas-relief compare le
roi au germe de Mandou, s'avançant pour soumettre la
Terre entière à ses lois, ses fantassins à des taui'caux ter-
ribles, et ses cavaliers à des éperviers rapides.
Troisième tableau. Défaite des Fekkaro et d(^ leurs ;ijliés.
Les fantassins égyptiens les mettent en fuite sur tous les
points du cham[) de bataille. Méiamoun, secondé par ses
chars de guerre, en fait un horrii>le carnage; <|uel(iues chefs
BlBI.. KGYPT., T. XXXI. 24
370 LETTRES ET JOURNAUX
ennemis résistent encore, montés sur des chars traînés soit
par deux chevaux, soit par quatre bœufs. Au milieu de la
mêlée, et à une des extrémités, plusieurs chariots traînés par
des bœufs et remplis de femmes et d'enfants, sont défendus
par des Fekkaro; des soldats égyptiens les attaquent et les
réduisent en esclavage.
Quatrième tableau. Après cette première victoire, l'armée
égyptienne se remet en marche, toujours dans l'ordre le plus
méthodique et le plus régulier, pour atteindre une seconde
fois l'ennemi. Elle traverse des pays difficiles infestés de
bêtes sauvages : sur le flanc de l'armée, le roi, attaqué par
deux lions, vient de terrasser l'un et combat contre l'autre.
Cinquième tableau. Le roi et ses soldats arrivent sur le
bord de la mer, au moment où la flotte égyptienne en est
venue aux mains avec la flotte des Fekkaro, combinée avec
celle de leurs alliés les Schaîrotanas, reconnaissables à leurs
casques armés de deux cornes. Les vaisseaux égyptiens ma-
nœuvrent à la fois à la voile et à l'aviron : des archers en
garnissent les hunes, et leur proue est ornée d'une tête de
lion. Déjà un navire fekkarien a coulé, et la flotte alliée se
trouve resserrée entre la flotte égyptienne et le rivage, du
haut duquel Rhamsès-Méiamoun et ses fantassins lancent
une grêle de traits sur les vaisseaux ennemis. Leur défaite
n'est plus douteuse, la flotte égyptienne entasse les prison-
niers à côté de ses rameurs. En arrière, et non loin du Pha-
raon, on a représenté son char de guerre et les nombreux
officiers attachés à sa personne. Ce vaste tableau renferme
plusieurs centaines de figures, et j'en rapporte une copie
très exacte.
Sixième tableau. Le rivage est couvert de guerriers égyp-
tiens conduisant divers groupes mêlés de Schaîrotanas et de
Fekkaro prisonniers. Les vainqueurs se dirigent vers le roi,
arrêté avec une partie de son armée devant une place forte
nommée Mogadiro. Là se fait le dénombrement des mains
coupées. Le Pharaon, du haut d'une tribune sur laquelle
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 371
repose son bras gauche appuyé sur un coussin, harangue
ses fils et les principaux chefs de son armée, et termine son
discours par ces phrases remarquables : « Amon-Ra était à
» ma droite comme à ma gauche ; son esprit a inspiré mes
» résolutions; Amon-Ra lui-même, préparant la perte de
)) mes ennemis, a placé le monde entier dans ma main. »
Les princes et les chefs répondent au Pharaon qu'il est un
Soleil appelé à soumettre tous les peuples du Monde, et
que l'Egypte se réjouit d'une victoire remportée par le bras
du fils d'Amon, assis sur le trône de son père.
Septième tableau. Retour du Pharaon vainqueur à Thèbes
après sa double campagne contre les Robou et les Fekkaro.
On voit les principaux chefs de ces nations conduits par
Rhamsès devant le temple de la grande triade thébaine,
Amon-Ra, Mouth et Clions. Le texte des discours que sont
censés prononcer les divers acteurs de cette scène à la fois
triomphale et religieuse subsiste encore en grande partie.
En voici la traduction :
« Paroles des chefs du pays de Fekkaro et du pays de
)) Robou qui sont en la puissance de Sa Majesté, et qui glo-
» rifient le Dieu bienfaisant, le Seigneur du monde. Soleil
» gardien de justice, ami d'Amon : « Ta vigilance n'a point
» de bornes; tu règnes comme un puissant soleil sur
» l'Egypte; grande est ta force, ton courage est sem-
)) blable à celui de Bore (le griffon) ; nos souffles t'appar-
)) tiennent, ainsi que notre vie qui est en ton pouvoir à
)) toujours. »
(( Paroles du Roi Seigneur du monde (etc.), à son père
» Amon-Ha, le Roi des Dieux : « Tu me l'as ordonné; j'ai
» poursuivi les Barbares ; j'ai combattu toutes les parties de
» la Terre; le monde s'est arrêté devant moi; mes bras
» ont forcé les chefs de la Terre, d'après le commandement
» sorti de ta bouche »
» Paroles d'Amon-Ra, Seigneur (hi ciel, modérateur des
» Dieux : « C^ue ton retour soit joyeux 1 tu as poursuivi les
372 LETTRES ET JOURNAUX
» Neuf-Arcs (les Barbares) ; tu as renversé tous les chefs,
)) tu as percé les cœurs des étrangers et rendu libre le
» souffle des narines de tous ceux qui (lacune). Ma bouche
» t'approuve. »
Ces tableaux, qui retracent les principales circonstances
de deux campagnes du conquérant égyptien dans la XP an-
née de son règne, arrivent jusques au second, pylône du
palais. De ce point jusques au premier pylône, les sculptures
n'abondent pas moins, mais plusieurs tableaux sont enfouis
sous des collines de décombres. J'ai pu cependant avoir
copie de deux grands bas- reliefs faisant partie d'une troi-
sième campagne du roi contre des peuples asiatiques, avec
des légendes en très mauvais état. L'un représente Rhamsès-
Méiamoun combattant à pied, couvert d'un large bouclier,
et poussant l'ennemi vers une forteresse assise sur une hau-
teur. Dans le second tableau, le roi, à la tête de ses chars,
écrase ses adversaires en avant d'une place dont une partie
de l'armée égyptienne pousse le siège avec vigueur. Des
soldats coupent des arbres et s'approchent des fossés, cou-
verts par des mantelets ; d'autres, après les avoir franchis,
attaquent à coups de hache la porte de la ville; plusieurs,
enfin, ont dressé des échelles contre la muraille et montent
à l'assaut, leurs boucliers rejetés sur leurs épaules.
Sur le revers du premier pylône existe encore un tableau
relatif à une campagne contre la grande nation de Scliéta
ou Cliéto. Le roi, debout sur son char, prend une flèche dans
son carquois fixé sur l'épaule, et la décoche contre une
forteresse remplie de Barbares. Les soldats égyptiens et les
officiers attachés à la personne du roi marchent à sa suite,
rangés sur quatre files parallèles.
Telles sont les grandes sculptures historiques encore vi-
sibles dans l'état d'enfouissement où se trouve aujourd'hui
le magnifique palais de Médinet-Habou, tout entier du
règne de Rhamsès-Méiamoun, les successeurs immédiats
n'y ayant ajouté que quelques accessoires presque insigni-
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 373
fiants. Le nombre considérable de noms de peuples et de
nations asiatiques ou africaines que j'y ai recueillis ouvre
un nouveau champ de recherches à la géographie comparée;
ce sont de précieux éléments pour la reconstruction du ta-
bleau ethnographique du monde dans la plus antique période
de son histoire. Je crois possible de reconnaître la synonymie
de ces noms égyptiens de peuples avec ceux que nous ont
transmis les géographes grecs, et ceux surtout que con-
tiennent les textes lic])reux et les mémoires originaux des
nations asiatiques. C'est un beau travail qui mérite d'être
entrepris : il sera facilité et par la connaissance positive des
traits du visage et du costume de chacun de ces peuples, et
bien plus encore par la comparaison de ces noms avec ceux
du même genre que j'ai trouvés en bien plus grand nombre
encore sur d'autres monuments de Thèbes et de la Nubie.
Toute la muraille extérieure du palais, du côté du sud,
qu'il a fallu faire déblayer jusques au second pylône, est
couverte de grandes lignes verticales d'hiéroglyphes, conte-
nant le calendrier sacré en usage dans le palais de Rhamsès;
la portion que nous avons fait excaver à grands frais con-
tient les mois de Thoth, Paophi, Hathor, Clioiac et Tôbi.
Vers l'extrémité du palais est un article du mois Paschons,
le dernier de Tannée égyptienne. Ce calendrier indique
toutes les fêtes qui se célébraient dans eha(|ue mois, et, au
bas de chaque indication de fête, on a sculpté, en tableau
synoptique, le noml)re de chacjue sorte d'otïrandes qu'on
devait présenter dans la cérémonie. Pour donner une idée
de cette sorte de calendrier, je transcrirai ici la traduction
de quelques-uns de ses articles :
(( Mois de Thoth, néoménie; manifestation de l'êloile de
)) Sot/lis. L'image d'Amon-Ra, Roi des Dieux, sort proces-
)) sionnellement du sanctuaire, accompagnée par le Roi
» Rhamsès ainsi que par les images de tous les autres Dieux
)) du temple. »
« Mois de Paophi, le XIX; jour do la principale pané-
374 LETTRES ET JOURNAUX
» gyrie d'Amon, qui se célèbre pompeusement dans Oph
)) (le palais de Karnac). L'image d'Amon-Ra sort du sanc-
)) tuaire, ainsi que celle de tous ses dieux synthrônes; le
» Roi Rhamsès l'accompagne dans la panégyrie de ce
» jour. »
(i Mois cV FJaihor, le XXVI; panégyrie de Phtha-Socha-
» ris. Le Roi accompagne l'image du Dieu gardien du Rha-
)) messéion de Méiamoun (le palais de Médinet-Habou) de
» Thèbes sur la rive gauche, dans la panégyrie de ce jour. »
Cette panégyrie continuait encore le XXVIP et le
XXVIIP jour du même mois; c'est celle qu'on a repré-
sentée dans les grands bas-reliefs supérieurs des galeries
de Test et du sud de la seconde cour du palais. Du reste,
je savais déjà, par un très grand nombre d'inscriptions, que
les Égyptiens appelaient Rhamesséion de Méiamoun le
magnifique monument de Médinet-Habou, dont je viens de
donner une description rapide.
Thèbes (environs de Médinet-Habou), 2 juillet 1829.
Afin de donner une idée générale complète du quartier
S.-O. de la vieille capitale pharaonique, voisin du nome
(ïHcrmoiitliis, il me reste à présenter quelques détails sur
deux édifices sacrés, qui, bien moins importants, à la vé-
rité, que le palais du conquérant Méiamoun, présentent
toutefois quelque intérêt sous divers rapports historiques et
mythologiques.
L'une de ces constructions s'élève au milieu de brous-
sailles et de grandes herbes, en dehors de l'angle S.-F2. et
à une très petite distance de l'énorme enceinte carrée, en
briques crues, qui environnait jadis le palais et les temples
de Médinet-Habou. C'est un édifice de petites proportions,
et qui n'a jamais été complètement terminé. Il se compose
d'une sorte de pronaos et de trois salles successives, dont
DE CHAiSIPOLLION LE JEUNE 375
les deux dernières seulement sont décorées de tableaux soit
sculptés et peints, soit ébauchés ou même simplement
tracés à l'encre rouge. Ces tableaux ne laissent aucun doute
sur la destination du monument, ni sur l'époque de sa con-
struction. Il appartient au règne des Lagides, comme le
prouvent une double dédicace d'un travail barbare, sculptée
intérieurement autour du sanctuaire, et les noms royaux
inscrits devant les personnages figurant dans tous les ta-
bleaux d'adoration. — La dédicace annonce expressément
que le roi Ptolémée Évcrgète II et sa sœur, la reine Cléo-
pâtre, ont construit cet édifice, et l'ont consacré à leur père,
le dieu Tfioth, ou Hermès ibiocéphale.
C'est ici le seul des temples encore existants en Egypte
qui soit spécialement dédié au dieu protecteur des sciences,
à l'inventeur de l'écriture et de tous les arts utiles, en un
mot, à l'organisateur de la société humaine. On retrouve
son image dans la plupart des tableaux qui décorent les
parois de la seconde salle, et surtout celle du sanctuaire. On
l'y invoquait sous son nom ordinaire de Thoth, que suivent
constamment soit le titre sotem qui exprime la suprême
direction des choses sacrées, soit la qualification IIo-en-Hib,
c'est-à-dire qui a une face d'ibis, oiseau sacré dont toutes
les figures du dieu, sculptées dans ce temple, empruntent
la tête, ornée de coilîures variées.
On rendait aussi dans ce temple un culte très particulier
[iXohémouo ow Nahainouo, déesse que caractérisent le vau-
tour, emblème de la maternité, formant sa coilïure, et
l'image d'un petit propylon s'élevaiit au-dessus de cette
coilïure symbolicpie. Les légendes tracées à coté des nom-
breuses représentations de cette compagne du dieu T/tol/i,
(jui, d'après son nom même, parait avoir présidé à la <'on-
sercnlion fies f/crmes, l'assimilent à la déesse Sascli/'ntoiic,
(•om{)agne habituelle de Tiiolli, [(''gulaliice des périodes
d'années et dos assemblées sacrées. Ces deux divinités re-
çoivent, outre leurs titres ordinaires, celui de résidant à
376 LETTRES ET JOURNAUX
Manthom; nous apprenons ainsi le nom antique de cette
portion de Thèbes où s'élève le temple de Tlioth.
Le bandeau de la porte qui donne entrée dans la dernière
salle du temple, le sanctuaire proprement dit, est orné de
quatre tableaux représentant Ptolémée faisant de riches of-
frandes, d'abord aux grandes divinités protectrices de
Thèbes, Amon-Ra, Mouih et Chons, généralement adorées
dans cette immense capitale, et en second lieu aux divinités
paTticulières du temple, Thoth et la déesse Nahamouo.
Dans l'intérieur du sanctuaire, on retrouve les images de la
grande triade thébaine, et même celles de la triade adorée
dans le nome d'Hermonthis, qui commençait à une courte
distance du temple. Deux grands tableaux, l'un sur la paroi
de droite, l'autre sur la paroi de gauche, représentent, selon
l'usage, la bari ou arche sacrée de la divinité à laquelle ap-
partient le sanctuaire. L'arche de droite est celle de Thoth
Peho-en-Hib {T/ioilt à face d'ibis), et l'arche de gauche,
celle de Thoth Psotem (Thoth, le surintendant des choses
sacrées). L'une et l'autre se distinguent par leurs proues et
leurs poupes décorées de têtes d'épervier, surmontées du
disque et du croissant, la tête symbolique du dieu Chons,
le fils aîné d'Amon et de Mouth, la troisième personne de la
triade thébaine, dont le dieu Thoth n'est qu'une forme se-
condaire.
Ici, comme dans la salle précédente, on trouve toujours
le roi Ptolémée É vergeté II faisant des offrandes ou de
riches présents aux divinités locales. Mais quatre bas-re-
liefs de l'intérieur du sanctuaire, sculptés deux à gauche
et deux à droite de la porte, ont fixé plus particulièrement
mon attention. Ce ne sont plus des divinités proprement
dites, auxquelles s'adressent les dons pieux du Lagide : ici,
Êvergète II, comme le disent textuellement les inscriptions
qui servent de titre à ces bas-reliefs, brûle l'encens en
l'honneur des pères de ses pères et des mères de ses mères.
Le roi accom.plit en effet diverses cérémonies religieuses en
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 377
présence d'individus des deux sexes, classés deux par deux,
et revêtus des insignes de certaines divinités. Les légendes
tracées devant chacun de ces personnages achèvent de dé-
montrer que ces honneurs sont adressés aux rois et aux
reines Lagides, ancêtres d'Évergète II en ligne directe : et,
en effet, le premier bas-relief de gauche représente Ptolémée
Pliiladelphe, costumé en Osiris, assis sur un trône à côté
duquel on voit la reine Arsinoé, sa femme, debout, coiffée
des insignes de MoutJi et à'HcUhor. Évergète II lève ses
bras en signe d'adoration devant les deux époux, dont les
légendes signifient : Le divin père de ses pères, Ptolémée,
Dieu Philadelphe; la divine mère de ses mères, Arsinoé,
Déesse Philadelphe.
Plus loin, Évergète II offre l'encens à un personnage éga-
lement assis sur un trône, et décoré des insignes du dieu
Socarosiris, accompagné d'une reine debout, la tête ornée
delà coiffure d'Hathor, la Vénus égyptienne. Leurs légendes
portent : Le père de ses pères, Ptolémée, Dieu créateur;
la divine mère de ses mères, Bérénice, Déesse créatrice.
On peut donc reconnaître ici soit Ptolémée Soter /"■■ et sa
femme Bérénice, fille de Magas, soit Ptolémée Évergète /«'
et Bérénice, sa femme et sa sœur. L'absence totale du car-
touche-prénom dans la légende du Ptolémée, objet de cette
adoration, autoriserait l'une ou l'autre de ces hypothèses.
Mais, si l'on observe que ces deux époux reçoivent les hom-
mages d'Évergète II à la suite des honneurs rendus, en
premier lieu, à Ptolémée et à Arsinoé Philadelphe, on se
persuadera que le second tableau concerne les enfants et les
successeurs immédiats de ces Lagides, c'est-à-dire Ever-
gète P^ et Bérénice, sa sœur. Le titre de Plher-mounk,
Dieu créateur. Dieu fondateur oufabricaieur, conviendrait
beaucoup mieux, il est vrai, à Ptolémée Soter I", fondateur
de la domination des Lagides; mais j'ai la pleine certitude
que ce titre est prodigué sur les monuments égyptiens à
une foule de souverains autres que des chefs de dynasties.
37S LETTRES ET JOURNAUX
Deux bas-reliefs, sculptés à droite de la porte, nous
montrent Evergète II rendant de semblables honneurs aux
images de ses autres ancêtres et prédécesseurs, et toujours
en suivant la ligne généalogique descendante. Ainsi, dans
le premier tableau, le roi répand des libations devant le
divin père de son père, Ptolémée, Dieu Philopator, et
la dicine mère de sa mère, Arsinoé, Déesse Philopator;
enfin, dans le second tableau, il fait Toflrande du vin à son
royal père Ptolémée, Dieu Épiphane, et à sa royale mère
Cléopatre, Déesse Épiphane. Son père et son aïeul sont
figurés dans le costume du dieu Osiris, sa mère et son aïeule
dans le costume d'Hathor. Quant aux titres Philadelphe,
Philopator et Épiphane, ils sont placés à la suite des car-
touches-noms propres, et exprimés par des hiéroglyphes
phonétiques (représentant les mots coptes équivalents). Ces
quatre tableaux nous donnent donc la généalogie complète
d'Evergète II, et l'ordre successif des rois de la dynastie des
Lagides à partir de Ptolémée Pliiladelplie.
C'est toujours ainsi que les monuments nationaux de
l'Egypte servent pour le moins de confirmation aux témoi-
gnages historiques puisés dans les écrits des Grecs, et cela
toutes les fois qu'ils ne viennent point éclaircir ou coordon-
ner les notions vagues et incohérentes que ce même peuple
nous a transmises sur l'histoire égyptienne, surtout en ce qui
concerne les anciennes époques. L'usage constamment suivi
par les Égyptiens de couvrir toutes les parois de leurs mo-
numents de nombreuses séries de tableaux représentant des
scènes religieuses ou des événements contemporains, dans
lesquels figure d'habitude le souverain régnant à l'époque
même où l'on sculptait ces bas-reliefs, cet usage, disons-
nous, a tourné bien heureusement au profit de l'histoire,
puisqu'il a conservé jusqu'à nos jours un immense trésor de
notions positives qu'on clierclierait inutilement ailleurs. On
peut dire, en toute vérité, que, grâce à ces bas-reliefs et
aux nombreuses inscriptions qui les accompagnent, chaque
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 379
monument de l'Egypte s'explique par lui-même, et devient,
si l'on peut s'exprimer ainsi, son propre interprète. Il suffit,
en effet, d'étudier quelques instants les sculptures qui
ornent le sanctuaire de l'édifice situé à côté de l'enceinte
de Médinet-Habou, la seule portion du monument vérita-
blement terminée, pour se convaincre aussitôt qu'on se
trouve dans un temple consacré au dieu Tlioih, construit
sous le règne d'Ev3igète II et de sa sœur et première femme
Cléopâtre, mais dont les sculptures ont été terminées pos-
térieurement à l'époque du mariage d'Évergète II avec
Cléopâtre, sa nièce et sa seconde femme, mentionnée dans
les légendes royales qui décorent le plafond du sanctuaire.
Le style mou et lourd des bas-reliefs, la grossièreté d'exé-
cution des hiéroglyplies et le peu do soin donné à l'ap-
plication des couleurs sur les sculptures s'accordent trop
bien avec les dates fournies par les inscriptions dédicatoires,
pour qu'on méconnaisse, dans le petit temple de Thoth, un
produit de la décadence des arts égyptiens, devenue si ra-
pide aux dernières époques de la domination grecque.
Mais un édifice d'un temps encore plus rapproché de nous
présente aux regards du voyageur un exemple frappant du
degré de corruption auquel descendit la sculpture égyp-
tienne, sous l'influence du gouvernement romain. 11 s'agit
ici des ruines désignées dans la Description rjénérafc do.
Thèbes par MM. Jollois et Devillicrs, sous le nom de petit
Temple f^itué à l'extrémité sud de V hippodrome, aux débris
duquel j'ai donné toute la journée d'hier.
Partis de grand matin de notre maison dt^ Kourna, Sal-
vador Cherubini et moi, nous courûmes sur Médinet-Habou,
et, passant dans le voisinage du petit temple de Tlioth, nous
gagnâmes la base des monticules factices form.uit l'immense
enceinte nommée V hippodrome \\-dV la Commission d'h'i/i//)te,
et (jue nous longeâmes extérieurement à travers la plaine
rocailleuse ((ui s'étend jus(|ucs au pied do la chaîne Libytiue.
Parv(Mius, après uik? marclu^ assez longue et très fatigante,
380 LETTRES ET JOURNAUX
au midi de ces vastes fortifications, qui jadis renfermèrent,
selon toute apparence, un établissement militaire, espèce de
camp permanent qu'habitaient les troupes formant la gar-
nison de Tlièbes et la garde des Pharaons, nous gravîmes
un petit plateau peu élevé au-dessus de la plaine, mais cou-
vert de débris de constructions et de fragments de poteries
de différentes époques.
Le premier objet qui attire les regards est un grand pro-
pijlon faisant face à l'ouest, mais dans un état de destruction
fort avancé, quoique formé primitivement de matériaux d'un
assez bon choix. Quatre bas-reliefs existent encore du côté
de l'hippodrome ; tous représentent l'empereur Vespasien
(ATTOKPTcoP KAicPC ovcncrANc), costumé à l'égyptienne, et
faisant des offrandes à difi'érentes divinités. Les tableaux qui
décorent la face du propylon tournée du côté du temple
montrent l'empereur Doniitien (AriOKPiwP kaicpc tomtianoc
rPAiMKOc), accomplissant de semblables cérémonies. Enfin,
neuf bas-reliefs encore subsistants, seuls restes de la déco-
ration intérieure, reproduisent l'image d'un nouveau souve-
rain, figuré soit dans l'action de percer d'une lance la tortue,
emblème de la paresse, soit offrant aux dieux des libations
et des pains sacrés : c'est l'empereur Oihoii (mapkoc oeioNC
KAICPC AVTOKPTP) .
Je lisais pour la première fois le nom de cet empereur,
retracé en caractères hiéroglyphiques, et on le chercherait
vainement ailleurs sur toutes les constructions égyptiennes
existantes entre la Méditerranée et Dakké en Nubie, limite
extrême des édifices élevés par les Égyptiens sous la domi-
nation grecque et romaine. La durée du règne d'Othon fut
si courte, que la découverte d'un monument rappelant sa
mémoire excite toujours autant de surprise que d'intérêt.
Il paraît, au reste, que l'Egypte se déclara promptement
pour Othon, puisque c'est précisément la province de l'empire
où furent frappées les seules médailles de bronze que nous
ayons de cet empereur. La présence du nom à! Othon établit
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 381
invinciblement que la décoration du propylon, à en juger
par ce qui reste des sculptures, fut commencée l'an G9 de
Tère chrétienne, et terminée au plus tard vers l'an 96,
époque de la mort de Domitien.
En avant, et à quelque distance du propylon, se trouve
un escalier au bas duquel était jadis une petite porte, dé-
corée de bas-reliefs d'un travail barbare comparativement
à ceux du propylon ; et cependant je reconnus dans leurs dé-
bris la légende de l'empereur AïKjuste 'AVTojKPTP kaicpc).
Cela prouve qu'à cette époque l'Egypte avait simultanément
de bons et de mauvais ouvriers.
Sur le même axe, et à soixante mètres environ du grand
propylon, s'élève le temple, ou plutôt une petite cella au-
jourd'hui isolée, et dont les parois extérieures, à peine dé-
grossies, n'ont jamais reçu de décoration ; mais les salles
intérieures sont couvertes d'ornements sculptés et de bas-
reliefs d'une exécution très lourde et très grossière. Presque
tous ces tableaux, surtout ceux du sanctuaire, appartiennent
à l'époque (['Hadrien. Ce successeur de Trajan comble de
dons et d'offrandes les divinités adorées dans le temple; et,
à côté de chacune de ses images, on a répété sa légende
particulière : avtokpTojP kaicpc tpainc atrfanc, i empereur
César Trajan- Hadrien. J'ai l'emarqué enfin que la corniche
extérieure du sanctuaire offre parmi ses ornements la lé-
gende (S: Anionin ainsi conçue : aitokptojP titoc aiXioc atpianc
antoninc i:vci5C, l'empereur Titus JElius Adrianus Anio-
ninus-Pius.
L'époque de la décoration du sanctuaire et des autres
salles du temple proprement dit étant clairement iwi^c par
ces noms impéiiaux, il reste à déterminer quelles furent les
divinités particulièrement iionorées dans ce temple. Ce point
éclairci, il deviendra facile en même temps de décider avec
certitude si cet édifice appartenait jadis au nome Diospolite,
ou à celui d'Ht'i'fnonthis ; car, de l'étude suivie des monu-
ments de l'Egypte et de la Nubie, il résulte que la triade
382 LETTRES ET JOURNAUX
adorée dans la capitale d'un nome reparaît constamment et
occupe un rang distingué dans les édifices sacrés de toutes
les villes de sa dépendance, chaque nome ayant, pour ainsi
dire, un culte particulier, et vénérant les trois portions dis-
tinctes de l'Être divin sous des noms et des formes diffé-
rentes. Les indications les plus positives à cet égard doivent
résulter de l'examen des sculptures qui décorent les sanc-
tuaires, surtout lorsque cette portion principale du temple
existe dans tout son entier, comme cela arrive précisément
pour les ruines situées au sud de l'hippodrome.
Quatre grands bas-reliefs superposés deux à deux couvrent
la paroi du fond du sanctuaire. Les deux bas-reliefs supé-
rieurs représentent l'empereur Hadrien, costumé en fils
aîné d'Amon, adorant une déesse coiffée du vautour, em-
blème de la maternité, et surmontée des cornes de vache, du
disque et d'un petit trône. Ce sont les insignes ordinaires
à'Isis, et la légende sculptée à côté des deux images de la
déesse porte en effet : Isis, la grande mère divine qui réside
dans la montagne de V Occident. Les bas-reliefs inférieurs
nous montrent le même empereur présentant des offrandes
au dieu Month ou Manthoit, le dieu éponyme d'Hermon-
this, et au Roi des dieux, Amon-Ra, le dieu éponyme de
Thèbes.
Guidés ici par mie théorie fondée sur l'observation de
faits entièrement analogues, et qui se reproduisent partout
et sans aucune exception contraire, nous devons conclure
avec assurance que ce temple fut particulièrement consacré
à la déesse Isis, puisque ses images occupent sans partage
la place d'honneur au fond du sanctuaire. Au-dessous d'elle
paraissent les grandes divinités du nome de Thèbes et du
nome Hermonthite, dieux synthrônes, adorés aussi dans ce
même temple; mais, le dieu Mantliou occupant la droite,
quoique tenant dans ces mythes sacrés un rang inférieur à
celui du Roi des dieux, Amon-Ra, qui occupe ici la gauche,
il devient certain que le temple d'Isis, situé au sud de
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 383
l'hippodrome, dépendait du nome à.' Hermonthis et non du
nome DiospoJite, puisque le dieu Mandou reçoit immédia-
tement après Isis et avant Amon-Ra, dieu éponyme de
Tlièbes, les adorations de l'empereur Hadrien.
Ainsi la divinité locale, celle que les habitants de la x-Vr,
ou bourgade du nome Hermonthite, qui exista jadis autour
du temple, regardaient comme leur protectrice spéciale, fut
la déesse Isis, qui réside dans Ptôou-en-ement (ou la mon-
tagne de l'Occident). Mais cette qualification donne lieu à
quelque incertitude. Faut-il prendre les mots Ptôou-en-
ement dans leur sens général, et n'y voir que la désignation
de la montagne occidentale, derrière laquelle, selon les
mythes, le soleil se couchait et terminait son cours, mon-
tagne placée sous l'influence d'/s/s, de la même manière
que la montagne orientale Ptôou-en-eiebt appartenait à la
déesse Neplitliys; ou bien, prenant les mots dans un sens
plus restreint, devons-nous traduire le titre d'Isis Hitem-
ptôou-en-eme/it par déesse qui réside dans Ptôou-en-ement
ou Ptôou-ement, en considérant ici Ptôou-enient comme le
nom propre de la bourgade dans laquelle exista le temple ?
Cette qualification serait alors analogue aux titres Hitem-
Pselk, résidant à Pselchis, Hitem-Manlak , résidant à
Philse, Hitem-Souan, résidant à Syène, Hitem-Ebôu, ré-
sidant à Éléphantine, Hitem-Snè, résidant à Latopolis,
Hitem-Ebôt, résidant à Abydos, etc., que reçoivent con-
stamment Thoth, Isis, Chnouphis, Saté, Néith, Osiris, etc.,
dans les temples que leur élevèrent ces anciennes villes
placées sous leur protection immédiate. Mais, comme les
mots Ptôou-en-ement ne sont pas toujours suivis, comme
Pselk, Manlak, Souan, etc., du signe déterminatif des
noms propres de contrées ou de lieux habités, nous pen-
sons, sans exclure absolument cette première hypothèse,
qu'ils désignent ici plus directement la montagne occiden-
tale céleste, sur laquelle Isis partageait avec sa mère Natpltê,
la Rhéa égyptienne, le soin journalier d'accueillir le dieu
384 LETTRES ET JOURNAUX
soleil, épuisé de sa longue course et mourant, ce même
dieu que la sœur d'Isis, Nephthys, avait reçu enfant, et
sortant plein de vie du sein de sa mère Natphé, sur la mon-
tagne orientale. Sous un point de vue plus matériel encore,
la montagne occidentale désignera la chaîne Libyque, voi-
sine du temple, où sont creusés d'innombrables tombeaux,
et par suite l'enfer égyptien, VAmenthé, c'est-à-dire la
contrée occidentale, séjour redoutable où régnaient Isis et
son époux Osiris, le juge souverain des âmes.
Les bas-reliefs sculptés sur les parois latérales et sur la
porte du sanctuaire, ainsi que ceux qui décorent la porte ex-
térieure du naos et les restes du grand propylon, repré-
sentent aussi l'empereur Othon ou ses successeurs, faisant
des offrandes à Isis, déesse de la montagne d'Occident, en
même temps qu'aux dieux ^ynihYÔne^ Manthou et Ritho, les
grandes divinités du nome Hermonthite. De semblables
hommages sont aussi rendus aux dieux de Thèbes, Amon-
Ra, Mouth et Chons, suivant l'usage établi d'adorer à la
fois dans un temple d'abord les divinités locales, ensuite
celles du nome entier, et enfin un dieu du nome le plus
voisin, comme pour établir entre les cultes particuliers de
chacune des préfectures de l'Egypte une liaison successive
et continue qui les ramenait ainsi à l'unité. Tous les temples
de l'Egypte et de la Nubie offrent les preuves de cette pra-
tique, motivée sur de graves considérations d'ordre public
et de saine politique.
Tels sont les faits généraux résultant de l'étude que je
viens de faire des dernières ruines de la plaine de Thèbes du
côté du S.-O. Ces deux monuments, l'un le temple de Thoth,
l'autre le temple d'Isis, marquent en outre l'état rétrograde
de l'art égyptien à l'époque des rois grecs comme à celle des
empereurs romains; et les sculptures les plus récentes, exé-
cutées sous les règnes d'Hadrien et d'Antonin le Pieux,
portent en effet le type d'une barbarie poussée à l'ex-
trême.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 385
Thèbes (Kourna), 4 juillet 1829.
Je réponds enfin, mon bien cher ami, et un peu tard
peut-être, à tes trois lettres des 30 janvier, 22 mars et
10 avril. Mais tu dois me considérer comme un homme qui
vient de ressusciter : jusques aux premiers jours de juin,
j'étais un habitant des tombeaux, où l'on ne s'occupe guère
des affaires de ce monde. Cependant, sous ces voûtes
sombres, mon cœur vivait et traversait bien souvent et
l'Egypte et la Méditerranée, pour se retremper dans les
bons souvenirs des bords de la Seine. Ces bains de famille
rafraîchissaient mon sang et redoublaient mon cœur : il en
a réellement fallu pour accomplir le plan d'études que je
m'étais proposé de faire des tombes royales de Biban-el-
Molouk. J'en suis sorti à mon honneur et ne suis rentré
dans Thèbes qu'après avoir épuisé entièrement la Vallée des
Rois.
J'habite depuis le 8 juin notre château de Kourna, petite
bicoque de boue à un étage, ce qui est magnifique en com-
paraison des tanières et des terriers où se nichent nos conci-
toyens les Arabes. Nous y jouissons journellement d'une
température de 31 à 38 degrés, mais on s'habitue à tout, et
nous trouvons déjà qu'on respire très agréablement à
28 degrés. Du reste, ordinairement, je ne suis au ckâteau
que pendant la nuit; aussitôt que le jour commence à poindre,
je me lève, j'enfourche mon âne et, me lançant dans la plaine
au petit pas, je hume la fraîcheur du matin et me rends
soit au Rliamesséion, soit au palais de Mcdinet-Uaboa, où
je travaille toute la journée. Je n'ai presque plus rien à faire
maintenant dans ces deux magnifuiues monuments; je les
ai sucés et épuisés. Quinze à vingt jours suffiront pour
étudier ce qui reste de l'Aménopliion, le vrai Memnonium,
le petit palais de Ménéphtha-Ousiréi à Kourna, trois ou
BiBL. KGYPT., T. XXXI. 85
386 LETTRES ET JOURNAUX
quatre petits temples et ceux des tombeaux de la montagne
que je n'ai pas vus.
Le 1*^'" août, nous passerons sur la rive orientale où Kar-
nac et son immensité nous attendent. Louqsor est dans nos
portefeuilles : un mois nous suffira pour relever le peu de
bas-reliefs historiques encore existants dans le grand palais
des Rois, et pour noter ce qu'il y a de plus saillant dans les
tableaux religieux, qui abondent dans cette énorme con-
struction. Je compte donc nous mettre sérieusement en
route pour Paris le l*''' septembre, jour auquel nous dirons
adieu à Thèbes, notre vieille mère. En descendant, nous
reverrons Dendéraet visiterons Abydos. Alors notre mission
sera remplie ; nous regagnerons le Caire et de là Alexandrie,
où nous arriverons, à coup sûr, dans les derniers jours de
septembre. Ainsi donc, si tu as bien travaillé au ministère
de la Marine, un bon bâtiment se trouvera dans le Port-
Neuf, prêt à nous embarquer aux premiers jours d'octobre
et à nous remettre à terre à la fin du même mois aux bords
fortunés de la Provence : car je suis décidé à rentrer en
France tout droit ^ . Je serai donc à Paris vers la fin de dé-
cembre, si le bâtiment est à Alexandrie comme je l'ai de-
mandé, et dans ce calcul je comprends la maudite quaran-
taine et quelques petites courses que je projette dans le
Midi sans trop me détourner de ma route. Voilà mon plan
définitif : tu peux bâtir là-dessus et faire tes combinaisons
en conséquence. Les miennes sont fort simples, et je ne pré-
vois point, de mon côté, d'obstacles qui puissent en retarder
le succès.
1. En apprenant que le Pape Léon XII était mort le 10 février 1829,
ChampoUion avait pensé que la publication des obélisques romains
n'aurait probablement pas lieu et que, pour le moment du moins, sa
présence à Rome ne serait pas nécessaire. Il comptait d'ailleurs visiter
de nouveau cette ville pendant le voyage qu'il projetait de faire à
Turin, au printemps de 1830, mais que diverses circonstances impré-
vues l'empêchèrent d'accomplir.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 387
Je suis bien aise que le savant ingénieur anglais ait eu
la belle idée d'une chaussée de trois cent mille francs
pour dégoûter son gouvernement et par contre-coup le nôtre
des pauvres obélisques d'Alexandrie. Ils me font pitié
depuis que j'ai vu ceux de Thèbes. Si on doit voir un obé-
lisque à Paris, que ce soit un de ceux deLouqsor. La vieille
Thèbes sera consolée, et de reste, en gardant celui de Kar-
nac, le plus beau et le plus admirable de tous. Mais je ne
donnerai jamais mon adhésion (dont on pourra fort bien se
passer du reste) au projet de scier en trois un de ces
magnifiques monolithes. Ce serait un sacrilège : tout ou
rien. Sans dépenser trois cent mille francs en préparatifs
préliminaires, on pourrait mettre sur le Nil, chargé sur un
radeau proportionné, l'un des deux obélisques de Louqsor
(et je désigne celui de droite par de bonnes raisons à moi
connues, quoique le pyramidion en soit brisé et qu'il
paraisse de quelques pieds moins élevé que son voisin).
Les hautes eaux de l'inondation l'amèneraient à la mer et
jusques au vaisseau qui devrait le charger pour l'Europe.
Voilà le possible. Si on le veut bien, cela s'exécuterait, et il
ne serait pas mal de mettre sous les yeux de notre nation
un monument de cet ordre, pour la dégoûter des colifichets
et des fanfreluches auxquelles nous donnons le nom fastueux
de monuments publics, véritables décorations de boudoirs,
allant tout à fait à la taille de nos grands hommes, dignes con-
ceptions de nos architectes, méticuleux imitateurs de toutes
les pauvretés du Bas-Empire. On a beau dire, le grand sera
toujours dans le grand, et pas ailleurs. Les masses seules
en imposent et frappent fort sur l'esprit et les yeux. Une
seule colonne de Karnac est plus monument à elle seule que
les quatre façades de la cour du Louvre, et un colosse
comme celui du Rhamesséion placé sur le terre-plein du
Pont-Neuf en dirait plus (jue trois régiments de statues
équestres de la taille de celle de Leraot'.
1. ChainpijUiuii fail ici allusion à la statue équestre de Henri IV,
388 LETTRES ET JOURNAUX
Je t'envoie deux notices qui pourront, je l'espère du
moins, satisfaire ta curiosité sur Thèbes et amuser un peu
notre vénérable, qui porte tant d'intérêt aux bonnes choses.
Elles concernent Biban-el-Molouk et le Rhamesséion, dit
le tombeau d'Osymandyas par la Commission d'Egypte,
qui pourrait bien avoir raison, si, au lieu de tombeau, elle
voulait dire : monument d'Osymandyas. — J'ai trouvé des
choses bien curieuses, et on pourra juger, par ce léger aperçu,
combien les monuments de l'Egypte étaient instructifs
pour ceux qui les visitaient et combien de documents histo-
riques ils nous ont conservés, quoique ces édifices soient
détruits aujourd'hui en très grande partie.
Avant de quitter Thèbes, je t'expédierai quelques pages
sur Médinet-Habou, où j'ai l'ait une incroyable récolte de
noms d'anciens peuples d'Afrique et d'Asie, et sur le palais
de Kourna, que je veux attaquer demain. En descendant le
Nil, je rédigerai une notice de Kaniac, de Dendéra et
d'Abydos, que je t'expédierai en arrivant en quarantaine, et
tu auras alors un abrégé de mes travaux en Terre Sainte, et
des résultats que j'étais venu chercher.
A propos de Terre Sainte, tu sauras que l'archevêque de
Jérusalem s'est imaginé de me décorer, ainsi que Rosellini,
de la croix de chevalier du Saint-Sépulcre. Nos diplômes
sont à Alexandrie, où nous pouvons les retirer moyennant la
légère rétribution de cent louis. Je trouve que Sa Grandeur
érigée sur le Pont-Neuf en 1818. « L'Égyptien » ne pardonna point à
Quatremère de Quincy d'avoir fait adopter par le gouvernement la mise
à la fournaise de l'admirable statue de Napoléon, malgré l'énergique
protestation des Parisiens, et l'offre répétée qu'ils firent de fournir le
bronze nécessaire pour le monument de Henri IV. « Le fondeur, pour
se venger d'un refus si peu artistique, inséra dans le bras de Henri IV
plusieurs petites réductions en bronze de la statue détruite de Napoléon,
en costume d'empereur romain. » Ajoutons que la statue actuelle pose
sur le même fondement en granit de Cherbourg, sur lequel devait s'élever
l'obélisque comgiémoratif des victoires de Napoléon. On comptait
donner à celui-ci la hauteur de 180 pieds, piédestal et socle non compris.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 389
vend son beurre trop cher, et, quelle que soit mon envie d'en-
trer en ligne et d'empoigner la lance de chevalier pour com-
battre les infidèles et faire triompher la sainte Sion, je dois
renoncer à cet honneur et me contenter de celui d'en avoir
été cru digne. Vendre trois pouces de ruban cent louis ! Ah î
Monseigneur, la soie est donc bien chère in partibus injï-
delium? La lettre justifie l'impôt sur les besoins extrêmes
de la Terre Sainte. On devrait savoir, aux bords du torrent
de Cédron, que les érudits d'Europe ne sont pas des Crésus,
et que la roue de fortune penche aujourd'hui du côté des
industriels y compris les chimistes et les mathématiciens.
Qu'on leur envoie donc le ruban : c'est à eux seuls à sup-
porter les charges du siècle !
Mille choses à Letronne; ma profession de foi sur le
Rhamesséion lui paraîtra raisonnable, je l'espère. J'attends
ses commissions pour Thèbes. Que la lettre qui les renferme
arrive vite, devant quitter définitivement cette capitale
dans deux mois au plus. N'oublie point de présenter, dans
l'occasion, mes respects à M. de Sacy : je serai flatté si mes
résultats justifient la bienveillance qu'il a témoignée pour
mes travaux.
Je n'ai eu aucune réponse aux deux lettres que j'ai écrites
à M. le Duc de Blacas, l'une de Thèbes, en remontant le
Nil, l'autre à mon retour des cataractes, et où je lui donnais
un compte rapide de mes conquêtes en Nubie. S'il est à
Paris, il faut le voir et lui communiquer mes notices dans
leur primeur ; il m'excusera aussi de ne pas les lui envoyer
directement, le temps me manquant pour un travail qui ne
peut se faire en une minute. M. le Duc a-t-il reçu mes
lettres? Je serais désespéré qu'elles ne lui fussent point
parvenues et qu'il arguât de mon silence que j'ai oublié toutes
ses bontés pour moi : un tel oul)li n'est pas dans mon carac-
tère, — il est encore moins dans mon (-(imu-.
Il est inutilede t'avertir fine, cetl»' piV-sciito ivrue, il \\\^^\
pas besoin d'y répondre. Tu ne l'auras (pi'en septeml)iv aii
390 LETTRES ET JOURNAUX
plus tôt, et ta réponse arriverait en Egypte lorsque je
l'aurai quittée. J'écris à ma femme pour l'appartement à
prendre; si elle ne peut pas s'en occuper, comme tu as ma
procuration, fais-le toi-même et choisis-le dans ton voisi-
nage ^ . Un grand cabinet de travail avec une petite chambre
à coucher tout auprès. Surtout un appartement chaud,
j'en ai besoin pour passer convenablement le rude hiver qui
m'attend à mon retour : il me fait frissonner d'avance.
Pariset est en Syrie, pourchassant la peste et le choléra
morbus. Il poussera jusques à Halèp, mais il me fait
espérer le plaisir de l'embrasser au Caire vers la fin de
septembre. Dieu le veuille et nous ramène sain et sauf cet
excellent et brave homme! Adieu, mon cher ami, mes res-
pects et tendresses à l'arcade Colbert', à l'abbaye Saint-
Germain-des-Prés', au Panthéon ^ et à tous les bons numéros
des rues de Paris. Je t'embrasse de cœur et d'âme et suis
toujours tien,
J.-F. Ch.
1. Champolliou-Figeac, qui était depuis 1828 au nombre des conser-
vateurs de la. Bibliothèque Roi/al(\ la Bibliotlièque Nationale à présent,
logeait (12, rue Neuve des Petits-Champs) dans une des annexes de ce
grand bâtiment. Il installa son frère au second étage de la maison n° 4
de la rue Favart, à quelques minutes de distance de son propre appar-
tement.
2. Dacier demeurait rue de l'Arcade Colbert.
3. Champollion pense aux Lenormant, qui logeaient en effet à
l'Abbaye.
4. Il s'agit ici du grand Joseph Fourier dont l'administration aussi
sage que clémente n'était point oubliée par les Égyptiens, ce qui tou-
chait Champollion au cœur. Lorsque, en partant pour l'Egypte, il prit
congé de son ancien protecteur, celui-ci, qui demeurait près du Pan-
théon, étendit sa main vers la majestueuse coupole et lui dit : « C'est
l'Égr/pie qui, un jour, vous placera dans ce sanctuaire. » - Cependant,
Champollion repose au Père-Lachaise, à quelques pas de distance de la
tombe de Fourier. Celle-ci est ornée de son buste : le visage du savant,
éclairé d'un doux sourire, est légèrement tourné vers le tombeau de
« l'Égyptien », que surmonte un obélisque.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 391
Thèbes (palais de Kourna), 6 juillet 1829.
Le premier monument de la partie occidentale de Thèbes
que visitent les Européens, en arrivant sur le sol de cette
antique capitale, le monument de Kourna, situé non loin
du beau sycomore au pied duquel s'arrêtent habituellement
les canges des voyageurs, est devenu, par une suite de com-
binaisons indépendantes de ma volonté, le dernier objet de
mes recherches sur la rive gauche du fleuve. Appelé d'abord
au Rhamesséum par le souvenir des scènes historiques et
des tableaux religieux que nous y avions remarqués en re-
montant le Nil, les masses de Médinet-Habou et ses nom-
breux bas-reliefs militaires nous attirèrent ensuite, et je ne
dus quitter ces deux palais qu'après avoir étudié à fond les
petits monuments situés dans leur voisinage.
Cependant l'édifice de Kourna, quoique très inférieur en
étendue à ces grandes et importantes constructions, mérite
un examen particulier, puisqu'il appartient aux temps pha-
raoniques, et remonte à l'époque la plus glorieuse dont les
annales égyptiennes aient constaté le souvenir. Son aspect
présente d'ailleurs un caractère tout nouveau, et, si son plan
général réveille l'idée d'une habitation particulière et semble
exclure celle de temple, la magnihcence de la décoration,
la profusion des sculptures, la beauté des matériaux et la
recherche dans l'exécution prouvent que cette habitation
fut jadis celle d'un riche et puissant souverain. Et, en effet,
ce qui reste de ce palais occupe seulement l'extrémité d'une
butte factice, sur laquelle existaient aussi jadis d'autres
constructions liées sans doute avec l'édificci encore debout;
tous les débris épars sur le sol portent du moins d«'s n«uns
royaux appartenant aux derniers Pharaons do la XX'lil" Dy-
nastie, ou au premier de la XIX^
Sur le même axe que ces arrachements de constructions
rasées, au milieu de bouquets de palmiers et de masures
392 LETTRES ET JOURNAUX
modernes en briques crues, s'élève un portique ayant plus
de cent cinquante pieds de long, trente de hauteur et sou-
tenu par dix colonnes, dont le fût se compose d'un faisceau
de tiges de lotus et le chapiteau des boutons de cette même
plante tronqués pour recevoir le dé. Cet ordre, qui n'est
point particulier aux constructions civiles, puisqu'on le re-
trouvait dans le temple de Chnouphis à Éléphantine et dans
un temple d'Éléthya, tous deux très récemment détruits par
la barbare ignorance des Turcs, appartient, sans aucun
doute, aux vieilles époques de l'architecture égyptienne, et
ne le cède, sous le rapport de l'antiquité, qu'aux seules co-
lonnes cannelées semblables au vieux dorique grec, dont
elles sont le type évident, et que l'on trouve employées
presque exclusivement dans les plus anciens monuments de
l'Egypte.
Sur les quatre faces du dé des chapiteaux du portique
existent, sculptées avec beaucoup de recherche, les légendes
royales de Ménéphtha I^^ ou celles de Rhamsès le Grand.
Les noms et les prénoms de ces deux Pharaons sont éga-
lement inscrits sur le fût des colonnes, mais accolés en-
semble et renfermés dans un tableau carré. Le rapprochement
de ces deux noms royaux trouve son explication naturelle
dans la double légende dédicatoire qui décore l'architrave
du portique sur toute sa longueur. Cette inscription est
ainsi conçue :
« L'Aroéris puissant, ami de la vérité, le Seigneur de la
» région inférieure, le régulateur de l'Egypte, celui qui a
» châtié les contrées étrangères, l'épervier d'or soutien des
» armées, le plus grand des vainqueurs, le Roi Soleil gar-
» (lien de la vérité, l'approuvé de Phré, le fils du Soleil,
» l'ami d'Amon, Rhamsès, a exécuté des travaux en l'hon-
» neur de son père Amon-Ra, le Roi des Dieux, et embelli
» le palais de son père, le Roi Soleil, stabiliteur de justice,
» le fils du Soleil, Ménéphtah-Boréi. Voici qu'il a fait
» élever (grande lacune) les propylons du palais
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 393
)) et qu'il l'a entouré de murailles de briques, construites à
» toujours : c'est ce qu'a exécuté le fils du Soleil, l'ami
» d'Amon, Rhamsès. »
Cette dédicace constate deux faits principaux : le palais
de Kourna fut fondé et construit par le Pharaon Mé-
néphtha /«', et son fils Rhamsès le Grand, achevant la dé-
coration de ce bel édifice, l'environna d'une enceinte ornée
de propylons et semblable à celle qui renferme cliacun des
grands monuments royaux de Thèbes.
Tous les bas-reliefs qui décorent l'intérieur du portique
et l'extérieur des trois portes par lesquelles on pénètre dans
les appartements du palais représentent, en effet, Mé-
néphiha /«^ et plus souvent encore Rhamsès le Grand,
rendant hommage à la triade thébaine et aux autres divi-
nités de l'Egypte, ou recevant de la munificence des dieux
les pouvoirs royaux, et des dons précieux qui devaient em-
bellir et prolonger la durée de leur vie mortelle. Mais il
faut particulièrement remarquer une série de vingt petits
tableaux, dans lesquels sont figurés alternativement les dieux
qui président au fleuve du Nil dans ses divers états, et les
déesses protectrices de la terre d'F.gypte pendant chaque
mois, présentant à Rhamsès le Grand tous les produits de
la terre et des eaux dans chaque saison de l'année. Au-
dessus de ces bas-reliefs s'étend iiorizontalement l'inscription
suivante :
(( Voici ce que disent les Dieux et les Déesses qui résident
)) dans la région d'en bas, à leur fils, le dominateur des deux
» régions, le Seigneur du moiidc, Soleil gardien dejustiee,
)) l'approncé de Phrê (Rhamsès). Nous sommes venus vers
» toi, nous te donnons toutes les productions destinées aux
)) offrandes; nous mettons à ta disposition tous les biens
» purs, afin que tu puisses célébrer la pnnégyric de la mai-
» son de ton père, puisque tu es un fils (pii aimes ton i)ère
» comme le dieu Horus qui a vengé le sien. »
Ces bas-reliefs et leur légende se rapportent évidemment
394 LETTRES ET JOURNAUX
à l'assemblée sacrée ou panégyrie solennelle dans laquelle
Rhamsès le Grand fit l'inauguration du palais de Ménéph-
tlia P^ son père, aussitôt que, par ses soins pieux, la déco-
ration intérieure et extérieure fut entièrement terminée.
Les seules sculptures de l'édifice postérieures à Rhamsès le
Grand consistent en quelques inscriptions royales onomas-
tiques, placées sur l'épaisseur des portes ou sur le soubas-
sement et qui ne se lient point à l'ensemble de la décoration
primitive; toutes appartiennent au règne de Ménéphtha II,
fils et successeur immédiat de Rhamsès le Grand, à l'ex-
ception d'une seule, sculptée au-dessous du bas-relief des
offrandes, et rappelant le nom, le prénom et les titres de
Rhamsès IV ou Méiamoan, cinquième successeur de
Rhamsès le Grand, avec une date de l'an VI.
La porte médiale du portique donne entrée dans une salle
d'environ quarante-huit pieds de long sur trente-trois de
large. C'est la plus considérable du palais. Six colonnes
semblables à celles du portique soutiennent le plafond, sub-
sistant encore en très grande partie ; deux longues inscrip-
tions, toutes deux au nom de Ménéphtha P"^, servent d'en-
cadrement aux vautours ailés qui décorent ce plafond.
L'inscription de droite contient la dédicace générale du
palais, faite par son fondateur à la plus grande des divinités
de l'Egypte :
« Le Seigneur du monde, Soleil stabiliteur dejus-
» tice, a fait ces constructions en l'honneur de son père,
)) Amon-Ra, le Seigneur des trônes du monde et qui ré-
» side dans la divine demeure du fils du Soleil Ménéphtha-
» Boréi à Thèbes, sur la rive gauche; il (le roi) a fait con-
» struire l'habitation des Années (c'est-à-dire le palais) en
» pierre de grès blanche et bonne, et un sanctuaire pour le
)) Seigneur des Dieux. »
Cette inscription nous fait connaitre, en premier lieu, le
nom que les anciens habitants de Thèbes donnaient à l'édi-
fice de Kourna. Ils rappelaient demeure de Ménéphtha ou
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 395
Ménéphthêum , du nom même du prince qui en jeta les fon-
dements et en éleva toutes les masses; elle explique en
même temps le double caractère de temple et de palais que
présente cet édifice, qui, par la disposition même de son
plan, paraît destiné à l'habitation d'un homme, et rappelle
cependant, par toutes ses décorations, la demeure sainte
d'une divinité.
La seconde inscription du plafond, celle de gauche, nous
apprend que cette grande salle du palais, dont elle constate
la construction par le roi Ménéphtha I^^, fut le manôskk,
c'est-à-dire la salle d'honneur, le lieu où se tenaient les
assemblées religieuses ou politiques et où siégeaient les tri-
bunaux de justice. Cette salle du Ménéphthêum répond ici
à ces vastes salles des grands palais de Thèbes, soutenues
par de nombreuses rangées de colonnes, qu'on a désignées
jusques ici sous la dénomination de salles hypostyles. Toutes
portent le nom de manôskk dans les inscriptions égyptiennes
sculptées sur leur plafond ou sur les architraves de leurs
colonnades ; mais ce n'est point ici l'occasion de développer
les considérations qui motivaient le nom de manôskh (c'est-
à-dire le lieu de la moisson, et, par suite, le lieu où Von
mesure les grains), donné par les Égyptiens aux salles les
plus vastes de leurs édifices publics.
De nombreux tableaux sculptés décorent les longues pa-
rois de droite et de gauche de cette salle hypostylc. Dans
tous se montre le fondateur, le roi McnéplitJia I''^, offrant des
parfums, des fleurs, ou bien l'image de son prénom mys-
ti(|U(', à la triade, thébaine, et particulièrement au chef de
cette triade, Amon-Ra, sous sa forme primordiale et sous
celle de générateur : c'était le dieu protecteur du palais qui
renfermait un sanctuaire consacré à cette grande divinité.
Mais les petites parois à droite et à gauche de la porte prin-
cipale sont couvertes de bas-reliefs, représentant les meml^'es
de la triade thébaine adorés par un Phaiaon autre (jue Me-
396 LETTRES ET JOURNAUX
néphtha /^^ portant le nom de Rhamsès, et qu'il ne faut
point confondre avec Rhamsès III, dit le Grand.
Une série de faits incontestables, recueillis dans les mo-
numents originaux, m'ont démontré que ce nouveau Rham-
sès, le Rhamsès IT du canon royal, succéda immédiatement
à Ménéphtha /", son père, et fut remplacé, après un règne
fort court, par son frère Rhamsès III ou Rhamsès le Grand,
qui est le Sésostris de l'histoire.
Le bas-relief inférieur, à gauche de la porte, dans la salle
hypostyle, rappelle le sacre de Rhamsès II après la mort
de Ménéphtha P^ Le jeune roi, présenté par la déesse Mouth
et le dieu Clions, fléchit le genou devant le souverain de
l'univers, Amon-Ra. Le dieu suprême lui accorde les attri-
butions royales et les périodes des grandes panégyries, c'est-
à-dire un très long règne, en présence de Ménéphtha I^^,
père du nouveau roi, représenté debout derrière le trône
d'Amon, et tenant à la fois les emblèmes de la royauté ter-
restre qu'il vient de quitter, et l'emblème de la vie divine
dont il jouit déjà dans la compagnie des dieux.
Plus loin on a figuré l'enfance de Rhamsès II, en repré-
sentant le jeune roi debout, embrassé par Mouth, la grande
mère divine, qui lui offre le sein. La légende porte textuel-
lement : (( Voici ce que dit Mouth, Dame du ciel : « Mon
» fils qui m'aime, Seigneur des diadèmes, Rhamsès chéri
» d'Amon, moi qui suis ta mère, je me complais dans tes
)) bonnes œuvres; nourris-toi de moulait )). Ce tableau fait
1. 11 n'est pas inutile de rappeler ici que ChampoUion, déçu par les
variantes du cartouche-prénom, avait cru reconnaître l'existence de
deux Ramsès où il n'y en avait qu'un en réalité. Le premier, son
Hamsès II, correspond au moment où le flls de Séthos I" était corégent
de son père; il aurait été le frère aîné, mort fort jeune, du vcritablc
Ramsès II, le Grand, qui, par cela même, redevenait, pour Champol-
lion, Ramsès III. Cf. ChampoUion, sein Lchcn iind sein We/-h', t. II,
p. 344-346, 500 et 501, où les causes qui déterminèrent l'erreur de
ChampoUion sont exposées tout au long.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 397
pendant à une composition analogue, sculptée sur la paroi
opposée, la déesse Hathor, la Véiius égyptienne, nourris-
sant le roi Ménéplitha P^, et lui adressant les mêmes paroles.
La frise entière de la salle hypostyle se compose des noms
et prénoms répétés de ce Pharaon, environnés des insignes
du pouvoir souverain. On les retrouve aussi sur les dés et
dans les ornements de la base des colonnes, mais entremêlés
aux cartouches de Rhamsès II. Les architraves portent plu-
sieurs inscriptions dédicatoires de la salle hypostyle, les
unes au nom du fondateur, Ménéphtha L'', d'autres au nom
de Rhamsès II, qui en acheva la décoration.
Les bas-reliefs sculptés sous le règne de ces deux princes
sont remarquables par la simplicité du style, la finesse de
leur exécution et l'élégante proportion des figures, ce qui
les fait distinguer au premier coup d'œil des sculptures ap-
partenant à l'époque de Rhamsès le Grand : celles-ci, trai-
tées avec bien moins de soin, portent déjà des marques
évidentes de la décadence de l'art.
On sera frappé de cette différence très sensible, en com-
parant les bas-reliefs de la salle hypostyle avec ceux qui
couvrent les parois de la première salle de droite, et, en gé-
néral, toute la partie du palais à droite de la salle hypostyle,
décorée sous Rhamsès le Grand. Cette étude n'est pas sans
intérêt, et importe beaucoup à l'histoire de l'art en général,
surtout quand il s'agit d'épo(|ues bien antérieures aux pre-
miers essais des maîtres immortels qu'a produits le génie
inépuisable des Grecs, et, ici, j'ai sous les yeux et sous la
main des documents de cette importante histoire.
Champollion était à bout de force sans vouloir se l'avouer à lui-
même. Le long séjour dans la Vallée des Rois, du 23 mars au
8 juin, et surtout les recherches multiples et fort compHquées qu'il
avait dû exécuter dans la solitude absolue des catacombes, afin d'y
reconnaître à fond la véritable nature de la chronologie et aussi
celle de la religion des anciens Égyptiens, avaient miné sourde-
398 LETTRES ET JOURNAUX
ment ses forces ; il avait été plusieurs fois trouvé à terre, évanoui,
dans les salles souterraines où il voulait être seul au grand cha-
grin du jeune Cherubini,à qui il répétait souvent, parait-il : « Il
me faut le silence absolu, afin d'entendre la voix des ancêtres, —
l'influence locale est grande ! »
Il va sans dire que le séjour au « château de Kourna » se fit
dans des conditions bien plus convenables ; même, il ne manqua
pas de gaîté, car chaque jour les habitants des quatre villages
établis sur l'emplacement de laThèbes antique, Karnak, Louqsor,
Kourna et Médinet-IIabou, apportaient à ChampoUion des ani-
maux vivants de tout genre, comme si le but véritable de l'expé-
dition eût été de former, à Kourna même, un jardin zoologique.
La gazelle « Pierre )) et le chat du Kordofan étaient, en effet, re-
venus très bien portants de leur séjour dans la Vallée, et les soins
dont on les entourait avaient fait croire aux indigènes qu'ils ne
sauraient mieux gagner la confiance de leurs hôtes qu'en leur
offrant de nouvelles bêtes à apprivoiser et à gâter.
ChampoUion aimait beaucoup les animaux, sur lesquels, dès son
enfance, il exerçait une sorte d'attraction magnétique \ ce qui
n'était pas resté inaperçu en Egypte. Mais ce furent surtout les
demandes continuelles du professeur Raddi, revenu du désert Li-
byque avec une belle collection de papillons et d'insectes rares,
qui engagèrent tout le monde, jusqu'aux Bédouins, à recueillir
tout ce qu'ils trouvaient sur leur chemin, bêtes ou bestioles"'. Le
savant, ne sachant pas l'arabe, imitait la voix des animaux qu'il
désirait acheter, ce qui causait assez souvent des surprises fort
comiques. A côté de son (( musée d'histoire naturelle n, dont la
partie minéralogique surtout était aussi importante que précieuse,
le (( musée des antiquités égyptiennes )) était établi, mais il ne fut
jamais bien riche : les fouilles à Kourna et à Karnak avaient dû
être interrompues, pour plus d'une cause, depuis la fin de mai.
Les relations avec la population des villages étaient d'autant
1. La nièce de ChampoUion, M'"° Falathieu, née en 1815, morte le
18 mars 1903, parlait volontiers de ce pouvoir d'attraction, et elle s'en
rappelait plusieurs exemples étonnants.
2. Gaetano Rosellini s'était procuré quelques petites panthères. Dans
une nuit, profitant de son sommeil, elles s'attaquèrent à lui et lui ron-
gèrent les pieds, afin d'essayer la force de leurs dents.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 399
plus amicales que Champollion avait donné à ses scheikhs
d'excellents conseils afin de la protéger contre de nouvelles me-
sures oppressives de la part du Pacha. Il en agit de même avec
les Bédouins delà grande tribu des Ababdés, dont il admirait de-
puis sa dix-huitième année « le langage classique, resté inaltéré
depuis Abraham », d'après ce que Dom Raphaël lui en avait dit
quand il était son jeune élève. Accompagné de Rosellini et de
tous les membres de l'expédition franco-toscane, il leur fit une
visite officielle et tout le monde fut ravi de la beauté, du genre de
vie patriarcal, et de l'hospitalité de ces nobles habitants du désert.
Jadis ennemis redoutables du gouvernement de l'Egypte, le Vice-
Roi, pour les récompenser de leur continuelle poursuite acharnée
des Mamlouks, leur avait accordé des privilèges qui les rendaient
heureux : toute la lisière du désert leur avait été donnée à bail, ils
y faisaient leurs récoltes en paix profonde, car dès lors ils étaient
des Égyptiens naturalisés, mais ils craignaient Ibrahim- Pacha,
qui renverserait tout, disaient-ils, après la mort de Mohammed-
Aly! Ayant appris — ce que l'Egypte entière savait bien — que
l'expédition avait été comblée d'honneurs par le Vice-Roi, les
scheikhs des Ababdés prièrent Champollion de se rappeler, en
revoyant Mohammed-Aly, ce qui lui avait été tout personnelle-
ment confié. « L'Égyptien » le leur promit et il tint parole.
Pendant le séjour à Kourna, les membres de l'expédition tra-
vaillaient de sept heures du matin jusqu'à midi, et de deux à quatre
heures « très précises »•, alors des ânes sellés et bridés, ainsi que deux
serviteurs arabes, attendaient déjà les jeunes gens pour les con-
duire où bon leur semblait. (( Dans ma gloutonne ardeur, je vou-
drais tout avaler, tout dévorer, Thèbes entière est déjà dans
ma poche », disait L'hôte, en se réjouissant des cinq cents croquis
et aquarelles qu'il avait déjà achevés pour sa^ part avant la fin de
juillet. Le soir, il écrivait de longues lettres et des articles pour
des publications parisiennes'. Néanmoins il se plaignait sans
cesse, et un jour, en s'adressant mentalement à Champollion, il
mettait sur le papier : « Tu peux bien compter que, si je suis
venu en Egypte un peu pour toi, ce n'est pas pour toi (jue j'y reste,
1. Le port, foit coûteux, n'était pas ù sa cliaige. \'uii' p. vi de 17/;-
Iroducliun.
400 LETTRES ET JOURNAUX
mais bien pour moi, pour mes quêtes, mon instruction et ma cu-
riosité. » Et dans sa nerveuse surexcitation il se plaint des hiéro-
glyphes si onéreux et si importuns. « Nous tous, nous en avons
attrapé une indigestion ! En avons-nous absorbé ! En avons-nous
englouti ! Une année de travail, une année sans interruption, —
pas un jour de repos, pas une minute de trêve. » « Je tiens
aux Douanes, et vive la Douane, qui, avec la recommandation na-
turelle que me procure mon voyage et avec mon Mémoire sur le
commerce d'Orient, va me recevoir dans ses bras. » Un jour,
vers la fin de juillet, Lehoux, Bertin et Duchesne avaient été tel-
lement surexcités parles propos de leur camarade qu'ils résolurent
de quitter Thèbes le lendemain même, sous un prétexte quelconque.
Mais, le 30 juillet venu, Duchesne seul partit : Bertin et Lehoux
se rendirent aux remontrances du jeune Cherubini, qui était dé-
voué à Champollion, et ils restèrent jusqu'à la fin de l'expédition.
Le maître n'était pas au courant de toutes les difficultés que lui
suscitait la nervosité maladive de Nestor L'hôte, et celui-ci, qui,
au fond, était fort bon enfant, ne se rendait point compte de ce
qu'il disait et écrivait.
Indiquons ici la cause principale du mécontentement : Dro-
vetti leur avait dit que Champollion aurait dû leur procurer le
litre de commissaires du gouvernement, qui aurait fait une tout
autre impression que l'indication trop simple d'artistes attachés
à l'expédition. Quand L'hôte fut rentré en France, Charles Lenor-
mant lui fit des reproches très graves de sa conduite. L'effet en fut
complet; dès lors, (d'Égyptien » n'eut pas de partisan plus dévoué
et plus modeste que L'hôte, qui, au lieu de retourner à l'adminis-
tration des Douanes, resta fidèle aux hiéroglyphes.
Charles Lenormant, bon juge en la matière, a défini d'une ma-
nière fort exacte, et le caractère de Champollion et sa façon de tra-
vailler. (( On a déjà pu, dit-il, se faire une idée de ce que de pareils
travaux supposent de pénétration, de constance et de sûreté de juge-
ment, et l'Europe est là pour rendre témoignage à mes paroles ; mais
ce que bien peu ont pu apprécier comme moi, c'est cette promptitude
qui commande le résultat, cette force d'intuition qui n'appartient
qu'au génie, et en même temps cette candeur dans l'investigation
de la vérité, cette noble simplicité à avouer l'erreur quand elle est
reconnue, cette résignation tranquille à ignorer ce qu'il n'est pas
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 401
temps desavoir Puissece témoignage d'une admiration sincère
et d'une amitié dévouée acquitter en partie la dette que tant de
marques de confiance et d'intérêt m'ont imposée ! »
Karnak, avec les restes multiples et éloquents du sanctuaire na-
tional de l'antique Egypte, réclamait toute la force physique et in-
tellectuelle de Champollion, et c'est surtout là qu'il lui aurait été
utile d'avoir Dubois, Lenormant et William Gell à côté de lui ;
au lieu de cela, Bibent et Duchesne, tous les deux fort bons tra-
vailleurs, n'y étaient plus. Rosellini n'était pas mieux partagé que
lui. Son meilleur auxiliaire, le docteur Ricci, avait été grièvement
blessé au bras par un scorpion, ce qui l'empêchait de continuer
ses travaux'. D'autre part, le jeune Gallastri, revenu malade du
désert Libyque, avait dû retourner en Italie où il mourut peu après.
Raddi également était souffrant, mais, au lieu de se soigner et de
rester tranquille, il prit tout d'un coup la résolution de partir de
suite pour le Delta afin de le traverser à pied, malgré la peste qui,
pour cette contrée, était alors la conséquence inévitable d'inonda-
tions aussi fortes que l'avait été celle de l'année 1829. Que l'on
s'imagine l'effroi causé à Rosellini et à Champollion par cette
résolution de Raddi, qui souffrait déjà de la dyssenterie et qui
mourut bientôt après avoir quitté ses chefs.
A Karnak, les pèlerins s'étaient confortablement logés dans
le petit temple dédié par Évergète II à Osiris et à la déesse Apet
(Oph), à côté du beau temple consacré par Ramsès III au dieu
Khonsou. Champollion, malgré ses journées fatigantes, restait,
comme à Kourna, une partie de la nuit dehors, non seulement pour
admirer le ciel, mais aussi pour reconstruire à l'aide de sa puis-
sante imagination toute la munificence de la Thèbes pharaonique.
Animé de sa vénération profonde, il en donnait souvent des des-
criptions intuitives après son retour à Paris, où bien des personnes
aimaient à l'entendre parler sur ce sujet.
Concernant Karnak, il n'existe ni journal de voyage ni lettres
détaillées : nous ne possédons que la description sommaire que
nous avons publiée aux pages 151-153 du présent volume, résumé
écrit à la hâte après l'exploration rapide entreprise le 23 no-
vembre 1828. La plupart des notices purement scientifiques se
1. Cette blessure entraîna plu.s taid la paralysie et la démence.
BiBI,. ÉGVPT., T. XXXI. 26
402 LETTRES ET JOURNAUX
trouvent dans les Monumenin de VÉgypte et dans les Notices des-
criptives. Karnak posait à Cbampollion des problèmes dont il ne
trouvait pas toujours la solution, comme cela se voit par exemple
dans sa Grammaire hiéroglyphique, p. xxii de la Préface. — En
premier lieu, il s'occupa de la Salle des ancêtres, érigée par Thout-
môs III, et qu'il avait déjà mentionnée après sa première visite
rapide à Karnak (voir p. 153). Il s'aperçut alors avec regret qu'il
n'avait pas dûment pris en considération ce que Burton avait
publié en 1825 à l'égard de ce monument important, qui main-
tenant l'attirait autant que la célèbre Table d'Abydos.
Il avait cherché également, et bien vite trouvé, la place où Cail-
liaud avait surpris douze années auparavant « celui dont il ne
prononçait jamais le nom », William Bankes, tandis que celui-ci
faisait « brutalement -abattre » la Table numérale, dont les dix-sept
blocs furent incorporés à la collection Sait et prirent place au
Louvre, en 1826, par les soins de Champollion lui-même.
Le 4 septembre 1829, de grand matin, l'expédition quitta Karnak
afin de revoir pour la dernière fois tous les monuments de la rive
gauche, y compris les hypogées de Biban-el-Molouk. On admira
un dernier coucher de soleil, du haut des propylons du temple de
Kourna, puis, à 9 heures du soir, Champollion donna le signal du
départ, au grand chagrin de toute la population, qui, y compris les
enfants, était accourue pour faire ses adieux « au grand chef » et
à tous ses compagnons, en poussant des cris déchirants. Bien des
Bédouins-Ababdés également s'approchèrent, et leur muette et
grave attitude ne manqua point d'une éloquence touchante.
L'expédition s'embarqua à l'ombre du même sycomore gigan-
tesque où, le 19 novembre 1828, elle avait débarqué, mais Cham-
pollion ne put se résoudre à aller prendre du repos pendant cette
nuit du départ, tant il était préoccupé de l'idée de ne plus revoir la
splendeur féerique du firmament étoile au-dessus de « Thèbes, la
Ville Royale)), que, dès sa douzième année, il aurait voulu con-
templer.
Le 5 septembre au matin, les travaux furent repris au temple de
Dendérah, mais ils ne durèrent que jusqu'au lendemain soir, non
seulement parce que le plus nécessaire était déjà fait, mais aussi
parce que « l'Égyptien » était absolument à bout de force. Il était
loin d'avouer cela à son frère, dans la lettre que voici [ — H. H.] :
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 403
Sur le Nil, près d'Antinoé, 11 septembre 1829.
Le lieu et la date de cette lettre te diront clairement que
mon voyage de recherches est terminé, et que je retourne
au plus vite vers Alexandrie pour regagner l'Europe et y
trouver à la fois contentement de cœur et repos de corps,
dont, au reste, quant au dernier point, je n'éprouve pas un
grand besoin. Depuis Dendéra, que j'ai quitté le 7 au matin,
j'ai en effet vécu en chanoine. Couché toute la journée dans
la jolie cange de notre ami Mohammed-Bey d'Akhmim, qui
a bien voulu nous la louer, j'ai mené une vie tout à fait con-
templative, et mon occupation la plus sérieuse a été de re-
garder de quel côté venait le vent, et si nos rameurs faisaient
leur devoir en conscience. Le vent du nord nous a long-
temps contrariés, malgré le courant du fleuve, enflé outre
mesure et au-dessus du maximum de sa crue\ L'inondation
de cette année est magnifique pour ceux qui, comme nous,
voyagent en amateurs, et n'ont dans ces campagnes d'autre
intérêt que celui du coup d'œil. Il n'en est pas de môme des
pauvres et malheureux fellahs ou cultivateurs. L'inondation
est trop forte; elle a déjà ruiné plusieurs récoltes, et le
paysan sera obligé, pour ne pas mourir de faim, de manger
le blé que le Pacha lui avait laissé pour l'ensemencement
prochain. Nous avons vu des villages entiers délayés par le
fleuve, auquel ne sauraient résister de mesquines cahutes
bâties de limon séché au soleil. Les eaux, en beaucoup d'en-
1. Déjà, en novembre 1828, l'inondation avait empêché l'expédition
de se rendre à Abi/dos, qui est située à quatorze kilomètres de Baluiim
et des rives du Nil. Lenormant, qui passa par là en janvier 1829, pré-
vit qu'au retour de l'expédition, le même empêchement pourrait se pro-
duire, et il y récolla au profit de Champollion le peu qu'il put y trou-
ver de remarquable à côté des monuments depuis longtemps connus.
Pour découvrir du nouveau, il aurait fallu entreprendre dos fouilles
considérables, pour lesquelles Cliam|)ollion n'avait point d'argent ni de
forces.
404 LETTRES ET JOURNAUX
droits, s'étendent d'une montîjigne à l'autre, et, là où les
teries plus élevées ne sont point submergées, nous voyons
les misérables fellahs, femmes, hommes et enfants, portant
en toute hâte de pleines couffes de terre, dans le dessein
d'opposer à un fleuve immense des digues de trois à quatre
pouces de hauteur, et de sauver ainsi leurs maisons et le peu
de provisions qui leur restent. C'est un tableau désolant et
qui navre le cœur. Ce n'est pas ici le pays des souscriptions,
et le gouvernement ne demandera pas un sou de moins,
malgré tant de désastres.
C'est avec bien du regret, comme tu l'imagines sans doute,
que j'ai dit adieu aux magnificences de Tlièbes, que j'habi-
tais depuis six mois. Notre dernier logement a été, à Karnac,
le temple de Ôph (Rhéa), à côté du grand temple du sud,
au milieu des avenues de sphinx et à la porte du grand pa-
lais des rois.
A notre retour à Thèbes, au mois de mars passé, nous
avions exploité le palais de Louqsor, et fait dessiner tous
les bas-reliefs de quelque intérêt, en commençant par les
immenses tableaux des deux massifs du pylône : c'est donc
les seuls édifices de Karnac que nous ayons encore à étu-
dier. Ce travail a été exécuté avec ardeur, et mes porte-
feuilles renferment, sans exception, la série de tous les
bas-reliefs liistoriques un peu conservés du palais de Kar-
nac, aussi beaux de style et d'exécution que ceux d'Ibsam-
boul, s'ils ne leur sont même réellement supérieurs. Tous
concernent les campagnes de Ménéphtlia I'"^ (Ousiréi) en
Asie ; j 'ai fait prendre, de plus, une cinquantaine de dessins
de bas-reliefs qui méritent aussi le titre d'historiques, puis-
qu'ils représentent des Pharaons qui complètent ou enri-
chissent plusieurs de mes recueils relatifs aux XVIIP,
XIX% XXS XXP et XXIP Dynasties. Tu trouveras plus
de détails sur mes conquêtes à Karnac dans la notice que je
t'enverrai du lazaret sur cet amas de palais et de temples,
étonnante réunion d'édifices de toutes les époques de la
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 405
monarchie égyptienne, constructions merveilleuses, devant
lesquelles resterait elle-même muette la bouche de fer de
M. Quatremère.
Parti de Thèbes le 4 septembre au soir, j'étais le 5 sous
le portique de Dendéra, dont rarchitecture est aussi admi-
rable que les bas-reliefs de décor en sont mauvais et
repoussants, par l'empreinte de décadence qu'ils offrent
dans toutes leurs parties. Les inscriptions hiéroglyphiques
elles-mêmes sont de mauvais goût. Le scribe qui les a tra-
cées a voulu faire le bel es/j/vV; prodiguant les symboles et
les formes figuratives, il a visé au lazzi, et même au calem-
bour. Toutefois la masse de l'édifice est belle, imposante,
et frappe même les voyageurs qui, comme nous, sont de
vieux Thébains, et ont l'œil encore rempli des belles concep-
tions architecturales de l'époque des Pharaons. J'ai voulu de
nouveau m'assurer, c/e.s yeux et de la main, que les car-
touches des inscriptions latérales du zodiaque circulaire sont
réellement vides et n'ont jamais été sculptés : cela est indu-
bitable, et le fameux autocrator est bien de la façon de
notre ami Jomard. — Du lazaret, tu auras aussi une note
étendue sur les monuments de Dendéra.
Le reste du voyage jusques aujourd'hui (11 septembre)
n'a rien offert de particulier. J'espère dans la nuit de demain
arriver au Caire. Là, rien ne peut m'arrêter plus de quatre ou
cinq jours; nous partirons de suite pour Alexandrie, et, si tes
soins et les promesses du ministre ont eu leur efïet et qu'il y
ait un bon vaisseau prêt à nous recevoir, je m'embarque de
suite pour gagner Toulon. Tu vois qu'il n'est nullement
question de passer l'hiver en Italie. Je compte le passer à
Paris, quoique, au fond, cette idée m'effraye par rextrême
opposition des climats, aussi ai-je besoin d'un appartement
bien chaud et je compte me tenir chez moi jusques aux pre-
mières chaleurs. Je jouerai forcément le ver à soie.
C'est aussi sur le Nil, enln^ Dendrra o\ Ifnou (Diospolis
parva), que nous ont rejoints par hasard d<'UK malheureux
406 LETTRES ET JOURNAUX
courriers, expédiés de Tliôbes au Caire depuis la fin de
juin. Pendant tout ce temps-là, nous sommes restés sans
nouvelles d'Europe, et c'est en attendant chaque jour leur
arrivée que le temps s'est écoulé "sans que nous puissions
écrire en France. Du reste, comme nous, vous devez être
accoutumés aux lacunes Mille respects pour notre vé-
nérable de ma part. J'espère qu'il n'a point été affligé de ce
que son troupeau, que ronge la clavelée, m'a mis par-dessous
M. Pardessus^ : cela ne me surprend pas. J'eusse été flatté
d'être appelé à l'Académie lorsque mes découvertes étaient
encore contestées, de bonne ou de mauvaise foi, n'importe :
le Corps, en m'adoptant, se fût acquis alors un droit véri-
table à ma reconnaissance. J'eusse encore été flatté qu'elle
1. Voici la liste des candidats inscrits qui furent mis en balance
dans la séance du 10 avril 1828 :
MM. '"' scrutin 2° scrutin 3' scrutin i' scrutin
Pardessus 9 13 14 15
Champollion le Jeune.. . . 6 8 8 9
Thurot 6 7 6 4
Cousin 3
Guillon de Montléon 1
Amédée Jaubert 1
Gail 1
Thierry 1
ChanipoUion-Figeac, à l'occasion de cette nomination, écrivit à son
frère : « Cette nomination a été l'objet des plus vives attaques. Le
Journal des Débats, qui est au Ministère, a désavoué publiquement la
coterie d'intrigants, ce sont ses lecteurs qui dominent la chose depuis
dix ans. Les petits journaux se sont chargés de les nommer, et, depuis
un mois, c'est un acharnement sans exemple d'attaques nominales qui
Empêchent bien des faiseurs et qui les obligent à des lettres au public,
lesquelles servent de motif pour le Icndcniain aux antagonistes. Jamais
pareil feu n'avait été allumé dans les champs académiques et litté-
raires Tu es la pierre de touche et la pierre angulaire de tout cela,
et les noms Pardessus et Champollion, qui ne devaient jamais se ren-
contrer, se trouvent associés tous les matins, tirés ensemble par dix
bouches à feu »
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 407
eût pensé à moi, tandis que je perfectionnais mes études et
faisais une magnifique récolte au milieu des ruines de
Thèbes. J'eusse regardé ma nomination comme une sorte de
récompense nationale; elle a jugé à propos de me refuser
cette satisfaction. Aussi, désormais, je ne ferai plus un pas
vers elle, et, lorsque l'Académie m'appellera', je serai aussi
peu empressé du fauteuil qu'un buveur délicat peut l'être
d'une bouteille de Champagne éventée depuis six mois. L'eau
du Nil elle-même inspire le dégoût quand on n'a plus soif.
— Dieu lui fasse paix et miséricorde.
Je n'ai reçu aucune nouvelle de Dubois', auquel j'ai écrit
de Thèbes à tout hasard. M. Mimaut m'a adressé une lettre
pleine d'empressement. Les cancans du Caire le disent fort
brave homme et bon vivant. Il s'est rencontré nez à nez avec
M. Drovetti à la sortie du Port-Neuf, l'un arrivant, l'autre
partant. Il n'aura pas eu le temps d'être imbu des bonnes
traditions sur les personnes et sur les choses : je crois que
je n'ai rien à perchée à ce contre-temps. — Je tirerai bon
parti de M. Mimaut, puisqu'il ne fait pas le commerce des
antiquailles.
J'avais prédit que le supplément de fonds que je deman-
dais m'ar riverait quand il ne serait plus temps d'en faire
usage à Thèbes. Toutefois il n'y a pas grand mal, puisque,
recevant ce crédit à Karnac, je n'en eusse pas dépensé un
sol en fouilles. J'y ai renoncé depuis plusieurs mois, parce
que ce n'est point mon métier et que les Arabes fouilleurs
ont besoin d'une surveilhince de chaque seconde, sans la-
1. CliainpoUion entra à l'Académie des Inscriptions le 7 mai 1830.
2. Mal^'i'é qu'il fût le chef de la Commission archéologique envoyée
en Grèce, Dubois, qui craignait de se compromettre, « n'écrivait qu'à
sa femme » : il refusa de faire droit à la requête de C'iiampollion-
Figeac, qui le priait de lui envoyer des h-tin-s poui- le Mmiitiur. Il
rentra à Paris le 20 octobre lH2n, et, dès le lendemain, il reprit sa place
au Musée égyptien. ChampoUion lui avait écrit île Th-hm à Ailn'-nrs.
mais il n'y eut aucune réponse U'Al/tcnrs à Thchrs.
408 LETTRES ET JOURNAUX
quelle ils ne trouvent rien ou font disparaître tout ce qu'ils
trouvent. Dans l'état actuel, je rapporte cependant pour le
Louvre des objets bien intéressants, quoique d'un petit vo-
lume. En fait de grandes pièces, trois ou quatre momies de
décoration nouvelle, ou grecques, avec des inscriptions, et de
plus : 1° le plus beau bas-relief colorié du tombeau royal de
Ménéphtha P"^ (Ousiréi), à Biban-el-Molouk. C'est une pièce
capitale qui vaut à elle seule une collection : elle m'a donné
bien du souci et me fera certainement un procès avec les
Anglais d'Alexandrie, qui prétendent être les propriétaires
légitimes du tombeau d'Ousiréi, découvert par Belzoni aux
frais de M. Sait. Malgré cette belle prétention, de deux
choses l'une : ou mon bas-relief arrivera à Toulon, ou bien
il ira au fond de la mer ou du Nil', plutôt que de tomber en
des mains étrangères. Mon parti est pris là-dessus.
2° J'ai acquis au Caire, de Mahmoud-Bey le Kihaïa, — tou-
jours sur mes économies et propres fonds, — le plus beau
des sarcophages présents, passés et futurs. Il est en basalte
vert et couvert intérieurement et extérieurement de bas-
reliefs ou plutôt de camées travaillés avec une perfection et
une finesse inimaginables'. C'est tout ce qu'on peut se
figurer de plus parfait dans ce genre ; c'est un bijou digne
d'orner un boudoir ou un salon, tant la sculpture en est fine
et précieuse. Le couvercle porte, en demi-relief, une figure
de femme d'une sculpture admirable. Cette seule pièce
m'acquitterait envers la Maison du Roi, non sous le rapport
de la reconnaissance, mais sous le rapport pécuniaire, car ce
sarcophage, comparé à ceux qu'on a payés vingt et trente
mille francs, en vaut certainement cent mille.
Le bas-relief et le sarcophage sont les deux plus beaux
objets égyptiens qu'on ait envoyés en Europe jusques à ce
1. C'est le n" B 7 de la Salle Henri IV, au Louvre. Une fort belle
copie de ce chef-d'œuvre avait déjà été admirée par tout Paris dans
l'exposition organisée par Belzoni en 1822.
2. C'est le n° D 9 de la Salle Henri IV, au Louvre.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 409
jour. Cela devait de droit venir à Paris et me suivre comme
trophée de mon expédition : c'est un cadeau que je fais au
Louvre, où ils resteront en mémoire de moi.
Ainsi donc, si je ne trouve point au Caire, chez les mar-
chands qui m'attendent comme le Messie depuis mon acqui-
sition du sarcophage (que j'ai paj^é huit cents thalaris et
dont j'aurais donné jusques à douze cents), si je ne trouve
point, dis-je, chez les marchands, quelc|ues objets dignes du
Louvre, je ne dépenserai pas un sol du crédit qu'on vient
de m'ouvrir, — et enfin, si, à Marseille, où je passerai en
quittant le lazaret, je ne trouve rien non plus, j'aurai le
plaisir de rendre à M. de La Rochefoucauld la lettre de
crédit intacte, en lui remettant aussi la note des monuments
dont j'accrois le Musée sans qu'il lui en coûte un para.
Adieu provisoirement, je clorai cette lettre au Caire, où je
la porte moi-même.
Depuis le printemps de 1828, le vicomte de La Rochefoucauld
n'avait pas cessé de lutter contre la coterie accoutumée, qui vou-
lait absolument faire échouer les fouilles projetées en Egypte par
ChampoUion. Une absence du comte de Forbin rendit la réussite
possible bien que tardivement La lettre officielle qui annonçait
le succès partit le jour même où le crédit fut obtenu :
« Paris, le 14 mai 1829.
» Maison du Roi, Dcparteincnl des Beaux- Arts.
» Je me fais un plaisir de vous annoncer, Monsieur, (pie, par
suite des démarches que j'ai faites pour réaliser le vœu exprimé
dans votre lettre du 1"'" janvier de cette année, Sa Majesté a con-
senti à ce qu'un crédit de 10.000 francs fut rattaché au budget des
Musées de 1829, pour être affecte spécialement à acquérir, pour le
Musée Charles X, des objets de sculpture égyptiens provenant des
fouilles dont vous me parle/. Je no doute |)as <|ue les nouveaux
moyens mis à votre disposition par la Maison du l\oi ne vous
410 LETTRES ET JOURNAUX
fournissent l'occasion d'ajouter encore aux nombreux services dont
les arts et les sciences vous sont déjà redevables, et je me féliciterai
de m'être trouvé en mesure de contribuer à vous procurer les res-
sources nécessaires pour vous faciliter le succès de votre mission.
)) yiniorme aujourd'hui même M. le Directeur des Musées de la
décision relative à l'allocation de 10.000 francs dont il s'agit, et je
l'invite à s'occuper sa/zs (ié/a/ de tous les arrangements que peut
exiger une semblable mesure. Je vous prierai de vous entendre
avec lui pour les détails que cette affaire est de nature à entraîner.
» Recevez, Monsieur, l'assurance de mes sentiments très dis-
tingués,
)) L'aide de camp du Roi,
» Directeur général des Beaux-Arts,
» Vt« DE La Rochefoucauld.
)) P.-S. — Croyez aussi au plaisir que j'aurai devons revoir quand
vos importants travaux seront terminés.
» L. R. »
Mais de nouvelles chicanes entraînèrent de nouveaux retards :
ce fut seulement le 23 juillet que Champollion-Figeacput toucher
la somme destinée à son frère. On comprend la contrariété que
celui-ci en éprouva. — H. H.
CIIAMPOLLION A CHAMPOLLION-FIGEAC
(fin de la lettre précédente)
Le 1.5, à midi, au Caire.
Me voici rendu dans la capitale de l'Egypte, où je ne
trouve ni lettres, ni nouvelles d'Europe, ni l'ami Pariset,
qui, me dit-on, est à Alexandrie, en très bonne santé et sorti
à son honneur de la campagne de Syrie. J'irai le joindre
dans quelques jours, après avoir fait une visite à Ibrahim-
Pacha, que je serai bien aise de connaître personnellement.
Celle-ci est ma dernière lettre que je t'écris d'Egypte, la
première sera datée du lazaret de Toulon
DE CHAMPOLLION LE JEUNE • 411
Adieu, mon cher ami, ma santé est excellente, tout va
bien. La Méditerranée me connaît. Adieu.
J.-F. Ch.
A son arrivée au Caire, Champollion passa en revue tout ce
que les marchands d'antiquités avaient mis de côté pour lui.
Duchesne s'était beaucoup occupé de cette affaire, car, à peine
avait-il quitté Thèbes, qu'il se repentit d'avoir abandonné son chef,
à l'heure même où douze /noi'.s s'étaient écoulés depuis le départ de
l'expédition de Toulon, malgré que, dans le contrat, il fiit question
de douze à quatorze mois pendant lesquels les membres de l'expé-
dition seraient obligés de rester à la disposition des deux chefs.
Dans une longue lettre de la mi-août, Duchesne dit : « Monsieur,
le sarcophage est à nous. Je l'ai obtenu pour 800 talaris et demain
je l'embarque. Je me réjouis encore en vous annonçant ce succès
imprévu J'ai vu un autre sarcophage chez un certain An-
tonio Despirro ; il est en forme de caisse de momie. Le cou-
vercle est une figure, les bras allongés sur le corps, comme d'ordi-
naire, longue robe plissée et grandes manches. Les hiéroglyphes
sont très bien conservés, point de cartouche. Il est de granit gris
et parfaitement entier Ne manquez pas d'aller le voir; je crois
que c'est un morceau qui en vaut bien la peine. Je vous le recom-
mande, je crois que nous n'en avons pas de ce genre. Le proprié-
taire est un entrepreneur de fouilles, qui a besoin d'argent; il de-
mande 700 livres. Il a encore, chez lui, un autre sarcophage en
forme de caisse à momie; je le crois en basalte. Avec ces deux
ol)jets ont été trouvés, dans le tombeau même, une petite figure en
calcaire et cinq ou six vases canopiques, que je l'ai engagé de ne
point diviser des sarcophages auxquels ils appartiennent. Il y a
aussi une espèce de pyramide, en granit rose. C'est petit.
» On a dit plus de bêtises, plus de propos, qu'il n'y a de fouilleurs
d'antiquités en Egypte. — Vous avez trouvé dans les hiérogl\[)hcs
l'indication de plusieurs trésors; des momies vous ont appris
qu'elles portaient avec elles la récompense de celui qui aurait su
découvrir la demeure et interpréter le sens des écritures (jui la
couvraient, etc
)) Il parait il peu près certain (pie M. Koseilini n';i fait aucune
démarche relativement au sarcophage. J'ai dit à M. .Mac .\rdle
412 LETTRES ET JOURNAUX
(voir p. 76 où il est appelé Macardle en un seul mot), qui a été rem-
pli de complaisance, qu'ayant appris par ouï-dire que Mahmoud-
Bey avait diminué de beaucoup ses prétentions et les bornait à
1.000 talaris, vous m'aviez dit de voir en passant si cela était vrai,
et, dans le cas, de l'acheter et l'emporter Le couvercle et le
morceau cassé du sarcophage sont encore sur le bord du Nil,
mais le plus difficile est fait, la caisse est dans la barque; j'ai cru
ne pouvoir prendre trop de précautions pour une pièce si belle et si
chère Tout est pour le mieux; j'ai eu la fièvre toute la journée,
j'ai cru qu'on ne pourrait jamais l'enlever ou qu'il souffrirait de
quelque écorniflure. Il n'y a pas même une petite raie, et je vous le
dis avec un grand soulagement d'esprit; il est bien beau ! Je suis
fièrement content de l'emporter en France.
» Il y a une frégate à Alexandrie, elle attend d'être relevée sous
peu; si son départ pouvait avoir lieu incessamment, j'emporterais
toutes vos affaires, comme vous me l'avez recommandé. Je vous
écris, Monsieur, plus à la hâte que je ne voudrais, je crois pour-
tant vous avoir informé de tout ce qui était essentiel. J'aime beau-
coup le Caire, mais c'est un terrible pays : pour la plus petite
affaire, on n'en finit jamais. Quels animaux ! Je partirai après-
demain.
» Tous les marchands d'antiquités vous attendent avec anxiété.
Ils sont persuadés que tout ce que vous n'achèterez pas à votre
passage sera frappé d'une défaveur irrévocable et ne trouvera plus
d'autre acheteur. Je viens de revoir cet Antonio; il espère et désire
beaucoup vous vendre son sarcophage. Je lui ai dit que, sans
doute, vous le verriez, que, du reste, vous n'étiez pas homme à
marchander, qu'une fois l'objet examiné, une fois estimé, vous lui
en feriez un prix, si c'était votre idée d'en faire l'acquisition »
Le sarcophage ainsi que toutes les antiquités achetées avant le
départ pour la Haute Egypte furent transportés par Duchesne à
Alexandrie : il les y laissa, et ce fut ChampoUion qui les embarqua,
quelques semaines plus tard. — H. H.
Alexandrie, 30 septembre 1829.
Depuis dix jours environ, je vis comme un coq en pâte
chez notre excellent consul général, M. Mimaut. C'est un
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 413
compatriote charmant et dont je ne puis assez me louer. Il
me comble de marcjues de véritable attachement, ce qui
certainement n'a pas eu lieu par le passé. Ma santé est ex-
cellente, ainsi que celle de mes jeunes gens. Tout va donc
pour le mieux. Notre bonheur serait au comble, si nous
voyions pointer au-dessus de l'horizon la voile du vaisseau
qui doit venir nous prendre, mais depuis six semaines la
mer est muette, — pas même un bâtiment marchand ! Je
suis donc ici à attendre l'événement et l'issue des promesses
ministérielles. Nous enrageons, comme tu le penses bien.
Enfin, patience encore.
Je n'ai quitté le Caire qu'après avoir fait une visite à
Ibrahim-Pacha, qui nous a reçus au mieux. Nous avons beau-
coup causé sources du Nil, et j'ai renforcé en lui l'idée qu'il
avait déjà d'attacher son nom à cette belle conquête géo-
graphique, soit en favorisant les voyageurs qui la tente-
raient, soit en préparant lui-même une petite expédition de
voyageurs accompagnés d'hommes d'armes. Peut-être est-
ce là une semence pour l'avenir : dans tous les cas, le Pacha
sent l'intérêt de cette entreprise.
Ici, j'ai déjà présenté mes hommages et l'expression de
ma reconnaissance à Mohammed-Aly. Il est toujours bon
et aimable pour les Français : c'est tout dire.
Je profite du temps d'attente pour mettre en ordre mes
papiers et mes immenses richesses. Il serait trop long de
t'en donner le détail. Le bâtiment chargé de cette lettre et
de ma prccédente va mettre à la voile demain au point du
jour, et il faut envoyer ma lettre. Adieu donc, mon cher
ami, adieu, — à Toulon !
J.-F. Ch.
Alexanilrio, ... octobre 1829.
Me voici, mon cher ami, tout aussi avancé que dans les
derniers jours de septembre. La M('diterranée tout entière
414 LETTRES ET JOURNAUX
est encore entre nous. J'ai quitté Thèbes et la Haute Egypte
à regret, et cela pour venir perdre mon temps sur ce triste
rivage. Il y a seulement deux jours que la corvette V Astro-
labe a mouillé dans le port, annonçant qu'elle était chargée
de nous ramener en France. C'est M. de Verninac, un de
nos compatriotes quercinois, qui en a le commandement,
jeune homme fort aimable, fort instruit, enfin tout ce que je
pouvais désirer en la personne d'un commandant. — Voilà
qui est pour le mieux, mais, par malheur, je ne puis partir
pour la France que vers le 15 novembre, Y Astrolabe devant
préalablement conduire en Syrie M. Malivoir, consul d'Alep.
Il faut donc me résoudre à ne sortir de la quarantaine de
Toulon que dans les derniers jours de décembre. C'est dur,
très dur.
Je suis toujours sans aucune nouvelle de vous tous, de-
puis les lettres de juillet. Ou la poste est bien mal organisée
(ce dont j'enrage), ou vous n'écrivez point, — ce que je ne
pardonne pas. Dans l'une ou l'autre supposition, je ne puis
que m'attrister; c'est ce que je fais de toute mon âme.
L'Egypte est la plus belle école de patience qui existe au
monde, mais je n'en ai pas profité. Adieu. Mes tendresses
à M. Dacier et aux siens. Un souvenir à tous nos amis, un
embrassement de cœur pour toi,
J.-F. Ch.
P.-S. — Je n'écrirai plus que de Toulon. Rosellini et les
Toscans se sont embarqués depuis plusieurs jours sur un
bateau marchand : j'allais en faire autant, quand la corvette
est arrivée. Pendant notre séjour forcé à Alexandrie, mes
jeunes gens ont peint des décorations pour le théâtre que
des amateurs français vont ouvrir incessamment. Ainsi la
civilisation marche! Ces messieurs sont enchantés de la
complaisance de nos jeunes artistes. J'irai donc au spectacle
en attendant l'embarquement.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 415
CHAMPOLLION AU DOCTEUR PAFilSET
Alexandrie, 27 octobre 1829.
Mon cher Imoutli !
J'ai reçu votre petit poulet' avec joie, — vous triomphez !
Je m'en réjouis de cœur; vous savez si j'ai jamais douté de
votre affaire. Evoiva Vallegria !
Cette lettre vous sera remise par mes trois compagnons
de voyage, qui retournent au Caire pour en lever le pano-
rama, en attendant le 15 de novembre, époque de notre
embarquement définitif. On prétend que vous avez une mai-
son dans laquelle ils peuvent trouver une chambre pour
coucher; si cela est, j'en dispose pour eux, persuadé que je
vais au devant de votre désir.
Vous déciderez-vous à rentrer en France avec moi ? Main-
tenant que vous tenez votre affaire, c'est le vœu de tous
vos amis. Je n'en dis pas davantage, toujours de plus en
plus ferme dans ma thèse à cet égard. En attendant de vos
nouvelles, je vous embrasse comme je vous aime, de cœur et
d'âme,
Maïamoun.
Alexandrie, 29 octobre 1829.
Bien cher Imoutli !
Pour l'amour des Dieux de l'Egypte, revenez de suite à
Alexandrie, ne fût-ce que pour deux ou trois jours. Votre
1. Ce « petit poulet» avait appris à « l'Egyptien » que le gouverne-
ment du Vice-lloi avait adopté toutes les mesures prophylactiques déjà
e.xpérimentéea par Pariset.
416 LETTRES ET JOURNAUX
présence y est fort nécessaire, — et nous' avons tant'à vous
dire ! Je suis tout à vous,
CHAMPOLLION A CHAMPOLLION-FIGEAC
Alexandrie, 9 novembre 1829.
Le mauvais temps ayant empêché V Astrolabe de mettre
à la voile pour aller déposer M. Malivet sur la côte de Sy-
rie, mon départ ne pourra avoir lieu que vers le 20 de ce
mois. Ainsi donc, patience !
Je serais bien aise de trouver, à mon arrivée à Toulon, des
lettres de qui de droit pour le directeur de la Douane, afin
de n'avoir pas à chamailler avec ces messieurs : 1° pour les
caisses d'objets antiques que je destine au Musée Royal;
2" pour les divers objets de curiosité tels que manteaux de
laine, chaussures pour homme et pour femme, voiles de
mousseline brodés, armes et autres objets de costume orien-
tal, que j'emporte moi-même, ainsi que mes jeunes gens qui
destinent ces objets à habiller les mannequins de leurs ate-
liers, lorsqu'ils auront à peindre quelques sujets asiatiques
ou africains. Je te prie donc d'obtenir, à cet effet et dans cet
intérêt purement artistique, le passage de ces produits des
manufactures du pays. Il serait bien qu'à mon arrivée à
Toulon, vers le milieu de décembre, je trouvasse des in-
1. h'oiis comprend ici le consul de France, M. Mimaut.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 417
structions précises à cet égard, et des pièces officielles qui le-
vassent toutes les difficultés.
Le sarcophage a été embarqué hier fort heureusement sur
V Astrolabe, grâce aux soins du commandant, notre aimable
compatriote quercinois, M. de Verninac. C'est une grande
affaire faite. Ma santé se soutient toujours; mes jeunes gens
font leur panorama du Caire, — et le Théâtre-Français, dont
ils avaient peint les décorations, a débuté pour la fête du
Roi, au grand contentement des spectateurs français. —
Adieu donc, je t'embrasse, ainsi que tous les nôtres. Adieu,
tout à toi de cœur,
J.-F. Ch.
Alexandrie, 28 novembre 1829.
Enfin, mon cher ami, le grand Amon veut bien me per-
mettre de dire adieu à sa terre sacrée. Je quitterai l'Egypte,
comblé des faveurs de ses anciens et de ses modernes habi-
tants, le 2 ou 3 décembre. L'Astrolabe est de retour de
Syrie et prête à me recevoir, ainsi que mon fidèle aide de
camp Salvador. MM. L'hôte, Lehoux et Bertin, ayant com-
mencé un grand travail, le panorama du Caire, veulent à
toute force le terminer, et ils ont cent fois raison, car ce
sera une magnifique chose'. Ils restent donc encore un mois
en Egypte, et j'arriverai à Toulon et en France avant eux.
Du reste, nos santés sont au mieux, et je me sens la force suf-
fisante pour braver les bourrasques et coups de vent qui ne
manqueront pas de nous accueillir en haute mer pendant le
bicnlieurcux mois de notre navigation. Cela nous purgera,
voilà tout; d'ailleurs, pour revoir la France, on supporterait
pis (|uc la mauvaise humeur des Ilots.
1. Ce travail leur fut très bien payé; malgré cela, CliampoUion leur
donna 70() francs en supplément pour le voyau;e de Toulon à Paris, lea
fiais de quarantaine y compris. Le consul /s'éiiéral lui promit d'em-
barquer tjnituUcmcnt les jeunes artistes, le moment venu.
Bllll.. ÉCiYPT., T. XXXI. 27
418 LETTRES ET JOURNAUX
Cette lettre part demain matin par le brick l'Éclipsé; je
la remets à M. Ouder, aide de camp du général Guillemi-
not. C'est un jeune homme fort aimable, avec lequel j'ai lié
amitié. Tu seras charmé de le connaître, si les trains diplo-
matiques lui permettent de la porter lui-même à Paris. Tu
le recevras donc comme ami. Son arrivée en France précé-
dera la mienne d'une dizaine de jours, parce que son petit
bâtiment marche beaucoup mieux que noivQ Astrolabe, cor-
vette à l'épreuve de la bombe et des fureurs de l'Océan,
qu'elle a bravées plusieurs fois dans ses voyages autour du
monde'. Je serai probablement (car avec Neptune il n'y a
que des probabilités) sur côte de France du 20 au 25 dé-
cembre, et ne serai libre de mes deux pieds sur pays chré-
tien que vers le milieu de janvier.
Ma quarantaine de vingt à vingt-trois jours se fera à
Toulon, si je ne la fais à Malte pour gagner quelques jours.
Mais cela dépend des vents que nous aurons
J'arriverai avec le sarcophage et dix-huit à vingt caisses.
L'important est qu'à la quarantaine et à la douane on ne
me force pas de déballer deux fois tous les objets, pour leur
faire prendre l'air et en chasser la peste, qui n'existe plus en
Egypte depuis cinq ans. Fais-moi le plaisir d'obtenir des
ministres compétents, celui de l'Intérieur pour la quaran-
taine et celui des Finances pour la douane, toutes les dou-
ceurs imaginables, va surtout qu'il s'agit ici d'objets ap-
partenant au gouvernement
Adieu donc La fin de mon drame sera, je l'espère,
aussi heureuse que les quatre premiers actes. Adieu, à toi
de cœur et d'âme Vive la France !
J.-F. Ch.
1. L'amiral Dumont-Dui-ville s'était servi de V Astrolabe pour ses
expéditions scientifiques; sous le nom de Coquille, elle avait pris part
à la découverte des restes de l'expédition de Lapérouse.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 419
Il est regrettable que Champollion n'ait pu réaliser son projet
d'écrire une relation détaillée de tout ce qui lui était arrivé pen-
dant son second séjour au Caire et à Alexandrie. Elle devait être
imprimée, — non pour être publiée dans les journaux, mais pour
être distribuée comme un souvenir à sa famille et à ses nombreux
amis. On comprend qu'ayant cette idée en tête, il ait abrégé les
lettres qu'il adressait à son frère ; mais, à son retour à Paris, il en
parla d'autant plus longuement. Aussi devons-nous une bonne
partie des renseignements qui suivent à la complaisance avec la-
quelle le dernier des Champollion', auditeur fort zélé de son
oncle, a bien voulu favoriser nos recherches.
Le séjour de Champollion au Caire et à Alexandrie fut plus
troublé et plus fatigant, mais aussi plus satisfaisant que son frère
n'avait pu se le figurer. — Sa première rencontre avec Ibrahim-
Pacha, en présence de tous les membres de l'expédition, avait été
intéressante. Mais, le lendemain, un autre entretien avec le prince,
en présence de Linant-Bey seul, fut bien autrement important :
non seulement Ibrahim-Pacha accepta de bonne grâce la proposi-
tion d'une expédition égyptienne destinée à rechercher les sources
du Nil, mais il décida que Linant-Bey en serait le chef scientifique .
Une autre question, encore plus pressante pour le moment, fut
sérieusement discutée ; — il s'agissait de la conservation du magni-
fique hôpital et de l'École de Médecine modèle d'Abou-Zabel, près
le Caire, établis sur les indications de Clot-Bey, de Grenoble.
Celui-ci, jadis condisciple de Champollion, résidait depuis 1825
en Egypte, où il avait organisé un service sanitaire et un conseil
d'hygiène publique. Champollion avait appris, avant son arrivée
au Caire, que le vice-roi, jusque là très fier de cet établissement,
en voulait tout d'un coup faire une fabrique de soie également
modèle! Toute la ville du Caire était en révolution, et Champollion
s'était rendu aussi vite que possible auprès de Clot-Bey, le chi-
rurgien en chef de l'armée éf/j/ptienne, afin de savoir s'il lui serait
possible de traiter cette lamentable affaire en parlant au prince.
«L'Égyptien» reçut d'Ibrahim-Pacha la promesse que l'hôpital
serait sauvé.
1. Aimé-Louis Champollion-l''igo;ic, né en (lêcernbre 1812, mort le
20 mars 1894.
420 LETTRES ET JOURNAUX
Tranquillisé par la solution de ces deux graves questions et
ayant examiné toutes les antiquités de la ville, où il ne trouva
guère à glaner, il quitta le Caire, ce qui voulait dire pour lui
VÊgypte. Arrivé à Alexandrie, où, disait-on, le bateau devait ar-
river sous peu, Champollion revit enfin Pariset et deux de ses col-
lègues, les docteurs Laguisquie et Guilhou, qui, comme lui-même,
étaient les hôtes de Mimaut. Les premiers jours, on passa en revue
les antiquités égyptiennes recueillies pour les chefs de l'expédition
et qui offraient bien plus d'intérêt que celles que l'on avait pu leur
montrer au Caire. Une douloureuse surprise attendait Champollion
chez un des antiquaires : Duchesne, — partant tout d'un coup
pour la Grèce, au lieu de retourner directement à Paris avec les
objets qui lui avaient été confiés, — avait déposé chez celui-ci le
sarcophage dont il a été question plus haut, ainsi que les autres
monuments, et les plus importants manquaient déjà. Mimaut,
chez lequel Duchesne n'était point allé, lui en voulait bien plus
encore que « l'Égyptien » lui-même.
Il va sans dire que tous les membres de Y expédition se pré-
sentèrent aussitôt que possible chez le vice-roi, qui les reçut avec
la bienveillance qu'il témoignait d'ordinaire aux Européens. Un
jour après cette visite officielle, Ibrahim-Pacha, arrivant du Caire,
se présenta au consulat général, et pria Pariset et Champollion
de se rendre avec lui chez Mohammed-Aly, qui désirait leur parler.
Il était bien plus excité que d'habitude, ce qui engagea Pariset à
prendre avec lui certains médicaments, et cette précaution ne fut
point inutile : pendant le dîner, le prince, qui était de nature plé-
thorique, tomba soudainement par terre, frappé d'une attaque
d'apoplexie. Pariset lui vint très efficacement en aide et, comme
par miracle, la mort fut évitée : Pariset, pour achever la cure, dut
retarder son départ d'une semaine, ce qui remplit d'aise Cham-
pollion et Mimaut.
Le vice-roi versa des larmes d'émotion, et, dès cette heure so-
lennelle et inoubliable, il combla de bontés ses deux convives,
« car, répétait-il sans cesse, l'un m'a ressuscité mon fils, et l'autre
a ressuscité l'antique gloire de mon. pays! » Dès lors, ils purent
parler librement devant le père et le fils, et ils en profitèrent. Leur
âme sensible avait trop souvent souffert à l'aspect de la misère
inouïe du bas peuple, pour ne pas essayer d'y remédier. Ils se
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 421
rencontrèrent plusieurs fois pendant des heures, sans d'autres
témoins, chez les deux maîtres de l'infortuné pays qui aurait pu
être si heureux'! Champollion plaidait en premier lieu la cause
des monuments antiques sans cesse menacés d'une destruction
finale, et Pariset celle de l'Egypte moderne et des améliorations
sanitaires qu'il fallait y introduire; mais tous les deux se réunis-
saient pour réclamer les mesures qui devaient rendre possible un
relèvement éclatant de ïctat social du peuple moderne. — Le ca-
ractère des deux hommes se montrait à nu dans ces entretiens :
Champollion, voyant trop souvent une arrière-pensée sous le
« sourire enchanteur » du vice-roi % s'efforçait constamment de
garder une sage réserve, tandis que Pariset s'abandonnait sans
crainte à toute la fougueuse hardiesse de sa noble nature. « O Roi,
rends à l'Arabe son âme! Arrache-le de l'enfance où le retient
l'esclavage ! Relèoe-le à la dignité de Vhomme! » Il brodait mille
variantes sur ce thème dans ses conversations avec Mohammed-
Aly. Pourtant, afin de rendre justice au prince, Champollion lui
parlait volontiers des progrès que faisaient les quarante élèves
de la (( Colonie égyptienne temporaire » envoyée à Paris, et placée
sous la direction de Jomard et du professeur copte J.-E. Agoub'.
Il les connaissait tous, même les six fils de princes nègres que
Drovetti y avait casés en plus, et il les avait revus avant son dé-
part de Paris, afin de pouvoir en donner des nouvelles exactes au
Monopoliseur d' Egypte. En été 1828, les orientalistes parisiens
avaient admiré les traductions en arabe de plusieurs grands ou-
vrages scientifiques, faites par cinq de ces jeunes étudiants, « mes
futurs directeurs (doyens) de faculté », disait fièrement le vice-roi,
à qui le jeune scheikh Deschtuty venait d'envoyer un livre de
médecine, tandis que son condisciple, le jeune scheikh Réhafa
1. Voir la Notice do Nestor L'hùfe, p. 12(3 du présent volume.
2. Lenormant dit de lui : « Au milieu môme du sourire gracieu.\...,
on le voyait de temps en temps lancer quelques œillados léonines, qui
sentaient d'une lieue le destructeur des Mamlouks. »
8. Né au Caire en 171)5 et amené par son i)éro à Marseille, en 1801,
il était depuis 1X20 à Paris, où sa réputation littéraire devint assez
grande. C'était un ami passionné de Champollion; celui-ci devait le
prier souvent de modérer son langage pour ne pas blesser Jomard, qui
était son chef.
422 LETTRES ET JOURNAUX
(Rifâa) lui avait adressé des poésies, entre autres, la Lyre brisée,
dont le texte original était dû à Agoub, et des travaux astrono-
miques.
Mohammed-Aly parlait souvent de l'architecte P.-C. Xavier,
qu'il avait comblé de faveurs et dont le départ assez brusque, en
1827, l'avait offensé : il voulait enfin savoir le motif de cette fuite.
Pariset, ne se rappelant que trop bien, comme Champollion lui-
même, avec quelle horreur insurmontable Xavier leur avait parlé
de la misère indescriptible des fellahs, eut alors le courage de
mettre les points sur les i. Il dit au vice-roi que, pendant la con-
struction du canal Mahmoudiéh', Xavier avait voulu partir d'un
moment à l'autre, et que l'espoir seul de pouvoir venir en aide, un
jour, à ses malheureuses victimes, l'avait retenu en Egypte; il était
parti quand il avait perdu cet espoir. Le père et le fils se turent.
A ce moment même, Champollion leur montra une grande carte%
représentant fort exactement le Delta et le cours du Nil sur ce ter-
ritoire. Ahmed Er-Raschidy, le second réis de VIsls, la lui avait
donnée en cadeau le 17 septembre 1828, après l'avoir dressée, sans
avoir reçu ni demandé le moindre secours, sous les yeux mêmes
de « l'Égyptien ». Celui-ci, regardant fixement Mohammed-Aly,
osa lui déclarer alors que l'habile exécution de ce travail par le
fils d'un fellah, élevé dans la misère et sans aucune instruction,
montrait tout ce dont cette race serait capable si l'on voulait s'oc-
cuper d'elle et l'aider à se relever.
Mohammed sourit et, changeant la conversation, dit d'un ton
fort dégagé : « Ramsès était-il donc véritablement le plus grand
» des Pharaons? » Ibrahim-Pacha dut calmer Champollion, qui
était sur le point de laisser éclater sa colère.
Mohammed-Aly aimait à parler et à entendre parler de Bona-
parte en Egypte. Champollion lui affirmait, d'après le témoignage
de Fourier, que, tous les matins, de très bonne heure, Bonaparte
recevait la visite des Ulémas d'El-Azhàr, à qui il avait promis de
se convertir à l'islamisme et de bâtir une mosquée pour son
1. De 250.000 fellahs taillables et corvéables à merci, travaillant
trop souvent sans avoir même du pain et presque nus, plus de 21.000
moururent, et en grande partie sur le lieu même des travaux.
2. Cette carte existe encore.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 423
armée. Les plans étaient déjà faits quand le départ soudain du
grand homme mit fin à cette comédie. — Par contre, le Pacha lui
fit connaître un jour la mystérieuse affaire de ïévêque de Memphis,
prêtre copte envoyé de la Propagande pour le convertir, lui, —
Mohammed- Ait/ ! Informé de l'arrivée du bateau, à bord duquel
son convertisseur se promenait en grande tenue sacerdotale, il lui
fit dire .• « Mon bourreau vous attend ! » Le malheureux se le tint
pour dit. Il repartit pour Naples au plus vite, et, rentré à Rome,
il fut enfermé au Ohâteau Saint-Ange, d'où il ne sortit plus.
Comme le Pacha terminait cette histoire, le fin sourire qui éclai-
rait presque constamment son visage s'éteignit et sa main serrée
s'appuya, bien trop fort, paraît-il, sur la tète du majestueux lion
apprivoisé qui se tenait à côté de lui. A ce moment-là, épouvanté
par un mouvement brusque de ce lion vers les hôtes, Ibrahim-
Pacha se leva pour le remettre à l'ordre : — « un seul geste du
vice-roi d'Egypte tranquillisa le roi du désert ». Riant cordiale-
ment, Mohammed-Aly se tourna alors vers Champollion et lui
dit d'un ton chevaleresque autant qu'énergique : « De toutes les
doctrines de l'Europe je ne réclame pour moi et mon peuple que
la doctrine du déchiffreur des hiéroglyphes! » Et il pria celui-ci de
lui écrire un abrégé de l'histoire de l'ancienne Egypte, ce qui fut
promis de grand cœur. Le lendemain même, paraît-il, Pariset
repartit pour le Caire, son quartier général pendant ses pénibles
« recherches sur l'état pestilentiel de l'Egypte », car la redoutable
inondation de 1829 lui annonçait le retour des désastreuses épi-
démies de 1791, 1800 et 1824.
Ce fut le 7 octobre que Rosellini partit avec ses trois compa-
triotes', après avoir reçu, la veille, « un superbe sabre de Perse,
richement monté en or », évalué à 4.000 francs. Le 4 novembre,
fête du roi de France, Champollion fut réveillé de très grand
matin, car un messager à cheval était arrivé pour lui remettre au
nom du vice-roi un sabre dhonneur pareil et lui annoncer la
visite fort matinale d'Ibrahim-Pacha. Celui-ci lui présenta un don
plus précieux encore : la nouvelle oriicielle, cette fois-ci absolu-
ment sûre, ([uc riiô|)i(;ii du Caire resterait un ho|)ital ! Le vice-roi,
1. On se rappellera que Salvatore ClK-rubiiii. naturalisé fran<:ais,
faisait partie de l'expédition française.
424 LETTRES ET JOURNAUX
en effet, travaillé opiniâtrement par un grand fabricant européen,
avait encore changé d'idée, et il avait repris, vers le 29 octobre,
son plan destructeur, a Maïaraoun » avait appelé au secours son
ami « Imouth^ »; celui-ci n'avait pu revenir, mais il avait envoyé,
par une estafette, une protestation énergique au prince, son allié
sous ce rapport. Il lui avait fait savoir qu'il défendrait en personne
l'entrée de l'hôpital contre tous les fabricants du monde et qu'il
faudrait le mettre en morceaux avant de s'en emparer. Ibrahim-
Pacha, plus intelligent en cela que son père, réussit à sauver l'in-
stitution menacée.
Ce fut le 29 novembre que Champollion donna au vice-roi la
Notice sommaire sur l'Histoire d'Egypte qu'on lira plus loin^
(( Les premières tribus qui peuplèrent... la vallée du Nil entre
la cataracte d'Osouan et la mer, y dit-il, venaient de l'Abyssinie
ou du Sennâar. » On comprendra, en lisant ces lignes, pourquoi
Champollion désirait tant voir partir une expédition scientifique
pour le pays dont ses chers Égyptiens lui paraissaient avoir été
les aborigènes. Sachant que cet écrit ne serait point publié,
(( l'Égyptien )) met ici les pyramides dans les premières dynasties,
ce qu'il n'avait pu faire encore en Europe, où les quinze premières
dynasties furent rejetées par les archéologues du clergé à cause de
la chronologie adoptée jusque-là dans le catholicisme. Il place
également deux des Amenerahèt de la XII^ dynastie avant l'inva-
sion des Hyksos, ce qui pouvait le compromettre gravement aux
yeux du clergé de cette époque. Quelques mois plus tard, par
l'effet de la Révolution de 1830, les historiens furent affranchis à
tout jamais de la nécessité de prendre des précautions de ce genre.
Le même jour, Champollion remit au vice-roi la Note pour la
conservation des monuments de l'Egypte, qu'on trouvera plus
loin\ Il les recommandait à sa protection avec une franchise qui
laissait sentir les reproches qu'il avait à lui faire.
Avant de prendre congé de Mohammed-Aly et de son fils,
« l'Égyptien » acheva de régler avec eux une affaire qui le ren-
dit fort heureux, le transport des deux obélisques de Louqsor,
1. Voir la lettre du 2'J octobre, p. 415 du présent volume.
2. Voir p. 427-443 du présent volume.
3. Voir p. 443-448 du présent volume.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 425
dont ils avaient fait cadeau à la France. C'était un M. Besson, le
directeur de l'arsenal de Toulon, qui devait construire un radeau
gigantesque afin de transporter les obélisques, l'un après l'autre,
de Loaqsor au Louvre! Ajoutons bien vite que Champollion lui-
même avait indiqué tous les détails de ce radeau sans pareil dans
les temps modernes. Le Pacha et son fils, tout en admirant l'uni-
versalité du savoir de « l'Égyptien », approuvèrent son arrange-
ment.
Quanta l'expédition du Sennâar, tout avait été réglé, et Ibrahim-
Pacha, fort intéressé aux admirables travaux hydrauliques de
Linant-Bey, manda celui-ci afin d'examiner avec lui, en détail et
on présence du vice-roi, les difficultés autant que les avantages de
l'entreprise en question. Tout était donc réglé au moment du dé-
part de (( l'Égyptien », et de grandes perspectives s'ouvraient de-
vant ses yeux. Il nous est pénible de devoir ajouter que, bientôt
après, des événements de tout genre détournèrent le père et le
fils de cette entreprise.
L'espoir qu'ils ne resteraient pas indifférents à ses exhortations
et à celles de Pariset consola un peu Champollion d'avoir dû
perdre soixante-quinze jours à Alexandrie; cette attente du départ,
se prolongeant d'un jour à l'autre, était d'autant plus triste pour
lui qu'il se trouvait relativement près de Metnpliis, qui avait tant
encore à lui dire et que, pourtant, il n'avait plus aperçue qu'à dis-
tance, en passant, au clair de lune, dans la nuit du 15 septem-
bre 1829. — Quant à Tanls (le Zoan de la Bible), dans le Delta,
dont il s'était fort occupé dès 1810, il avait dû également renoncer
à s'y rendre' ; mais Mimaut lui promit d'y aller au printemps et
d'y entreprendre des fouilles. Le consul général, arrivé en Egypte
le 23 juin 18"i9, s'était proposé tout d'abord de ne pas imiter ses
collègues, qui se faisaient (( archéologues-fouilleurs » aux bords
du Nil. Mais, un jour, Champollion lui-même lavait prié «d'es-
sayer le métier » au voisinage de la Colonne de Powpcc. Plu-
1. L'cxpciditioii nv;iit voulu oxplni'or le l'';i\<nun l'ii desiviidant le
Nil, mais l'inniKlalioii d la craint"' conliiiU'-lle d<î laiiï' attoiuli'O le
l)ati'aii du Roi l'en avaient empOcliée. Ce ne lut qu'en 1831 que Cliaui-
pollioii. aj)fès a\oir mis la XIl" dynastie à sa véritable place, reconnut
la j.,'ra\ i(é de la lacune ([uc la malcciiance avait creusée dans ses maté-
riaux.
426 LETTRES ET JOURNAUX
sieurs belles trouvailles, entre autres une statue « de Baccbus ou
d'Hercule» (sans tête) en furent le résultat immédiat et réjouirent
autant le prince Ibrahim, qui était présent, que Champollion et
son ami. Dès cette heure-là, Mimaut fut comme les autres et
devint fouilleur passionné : ce lui fut une raison de plus pour
regretter le départ de « l'Égyptien », qui eut lieu le 6 décembre
suivant. — H. H.
Extrait d'une Notice de Nestor L'hôte
sur la condition du fellah égyptien.
Les pauvres fellahs, presque nus, nous prenant pour des percep-
teurs d'avanies, fuyaient à notre aspect comme un troupeau de
gazelles, et se familiarisaient jusqu'à l'importunité dès qu'ils nous
reconnaissaient gens pacifiques et surtout Français, car le souvenir
de la mémorable expédition de Bonaparte n'est pas encore entière-
ment effacé chez les pauvres Arabes qui, dans ce temps-là, ce sont
leurs propres paroles, avaient chacun leur âne et leur vache, et ne
payaient pas deux fois l'impôt. Aujourd'hui on les dépouille, ils
sont sans pain, et on enlève ce qu'ils ont de plus cher, — leurs
enfants, — pour en faire des soldats, si bien qu'il est difficile de
rencontrer dans un village de trois cents habitants deux ou trois
garçons de quinze à vingt ans. Nous avons vu de ces enlèvements
d'hommes, et le cœur le moins sensible aurait gémi du spectacle
qu'offrait cette espèce de traque.
Au moment où le contingent doit être appelé, sans conscription
régulière, sans avertissement, sans autre formule que le jeu du
bâton, les limiers du despote sont lancés et se dispersent dans les
campagnes, poursuivant tout ce qui leur paraît susceptible de porter
les armes, et cherchant leur gibier jusque dans les coins les plus
obscurs. Ils chassent ensuite devant eux à coups de bâtons, et sou-
vent garrottées comme des malfaiteurs, ces malheureuses victimes
que les vieillards, les femmes et les enfants suivent éplorés comme
un convoi funèbre. On les conduit à la résidence souvent très éloi-
gnée du Bey, ou gouverneur; celui-ci, après avoir choisi le nombre
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 427
et la qualité d'hommes qu'il juge convenables, — et il prend jus-
qu'aux adultes, — renvoie le reste, qui bénit encore, en retournant
dans ses foyers, le pouvoir qui, pour lui rendre un peu de liberté,
s'est contenté de le rouer de coups et de le laisser mourir de faim,
sans exiger de rançon
En considérant tous les vices du gouvernement turc, on ne doit
point s'étonner de la profonde misère qui règne dans tous ces
villages. L'Egypte, qui porte les germes de toutes les prospérités,
serait bien plus cultivée, plus fertile, plus peuplée d'habitants aisés,
et produirait bien davantage même au fisc, si les impositions, aussi
arbitraires qu'elles sont onéreuses, ne mettaient le peuple hors
d'état de les payer, et si des sangsues impitoyables, paralysant toute
émulation, ne les plongeaient dans une misère inconnue en Europe,
et ne forçaient à en prendre les apparences ceux qui ont pu faire
quelques épargnes.
L'Egypte a bien acheté un sort meilleur, et il serait de son in-
térêt qu'une autre domination que celle des Turcs vînt mettre un
terme à cette misère.
Notice sommaire sur l'Histoire d'Egypte, rédigée
À Alexandrie pour le Vice-Roi,
ET remise à Son Altesse le 29 novembre 1829.
Les premières tribus qui peuplèrent I'Égypte, c'est-à-
dire la vallée du Nil, entre la cataracte d'Osouan et la mer,
venaient de VAbyssinie on du Sennâar. Mais il est impos-
sible de fixer l'époque de cette première migration, exces-
sivement antique.
Les anciens Egyptiens appartenaient à une race d'hommes
tout il fait sembhible aux Kennoas ou Barabras^ habitants
actuels de la Nubie. On ne retrouve dans les Coptes d'Egypte
aucun des traits caractéristiques de l'ancienne ix)pulation
égyptienne. Les Coptes sont le résultat du mélange confus
d(^ toutes les nations qui. su(;('(\'^siv(Mn(Mit, oui dftniin»'' sur
428 LETTRES ET JOURNAUX
l'Egypte. On a tort de vouloir retrouver chez eux les traits
principaux de la vieille race.
Les premiers Égyptiens arrivèrent en Egypte dans l'état
de nomades et n'avaient point de demeures plus fixes que
les Bédouins d'aujourd'hui : ils n'avaient, alors, ni sciences,
ni arts, ni formes stables de civilisation.
C'est par le travail des siècles et des circonstances que
les Égyptiens, d'abord errants, s'occupèrent enfin d'agri-
culture, et s'établirent d'une manière fixe et permanente :
alors naquirent les premières villes, qui ne furent, dans le
principe, que de petits villages, lesquels, par le dévelop-
pement successif de la civilisation, devinrent des cités
grandes et puissantes. Les plus anciennes villes de l'Egypte
furent Thèbes {Louqsor et Karnac), Esné, Edfou et les
autres villes du Saïd, au-dessus de Dendéra; l'Egypte
moyenne se peupla ensuite, et la Basse Egypte n'eut que
plus tard des habitants et des villes. Ce n'est qu'au moyen
de grands travaux exécutés par les hommes que la Basse
Egypte est devenue habitable.
Les Égyptiens, dans les commencements de leur civilisa-
tion, furent gouvernés par les prêtres. Les prêtres admi-
nistraient chaque canton de l'Egypte sous la direction du
GRAND-PRÊTRE, lequel donnait ses ordres, disait-il, au nom
de Dieu même. Cette forme de gouvernement se nomme
théocratie : elle ressemblait, mais bien moins parfaite, à
celle qui régissait les Arabes sous les premiers khalifes.
Ce premier gouvernement égyptien, qui devenait faci-
lement injuste, oppresseur, s'opposa bien longtemps à
l'avancement de la civilisation. Il avait divisé la nation en
trois parties distinctes : 1° les prêtres, 2° les militaires,
3° le peuple. Le peuple seul travaillait, et le fruit de
toutes ses peines était dévoré par les prêtres, qui tenaient
les militaires à leur solde, et les employaient à contenir le
reste de la population.
Mais il arriva une époque où les soldats se lassèrent
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 429
d'obéir aveuglément aux prêtres. Une révolution éclata, et
ce changement, heureux pour l'Egypte, fut opéré par un
chef militaire, nommé Ménéi, qui devint le chef de la na-
tion, établit le gouvernement royal et transmit le pouvoir
à ses descendants en ligne directe.
Les anciennes histoires d'Egypte font remonter l'époque
de cette révolution à six mille ans environ avant l'isla-
misme.
Dès ce moment, le pays fut gouverné par des rois, et le
gouvernement devint plus doux et plus éclairé, car le pou-
voir royal trouva un certain contre-poids dans l'influence
que conservait nécessairement la classe des. prêtres, réduite
alors à son véritable rôle, celui d'instruire et d'enseigner en
même temps les lois de la morale et les principes des arts.
Thèbes resta la capitale de l'État, mais le roi Ménéi et son
fils et successeur Athothi jetèrent les fondements de Mem-
PHis, dont ils firent une ville forte et leur seconde capitale.
Elle exista à peu de distance du Nil, et on a trouvé ses
ruines dans les villages de Menf, Mokhnan, et surtout de
Mit-RaJdnéh. Les anciens historiens arabes nommèrent
Mempids Mas/'-el-Qadiméh, pour la distinguer de Masi -
el-Atiqék {Fosthat/t ou le vieux Caire) et de Masr-el-Qa-
liérali (le Caire), la capitale actuelle.
Une très longue suite de rois succéda à Ménéi : diverses
familles occupèrent le trône, et la civilisation se développa
de siècle en siècle. C'est sous la IIP Dynastie que furent
bâties les pyramides de Dahschour et de Sakkara, les
jjlus anciens monuments dans le monde connu. Les pyramides
de Gi:^éli sont les tombeaux des trois premiers rois de la
V" Dynastie, nommés Soup/ii /«'', Sensaouphi et Mankliéri.
Autour d'elles s'élèvent de petites pyramides et des tom-
beaux, construits en grandes pierres, qui ont servi de sépul-
ture aux princes de la famille de ces anciens rois. Sous ces
dynasties ou familles régnantes qui se suc('<'dèrent les unes
aux autres, les sciences et les arts naipuivut et se dévelop-
430 LETTRES ET JOURNAUX
pôrent graduellement. L'Egypte était déjà puissante et
forte; elle exécuta même plusieurs grandes entreprises mili-
taires au dehors, notamment sous des rois nommés Sé-
sokhris, Aménéiné et Aménêmôf, mais les monuments de
ces rois n'existent plus, et l'histoire n'a conservé aucun
détail sur leurs grandes actions, parce qu'après le règne de
ces princes, un grand bouleversement changea la face de
l'Asie. Des peuples barbares firent une invasion en Egypte,
s'en emparèrent et la ravagèrent en détruisant tout sur leur
passage : Thèbes fut ruinée de fond en comble.
Cet événement eut lieu environ 2800 ans avant l'islamisme.
Une partie de ces Barbares s'établit en Egypte et tyrannisa
le pays pendant plusieurs siècles. La civilisation première
égyptienne fut ainsi arrêtée et détraite par ces étrangers,
qui ruinèrent l'État par leurs exactions et leurs rapines, en
faisant disparaître par la misère une partie de la population
locale. Ces Barbares ayant élu un d'entre eux pour chef, il
prit aussi le titre de Pharaon, qui était le nom par lequel
on désignait dans ce temps-là tous les rois d'Egypte.
C'est sous le quatrième de ces chefs étrangers que lous-
souf, fils de Iakoub, devint premier ministre et attira en
Egypte la famille de son père, qui forma ainsi la souche de
la nation juive.
Avec le temps, diverses parties de l'Egypte supérieure
s'affranchirent du joug des étrangers, et à la tête de cette
résistance parurent des princes descendants des rois égyp-
tiens que les Barbares avaient détrônés. L'un de ces princes,
nommé Amosis, rassembla enfin assez de forces pour atta-
quer les étrangers jusques dans la Basse Egypte, où ils étaient
le plus solidement établis au moyen des places de guerre,
parmi lesquelles on comptait en première ligne Aouara,
immense campement fortifié qui exista dans l'emplacement
actuel d'AboLi-Kéchéid, du côté de Salahiéh.
Les exploits militaires di Amosis délivrèrent l'Egypte de
la tyrannie des Barbares. Il les chassa de Memphis, dont ils
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 431
avaient fait leur capitale, et les contraignit de se renfermer
tous dans la grande place d'armes d'Aouara, dont le siège
fut commencé. Amosis étant mort sur ces entrefaites, son
lils Aménôf continua le blocus et força les étrangers à une
capitulation en vertu de laquelle ils évacuèrent l'Egypte
pour se jeter sur la Syrie, où s'établirent quelques-unes de
leurs tribus.
Aménôf, le premier de ce nom, réunit ainsi toute l'Egypte
sous sa domination et releva le trône des Pharaons, c'est-à-
dire des rois de race égyptienne. C'était le chef de la
XVIIP Dynastie. Son règne entier, et celui de ses trois
premiers successeurs, ThoiUhmosis /", Thouthmosis II et
Mœris-Thouthmosis III, furent consacrés à reconstituer en
Egypte un gouvernement régulier et à relever la nation
écrasée par les longues années de la servitude étrangère.
Les Barbares avaient tout détruit, tout était par consé-
quent à reconstruire. Ces grands rois n'épargnèrent rien
pour relever l'Egypte de son abaissement; Tordre fut rétabli
dans tout le royaume; les canaux furent recreusés; l'agri-
culture et les arts, encouragés et protégés, ramenèrent
l'abondance et le bien-être parmi les sujets, .ce qui accrut et
perpétua les richesses du gouvernement. Bientôt les villes
furent reconstruites; les édifices consacrés à la religion se
relevèrent de toutes parts, et plusieurs des monuments
qu'on admire encore sur les bords du Nil appartiennent à
cette intéressante époque de la restauration de l'J^^gypte par
la sagesse de ses rois. De ce nombre sont les monuments de
Seniiié et (\!Atnada, en Nubie, et plusieurs de ceux de
Karnac et de Médinet-Habou, qui sont de beaux ouvrages
de Thouthmosis P'' ou de Thouthmosis III, (p'on appelle
aussi Mu'i'is.
Ce roi, qui a fait exécuter les deux obélis(iues d'Alexan-
drie, est celui de tous les Pliaraons qui opéra les plus grandes
choses. C'est à lui que l'Egypte doit l'existence du grand
lac du Fayoum. Par les immenses travaux qu'il fit faire, et
432 LETTRES ET JOURN^AUX
au moyen de canaux et d'écluses, ce lac devint un réservoir
qui servait à entretenir, pour tout le pays inférieur, un
équilibre perpétuel entre les inondations du Nil insuffi-
santes et les inondations trop fortes. Ce lac portait autre-
fois le nom de lac Mœris, aujourd'hui Birket-Karoun.
Ces rois, et quelques-uns de leurs successeurs, paraissent
avoir conservé, dans toute sa plénitude, le pouvoir royal
qu'ils avaient arraché aux chefs des Barbares, mais ils n'en
usèrent qu'à l'avantage du pays. Ils s'en servirent pour cor-
riger et reconstituer la société corrompue par l'esclavage,
et pour replacer l'Egypte au premier rang politique qui lui
appartenait au milieu des nations environnantes.
Quelques peuples de l'Asie avaient déjà atteint à cette
époque un certain degré de civilisation, et leurs forces
pouvaient menacer le repos de l'Egypte. Mœris et ses suc-
cesseurs prirent souvent les armes et portèrent la guerre en
Asie ou en Afrique, soit pour établir la domination égyp-
tienne, soit pour ravager et affaiblir ces États et assurer
ainsi la tranquillité de la nation égyptienne.
Parmi ces conquérants, on doit compter Aménôf II, fils
de Mœris, qui rendit tributaires la Syrie et l'ancien royaume
de Babylone, Thouthmosis IV, qui envahit VAbyssinie et
le Sennâar, enfin, Amênôf III, qui acheva la conquête de
l'Abyssinie et fit de grandes expéditions en Asie. Il existe
encore des monuments de ce roi. C'est lui qui fit bâtir le
palais de Sohleb, en haute Nubie, le magnifique palais de
Lotiqsor, et toute la partie sud du grand palais de Karnac à
Thèbes. Les deux grands colosses de Kourna sont des sta-
tues qui représentent cet illustre prince.
Son fils Horus châtia une révolte d'Abyssins et continua
les travaux de son père, mais deux de ses enfants, qui lui
succédèrent, n'eurent ni la fermeté ni le courage de leurs
ancêtres; ils laissèrent se perdre en peu d'années l'influence
que l'Egypte exerçait sur les contrées voisines. Mais le roi
Ménéplitha I' releva la gloire du pays et porta ses armes
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 433
victorieuses en Syrie, à Babylone et jusques dans le nord
de la Perse.
A sa mort, les peuples soumis s'étaient encore révoltés :
Rhamsès le Grand, son fils et son successeur, reprit les
armes, renouvela toutes les conquêtes de son père, et les
étendit jusques dans les Indes. Il épuisa les pays vaincus et
enrichit l'Egypte des immenses dépouilles de l'Asie et de
l'Afrique.
Cet illustre conquérant, connu aussi dans l'histoire sous
le nom de Sésostris, fut en même temps le plus brave des
guerriers et le meilleur des princes. Il employa toutes les
richesses enlevées aux nations soumises et les tributs qu'il
en recevait, à l'exécution d'immenses travaux d'utilité pu-
blique. Il fonda des villes nouvelles, tâcha d'exhausser le
terrain de quelques-unes, environna une foule d'autres de
forts terrassements pour les mettre à couvert de l'inondation
du fleuve. Il creusa de nouveaux canaux, et c'est à lui qu'on
attribue la première idée du canal de jonction du Nil à la
mer Rouge. Il couvrit enfin l'Egypte de constructions ma-
gnifiques, dont un très grand nombre existent encore : ce
sont les monuments de Ibsamboid , Derri, Gliirsché-Hassan,
et Ouady-EsseboLiâ, en Nubie, et, en Egypte, ceux de
Kourna, à'EL-Medinéli près de Kourna, une portion du
palais de Louqsor, et enfin la grande salle à colonnes du
palais de Karnac, commencée par son père. Ce dernier mo-
nument est la plus magnifique construction qu'ait jamais
élevée la main des hommes.
Non content d'orner l'Egypte d'édifices aussi somptueux,
il voulut assurer le bonheur de ses habitants et publia des
lois nouvelles; la plus importante fut celle qui rendit à
toutes les classes de ses sujets le droit de propriété dans
toute sa plénitude. Il se démit ainsi du pouvoir absolu que
ses ancêtres avaient conservé après l'expulsion des Barbares.
Ce bienfait immortalisa son nom, qui fut toujours vénéré
tant ({u'il exista un homme de race égyptienne connaissant
BiBL. KGVl'T., T. XXXl S8
434 LETTRES ET JOURNAUX
ranciemie histoire de son pays. C'est sous le règne de
Rhamsès le Grand, ou Sésostris, que l'Egypte arriva au
plus haut point de puissance politique et de splendeur inté-
rieure.
Le Pharaon comptait alors au nombre des contrées qui lui
étaient soumises ou tributaires : 1° l'Egypte, 2° la Nubie en-
tière, 3° l'Abyssinie, 4"^ le Sennâar, 5° une foule de contrées
du midi de l'Afrique, 6"^ toutes les peuplades errantes dans
les déserts de l'orient et de l'occident du Nil, 7° la Syrie,
8° l'Arabie, dans laquelle les plus anciens rois égyptiens
avaient des établissements, un, entre autres, près de la vallée
de Pharaon, et aux lieux nommés aujourd'hui Djebel-el-
Mokatteb, El-Magara, Sarbouth-el-Kadîm, où paraissent
avoir existé des fonderies de cuivre; 9° les royaumes de Ba-
bylone et de Ninive (Moussoul) ; 10° une grande partie de
l'Anatolie ou Asie Mineure; 11° Yî/e de Chypre et plusieurs
îles de l'Archipel; 12*^ plusieurs royaumes formant alors le
pays qu'on appelle aujourd'hui la Perse.
Alors existaient des communications suivies et régulières
entre l'empire égyptien et celui de l'Inde. Le commerce
avait une grande activité entre ces deux puissances, et les
découvertes qu'on fait journellement, dans les tombeaux de
Thèbes, de toiles de fabrique indienne, de meubles en bois
de l'Inde et de pierres dures taillées, venant certainement de
l'Inde, ne laissent aucune espèce de doute sur le commerce
que l'ancienne Egypte entretenait avec l'Inde, à une époque
où tous les peuples européens et une grande partie des asia-
tiques étaient encore tout à fait barbares. Il est impossible
d'ailleurs d'expliquer le nombre et la magnificence des an-
ciens monuments de l'Egypte, sans trouver dans l'antique
prospérité commerciale de ce pays la principale source des
énormes richesses dépensées pour les produire. Ainsi il est
bien démontré que Memphis et Thèbes furent le premier
centre du commerce, avant que Babylone, Tyr, Sidon,
Alexandrie, Tadtnoar (Palmyre) et Baydhad, villes toutes
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 435
du voisinage de l'Egypte, héritassent successivement de ce
bel et important privilège.
Quant à 1 état intérieur de I'Égypte à cette grande époque,
tout prouve que la police, les arts et les sciences y étaient
portés à un très haut degré d'avancement.
Le pays était partagé en trente-six provinces ou gouver-
nements administrés par divers degrés de fonctionnaires,
d'après un code complet de lois écrites.
La population s'élevait on totalité à cinq millions au
moins et à sept millions au plus. Une partie de cette popu-
lation, spécialement vouée à Tétude des sciences et aux pro-
grès des arts, était chargée en outre des cérémonies du
culte, de l'administration de la justice, de l'établissement et
de la levée des impôts invariablement fixés d'après la na-
ture et l'étendue de chaque portion de propriété mesurée
d'avance, et de toutes les branches de Tadministration ci-
vile. C'était la partie instruite et savante de la nation : on la
nommait la caste sacerdotale. Les principales fonctions de
cette caste étaient exercées ou dirigées par des membres de
la famille royale.
Une autre partie de la nation égyptienne était spéciale-
ment destinée à veiller au repos intérieur et à la défense
extérieure du pays. C'est dans ces familles nombreuses,
dotées et entretenues aux frais de l'État, et qui formaient
la caste militaire, que s'opéraient les conscriptions et les
levées de soldats : elles entretenaient régulièrement l'armée
égyptienne sur le pied de 180.000 hommes. La première,
mais la plus petite des divisions de cette armée, était exer-
cée à combattre sur des chars à deux chevaux : c'était la
cavalerie de Tépoque (la cavalerie proprement dite n'exis-
tait point alors en Kgypte). Le reste formait des corps de
fantassins de ditïércntcs armes, savoir : les soldats de ligne,
armés d'une cuirasse, d'un bouclier, d'une lance et de
l'épée, et les troupes légères, les archers, les frondeurs et
les corps armés de haches ou de faux de bataille. Les troupes
436 LETTRES ET JOURNAUX
étaient exercées à des manœuvres régulières, marchaient
et se mouvaient en ligne par légions et par compagnies ;
leurs évolutions s'exécutaient au son du tambour et de la
trompette.
Le roi déléguait pour Tordinaire le commandement des
différents corps à des princes de sa famille.
La troisième classe de la population formait la caste
agricole. Ses membres donnaient tous leurs soins à la
culture des terres, soit comme propriétaires, soit comme
fermiers. Les produits leur appartenaient en propre, et on
en prélevait seulement une portion destinée à l'entretien
du roi, comme à celui des castes sacerdotale et militaire :
cela formait le principal et le plus certain des revenus de
l'État. D'après les anciens historiens, on doit évaluer le re-
venu annuel des Pharaons, y compris les tributs payés par
les nations étrangères, au moins de 6 à 700 millions de
notre monnaie.
Les artisans, les ouvriers de toute espèce et les mar-
chands composaient la quatrième classe de la nation; c'était
la caste industrielle, soumise à un impôt proportionnel, et
contribuant ainsi par ses travaux à la richesse comme aux
charges de l'État.
Les produits de cette caste élevèrent l'Egypte à son plus
haut point de prospérité. Tous les genres d'industrie furent
en effet pratiqués par les anciens Égyptiens, et leur com-
merce avec les autres nations plus ou moins avancées, qui
formaient le monde politique de cette époque, avait pris un
grand développement.
L'Egypte faisait alors du superflu de ses produits en grains
un commerce régulier et fort étendu. Elle tirait de grands
profits de ses bestiaux et de ses chevaux. Elle fournissait le
monde de ses toiles de lin et de ses tissus de coton, égalant
en perfection et en finesse tout ce que l'industrie de l'Inde
et de l'Europe exécute aujourd'hui de plus parfait. Les mé-
taux, dont l'Egypte ne renferme aucune mine, mais qu'elle
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 437
tirait des pays tributaires ou d'échanges avantageux avec les
nations indépendantes, sortaient de ses ateliers travaillés
sous diverses formes et changés soit en armes, en instru-
ments, en ustensiles, soit en objets de luxe et de parure
recherchés à l'envi par tous les peuples voisins. Elle expor-
tait annuellement une masse considérable de poterie de tout
genre, ainsi que les innombrables produits de ses ateliers de
verrerie et d'émaillerie, arts que les Égyptiens avaient por-
tés au plus haut point de perfection. Elle approvisionnait
enfin les nations voisines de papyrus ou papier formé des
pellicules intérieures d'une plante qui a cessé d'exister de-
puis quelques siècles en Egypte. Les anciens Arabes la
nommaient herd; elle croissait principalement dans les ter-
rains marécageux, et sa culture était une source de richesse
pour ceux qui habitaient les rives des anciens lacs de Bourlos
et de Menzaléh ou Tennis.
Les Égyptiens n'avaient point lui système monétaire
semblable au nôtre. Ils avaient pour le petit commerce in-
térieur une monnaie de convention; mais pour les transac-
tions considérables on payait en anneaux d'or pur, d'un
certain poids et d'un certain diamètre, ou en anneaux d'ar-
gent, d'un titre et d'un poids également fixes.
Quant à l'état de la marine à cette ancienne époque, i)lu-
sieurs notions essentielles nous manquent encore. L'Egypte
avait une marine militaire, composée de grandes galères,
marchant à la fois à la rame et à la voile. On doit présumer
que la marine marchande avait pris un certain essor, quoi-
qu'il soit à peu près certain ((ue le commerce et la naviga-
tion de long cours étaient faits, en qualité de courtiers, par
un petit peuple tributaire de l'Egypte, et dont les princi-
pales villes furent Sour, Saïde, Deirouth et Acre.
Le bien-être intérieur de l'Egypte était fondé sur le grand
développement de son agriculture et de son industrie; on
découvre à cluique instant dans i(\s tombeaux de Thèbes et
de Sakivara des objets d'un travail perfectionné, démon-
438 LETTRES ET JOURNAUX
trant que ce peuple connaissait toutes les aisances de la vie
et toutes les jouissances du luxe. Aucune nation ancienne ni
moderne n'a porté plus loin que les vieux Égyptiens la
grandeur et la somptuosité des édifices, le goût et la re-
cherche dans les meubles, les ustensiles, le costume et la
décoration.
Telle fut l'Egypte à son plus haut période de splendeur
connu. Cette prospérité date de l'époque des derniers rois
de la XVIIP Dynastie, à laquelle appartient Rhamsès le
Grand ou Sésosiris ; les sages et nombreuses institutions de
ce souverain terrible à ses ennemis, doux et modéré envers
ses sujets, en assurèrent la durée.
Ses successeurs jouirent en paix du fruit de ses travaux
et conservèrent en grande partie ses conquêtes, que le qua-
trième d'entre eux, nommé Rhamsès-Méiamoiin, prince
guerrier et ambitieux, étendit encore davantage; son règne
entier fut une suite d'entreprises heureuses contre les na-
tions les plus puissantes de l'Asie. Ce roi bâtit le beau
palais de Médmet-Habou (à Thèbes), sur les murailles du-
quel on voit encore sculptées et peintes toutes les campagnes
de ce Pharaon en Asie, les batailles qu'il a livrées sur terre
ou sur mer, le siège et la prise de plusieurs villes, enfin les
cérémonies de son triomphe au retour de ses lointaines ex-
péditions. Ce conquérant parait avoir perfectionné la marine
militaire de son époque.
Les Pharaons qui régnèrent après lui firent jouir l'Egypte
d'un long repos. Pendant ces temps d'une tranquillité pro-
fonde, l'Egypte, tout en laissant s'assoupir l'esprit guerrier
et conquérant qui l'avait animée sous les précédentes dy-
nasties, dut nécessairement perfectionner son régime inté-
rieur et avancer progressivement ses arts et son industrie;
mais sa domination extérieure se rétrécit de siècle en siècle,
à cause des progrès de la civilisation qui s'étaient effectués
dans plusieurs de ces contrées par leur liaison même avec
l'Egypte, celle-ci ne pouvant plus les contenir sous sa dé-
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 439
pendance que par un développement de forces militaires
excessif et liors de toute proportion.
Un nouveau monde politique s'était en effet formé autour
de l'Egypte. Les peuples de la Perse, réunis en un seul corps
de nation, menaçaient déjà les grands royaumes unis de
Ninive et de Babylone. Ceux-ci, visant à dépouiller l'Egypte
d'importantes branches de commerce, lui disputaient la pos-
session de la Syrie et se servaient des peuples et des tribus
arabes pour inquiéter les frontières de leur ancienne domi-
natrice. Dans ce conflit, les Phéniciens, ces courtiers natu-
rels du commerce des deux puissances rivales, passaient
d'un parti à un autre suivant l'intérêt du moment. Car
cette lutte fut longue et soutenue; il ne s'agissait de rien
moins que de l'existence commerciale de l'un ou l'autre de
ces puissants empires.
Les expéditions militaires du Pharaon Sckcschonk I'\ et
celles de son lils Osor/,o/i /'^'', (|ui parcoururent l'Asie occi-
dentale, maintinrent, pendant quelque temps, la suprématie
de l'Egypte. Elle eût pu jouir longtemps du fruit de ces
victoires, si une invasion des Ethiopiens (ou Abyssins) n'eût
tourné toute son attention du côté du midi. Ses efforts
furent inutiles. Sahnro//, roi dos Ethiopiens, s'empara de
la Nubie, et passa la dernière cataiacto avec une armée
grossie de tous les peuples barbares de l'Afrique. L'Égyi)te
succomba après une lutte dans la(|uelle périt son Pharaon
BoL-Hor.
La domination du conquérant éthiopien fut douce et hu-
maine; il rétablit le cours de la justice interrompu par les
désordres de l'invasion. Son second successeur, Etiiiopien
comme lui, porta ses armes en Asie, et fit une longue expé-
dition dans 1(^ noid de l'Afrique. L'histoire dit (|u'il en soumit
toutes les peui)lades jus(|u'au détroit d(^ Gil)iallai'. Le roi
nommé Taiiaiiaka a bàli un des petits palais de Mrdinct-
Haboa, encore existant. Mais, peu de temps après lui, la
dynastie éthiopienne fat chassée d'iilgypte, et une famille
440 LETTRES ET JOURNAUX
égyptienne occupa le trône des Pharaons : ce fut la XXVP Dy-
nastie, appelée Saïte, parce que son chef, Stéphinathi, était
né dans la ville de Sais (aujourd'hui Ssa-el-Hagar), en
Basse Egypte.
Cette dynastie, s'étant affermie, voulut relever l'influence
de la patrie sur les États asiatiques voisins, et ressaisir ainsi
la suprématie commerciale. Le roi Psammétik P"" ouvrit aux
marchands étrangers le petit nombre de ports que la nature
a accordés à l'Egypte, et parmi lesquels on comptait déjà
celui à' Alexandrie, qui alors n'était qu'une fort petite
bourgade appelée Rakoti.
Ce Pharaon se lia principalement avec les Ioniens et les
Cariens, peuples grecs établis en Asie; non seulement il
permit aux négociants de ces nations de s'établir en Egypte,
mais il commit l'énorme faute de leur concéder des terres
et de prendre à sa solde un corps très considérable de
troupes ioniennes et cariennes. Les soldats égyptiens, qui,
comme membres de la caste militaire, avaient seuls le pri-
vilège de combattre pour l'Egypte, s'irritèrent de ce que le
roi confiait la défense du pays à des étrangers et à des
barbares fort en arrière encore de la civilisation égyptienne.
Psammétik eut, de plus, l'imprudence de donner à ces Grecs
les premiers postes de l'armée. L'irritation des soldats égyp-
tiens fut à son comble. Ourdissant un vaste complot qui
embrassa la presque totalité des membres de la caste mili-
taire, plus de cent mille soldats égyptiens quittèrent spon-
tanément les garnisons où le roi les avait confinés, et,
abandonnant leur patrie, passèrent les cataractes pour
aller se fixer en Ethiopie, où ils établirent un État parti-
culier.
Ainsi privée tout à coup de la masse presque entière de
ses défenseurs naturels, l'Egypte déchut rapidement, et la
perte de son indépendance politique devint inévitable.
Les rois de Babylone, connaissant la plaie incurable de
l'Egypte, leur rivale, redoublèrent d'efforts. La Syrie de-
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 441
vint le théâtre perpétuel du conflit sanglant des deux
peuples. Néko II, fils de Psammétik P% refoula d'abord les
Babyloniens ou Assyriens dans leur frontière naturelle, et
chercha dès lors à donner de nouvelles voies au commerce,
en portant tous ses soins vers la marine ; une flotte sortie de
la mer Rouge reconnut et explora tout le contour de l'Afrique,
doubla le cap le' plus méridional, et, faisant voile vers le
nord, arriva au détroit de Gibraltar, rentrant ainsi en
Egypte par la Méditerranée. Ce roi exécuta aussi de grands
travaux pour le canal de communication entre le Nil et la
mer Rouge. La fin de son règne fut malheureuse : le roi de
Babylone Nebucadnésar défit les armées égyptiennes et
les chassa de la Phénicie, de la Judée et de la Syrie en-
tière.
Psammétik II, fils de Néko, essaya vainement de ressaisir
ces provinces détachées de l'empire égyptien. Son successeur
OuAPHRÉ fut plus heureux : il remit sous le joug les peuples
de Sour et de Saïde, et l'île de Chypre, mais il échoua en
Afrique dans une expédition contre la ville de Cyrène
(Grennah). Cette malheureuse campagne porta à son comble
Texaspération de ce qui restait de la caste militaire égyp-
tienne; sa haine contre le Pharaon Ouapkrc, qui s'entourait
de troupes ioniennes ou grecques, malgré la terrible leçon
donnée à son bisaïeul Psammétik /«■", éclata tout à coup, et
les soldats égyptiens révoltés, mettant la couronne sur la
tète d'un courtisan nommé Amasis, marchèrent contre
OuapJiré, qui fut vaincu et entièrement défait à Marioulh,
où il combattit à la tète de ses troupes étrangères.
Amasis gouverna pendant quarante-deux ans. Son règne
fut heureux et paisible; le commerce reprit un grand essor
et les richesses aflfluèrent en Egypte, non qu'elle fût forte
par elle-même, non qu'elle eût recon(|uis par les armes son
influence au dehors, mais parce que dans ce temps-là les
rois de Balnlone cessèrent de menacer ri\gypte pour ré-
sister aux peuples de la Perse, réunis sous un seul chef,
442 LETTRES ET JOURNAUX
Cyrus, qui attaqua impétueusement l'Assyrie et en fit gra-
duellement la conquête, terminée par la prise et l'asservis-
sement de Babylone.
Dès ce moment, Amasis prévit la fin prochaine de la mo-
narchie égyptienne. La dernière guerre civile avait affaibli
ce qui restait de l'armée nationale, presque entièrement dé-
sorganisée par l'impolitique de ses prédécesseurs. Il ne
pouvait compter sur la fidélité des troupes grecques, qu'il
avait retenues aussi à sa solde; mais, heureux en ce qui le
touchait personnellement, Amasis mourut après un règne
prospère, au moment môme où les armées persanes s'ébran-
laient pour fondre sur l'Egypte.
A peine monté sur le trône que lui laissait son père,
PsAMMÉTiK III, nommé aussi Psamménis, dut courir à
Péluse (Thinéh ou Farama), la plus forte des places de
l'Egypte du côté de la Syrie. Là, il rassembla tout ce qui lui
restait de la caste militaire égyptienne et les troupes étran-
gères qu'il avait à sa solde; les Perses, sous la conduite de
leur roi Ca/nbyse, fils de Cyrus, favorisés par les Arabes,
traversèrent sans obstacle le désert qui sépare la Syrie de
l'Egypte, et cette immense armée se rangea en face des
Égyptiens, campés sous les murs de Péluse.
Le combat fut long et terrible. A la chute du jour, les
Égyptiens plièrent, accablés sous le nombre; Cambyse
vainquit, et l'indépendance nationale de l'Egypte fut à
jamais perdue.
Les Perses poursuivirent leurs succès et prirent Memphis
d'assaut; cette capitale fut livrée au pillage. La nation per-
sane, encore barbare, porta de tous côtés la destruction et
la mort. Thèbes fut saccagée, ses plus beaux monuments
démolis ou dévastés. La population, courbée sous un joug
tyrannique, fut livrée à la discrétion des satrapes ou gou-
verneurs établis par les rois de Perse. Les arts et les sciences
disparurent presque entièrement de ce sol qui les avait vus
naître.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 443
Quelques chefs égyptiens, pleins de courage, arrachèrent
momentanément leur patrie à la servitude, mais leurs gé-
néreux efforts s'épuisèrent bientôt contre la puissance tou-
jours croissante de l'empire persan.
Ce fut Alexandre (Iskander) qui, à la tête d'une armée
de Grecs, renversa la domination des Perses en Asie, et
l'Egypte respira enfin sous ce nouveau maître. A la mort
de ce grand homme, qui avait fondé la ville d'Alejcandrie,
parce que cette position géographique semblait appelée à
devenir le centre du commerce du monde, les généraux
grecs partagèrent ses conquêtes. Ptolémée, l'un d'eux, se
déclara roi d'Egypte, et fut le chef de la dynastie grecque,
qui gouverna l'Egypte pendant près de trois siècles.
Sous ces rois, qui tous ont porté le nom de Ptolémée, la
ville d'Alexandrie accomplit les prévisions d'Alexandre.
Elle devint l'entrepôt du commerce de l'Asie et de l'Afrique
entière avec l'Europe qui, alors, comptait un assez grand
nombre de nations civilisées. Mais les débauches et la ty-
rannie des derniers rois grecs préparèrent la chute de leur
domination. Cette famille fut détrônée par César- Auguste,
empereur des Romains, et l'Egypte, perdant pour toujours
le nom même de nation, devint une simple province de
l'empire romain et fut gouvernée par un préfet. Dès ce
moment, elle suivit la bonne et la mauvaise fortune de l'em-
pire dont elle dépendait, jusqu'à ce que les Arabes musul-
mans en firent la conquête au nom du calife Omar, sous la
conduite de son général Ainrou Ebn-el-As.
Note remise au Vice-Roi pour la conservation
DES monuments DE l'ÉgYPTE.
Parmi les lùiropéens qui visitent l'Egypte, il en est an-
nuellement un très grand nombre ({ui, n'étant amenés par
444 LETTRES ET JOURNAUX
aucun intérêt commercial, n'ont d'autre désir ou d'autre
motif que celui de connaître par eux-mêmes et de contem-
pler les monuments de l'ancienne civilisation égyptienne,
monuments épars sur les deux rives du Nil et que l'on
peut aujourd'hui admirer et étudier en toute sûreté, grâce
aux sages mesures prises par le gouvernement de Son
Altesse.
Le séjour plus ou moins prolongé, que ces voyageurs doi-
vent faire nécessairement dans les diverses provinces de
l'Egypte et de la Nubie, tourne à la fois au profit de la
science qu'ils enrichissent de leurs observations, et à celui
du pays lui-même, par leurs dépenses personnelles, soit pour
les travaux qu'ils font exécuter, soit pour satisfaire leur
active curiosité, soit même encore pour l'acquisition de di-
vers produits de l'art antique.
Il est donc du plus haut intérêt pour l'Egypte elle-même
que le gouvernement de Son Altesse veille à l'entière con-
servation des édifices et monuments antiques, l'objet et le
but principal des voyages qu'entreprennent, comme à l'envi,
une foule d'Européens appartenant aux classes les plus dis-
tinguées de la société.
Leurs regrets se joignent déjà à ceux de toute l'Europe
savante qui déplore amèrement la destruction entière d'une
foule de monuments antiques, démolis totalement depuis
peu d'années, sans qu'il en reste la moindre trace. On sait
bien que ces démolitions barbares ont été exécutées contre les
vues éclairées et les intentions bien connues de Son Altesse,
et par des agents incapables d'apprécier le dommage que, sans
le savoir, ils causaient ainsi au pays; mais ces monuments
n'en sont pas moins perdus sans retour, et leur perte ré-
veille, dans toutes les classes instruites, une inquiète et bien
juste sollicitude sur le sort à venir des monuments qui
existent encore.
Voici la note nominative de ceux qu'on a récemment dé-
truits :
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 445
1° Tous les monuments de Chéik-Abadé : il ne reste plus
debout que quelques colonnes de granit ;
2° Le temple d'Aschmounéïn, l'un des plus beaux monu-
ments de l'Egypte;
3° Le temple de Kaou-el-Kebir : ici le Nil a autant détruit
que les hommes ;
4° Un temple au nord de la ville d'Esné;
5° Un temple vis-à-vis Esné, sur la rive droite du fleuve;
6° Trois temples à El-Kab ou EUEitz;
7° Deux temples dans l'île, vis-à-vis la ville d'Osouan,
Gésir et-Osouan,
Ce qui fait une perte totale de treize ou quatorze monu-
ments antiques, du nombre desquels trois surtout étaient
du plus grand intérêt pour les voyageurs et les savants.
Il est donc urgent et de la plus haute importance que, les
vues conservatrices de Son Altesse étant bien connues de ses
agents, ceux-ci les suivent et les remplissent dans toute leur
étendue ; l'Europe entière sera reconnaissante des mesures ac-
tives que Son Altesse voudra bien prendre pour assurer la con-
servation des temples, des palais, des tombeaux, et de tous
les genres de monuments qui attestent encore la puissance
et la grandeur de l'Egypte ancienne, et sont en même temps
les plus beaux ornements de l'Egypte moderne.
Dans ce but désirable. Son Altesse pourrait ordonner :
1° Qu'on n'enlevât, sous aucun prétexte, aucune pierre ou
brique, soit ornée de sculptures, soit non sculptée, dans les
constructions et monuments antiques existants encore dans
les lieux suivants, tant de X Egypte que de la Nubie :
1" EN EGYPTE
San, sur le canal de Moëz. — Basse Egypte.
Bahbéïl, près de Samannoud. — Basse Egypte.
Ssa-el-IIa(jar. — Basse Egypte.
Kasr-Kêi'oun, dans la province de Eajjouni.
Chéili-Abadé, pour le peu (jui reste.
446 LETTRES ET JOURNAUX
El-Arabah ou El-Madfouné, au-dessus de Girgé.
Kefth.
Kous.
Kourna et environs.
Médinet-Haboa et environs.
Louqsor (El-Oqsour).
Karnac et environs.
Meda/noud.
Elément.
Tâoud, vis-à-vis Ei^nent, sur la rive droite.
Esné.
Edfou.
Koum-Onibou.
Osouan, quelques débris.
Gé^iret-Osoitan, quelques débris.
2^ EN NUBIE, AU DELA DE LA PREMIÈRE CATARACTE
Géziret-el-Birbé.
Géziret-Béghé.
GéMî^et-Sé/ihélé.
Déboude.
Gharbi-Dandour.
Béit-Oually, près de Kalabschi.
Kalabschi.
Ghirsché-Hassan ou Gerf-Hossêïn.
Dakké.
Moharraka.
Ouady-Essebouâ.
A mada ou Amadon.
Derri.
Ibrîm.
Ibsamboid ou Abou-Simbel
Gébel-Addéh.
Maschakit.
Oaady-Halfa, quelques débris, sur la rive gauche.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 447
3" AU DELÀ DE LA SECONDE CATARACTE
Semnéh, Soldeb, Barkal, Assour, Naga, et autres lieux où
existent des monuments antiques jusqu'à la frontière du
Sennàar, où il n'en existe plus.
2° Les monuments antiques creusés et taillés dans les
montagnes sont tout aussi importants à conserver que ceux
qui sont construits en pierres tirées de ces mêmes mon-
tagnes. Il est urgent d'ordonner qu'à l'avenir on ne com-
mette aucun dégât dans ces tombeaux, dont les fellahs dé-
truisent les sculptures et les peintures, soit pour se loger
ainsi que leurs bestiaux, soit afin d'enlever quelques petites
portions de sculptures pour les vendre aux voyageurs, en
défigurant pour cela des chambres entières. Les principaux
points à recommander sont, en particulier,
Les grottes {m.agarah) des montagnes voisines de :
Sakkar^a,
Béni-Hassan et environs,
Touna-Gébel,
El- Tell,
Samoun, près de Manfalouth,
El-Arabak,
Kourna et environs,
Biban-el-Moloak, près de Kourna,
El-EiU ou El-Kab,
Gébel-Selseléh.
C'est dans les monuments de ce genre qu'ont journelle-
ment lieu les plus grandes dévastations. Elles sont commises
par les fellahs, soit pour leur propre compte, soit surtout
pour celui des marchands d'antiquités qui les tiennent à leur
solde. Je sais même, à n'en pas douter, que des édifices ont
été détruits par ces spéculateurs européens, sur l'espoir de
découvrir quelque objet curieux dans les fondations; mais
448 LETTRES ET JOURNAUX
les grottes sculptées ou peintes, et que l'on découvre chaque
jour à Sakkara, à El-Ai'abah, à Kourna, sont à peu près
détruites presque aussitôt qu'on en a fait l'ouverture, par
l'ignorance et l'avidité des fouilleurs ou de leurs em-
ployés.
Il serait plus que temps de mettre un terme à ces bar-
bares dévastations, qui privent à chaque instant la science
de monuments d'un haut intérêt, et désappointent la curio-
sité des voyageurs, lesquels, après tant de fatigues, n'ont
souvent ainsi que des regrets à exercer sur la perte de tant
de sculptures ou de peintures curieuses.
En résumé, l'intérêt bien entendu de la science exige, non
que les fouilles soient interrompues, puisque la science ac-
quiert chaque jour, par ces travaux, de nouvelles certitudes
et des lumières inespérées, mais qu'on soumette les fouil-
leurs à un règlement tel, que la conservation des tombeaux
découverts aujourd'hui et à l'avenir soit pleinement assu-
rée et bien garantie contre les atteintes de l'ignorance ou
d'une aveugle cupidité.
Alexandrie, novembre 1829.
CHAMPOLLION A CHAMPOLLION-FIGEAC
Toulon, 25 décembre 1829.
(( Sois sans inquiétude, tout ira bien! » Voilà les derniers
mots que je t'adressais en te disant adieu, — tu verras par
celle-ci que j'ai tenu parole, puisque me voici en rade, su-
bissant en paix le triste devoir de ma quarantaine. Ma cam-
pagne est donc finie, mon cher ami, et tout a répondu à
tes désirs comme aux miens. C'est le 23, dans la rade
d'Hyères, que l'ancre de V Astrolabe mordit enfin sur terre
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 449
de France', — c'était sans doute pour fêter l'anniversaire de
ma naissance, — et tu apprendras pour tes étrenneH que le
vent nous a permis, aujourd'hui même, de mouiller dans la
rade de Toulon. Il ne manque donc à ma satisfaction que de
recevoir les lettres qui m'attendent sans doute ici, soit dans
les bureaux de la poste, soit dans ceux de M. le Préfet mari-
time. Ce sera pour demain.
Je suis décidé à faire ma quarantaine (de vingt jours
seulement, j'espère) abord même de l'Astrolabe. Je prendrai
toutefois une chambre au lazaret, dans le but de me cJiauJJer,
de faire un peu d'exercice et de rédiger à mon aise les notices
de Médinet-Haboa, de Koariia, des Hypogées, de Karnac
et de Dendéra\ qui compléteront la série publiée dans les
journaux. La dernière contiendra quelques détails du Caire
et d'Alexandrie. La reconnaissance me fait un devoir de
faire connaître le bon accueil que j'ai reçu d'Ibrahim-
Pacha et les bontés du Pacha Mohammed-Aly, qui, le jour
de la fête du Roi, me fit présent d'un magnifique sabre
comme marque de sa satisfaction. — Je ne pais assez me
louer de l'attachement et des marques d'affection que m'a
données M. Mimaut, qui se moque autant du Veau, fils de
1. Le consul N. Miègo, auparavant vice-consul à Livourne, avait
prié Chanipollion de «consommer sa quarantaine» à Malte, où celui-ci
serait près de lui et beaucoup mieux à son aise qu'au lazaret de Toulon.
« Après avoir visité nos monuments, vous n'aurez plus qu'un saut
» à faire, pour aller voir ceux de Sicile, où vous n'aurez plus à craindre
» d'être traité en pestiféré, et d'où vous pourrez continuer votre
» route » Cette proposition avait beaucoup plu à «l'Égyptien».
Il craignait bien de ne pas avoir assez de tranquillité à Malte pour
travailler, mais Girgonti et le temple de .Jupiter étaient proches et
semblaient l'appeler : au départ d'Alexandrie, la quarantaine à Valetta
était décidée. Au moment critique, une bis« violente du nord-est se
leva et repoussa le bateau au large : il fallut aller à. Toulon.
2. Il a été dit ailleurs (jue ces Nn/ices tie Karnak et de Dendéra ne
nous sont point parvenues : ou elles n'ont pas été écrites, ou elles se
sont perdues.
Bini.. K(;yit., t. xxxi. 29
450 LETTRES ET JOURNAUX
Veau, que toi et moi. C'est un homme qui m'est allé au
cœur. M. Mimaut a été pour moi non seulement tout ce
que Drovetti aurait dû être, mais un parent et un ami.
Je n'ai amené avec moi que Salvador, mon aide de camp.
MM. L'hôte, Lehoux et Bertin ont voulu terminer leur pa-
norama du Caire et faire les portraits des deux Pachas qui
en ont témoigné le désir. — Mille tendresses à M. Dacier,
et à tous les siens et nôtres.
Affaire importante. Le sarcophage, le grand bas-
relief et toutes les caisses, contenant stèles, momies et autres
objets destinés au Louvre, sont à bord de VAstrolabe. Il
serait dangereux de débarquer et de rembarquer ces grosses
pièces. Leur conservation exige qu'elles soient amenées au
Havre par le même bâtiment. Il s'agit donc que M. de La
Bouillerie ou M. de La Rochefoucauld obtiennent du ministre
de la Marine, notre bon ami\ que M. de Verninac, com-
mandant de VAstrolabe, soit chargé de les garder à son bord,
pour les transporter lui-même au Havre aussitôt que la
saison le permettra. Il pourrait partir lorsque la mer serait
tenable, c'est-à-dire dans les derniers jours de février ou les
premiers jours de mars, de manière à être rendu au Havre
le l^"^ avril. Voilà qui serait au mieux : mets donc les fers
au feu. J'en écrirai à M. de La Bouillerie et à M. Sosthènes.
Ci-joint une notice d'un des temples de Thèbes ; envoie-
moi tout ce qu'il y a d'imprimé de ces notices. Je te ferai
passer successivement les autres un peu volumineuses, mais
indique-moi une manière économique de te les faire par-
venir. Adieu, j'attends de tes nouvelles.
Tout à toi de cœur et d'âme,
J.-F. Ch.
1. Le baron d'Haussez, dont il sera encore question jiar la suite
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 451
Au lazaret de Toulon, le 26 décembre 1829.
A M. le Baron de La Bouillerie, Intendant général
de la Maison du Roi.
Monsieur le Baron,
Mon premier devoir, en touchant la terre de France, est
de renouveler l'expression de toute ma gratitude à la main
protectrice qui, secondant les hautes vues du Roi pour
Tavancement des études historiques, m'a généreusement
fourni les moyens d'accomplir la série des recherches que
la science montrait encore à faire dans l'Egypte entière et
sur le sol de la Nubie. Je me suis efforcé, par mon complet
dévouement à l'importante entreprise que vous m'avez mis
à même d'exécuter, de ne point rester au-dessous d'une si
noble tâche, et de justifier de mon mieux les espérances que
les savants de l'Europe ont bien voulu attacher à mon
voyage.
L'Egypte a été parcourue pas à pas, et j'ai séjourné par-
tout où le temps avait laissé subsister quelques restes de la
splendeur antique. Chaque monument est devenu l'objet
d'une étude spéciale ; j'ai fait dessiner tous les bas-reliefs et
copier toutes les inscriptions, (|ui pouvaient fournir des
lumières sur l'état primitif d'une nation dont le vieux nom
se mêle aux plus anciennes traditions écrites.
Les matériaux que j'ai recueillis ont surpassé mon attente.
Mes portefeuilles sont de la plus grande richesse, et je me
crois permis de dire que l'histoire de l'Egypte, celle de son
culte et des arts qu'elle a cultivés, ne sera bien connue et
justement appréciée qu'après la |)ublii"ition des dessins (jui
sont le fruit de mon voyage.
Je me suis fait un devoir de consacrer toutes les économies
qu'il m'a été possible de réaliser, à des fouilles exécutées à
452 LETTRES ET JOURNAUX
Mempliis, à Thèbes, etc., pour enrichir le Musée Charles X
de nouveaux monuments. J'ai été assez heureux pour réunir
une foule d'objets qui compléteront diverses série du Musée
Égyptien du Louvre, et j'ai enfin réussi, après bien des
doutes, à faire l'acquisition du plus beau et du plus précieux
sarcophage qui soit encore sorti des catacombes égyptiennes.
Aucun Musée de l'Europe ne possède un si bel objet d'art
égyptien. J'ai réuni aussi une collection d'objets choisis
d'un très grand intérêt, parmi lesquels se trouve une sta-
tuette de bronze d'un travail exquis, entièrement incrustée
en or, et représentant une reine égyptienne de la dynastie
des Bubastites. C'est le plus bel objet connu de ce genre.
Je me hâterai, autant que l'obligation de la quarantaine
et l'état de ma santé pourront me le permettre, de me rendre
à Paris le plus tôt possible, afin d'avoir l'honneur de mettre
sous vos yeux, Monsieur le Baron, tous les résultats de mon
voyage. Je m'estimerais heureux si vous vouliez bien voir
en eux une marque de mon zèle pour le service du Roi, et
en même temps une preuve de la vive reconnaissance et du
respectueux dévouement avec lesquels j'ai l'honneur d'être.
Monsieur le Baron, votre, etc.
Toulon, le 26 décembre 1829.
A M. le Vicomte Sosthènes de La Rochefoucauld, Di-
recteur du département des Beaux-Arts de la Maison
du Roi.
Monsieur le Vicomte,
J'ai l'honneur de vous faire part de mon arrivée en
France, sur le bâtiment du Roi lAstrolabe, entré hier au
soir en rade après une traversée de dix-neuf jours, et je
m'empresse de porter en même temps à votre connaissance
les heureux résultats de mon voyage.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 453
Sous le rapport des recherches scientifiques qui en étaient
l'objet principal, mes espérances ont été pour ainsi dire
surpassées : la ricliesse de mes portefeuilles ne laisse rien à
désirer, et les dessins qu'ils renferment, éclaircissant une
foule de points historiques, donnent en même temps des
lumières du plus piquant intérêt sur les formes de la civi-
lisation égyptienne jusques dans ses plus petits détails. J'ai
recueilli enfin des notions certaines pour l'histoire générale
des beaux-arts, et en particulier pour celle de leur trans-
mission de l'Egypte à la Grèce.
C'était un devoir pour moi de m'efforcer d'enrichir la di-
vision égyptienne du Musée Royal de divers genres de mo-
numents qui lui manquent, et de ceux qui peuvent compléter
les belles séries qu'il renferme déjà. Je n'ai rien épargné
pour atteindre ce but; tout ce que j'ai pu économiser sur
les fonds que la Maison du Roi et divers ministères avaient
bien voulu m'accorder pour mon voyage, a été employé à
des fouilles et à des acquisitions de monuments égyptiens
de toute espèce, destinés au Musée Charles X. J'ai fait scier
à grand'peine et tirer, du fond d'une des catacombes royales
de Thèbes, un très grand bas-relief conservant encore
presque toute sa peinture antique. Ce superbe morceau,
provenant du tombeau du père de Sésostris, pourra seul
donner une juste idée de la somptuosité et de la magnifi-
cence des sépultures pharaoniques. J'ai aussi acquis un mo-
nument du premier ordre. C'est un sarcophage en basalte
vert, couvert de sculptures d'une admirable finesse d'exé-
cution ot du i)kis haut intéiV't mythologi(jue ; cette pièce,
la plus belle de ce genre (|u'on ait découverte jusques ici,
appartenait à Mahmoud-Bey, ministre d(^ la guerre de
S. A. le Vice-Roi d']\gy[)te.
Tous les objets destin<''s au Musée (»iil i'l<' iMnl)ai(|iirs à
bord de V Astrolabe, et sont arrivés avec moi à 'rniilon. il ne
s'agit plus que de leur transport au Musée K'oyal, et, comme
il importe extrêmement à la conservation du san'ophage,
454 LETTRES ET JOURNAUX
des bas-reliefs et de quelques peintures antiques, d'éviter
le plus possible toute espèce de déplacement, il serait très
désirable que la corvette l'Astrolabe, sur laquelle sont em-
barqués ces objets précieux, fût chargée de les transporter
de Toulon au Havre aussitôt que la mer sera tenable. En
obtenant cette décision du ministre de la marine, vous assu-
reriez à la foiS; Monsieur le Vicomte, la conservation de ces
monuments et leur arrivée à Paris vers le l®"" avril, époque
où il est indispensable de les recevoir pour achever enfin
l'arrangement des salles basses du Musée Égyptien.
D'un autre côté, j'expédierai à Paris, par le roulage,
huit à dix caisses contenant divers objets de petites pro-
portions et qui peuvent supporter sans inconvénient le
transport par terre. Les autres arriveraient par mer avec les
grands objets.
Permettez-moi, Monsieur le Vicomte, de vous prier de
hâter la décision de M. le ministre de la Marine relative-
ment à l'envoi de la corvette l'Astrolabe au Havre, où elle
déposerait les antiquités appartenant au Musée Royal, afin
que je puisse, en sortant de quarantaine, prendre pour leur
sûreté toutes les mesures convenables.
Je terminerai cette lettre en renouvelant ici l'expression
de toute ma gratitude pour votre active bienveillance, à la-
quelle je dois attribuer, en grande partie, le succès de mon
voyage; veuillez agréer en même temps l'hommage du res-
pectueux et entier dévouement avec lequel j'ai l'honneur
d'être, Monsieur le Vicomte, votre, etc.
CHAMPOLLION A L.-J.-J. DUBOIS
Lazaret de Toulon, 27 décembre 1829.
Les destins ont voulu, mon cher ami, que nous demeu-
rassions, vous et moi, privés pendant dix-huit mois des
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 455
nouvelles l'un de l'autre. Au moment où j'allais vous écrire
de Thèbes, on m'apprit que vous étiez parti pour la Morée
et que vous deviez m'écrire en arrivant, pour m'indiquer le
point de la Grèce où je pourrais diriger ma lettre pour vous.
J'attendais vainement, et, à mon retour à Alexandrie, un
Polonais à barbe juive, très brave homme, qui vous avait vu
en Élide, m'annonça que vous aviez repris la route de
France. Il résulte de tout cela que nous en aurons plus long
à nous raconter en tisonnant cet hiver notre petit coin de feu.
Je vous dirai cependant d'avance que toutes nos idées
sur Vart égyptien (n'en déplaise au savant Rochette et au
grand Quatremère) sont désormais pour moi qui ai vu — ce
qu'on appelle vu ^- des vérités démontrées. Et vous trou-
verez dans mes portefeuilles, qui ne renferment pas moins
de quinze cents dessins dont une grande partie est coloriée
sur place, de quoi vous convaincre vous-même. Mes jeunes
peintres ont travaillé en conscience, et j'ose affirmer qu'ils
ont rendu avec une scrupuleuse fidélité le style vrai et si
varié que présentent les monuments égyptiens des différentes
époques. J'ai été obligé de faire redessiner à peu près tout
ce que la Commission avait publié de capital, surtout les
bas-reliefs historiques, dont j'ai la collection complète, et
que vous ne verrez point sans surprise, parce que rien jusques
à présent n'a pu vous en donner idée, môme approximative.
J'ai adopté pour ces tableaux importants un grand format,
afin de rendre jusques aux plus petits détails et de pouvoir y
placer aisément les nombreuses inscriptions explicatives qui
les accompagnent. Il faudrait fouetter sur place publique
la Commission d'Egypte, Gau et les Anglais qui ont osé
publier des croquis si informes de ces grandes et belles com-
positions.
J'ai dépouilh', poui- ainsi dire, tous les nioinuncnls de
l'Egypte et de la Nubie, depuis les Pyramides jusques à la
seconde cataracte, do toutes les notions histori(|U('s sculptées
ou écrites sur leurs murailles, et le livret (|ue j'ai rédigé de
456 LETTRES ET JOURNAUX
tous les bas-reliefs qui décorent chaciuc monument, et dont
les principaux ont été copiés avec fidélité, me donne la cer-
titude que je n'ai rien laissé en arrière de curieux ou d'im-
portant. J'ai ainsi amassé du travail pour une vie entière.
Je n'ai point oublié non plus notre Musée Égyptien du
Louvre. Vous savez qu'en m'accordant les fonds que je de-
mandais pour mes frais de voyage, on jugea à propos de
rayer la somme destinée à des fouilles pour le compte du
Musée. Malgré cela, j'ai trouvé sur des économies imprévues
de quoi faire face à des fouilles exécutées à Sakkara (Mem-
phis), à Abydos et à Thèbcs. En peu de temps, j'ai été en-
combré de momies et d'objets funéraires; je n'ai gardé de
tout cela que ce qui était net// — ou pour la forme ou pour
la matière. J'apporte quatre momies seulement : deux d'en-
fant, une belle momie gréco-égyptienne, avec longues in-
scriptions grecques, et une belle momie égyptienne avec
cartonnage à jour; — plusieurs beaux vases en albâtre et en
matières curieuses, la plupart avec légendes ; — un large col-
lier tressé en perles de Venise, et l'inscription longitudinale,
également tressée en perles de Venise, de la nourrice du
roi Tliaraka, l'Éthiopien de la XXIV Dynastie; — plu-
sieurs beaux vases de bronze ; — une barque funéraire d'une
forme charmante, vrai bijou à tiroirs, vernissée et peinte,
de la plus belle conservation (morceau très remarquable) ; —
deux paires de cymbales en beau métal égyptien ; — divers
ustensiles en bronze; — une foule de petits objets de choix
de divers genres, parmi lesquels plusieurs de ces jolies cuil-
lers historiées que vous aimez tant; — plusieurs objets en
ivoire et bien antiques; — les deux plus beaux vases de
bronze ou seaux ^ qui existent et auprès desquels le
grand seau de Sait ^^ n'est qu'une drogue, tous deux de
très grande pro- ^^ portion; — et plusieurs stèles,
petites , mais de rjjjn choix pour le travail et les inscrip-
tions. ^^
J'ai osé, dans l'intérêt de l'art, porter une scie profane
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 457
dans le plus frais de tous les tombeaux royaux de Thèbes.
J'ai détaché de la muraille, avec assez de bonheur, ce fameux
bas-relief du tombeau d'Ousirêi représentant le roi ac-
cueilli par la déesse Hathor, qui lui donne la main en lui
montrant son collier de nourrice. C'est cette Hathor dont
vous admiriez la belle tête sur le plâtre qu'en avait exposé
Belzoni. Cette masse de sept à huit pieds de haut, échan-
tillon de choix de la grande sculpture de décoration, est
avec moi à bord de Y Astrolabe. Je lui ai donné pour com-
pagnon un sarcophage de basalte vert foncé, que j'ai acheté
sur mes économies de Mahmoud-Bey, ministre de la guerre
du Pacha. C'est, sous le rapport du nombre et de l'extrême
finesse des sculptures, ce qu'on trouve de plus pur et déplus
beau dans les catacombes de l'Egypte — è un pe^so da
stordire ! Ce n'est pas un sarcophage de roi, mais certaine-
ment le roi des sarcophages.
Vous devez savoir qu'on s'est avisé de m'ouvrir un crédit
de 10.000 francs pour fouilles à faire en Egypte, et vous
vous doutez bien que ces fonds ne me sont arrivés qu'au
moment où il n'était plus temps d'en faire usage. C'est, en
elïet, en quittant Thèbes et en descendant le Nil près de
Dendéra que cette annonce m'est parvenue. Mais, comme il
m'est démontré que mon devoir était d'employer le plus (|ue
je pourrais de cette somme à l'accroissement du Musée, je
n'ai pas balancé à en profiter pour faire des acquisitions
d'objets de choix. C'est ainsi que j'apporte au Louvre le
plus beau bronze qui ait encore été découvert en h'pfvptc.
C'est une statuette de deux pieds au moins de hiiut, ivpii'-
sentant la femme du roi Takcllothis do la XXll" Dynastie,
enticrcnicnl incrusiée en oi- de la trie aux pieds. C'est un
petit chcf-d'nMivre sous le rapport de l'ail et une merveille
sous celui du travail d'ex('Cution. .le suis sur (pic vous cm-
bra.sserez la princesse sur les deux joues, mairie l'oxydc!
qui les masque tant soit |)(mi et (pii s'est fait jour on forme
de bosse entre les deux cpaiihvs. C'est une pièce capi-
458 LETTRES ET JOURNAUX
taie' ; vous en serez content. J'attends impatiemment de vos
nouvelles. Parlez-moi de vos caravanes par anticipation
Recevez l'assurance de mon inviolable attachement,
J.-F. Champollion.
CHAMPOLLION A L'ABBÉ GAZZERA
Lazaret de Toulon, 28 décembre 1829.
Je vous écris deux lignes, mon bien cher ami, pour vous
annoncer mon heureux retour en France, où je suis rentré
sur la corvette du Roi, V Astrolabe, partie le 6 de ce mois
d'Alexandrie où je l'attendais depuis le 1^' octobre. Tout a
succédé à mes vœux, et la récolte que j'ai faite est immense.
Je rapporte une montagne de notes, de copies, d'inscrip-
tions et de notices que j'ai rédigées sur chaque monument
encore debout dans la vallée du Nil, depuis les Pyramides
jusques à la seconde cataracte, plus quinze cents dessins,
exécutés avec tout le soin et toute la fidélité imaginable. Je
crois que c'est à leur vue seulement qu'on aura une idée
juste de l'art égyptien et de la magnificence de la décoration
de leurs temples et des palais pharaoniques : une grande
partie de ces dessins ont été coloriés sur place, en présence
des bas-reliefs originaux, et je me suis fait une loi de tout
terminer devant les objets mêmes qu'il s'agissait de repro-
duire. Les notices rapides sur les divers monuments que j'ai
visités, ainsi que les principales circonstances de mon
voyage publiées dans les journaux de France, ont dû vous
tenir au courant de mes destinées qui, grâce au grand
Amon-Ra, ont toujours été prospères : vous y aurez puisé
une idée des principaux résultats obtenus.
1. C'est la reine Keromama; elle se trouve dans la Salle historique,
armoire B, du Musée égyptien, au Louvre.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 459
Je désirerais bien causer quelques heures avec vous. Ne
pourriez-vous point faire un effort pour cela ? Nous sommes
si près ! Vous seriez bien aimable, et je serais si reconnais-
sant, si vous vouliez faire une course en France, me joindre
à Toulon, du 13 au 17 janvier, ou mieux à Aix, du 23 au 24,
où je séjournerai une huitaine de jours, pour étudier les
papyrus de la collection Sallier. Faites cela, mon cher ami.
Je prie Madame la Comtesse et toute sa maison (à laquelle
je renouvelle mes assurances de respect et de dévouement)
de plaider ma cause auprès de vous. Je charge notre ami
Boucheron de lancer en ma faveur les foudres de son élo-
quence. J'enjoins à l'ami Plana de vous démontrer mathéma-
tiquement que vous deve:^ venir me joindre, et j'embrasse
d'avance tous mes avocats ainsi que ma partie adverse.
Tout à vous de cœur,
J.-F. Champollion.
P. -S. — Adressez-moi votre réponse au lazaret de Tou-
lon. Proposez la partie à Peyron, en l'embrassant de ma
part. Je promets de vous amuser pendant quatre jours au
moins en vous faisant voir des images.
Il nous semble intéressant de reproduire ici quelques passages
d'une lettre que Champollion écrivait à l'abbé Gazzera un peu
plus tard :
Je n'ai pu, pendant mon séjour en TlK'baïde, parve-
nir à me rendre à Abydos; au moment où je comptais faire
ce voyage, l'inondation était si considérable qu'il était im-
possible d'y atteindre. Au fond, je regrette fort peu ce
contretemps, puisque les notes et les recherches d'un de
mes compagnons de voyage, qui visita les ruines au mois d(^
janvier 1829, me fournissent sur cette localité tous les ren-
seignements que je pouvais désirer. L'extrême cnfouisse-
sementdu palais ne permet pas, à moins d'énormes dépenses,
d'y recueillir aucun renseignement nouveau, en supposant
460 LETTRES ET JOURNAUX
qu'on doive les y rencontrer. Je sais les époques précises
des édifices et le culte local. La muraille qui portait
la table i^oyale est presque détruite aujourd'hui. Je n'ai
donc aucun regret à exercer de ce côté-là. Je donnerai
donc des notions suffisantes sur Abydos, qui s'appelait
T -^ ou simplement T j cAt, ce qui est le copte efiwT,
dont les Grecs ont fait Abydos, et sur le culte local d'Osiris,
dont un des titres les plus usuels sur les stèles funéraires
est celui de ^3:7 y J iih& e&wT, le Seigneur d' Abydos.
Je développe tout cela dans l'une de mes dernières lettres
qui feront suite à celles déjà publiées. Je les réunirai toutes
en un volume, qui servira de guide aux voyageurs européens
visitant les monuments antiques de l'Egypte. — Vous trou-
veiez aussi dans ces lettres, que je publierai le plus tôt
possible, tous les renseignements possibles sur le papyrus de
M. Sallier, qui contient réellement un texte relatif à la
grande expédition de Sésostris contre les Scythes ^
et tous les peuples de l'Asie occidentale alliés et confédérés
avec eux ; et le papyrus de M. Sallier est tellement authen-
tique, et doit d'autant plus être considéré comme une com-
position contemporaine de l'événement, que j'ai découvert à
Thèbes, dans le grand palais de Karnac, ce même texte
sculpté en grands hiéroglyphes sur la muraille extérieure
sud du palais. Vous voyez que c'est bien à tort qu'on s'est
moqué de M. Sallier lorsqu'il a rendu publique mon opinion
sur ce précieux manuscrit; mais les rieurs appartiennent à
la clique de mauvaise foi que vous connaissez aussi bien
que moi.
Il m'est impossible, cette année-ci, de faire une course à
Leyde; tout mon temps est pris par la rédaction de ma
Grammaire hiéroglyphique et hiératique, que je veux publier
à la fin même de cette année. J'y travaille sans relâche, et
vous serez content, je l'espère, de cette publication qui
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 461
fermera définitivement la bouche à toutes les clameurs des
envieux ou des sots.
Je passe à l'opinion de notre ami Peyron, au souvenir du-
quel je tiens que vous me rappeliez en lui faisant connaître
mes idées sur Amonrasonter, qui diffèrent beaucoup de la
sienne. D'abord, j'ai la conviction que l'idée ///s était ordi-
nairement exprimée par le groupe ^,, qui se prononçait
incontestablement ci {si) ou ce et non pas lye ou ujh comme
le voudrait notre ami, qui le rapporterait à la racine copte
uj*. ou uje^dw, naître. Une foule de noms égyptiens écrits en
hiéroglyphes démontrent, et la prononciation et la valeur
du mot ^^ci ou ce., fils, lequel me paraît en rapport avec
la racine copte ci ou cei, rassasier, plein de nourriture. Mais
on trouve aussi dans les inscriptions antiques le mot copte
lyHpe ou ujHpi, /z/.s-, écrit (1 ujpe; il faut donc considérer
la syllabe pe ou pi du mot copte igape comme radicale, et
croire en conséquence que jamais, en ancienne langue égyp-
tienne, il n'exista do mot semblable à uje ou ujh pour expri-
mer Wôiéafils. On ne peut donc point supposer non plus
l'existence d'une racine igco, generare : la première partie
de son interprétation étymologique d' Amonrasonter ne
repose donc sur rien de solide.
Je ne doute pas non plus que la lecture ou la pronon-
ciation de l'hiéroglyphe | Dieu fût thp ou -^Hp. Cela est
prouvé d'abord par la transcription démotique du nom
Amonrasonter, qui présente comme linalo les caractères
mj^ A équivalents des hiéroglyphes "1 Jj i ou T | ]. l^^
■ ^1 Dieux. Je ne dilïère donc avec Peyron que dans
l'interprétation do la syllabe SON, ou plutôt SOAn\
d'/lmo/i/'rt-sontlier. La transcription déni()li(|ue de ce nom
et titre du grand Dieu ^ ^^ se compose,
selon moi : l'ul-' m 4j^/|i \'4^t^fi (hiérogly-
phique (11) .!/>/- 17 ~^^ ^" B^ mon,
«jun ;
462 LETTRES ET JOURNAUX
2° de jP (hiéroglyphique fo) pn, Ra; 3" du caractère
fl* g , que je regarde comme imité soit de
ou ^21^ l'hiératique ^^ , forme de l'hiéro-
glyphe 1, initiale et abré- ^ viation usuelle de
1 cTit, /?o/, que j'ai quelquefois trouvé écrit 1
cut par méthathèse ; soit même de 1 hiératique ■ ,
initiale de m ^ . hiéroglyphique "^ c«t, qui se *|
rapporte à w' f la racine copte ccomt, creare,fun-
dare, vigi- ^ /are, et signifie soutenir, maintenir,
dans les textes hiéroglyphiques. Le nom sacré démo-
tique répondrait donc alors, soit au nom sacré d'Amon-
Ra le plus ordinaire (1 , i M h *^A*«-P«-cTri (ou cut) -»Hp,
1 AAAAAA I T I I I
Amon-Ra, Roi des Dieux, ou au titre moins commun du
même Dieu [1 j || ], «^•"■ii-pH-cnT-&Hp, A mo/i-/?a.
Soutien des Dieux. Je penche pour adopter cette dernière
transcription. Mais notre ami Peyron s'est certainement
mépris sur le caractère ^^Z7, lequel n'est point la figure d'une
vulve, mais bien celle d'une corbeille tressée en joncs de
couleurs variées, comme 'le prouve [la forme détaillée et
peinte de cet hiéroglyphe mnjymwp ^"-^^ ^^^ grands édi-
fices. J'ai dit qu'il se pro- ^aÇfWr nonçait «hA, Nèv,
et qu'il signifiait Seigneur, maître, Dominus, et rien n'est
plus certain au monde. Car le nom de la déesse Nephthys est
écrit hiéroglyphiquement TT , c'est-à-dire "vz^ nHJt {Nèv),
Ti {ti), et j'ai souvent trouvé le nom phonétique de la
Q AAAAAA Ci
même déesse écrit j] iiê.ti, ce qui démontre invariable-
ment la prononciation de ^'^zi^ . J'en donnerai encore une
preuve. C'est le nom du tombeau public de Thèbes mentionné
dans le papyrus démotique où l'on parle du Dieu Aînonra-
sonther; ce tombeau public, où étaient renfermées les mo-
mies dont un prêtre cède les revenus à un autre, est nommé
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 463
^ , et ce vaste tombeau, qui existe
^S\àÊ^j^ ^Mi ^"core, se nomma, d'après les
^^ inscriptions hiérogyphiques qui
lecouvrent, n ^37 ^j Tm itHÉi ovnn, — la demeure de
Néboimouîi ou Névounoun, ce que l'on a exprimé en lettres
grecques par euvaêouvoùv, transcription du démotique Tiïïn-
io-ynit. Vous remarquerez encore dans ce nom de tombeau
public la confirmation de la lecture du nom Tî Nèv-ti [Neph-
thys), et par conséquent la prononciation évidente du carac-
tère ^^i^ nnb., hiéroglyphique phonétique J et démotique
^â-^ ' ^^ ^^^^ ruine entièrement l'hypothèse de notre
^^^ ami. Du reste, le caractère ^^zz^ répond dans les
textes hiéroglyphiques non seulement au copte nnii, Sei-
gneur, lorsqu'il est suivi d' un autre nom, mais au copte
bàchmourique ni&i, tout, toute, tous, thébain niju. et mem-
phitique wiinivi, lorsqu'il est employé comme adjectif à la
suite d'un nom. Ainsi donc, dans l'ancienne langue égyp-
tienne, les mots Dieuj', THp ou -©^np, et nnè.. Seigneur,
maître, furent tous deux synonymes et homopJiones de
ridée tout, si l'on peut s'exprimer ainsi.
En voilà assez pour l'érudition. —
CHAMPOLLION A DACIER
Rade de Toulon, le 1" janvier 1830.
Le grand Amon-Ra a bien voulu me permettre de dire
adieu à sa terre sacrée, et la déesse Hatlior, votre aimable
patronne, reconnaissante du culte que vous lui avez toujours
adressé avec tant de ferveur, a daigné, on votre considéra-
tion, favoriser mon voyage d'Ale.xandrie aux côtes de Pro-
464 LETTRES ET JOURNAUX
vence. Le quos ego, ■ — sorti de sa bouche divine, — a
rendu ma traversée aussi rapide que je pouvais l'espérer
dans une saison aussi avancée.
Arrivé au Pays des cloches, comme disent mes bons amis
du désert, il a fallu me laisser traiter en pestiféré et ren-
fermer dans un sale et triste lazaret. Sans ce maudit rè-
glement sanitaire, j'aurais eu déjà le plaisir de vous em-
brasser en vous exprimant tous mes vœux de nouvelle
année; je suis réduit à les confier au papier, mais je ne
perdrai point un instant, après qu'on m'aura bien et dûment
parfumé en définitive, pour hâter mon retour à Paris et les
renouveler de vive voix. Vous apprendrez avec intérêt,
Monsieur, que les résultats de mon voyage d'outre-mer ont
dépassé mes espérances.
J'arrive avec une cargaison de beaux dessins, parmi les-
quels vous en compterez plusieurs que j'ai été obligé de
prendre, parce que l'un de vos « protégés », X Égyptien par
excellence^ avait oublié de bien regarder les originaux.
Vous pourrez, en parcourant mes portefeuilles, contempler
les véritables portraits de plusieurs de vos anciens amis,
Mœris, les Thouthmosis, les Aménophis et les Rhamsès. Je
me suis bien gardé d'oublier les reines, soit égyptiennes,
soit grecques; vous en trouverez de toutes les couleurs,
blanches, brunes, noires, jaunes, voire même châtaines,
les unes jolies, les autres laides, comme il a plu au grand
Amon de les octroyer en temps et en lieu. — Quant aux
batailles, elles abondent dans mes recherches, et je regrette,
1. C'est Arago qui avait donné ce sobriquet à Jomard. Dès 1824, tout
le Paris érudit savait et répétait volontiers qu'il fallait faire les équa-
tions suivantes :
L'Égyptien — ChampoUion ;
L'Égyptien par excellence — Jomard;
L'Égyptien par juxtaposition — Young;
L'Égyptien par inspiration — Goulianoff (inspiré par Klaproth);
Le Pseudo-Égyptien — Seyfiarth.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 465
Monsieur, que vous ayez perdu votre grand stratégiste
Gail, qui eût pu nous en expliquer toutes les manœuvres
aussi bien, pour le moins, que Rhamsès le Grand ou Mé-
néphtha, son père. — Je compte surtout mettre sous vos
yeux un tableau moral de la vie humaine, que j'ai fait co-
pier à votre intention au plafond de l'un des toml^eaux des
rois.
J'ai beaucoup vu Ibrahim-Pacha au Caire et à Alexandrie.
C'est un singulier grand iiomme, tout à fait à la hauteur de
la civilisation de l'Egypte. Quant au père, Mohammed-Aly,
c'est un excellent homme au fond, n'ayant d'autres vues que
celles de tirer le plus d'argent possible de la pauvre Egypte;
sachant que les anciens représentaient cette contrée par une
oac/ie, il la trait et l'épuisé du soir au matin, en attendant
qu'il l'éventre, ce qui ne tardera pas. Voilà au juste ce
qu'ont produit de bon et de l)eau les nobles conseils de Dro-
vetti', du grand Jomard et autres pasteurs des peuples
ejasdei)L l'arimp. L'Egypte fait horreur et pitié, et je dois
le dire, malgré le l)eau sabre monté en or, dont le Pacha
m'a fait présent comme une marque de sa haute satisfaction.
J'irai passer (juelques jours à Aix, pour étudier les cu-
rieux papyrus hiérati(iues relatifs aux campagnes de Sésos-
tris, que j'ai trouvés dans la collection de M. Sallier. Ce
travail fini, je prendrai de suite la route de Paris, où il me
tarde beaucoup de me voir pour vous répéter, Monsieur,
l'assurance de mon sincère et bien respectueux attachement,
J.-F. Champollion.
1. u On dil bejuKoui) ih> biLMi .l- M. de Mismaud (Miniaut); M. bro-
» vetli a été couvert de toutes sortes <le malédictions. » Ainsi s'expri-
mait Dueliesne dans la lettre citée plua haut, p. 411 du présent volume.
BiBL. Éi.Yl'T., T. XXXI. 30
466 LETTRES ET JOURNAUX
CHAMPOLLION A CHAMPOLLION-FIGEAC
Lazaret de Toulon, 2 janvier 1830.
Enfin tes lettres abondent. Je réponds aujourd'hui aux
tiennes du 26 octobre, 6 novembre, 8 décembre, 23 et en-
fin 25 : j'avais besoin de cette coulée pour me réacclimater.
— Je réponds d'abord à l'article logement, que je trouve
parfait, pourvu qu'il y ait de bons et épais tapis de pied
dans mon cabinet et ma chambre à coucher : c'est un article
capital pour moi. Il me faut aussi un fauteuil en cuir, un
petit bureau et une fort grande table au milieu du cabinet ou
de la chambre à coucher. Quant au lit, cela m'est indiffé-
rent. Je coucherais encore volontiers sur le canapé à vapeur :
cependant, je serais bien aise qu'on plaçât celui-ci dans mon
petit vestibule, où il pourrait servir de lit à donner à un
ami. Du reste, faites tout ce que vous croirez bon et utile :
ce sera bien. Je remercie mon ancien des peines qu'il a
bien voulu se donner pour me caser. Nous serons voisins
maintenant et vivent les échecs I...
Quant à l'affaire de Rifaud, je vois par les rapports des
doctes académies que tout cela n'est que du gâchis. Mes
quinze cents dessins d'antiquités et de sujets hiérogly-
phiques — comme disent nos savantasses — ne souffriront
jamais la comparaison avec les siens. Son catalogue est
absurde, et l'inondation m'a empêché d'aller à Tanis pour
voir les grosses pièces qu'il propose au Musée. D'ailleurs,
elles ne valent pas le transport. J'ai écrit à MM. de La
Bouillerie, de La Rochefoucauld, de Forbin etCailleux, pour
le voyage de l'Astrolabe au Havre.
L'ami Dubois a dû recevoir une lettre de moi : nous de-
vrions bien, avant son nouveau départ pour Olympie, finir
nos salles basses égyptiennes'. Je dévore la quarantaine en
1. L'aménagement de ces salles n'eut lieu que longtemps après la
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 467
avançant mes Notices de monuments. Voici la suite du pa-
quet que je t'ai envoyé. Il faut presser leur insertion. De
mon côté, je finirai ce travail le plus tôt possible, en qua-
rantaine si le temps me le permet. Je dois sortir le 13 ou 14
du courant. Je resterai trois jours à Toulon, (juatre à Mar-
seille, pour voir si je puis dépenser en achats pour le Musée
le reste des 10.000 francs accordés. De là je me rends à Aix
pour étudier les papyrus Sallier.
Ce n'est que rendu dans cette ville du roi René (jue je
pourrai te donner mon itinéraire définitif sur Paris. — J'ai
l'ordre de M. David'. — Tu sais que L'hôte est encore en
Egypte. — Adieu, mon cher ami, bonne santé, bon an !
Souhaites-en autant de ma part à tous nos amis, grands et
petits. Je t'écrirai encore de Toulon. Toujours et tout à toi.
Adieu.
P.-S. — Réponds-moi courrier par courrier, poste res-
tante à Toulon, sinon à Aix, chez M. Turcas père'.
En rade de Toulon, 14 janvier 18:{0.
C'est aujourd'hui, mon bien cher ami, que je comptais
recouvrer ma liberté, perdre mon titre de pestiféré, dire
adieu au lazaret et bonjour aux rues d'une ville française. Le
Conseil de santé en a jugé autrement : considérant (|ue V As-
trolabe, avant de nous prendre à Alexandrie, était allée
mettre M. de Malivoir, consul d'Alep, àLatakié sur la côte
de Syrie, où un canot l'avait déposé, V Astrolabe ayant de
mort de Chanipollinii, |);ir les soins de M. de Longpérier et d'KninKi-
nuel de Rougé.
1. Employé supérieur des Douanes. 11 venait d'envoyer à Clianipol-
lion un saut-conduit à donner au capitaine de ÏAstrohilic pour (|u'il
s'en servît au Havre.
2. Cliampollion se proposait, comme on voit, de loger chez celui-ci.
l'ne lettre, ari-ivant à Toulon avant son départ, l'obliirea d'accepter
de nouveau l'iiospitalilé de M. Salliei'.
468 LETTRES ET JOURNAUX
suite mis à la voile pour retourner en Egypte, ledit Conseil
a augmenté notre quarantaine de dix jours de plus, en nous
considérant comme provenance brute. Cette décision ab-
surde aura son cours, parce que ces messieurs sans règle et
sans loi en font à leur tête. L'Egypte, depuis cinq ans, n'a
pas vu de peste, l'état sanitaire de Latakié était parfait, le
canot seul avait touché terre, quarante jours et plus s'étaient
écoulés à notre entrée en rade de Toulon depuis le départ
de VAstrohibe de devant Latakié, aucune maladie ne s'était
montrée abord ; vingt autres jours de quarantaine à Toulon,
expirés hier 13, ajoutés aux quarante précédents, donnent
deux mois d'épreuve à la santé de l'équipage, et, quand
même, on en exige encore dix de plus ! Le plus plaisant, s il
y a le mot pour rire dans un tel acte, c'est que le brick
VÉeUp^e, avec les officiers et les passagers duquel nous
avons vécu tous les jours, bras dessus, bras dessous, à Alexan-
drie, est arrivé trois jours avant nous à Toulon, et n'a été
soumis qu'à vingt jours de quarantaine. Si nous avions la
peste, les personnes de V Éclipse doivent l'avoir prise de
nous; s'ils sont déclarés sains, c'est que nous le sommes
nous-mêmes.
Tout cela n'a pas de bon sens, et il serait bon que l'on mît
enfin des bornes à l'omnipotence des jobards formant le
Conseil de santé et vexant journellement marine marchande
et marine militaire par des décisions de l'autre monde. Tu
devrais communiquer ces faits à quelque malin du Journal
de Commerce qui redressât ces braves conseillers. Du reste,
le gouvernement n'est pour rien dans tout cela ' , mais il de-
vient urgent qu'il s'en mêle un peu et fasse de bons règle-
ments. Je ne sortirai donc de cage que du 23 au 24 janvier.
J'ai écrit à MM. de La Bouillerie, de La Rochefoucauld,
Forbin et Cailloux; je tiens déjà la réponse du Vicomte,
1. Un an plus tard, CliampoUion apprit que c'était au ministre
d'Haus.sez lui-même, qu'il devait cette prolongation de quarantaine qui
eut des résultats si désastreux pour sa santé.
DE CHAMFOLLION LE JEUNE 469
mais j'attends par-dessus tout la décision officielle du voyage
de V Astrolabe au Havre. C'est le point important, afin de
quitter Toulon l'esprit en paix sur ma cargaison.
J'attends la réponse de notre ami V Olympien' et ses notes
pour les achats à l'aire à Marseille, où je me rendrai en quit-
tant Toulon et avant d'aller m'établir, à Aix, sur les bons pa-
pyrus de M. Sallier, qui veut en toute force m'héberger
pendant mon séjour d'une semaine ou plus.
Cette lettre-ci te parviendra par M. le ministre de la Ma-
rine, auf|uel je viens d'adresser quelques renseignements
importants pour la conquête de l'obélisque de Louqsor.
Dieu veuille que cette belle entreprise s'achève ! Cela serait
glorieux pour tous et pour tout. — Je joins à ma lettre la
Notice dit Palais de Médinet-Hahou, qui renferme du neiif
et qui tuera tous les moustiques acharnés contre moi, s'il
suffit de grands résultats historiques pour les faire crever.
Quant à Drovetti, il doit se reprocher au fond la conduite
qu'il a tenue à mon égard, pour l'afîaire des fouilles et le
firman qu'il a fallu lui arracher d'autorité. Je veux bien
avoir l'air d'être sa dupe sur cet article et conserver avec lui
toutes les apparences de bonne harmonie, mais je n'ai plus
en lui la moindre conliance, et j'estime fort peu son caractère
politique et sa conduite en Egypte, où il ne s'est occupé
que de ses intérêts liés à ceux du Pacha, sans donner le
moindre soin aux intérêts des nationaux qu'il était payé
pour protéger. Tous les Français d'Egypte l'exècrent, et je
n'ose dire cju'ils aient tort. Le nouveau consul est adon»
parce qu'il a un cœur d'iiomme. — C'est pour me fermer la
bouche que Drovetti Dcrse dit mol.a dans la tienne ! Je n(>
démentirai pas les éloges qu'il a reçus, en partie de ta fa-
çon, dans mes premières lettres imprimées, mais je parlerai
de son successeur c(^mme je h^ dois cl comme je le sens.
Voilà tout ce (juc je puis faire.
1. C'est Dubois (pril .■i|i|m'IIc .liiisi. à cause» (|(> sou si'jour à ( »lyuipie.
470 LETTRES ET JOURNAUX
Rien de plus. Le lazaret est le pays de l'uniformité. Ma
santé et celle de Salvador sont excellentes', malgré les
vents, la pluie et la neige, et l'impossibilité d'avoir du feu
à bord; mais je passe une partie de la journée dans une
mauvaise chambre du lazaret, où je me chauffe tant que je
puis'. Écris-moi vite. Mes tendresses à notre patron. Rap-
pelle-moi au souvenir de tous nos amis, notamment à celui
de M. et M""^ de Férussac, et de ce pauvre Arago, que je
plains de tout mon cœur'. Adieu. Tout et toujours à toi de
cœur,
J.-F. Ch.
CHAMPOLLION AU DIRECTEUR DU JOURNAL
L'AVISO DE LA MÉDITERRANÉE
Toulon, le 15 janvier 1830.
Monsieur,
Vous avez cru devoir répéter, sur la foi de quelques jour-
naux de la capitale, que le Pacha d'Egypte, auquel j'ai eu
l'honneur de communiquer les résultats de mes recherches
sur les monuments de l'Egypte et de la Nubie, s'était em-
paré d'autorité d'une partie de mes portefeuilles. N'ayant
reçu de Son Altesse que des témoignages de la plus haute
1. Pour ne pas effrayer son frère, Chanipollion, comme d'habitude,
ne lui disait pas toute la vérité à ce sujet. Le froid exceptionnel qui
désolait alors le Midi de la France, en attaquant ses poumons dont,
jusque-là, il n'avait jamais eu à se plaindre, lui occasionna des souf-
frances sérieuses. La santé délicate du jeune Cherubini subit également
de ce tait une rude atteinte.
2. Ceci non plus n'était pas toujours vrai. Le poêle fumait, et la
chambre était exposée au vent; il fallait souvent éteindre le feu, sous
peine d'étouffer si on voulait le conserver.
3. Sa femme venait de mourir après une longue maladie.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 471
protection, que d'honorables marques de la bienveillance la
plus particulière, il est de mon devoir de m'élever contre
une telle assertion.
Je vous prie donc, Monsieur, de rendre publique, en
l'insérant dans un de vos prochains numéros, ma protes-
tation formelle contre une supposition si peu d'accord avec
le noble caractère que le Pacha Mohammed- Aly a toujours
déployé dans ses rapports avec les Européens, et particuliè-
rement avec les Français.
Veuillez (etc.).
J.-F. Champollion LE Jeune.
Au sortir même de la quarantaine, Champollion se vit accosté
par plusieurs hauts fonctionnaires de la marine, que Drovetti lui
avait amenés pour qu'il leur expliquât lui-môme la manière dont il
entendait que fût construit le Louqaor, ce radeau gigantesque dont
nous avons parlé plus haut'. Le projet souleva d'abord leur oppo-
sition, et ils déclarèrent à Champollion ([u'il était impossible de le
réaliser. Une nuit de réflexion les fit changer d'avis : dès le len-
demain de l'entrevue, ils faisaient un tel éloge de « l'Égyptien »
que, le jour même, une lettre officielle fut adressée de Toulon au
ministre de la marine, afin de lui recommander la construction
du radeau et de le prier d'en parler au Roi le plus tôt possible.
Champollion-Figeac, mis au courant de la question, venait
d'écrire à son frère : « M. le baron d'IIaussez, fort gracieux
et fort empressé, m'a annoncé qu'il s'occupait très sérieusement
du transport de ïohélisque de Lourj^or à Paris ; une Commission
rédige le projet, mais il voudrait avoir ton avis et surtout tous les
renseignements de cisu qui peuvent éclaircir la Commission. Je
lui ai répété ce que tu m'as écrit : qu'il fallait envoyer des maçons
et non pas des savants, et il a dit que ton avis était d'un grand
sens et qu'il ne l'oublierait pas. Je veux chercher dans tes lettres
les renseignements sur ce fait que je pourrai y trouver, et les lui
transmettre de suite Fcris-lui ce (jue tu as à lui dire là-dessus,
en commençant par le remercier de lintérèt (ju'il a mis à ton des-
1. Voir plus haut, p. r.M- l'J.") du jul's.miI volume.
472 LETTRES ET JOURNAUX
sein. Il m'a fait part tout de suite de l'avis qu'il a eu de ton ar-
rivée Comme c'est un faiseur, il n'y a qu'à lui remettre de la
besogne et il l'expédiera. Si tu m'écris en même temps, tu peux
mettre ta lettre pour moi dans celle de Son Excellence, persistât-il
même dans son habitude cularonienne . »
Comme préfet de l'Isère, à Grenoble [Cidaro], le baron d'Haus-
sez avait été, comme nous l'avons déjà dit, l'adversaire politique
des deux frères, mais sans trop le faire voir au commencement,
car il tenait à ouvrir clandestinement les lettres que ceux-ci
échangeaient de Paris à Grenoble. Enfin, éclairé sur la dange-
reuse situation, Jean-François fit de vifs reproches au préfet, et
une scène eut lieu que celui-ci ne lui pardonna jamais. Les deux
Champollion auraient donc dû se méfier; pourtant, comme mi-
nistre de la marine, M. d'Haussez réussit encore, et d'une manière
étrange, à les tromper sur ses véritables sentiments. Il était, à
l'en croire, leur ami dévoué, leur protecteur à toute épreuve !
Malgré son amitié, non seulement le radeau ne fut point construit,
mais on fit aménager le Dromadaire, grand bateau de charge or-
dinaire, afin de transporter, non pas le-< obélisques de Louqsor,
mais les deux obélisques d'Alexandrie, et cela par le baron Taylor,
l'ami du baron d'Haussez et de Jomard. Taylor partit au mois de
mars, avec le consentement fort gracieux du roi, qui lui avait
fait remettre 80.000 francs afin d'entreprendre « des fouilles
gigantesques ». A la cour, au retour de Champollion, on parla
beaucoup moins des résultats scientifiques qu'il avait obtenus en
Egypte, que des glorieux résultats qu'allait obtenir le baron Tay-
lor. Nous ne donnerons pas ici des détails de cette lamentable
affaire; ajoutons seulement qu'aucun obélisque n'arriva à Paris
du vivant de Champollion. Quand, enfin, le 25 octobre 1836, un
des deux obélisques que Ramsès II avait placés jadis devant le
temple de Louqsor fut érigé sur la place de la Concorde, seul le
nom de Champollion le Jeune fut prononcé parmi les assistants.
Le baron d'Haussez était alors loin de Paris. Qu'on lise les
pages 167-171 du second volume de ses Mémoires, et l'on se figurera
la douleur cuisante que la péripétie finale de l'affaire des obélis-
ques dut lui occasionner. Pourtant, ne terminons pas cette note
sans avoir hautement proclamé ses mérites éminents comme préfet
et plus encore comme ministre de la marine. La brusque fin de
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 473
ses travaux ministériels, occasionnée par la révolution de 1830,
fut un malheur pour la France. — H. H.
CHAMPOLLION A CHAMPOLLION-FIGEAC
Aix, 21) janvier 1830.
Me voici, mon cher ami, établi chez le bon M. Sallier. et
gardant le coin du feu pour me soustraire au froid piquant
qui se fait encore sentir dans ce beau climat de Provence.
Je frissonne à l'idée seule de monter subitement vers le nord
et de m'ensevelir dans les brouillards de la Seine. Jusques
ici, la goutte a bien voulu m'épargner sa visite habituelle
du premier jour de Tan: quelques petites douleurs sourdes
m'avertissent qu'elle arrivera à la première humidité (jui me
saisira.
Je suis sorti de la maudite (luarantaine le 23 du courant,
et n'ai passé que deux jours à Toulon avec M. Drovctti, qui,
ayant appris que j'étais en cjuarantaine, vint m'y voir et
prolongea son séjour jusqu'à ma sortie définitive. Nous
sommes partis tous deux au même instant, le 2(), lui pour
l'orient à Nice, et moi pour l'occident à Marseille, où j'ar-
rivai le même jour d'assez bonne heure; j'y séjournai le 27
et la nuit du ^^8. J'ai vu tout ce qu'il y a à voir, c'est-à-dire
peu de chose <mi anti(iuités égyptiennes. Au moment de
partir, j'ai reru la lettre de Dubois, et j'ai traité pour la
stèle égyptienne de M. Mayer. qui s'est décidé à la céder;
il va l'adresser directement au Mus('e Koyal. V.n débarquant
à Toulon, j'ai cxpédii' par k roulage ordinaire a M. le Haron
de La Bouillerie cin(| caisses giandes ou petites, pesant huit
cents kilogrammes et contenant anticiuités, bronzes, etc.,
474 LETTRES ET JOURNAUX
plus, à ton adresse, sept ou huit caisses contenant mes effets
et bagages '.
J'ai certainement grande envie de me voir à Paris, mais
les froids rigoureux que vous éprouvez sous ce bienheureux
ciel me font dresser les cheveux sur la tête; aussi suis-je
décidé à diriger ma route de manière à ne quitter le soleil
du midi que le plus tard possible, afin de ménager les tran-
sitions. Je ne prendrai donc pas la route de Lyon, presque
impraticable à cause des neiges, surtout entre Lyon et Paris.
J'aurai de la besogne à Aix pour sept à huit jours au moins
sur les papyrus Sallier; je veux les couler à fond, afin de
n'être pas obligé d'y revenir. De là je compte aller à Avignon
voir le Musée Calvet. Je tournerai sur Nîmes pour visiter
les nouvelles fouilles; ensuite Montpellier, Narbonne, Car-
cassonne, Toulouse et Bordeaux, de là sur Montauban, et,
pour ne pas perdre de temps, je donne rendez-vous à mes
sœurs, soit à Villefranche-d'Aveyron, soit à Cahors, où je
prendrai la malle-poste et serai en deux ou trois jours à
Paris, c'est-à-dire du 20 au 24 février
J'ai trouvé ici, chez M. Sallier, quelques-unes des dou-
ceurs en pamphlets' dont la clique m'a régalé pendant mon
absence. C'est d'une mauvaise foi à faire vomir, et jamais
je ne descendrai en lice avec cette canaille ; je ne répondrai
(ju'en allant mon train et en méprisant toutes ces basses ma-
nœuvres. L'envie perce de tout côté, — c'est dans l'ordre.
J'y crache dessus et je passe. En arrivant, je reprendrai la
rédaction de ma Grammaire avec un appendice de textes
traduits mot à mot et commentés.
Il faut rompre en visière à tous ces gens-là et les traiter
1. La liste des cent deux objets d'antiquité rapportés par Champol-
lion a été retrouvée dans les archives du Louvre par Georges Bénédite.
2. Sur l'avis de M. Sallier, il les brûlait tous et tout de suite, au
désespoir de son frère qui aurait voulu entrer en lice et rompre des
lances en sa faveur.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 475
avec tout le mépris qu'ils méritent. Je leur montrerai dé-
sormais un râtelier de crocodile.
Rien de plus
CHAMPOLLIOX A ROSELLINI'
Aix, 29 janvier 18.S0.
Une lettre de Salvador à votre aimable dame a dû vous
apprendre notre retour au pays des cloches après une tra-
versée de dix-neuf jours, pendant lesquels nous avons éprouvé
l'une et l'autre fortune, voire même des calmes plats qui
nous ont fait perdre cinq jours entiers, mais enfin nous
n'avons pas à nous plaindre : pour une traversée d'hiver, la
nôtre a été des plus favorables. On nous a soumis à vingt-huit
jours de (piarantaine et nous n'avons pu être libres que le 23.
Après avoir passé deux jours à Toulon avec M. Drovetti,
qui a bien voulu attendre ma sortie pour Ciiuser un peu à
l'aise, j'ai gagné Marseille, où j'ai séjourné un jour et demi
et où je n'ai rien vu de bien important en anti(iuités. Je n'ai
pu employer en achats les fonds qui mo restent. J'avais dis-
posé d'une partie à Alexandrie pour écrémer la collection
du Ixhodja' lani. (|ui s'est montré poli, obséquieux et doux
comme un petit mouton. J'ai eu son l)eau bron/e de hircine
femme de Takellothis le Bubastitc et une centaine d'autres
pièces de premier choix pour mille talaris (t-cia n'est certes
pas cher), plus deux magnili([ucs vases de l)ron/(' à lip^ures
f't inscriptions; vous les ave/ peut-être vus.
1. l'ubliée 01» 18!S4, à Venise, par le prulesseui- E. Teza, fr.-tpivH l'ori
pinal conservé dans la taniiile île Kos.-llini.
2. C'est la lornic première du nom /Jitii)iiH>fit/i, proprement nuii-
< luind, fpie les E.u'yptiens el les Syriens donnent 'a tous les Européens;
l'est, en lan.«a)s'C populaire, l'équivalent de notre ntonsintr.
476 LETTRES ET JOURNAUX
Je pusse une huitaine de jours ici à étudier et à
extraire le papyrus de M. Sallier. Vous savez sans doute
que la clique s'est fort moquée de cette découverte : je vais
lui répondre par la publication d'une analyse très détaillée
de ce texte important.
J'ai parcouru ici une partie des pamphlets dont la clique
a bien voulu me régaler pendant mon absence ; cela est
dégoûtant et vous sentez qu'on ne répond à cela que par le
mépris et en continuant son chemin sans faire cas de tous
ces moustiques. Ma Grammaire paraîtra à la tin de cette
année : c'est la préface indispensable de notre voyage. Elle
ne convertira pas, au reste, ceux qui combattent mon sys-
tème et déprécient mes travaux, parce ({ue ces messieurs
ne veulent point être convertis et sont tous de la mauvaise
foi la plus inique. Mais tout cela est dans l'ordre. Je les
connais, j'y crache dessus et je passe. Vous savez que j'ai
falsifié la table d'Abydos, et cela parce que les mauvaises
copies de Bankes et de Wilkinson ne sont pas d'accord avec
le dessin de Cailliaud, lequel est d'accord avec les stèles,
les papyrus et les monuments qui donnent à part les
cartouches de chacun de ces rois. Que voulez-vous dire
à des gens qui raisonnent de cette force? Pour prouver que
je me contredis, ils citent mes diverses opinions sur certains
points, sans dire (et voilà la mauvaise foi) à quelle époque
j'ai dit ceci et à quelle époque j'ai modifié mon opinion.
Mais cela ne les arrangerait pas. Ils citent comme si j'avais
dit blanc et noir le même jour, sans faire le compte des
modiHcations que la progression de mes études a dû apporter
sur certains points. Toute ma réponse est que mon voyage
n'a apporté aucune espèce de modification aux principes du
système hiéroglyphique, exposés dans mon Précis. Ils sont
immuables et resteront N-T'-T-T', parce que c'est la vérité,
1. C'est la transcription en caractères latins et sans voyelles de la
locution égyptienne /ww^ ^°^ , èternellenicnt.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 477
à laquelle je n'ai pu arriver que par des approximations plus
ou moins heureuses. Mais laissons tout cela et allons notre
train.
Du reste, tout ce houra de pamphlets n'a produit aucune
sensation en France : mes Notices d'Egypte les écrasent et
enlèvent le public savant. Ils n'ont fait feu de tribord et de
bâbord que pour préparer le public à me voir refuser (s'ils
peuvent) la porte de l'Académie aux prochaines élections.
Ils ont des apocos à faire entrer : ils réussiront peut-être.
Dans tous les cas, vous sentez que je ne [me] mettrai pas
sur les rangs. Si l'Académie me veut, qu'elle me nomme :
c'est assez de m'être présenté une fois, je ne suis pas de
ceux qu'on refuse plusieurs fois de suite. Mon parti est bien
pris là-dessus, et vous l'approuverez sans aucun doute. Du
reste, vogue la galère !
Je m'occupe ici du papyrus de M. Sallier. Il compte en
faire beaucoup d'argent : je ne sais s'il réussira. L'important
pour nous c'est d'en connaître bien le contenu et d'en avoir
uno copie entière, si je le puis ; mais je crois que cela n'entre
nullement dans ses projets. Quoi qu'il en soit, j'en tirerai
tout ce que je pourrai, faute de pouvoir faire mieux. Mais
il finira par le laisser publier dans son entier.
Rien de plus à vous dire, si ce n'est qu'il fait froid et que
c'est bien triste. Mes compliments empres.sés à Madame, qui
voudra, j'espère, ne pas oublier les Parisiens au milieu des
beaux jours de Pise. Rappelez-moi au souvenir de toute
votre famille et à celui de tous nos compagnons de voyage.
Comment va la gazelle? Tout à vous de cœur,
J.-F. Champollion LE Jeunk.
Dans une lettre à Sallier, écrite après son retour h Paris, Cham-
pollion aiiiioiiçait (juMl rédi,t!;erait encore sept ou huit lettres, con-
cernant son expédition, et (|ue, dans la dernière, il donnerait une
analyse très détaillée du papyrus de Haïusès le Grand, de beau-
478 LETTRES ET JOURNAUX
coup le plus important des cinq papyrus hiératiques de Sallier;
il lui permettait en effet de compléter la version hiéroglyphique
fort endommagée du même texte, qu'il avait trouvée sur une des
murailles du grand temple de Karnak. Ces lettres n'ont jamais été
écrites, mais, en quittant Aix, Champollion remit une Notice
sommaire sur le contenu des cinq papyrus à Sallier, qui, le
"30 avril 1830, la fit lire à l'Académie locale par le secrétaire,
bibliothécaire de la ville et grand admirateur de Champollion. Ce
dernier, sûr de sa discrétion, lui avait donné, pour son profit
personnel, une note très exacte du contenu du grand papyrus :
« Le poème est presque entièrement dialogué Les Scythes
s'exhortent à attaquer les Égyptiens. — Dénombrement de leurs
chefs et des diverses nations liguées. — Un grand nombre de
peuples de l'Asie occidentale y sont dénommés, et particulièrement
ceux de l'Asie Mineure, tels que les Lyciens, les Ioniens (sic).
— Dénombrement des forces égyptiennes. Leur roi les harangue
pour les exciter au combat. Ses soldats lui répondent avec en-
thousiasme. — Ils se précipitent sur les ennemis comme des éper-
viers et en font un grand carnage. — Enfin Sésostris leur annonce
qu'il a serré la main des chefs ennemis, et les invite à cesser le
•massacre des vaincus. — Son armée répond par des acclamations
et lui défère des titres de gloire, etc. — La bataille est livrée sur
les bords de l'Oxus, et est suivie de la prise de Bactres, capitale
des Scythes. — Le manuscrit finit par la date de la composition. »
Ajoutons que Charles Lenormant publia en mars 1830, dans la
Bévue française, t. XIV, p. 159-196, un article qui donne une idée
exacte de ce qu'était l'égyptologie au retour du maître. — H. H.
CHAMPOLLION A CHAMPOLLION-FIGEAC
Toulouse, 18 février 1830.
Me voici, mon cher ami, au milieu des troubadours de
Toulouse. J'ai fait partir Salvador prescjue à notre arrivée;
il emporte mes gros bagages, contenant les dessins, et
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 479
toutes mes notices et descriptions des monuments : ces
précieux documents me serviront d'avant-garde. Ainsi,
après avoir passé quelques lieures en famille ici' et à Ville-
franche, je prendrai le premier courrier libre et marcherai
jour et nuit sur Paris.
Le papyrus de M. Sallier m'a retenu plus que je ne l'avais
pensé. Il a fallu prolonger mon séjour, parce que mon ex-
cellent hôte m'a témoigné l'envie de rester seul possesseur
de son livre et le désir que je n'en prisse point de copie :
mais j'en voulus une à tout prix et il m'a fallu user d'indus-
trie pour me la procurer. Je ne suis parti qu'après avoir mis
en portefeuille les portions les plus importantes de ce cu-
rieux monument. Je l'ai étudié plus à fond et j'ai reconnu
qu'il contenait le récit dramatique de la guerre de Sésostris
contre les Scythes (Schéta) alliés avec la plupart des peuples
de l'Asie occidentale. Le plus curieux est que ce même
texte est gravé en grands hiéroglyphes sur la paroi exté-
rieure sud du palais de Karnac à Thèbes. C'est un texte fort
abîmé et presque perdu, — et que je retrouvais à Arrc dans
toute son intégrité : je ne pouvais laisser échapper un tel
document.
Cherchant la chaleur et un beau soleil du midi au travers
des neiges (jui couvrent la Provence, je me suis rendu à
Nîmes, où j'ai admiré ramphithéàtre, et surtout la Maison-
Carrée, qui, dans son état actuel, est certainement le mieux
conservé de tous les monuments romains existants en Eu-
rope. A Montpellier, j'ai retrouvé l'excellent M. Fabre, que
j'avais connu en Italie : il m'a fait visiter en détail le beau
musée de tableaux et la riche bibliothèque dont il a fait don
à .sa ville natale. C'est une chose merveilleuse qu'une telle
réunion. Fùicore des neiges et du froid en (|uittant Mont-
pellier. Quel démon d'hiver le ciel nous envoie-t-il donc cette
1. I,;i r;iiiiille ilu dotttMir (Juiilicii. tvt'vc .-ilnô île l,i iiii'ir il.' l'Iiain-
pollioii. (li'iiiL'urait à Toulmisr.
480 LETTRES ET JOURNAUX
année? J'en souffre beaucoup, et je crains fort de trouver la
goutte en arrivant dans l'atmosphère brumeuse de Paris. Ce-
pendant il est temps que j'y rentre. Je le sens, et tu ne peux
douter de mon envie, mais, n'étant point allé à Figeac à mon
départ, il est juste que je voie notre famille en passant. J'at-
tends ici à chaque instant quelqu'un qui avait soif de me
revoir depuis douze ans, et de l'attachement duquel je ne
doute pas plus cjue je ne doute du tien ; c'est aussi un besoin
de mon cœur. J'y ai cédé et tu me pardonneras quelques
jours de retard Nous partirons de suite pour Villefranche,
où se tiendra un congrès de famille de deux jours au plus.
Nos sœurs y arriveront en même temps. Après cela, je pars,
et je ne m'arrête plus que dans la cour de la grande Poste
de Paris, où je te quittai et où j'espère te retrouver sain et
sauf, comme moi, malgré quelques vagues douleurs de
goutte et la reprise de mes tintements d'oreille. Prends
donc encore un peu de patience. Tu recevras bientôt ma
dernière lettre, te donnant avis du jour précis de mon ar-
rivée, vingt-quatre heures d'avance tout au plus. Adieu
donc. Tout à toi de cœur,
J.-F. Ch.
P. -S. — Les journaux me mettent fort à l'aise par rap-
port au Roi de Naples'. Il ne sera donc à Paris que plusieurs
jours après moi. Mille respects à notre vénérable
Bordeaux, 2 mars 1830.
Me voici, mon bien cher ami, arrivé dans la Ville du
12 mars; je vais en courir les monuments pour achever
mon éducation et mes caravanes, car c'est demain au soir,
1. Le duc de Blacas avait dit à Clianipolliou-Figeac que le roi et la
reine, se rappelant « les bonnes leçons » que « l'Égyptien » leur avait
données à Naples, seraient heureux d'en recevoir de nouvelles au Musée
du Louvre.
DE CHAMPOLLION LE JEUNE 481
mercredi 3 mars, que je monte dans le courrier à dix heures
du soir, pour arriver enfin à Paris, vendredi, je ne sais à
quelle heure'. Vous pouvez en avoir connaissance exacte, et
j'espère trouver quelqu'un à qui parler en descendant de
voiture. Je ne dis davantage. A vendredi donc. Tout à toi,
J.-F. Ch.
P. -S. — Salvador a dû déposer mes caisses de dessins.
Les autres caisses sont peut-être arrivées ? Je te prie de faire
savoir au Louvre que douze caisses d'antiquités doivent ar-
river ce même jour à l'adresse de M. de La Bouillerie.
Qu'on les reçoive donc en conséquence.
1. A deux heures du matin, l'heure juste où, deux ans plus tard, il
mourut.
BlHL. hOVl'T., T. xxxi.
APPENDICE
Lettres écrites par Mohammed, mamour de Tahta',
À Champollion
Lui (Dieu)
O le plus cher des amis, le trésor des compagnons, notre ami
chéri, le très honoré, le général, le seigneur, le respectable, que le
Dieu très haut le conserve.
Après la présentation de mes salutations avec le plus vif désir
(de vous voir), le but de cet écrit est : 1*^ de m'informer de votre
glorieuse personne; 2° hier nous convînmes avec Votre Excellence
qu'au jour de la date (de cette lettre), nous resterions ensemble,
pour nous voir et pour augmenter l'amitié. Au jour de la date,
nous fîmes les préparatifs convenables ; mais nous sommes allé
le matin à Terrah pour une affaire, et, au retour, nous avons vu que
vous étiez parti en bonne santé. Par suite de cela, vous avez une
dette à acquitter envers nous, mais nos réclamations sont pour
l'époque de votre heureux retour, lorsque nous vous reverrons dans
la plus parfaite santé. Vous recevrez Salamé et Nicolas (deux ser-
viteurs du mamour, l'un arabe, l'autre grec). Que le Dieu très haut
vous ramène sains et saufs, et puissions-nous vous revoir, eux et
Votre Excellence, doués de la plus parfaite santé ; que le Dieu très
haut vous conserve.
Écrit le 3 de djoumadi premier de l'année 44 (ou 1244 de l'hégire,
14 novembre 1828 de J.-C.l.
De la part de l'ami Mohammed, mamour de Tahta et de Djerdjé.
(Le sceau porte: Mohammed, son scrcitcur, c'e^tli-d'wc 'Slobiim-
med, serviteur de Dieu.)
1. Voir |). 111 <lii pi'éscnt vohimc.
484
APPENDICE
^c jl^ll Vjl .jc/-^ ^Ul j Jl^^Vl ;9jl -^..>c U^!l ^jj^\ ^
it
U r ^ ^<lli^ (iUT «^S! j
Sceau.
Jl
ù-^
j^^\
U^j^ IL^J.
APPENDICE 485
Lui (Dieu]
Ô le plus cher des amis, le trésor des compagnons, notre ami
chéri, le bey magnifique, que sa vie soit longue.
Après vous avoir présenté mes salutations avec le plus vif désir
de vous voir, l'objet de cet écrit est : 1° de m'informer de l'état
de votre glorieuse personne, et de votre tempérament agréable,
élégant et fort ; 2° de faire parvenir à Votre Excellence la lettre que
vous avez demandée pour Son Excellence notre frère chéri, le ma-
mour d'Esné. Plaise au Dieu très haut que vous voyagiez en bonne
santé et que vous arriviez de même. Puissions-nous revoir Votre
Excellence comblée de toute sorte de biens ; présentez nos saluta-
tions à nos honorables amis qui sont en votre compagnie, et en-
voyez-nous de vos nouvelles; que le Dieu très haut vous conserve.
Écrit le 4 de djoumadi premier, etc.
Les lettres qu'on vient de lire étaient enfermées dans une enve-
loppe avec l'adresse suivante :
« Qu'elle parvienne au plus honorable des amis, au trésor des
compagnons, notre ami chéri, le Français fils de bey (noble), le
magnifique, qu'il vive longtemps au sein du bonheur. ))
Pour que la lettre arrivât plus sûrement à son adresse, le secré-
taire avait écrit au bas les chiffres 2468. Ces nombres, comme on
voit, suivent une proportion arithmétique dont l'exposant est tou-
jours deux, et ont défont temps servi d'exercice aux calculateurs
orientaux; ils constituent une des principales combinaisons de la
science des nombres, jadis tant en crédit chez les pythagoriciens et
autres sages de l'antiquité. Les Arabes, chez qui chaque lettre de
l'alphabet a une valeur numérique, convertissent quelquefois les
chiffres dans la lettre de l'alphabet (jui a la valeur correspondante,
et, au lieu de 2468, ils écrivent b d r h dont ils font le mot Bedouh.
Mais qu'on lise 2468 ou Bedouh. la valeur superstitieuse attachée
à ces signes n'est pas douteuse, et on doit les regarder comme une
des formules talismaniques les plus estimées des Arabes, des
Persans et des Turcs de nos jours.
486 APPENDICE
CHAMPOLLION AU MAMOUR
Monsieur cher et unique ami, monsieur Mohammed-Bey,
que le Dieu très haut le conserve !
Après les salutations précieuses et le grand désir de votre
agréable présence, le motif de la présente est que, dans ce
moment, nous recevons votre chère lettre, et votre discours
m'a réjoui, et je remercie le ciel de votre santé dont je désire
la continuation, et à laquelle je dois la lettre dont vous
m'avez gratifié pour le commandant d'Esné, de laquelle nous
vous sommes infiniment obligé. Or, ma présente servira :
1° à m'informer de votre chère santé ; 2^ si vous désirez des
nouvelles de la nôtre, grâce au ciel nous sommes parfaite-
ment bien portant, et nous en désirons autant et plus à vous,
et nous ne serions jamais en état de vous manifester le
grand chagrin que nous éprouvâmes de votre séparation,
mais nous prions le ciel que, comme il nous a séparés, il
daigne nous réunir de nouveau, car il est le très-puissant,
et alors, à notre heureux retour s'il plait à Dieu, et possédant
votre chère présence, nous nous acquitterons de ce qui est
de notre devoir. Cela et rien de plus. Que Dieu allonge votre
vie ; mes salutations à qui vous croirez de convenance.
Votre ami,
Champollion.
15 novembre 1828.
(Lettres traduites de l'arabe et annotées par Joseph-Toussaint Rei-
naud, orientaliste.)
TABLE DliS MATIÈRES
Introduction i
Année 1828
Drovetti à Cliainpollion. Gémialé, '.] mai 1
Champollion à l'abbé Gazzera. Paris, 26 mai 2
Au grand-duc de Toscane. Paris, 1 1 juin 4
A l'abbé Gazzera. Paris, 9 juillet 5
A Augustin Thevenet. Paris, 10 juillet 6
Extrait du Journal (16 au 31 juillet) 7
Champollion à Champollion-Figeac. Lyon, 18 juillet 9
S. Cherubini à Champollion-Figeac. Aix, 23 juillet 10
Champollion à Champollion-Figeac. Toulon, 25 juillet 11
Au même. Toulon, 29 juillet 13
Au même. Toulon, 1^0 juillet 15
Au même. En mer, 3 août 15
Au même. En mer, 4 août 1(5
Au même. En mer, 5 août 16
Au même. En mer, 6 août 17
Au même. En mer, 7 août 18
Extrait du Journal (18 au 20 août) 18
Champollion à Champollion-Figeac. .Mcxandrie, 22 août. . . 28
Au même. Alexandrie, 23 août 30
.\u même. Alexandrie, 24 août 35
Au même. Alexandrie, 25 août 37
488 TABLK DKS MATIKRES
Ilippolyte RoscUini à ("iKiinpoUion- Ki,i!;e:ic . Alexandrie,
2C) août :-58
Ch.-iinpollion à (Miainpollion-Kiii'cac. yVlexandrie, 2\) août. . . 39
Au inrino. Alexandrie, 10 septembre 42
Au uiôine. Alexandrie, 13 septembre 46
Uè!j,lcment à, observer pendant le voya^^e 48
Extrait du Journal (Il au 21 septembre) r)0
Chainpollion à (Miampollion-Figeac. Le Caire, 27 septembre 79
I^lxtrait du Journal (30 septembre au 5 octobre) HO
ChampoUion à. (''hampollion-P''igeac. S;ikkara, 5 octobre.. • . 112
Extrait du Journal (6 au 8 octobre) 116
Notice de Nestor L'hôte sur le Sphinx de Gizéh 121
ChampoUion à Chaini)ollion-Figeac. Gizéh, 8 octobre 123
l^Atrait du Journal (20 octobre au 6 novembre) 124
ChampoUion à ChampoUion-Figeac. Béni -Hassan, 5 no-
Aeml)re 130
Au même. Antinoé el-Tell, 6 novembre 137
Au même. Devant Monfalouth, 8 novembre 137
i<]xtrait du Journal (7 au 10 novembre) 140
ChampoUion à Champollion-Figeac. Thèbes. 24 novembre.. 150
Au directeur de la/?('rac cnn/rlopi'dif/ne (octobre 1821) 154
A Chauipollion-lM-cac. 'riicbçs, 21 no\embre {suite) 157
Au même, riiihi', 8 décembre 165
Année 1829
Au même. Ouady-llalfa, l"'' janvier 172
A M. Dacier. Ouady-IIalfa, l"'" janvier 181
A Augustin Thevenet. Ouady-Halfa, b''" janvier 183
Extrait du Journal (30 décembre au 22 janvier) 184
ChampoUion à Champollion-Figeac. Ibsamboul, 12 janvier. 209
Au docteur Parisot. Ibsamboul, 16 janvier 214
A Champollion-Figeac. El-Mélissah, 10 février 216
Au même. Ombos, 14 février 241
Au même. Ombos, 15 février 243
Au même. Thêbes, 12 mars 244
Au même. Thèbes (Biban el-Molouk), 25 mars 245
Au même. Biban elMolouk, 18 mai 278
TABLE DES MATIÈRES 489
Au même. Biban-el-Molouk, 26 mai 281
Au même. Thèbes, 18 juin 308
Au même. Thèbes, 18 juin 328
Au même. Thèbes, 20 juin 336
Au même. Thèbes (rive occidentale), . . juin 342
Au même. Thèbes (Médinet-IIabou), 30 juin 347
Au même. Thèbes (environs de Médinet-IIabou), 2 juillet . . 374
Au même. Thèbes (Kourna), 4 juillet 385
Au même. Thèbes (palais de Kourna), 6 juillet 391
Au même. Sur le Nil, près d'Antinoé, 11 septembre 403
Le vicomte de La Rochefoucauld à Chaiiipollion le Jeune.
Paris, 14 mai 409
Champollion à Champollion-Figeac. Le Caire, lô septembre 410
Au même. Alexandrie, 30 septembre 412
Au même. Alexandrie, . . octobre 413
Au docteur Pariset. Alexandrie, 27 octobre 415
Au même. Alexandrie, 2i) octobre 415
A Champollion-Figeac. Alexandrie, 'J novembre 416
Au même. Alexandrie, 28 novembre 417
Extrait d'une Notice de Nestor L'hôte sur la condition du
fellah égyptien 426
Notice sommaire sur l'Histoire d'Egypte 427
Note remise au vice-roi pour la conservation des monuments
de l'Egypte 443
Champollion à Champollion-Figeac. Toulon, 25 décembre.. 448
Au baron de La Bouillerie. Lazaret de Toulon, 26 décembre 451
Au vicomte de La Rochefoucauld. Lazaret de Toulon, 26 dé-
cembre 452
A L.-J.-J. Dubois. Lazaret de Toulon, 27 décembre 454
A l'aljbé Gazzera. Lazaret de Toulon, 28 d<'ceinbre 458
Année 1830
A Dacicr. Rade de Toulon, P''" janvier 463
A Champollion-Figeac Lazaret de Toulon, 2 janvier 466
Au même. Rade de Toulon, 14 janvier 4()7
Au directeur du journal L'Aviso de La Mcditerranée. Toulon,
15 j.invicr 470
490 TABLE DES MATIÈRES
A Champollion-Figeac. Aix, 29 janvier 473
A Rosellini. Aix, 29 janvier 475
A Champollion-Figeac. Toulouse, 18 février 478
Au même. Bordeaux, 2 mars 480
Appendice. — Lettres écrites par le mamour de Tahta à
Champollion (14 novembre 1828) 483
Champollion au mamour de Tahta (15 novembre 1828) 486
CHALON-SUR-SAONE. IMP. FRANÇAISE KT ORIliNTALK K. BERTRAND. 56
I
N MANCHESTER
INniANA