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Full text of "Trucs et truqueurs; altérations, fraudes et contrefaçons dévoilées"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witli  funding  from 

University  of  Ottawa 


littp://www.arcliive.org/details/trucsettruqueursOOeude 


TRUCS  ET  TRUQUEURS 


OUVRAGES  DU  MÊME  AUTEUR 


Le  Quartier  Saint-Pierre,  in-8.  ....  Nantes,  Vve  Mellini 
L'Hôtel  Drouot  et  la  Curiosité,  3  vol.  .  .  G.  Charpentier  et  C 
La  Vente  Hamilton,  t  vol.  inSo.  .  Paris,  G.  Charpentier  et  C 
Charles  Davilller,  1  vol.  in-8"  .     .     .    Paris,  G.  Charpentier  et  C 

Aimé  Desmottes,  1  vol.  in-is Le  Puy,  Mahchessou  fi! 

Les  Ombres  Chinoises  de  mon  père,  1  vol.  .  .Paris,  Rolvetb 
Soixante  planches  d'orfèvrerie,  1  vol.  in-4<>    .    .    Paris,  Olanti 

Pornic  et  Gourmalon.  1  vol.  in-18 Nantes,  Scnwc 

Les  Locutions  Nantaises,  1  vol.  in-18  ....    Nantes.  Grimai 

Vocabulaire  blésois,  in-i-2 lUois,  MiGAULTet 

Collections  et  Collectionneurs,  in-1-2  .  Paris,  Charpentier  et  ( 
Constantinople,  Smyrne  et  Athènes,  1  vol.  in-1-2.  Paris,  Desi 
L'Argot  de  Saint-Cyr,  1  vul.  in- 18"  .  .  .  Paris,  Paul  Ollendop 
Champfleury,  sa  vie  et  son  œuvre,  1  vol.  in-8*    .    .    Paris,  Sap 

A  La  Bourboule,  1  vol.  in-is Paris,  Paul  Ollendor: 

Mosaïque,  i-'rs,  plaquette  in-3-2,  imprimée  pour  les  anris  de  l'auteur 

Un  peu  de  tout,  2  vol.  in-12 Paris,  Libraire  Molièi 

Journal  de  bord,  I  vol.  in-'.° Savenay,  Allah 

Le  Colonel  de  Moucheron,  in-18 Niort,  Clouz( 

A  travers  la  Bretagne.  1  vol  in-18  .    .    .    Paris,  Paul  Ollendob 

Alexandre  Legros,  1  vol.  in-8° Vannes,  Lafol 

Envois  d'auteurs.  1  vul.  in-12 Issoudun,LÉ; 

L'Orfèvrerie  Algérienne  et  Tunisienne,  in-S»    .    Alger,  Jourd, 

Théâtre,  1  vol.  in- 12 Paris,  Librairie  Molièi 

D'Alger  à.  Bou-Saada.  1  vol.  in-12  ....  Paris,  A.  Challam 
Mes  vingt  et  un  jours  à  la  Bourboule,  1  vol.  in-18, Niort,  Clouzi 

Champfleury  inédit,  1  vol.  in-12 Niort,  Clouz 

La  Hollande  et  les  Hollandais,  1  vol.  in-12    .    Paris,  Le  Soudii 

Le  Truquage,  1  vol.  in-12 Paris,  Librairie  Molièi 

Bibliographie  de  Royat,  I  vol.  in-lx  ....  Paris,  Le  Sounn 
Dictionnaire  des  bijoux  de  l'Afrique,   1  vol.  in-8»,  Paris,  LeroI 

Les  Prussiens  â  Cellettes Blois,  Migault  et] 

Chez  les  Algériens  (en  pn'parationj 


Published  december  31-1907,  Privilège  of  Copyright  in 
United  States  reserted  under  the  Act  approted  March  5-1 9( 
by  F,  Detnoly. 


DIJON,  imprimerie  darantiere 


PAUL   EUDEL 

"I 


Trucs 


et 


Truqueurs 


Altérations,  Fraudes 


et 


Contrefaçons    dévoilées 


TROISIEME  MILLE 


LIBRAIRIE    MOLIÈRE 

il,  RUE  RICHELIEU,   17 

PARIS 

Tous  droits  de  reproduction,  de  traduction  et  d'analyse  réservés 
pour  tous  les  pays,  y  compris  la  Suède  et  Norvège. 


IL  A   KTK  TIR1-:  DE  CET  OUVRAGE 

TROIS     F-XEMPLAIRES      SUR     PAPIER    DU      JAPON, 

UN    EXEMPLAIRE    SUR    PAPIER    WATHMAN, 

DEUX    EXEMPLAIRES    SUR     PAPIER    DE     HOLLANDE, 

ET   QUATRE    EXEMPLAIRES    SUR    PAPIER    DE    COULEUR, 

TOUS    NUMÉROTÉS    A    LA    PRESSE 


A/ 
'0 


AVANT-PPiOPOS 


Ma  préface  ne  sera  qu'une  suite  de  remer- 
ciements à  l'adresse  de  tous  ceux  qui  m'out 
prêté  leur  concours  pour  mener  à  bonne  fin 
ce  livre,  fruit  de  longues  et  patientes  recher- 
ches. 

C'est  pour  moi,  en  même  temps  qu'un 
devoir  agréable,  une  véritable  satisfaction  de 
témoiguer,  dès  la  première  page,  ma  grati- 
tude au  sujet  des  renseignements  écrits  ou 
des  indications  verbales  que  m'ont  fournis 
sur: 

Les  A^itiques  :  M}»!.  Glermont-Ganneau, 
Frœliner  et  Boulanger,  archéologues  d'une 
science  profonde,  D''  Ilanns  Gross,  juriscon- 
sulte à  l'Université  de  Czernowitz  ; 

Les  Armes  et  les  Armitres  :  M.  le  colonel 
Henry,  directeur  du  Musée  d'artillerie  et 
MM.   Charles    Buttin,    D'   Billard,    Maurice 

1 


2  PRÉFACE 

IMaindron,  qui  ont  écrit  sur  ce  sujet  de  re- 
marquables ouvrages  ; 

Les  A2itograp1ies:  M.  Noël  Gliaravay,  l'ex- 
pert en  paléographie  ; 

Les  Billets  de  banque  :  M.  Albert  Au  petit, 
l'un  des  secrétaires  de  cette  haute  adminis- 
tration de  la  Banque  de  France  ; 

Les  Bronzes  :  JNOL  Paul  Marmottan,  écri- 
vain distingué  et  collectionneur  de  la  période 
napoléonienne  ;  Laporte,  ciseleur  d'une 
grande  habileté; 

La  Céramique  :  MM.  le  général  Avon,  Otto 
von  Falke,  du  Kunstgewerbe-Museum  de 
Cologne,  Edmond  Ilaraucourt,  directeur  du 
musée  de  Cluny;  Charles  Mannheim,  le  prince 
des  experts  ; 

Les  Équipements  militaires  :  MM.  Perdriel 
et  Armand  Lévy,  très  versés  en  cette  spécia- 
lité ; 

Les  Étoffes  et  les  Tapisseries  :  MM.  Guif- 
frey,  directeur  des  Gobelins  ;  Cox,  conserva- 
teur du  musée  des  tissus  de  Lyon  et  Fenaille, 
l'auteur  d'un  excellent  ouvrag^e  sur  les  tapis- 
series ; 

Les  Ex-lihris  :  M.  le  docteur  Bouland, 
président  de  la  Société  française  des  collec- 
tionneurs d'ex-libris; 


PRÉFACE  3 

La  Glyptique  '.  MM.  E.  Babelon,  de  Tlnsti- 
tnt  et  de  La  Tour,  l'un  des  conservateurs  du 
Cabinet  des  médailles  ; 

Les  Instruments  de  musique  :  MM.  le  comte 
Eug-ène  de  Bricqueville,  Cesbron  et  Fernand 
de  Léry,  haut  cotés  dans  le  groupe  des  ama- 
teurs de  lutherie  ; 

Les  Vitraux  :  M.  Laumonncrie,  l'un  de 
nos  meilleurs  peintres  verriers  ; 

Les  Livres:  MM.  Julien  Chappée,  Jules 
Troubat,  l'érudil  bibliothécaire  de  la  Biblio- 
thèquenationale  ; 

Les  Médailles  et  les  monnaies  :  M.  L.  For- 
rer,  de  Londres; 

Les  Meidjles  :  M.  Fernand  ^^'illiamson,  an- 
cien directeur  du  garde-meuble,  etM.  Fernand 
Roger,  expert  consultant  de  l'administralion 
des  douanes  ; 

Les  Timhres-poste  :  M.  Arthur  Maury,  le 
conseil  de  tous  les  philatélistes  ; 

Les  Tatjïéaux  anciens  :  M.  Paul  Lafond, 
directeur  du  musée  de  Pau  ; 

La  Législation  :  M.  Edouard  Copper-Royer, 
juriste  distingué,  qui  a  écrit  un  remarquable 
traité  de  droit  sur  les  contrefaçons  artisti- 
ques. 

Je    m'en  voudrais    enfin    de  ne  pas    men- 


4  PRÉFACE 

donner,  dans  celle  nomenclature  des  services 
rendus,  ceux  d'un  écrivain  d'art  qui  débute 
dans  la  carrière  avec  une  solide  érudition, 
M.  Henri  Clouzot,  dont  je  suis  heureux  d'être 
le  maître  et  l'ami,  et  qui  a  suivi  tout  mon 
travail  comme  un  collaborateur  anonyme  ; 
A  tous  enfin,  même  à  ceux  que  j'ai  mis 
plus  d'une  fois  à  contribution  et  qui  désirent 
ne  pas  être  cités,  mes  plus  vifs  et  mes  plus 
reconnaissants  souvenirs. 

Paul  EUDEL. 

30  octobre  1007. 


TRUrS  ET  TRUQUEURS 


INTRODUCTION 


Les  progrès  de  la  contrefaçon.  —  La  vieille  tradition  et 
la  nouvelle  école.  —  De  Vhuile  aux  charnières.  —  M.  Toiil- 
le^monde,  collectionneur.  —  Le  restaurateur  a  engendré  le 
truqueur.  —  La  hausse  des  prix  en  a  multiplié  le  nombre.  — 
Le  vrai  antiquaire.  —  Rodolphe,  allume  le  gaz.  —  La  curio- 
sité dans  les  meubles.  —  Tout  ce  qui  esl  adjugé  n'est  pas 
vendu.  —  La  réclame  par  le  vol.  —  Se  dit  expert  qui  veut. 
—  Exporls-marcliands  et  marchands-experts.  —  La  con- 
version du  fonctionnaire.  —  Peinture  trop  noire  ou  trop 
pâle. 

Depuis  vingt-cinq  ans  qu'a  paru  mon  livre  sur  le 
Truquage,  les  faussaires  n'ont  pas  désarmé.  La  con- 
trefaçon artistique  n'a  fait  que  croître  et  enlaidir. 
Elle  s'étale  au  grand  jour,  provocante,  insolente, 
elTrontée,  dans  la  boutique  du  plus  modeste  brocan- 
teur, commédans l'hôtel princierdugrand  marchand. 
Tantôt  elle  règne  dans  les  vitrines  du  banquier  mil- 
liardaire, tantôt  elle  frappe  aux  portes  mômes  de 
nos  musées,  et  ses  entrées  y  sont  si  bruyantes 
que  l'éclat  en  retentit  aux  quatre  coins  du  monde. 

Ah  !  nous  sommes  loin  du  temps  où,  dans  le  fond 
d'un  arrière-magasin,  le  fraudeur  novice  élaborait 
de  ténébreuses  mais  peu  dangereuses  mystifications! 


6  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Où  sont-ils  ces  roués  innocents  dont  Champfleiiry  a  vn 
les  derniers  représentants,  quelques  années  avanl  In 
guerre  ?  Où  est-il  le  galetas  habité  par  la  poussièr« 
meublé  misérablement, où  le  truqueur  romantique,  à 
la  lueur  d'une  chandelle  de  six,  sur  une  table  boiteuse, 
préparait  ses  tours  de  passe-passe?  Nos  modernes 
contrefacteurs  sont  des  artistes,  de  grands  artistes 
parfois.  S'ils  n'ont  pas  pignon  sur  rue,  c'est  que 
leur  métier  est  de  ceux  qui  exigent  un  anonymat 
prudent. 

Mais  \icnne  une  opération  un  peu  trop  audacieuse, 
une  intrigue  qui  tourne  mal,  une  victime  qui  crie 
assez  fort  pour  que  la  justice  ouvre  l'oreille,  voilà 
un  procès  retentissant  qui  soulève  un  coin  du  voile  et 
nous  découvre  quelle  puissance  d'organisation, 
quelle  hardiesse  d'action,  quel  trésor  de  ruses  la 
fraude  a  su  mettre  à  son  service. 

En  vingt-cinq  ans,  les  progrès  du  mal  ont  été  si 
effrayants  que,  loin  d'espérer  les  enrayer,  tout  ce  que 
nous  pouvons  faire,  comme  les  médecins  en  présence 
de  certaines  maladies  épidémiques,  c'est  d'essayer 
d'en  déterminer  les  causes. 


L'amateur,  est-il  besoin  de  le  dire  ?  est  le  premier 
artisan  de  son  malheur. 

Il  n'est  pas  nécessaire  de  faire  appel  à  de  lointains 
souvenirs  pour  constater  quelle  transformation  radi- 
cale s'est  opérée  dans  la  physiologie  du  collection- 
neur. Inutile  de  remonter  au  cousin  Pons,  de  Balzac, 
ou  à  son  prototype  Sauvageot,  ce  musicien  de  l'Opéra, 
qui  laissa,  malgré  la  modicité  de  ses  ressources,  une 
collection  évaluée  par  les  conservateurs  du  Louvre 


INTRODUCTION  7 

à  plus  de  dix  millions.  Rcpoiiez-vous  simplement  aux 
croquis  tracés,  il  y  a  vingt  ou  vingt-cinq  ans,  par  les 
Cousin,  les  Bauchart,  les  BonnalTé.  Les  couleurs  du 
tableau  ont  tellement  changé,  les  traits  des  person- 
nages se  sont  si  bien  transformés,  que  la  ressem- 
blance n'y  est  plus.  Vous  vous  croyez  déjà  devant 
des  portraits  historiques. 

Au  xxe  siècle,  la  passion  du  bibelot  exerce  sa  tyran- 
nie sur  toutes  les  classes  de  la  société.  L'amour  des 
choses  anciennes  a  cessé  d'être  l'apanage  de  quelques 
chercheurs  éclairés.  Honnêtes  gens  plus  ou  moins 
fortunés,  ils  mettaient  leur  gloire  à  découvrir  eux- 
mêmes  les  objets  de  leur  choix,  se  formaient  le  goût 
dans  les  musées,  étudiaient  les  traités  spéciaux,  con- 
sultaient les  érudits,  et  finissaient  presque  toujours 
par  acquérir  une  compétence  honorable.  Aujour- 
d'hui la  collection  est  devenue  un  signe  extérieur 
de  richesse,  au  même  titre  que  les  diamants  des 
théàtreuses  arrivées.  Quiconque  fait  fortune  dans 
les  sucres,  les  pétroles  ou  les  charjjons,  éprouve  le 
besoin  de  s'entourer  des  merveilles  de  l'art  et  de  se 
métamorphoser  en  connaisseur.  C'est  un  vernis  qu'il 
se  donne,  une  notoriété  qui  le  classe  aux  premiers 
rangs  des  gens  d'élite,  grâce  au  tapage  des  Exposi- 
tions rétrospectives  et  aux  interwiews  sensationnelles. 

Ne  lui  parlez  pas  du  bonheur  d'acquérir  à  peu  de 
frais  un  gracieux  bibelot,  longtemps  convoité.  Il 
vous  regardera  du  haut  de  sa  grandeur,  avec  le  mépris 
qu'ont  les  privilégiés  du  million  pour  tous  ceux  qui 
ne  peuvent  mettre  des  liasses  de  billets  bleus  au 
service  de  leur  caprice.  En  revanche,  il  vous  montrera 
ses  Gobelins,  son  Titien,  son  Fragonard,  son  bureau 
de  Choiseul,  son  lit  de  Diane  de  Poitiers,  son  aiguière 
d'Oiron,   son  armoire  de  Boule  ou  son  armure  de 


8  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

François  I**'".  Il  vous  écrasera  d'un  regard  hautain  eu 
vous  promenant  devant  ses  merveilles  :  «  Tachez 
donc  de  m'en  montrer  autant  !  » 

Quelle  proie  facile  que  ces  spéculateurs  qui  n'ont 
de  suffisant  que  leur  insuffisance  !  Après  la  Bourse, 
pour  se  distraire,  ils  font  leur  station  obligatoire  chez 
leur  marchand  attitré  et  dépensent  sans  compter  leurs 
bénéfices  en  achetant  des  objets  d'art. 

Sur  quoi  pourraient-ils  baser  leur  choix?  Ils  n'ont 
aucune  connaissance  artistique.  Ils  s'en  rapportent 
à  leurs  experts,  aux  affirmations  des  catalogues,  aux 
conseils  intéresses  de  certains  amis,  ou,  parfois, 
n'écoutent  que  leur  caprice,  ce  qui  les  renseigne 
peut-être  tout  autant. 

Un  de  ces  princes  de  la  finance,  que  le  titre  d'aca- 
démicien porté  par  feu  le  baron  de  Rotschild  em- 
pêchait de  dormir,  recevait  son  pourvoyeur  ordinaire 
le  matin,  dans  son  cabinet,  en  se  chauffant  les  pieds. 
Sans  tourner  la  tête  ni  interrompre  la  lecture  de  ses 
journaux,  il  prenait  l'objet  derrière  son  dos  : 

—  Qu'est-ce  que  c'est? 

—  Une  boîte,  répondait  le  marchand  (tabatière, 
étui,  montre.  C'était,  pour  l'instant,  la  fantaisie  du 
collectionneur). 

—  Combien? 

L'expert  disait  un  chiffre. 

—  Je  le  garde,  le  caissier  va  vous  payer. 
Ce  n'était  pas  plus  long  ! 

De  temps  à  autre,  cependant,  la  négociation 
échouait.  Le  richissime  amateur  rendait  l'objet  sans 
mot  dire.  Le  vendeur  savait  toute  insistance  inutile  ;  il 


INTRODUCTION  9 

remportait  sa  boîte.  Un  jour,  il  lui  présenta  une  taba"! 
tière  magnifique  en  or,  avec  compartiments  en  émail 
bleu  et  sur  le  couvercle  le  portrait  d'une  délicieuse 
femme  Louis  XVI,  par  Sicardi. 

—  Combien  ? 

—  Dix  mille. 

—  Je  n'en  veux  pas. 

Sans  se  déranger,  le  financier  repassa  la  boîte  par 
dessus  son  épaule. 

Très  intrigué,  car  la  pièce  était  irréprochable  et  le 
client  peu  habitué  à  s'arrêter  devant  l'élévation  du 
prix,  le  marchand  voulut  connaître  la  cause  de  son 
insuccès.  A  l'entrevue  suivante,  il  observa  le  manège. 
Il  s'aperçut  que  le  financier  essayait  d'ouvrir  les 
boîtes.  Quand  il  éprouvait  une  certaine  résistance, 
quelque  beau  que  fût  l'objet,  il  ne  le  trouvait  jamais 
à  sa  convenance.  L'antiquaire  se  le  tint  pour  dit. 

Depuis  lors,  il  ne  manqua  jamais,  avant  de  passer 
le  seuil  de  son  richissime  acheteur,  de  mettre  de 
l'huile  à  toutes  les  charnières. 


En  même  temps  que  la  nature  des  collectionneurs 
changeait,  leur  nombre  s'accroissait  d'une  façon  pour 
ainsi  dire  illimitée.  Jadis,  en  dehors  des  grands  ama- 
teurs, célèbres  dans  l'univers  entier,  on  comptait  les 
gens  de  goût  qui  se  livraient  à  la  chasse  du  bibelot. 
Chaque  spécialité,  tableaux,  livres,  ivoires,  estampes, 
porcelaines,  avait  son  groupe  de  fidèles,  petits  cercles 
un  peu  fermés  où  l'on  se  jalousait  ferme,  mais  où, 
du  moins,  tout  le  monde  se  connaissait.  On  était 
«  entre  soi  ». 

Aujourd'hui,    c'est   Monsieur   Tout-le-Monde  qui 

1. 


10  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

collectionne.  Depuis  que  la  mode  a  décrété  de  bon 
Ion  Tamour  des  vieilleries,  on  met  toute  sa  maison, 
de  la  cave  au  grenier,  au  goût  de  Favant-dernier 
siècle.  L'argent  qu'on  dépensait  à  renouveler  son 
mobilier  et  à  s'installer  à  la  moderne,  on  le  porte  au 
marchand  d'antiquités,  en  lui  demandant,  comme  à 
un  tapissier,  d'improviser  un  salon  Louis  XVI,  une 
salle  à  manger  Henri  II,  une  chambre  à  coucher 
Empire. 

—  Et  surtout,  ajoule-t-on,  de  l'authentique  !  Don- 
nez-nous des  objets  de  l'époque  ! 

Le  mandat  est  exécuté  tant  bien  que  mal.  Il  n'y 
a  plus  qu'à  régler  la  facture. 

Ahl  qui  nous  donnera  la  statistique,  même  ap- 
proximative, des  collectionneurs  des  deux  sexes, 
seulement  pour  Paris,  à  ce  début  du  xx®  siècle  !  C'est 
la  reproduction  du  Tout-Paris,  ce  répertoire  que 
prépare  M.  E.  Renart.  Vous  ne  pouvez  plus  entrer 
dans  le  moindre  intérieur,  un  peu  élégant,  sans 
trouver  de  vieilles  choses. 

Tout  ce  monde  ou  tout  ce  demi-monde,  assoiffé  de 
chic  et  de  chèque,  affairé,  bourdonnant,  capiteux, 
ignorant,  se  bourre  la  mémoire,  sans  les  comprendre, 
de  termes  récoltés  au  hasard  des  soirées  ou  des  vi- 
sites, achète  par  caprice,  récolte  à  tort  ou  à  travers, 
encombre  ses  pièces  modern-style  de  bric  à  brac 
hétéroclite.  Il  n'a  aucune  émotion  d'art,  il  est  surtout 
fier  de  figurer  en  bonne  place  dans  le  nouvel  armoriai 
consacré  aux  collectionneurs. 


Le  bon  bouillon  de  culture  !  Comme  l'on  comprend 
que  le   microbe   du    truquage  s'y    soit   développé 


INTRODUCTION  1 1 

tout  à  son  aise!  Mais,  hélas!  il  n'y  a  pas  que  l'ama- 
teur naïf  ou  infatué  de  ses  millions  qui  serve  de  cible 
aux  mystificateurs.  Les  plus  fins  connaisseurs,  les 
vieux  collectionneurs  blanchis  sous  le  harnais,  les 
conservateurs  de  musées  eux-mêmes,  ne  sont  plus  à 
Tabri  de  leurs  traits.  Pour  ceux-là,  le  maître  fourbe 
se  fait  savant,  inventeur,  sculpteur,  ciseleur,  mécani- 
cien. Il  étudie,  il  analyse,  il  compare.  Il  dépense  à 
ses  fraudes  plus  de  génie  qu'il  n'en  faudrait  pour 
créer  une  œuvre  honnête  et  authentique.  Il  devient, 
tour  à  tour,  Cellini,  Stradivarius,  Fragonard,  Peni- 
caud,  Luca  délia  Piobbia,  Clodion,  Debucourt,  Boule, 
Rembrandt,  Palissy,  Caffieri,  Corot.  Il  est  insaisis- 
sable. C'est  Protée,  c'est  Janusà  deux  fronts.  —  C'est 
le  truqueur. 

Eh  bien  !  cette  fois  encore,  j'ai  le  regret  de  le  dire, 
les  collectionneurs  ont  eu  le  sort  qu'ils  méritaient. 
Ce  sont  eux  qui  ont  fourni  des  armes  à  la  contrefa- 
çon. C'est  leur  manie  de  la  restauration  à  outrance, 
de  la  remise  à  neuf,  qui  a  créé  l'art  de  compléter  les 
objets.  Du  complément  à  la  fabrication  de  toutes 
pièces,  il  n'yavait  qu'un  pas.  Les  faussaires  l'ont  vite 
franchi.  On  peut  dire  que  notre  admirable  école  de 
restaurateurs  est  lancêtre  de  l'école  beaucoup  moins 
honorable  mais  presque  aussi  habile  des  contrefac- 
teurs. 

Voyez  cet  amateur  !  Il  naime  que  ce  qui  reluit. 
Chez  lui  tout  est  propre.  Les  émaux  sont  mastiqués, 
les  ivoires  refouillés,  les  ors  ravivés,  l'argenterie  asti- 
quée, les  ébréchures  des  porcelaines  bouchées.  Point 
de  pièces  brisées,  détériorées  ou  incomplètes.  Il  ne 
demande  pas  seulement  à  son  restaurateur  une  répa- 
ration trompe-l'œi!,  un  travail  destiné  à  rendre  à 
l'objet  son  équilibre  et  son  harmonie.  Il  lui  faut  un 


12  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

raccommodage  invisible  en  la  vitrine,  même  pour 
les  plus  fins  connaisseurs,  une  réfection  complète, 
dans  la  même  matière,  avec  les  mêmes  procédés  que 
Tœuvre  originale.  Et  voilà  les  André  ou  les  Corplet 
qui  remettent  au  four  de  la  terre  d'Oiron  pour  fabri- 
quer, avec  le  vernis,  les  incrustations,  les  ornements 
en  barbotine  du  maître  du  xvi*  siècle,  une  anse  d'ai- 
guière ou  un  angle  de  salière. 

OE'ivre  admirable  !  La  faïence  sort  de  leurs  mains 
avec  une  virginité  nouvelle.  Vienne  une  Exposition 
rétrospective,  elle  fait,  dans  son  intégrité  retrouvée, 
l'admiration  de  milliers  de  visiteurs.  Nul  n'établit 
de  dilTérence  entre  le  travail  du  potier  de  Henri  II  et 
celui  de  ses  continuateurs  du  xix^  siècle.  Bien  plus, 
l'objet  passe  à  l'Hôtel  Drouot,  et  des  enchères  retentis- 
santes le  classent  dans  les  pièces  célèbres.  Personne 
n'aperçoit  l'invisible  soudure,  personne,  sauf  le  tru- 
queur qui  applaudit  au  succès  de  l'opération  et  qui 
en  lire  une  morale  à  son  usage. 

—  Oui  peut  le  moins  peut  le  plus,  se  dit  il.  Puis- 
qu'on refait  une  moitié  de  faïence  sans  que  les  plus 
réputés  connaisseurs  y  voient  autre  chose  que  du 
feu,  pourquoi  ne  pas  fabriquer  la  pièce  tout  entière? 

Il  le  fait,  et  les  recherches  des  restaurateurs 
pour  retrouver  les  procédés  des  anciens  ouvriers 
d'art  en  émaillerie,  en  orfèvrerie,  en  ébénisterie,  en 
céramique,  en  lutherie,  servent,  à  l'insu  de  leurs 
auteurs,  à  inonder  le  marché  de  faux  émaux,  de 
fausses  tiares,  de  faux  meubles,  de  fausses  faïences, 
de  faux  instruments  de  musique.  Seulement,  le  tru- 
quage y  gagne  en  perfection.  Il  y  a  vingt-cinq  ans, 
on  pouvait  reconnaître  le  pastiche.  Aujourd'hui,  c'est 
trop  bien  fait.  Il  faut  baisser  pavillon. 


LNTRODUCTION  13 

t 

La  hausse  des  prix  n'a  pas  été  étrangère  à  ce  déve- 
loppement irrésistible  de  la  contrefaçon.  Bien  plus, 
elle  a  été  le  facteur  indispensable. 

Au  temps  où  les  objets  anciens  se  vendaient  moins 
cher  qu'ils  n'auraient  coûté  à  fabriquer,  quel  avan- 
tage un  faussaire  eût-il  trouvé  à  les  imiter?  Qui 
nurait  eu  Tidée  de  truquer,  quand  les  trumeaux  de 
Boucher  s'empilaient  à  terre,  sur  les  quais,  que  l'on 
vendait  pendant  un  an  le  mobilier  de  Versailles,  que 
l'ameublement  doré  de  Chambord  passait  aux  mains 
des  regratiers,  qui  en  tiraient  l'or  en  faisant  brûler 
les  bois?  Qui  aurait  songé  à  faire  des  meubles  de 
Boule  quand  pour  1  661  francs,  à  la  vente  Villers, 
en  1812,  on  pouvait  avoir  «  deux  riches  meubles  re- 
couverts de  marbre  bleu  lurquin,  ouvrant  à  trois 
battants,  avec  des  bas  reliefs  en  bronze  représen- 
tant Apollon  et  Marsyas  sur  le  panneau  du  milieu 
et  les  Quatre  Saisons  sur  les  autres  <)  ?  La  seule  main- 
d'œuvre  eût  coûté  dix  fois  cette  somme,  même  en  res- 
tant au-dessous  du  mérite  de  l'original. 

Tant  que  l'écart  entre  le  prix  intrinsèque  de 
l'objet  et  sa  valeur  de  curiosité  n'a  pas  augmenté,  les 
truqueurs  ne  se  sont  livrés  qu'à  de  timides  mystifi- 
cations, faciles  à  déjouer,  car  ils  ne  pouvaient  pas 
encore  payer  la  faconde  ce  qu'il  fallait,  ni  employer 
des  matières  coûteuses  et  rares.  Mais  le  jour  où  la 
valeur  artistique  a  dépassé  cent  fois  le  prix  de  revient, 
comme  nous  le  voyons  aujourd'hui  pour  presque 
toutes  les  choses  anciennes,  le  champ  s'est  ouvert 
tout  grand  devant  les  contrefacteurs.  Ils  ont  pu, 
malgré  le  renchérissement  constant    de    la  main- 


U  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

(l'œuvre,  consacrer  la  somme  nécessaire  à  fabriquer 
le  vieux  neuf  avec  le  même  soin,  les  mêmes  pro- 
cédés, les  mêmes  matériaux,  qu'aux  siècles  pas- 
sés. Or,  comme  l'habileté  de  main  de  nos  ouvriers 
d'art  n'est  pas  inférieure  à  celle  de  leurs  devanciers, 
il  a  suffi  d'y  mettre  le  prix  pour  trouver  des  Riesener, 
des  Gouttières  et  des  Caffieri  ou  tout  au  moins  des 
copistes  irréprochables  de  ces  maîtres. 

Cette  remarque  s'applique  à  toutes  les  branches  de 
la  curiosité.  C'est  la  hausse  formidable  des  prix  qui, 
non  seulement  invite  les  scapins  du  bibelot  à  la 
fraude,  mais  encore  leur  donne  les  moyens  de  pous- 
ser leurs  impostures  à  la  quasi-perfection. 

Vers  1882,  les  augures  de  la  curiosité  répétaient 
sur  tous  les  tons  que  les  objets  d'art  avaient  atteint 
leur  maximum. 

—  Nous  sommes  à  l'apogée,  disaient-ils.  Les  prix 
ne  peuvent  monter. 

Ils  ont  monté,  ils  monteront  encore.  h'Escalade  et 
la  Cruche  cassée  de  Debucourt,  vendues  5500  francs 
à  la  vente  Descloux,  en  1889,  viennent  de  faire 
23000  francs.  Le  Départ  et  F  Arrivée  de  la  Diligence, 
deux  petits  tableaux  par  Leprince,  qui  avaient  été 
adjugés  12  200  francs  à  la  vente  Miallet  en  1902,  sont 
arrivés  à  22500  francs  à  la  vente  Mulmacher.  La 
Promenade,  un  dessin  de  Moreau  le  Jeune,  payé  5 100 
à  la  vente  Guyot  de  Villeneuve,  en  1900,  a  réalisé 
15  000  francs  à  la  même  vente  Mulmacher.  Deux 
fauteuils  et  deux  chaises  en  bois  sculpté  et  doré,  de 
l'époque  Louis  XVI,  avec  l'estampille  pour  le  service 
du  roi  à  Compiègne  estimés  5000  francs  il  y  a  dix 
ans,  sont  montés  à  10 150  francs.  En  1906,  à  la  vente 
du  comte  d'Yanville,  on  a  payé  42  500  francs  un  buste 
de  Louis  XIV,  en  pâte  tendre  de  Mennecy,  qui  avait 


INTRODUCTION  i  5 

fait  700  francs  à  la  vente  de  la  marquise  de  Turgot 
en  1887,  et  8000  francs  un  groupe  d'enfants  à  cali- 
fourchon sur  un  chien,  de  la  môme  fabrique,  adjugé 
440  francs  à  la  vente  du  Sarlel,  en  1894. 

Et  nous  ne  parlons  pas  des  prix  «  du  bon  vieux 
temps  »,  comme  disent  les  amateurs  !  Nous  aurions 
trop  beau  jeu  à  comparer  le  presque  demi-million 
donné  par  MM.  Krammer  et  Wildensteinpourlei?t//t'i 
doux  de  la  vente  Crosnieravec  les  prix  d'adjudication 
des  Frago  sous  le  premier  Empire,  quand  le  Verrou 
restait  à  80  francs  à  la  vente  Jourdan,  même  sous 
le  second  Empire,  quand  le  Portrait  de  M'"^-  de  Graf- 
figny  faisait  51  francs  à  la  vente  du  comte  Thibeau- 
deau  en  1857  ! 

Ah  !  nos  bons  compères  peuvent  jeter  l'or  à  pleines 
mains  pour  faire  fabriquer  de  faux  objets  d'art  !  Quel 
que  soit  le  prixqu  ils  y  mettent,  ils  sont  sûrs  de  ren- 
trer cent  fois  dans  leurs  déboursés.  C'est  un  place- 
ment de  père  de  famille. 


Bien  entendu,  tout  n'est  pas  bénéfice  dans  l'opéra- 
tion. Il  y  a  les  risques,  les  «  rossignols  »,  qu'il  faut 
reprendre  à  un  client  trop  clairvoyant  ou  éclairé  par 
un  ami  avisé.  Il  y  a  les  frais  de  mise  en  scène,  les 
voyages  à  faire  exécuter  aux  objets  pour  les  ré- 
importer à  Paris  avec  des  étiquettes  de  chemin  de 
fer  rassurantes,  les  commissions  allouées  aux  châte- 
lains à  court  d'argent  qui  prennent  en  nourrice  les 
nouveau-nés  du  truquage  et  leur  donnent  l'allure 
de  loyaux  et  pieux  souvenirs  de  famille. 

Il  y  a  surtout  la  part  à  verser  aux  compères,  les  dé- 
penses énormes  de  réclame  et  de  publicité,  la  poudre 


16  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

aux  yeux  qu'il  faut  prodiguer  en  décor  et  en  mise  en 
scène. 

Le  commerce  de  la  curiosité,  inutile  de  le  dire,  s'est 
métamorphosé  avec  tout  ce  qui  touche  à  la  mode.  Le 
vieil  antiquaire,  enfoui,  comme  un  personnage  de 
Rembrandt,  dans  sa  boutique  poussiéreuse,  n'est  plus 
qu'une  légende  à  reléguer  dans  le  môme  sac  que  les 
trouvailles  dElzévir  à  cinquante  louis  dans  les  boîtes 
des  quais.  Le  grand  marchand  du  second  Empire 
lui-même  est  un  type  disparu,  un  original  dont 
les  contemporains  de  Cora  Pearl  et  de  Marguerite 
Hellaniior  rap})ellcnt  seuls  les  traits  au  cercle,  pour 
éblouir  les  néophytes. 

En  voulez-vous  un  exemple  ? 

La  veille  d'un  jour  de  l'an,  le  père  Heimman  voit 
entrer  deux  cHenls  dans  son  magasin  de  la  rue  Cas- 
tiglione.  11  faisait  noir  :  le  gaz,  par  économie,  n'était 
pas  encore  allumé.  Le  réverbère  voisin  éclairait  va- 
guement la  boutique.  Les  visiteurs  font  le  tour  des 
vitrines  sans  que  le  marchand  quitte  sonfauteud.  C'é- 
tait pourtant  Napoléon  III,  accompagné  de  son  aide 
de  camp,  qui  venait  choisir  un  cadeau  pour  l'im- 
pératrice. 

L'empereur  finit  par  découvrir  dans  la  pénombre 
un  assez  beau  vase  émaillé. 

—  Combien  ce  vase  ? 

—  Huit  mille  francs. 

—  Je  le  prends,  envoyez-le  ce  soir. 

—  A  qui  ? 

Silence  de  l'impérial  acheteur. 

—  Voulez-vous  me  donner  votre  adresse  ? 

—  Aux  Tuileries. 

L'officier  se  penche  vers  Heimman  et  lui  souffie  : 

—  C'est  l'empereur. 


INTRODUCTION  17 

Heimman  alors  de  crier  à  son  fils,  toujours  du  fond 
do  son  fauteuil  : 
—  Rodolphe,  allume  tout  de  suite  le  gaz  1 


Le  type  est  d'un  autre  âge. 

Le  marchand  du  xx®  siècle  est  un  gentleman  d'al- 
lures anglo-saxonnes.  Il  habite  un  hôtel  ou  tout  au 
moins  un  somptueux  appartement  dans  les  quartiers 
nouveaux.  Plus  de  magasin.  Plus  d'enseigne.  Dans 
des  salons  décorés  comme  une  riche  habitation 
particulière,  un  petit  nombre  d'objets  hors  ligne  at- 
tirent l'œil  du  visiteur.  On  se  croirait  chez  un  ama- 
teur qui  consentirait  à  céder,  à  force  d'insistance, 
quelques  pièces  de  sa  collection  à  des  amis. 

Autrefois,  chez  l'antiquaire  en  boutique,  vous 
pouviez  avoir  des  doutes  sur  certains  objets.  Ici, 
allez  donc  suspecter  ces  belles  choses,  exposées 
en  pleine  lumière,  livrées  à  votre  examen  sans  au- 
cune réserve  !  Il  faut  que  le  marchand  soit  bien  sur 
de  leur  authenticité  ou  qu'il  ait  une  fière  idée  du 
snobisme  et  de  la  naïveté  des  amateurs  pour  risquer 
cette  mise  en  scène  ! 

Bien  entendu,  les  prix  sont  en  rapport  avec  le 
local.  Dans  le  modeste  magasin  de  jadis,  si  vous 
étiez  trompé,  vous  en  étiez  quitte  pour  quelques 
billets  de  cent  francs.  Ici,  Ion  ne  compte  que  par 
billets  de  mille.  Le  progrès  est  incontestable. 

Que  voulez-vous?  Il  faut  bien  payer  les  frais  géné- 
raux. Il  en  coûtecher  pour  mettre  en  valeurdes  pièces 
douteuses  ou  maquillées.  Les  frais  de  salle  à  l'Hôtel 
Drouot  ne  se  donnent  pas.  Vous  connaissez  la  re- 
celte. On  vend  à  la  salle  8  un  buste   d'Houdon. 


18  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Après  des  enchères  acharnées,  le  marbre  est  ad- 
jugé 55  000  francs  à  un  inconnu.  Six  mois  après,  un 
financier,  visitant  un  des  hôtels  les  plus  hauts  cotés 
de  Bricabracopolis,  aperçoit  le  chef-d'œuvre  à  la 
place  d'honneur,  sur  une  console  de  bois  sculpté  et 
doré  Louis  XV,  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  authen- 
tique. Le  maître  du  logis  fait  négligemment,  en  lui 
désignant  le  buste  : 

—  Vous  ne  connaîtriez  pas  quelqu'un  qui  voudrait 
faire  une  bonne  opération  ? 

—  Cela  dépend,  répond  l'amateur. 

—  Il  s'agit  de  ce  marbre.  L'un  de  mes  clients  que, 
par  discrétion  professionnelle,  je  ne  puis  nommer,  l'a 
payé  55  000  francs  sans  les  frais  (excusez  du  peu  !). 
Il  s'est  laissé  depuis  étriller  dans  les  Sucreries  du 
jMaroc  Je  suis  chargé  de  lui  trouver  acquéreur.  II 
perdrait  volontiers  10  000  francs  sur  le  marché. 

Le  collectionneur  alléché  offre  vingt-cinq  mille 
francs  et  se  voit  prendre  au  mot.  Le  tour  est  joué  1 
Le  buste  plus  ou  moins  d'Houdon  (d'où  donc  que  tu 
sors  ?  dirait  un  faiseur  d'à  peu  près)  a  coûté  3000 
francs  au  marchand  qui,  ne  pouvant  s'en  débarrasser, 
Ta  envoyé  à  l'Hôtel  Drouot  oîi  tout  ce  qui  est  adjugé 
n'est  pas  vendu.  Grâce  au  concours  d'un  compère,  il 
l'a  fait  monter  à  55  000  francs.  Son  prix  d'achat  s'est 
trouvé  grevé  des  frais  de  vente  d'environ  6  000  francs. 
Mais,  avec  ces  6  000  francs,  il  a  fait  coter  son  marbre, 
et  l'a  vendu  25000. 


La  comédie  varie  à  l'infini.  L^n  des  plus  jolis  scé- 
narios vient  d'être  imaginé  dans  le  Nouveau-Monde. 
Sur  ce  marché  américain,  que  nos  mystificateurs 


INTRODUCTION  19 

européens  ont  trop  longtemps  considéré  comme  une 
mine  inépuisable,  et  qui  commence  à  prendre  lar- 
gement sa  revanche,  un  des  plus  notables  marchands 
de  tableaux  avait  un  Titien  difficile  à  vendre. 
L'objet  «  boudait  »,  pour  parler  l'argot  du  métier. 

Que  fait  notre  Yankee  ? 

Il  annonce  dans  les  journaux  que,  pendant  la  nuit, 
la  toile  a  été  enlevée  de  son  cadre  par  un  adroit 
voleur,  et  promet  une  récompense  de  cinq  mille 
dollars  à  celui  qui  le  mettra  sur  la  piste  du  fdou. 
L'information  fait  le  tour  de  la  presse.  Les  reporters, 
qui  veulent  toujours  en  savoir  plus  long  que  le  juge 
d'instruction,  consacrent  des  colonnes  entières  au 
Titien,  dont  ils  font  une  description  enthousiaste,  et 
au  voleur  dont  ils  prétendent  tous  avoir  retrouvé  la 
piste.  Pendant  un  mois,  on  ne  parle  que  du  tableau. 
Tout  le  clan  des  amateurs  est  en  émoi.  Bientôt  le 
Times  et  la  Gazelle  de  Cologne  reproduisent  les 
articles  des  journaux  américains.  Le  Titien  volé 
occupe  les  deux  hémisphères. 

Un  an  se  passe.  Un  beaujour,  le  marchand  annonce 
que  le  tableau  est  retrouvé.  Il  a  payé  les  5000 
dollars  de  prime  à  un  intermédiaire  qui  lui  a  fait  jurer 
qu'il  ne  poursuivrait  pas  le  voleur.  La  brebis  égarée 
est  rentrée  au  bercail.  Chacun  peut  l'admirer  à  la 
place  d'honneur  sur  un  chevalet  encadré  d'une  dra- 
perie. 

L'habile  négociant,  on  le  devine,  n'eut  que  l'em- 
barras du  choix  entre  toutes  les  offres  qui  affluèrent 
dès  le  premier  jour.  Il  se  laissa  fléchir.  Le  Titien 
alla  faire  la  gloire  d'une  des  plus  riches  galeries  de 
San  Francisco,  où  l'on  dit  qu'il  a  disparu,  cette  fois 
pour  tout  de  bon,  dans  le  récent  tremblement  de 
terre. 


20  TRUCS  ET  TRUQUEURS 


Fait  étrange  I 

En  même  temps  que  le  nombre  des  contrefacteurs 
augmentait,  celui  des  experts  grandissait,  sans  que 
l'on  puisse  dire  :  «  Ceci  a  tué  cela  »,  ou  tout  au  moins 
l'a  enrayé,  comme  la  simple  logique  le  commande- 
rait. 

Qu'est-ce  donc  qu'un  expert,  sinon  le  connais- 
seur au  coup  d'œil  infaillible,  versé  dans  toute  la 
technique  de  l'histoire  des  arts,  le  limier  chargé  de 
dépister  les  fraudes,  le  défenseur  du  vrai  et  du  beau, 
la  sentinelle  postée  à  l'entrée  de  l'hôtel  Drouot  et 
disant  au  truquage  :  «  Tu  n'iras  pas  plus  loin  ?  » 

Au  xx^  siècle,  se  dit  expert  qui  veut.  Tous  les  mar- 
chands sont  des  experts  et  tous  les  experts  sont  mar- 
chands. On  prend  le  titre  comme  on  s'intitule  archi- 
tecte. Cela  n'engage  pas  davantage.  Un  mot  sur  une 
carte,  une  adresse  au  Bottin  :  vous  voilà  classé.  On 
cite  môme  l'exemple  d'un  brave  homme  qui,  ayant 
emménagé  dans  un  appartement  sur  la  porte  duquel 
le  locataire  précédent  avait  oublié  d'enlever  la  plaque  : 
Expert,  fut  choisi  par  des  voisins  comme  arbitre 
dans  une  contestation  de  tableaux.  Il  s'en  tira,  paraît- 
il,  à  la  satisfaction  des  parties.  Il  prit  goût  à  la  pro- 
fession et  devint,  plus  tard,  grâce  à  ce  caprice  du 
hasard,  un  des  maîtres  les  plus  réputés.  Risum  tenea- 
tis,  amici. 

Champfleury,  dans  son  Hôtel  des  commissaii^es- 
priseurs,  disait,  voilà  trente-cinq  ans  :  «  Le  dic- 
tionnaire qualifie  d'expert  l'homme  qui  a  acquis  par 
l'usage  la  connaissance  de  son  art.  Les  experts  de  l'hô- 
tel Drouot  ne  se  reconnaîtraient  pas  dans  cette  défi- 
nition. » 


INTRODUCTION  SI 

La  vérité  est  que  nous  avons  dans  chaque  spécia- 
lité des  experts  fort  habiles,  érudits,  avisés,  très  ca- 
pables de  séparer  Tivraie  du  bon  grain,  chacun  dans 
sa  spécialité.  Celui-ci  n'a  pas  son  pareil  pour  les  mé- 
dailles, celui-là  pour  la  céramique  et  les  objets  de 
vitrine  ;  tel  se  consacre  aux  estampes,  tel  autre  aux 
livres  rarse  ;  Tun  triomphe  dans  les  autographes, 
l'autre  dans  les  armes  ou  la  ferronnerie.  Voici  un 
maître  pour  qui  la  joaillerie  ou  l'orfèvrerie  n'ont 
plus  de  secrets  ;  son  confrère  s'est  consacré  à  la  pri- 
sée des  tapisseries  et  des  meubles  des  haule.'^ 
époques.  Dans  les  tableaux  surtout,  depuis  les  pri- 
mitifs les  plus  naïfs  jusqu'aux  impressionnistes  les 
plus  osés,  toute  une  école  de  priseurs  continue  digne- 
ment les  traditions  des  Gersaint,  des  Mariette,  des 
Basan,  des  Joullain,  des  Remy,  des  Pérignon,  des 
Lebrun,  ces  inventeurs  des  ventes  et  des  catalogues 
au  xvni^  siècle. 

Mais  si  nous  avons  encore  de?  juges  érudits  et  im- 
partiaux, capables  de  déjouer  les  fourberies  les  mieux 
ourdies,  ces  augures  ne  prononcent  pas  assez  de 
jugements.  Il  semble  qu'ils  aient  tous  un  bœuf  sur 
la  langue  et  que  le  mot  d'ordre  de  la  corporation  soit 
le  silence. 

Non  seulement  vous  ne  les  entendrez  jamais  dé- 
noncer, au  nom  de  la  morale  publique  outragée,  un 
faux  éhonté,  aperçu  à  lélalage  d"un  confrère,  re- 
connu dans  les  vitrines  d'un  collectionneur  ou  décou- 
vert dans  les  salles  d'un  musée  national  ;  mais  vous 
les  voyez  encore,  dans  les  ventes  qui  leur  sont  con- 
fiées, au  fendes  enchères  qu'ils  dirigent,  fairepreuve 
presque  toujours  d'une  réserve  excessive. 

Je  sais  bien  que  le  rôle  d'Alceste  n'est  pas  facile  à 
jouer  dans  le  Paris  du  xx®  siècle.  Les  grands  éclats 


TRUCS  ET  TRUQUEURS 


d'indig-nation 


Que  doit   donner  le  vice  aux  âmes  vertueuses 

ne  sont  plus  guère  de  mise  à  noire  époque  de  scepti- 
cisme souriant  et  gouailleur. 

Mais  il  y  a  vraiment  trop  dexperts-marchands 
(c'est  la  quasi  unanimité)  et  partant  trop  de  MM.  Josse 
toujours  disposés  à  l'indulgence  pour  l'orfèvrerie 
qu'ils  ont  jadis  fournie.  Le  moyen,  lorsqu'un  client 
vous  charge  de  faire  passer  sa  collection  en  vente, 
destimer  3  000  francs  ce  que  vous  lui  avez  vendu 
10  000?  On  passe  l'éponge  sur  la  tare  invisible  ou  si 
on  la  signale,  c'est  négligemment,  au  moment  de 
mettre  la  pièce  sur  la  table.  Le  catalogue  est  muet 
sur  le  défaut. 

«  N'effrayons  pas  les  acheteurs,  le  commerce  de  la 
curiosité  a  déjà  trop  souffert.  » 

Et  au  nom  de  ce  principe,  le  chœur  des  experts 
répètesur  tous  les  tons  :  «  Pourquoi  s'alarmer  sans 
raison?  Y  a-t-il  donc  tant  de  truquages  qu'on  veut 
bien  le  dire?  On  en  voit  quelques-uns  parbleu  !  de 
temps  à  autre.  Mais  ces  finesses  cousues  de  fil 
blanc  ne  peuvent  tromper  personne.  Un  bon  objet 
parle  de  lui-même  ». 

Ah  I  le  bon  billet  que  voilà  ! 

J'ai  connu  un  érudit  admirable,  versé  dans  toutes 
les  branches  de  l'art,  écrivain  délicat  et  causeur  char- 
mant, pour  qui  aucune  des  branches  de  la  curiosité 
n'avait  de  secrets.  Cet  homme  universel,  ce  Pic  de  la 
Mirandole  de  la  collection,  était  conservateur  d'un  des 
plus  grands  musées  de..,  mettons  de  Constantinople. 

Tant  qu'il  resta  à  son  poste,  il  fut  la  terreur  de  la 
contrefaçon.  De  Stockholm  à  Madrid,  de  Vienne  à 
New-York,  la  bande  noire  des  faussaires  trembla  de- 


INTRODUCTION  23 

vant  son  diagnostic.  Pas  de  semaine  où  il  ne  clouAt 
un  de  ces  aigrefins  au  pilori,  soit  à  la  Société  des  An- 
tiquaires de  Péra,  soit  à  l'Institut  de  Turquie,  soit 
dans  les  grandes  revues  d'art  de  l'Empire  Ottoman. 
Un  beau  jour,  ce  fonctionnaire  modèle  trouva 
son  chemin  de  Damas.  Il  devint  marchand  à  son 
tour.  Il  passa,  comme  on  dit,  de  l'autre  côté  du 
comptoir.  On  le  vit,  alors,  remuant  des  millions, 
déterrer  dans  toutes  les  mosquées  les  antiques 
objets  du  culte  qu'il  connaissait  mieux  que  per- 
sonne, puisqu'il  les  avait  fait  venir  maintes  fois  aux 
Expositions  Universelles  de  Constanlinople.  Il  eut 
pour  acheteurs  les  multimillionnaires.  Il  devint  le 
confrère  et  l'ami  des  grands  marchands.  Jadis  se- 
mant la  terreur,  il  débitait  cet  axiome  à  qui  voulait 
l'entendre:  «  tout  est  faux  dans  la  curiosité  ».  Après 
sa  conversion,  il  devint  muet  comme  une  tombe,  et 
quand,  par  hasard,  il  desserrait  les  lèvres,  quantum 
mutatus  ah  illo  !  transformé  comme  le  plus  fier  des 
Sicambres  qui  venait  adorer  ce  qu'il  avait  brûlé,  il 
répétait  à  ses  clients,  pour  capter  leur  confiance  : 
«  chez  moi  tout  est  vrai  ». 


Dans  les  pages  qui  vont  suivre,  je  me  contenterai 
d'exposer  impartialement,  pour  chaque  branche  de 
la  collection,  les  mystifications  et  les  tromperies  dé- 
couvertes par  un  vieux  collectionneur.  Je  n'aurai 
soulevé  cependant  que  le  coin  d'un  voile.  Puissent 
mes  révélations,  qui  paraîtront  à  quelques-uns  des 
tableaux  poussés  au  noir,  ne  pas  être  trouvées  des 
peintures  trop  pâles  pour  nos  petits  neveux  de  1950. 


ANTIQUES 


La  pièce  de  dix  sous  de  M.  de  Rotschild.  — Le  masque  de 
terre.  —  Un  anlique  du  xxiV  siècle.  — Philippique  de  M.  Fuil- 
wiingler.  —  Faux  dieux  et  fausses  déesses.  —  Anubia  et  le 
professeur  Berg.  —  Rayons  Rœntgen.  —  Terres  cuites  de 
Tanagra.  —  Camille  Lecujer.  —  La  siccité  des  siècles.  — 
Musée  Campana.  —  Le  vieil  argent  rompt  et  ne  plie  pas.  — 
Potiers  de  Rheinzabern.  —  Fouilles  de  Narce.  —  Bijoux 
de  Grues.  —  Orfèvrerie  de  Boscoreale.  —  Les  ouvriers  de 
San  Aiigelo.  —  La  terre  de  Virgile  et  de  Pulcinello.  —  Im- 
prudente confiance  de  M.  Biardot.  —  La  Roche  ïàrpéienne. 

Des  ouvriers  ouvraient  une  tranchée.  Gela  se  voit 
lous  les  jours  sur  le  sol  parisien,  bouleversé  sans 
cesse  par  les  travaux  du  gaz,  des  égouts  ou  du  mé- 
tropolilain. 

Celle  l'ois,  c'était  rue  Laffitte.  Les  badauds,  —  il  y 
en  avait  da  temps  de  Rabelais,  —  entouraient  le 
talus.  Figés  sur  place,  ils  regardaient,  sans  voir,  le 
trou  au  fond  duquel  se  passait  quelque  chose,  car  il 
n  y  avait  de  pressés  que  leurs  rangs.  C'était  pour  eux 
comme  un  entr'aete  dans  le  travail  quotidien.  L'hor- 
loge tournait  sans  perte  pour  ces  gens,  la  plupart 
bien  rétribués.  Personne,  du  reste,  ne  demandait  à 
quoi  devait  servir  cet  abîme  infranchissable. 

Alphonse  Allais  passait  par  là. 

—  Vous  ne  savez  pas  qui  fait  faire  ces  fouilles?  dit- 
il  gravement.  C'est  le  baron  de  Rotschild  qui  a  perdu 
une  pièce  de  dix  sous! 


LES  ANTIQUES  25 


Celte  boutade  d'un  humoriste,  maintes  fois  ren- 
contré au  Clial-Xoir  lorsque  ma  demeure,  rue  Yictor- 
.Massé,  voisinait  avecle  cabaret  du  gentilhomme  Salis, 
peut  servir  d'épigraphe  au  chapitre  des  fouilles.  Trop 
souvent,  pour  des  futilités  de  ce  genre,  les  archéo- 
logues se  livrent  à  des  travaux  acharnés.  Retournant 
les  champs  bien  avant  qu'on  ait  «  fait  l'août  »,  ils 
fouillent,  ne  laissent  nulle  place  où  la  pioche  ne 
passe  et  ne  repasse.  Parfois,  ils  mettent  la  main 
sur  le  trésor  caché  et  c'est  alors,  comme  à  Boscoreale, 
un  amoncellement  de  merveilles  sans  prix,  mais  le 
plus  souvent  la  terre  ingrate  ne  leur  livre  que  des 
objets  sans  valeur,  brisés,  rouilles,  méconnaissables. 
Pas  même  la  pièce  de  dix  sous  de  M.  de  Pvotschild! 

Certes,  ce  ne  sont  pas  ces  débris  informes  qu'un 
collectionneur  digne  de  ce  nom  mettra  dans  ses 
vitrines,  ou  qu'un  musée  offrira  à  l'admiration  de 
ses  visiteurs!  Il  leur  faut  des  morceaux  bien  con- 
servés, des  spécimens  d'art  antique  d'un  beau  galbe, 
des  documents  jetant  un  jour  inattendu  sur  l'histoire 
des  civilisations  disparues. 

Et  comme  rien  n'est  plus  rare  que  les  monuments 
antiques  de  cet  acabit,  les  fouilleurs  clandestins  se 
sont  mis  à  l'œuvre  !  En  Grèce,  en  Asie  Mineure,  en 
Italie,  partout  où  le  génie  antique  a  laissé  des  traces 
de  ses  merveilleuses  créations,  ils  ont  découvert  des 
statues,  des  bas-reliefs  en  marbre,  des  vases  étrus- 
ques, des  colliers  d'agate,  des  bracelets  de  bronze, 
des  aiguilles  d'ivoire,  des  lampes  funéraires,  des 
mosaïques,   des  cratères  d'argent  et  d'or,  des  mé- 

2 


i'6  TRUGS  ET  TRUQUEURS 

dailles  à  fleur  de  coin.  Personne  n'a  jamais  assisté 
à  leurs  trouvailles,  mais  qui  oserait  suspecter  leur 
bonne  foi  quand  ils  présentent  les  objets  auxquels 
adhère  encore,  comme  témoin,  une  terre  indélébile? 
On  achète.  On  publie  iirbi  et  orbi  le  nouveau  joyau. 
On  lui  donne  une  place  dhonneur.  Puis,  un  beau 
jour,  un  savant,  qui  passe  par  là,  examine  l'objet, 
et,  dans  un  article  d'une  grave  revue,  en  démontre, 
preuves  à  l'appui,  la  fausseté  insigne.  Il  n'y  a  plus 
qu'à  le  faire  disparaître  sans  mot  diie  et  à  le  reléguer 
au  grenier. 

Ces  audacieux  mystificateurs,  souvent  hélas  !  aidés 
d'érudits  qui  les  renseignent  et  leur  évitent  de  fâ- 
cheux anachronismes,  se  sont  attaqués  à  toutes  les 
branches  de  l'art  antique.  Ils  n'ont  rien  respecté,  et 
notre  galerie  des  Antiques  n'a  pas  même  été  épar- 
gnée parleurs  fourberies  néo-classiques.  11  est  vrai 
que  les  musées  étrangers  n'ont  rien  à  nous  envier 
sous  ce  rapport,  au  contraire. 

Le  marbre,  surtout,  se  fait  le  complice  delà  fraude. 
Avec  une  facilité  déplorable,  des  truqueurs  taillent  des 
têtes  de  Junon  au  nez  décapité,  dans  des  marbres  du 
Pentélique  que  les  anciens  n'employaient  pas.  Ils 
ignorent  que  dans  l'Altique  les  anciens  tiraient  de 
Paros  les  blocs  où  Phidias  et  Praxitèle  sculptaient 
leurs  chefs-d'œuvre  immortels?  A  Athènes  vous  n'a- 
vez que  l'embarras  du  choix.  La  liste  des  pièges  à 
éviter  serait  trop  longue.  Il  suffira  de  citer  les  plaques 
de  marbre  avec  leurs  trous  d'attache  aux  quatre 
angles  et  l'éternelle  légende  : 

£/n  tel...  fils  d\tn  tel...  a  consacré  à  Apollon... 

Ces  inscriptions  votives,  le  plus  souvent  parsemées 
desolécismes,  de  barbarismes,  portent  des  points,  non 
au  milieu,  mais  à  la  base  des  lettres.  Quelquefois  les 


Li:S  ANTIQUES  27 

plaques  sont  formées  de  morceaux  dont  les  carac- 
tères ne  se  raccordent  pas  ! 

N'a-l-on  pas  des  procédés  infaillibles  pour  maquil- 
ler, patiner  ces  pales  imitations  et  les  vieillir  de 
quatre  ou  cinq  cents  lustres? 

Et  cependant  les  plus  érudils  s'y  laissent  prendre! 
Le  musée  des  Antiques,  au  Louvre,  exposa,  plus  de 
cinquante  ans,  Fœuvre  d'un  sculpteur  italien  du 
xvn"  siècle,  un  bas-relief  pseudo-grec,  que  les  alliés 
avaient  échangé  contre  une  belle  statue  antique. 
C'était  un  intérieur  de  forges  où  un  vieil  ouvrier  est 
tellement  affairé  à  fourbir  une  armure  qu'il  n'a- 
perçoit pas  un  petit  espiègle,  caché  derrière  une 
colonne,  en  train  de  lui  tirer  son  bonnet.  Ce  sujet 
parut  tellement  curieux  à  Champlleury  qu'il  voulut 
le  faire  graver  pour  son  Histoire  de  la  Caricature  an- 
tique. 11  échappa  à  cette  bévue,  mais  il  fallut  toute 
la  sagacité  de  j\I.  Frœhner,  alors  à  ses  débuts  d'ar- 
chéologue, pour  faire  décrocher  le  pastiche. 


Cette  erreur  de  la  science  officielle,  que  la  guerre 
de  1870,  déclarée  quelques  mois  plus  tard,  fit  promp- 
tement  oublier,  a  eu,  de  nos  jours,  de  nombreuses 
rééditions.  Un  savant  allemand,  M.  Furtwângler, 
dont  l'infaillibilité  n'est  pas,  malgré  son  érudite 
perspicacité,  à  l'abri  de  quelques  défaillances,  a 
dévoilé  quelques-unes  des  plus  récentes  falsifications 
d'antiquités. 

C'est  une  tête  de  femme  plus  grande  que  nature, 
datant  soi-disant  de  la  dernière  époque  de  l'art  ar- 
chaïque, achetée  par  le  musée  de  Berlin  en  1898  et 
fabriauée  à  Rome  auelaues  années  auparavant.  Rien 


28  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

n'y  manquait  :  marbre  encrassé,  mutilations  artifi- 
cielles au  cou,  trous  forés  dans  la  coiffure,  figure 
rayée  de  stries.  La  croûte,  mal  imitée,  trop  durcie 
et  sans  trace  de  fibres  ni  de  radicelles,  avait  pour 
but  de  cacher  tous  ces  défauts.  Après  le  nettoyage,  la 
fraude  éclata  à  tous  les  yeux. 

C'est  une  Pallas  Athéné,  une  tête  d'homme,  et  une 
tète  de  femme,  copiées  sur  les  originaux  d'Egine, 
sans  doute  par  le  môme  imposteur,  et  vendues  à  des 
naïfs. 

C'est  la  Hera  de  Girgenti  au  British  Muséum,  à 
Londres,  admirablement  truquée  à  l'aide  d'acides  et 
de  pointes  de  fer. 

C'est  la  mystification  des  marbres  du  musée  Torlo- 
nia,  à  Rome,  oii  l'action  corrosive  du  temps  est  imi- 
tée à  s'y  méprendre. 

C'est  encore  la  tête  de  femme  du  musée  Ny-Carls- 
berg,  à  Copenhague,  et  l'Athlète  de  la  collection  Ja- 
cobsen,  dans  la  même  ville. 

Que  M.  Furtwângler  nous  permette  d'ajouter  per- 
sonnellement à  celle  nomenclature  le  torse  antique 
auquel  on  a  remis  une  tète  et  des  bras  et  qu'un  mu- 
sée du  Nord  exhibe  sur  un  socle,  avec  une  longue 
description  au  catalogue. 

La  fraude  s'étend  surtout  aux  monuments  antiques 
qu'on vousdira provenir  deCrète.  Lesfouillesrécentes 
exécutées  dans  l'île  du  roi  Minos  ont  fait  éclore  une 
masse  de  dieux  et  de  héros  aussi  récents  que  les  per- 
sonnages de  la  Belle  Hélène  ! 


Le  professeur  Berg,  de  Christiania,  voyageait  en 
Egypte.  C'était  un  savant  très  versé  dans  l'histoire 


LES  ANTIQUES  29 

pharaonique.  Comme  Cliampollion,  il  savait  déchif- 
frer à  livre  ouvcrlles  hiéroglyphes. 

Il  arrive  à  Assoiian,  près  de  la  première  calaracle, 
où  s'arrêtent  les  bateaux  des  touristes  qui  rement  ^nt 
le  Nil  bleu.  Là,  le  voyage  s'achève  par  l'excursion  à 
l'île  de  Philé,  célèbre  par  le  tombeau  dOsiris  et  par 
le  temple  de  Neclanebos. 

A  peine  vêtus,  des  fellahs,  en  turbans  blancs,  en- 
tourent la  caravane  pour  lui  vendre  des  scarabées 
verts  et  dorés  recueillis  dans  le  pays.  L'un  d'eux, 
aux  larges  épaules,  remarque  vite  l'intérêt  que  le 
savant  norvégien  prend  à  regarder  les  ruines.  II 
s'approche  de  lui  et  l'invite  mystérieusement  à  le 
suivre,  pour  visiter,  sur  la  rive,  les  ruines  d'une 
nécropole  inconnue. 

Comment  résister?  Il  s'agit  peut-être  d'une  note 
précieuse  à  mentionner  sur  le  carnet  de  voyage.  Qui 
sait?  peut-être  une  découverte  à  signaler,  dans  un 
rapport  bien  documenté,  à  l'Université  de  Chris- 
tiania. Le  professeur  Berg  se  laisse  tenter  et  suit  le 
bédouin  du  désert. 

Près  d'une  hutte  construite  en  boue  et  en  paille 
hachée,  son  guide  s'arrête.  Il  lui  montre,  avec  un 
geste  d'admiration,  un  sarcophage  encore  à  demi 
enseveli  dans  le  sable. 

—  Chez  moi!  A  moi!  Vendre,  dit-il,  tandis  que 
ses  yeux  blancs  rient  sur  sa  face  d'ébène. 

La  curiosité  du  savant  s'allume.  Il  veut  voir  de 
])lus  près.  11  se  couche  près  du  tombeau  pour  en  étu- 
dier longuement  e^  peintures.  Il  déblaie  de  ses 
mains,  tremblante i  démotion,  le  sable  qui  les  mas- 
que et  peut  ainsi  contempler  à  son  aise  les  laboureurs, 
les  bouviers,  les  moissonneurs,  les  batteurs  de 
grange,  les  pétrisseuses  et  les  porteuses  d'outre,  qui 


:n  Tnvrs  f.t  truqueurs 

se  déroulent  en  longue  théorie  de  peintures  poly- 
chromes sur  le  couvercle. 

Cependant  qu'un  soleil  torride  chauffe  l'enthou- 
siasme du  professeur,  celui-ci  vient  de  lire  le  nom 
de  la  morte  :  «  Anubia  !  »  et  l'inscription  hiérogly- 
phique: «Pour  qu'Osiris  donne  les  provisions  fu- 
nèbres dont  vivent  les  morts.  » 

Nul  doute,  c'est  un  monument  funèbre  de  la  XII' 
dynastie,  dans  un  admirable  état  de  conservation  ! 

Berg  fait  un  signe  au  fellah  qui  attend  patiemment 
la  fin  de  la  contemplation.  Assis  les  jambes  croisées, 
ce  dernier  mord  à  pleines  dents  un  oignon.  Il  s'ap- 
proche, paraît  n'avoir  pas  compris  et  offre  au  savant 
une  galette  de  Doûra  et  quelques  dattes  séchées. 

—  Non,  pas  cela.  Il  faut  me  dégager  complètement 
le  sarcophage  et  ensuite  soulever  le  couvercle. 

L'Egyptien  ne  se  le  fait  pas  dire  deux  fois.  Il  ap- 
pelle quelques  camarades  qui  s'empressent  d'accou- 
rir pour  l'aider  dans  sa  lâche. 

Bientôt  apparaît,  dans  son  sépulcre,  la  momie 
rigide  et  cousue  dans  une  toile,  avec,  à  la  place  de 
la  tête,  un  masque  où  brillent  fixement  deux  grands 
yeux  d'émail  blanc  à  la  prunelle  d'un  noir  de  jais. 

Près  de  la  momie  gisent  quelques  objets  usuels, 
des  vases,  un  collier  de  verroterie,  un  chevet,  un 
miroir,  des  sandales,  des  c  Iguilles  divoire,  sans  doute 
pour  le  «  Double  »,  ce  personnage  mystérieux  qui 
devait  venir  habiter  près  de  la  morte,  suivant  les 
vieilles  croyances  qu'enseignaient  les  prêtres  d'Isis. 

Alors,  le  professeur  sent  son  cœur  s'épanouir.  Il 
songe  à  sa  ville  natale,  à  son  cher  musée,  au  don 
qu'il  peut  lui  faire,  à  la  gloire  qui  en  rejaillira  sur 
son  nom  dans  les  annales  scientifiques. 

Il  débat  le  prix.  Il  est  élevé,  mais  n'arrête  pas  le 


LES  ANTIQUES  31 

savant.  Bientôt  le  marché  est  conclu,  à  la  condition, 
pour  éviter  toute  résiliation,  de  charger,  séance 
tenante,  le  sarcopliage  sur  une  barque  légère  qui 
descendra  le  Nil  jusquà  Alexandrie.  Au  port  d'em- 
barquement, la  somme  sera  comptée  avant  l'expédi- 
tion par  les  voies  rapides  pour  la  capitale  de  laNor- 
véire. 


Deux  mois  se  passèrent. 

A  l'arrivée,  le  précieux  colis  fut  déposé  dans  l'une 
des  salles  du  musée. 

Convoquée  immédiatement,  la  Commission  des  an- 
tiques se  mit  en  devoir  d'entrer  en  possession.  Elle 
fit  sans  retard  procéder  au  déballage  et  le  sarcophage 
sorti!  intact  de  la  paille  du  corbillard. 

Mauvais  présage  !  Le  cercueil  d'avant  Jésus- 
Christ  n'était  guère  vermoulu.  Aussi,  quelques 
doutes  s'élevèrent  chez  les  égyplologucs.  L'un  d'eux 
frappa  de  sa  main  les  parois  de  sycomore.  Le  bois 
rendit  le  son  sourd  du  carton-pàte.  Un  autre  trouva 
que  la  prière  à  Osiris,  dite  le  «  proscynème  »,  man- 
quait de  style.  Celui-ci  discuta  la  décoration  pas 
assez  archaïque.  Celui-là  frotta,  flaira  et  trouva  une 
odeur  récente  de  vernis. 

On  souleva  le  couvercle  de  la  gaine.  On  ouvrit  la 
toile  cousue  autour  de  la  momie.  De  nouveaux  argu- 
ments surgirent.  Le  linceul  ne  paraissait  pas  jauni 
par  les  siècles.  Les  grands  yeux  mystiques  du  mas- 
que jouaient  plutôt  le  verre  que  l'émail.  Les  bande- 
lettes, semblables  à  de  la  mousseline,  ne  rappelaient 
nullement  le  tissu  de  lin  dont  les  taricheules,  après 
l'embaumement,  enveloppaient,  avec  un  habile  tour 


32  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

de  mahi,  les  formes  des  cadavres.  L'académie  d'Anu- 
bia  ne  paraissait  pas  très  pure.  Son  galbe  semblait 
bien  flou  ! 

L'aréopage  se  partagea  en  deux  camps.  L'un  tenait 
pour  l'aullienticité.  L'autre  contre.  C'était  le  plus 
nombreux,  du  resle. 

—  Mon  cher  collègue  Berg,  dit  l'un  des  critiques, 
TEgypte  est  le  pays  des  mirages.  Le  soleil  y  dore 
tout,  même  les  pilules.  Ne  nous  auriez-vous  pas 
rapporte  l'une  de  ces  nombreuses  déceptions  dont 
parlent  les  revues  scientifiques? 

Très  inquiet,  appuyé  contre  une  colonne,  le  pro- 
fesseur ne  répondit  pis.  Il  ne  se  sentait  pas  la  force 
de  discuter.  Ainsi  qu'un  condamné,  les  yeux  rivés 
sur  ses  juges,  il  attendait  son  sort. 

Les  savants  se  consultèrent.  Comment  sortir  d'in- 
certitude? Quel  moyen  employer  pour  faire  éclater  la 
vérité? 

Dérouler  les  spirales  infinies  de  l'étoffe?  C'était, 
peut-être,  agir  comme  l'enfant  qui  brise  sa  poupée 
pour  savoir  ce  qu'il  y  a  dedans.  C'était  courir  le 
risque  de  voir  la  préparation  balsamique  tomber  en 
poussière.  L'exécution  d'une  résolution  aussi  pénible 
pouvait  faire  perdre  inutilement  toute  valeur  à  la 
momie. 

Et,  cependant,  laisser  les  choses  en  leur  état, 
c'était  la  perpétuité  dans  le  doute.  Un  musée  doit 
être,  comme  la  femme  de  César,  à  l'abri  de  tout  soup- 
çon. On  ne  saurait  lui  tolérer  aucune  erreur  :  tout  ce 
qu'il  exhibe  doit  présenter  un  enseignement.  Impos- 
sible, enfin,  de  mettre  un  grand  point  d'interroga- 
tion devant  le  numéro  du  catalogue. 

Cruelle  perplexité!  L'hésitation  allait  grandis- 
sant. Tous  les  esprits  étaient  tendus. 


LES  ANTIQUES  33 

Tout  d'un  coup,  un  professeur  de  physique  s'écria  : 
«  Eurêka!  »  Comme  Archimède  sortant  de  son  bain, 
il  s'élança  dehors.  Il  revint,  peu  après,  accompagne 
d'un  aide  roulant  un  appareil  photographique  qu'il 
avait  pris  dans  son  laboratoire. 

—  La  science,  dit-il,  peut  maintenant  voir  ce  qui 
se  passe  derrière  un  mur.  Avec  les  rayons  Roentgen, 
nous  allons,  sans  la  démailloter,  faire  surgir  Anubia 
sur  la  plaque! 

Hélas  !  trois  fois  hélas  !  II  n'y  avait,  sous  les  ban- 
delettes, aucune  forme  humaine.  On  vit  lentement 
apparaître  un  hideux  simulacre,  la  plus  vulgaire  des 
ombres,  celle  d'un  mannequin  d'osier. 

0  truquage  !  voilà  bien  de  tes  coups  !  Tu  opères 
maintenant  jusque  sous  le  ciel  bleu  de  l'Egypte,  dans 
les  régions  du  Paradis  terrestre. 


Arrivons  maintenant  aux  statuettes  en  terre  cuite 
de  Tanagra. 

Ces  petites  merveilles,  qui  tiennent  de  l'idéal  ou 
de  la  réalité,  se  vendaient  sous  les  portiques  ou  sur  les 
voies  sacrées  pour  servir  à  égayer  la  solitude  des  tom- 
beaux et  répondre  aux  rites  funéraires  de  Corinlhe 
et  de  la  Cyrénaïque. 

Camille  Lecuyer  leur  avait  voué  un  véritable  culte. 
C'était  le  plus  aimable  homme  du  monde.  Causeur 
fin,  intelligent,  spirituel  et  doux,  bien  que  son  stra- 
bisme lui  donnât  un  regard  un  peu  anguleux.  Sa  col- 
lection de  Tanagra,  résultat  d'un  goût  éclairé  et  non 
d'une  victoire  conquise  par  l'argent,  faisait  autorité 
en  la  matière. 

2. 


34  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Ce  n'est  pas  lui  qui  se  fût  écrié,  comme  ce  million- 
naire parvenu,  prenant  le  Pirée  pour  un  nom  d'homme: 

—  Oh  !  ce  Tanagra,  quel  génie  ! 

Après  avoir  fait  admirer  à  l'Exposition  de  1878,  au 
Trocadéro,  l'ensemble  de  ses  terres  cuites,  il  se  décida 
à  s'en  séparer.  Sa  vente  produisit,  en  1886,  environ 
r)0  000  francs.  On  se  disputa  ses  Aphrodites,  ses 
Hermès,  ses  Terpsichores,  ses  Silènes  ventrus,  ses 
Hercules  filant  aux  pieds d'Omphale, nés  delà  fantai- 
sie de  prodigieux  artistes  qui  n'ont  pas  livré  leur 
nom  à  la  postérité.  Un  admirable  chef-d'œuvre,  une 
Vénus  sur  un  dauphin,  conduite  par  l'Amour  serrant 
les  guides  et  faisant  claquer  son  fouet,  fut  achetée 
3  000  francs  par  le  musée  de  Copenhague. 

Oui  a  bu  boira.  Lecuyer  se  remit  à  collectionner. 
Je  l'avais,  dans  le  temps,  quelque  peu  raillé  sur  la  con- 
trefaçon en  général  et  sur  celle  des  Tanagra  en  parti- 
culier. Le  coup  avait  porté  dans  les  œuvres  vives  de  sa 
passion,  et  la  blessure,  sans  s'être  envenimée,  saignait 
toujours.  Aussi,  quand  je  voulus  l'interroger  et  rai- 
sonner avec  lui  pièces  en  mains,  un  sourire  amer 
passa  sur  ses  lèvres  : 

—  Vous  seriez  le  dernier  à  qui  je  montrerais  ma 
collection. 

Il  se  défiait  de  mes  critiques.  Il  ne  voulait  pas  que 
l'on  examinât  si,  malgré  son  œil  exercé  et  sa  science 
profonde,  des  intrus  s'étaient  glissés  dans  ses  vitrines. 
Je  ne  puis  donc  me  prononcer,  puisque  je  n'ai  jamais 
vu  ses  Tanagra  de  l'avenue  Kléber. 


Mais  j'ai  été  plus  heureux  avec  mon  vieil  ami  le  doc- 
teur Sapiens.  Il  me  donna  une  consultation  en  règle 


LES  ANTIQUES  35 

dans  le  petit  appartement,  où  il  vit  au  milieu  de  ses 
livres  et  de  ses  documents.  Celui-là  n'est  qu'un  savant. 
Il  ne  garde  pas  pour  lui  ce  qu'il  sait.  Il  l'apprend 
aux  autres. 

—  Les  contrefaçons  de  Tanagra,  fit-il  avec  son  bon 
gros  rire  communicatif,  mais  elles  sautent  aux  yeux  ! 
Les  vrais  sont  minces  comme  une  feuille  de  papier  et 
d'une  légèreté  telle  que  les  amateurs  craignent  tou- 
jours de  les  briser  entre  leurs  doigts.  Vingt-six  siècles 
ont  donné  à  la  pâte  une  siccité  que  les  surmoulés, 
passés  au  four,  ne  peuvent  acquérir  instantanément. 
Il  est  impossible  en  quelques  heures  de  chasser  l'hu- 
midité de  la  pâte  moderne. 

«  Quant  à  la  composition,  elle  est  inimitable.  Je 
proposerais  à  ceux  qui  prétendent  arriver  à  ce  style 
irréprochable  n'importe  quelle  somme,  à  condition 
de  les  enfermer  et  de  les  laisser  travailler  à  leur  guise, 
sans  autre  inspiration  que  leur  prétendu  génie.  Per- 
sonne, j'en  suis  bien  sûr,  n'accepterait  ma  proposi- 
tion. Il  faudrait  être  plus  fort  que  les  membres  de 
l'Académie  des  Beaux-Arts  I  Encore  ne  produiraient- 
ils  que  des  «  sujets  de  genre  »,  comme  on  dit  au- 
jourd'hui. 

«  Certes,  tous  les  Tanagra  authentiques  ne  sont 
pas  des  chefs-d'œuvre.  Comme  pour  les  marbres 
grecs,  comme  en  tout,  du  reste,  l'art  a  évolué  avec 
son  efflorescence,  son  sommet  et  sa  décadence.  Mais 
les  moins  irréprochables  des  modèles  anciens  démo- 
lissent, comme  des  châteaux  de  cartes,  les  meilleures 
imitations  des  faussaires.  » 

Mon  ami  Sapiens  avait  raison  en  ce  qui  concerne 
les  compositions.  Seulement  son  argumentation  perd 
toute  sa  force  quand  il  s'agit  de  surmoulages  et  sur- 
tout d'épreuves  tirées  dans  les  moules  anciens  que  les 


36  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

fouilles  mellenl  de  temps  à  autre  à  jour  et  qui  servent 
à  produire  à  l'infini  des  Lédas  et  des  cygnes,  des 
joueuses  d'osselets,  des  acteurs  comiques  et  des  bac- 
chantes dansant  le  cake-walk,  adorables  figurines  où 
palpite  tout  le  charme  de  la  Grèce  antique  ! 

A  coup  sûr,  la  coloration  de  ces  pastiches  du  xx 
siècle  est  admirable.  On  a  trouvé  dans  les  tombes  des 
coquilles  avec  des  poudres  servant  aux  artistes  anciens 
pour  leurs  tons  roses,  violets,  bruns,  bleus  et  chair. 
Mais  à  quoi  bon  les  utiliser  ?  Avec  les  couleurs  ac- 
tuelles, on  a  toute  la  gamme  nécessaire.  On  patine 
à  la  cuisson.  La  croûte  de  sable  que  doit  produire 
l'encrassement  des  siècles  adhère  au  feu,  et  pour  com- 
lilélerl'illusion,  on  enterre  l'objctsousun  pied  d'alocs, 
afin  que  les  radicelles  laissent  des  traces  sur  son  épi- 
démie. 

Enfoncée  l'école  d'Athènes  !  Gare  à  vous,  conser- 
vateurs du  Louvre  ! 

A  la  vente  des  antiquités  Warneck,  on  dut  consa- 
crer des  chapitres  spéciaux  aux  terres  cuites  dou- 
teuses, fausses  ou  modernes.  Toutes  trouvèrent  des 
acquéreurs,  mais  dans  les  prix  doux.  Un  Silène  ivre 
G  fr.,  un  Pédagog-ue  29  fr.,  une  Femme  filant  12  fr., 
une  Jeune  fille  maîtrisant  un  taureau  14  fr.,  une 
Amazone  sur  un  cheval  blessé  19  fr.,  un  IMidas  en 
Nymphe  25  fr. 

Si  l'exemple  de  ces  amoureux  de  pièces  truquées 
vous  tente,  voici  le  moyen  de  vous  pourvoir  sans 
attendre  une  vente  à  l'hôtel  Drouot.  Les  Tanagra, 
sachez-le,  nous  viennent  de  Naples,  comme  le  miel  de 
l'Hymette  arrive  de  Cette.  D'habiles  mouleurs  s'y 
font  une  spécialité  des  compositions  antiques.  Ils 
coulent  une  pâte  très  fine  dans  d'excellents  moules 
etlivrent  leurs  figurines  sans  patine,  dans  la  fraîcheur 


LES  ANTIQUES  37 

de  leur  fabrication.  Sur  demande,  ils  les  vieilliraient 
aisément.  Demandez  le  catalogue  à  prix  marqué.  On 
vous  l'enverra. 


C'est  encore  à  Naples  que  se  débitent,  à  l'usage 
des  étrangers,  dans  un  magasin  spécial,  des  lécythes, 
des  cratères,  des  amphores,  des  vases  étrusques  cou- 
^erts  de  peintures  homériques  avec  des  joueurs  de 
flûte,  des  Bacchus  tenant  le  thyrse  et  le  canthare, 
des  Tliétis  apportant  des  armes  à  Achille  et  autres 
motifs  bien  connus  de  décoration  mythologique.  Mais 
la  peinture  ancienne  est  fort  difficile  à  imiter.  Le 
secret  du  vernis  n'a  pas  été  retrouvé,  et  ces  bar- 
bouillages grossiers  ne  résistent  pas  à  un  pinceau 
trempé  d'alcali  ou  simplement  d'alcool.  Seuls,  les 
naïfs  peuvent  s'y  laisser  prendre. 

Il  est  plus  aisé  de  contrefaire  la  peinture  mate  sur 
fond  blanc,  surtout  lorsque  les  faussaires  opèrent 
sur  des  vases  réellement  antiques  qu'ils  décorent  de 
nouveaux  sujets.  L'objet,  sali  et  artificiellement  dé- 
térioré, devient  si  difficile  à  reconnaître  que  l'on  peut 
voir  au  musée  de  Berlin  deux  grands  lécythes  ainsi 
truqués  {n°^  2686  et  2687  du  catalogue). 

Les  maîtres. fourbes  opèrent  comme  pour  les  faux 
Sèvres.  Le  vase  est  authentique,  mais  ils  le  surdé- 
corent. Ils  rétablissent  des  peintures  effacées, 
ajoutent  des  personnages,  décuplent  l'intérêt  du 
monument  et  arrivent  à  de  véritables  prodiges 
par  exemple  pour  la  coupe  de  Néphélé  de  l'ancienne 
collection  Tyszkie^vicz ,  dont  M.  Furtwàngler  a 
démontré  la  fausseté. 

Notre  Louvre  connut  jadis  plus  d'une  mésaventure 


38  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

de  ce  genre.  Quand  on  fit  l'acquisition  du  musée 
Campana,  on  ne  se  doutait  pas  des  surprises  qu'il 
ménageait.  Mais,  au  bout  de  quelques  années,  il 
fallut  bien  se  rendre  à  l'évidence.  L'admirable  col- 
lection renfermait  des  objets  restaurés,  et  même 
fabriqués  de  toutes  pièces. 

Grand  émoi  dans  l'aréopage  des  conservateurs!  On 
fait  comparaître  un  brave  homme,  nommé  Pennelli, 
qui,  après  avoir  longtemps  soigné  ses  chères  terres 
cuites  chez  leur  premier  possesseur,  les  avait  suivies 
au  Louvre  où  il  était  entré  comme  gardien.  On  inter- 
roge le  vieux  serviteur.  Il  se  trouble.  II  finit  par 
avouer  qu'après  avoir  jalousement  restauré  les 
chefs-d'œuvre  de  la  Grèce  et  de  Rome,  il  s'était 
substitué  aux  potiers  antiques  et  avait,  lui  aussi, 
fabriqué  des  vases  étrusques.  Il  indiqua,  dans  les 
vitrines,  les  pièces  sorties  de  ses  mains.  On  les  exila 
sous  les  combles,  mais  trop  lard,  hélas!  Le  plus  beau 
vase  de  Pennelli  avait  été  reproduit  dans  l'ouvrage 
de  Lenormant  et  de  Witte  sur  les  poteries  grecques, 
elVIiistoire  des  Romains,  de  Duruy,  devait  plus  tard 
le  donner  en  exemple  du  plus  pur  style  antique. 

Cette  pseudo-céramique  ancienne  est  maintenant 
dans  les  oubliettes.  Ne  la  cherchez  pas  dans  les 
vitrines  de  notre  musée  national.  Vous  ne  l'y  verriez 
plus.  Mais,  en  revanche,  je  ne  jurerais  pas  que  vous 
ne  trouveriez  par  ci  par  là,  quelques  pièces  du  vi^ 
siècle  avant  J.-C.  qu'il  serait  plus  prudent  de  faire 
redescendre  à  l'école  napolitaine  du  xx*  siècle  de 
notre  ère.  N'existe-t-ilpas  certain  vase  des  nouvelles 
acquisitions,  payé  la  somme  rondelette  de  10  000 
francs,  qui  fit  parler  de  lui  plus  que  de  raison  ? 


LES  ANTIQUES  39 

Croyez-moi.  Entourez-vous  de  toutes  les  garanties 
possibles.  En  fait  d'antiquités,  il  ne  faut  admettre 
comme  vrai  que  ce  qu'on  a  vu  sortir  de  terre  dans 
les  grandes  fouilles.  Encore  n'est-on  pas  certain  de 
n'être  pas  la  victime  d'une  mystification. 

Nous  avons  eu  en  France  les  inscriptions  de  la 
chapelle  de  Saint-Eloi,  les  vases  de  Nérac,  les  briques 
de  Neuvy-sur-Baranjon  et  de  Vendôme.  En  Alle- 
magne, un  maître  maçon  de  Rheinzabern,  nommé 
Kauffmann,  découvrit,  de  1824  à  1862,  cent  dix-sept 
fours  à  poteries  garnis  de  vases  terminés  ou  en  pré- 
paration, des  moules,  des  modèles,  de  la  terre  à  mo- 
fleler,  et  cent  objets  lous  plus  curieux  les  uns  que 
les  autres.  Le  savant  Hefner,  qui  accourait  à  chaque 
trouvaille  nouvelle,  s'émerveillait  de  bonne  foi  et 
relevait  les  noms  de  potiers  romains  à  conson- 
nances  barbares  qui  figuraient  sur  les  marques.  Les 
musées  de  Spire  et  de  Luxembourg  achetèrent  à 
l'cnvi  ces  raretés.  Mais  Kauffmann  ne  sut  pas  s'ar- 
rêter à  temps.  Il  multiplia  tellement  les  pièces  inté- 
ressantes qu'il  inquiéta  ses  acheteurs.  Sa  supercherie 
fut  découverte.  Il  ne  mit,  d'ailleurs,  aucune  mau- 
vaise grâce  à  convenir  de  sa  petite  industrie  et  nul  ne 
songea  à  l'inquiéter. 

En  Italie,  les  fouilles  sont  surveillées  ousontcensées 
l'être  par  le  gouvernement.  Aussi  la  fraude  est  plus 
difficile.  Un  savant  allemand,  M.  Helbig,  visitant  la 
villa  Giulia,  affectée  aux  antiquités  trouvées  en 
dehors  de  Rome,  acquit  la  conviction  que  les  objets 
exhumés  dans  les  fouilles  de  Narce  étaient  tout  ce 
qu'il  y  a  de  plus  de  suspect  et  le  déclara  à  qui  voulut 
l'entendre. 

Tempête  de  protestations  dans  le  monde  officiel 
italien  !  Le  ministre  de  l'Instruction  publique,  ému 


40  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

du  scandale,  dépêche  une  commission  sur  les  lieux. 
On  acquiert  la  conviction  que  les  fouilles  avaient 
été  menées  non  par  le  gouvernement,  mais  par  des 
marchands  d'anliquilé  et  qu'aucun  inventaire  n'avait 
été  tenu  à  jour.  Il  y  avait  eu  des  additions,  des  sous- 
tractions, des  multiplications,  voire  même  des  divi- 
sions, toutes  les  règles  de  l'arithmétique!  Tel  tom- 
beau, indiqué  comme  ayant  fourni  cinquante  objets, 
n'en  avait  que  dix  quand  on  l'avait  ouvert.  D'où  ve- 
naient les  autres?  Mystère  et  discrétion. 

C'est  ce  défaut  de  surveillance  des  fouilles  qui  ôle 
souvent  toute  garantie  aux  affirmations  des  ven- 
deurs. Un  objet  antique  peut  être  d'une  authenticité 
indiscutable  sans  avoir  été  déterré  pour  cela  dans 
l'endroit  même  indiqué  par  l'inventeur.  Un  archéo- 
logue vendéen  d'une  rare  érudition,  Benjamin  Fillon, 
emporté  par  le  désir  peut-être  très  légitime  de  doter 
sa  province  d'une  page  d'histoire  sensationnelle,  n'a- 
t-il  pas  publié,  dans  son  bel  ouvrage  de  Poitou  et 
Vendée,  une  découverte  de  bijoux  antiques  à  Grues, 
où  jamais  il  n'en  fut  exhumé  ?  Mon  ami  regretté, 
l'aquafortiste  0.  de  Rochebrune,  eut  bien  de  la  peine 
à  pardonner  à  son  savant  collaborateur  de  lui  avoir 
fait  graver  ce  prétendu  trésor  vendéen,  qui  avait 
tout  bonnement  été  rapporté  des  bords  du  Rhin  par 
le  grand  marchand  d'antiquités  Charvet. 


Tout  récemment,  n'a-t-on  pas  prétendu  également 
que  le  fameux  trésor  de  Boscoreale,  au  Louvre,  était 
faux  et  que  les  plus  belles  pièces  avaient  été  fabri- 
quées à  Montmartre  ?  Oa  connaît  l'histoire.  "Vers 
1895^  des  ouvriers  mirent  à  jour  dans  la  villa  du  dé- 


LES  ANTIQUE.  41 

puté  Prisco,  au  pied  du  mont  \'ésuvc,  tout  un  trésor 
de  pièces  d'argenterie,  enfouies  depuis  dix-huit  siè- 
cles, avec  des  bijoux  en  or,  des  bracelets,  des  mon- 
naies à  reffigie  de  Néron,  de  Galba,  d'Olhon  et  autres 
empereurs  romains.  Le  Louvre  reculant  devant  le 
gros  prix  demandé  par  les  détenteurs,  le  baron  Ed- 
mond de  Rotschild  aclieta  quarante  et  une  pièces, 
couvertes  de  cendres  solidifiées  auxquelle-;  adhéraient 
encore  des  morceaux  d'étofîe.  II  les  fit  nettoyer  cl 
restaurer  par  M.  Alfred  André  et  les  offrit  au  Musée. 
C'était  un  cadeau  de  300 0(X)  francs. 

Ce  trésor  est-il  vrai?  Ce  trésor  est-il  faux?  Trans- 
former cette  dernière  s;  pp  sition  en  certitude  serait 
vraiment  téméraire.  Les  conservateurs  du  Louvre 
n'ont  jamais  douté  de  son  authenticité,  mais  ils  n'a- 
vaient pas  douté  non  plus  de  celle  de  la  tiare  et  leur 
conviction  n'est  peut-être  plus  une  raison  concluante. 

On  peut  le  dire  sans  crainte  de  se  tromper,  l'orfè- 
vrerie de  Boscoreale  est  meiveilleuse  de  beauté.  De 
telles  œuvres  d'art  ne  détonneraient  dans  aucun 
musée.  Quelques-unes  de  ces  pièces  seraient-elles 
plus  récentes  qu'il  faudrait  encore  remercier  M.  de 
Ivotschild  de  nous  les  avoir  conservées.  Mais,  à  notre 
avis,  on  a  eu  tort  de  s'alarmer.  Nous  sommes  bien  en 
présjnce  d'ai'genterie  ancienne,  et  s'il  s'est  glissé,  ce 
que  je  ne  puis  croire,  quelques  pièces  douteuses,  au 
milieu  d'exemplaires  irréprochables,  ce  n'est  pas  une 
raison  pour  rejeter  l'ensemble  en  bloc. 

Maintenant,  ces  patères,  ces  cratères,  ces  gobelets, 
cet  admirable  vase  aux  cigognes,  proviennent-ils  de 
Boscoreale  ?  C'est  une  autre  affaire.  Il  n'y  a  pas  qu'à 
1  hôtel  Drouotoù  l'on  fasse  des  ventes  de  «  rapport», 
où  l'on  exploite  la  notoriété  d'une  provenance  pour 
écouler  des  objets  qui,  sans  celte  étiquette  trom- 


4  2  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

peuse,  se  seraient  vendus  un  prix  moindre.  L'ar- 
genterie de  Boscoreale  est  composée  d'époques  et 

de  nationnlités  si  diverses,  ses  vases  portent  des  noms 
de  propriélaires  si  dilTcrents,  qu'il  a  fallu  supposer, 
pour  expliquer  leur  réunion,  des  goûts  de  collection- 
neur à  leur  dernier  possesseur.  A  mon  avis,  s'il  y  a  eu 
fraude  —  ce  qui  n'est  nullement  démontré  —  c'est  de 
ce  côte  qu'il  faut  la  chercher.  On  a  réellement  décou- 
vert des  vases  anciens  à  Boscoreale,  mais,  en  passant 
de  Naples  à  Paris,  le  trésor  a  recruté  sur  son  chemin 
des  renforls  inallendus.  Il  a  fait  boule  de  neige. 


Il  est  très  difficile  d'imiter  la  patine  de  l'orfèvrerie 
antique.  L'argent  qui  a  séjourné  1500  ans  dans  la 
terre  devient  sec  et  se  brise  comme  du  verre.  On  ne 
peut  malheureusement  chercher  à  le  plier,  sans  ôter 
toute  valeur  à  l'objet.  Le  plus  souvent,  s'il  était  vrai, 
il  casserait  net. 

Les  bijoux  en  or  sont  plus  aisés  à  copier  et  le  succès 
de  l'atelier  d'Olbia,  dont  le  directeur,  le  fameux  Hoch- 
mann,  trompa  le  musée  de  Berlin  et  le  plus  grand 
marchand  de  Londres,  est  là  pour  le  démontrer. 

A  Bome,  il  existe  un  atelier  où  l'on  fabrique  les 
bijoux  étrusques.  Ce  sont  des  ouvriers  venus  de  San 
Angelo  in  Vado,  héritiers  des  procédés  de  patience 
transmis  d'âge  en  âge,  qui  se  livrcnl  à  ce  travail.  La 
soudure,  réduite  en  limaille  impalpable,  est  exécutée 
avec  des  arséniates  au  lieu  de  borax  pour  fondants. 
Mais,  malgré  toute  l'habileté  des  fabricants,  ils  n'arri- 
vent pas  à  reproduire  ce  méandre  de  petites  granula- 
tions qui  courent  en  cordonnet  sur  la  plupart  des 
bijoux  étrusques. 


LES  ANTIQUES  43 

C'est,  du  moitTï,  ce  qu'avounit.  à  l'Académie  de= 
Inscriptions  ci  des  Belles  Lettres,  Alessandro  Castel 
lani,  le  grand  bijoutier  romain. 

Il  n'en  faut  pas  tant,  cependant,  pour  tromper  le 
amateurs  novices  et  les  archéologues  passionnés  qui 
voyagent  en  Italie  avec  l'idée  fixe  de  découvrir  la  pie 
au  nid.  Ceux-là  sont  pistés  dès  leur  premier  pas  sur 
la  terre  de  Virgile  et  de  Pulcinello.  Partout  oi!i  leur 
fantaisie  les  conduit,  ils  trouvent  à  point  nommé  de 
superbes  pièces.  Ils  rentrent  au  bout  de  quelques 
mois  se  croyant  pour  le  moins  riches  du  trésor  de 
Verres,  tandis  qu'ils  ne  ramènent  dans  leurs  pénates 
que  des  exemplaires  de  choix  de  la  fabrication  ro- 
maine contemporaine. 

Ù 

II  en  coûta  cher  au  collectionneur  Biardot,  dont  les 
dépouilles  opimes  furent  vendues  après  décès  et  par 
autorité  de  justice,  le  29  décembre  1904,  sous  la  dési- 
gnation, jusqu'alors  inusitée,  d'  «  orfèvrerie  de  style 
antique  ». 

Cet  amateur  imprudent  était  fils  d'un  ancien  entre- 
preneur de  travaux,  qui  donna  à  l'hôtel  de  Cluny  les 
grands  morceaux  d'architecture  du  jardin.  Brouillé 
avec  son  père,  il  part  pour  Naples,  s'y  marie,  et 
achète,  morceau  par  morceau,  des  antiquités  soi-di- 
sant volées  à  Pompéi.  Biardot  se  prive  de  tout,  se 
saigne  aux  quatre  membres,  couche  sur  la  paille,  et 
emploie  ses  dernières  ressources  à  devenir  proprié- 
taire de  si  belles  choses.  Très  fier,  il  rentre  à  Paris. 
Il  oITre  son  trésor  pour  deux  millions  au  Louvre.  On 
nomme  une  commission  composée  du  duc  de  Luynes, 
de  MM.  de  Wilte  et  de  Longpérier,  qui  vont  voir  les 


44  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

objets  rue  Saint-Benoît  et  les  déclarent  faux.  Il  y 
avait  dans  rensemble  des  choses  pyramidales,  un 
casque  copié  sur  le  modèle  des  casques  bavarois  avec 
la  gouttière  pour  mettre  la  chenille,  un  bas-relief  en 
argent  massif  représentant  les  trois  grâces,  avec  la 
signature  de  Praxitèle,  en  italien.  Les  déesses  por- 
taient des  feuilles  de  vigne!  Et  le  reste  à  l'avenant. 

Biardol  meurt  sans  avoir  perdu  sa  conviction  à 
raulhenlicilé  de  son  trésor,  et  sa  veuve  vend  la  col- 
lection une  quarantaine  de  mille  francs  à  un  intermé- 
diaire qui  la  promène  à  grands  frais  à  travers  l'Eu- 
rope, sans  arriver  à  la  placer.  Seul,  le  baron  Lionel 
de  R.,  à  Londres,  se  laisse  tenter  par  un  candélabre 
qu'il  achète  70000  francs,  mais  après  expertise  de 
Térudit  expert  Francks,  il  rend  l'objet  et  refuse  de 
payer  l'acquisition. 

Cette  collection,  mise  sous  séquestre  et  vendue 
par  autorité  de  justice,  fut  dispersée  par  le  marteau 
de  M^  Bonnaud,  assisté  de  l'expert  Williamson. 
Coupes,  rhytons,  aiguières,  lampes,  trépieds,  diadè- 
mes, canthares,  candélabres,  statuettes,  colliers, 
ceintures,  boucliers,  harnais  de  cheval,  bracelets, 
fd^ules,  slrigiles,  trouvèrent  acquéreurs.  Les  modèles 
ne  manquaient  pas  de  grûce,  et  puis  n'étaient-ils  pas 
déjà  un  peu  antiques,  puisqu'ils  dataient  de  1850? 
On  réalisa  la  somme  modeste  de  4  268  fr.,  avec, 
comme  plus  forte  enchère,  le  prix  de  300  fr.  pour 
un  rhython  en  forme  de  tête  de  chevreuil.  Les  frais 
de  salle  et  de  catalogue  furent  à  peine  couverts. 

Il  y  a  la  roche  Tarpéienne  dans  le  Capitole  de  bhô 
tel  de  Bouillon  1 


ARMES  ET   ARMURES 


Quelle  élalt  l'armure  de  Jeanne  d'Arc  ?  —  La  croisetle  de 
Lilini.  —  Ancien  musée  de  saint  Thomas  d  Aquin.  —  Ana- 
chronismes  du  catalogue. —  Colle  de  mailles  de  Monaldeschi. 

—  Cénolaphe  apocryphe.  —  L'armure  des  quatre  points  cardi- 
naux.—  Consultation  sur  l'armurerie. —  Poignards  espagnols 
d'Auvergne.  —  Epée  de  Cambronne,  flamberge  de  l'amiral 
de  Bossu,  giberne  de  la  Tour  d'Auvergne.  —  Monographie 
de  lépée.  —  Corpus   delicti  !  —  La  confusion  des  poinçons. 

—  Surdécoration  et  reconstitution.  —  Modernes  batteurs  de 
plate.  —  L'armure  de  Randcar  et  celle  d'IIorace  Walpole.  — 
L'artiste  Gauvin.  —  Aux  disciples  de  sainte  Barbe. 

Quelle  était  l'armure  de  Jeanne  d'Arc  ? 

Les  peintres  n'hésitent  pas,  les  sculpteurs  encore 
moins.  Tous  la  représentent  armée  de  pied  en  cap  el 
montant  hardiment  uu  dexlrier  caparaçonné  d'acier. 

Qu'en  savent-ils  ? 

On  lit  sous  la  date  1490,  dans  YLiventaire  du 
cliàteau  d'Aniboise  «et  des  anciennes  armures,  que  de- 
tout  temps  ont  esté  gardées  par  les  Roys  defTunts- 
jusqu'à  présent  »  :  «  Harnoys  de  la  Pucelle,  garnis  de 
garde  braz,  d'une  paire  de  mytons  et  d'un  abillement 
de  teste  où  il  y  a  ung  gorgerez  de  maille,  le  bord 
doré,  le  dedans  garny  de  satin  cramoisy,  doublé  de 
mesme.  » 

Peut-on  se  fier  à  cette  description  qui  date  de  G8  ans 
après  le  supplice  de  Jeanne,  ou  baser  des  certitudes 


40  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

sur  des  estampes  d'un  siècle  après,  gravées  par  des 
artistes  qui  ne  l'avaient  jamais  vue? 

Quant  aux  historiens,  ils  restent  d'une  imprécision 
certaine.  Ouiclierat,  Vallet  de  Viriville,  Ch.  Lemire, 
Desnoyers,  ne  sont  pas  d'accord.  Ils  citent  des  docu- 
ments qui  se  contredisent  les  uns  et  les  autres. 

Poser  la  question  ce  n'est  donc  pas  la  résoudre. 
Sans  doute  parce  qu'elle  ne  peut  pas  être  résolue  et 
qu'elle  s'enveloppe  de  troublantes  hypothèses,  après 
un  examen  approfondi. 

Il  est  certain  que  la  bergère  de  Domrémy  quitta  la 
robe  à  Vaucouleurs,  fit  couper  ses  cheveux  en  «  sé- 
bile »,  revêtit  des  vêtements  d'homme  pour  coucher 
«  à  la  paillade  »  afin  de  défendre  plus  aisément  sa 
chasteté,  si  elle  était  faite  prisonnière.  Cela  est  acquis 
et  nous  n'allons  pas  contre. 

Les  vieilles  chroniques  racontent  que  Jeanne 
d'Arc  portait  un  gippon  (pourpoint)  qui  lui  tombait 
jusqu'aux  genoux  et  se  rattachait  à  des  chausses 
en  housseaux  de  cuir  par  de  fortes  aiguillettes. 
C'était  presque  une  de  ces  combinaisons  tout  d'une 
pièce,  adoptées  récemment  par  les  Américaines. 

Quand  la  vierge  inspirée  rejoignit  ie  roi  à  Chinon, 
elle  n'avait  pas  dix-neuf  ans.  Ses  formes  féminines 
n'atteignaient  pas  encore  tout  leur  épanouissement. 
Pouvait-on  songer  à  la  revêtir  d'un  équipement  de 
luxe?  Il  aurait  fallu  plus  d'une  année  pour  le  lui 
préparer.  Puis,  il  eût  été  si  lourd  qu'en  tombant 
de  cheval,  elle  n'aurait  pas  pu  se  relever.  Il  est  plus 
probable  que,  pour  protéger  sa  poitrine  contre  les 
traits  des  arbalétriers,  le  roi  lui  fit  donner  quelques 
pièces  de  l'armure  d'un  jeune  cadet.  Aussi  la  somme 
de  cent  livres  tournois  versée,  d'après  les  comptes, 
à  un  maître  armurier,  sur  laquelle  s'appuient  cer- 


ARMES  ET  ARMURES  47 

tains  historiens,  pourrait  bien  no  s'appliquer  qu'à  des 
ajustements  faits  à  la  hàle  à  la  taille  de  la  Pucelle- 

L'héroïne  n'avait  certainement  pas  la  salade  ou 
casque  conique  dont  on  la  dotée.  Elle  se  coiffait  pour 
combattre  d'un  simple  chapel  de  fer,  sans  masque  ni 
bavière,  sur  lequel  se  brisa  une  pierre  au  siège  de 
Jargeau.  Cuirassée,  elle  devait  lètre  comme  insigne 
du  commandement,  avec  une  courte  jupe,  huque 
bleue  ou  vermeille,  à  moins  qu'elle  n'ait  adopté  le 
jaseran  ou  cotte  de  mailles.  Du  reste,  qui  aurait  pu 
s'en  rendre  compte  à  l'époque  où  l'usage  était  sou- 
vent de  revêtir  un  habillement  par  dessus  le  har- 
nais de  guerre? 

Mais,  cuirasse  ou  jaseran  admis,  se  garantissait- 
elle  davantage  par  des  brassards,  des  cuissards  et 
des  solerets,  ces  souliers  de  fer  articulés  ?  Il  est  per- 
mis d'en  douter,  puisqu'elle  fut  blessée  à  la  cuisse 
et  que  ses  historiens  parlent  de  manches  collantes 
avec  des  crevés  gris,  et  affirment  que  l'archer  qui  fit 
Jeanne  prisonnière  à  Compiègne,  le  24  mai  1430,  dut 
la  tirer  à  bas  de  son  cheval  par  son  long  habit. 

^'ous  comprendrez  que,  personnellement,  devant 
de  telles  incohérences,  il  me  soit  impossible  de  me 
faire  une  conviction  me  donnant  toute  satisfaction. 

Il  est  vrai  que  la  noble  viclime  de  Rouen  déposa 
elle-même  ainsi  dans  son  procès  : 

Interrogée  quelles  armes  elle  olTry  à  Saint-Denis  :  respoml 
que  ung  blanc  harnais  entier  à  ung  homme  d'armes  avec 
une  espée,  et  les  gaigna  devant  Paris. 

Cet  holocauste  n'était  vraisemblablement  repré. 
sente  que  par  une  dépouille  opime  enlevée  aux  An- 
glais et  reprise  lors  de  leur  retour  offensif,  quelques 
jours  après,  sur  l'ordre  de  l'évèque  de  Thérouanne. 


43  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

L'épée  seule  demeura  au  trésor  de  l'abbaye.  Elle  y 
était  encore  au  xvn^  siècle  où  Félibien  la  vit,  mais  on 
discutait  beaucoup  alors  son  authenticité.  Elle  y  resta 
néanmoins  jusqu'au  12  novembre  1793,  date  où  elle 
fut  présentée  à  la  Convention  et  bridée  maladroite- 
ment à  la  Commission  des  Aits. 

Problème  que  lalgcbre  ne  saurait  résoudre. 
Qu'est  devenue  cette  lame  glorieuse  ?  Est-ce  bien 
elle  que,  sous  le  nom  de  «  Croiselle  de  Jeanne 
d'xVrc  »,  nous  vîmes  figurer  à  la  main  de  l'amazone 
Litini  dans  une  pantomime  célèbre  de  l'ancien  Hip- 
podrome ? 

Vous  ne  le  croyez  pas,  ni  moi  non  plus. 

t 

Sous  Louis-Philippe,  on  put  supposer  que  l'armure 
de  la  Pucellc  était  revenue  dans  sa  bonne  ville  de 
Paris,  car  le  Musée  d'Artillerie  la  menlioiMiait  dans 
son  catalogue  officiel. 

Je  n'invente  rien  et  je  précise. 

Place  Saint-Thomas  d'Aquin,  à  l'ancien  couvent 
des  Dominicains  qui,  jusqu'en  1871,  abrita  les  collec- 
tions d'armes  jadis  enfermées  à  la  Bastille,  on  pou- 
vait voir,  sous  le  no  14,  l'armure  que  la  «jeune  guer- 
rière »  avait  déposée  à  Saint-Denis  et  que  les  Anglais, 
dans  leur  fuite  précipitée,  avaient  abandonnée  à  Paris. 
Elle  figure  encore  aujourd'hui  sous  le  n''  G.  178. 

C'est  une  superbe  pièce  de  fabrication  milanaise, 
complètement  fermée  pour  servir  au  combat  en 
champ  clos.  La  saignée  des  bras  est  couverte  de 
lames  articulées.  Les  cuissards,  articulés  par  devant 
jusqu'à  mi-cuisse,  sont  par  derrière  faits  de  lames 
sur  toute  leur  loncrueur.  Le  siège  mobile  recouvre  le 


ARMES  ET  ARMURES  49 

garde  reins  et  les  cuissards.  L'armeL  est  percé  d'un 
grand  nombre  de  petits  trous  pour  la  vue.  C'est  une 
armure  d'homme.  Une  large  brayelle,  qui  faisait  lant 
rire  M'"«  d'Ahranlès,  ne  permet  pas  d'en  douter.  Son 
style  la  classe,  comme  époque  de  fabrication,  dans 
la  première  moitié  du  xvi''  siècle. 

Voilà  l'armure  de  Jeanne  d'Arc,  suppliciée  en 
1431  !  Bien  entendu,  on  a,  depuis  longtemps,  fait 
disparaître  léliquette.  Mais  jadis,  pour  les  vieux  gar- 
diens, conservateurs  jaloux  de  la  tradition,  elle  resta 
toujours  la  relique  de  la  libératrice  de  la  France.  Une 
consigne  sévère  leur  défend  heureusement  de  conti- 
nuer à  perpétuer  la  légende  dans  le  public. 


Ah  !  l'on  n'était  pas  difficile  à  l'époque  romantique 
sur  les  attributions  d'armures  ! 

La  Panoplie  de  Carré  et  le  catalogue  de  1831  ri- 
valisent de  conjectures  plus  invraisemblables  les  unes 
que  les  autres.  Brochant  par  là-dessus,  M"*=  Caro- 
line Xaudet  grava  en  1837,  dans  le  Recueil  de  T.  de 
Jolimont  et  J.  Cagniet,  les  plus  belles  pièces  du  mu- 
sée en  leur  conservant  leurs  illustres  provenances. 

On  y  voit,  sous  le  nom  de  Jean  Boucicaut,  mort 
en  1421,  une  pièce  de  la  seconde  moitié  du  xvi«  siècle  , 
sous  celui  de  Godefroy  de  Bouillon,  chef  de  la  pre- 
mière croisade,  mort  en  1100,  une  armure  italienne 
décorée  de  repoussés  dorés  dans  le  goût  de  Jules 
Romain.  On  y  rencontre,  désignée  comme  «  espadon 
du  tempsde  Philippe  Auguste  »  (1180-1223),  une  épée 
suisse  à  deux  mains,  et  comme  «  la  plus  noble  arme 
des  Français  qui  servait  de  sceptre  au  premier  roi  de 


■.0  TRUCS  ET  TRUQUF.URS 

France  »,  une  corsèquc,  dite  chauve-souris,  du  début 
du  XVI*  siècle. 

M"«  Xaudet  n'a  pas  gravé,  et  c'est  grand  dommage, 
larmure  de  Bavard,  où  l'on  a  reconnu,  depuis,  le 
chiffre  et  la  devise  des  ISIédicis,  ni  celle  de  Renaud 
de  ^lontaiiban,  un  des  quatre  fds  Aymon,  ni  cellî 
de  Roland,  neveu  de  Charlemagne,  magnifique  tra- 
vail milanais  de  la  première  moitié  du  xvi^  siècle, 
portant  la  devise  «Amour  ne  peult  ou  rigueur  veult». 

Je  dois  ajouter,  pour  être  sincère,  que  le  rédacteur 
du  catalogue  de  1831  émettait  certains  doutes  sur 
ces  deux  dernières  pièces  et  qu'il  ne  les  croyait  pas 
plus  anciennes  que  le  «  treizième  siècle  »  ! 

Le  catalogue  actuel  a  fait  table  rase  de  toutes  ces 
fantaisies.  On  peut  s'y  fier,  c'est  un  trésor  d'érudition. 


La  science  des  armes  anciennes,  en  effet,  a  fait 
des  progrès.  Aujourd'hui,  nous  sommes  plus  pru- 
dents dans  nos  attributions.  Mais  le  respect  des  re- 
liques aidant,  nous  rendons  encore  un  culte  usurpé 
à  bien  des  trophées  historiques  qui  seraient  fort  en 
peine  de  faire  leurs  preuves  d'authenticité. 

Croyez-vous  à  l'épée  que  Cambronne  portait  à  Wa- 
terloo ?  Elle  est  à  Nantes,  au  musée  Dobrée.  Toute 
fluette,  avec  une  poignée  de  nacre,  bonne  tout  au 
plus  pour  un  académicien.  Ce  n'est  pas  avec  une 
arme  de  théâtre  que  le  général  intrépide  commandait 
sa  vieille  garde  ! 

Acceptez-vous  davantage  l'épée  de  l'amiral  de  Bossu, 
que  les  Hollandais  conservent  à  Enckuisen,  en  sou- 
venir de  leur  victoire  sur  le  chef  de  l'armada  espa- 
gnole ?  Je  me  figure  difficilement  un  amiral  maniant, 


ARMES  ET  ARMURES  51 

sur  le  pont  de  son  navire,  une  épée  de  reître  à  deux 
mains. 

Que  dites-vous  de  la  djebira  algérienne  du  musée 
de  Dinan,  qui  passe  pour  la  giberne  de  La  Tour 
dAuvergne,  le  premier  grenadier  de  France  ? 

Ajoutez-vous  foi  aux  couteaux  de  Jacques  Clément, 
aux  arquebuses  de  Charles  IX,  aux  poignards  de 
Ravaillac,  aux  casques  perforés  du  connétable  Anne 
de  Montmorency,  aux  bâtons  du  prince  de  Condé, 
aux  glaives  du  bourreau  qui  décapita  Marie  Stuart, 
(jue  l'on  trouve  dans  certaines  collections  particu- 
lières?—  Pourquoi  pas,  alors,  la  Durandal  de  Roland 
à  Ronceveaux? 


En  fait  d'armes  authentiques,  le  scepticisme  s'im- 
pose et  je  vais  essayer  de  vous  en  fournir  un  exemple. 

Vous  êtes  certainement  allé  à  Fontainebleau  et 
vous  avez,  après  ou  avant  la  promenade  en  forêt, 
visité  son  admirable  château,  ce  glorieux  monument 
dont  on  peut  dire  sans  exagération  qu'il  représente 
quatre  cents  ans  d'histoire  de  France.  Que  de  souve- 
nirs y  flottent  épars  !  Et  l'efflorescence  artistique 
qu'y  fit  naître  François  I^''  pour  décorer  ses  somp- 
tueuses galeries  !  Et  les  adieux  de  Napoléon  I",  ce 
génie  militaire  qui,  pour  agrandir  ses  états,  comptait 
pour  rien  la  vie  de  ses  sujets!  Et  le  spectre  deMonal- 
deschi  condamné  à  mort  et  tué  sans  pitié  par  des 
spadassins,  sur  les  ordres  de  sa  royale  amante!  Vous 
les  connaissez  les  admirables  peintures  du  Prima- 
tice,  le  guéridon  de  l'abdication  du  conquérant 
vaincu  et  le  socle  où  se  dressent  l'épée  et  la  cotte  de 


52  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

mailles  du  courtisan  de  la  reine  Chrisîine,  sacrifié 
par  son  implacable  jalousie. 

Ces  temps  derniers,  dans  une  récente  visite  au 
chûteau,  j'ai  voulu  revivre  ce  sombre  drame  qui  a 
laissé  sa  trace  par  deux  larges  blessures,  sur  la 
tunique  de  mailles  impuissante  à  protégsr l'infor- 
tuné. La  foule  entourait  le  calvaire.  Le  gardien  réci- 
tait par  cœur  les  détails  de  la  sanglante  journée  du 
IG  novembre  1657.  Du  doigt  il  indiquait  l'inscrip- 
tion: 

Epêe  et  coite  de  mailles,  dite  secrète,  que  portait  Je 
marquis  de  Monaldeschi. 

Je  frémissais,  je  l'avoue.  Il  me  sembla  voir  se  sou- 
lever les  mailles  sous  les  dernières  palpitations  de  la 
malheureuse  victime.  L'émotion  rne  gagna  peu  à 
peu.  Une  avide  curiosité  m'attira  vers  ie  trophée  fu- 
néraire. 0  surprise!  Une  réaction  se  produisit  dans 
mon  esprit.  Avec  la  rapidité  de  l'éclair  un  doute  poi- 
gnant m'envahit.  Trop  de  mise  en  scène!  Les  deux 
trous  béants  de  la  chemise  de  fer  étaiént-ils  bien 
authentiques  ?  N'était-ce  pas  là  encore  une  de  ces 
erreurs  historiques  auxquelles  nul  ne  songe  à  arra- 
cher ses  voiles  ? 

«  Fiat  lux  !  me  dis-je,  en  sortant  du  château.  Libre 
aux  autres  de  croire  à  une  chimère.  Mais  il  ne  me 
convient  pas  de  m 'attendrir,  peut-être  une  fois  de 
plus,  devant  le  piédestal  de  l'imposture.  J'en  aurai 
le  cœur  net  ».  Voici  ce  que  m'a  révélé  mon  enquête  : 

Le  père  Lebel,  supérieur  des  Mathurins,  a  raconté, 
dans  tous  ses  détails,  le  drame  de  Fontainebleau,  Il 
assistait  le  marquis,  gardé  à  vue  dans  la  galerie.  Et 
de  temps  à  autre,  il  allait  implorer  l'implacable  sou- 


ARMES  ET  ARMURES  S3 

veraine.  De  sa  relation,  il  ressort  que  JMonaldeschi 
se  protégeait  sous  son  pourpoint  par  une  cotte  de 
mailles,  pesant  neuf  livres,  et  bordée  d'un  collet  sur 
lequel  vint  s'amortir  le  coup  de  laiile  qui  devait  le 
décapiter.  Mais  bien  loin  de  se  laisser  déchirer  en 
deux  endroits,  comme  celle  qu'on  nous  montre  au- 
jourd'hui, la  chemise  de  fer  faussa  l'épée  des  assas- 
sins sans  se  laisser  entamer,  et  il  fallut  un  coup  de 
poignard  à  la  gorge  pour  achever  la  criminelle 
besogne. 

Le  corps  de  JMonaldeschi  fut  immédiatement  mis 
en  bière  et  enterré  deux  heures  après  à  l'église 
d'Avon  011  l'on  voit  encore  sa  pierre  tombale.  Les 
religieux  malhurins  déposèrent  ses  armes  dans  leur 
bibliothèque  et  les  curieux  furent  admis  à  les  con- 
templer jusqu'aux  troubles  de  1793.  Le  couvent  fut 
démoli  en  1820. 

Telle  est  la  part  historique.  L'amant  de  Christine 
portait  une  cotte  de  mailles,  sous  ses  vêtements.  Fen- 
dant plus  de  cent  cinquante  ans,  les  religieiix  en 
montrèrent  une  qu'ils  disaient  être  la  sienne,  mais 
dont  il  ne  fut  gardé  aucune  image. 


Voyons  maintenant  si  celle  que  l'on  conserve  dans 
la  galerie  de  Diane  peut  avoir  appartenu  à  Monal- 
deschi. 

Tout  d'abord,  sommes-nous  bien  en  présence  de 
la  fameuse  relique  possédée  par  le  couvent  des  Ma- 
thurins?  C'est  possible,  mais  rien  ne  le  prouve. 

Après  la  Révolution,  Napoléon  fonda  à  Fontaine- 
bleau une  Ecole  militaire.  Le  trophée  put  y  rester  de 
1802  à  1808,  mais  ce  n'est  qu'une  hypothèse.  Il  faut 


54  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

admeltre,  cependant,  qu'il  fut  transféré  à  Saint-Cyr 
avec  le  maté. ici  de  la  première  époque,  bien  ([uat  - 
cun  registre  d'entrée  ne  l'indique,  car,  en  1857,  nou^ 
retrouvons  sa  trace  au  IMusée  d'artillerie  de  Sainl- 
Thomasd'Aquin,  avec  une  note  indiquant  que  Saint- 
Cyr  le  lui  avait  versé.  Plus  lard,  en  1861,  on  le  remet 
aux  Tuileries,  où  l'Empereur  le  réclame  pour  le 
faire  figurer  dans  le  musée  d'armes  quil  organisait 
à  Pierrefonds.  C'est  de  là  qu'il  vint  occuper  au 
palais  de  Fontainebleau  le  piédestal  où  on  l'exhibe 
aujourd'hui,  au  grand  frémissement  des  touristes. 

Les  souvenirs  de  j\Ionaldeschi  auraient-ils  pris  un 
chemin  de  traverse  au  milieu  de  leurs  nombreuses 
pérégrinations,  pour  être  substitués  à  d'autres  moins 
authentiques  ?  Nous  trouvons,  en  effet,  un  second 
itinéraire.  Un  ancien  fonctionnaire  du  Palais  de 
Fontainebleau  affirme  qu'avant  1834,  les  deux  objets 
figuraient  déjà  au  Musée  d'artillerie,  place  de  Saint- 
Thomas-d'Aquin.  A  celte  date,  Louis-Philippe  les 
aurait  fait  remettre  à  Fontainebleau,  qu'ils  n'auraient 
pas  quitté  depuis  cette  époque. 

Le  temps  me  manquant  pour  pousser  plus  loin 
mon  enquête,  d'autres  feront  les  recherches  néces- 
saires pour  établir  la  vérité.  J'en  resterai  aux  conjec- 
tures que  me  suggèrent  ces  deux  versions  contradic- 
toires et  j'étudierai  la  question  sous  une  autre  face. 


Au  premier  coup  d'œil,  pour  un  amateur  exercé,  la 
cotte  exhibée  fait  songer  à  celle  d'un  homme  d'armes 
du  moyen  âge,  bien  plus  qu'à  celle  d'un  seigneur 
italien  du  xvii*  siècle.  Ses  larges  mailles,  rompues 
par  deux  ouvertures  à  fourrer  le  poing,  font  mal  au- 


ARMES  ET  ARMURES  55 

gurer  des  armuriers  qui  l'ont  fabriquée.  Bref,  la  dé- 
fiance commence  quand  on  scrute  le  tricot  de  fer  et 
l'on  arrive  à  celte  conclusion  : 

La  cotte  de  Monaideschi  n'est  pas  du  xvn"  siècle. 
Ses  larges  mailles  la  l'ont  remonter  au  moins  au  xv* 
siècle. 

Consultez  tous  les  musées  d'artillerie  :  ceux  dos  In- 
valides à  Paris,  du  Belvédère  à  Vienne,  de  la  Tour  de 
Londres,  de  l'Ameria  real  de  ^Madrid  et  de  Tzarkoïé- 
Selo  en  Russie,  vous  verrez  ce  qu'étaient  les  colles 
de  1657,  orientales  ou  européennes.  Dans  certaines, 
le  tissu  était  si  serré  qu'aucune  pointe  ne  pouvait 
passer  au  travers.  Pourquoi  Monaideschi  se  fùt-il 
chargé  d'une  tunique  à  maillons  aussi  larges  ?  Elle 
Teût  fatigué  inutilement  sans  le  mettre  à  l'abri  des 
stylets,  dont  la  lame  triangulaire  pouvait  passer  à 
travers,  comme  un  doigt  dans  du  beuire.  D  ailleurs, 
toutes  les  cottes  duxvii^  siècle  avaient  un  collet  mon- 
tant, généralement  d'une  maille  solide,  destiné  à  pro- 
téger l'encolure  des  coups  de  taille.  Celle  de  Monai- 
deschi, nous  le  savons,  par  le  père  Lebel,  portait 
ce  collet.  La  pièce  qu'on  nous  montre  à  Fontainebleau 
n'en  a  pas  trace. 

Et  ces  deux  trous  sinistres  ?  Que  vous  en  semble  ? 
Un  coup  de  stylet  rompt  une  seule  maille,  et  en 
écarte  quatre.  Rien  de  plus.  Mais  que  veulent  dire  ces 
grandes  déchirures  ?  Monaideschi  mort,  les  assassins 
ne  se  sont  pas  acharnés  à  dépecer  son  jaseran,  et  ce 
n'est  pas,  croyons-nous,  les  xMathurins  qui  auraient 
eu  intérêt  à  détériorer  leur  relique.  Une  cotte  qui  se 
déchire  comme  un  pourpoint  de  velours  !  C'est  une 
injure  gratuite  d'attribuer  auxarmuriers  milanais  de 
1 057,  chez  qui  l'amant  de  Christine  avait  dû  se  fournir, 
un  si  piètre  travail  1 


53  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Quant  à  Icpée,  c'est  encore  pire.  A  Tcpoque  du 
diame,  on  portait  des  armes  à  gardes  multiples  ou  à 
coquille,  des  rapières,  comme  on  les  appelle  commu- 
nément. Celle  de  la  Galerie  de  Diane  est  d'une  forme 
qui  remonte  à  la  première  moitié  du  xvi^  siècle,  et, 
particularité  qui  nous  a  été  signalée  par  j\I.  Ch.  Buttin, 
un  des  érudils  les  plus  versés  dans  l'étude  des  armes 
anciennes,  la  fusée  a  été  refaite  à  une  époque  mo- 
derne. Or,  l'arme  de  Monaldeschi  devait  être  intacte. 
A-t-elle  travaillé  depuis  sa  mort  au  point  d'exiger 
le  remplacement  de  la  fusée  ?  Donc,  l'épée,  comme 
la  cotte,  est  apocryphe.  Elle  pourrait  même  n'être 
qu'une  vulgaire  arme  de  théâtre,  car  elle  n'a  pas,  à 
son  talon,  cette  portion  rélrécie,  émoussée  sur  les 
tranchants,  que  les  Espagnols  nommaient  ricasso  et 
qui  servait  à  appuyer  deux  doigts. 

Vous  me  direz  :  «  Et  les  véritables  armes  de  Monal- 
deschi, que  sont-elles  devenues?  »  Ça,  je  l'ignore. 
Mais  le  mot  de  l'énigme  est  peut-être  à  Avon.  Si  l'on 
faisait  ouvrir  la  tombe  de  Monaldeschi,  ce  qui  n'a  pas 
étéfait,  je  crois,  depuis  le  père  Lebel,  on  verrait,  je  pré- 
sume, comment  était  armé  l'amant  de  Christine.  Tout 
porte  à  croire,  en  effet,  que  les  Mathurins  l'ont  en- 
terré sans  le  dévêtir  et  qu'ils  se  sont  procuré,  dans 
la  suite,  pour  attirer  les  visiteurs  à  leur  couvent,  quel- 
que vieille  armure  hors  d'usage,  dont  ils  ont  fait  la 
cotte  de  mailles  de  Monaldeschi.  Ce  ne  serait  pas  la 
première  fois  que  des  artisans  de  fiction  auraient  mis 
ainsi  à  profit  la  crédulité  humaine. 


Pendant  que  nous  sommes  aux  armures,  perle  des 
collections,  orgueil  des  musées,  rêve  caressé  souvent 


ARMES  ET  ARMURES  57 

en  vain  par  tant  d'amateurs,  voyons  un  peu  ce  qu'en 
ont  fait  nos  modernes  liâl^leurs.  Hélas  !  ce  n'est  plus 
d'attributions  erronées  qu'il  est  question  aujourd'hui. 
Ces  admirables  pièces  à  l'épreuve  des  armes  de  jet 
et  des  balles  d'arquebuse  n'ont  pu  résister  aux  atta- 
ques réitérées  des  rcîtres  de  la  contrefaçon.  On  fabri- 
que aujourd'hui  une  panoplie  complète  comme  le 
plus  habile  «  plalner  »  d'Allemagne.  On  imite  l'ini- 
mitable ! 

Rien  n'est  plus  rare  qu'une  armure  ancienne.  Il 
n  en  est  venu  aucune  jusqu'à  nous  du  xiv^  siècle,  pas 
une,  pour  ainsi  dire,  de  la  première  moitié  du  xv^ 
siècle  et  un  très  petit  nombre  de  la  seconde  moitié. 
Quant  aux  armures  comprises  entre  1490  et  1510,  ce 
sont  les  rara  avis  de  la  collection.  Comment  voulez- 
vous  que  les  armuriers  de  la  seconde  moitié  du  xvi" 
siècle  et  du  début  du  xvii^  siècle  aient  laissé  assez  de 
chefs-d'œuvre  pour  satisfaire  à  l'insatiable  curiosité 
des  collectionneurs  des  deux  mondes  ? 

D'ailleurs,  ne  l'oublions  pas,  les  armures,  même 
les  plus  communes,  coûtaient  fort  cher  à  l'époque. 
Leur  valeur  en  métal  était  suffisante  pour  qu'on  les 
rebattît  continuellement  à  la  mode  du  jour  et  suivant 
la  taille  de  leurs  propriétaires  successifs,  au  hasard 
des  héritages  et  des  guerres. 

Il  n'y  avait  donc  pas,  à  proprement  parler,  de 
vieilles  armures,  et  le  nombre  des  modèles  qui 
auraient  pu  venir  jusqu'à  nous  s'en  trouve  réduit 
d'autant. 

Heureusement,  les  successeurs  des  Tard-venus 
du  moyen  âge  ont  mis  bon  ordre  à  cette  disette. 
Armures  de  joutes  en  acier  repoussé  et  ciselé,  cou- 
vertes d'arabesques  dorées,  armures  allemandes 
M  maximiliennes  »,  gravées  à  l'eau  forte,  armures. 

3. 


58  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

milanaises  pour  le  combat  à  pied,  harnais  blancs 
passés  au  clair  de  la  gendarmerie  de  François  P"", 
que  de  réparations,  de  substitutions,  de  mystères 
vous  recelez  dans  vos  vastes  flancs,  profonds  et  muets 
comme  des  tombeaux! 


L  n  collectionneur  de  primo  cavtello,  dont  TArmeria 
fait  aujourd'hui  l'ornement  d'un  musée  transatlanti- 
que, vit  un  jour  chez  un  marchand  parisien  un  plas- 
tron d'armure,  repoussé  et  doré,  de   toute  beauté. 

—  Monsieur  le  comte,  lui  dit  l'antiquaire,  cet  objet 
vient  d'un  château  d'Allemagne,  où  l'armure  com- 
plète était  signalée  au  xvni^  siècle  par  tous  les  ar- 
chéologues, mais  des  héritiers  imbéciles  se  sont  par- 
tagé la  panoplie,  et  on  ignore  maintenant  le  sort  des 
autres  pièces. 

Le  collectionneur  sans  marchander  paya  la  for(e 
somme  pour  le  plastron  et  engagea  son  vendeur  à 
faire  quelques  recherches  pour  retrouver  le  reste  de 
l'armure. 

Par  un  hasard  miraculeux,  on  dénicha  à  Prague 
la  dossière,  les  coudières,  les  grègues.  Le  comte  en- 
chanté envoya  le  chèque.  De  Londres,  un  marchand 
de  la  City  écrivit  qu'il  avait  l'armet,  les  épaulières  et 
les  brassards.  Nouvelle  surprise  et  nouveau  chèque. 
A  Turin,  on  retrouva  les  gantelets,  les  solerets  et  le 
garde-reins.  L'achat  se  fit  par  télégramme. 

Enfin,  pièce  à  pièce,  la  superbe  armure  se  retrouva 
toute  montée  dans  la  galerie  de  l'heureux  collection- 
neur. Il  l'avait  payée,  par  fractions,  300000  francs,  à 
peu  près  le  double  de  ce  qu'on  aurait  pu  demandei* 
d'un  seul  couppour  l'armure  entière.  Mais  plaie  d'ar- 
gent n'est  pas  mortelle,  et  la  vue  de  son  trophée,  à 


ARMES  ET  ARMURES  59 

la  place  d'honneur  de  son  musée,  lui  fit  oublier  la 
douloureuse  saignée. 

Quelques  jours  plus  tard,  l'amateur  convia  ses  amis 
à  admirer  la  merveille.  Ils  s'extasièrent.  Les  compli- 
ments tombèrent  dru  comme  grêle. 

—  Vraiment,  dit  l'un  deux,  faisant  chorus  avec  le 
cénacle,  voilà  un  ensemble  digne  de  figurer  au  Lou- 
vre, à  côté  du  bouclier  et  du  casque  émaillés  de 
Charles  L\. 

Cependant,  il  y  a  toujours  des  envieux,  semblables 
aux  hiboux,  qui  ont  horreur  du  soleiL  Aussi  quelques 
dénigrements  aigre-doux  d'un  ou  deux  jaloux,  que 
la  trouvaille  offusquait,  complétèrent,  comme  il  sied, 
le  triomphe. 

Seul  se  tint  sur  la  réserve  un  jeune  érudit,  formé 
à  l'école  des  Saglio,  des  Rewbell,jdes  Bultin,  des  Ba- 
chereau  et  de  M.  Maurice  Maindron,  qui  forge,  cisèle, 
grave  et  a  écrit  un  bon  livre  sur  les  Armes. 

—  Eh  bien  !  mon  cher  Lecurieux,  fit  le  noble  col- 
lectionneur, en  lui  frappant  doucement  sur  l'épaule, 
vous  ne  me  donnez  pas  votre  avis?  Comment  trou- 
vez-vous mon  armure? 

—  Superbe,  monsieur  le  comte,  s'écria  bien  haut 
l'avisé  critique. 

Et  plus  bas  : 

—  Quand  vos  amis  seront  partis,  je  vous  dirai,  en 
tète  à  tête,  ce  que  j'en  pense. 

Intrigué  et  vaguement  inquiet,  le  collectionneur 
laissa  s'éloigner  ses  visiteurs.  Puis,  resté  seul  avec 
l'expert,  il  linvila  à  parler. 

—  Monsieur,  commença  Lecurieux,  je  crains  fort 
que  vous  n'ayez  été  mystifié.  Mais,  avant  de  pronon- 
cer un  arrêt  définitif,  nous  allons,  si  vous  le  voulez 
bien,  disséquer  ensemble  votre  armure. 


60  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

J'ai  cru,  tout  d'abord,  je  vous  l'avouerai,  à  une 
reproduction  galvanoplastique  en  cuivre  aciéré  par 
le  procédé  de  Ihéliolypie  comme  celle  qu'a  faite  la 
maison  Chrislofle  pour  l'armure  authentique  d'Henri  II 
exposée  dans  la  galerie  d'Apollon,  au  Louvre,  depuis 
1828.  Mais  il  n'y  a  pas  à  s'y  tromper.  Ce  n'est  même 
pas  un  de  ces  estampages  à  la  matrice  que  l'on  mar- 
tèle après  coup,  pour  faire  croire  à  un  travail  ancien. 
On  vous  a  fait  l'honneur  du  grand  jeu. 

—  A  moi  ?  on  n'aurait  pas  osé  ! 

—  N'importe,  je  me  méfie.  A  première  vue,  la 
silhouette  dénote  je  ne  sais  quoi  de  maladroit,  de 
dissonant,  de  mal  équilibré.  Les  assemblages  sont 
loin  d'être  parfaits.  La  patine  ne  m'inspire  pas  con- 
fiance. La  rouille  non  plus. 

—  Halte-là  !  je  vous  arrête.  Je  connais  assez  les 
armes  pour  savoir  que  ce  magnifique  ton  d'un  bleu 
noir  ne  s'imite  pas. 

—  Vous  croyez  ?  L'encre  lithographique,  l'acide 
murialique,  un  séjour  suffisant  dans  le  fumier 
donnent  pourtant  d'excellents  résultats.  Mais  je  n'in- 
siste pas.  Démontons  l'armure,  si  vous  le  voulez 
bien.  Tiens  !  l'armet  a  quelques  trous. 

—  Ce  sont  des  traces  de  balles.  J'aurais  pu  les 
faire  bouclier,  mais  j'ai  préféré  garder  ces  trous 
rouilles  tels  que  le  temps  les  a  produits. 

—  Malheureusement,  l'usure  des  siècles  n'y  est 
pour  rien.  Si  nous  avions  affaire  à  une  rouille  natu- 
relle, les  bords  des  trous  seraient  amincis.  Ils  ont  ici 
a  même  épaisseur  que  la  pièce. 

—  Diable  !  vous  m'inquiétez. 

—  Voyons  le  plastron.  Son  épaisseur  est  bien 
faible.  Mauvais  signe  !  Les  armures  anciennes 
étaient,  en  général,  renforcées,  surtout  àlapoitrine^ 


ARMES  ET  ARMURES  61 

exposée  de  préférence  aux  coups.  De  plus,  si  le 
travail  était  ancien,  le  métal  présenterait  des  inéga- 
lités que  nous  ne  retrouvons  pas  ici.  La  pièce  est 
d'une  régularité  désespérante. 

—  N'est-ce  pas  un  témoignage  de  l'habileté  de 
l'artisan  ?  Voyez  les  traces  du  marteau  ! 

—  Ruse  de  faussaire.  Les  armures  anciennes 
étaient  faites  d'une  étoffe  de  fer  et  d'acier,  soudée 
«  à  chaude  portée  »,  «  au  blanc  soudant  »,  comme 
on  disait  alors.  Aussi  le  travail  de  la  forge  n'était 
jamais  uniforme.  La  vôtre,  d'une  épaisseur  partout 
égale,  est  en  tôle  d'acier  qui,  ne  se  forgeant  pas, 
s'écrase  sous  les  coups  de  marteau,  suivant  un  cer- 
tain sens  que  je  vous  apprendrai  à  connaître. 

—  Et  ces  ornements,  ces  ciselures,  ces  dorures  ? 

—  A  première  vue,  ils  peuvent  tromper  des 
novices,  car  ils  sont  copiés  sur  d'excellents  modèles, 
mais  si  le  dessin  paraît  bon,  la  ciselure  laisse  à  dé- 
sirer. Elle  est  faite  à  l'acide,  et  vous  n'y  retrouvez 
ni  le  ton  particulier  ni  l'irrégularité  du  burin.  Quant 
à  la  dorure,  regardez-la  de  près.  Lui  trouvez-vous 
l'épaisseur  de  la  dorure  ancienne  ?  Il  n'y  a  pas  à  s'y 
tromper.  * 

—  Vous  m'effrayez. 

—  Ah  !  voilà  le  comble.  Votre  faussaire  n'était  pas 
avancé  dans  la  connaissance  des  poinçons  I  II  a  tout 
confondu,  poinçons  d'épreuve  et  poinçons  de  maître, 
marque  du  «  Loup  de  Passau  »  des  armuriers  de 
Solingen  et  clefs  couronnées  des  frères  Nigroli  de 
Milan.  C'est  de  la  poudre  aux  yeux,  du  bluff  effronté  ! 

—  Alors,  je  n'ai  plus  qu'à  envoyer  mon  armure  à 
la  ferraille? 

—  Vous  auriez  tort.  Bien  que  moderne,  la  pièce 
reste  fort  remarquable.  Vous  l'avez  payée  trop  cher, 


62  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

car  sa  vétusté  n'a  pas  l'âge  requis  pour  être  qualifié  ' 
d'ancienne,  mais  elle  représente  le  travail  de  forgi^ 
d'un  virtuose  du  marteau.  A  l'époque,  elles  coulaient 
Ijon  aussi,  les  belles  plates!  Consolez-vous  en  vous 
disant  que  vous  n'êtes  pas  seul  à  posséder  de  la  fausse 
monnaie  archéologique  et  que  votre  harnais  vaut 
bien  l'armure  de  joute  allemande  du  musée  du  Bar- 
gello  de  Florence,  tout  aussi  moderne,  mais  moins 
parfaite  que  la  vôtre. 


Les  armures  n'ont  pas  seules  le  fâcheux  privilège 
d'exercer  la  verve  des  faussaires.  Ces  messieurs  de 
la  contrefaçon, comme  Guzman,  ne  connaissent  plus 
d'obstacles.  Dans  le  monde  où  l'on  truque,  on  fait 
arme  de  tout,  c'est  le  cas  de  le  dire. 

Aimez-vous  les  cottes  de  mailles  ?  D'interlopes  ar- 
quebusiers en  font  venir  à  la  grosse  du  Caucase,  où 
les  montagnards  continuent  à  les  porter  pour  garder 
leurs  troupeaux.  Les  mailles  sont  grosses,  très  larges. 
Vous  jureriez  une  cotte  du  xv**  siècle. 

Cherchez-vous  des  petits  modèles  de  couleuvrines 
ou  de  mortiers  ?  On  vous  en  fond  sur  d'anciens  mo- 
dèles, avec  une  patine  admirable.  Jadis,  à  l'ancien 
hôtel  de  ville  de  Niort,  les  conservateurs  du  musée  en 
exposèrent  un  échantillon  qui  sortait  tout  simplement 
de  l'arrière-boutique  d'un  armurier  du  cru. 

Préférez-vous  les  arquebuses,  les  arbalètes?  D'ha- 
biles mystificateurs  incrustent  d'ivoire  des  vieux  bois 
sans  valeur,  à  votre  intention.  Les  drapeaux,  les  gui- 
dons? On  en  découpe  dans  de  vieilles  soies.  Les  cos- 
tumes du  xvi^  siècle  ?  On  en  confectionne  à  Rome  de 
toutes  pièces,  avec  des  tissus  anciens,  bourrés  d'é- 


ARMES  ET  ARMURES  63 

toupe  comme  il  sied  dans  les  rondes  bosses,  et  cousus 
avec  des  fils  lires  sur  des  tapisseries  de  lépoque. 

Tout  est  fraudé,  vous  dis-je,  et  les  poignards  espa- 
gnols, malgré  les  mots  Recuerdo  (souvenir)  et  To- 
ledo  (Tolède),  gravés  sur  la  lame,  sont  tout  simple- 
ment auvergnats.  C'est  à  Thiers,  le  centre  de  la  cou- 
tellerie française,  qu'avait  été  fabriqué  lepoignardde 
Casério,  sousles  coups  duquel  tomba  l'infortuné  pré- 
sident Carnot. 


c^ 


Disons-le  hardiment.  De  toutes  les  armes  anciennes 
les  plus  exposées  aux  tripatouillages,  ce  sont  les 
épées.  Ces  belles  armes,  ciselées  artistement,  d'une 
polissure  admirable  et  d'un  travail  recherché,  que 
citait  en  exemple  La  Bruyère,  sontdevenues  un  objet 
de  trafic  interlope.  Que  de  lames,  dans  les  collections 
célèbres,  passent  pour  avoir  frappé  d'estoc  et  de  taille 
dans  des  mêlées  historiques,  qui  n'ont  jamais  ferraillé 
que  dans  les  drames  de  Paul  Féval  ou  d'Alexandre 
Dumas  !  Que  d'estocs,  de  glaives,  de  dagues  de  pa- 
rements, sont  attribués  à  d'illustres  capitaines,  qui 
n'ont  jamais  été  portés  que  par  les  Lagardère,  les 
d'Artagnanou  les  figurants  de  la  Porte  Saint-Martin! 

Avec  un  fermoir  d'aumônière  coupé  en  deux,  on 
fait  une  garde.  Une  véritable  épée  du  xv^  siècle  sert 
à  en  fabriquer  douze,  qui,  toutes,  portent  la  même 
garde  en  fonte  surmoulée.  Dans  de  vieilles  pertui- 
sanes,  on  trouve  ces  belles  lames  larges  et  courtes, 
chargées  de  gravure,  du  début  du  xvi*  siècle,  d'un  si 
heureux  effet  avec  leur  monture  de  bronze  doré.  La 
Hollande  a  la  spécialité  des  grandes  épées  à  deux 
mains,  honneur  qu'elle  partage   avec    la  Suisse  et 


64  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

rAllemagne.  L'Italie  excelle  à  travailler  les  sandedei 
ou  les  cinque  dea,  ces  larges  dagues  que  les  mar- 
chands appellent  à  tort  langues  de  bœuf.  Un  certain 
San  Quirico  s'était  fait  une  réputation  pour  ces  somp- 
tueuses armes  de  parement,  presque  aussi  belles  et 
bien  moins  chères  que  celles  du  marquis  de  Man- 
loue  (1594),  que  le  Louvre  a  récemment  achetées  25 
ou  30000  francs. 

Comment  s'étonner,  après  cela,  si  des  collections 
fameuses,  comme  celle  de  Des  Mazis,  au  Musée  d'ar- 
tillerie, et  du  duc  de  Dino,  achetée  à  Tamiable 
1  "250  000  fr.  par  le  Muséum  métropolilan  de  New- 
York,  contiennent  quelques  brebis  galeuses  ?  Com- 
ment trouver  surprenant  que  des  sélections  qui  de- 
vraient être  irréprochables,  comme  les  épées  d'Ed. 
de  Beaumont,  au  Musée  de  Cluny,  contiennent  tant 
de  pièces  anciennes  d'où  la  sincérité  de  monture  est 
absente,  et  qui,  sur  une  lame  d'une  façon  portent  une 
poignée  dune  autre  ! 

Apprenez  donc  à  connaître  Tanatomie  de  l'épée 
avant  de  vous  mettre  collectionneur.  Formez-vous 
l'œil  sur  les  bons  modèles  du  musée  d'artillerie,  et 
quand  on  vous  présentera  une  arme  à  acheter,  com- 
mencez par  examiner  Tarchitecture.  Rejetez  impi- 
toyablement tout  assemblage  disparate.  Dans  une 
monture  authentique,  tout  est  en  harmonie.  Les  bou-' 
tons  qui  terminent  les  quillons  rappellent  les  carac-  '. 
tcres  de  forme  et  de  décoration  du  pommeau.  Le 
pommeau  lui-même  est  proportionné  à  la  lame.  Plus 
l'épée  est  forte,  plus  il  est  massif,  comme  contre- 
poids. Il  n'est  pas  rare,  sous  Henri  IV  et  Louis  XIII, 
d'en  voir  de  la  grosseur  d'un  citron.  Les  épées  de 
théâtre  ont  toujours  des  pommeaux  trop  petits. 

Regardez  à  la  loupe  les  pièces  rouillées  et  rongées. 


AILMES  ET  ARMURES  65 

Les  lames  d'autrefois  étaient  noircies  ou  bleuies,  ar- 
gentées ou  dorées.  On  doit  retrouver  trace  de  ces 
couvertures. 

Méfiez-vous  des  lames  gravées,  surchargées  d'or- 
nements et  d'inscriptions.  Les  bonnes  lames  sont 
toujours  simple?,  peu  épaisses,  surtout  aux  tran- 
chants, et  ne  doivent  jamais  conserver  trace  de  la 
lime. 

Les  lames  anciennes  en  acier  pèsent,  en  général, 
deux  tiers  en  moins  que  les  lames  modernes.  Elles  se 
déchirent  par  feuilles.  Les  nôtres  se  brisent  à  l'en- 
droit où  se  trouve  une  paille. 

Pour  reconnaître  une  épée  ou  une  dague,  il  faut  la 
démonter,  car  in  cauJa  venenum.  Un  amateur  possé- 
dait une  arme  admirable  dont  l'attribution  à  don  Juan 
d'Autriche  n'avait  jamais  été  contestée.  Un  ami  lui 
paria  un  jour  qu'elle  était  moderne.  On  déRt  la  poi- 
gnée et  l'on  trouva,  pour  les  fixer,  des  pointes  de 
Paris  entre  la  fusée  et  la  soie  !  Vous  dire  la  joie  que 
le  confrère  éprouva  en  tenant  entre  ses  doigts  le 
corpus  dclicLi  ! 

C'.ci-t  d'ailleurs  sur  la  soie  que  sont  imprimés  les 
poinçons  pour  les  épées  légères.  Impossible  d'en  con- 
naître lamarque  sans  démontage.  Mais  ces  empreintes 
si  recherchées  ne  doivent  pas  jouer  dans  le  diagnostic 
un  plus  grand  rôle  que  la  signature  dans  les  tableaux 
anciens.  De  très  belles  épées  françaises  peuvent  por- 
ter des  poinçons  de  Solingen  ou  d'Augsbourg,  sans 
être  fausses,  car  nos  fourbisseurs  achetaient  leurs 
lames  en  gros  en  Allemagne.  De  plus,  des  armes 
anciennes  d'une  grande  valeur  peuvent  être  revêtues 
de  faux  poinçons.  Pendant  tout  le  xvi*  siècle,  les  fa. 
briques  de  Solingen,  de  Nuremberg  et  d'Augsbourg 
copiaient  impudemment  les  marques  des  grands  fa- 


65  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

bricanls  de  Tolède,  dont  les  lames  étaient  si  estimées 
qu'on  ne  pouvait  les  exporter  de  la  péninsule  qu'avec 
lautorisation  royale,  très  difficile  à  obtenir.  Mais  ces 
étonnantes  épées  étaient  si  légères  et  d'une  telle  élas- 
ticité de  trempe  qu'on  arrivait  à  les  sortir  en  fraude 
dans  des  boîtes  rondes  en  bois  où  elles  étaient  dis- 
posées en  cercle,  comme  des  serpents  enioulés. 


Un  tour  de  gobelets  excessivementpratiqué,  comme 
il  Test  d'ailleurs  dans  toutes  les  branches  de  la  curio- 
sité, c'est  la  surdécoralion.  II  consiste  à  refaire, 
à  compléter,  à  retravailler  des  pièces  anciennes 
dont  l'authenticité  est  indiscutable  et  à  leur  donner, 
à  l'aide  de  la  gravure  ou  de  la  damasquinure,  une 
valeur  considérable.  Rien  n'est  plus  dangereux  ni 
plus  difficile  à  reconnaître. 

Ce  fut  une  belle  danse  des  armures  que  celte  vente 
delarue  Villejuif,  où  de  vulgaires  harnais  d'hommes 
d'armes  s'étaient  transformés,  par  les  soins  d'artistes 
prestigieux,  en  équipements  de  princes  du  sang,  où 
de  simples  lames,  tout  unies,  avaient  revêtu  les  plus 
^glorieuses  inscriptions,  où  des  armets,  sortis  du  bric 
à  brac,  arrivaient  somptueusement  parés  de  damas- 
iquinures  d'une  richesse  et  d'une  fantaisie  inouïes  ! 

C'est  le  secret  de  Polichinelle  dans  la  curiosité. 
iZerspit  employait  toute  une  équipe  de  restaurateurs, 
sous  la  direction  Dournès  père  et  fils,  et  de  Gauvin, 
dans  les  dernières  années.  Le  gendre  du  père  Dournès 
conserve  les  traditions  de  cette  pléiade  d'habiles  pra- 
ticiens de  la  forge,  de  l'enclume  et  du  marteau. 

Le  Musée  des  arts  décoratifs  possède  de  Gauvin 
un  admirable  miroir  de  cadre  Renais jance,  ciselé 


ARMES  ET  ARMURES  67 

et  damasquiné.  C'était  un  artiste  unique  aans  son 
genre.  Il  avait  le  génie  du  pastichaure.  Dans  son 
atelier  de  la  rue  Lebouis,  il  a  travaillé  pendant 
une  quinzaine  d'années  avec  plusieurs  ouvriers, 
pour  la  gloire  des  galeries  Rotschild  et  Basilewsky. 
Il  avait  en  permanence,  dans  un  coin  de  la  pièce, 
une  grande  cuve  pleine  dun  liquide  noirâtre  où 
baignaient  épées,  sabres,  poignards,  pistolets.  Il 
aimait  à  les  en  tirer  avec  une  pince  pour  faire  ad- 
mirera ses  visiteurs  «  la  patine  des  siècles  ». 

Jean  Baffier,  qui  occupe  aujourd'hui  l'atelier  de 
son  ami,  a  fixé  dans  ses  Marges  cVun  carnet  d'ouvrier 
cette  curieuse  physionomie.  Gauvin  montrait  volon- 
tiers ses  ouvrages.  Quand  il  avait  réussi  un  beau 
casque  damasquiné,  il  l'emportait  sous  son  grand 
paletot  de  velours  et  allait  le  faire  estimer  par  les 
marchands  de  vin  du  quartier. 

Huit  jours  après,  il  revenait  avec  le  même  objet, 
mais  martelé,  oxydé,  ébréché  et  demandait  une  nou- 
velle prisée.  Les  honorables  commerçants  se  ré- 
criaient et  ne  trouvaient  plus  aucune  valeur  à  la  pièce. 

—  Eh  bien  !  s'écriait  Gauvin,  c'est  ce  qui  vous 
trompe.  \'ous  avez  estimé  mon  casque  mille  francs 
quand  il  était  intact.  Maintenant  qu'il  est  rouillé  et 
abîmé,  je  vais  le  faire  payer  dix  mille  francs  au  baron 
de  Rotschild. 

Hélas  I  le  pauvre  Gauvin  se  vantait.  Le  ciseleur 
magique,  qui  fit  peut-être  pour  plus  d'un  million  de 
pièces  anciennes,  était  fort  mal  payé  par  ses  patrons 
richissimes.  Zerspit  surtout  se  montrait  d'une  telle 
parcimonie  que  Gauvin  s'en  vengea  un  jour  par  une 
farce  de  rapin.  Il  signa  son  nom  en  toutes  lettres  à 
l'intérieur  d'un  d.-s  solerets  d'une  armure  qu'il  venait 
de  compléter,  c'est-à-dire  de  refaire  en  grande  partie. 


68  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

On  n'en  finirait  pas  si  l'on  voulait  seulement  men- 
tionner la  centième  partie  des  armes  qui  ont  passé 
par  les  mains  de  ces  très  habiles  restaurateurs.  Je 
n'en  retiendrai  que  deux  armures.  Chacune  a  son  his- 
toire, que  je  vais  essayer  de  vous  conter  telles  que  je 
les  tiens  d'un  collectionneur  de  la  vieille  garde,  l'un 
des  derniers  survivants  de  ce  bataillon  du  second  em- 
pire, qui  comptait  dans  ses  rangs  le  duc  d'Aumale, 
marquis  de  Thuisy,  du  Sommerard  fils,  le  comte  de 
laBeraudière,  le  colonel  Penguilly  l'Haridon,  Bazi- 
lewski,  Ghabrières-Arlès,  Weber,  le  prince  de  Cara- 
man  Chimay,  le  prince  SoltykolT,  le  vicomte  de 
Courval,  Léonce  Leroux,  Odiot,  Aimé  Desmottes,  le 
prince  L.Czartorisky,  Eugène  Piot,  Ad.  de  Rotschild, 
Ernest  de  Rozière,  le  comte  de  Pourtaiès,  le  comte 
dArmaillé,  le  comte  de  Saint-Seine,  Ed.  de  Beau- 
mont,  le  baron  Charles  Davillier  et  bien  d'autres, 
dont  plusieurs,  parmi  les  plus  regrettés,  furent  mes 
maîtres  ou  mes  amis  d'antan. 


En  ce  temps-là,  Randcar  père  avait  acheté,  au 
Havre,  pour  le  prince  Soltikofï,  deux  belles  armures 
de  joute  qui  se  trouvent  aujourd'hui  au  Musée  d'ar- 
tillerie. Dans  le  même  lot,  il  avait  eu  quelques  pièces 
détachées  d'une  armure  gothique,  mais  le  prince  les 
avait  refusées,  ne  voulant  que  des  équipements  com- 
plets. Randcar  les  avait  gardées  pour  son  compte. 

Quelque  temps  après,  Thabile  antiquaire  dénicha 
d'autres  pièces  de  la  même  époque  et  les  fit  porter  à 
son  atelier  de  réparations,  chez  l'armurier  des  cui- 
rassiers de  la  garde,  près  des  Champs-Elysées.  On  les 
mit  à  la  forge.  On  les  modifia  de  façon  à  compléter 


ARMES  ET  ARMURES  CO 

l'armure  gothique,  en  conservant  soigneusement  les 
poinçons  anciens,  de  telle  façon  que  le  harnais  ter- 
miné portait  un  nombre  inusité  de  marques  de  toutes 
provenances. 

L'armure  resta  chez  le  père  Randcar,  à  Vaugirard, 
couchée  sur  un  coffre  de  mariage,  jusqu'à  son  départ 
pour  Lyon.  Elle  le  suivit  dans  cette  dernière  ville  et 
à  sa  mort,  son  fils  Louis  Randcar  en  hérita.  Il  y 
donna  le  dernier  coup  de  «  fion  »,  en  faisant  ajourer 
les  bords  des  pièces  ajoutées,  par  des  percements  en 
trèfle  tels  qu'ils  existaient  déjà  sur  les  plus  anciennes' 
et  vendit  l'armure  à  Zerspit.  A  la  vente  du  célèbre  ama- 
teur-marchand, elle  passa  dans  une  collection  célèbre 
et  on  peut  la  voir  maintenant  au  Musée  métropoli- 
tain de  New- York. 


La  seconde  histoire,  aussi  vraie,  est  peut-être  plus 
curieuse  encore. 

Horace  Walpole  avait  acquis,  en  1772,  à  la  vente 
du  baron  Crozat,  une  superbe  armure  pour  le  combat 
à  pied,  entièrement  dorée  et  damasquinée.  Elle  fut 
achetée  à  la  vente  de  Stamberry  Hill,  en  1842,  par 
le  prince  Demidoff.  xV  la  vente  de  ce  dernier,  en 
18G3,  sir  Richard  Vallace  s'en  rendit  acquéreur  à  un 
tel  prix  que  son  père,  le  marquis  d'Hertford,  fut 
sur  le  point  de  le  faire  interdire. 

Sir  Richard  fit  emballer  soigneusement  son  armure 
et  la  mit  en  dépôt  dans  une  exposition  à  Londres, 
en  la  faisant  assurer  pour  la  somme  fabuleuse  de 
20.000  livres  sterling.  Le  feu  prit  au  bâtiment  qui 
.s'effondra.  On  ne  retira  de  l'armure  que  des  débris 
informes,  aplatis, sans  Iracesd'ornide  damasquinure, 


TO  TRUCS  ET  TRUQUEL'RS 

et  la  compagnie  d'assurances  les  vendit  pour  quel- 
ques livres  à  Zerspit  et  à  son  associé  à  Londres.  Plus 
tard,  le  marchand  parisien,  devenu  seul  propriétaire 
des  glorieuses  épav(;s,  les  fit  restaurer.  L'ouvrier 
redressa  le  plastron  qui  ressemblait  au  dos  d'un  cra- 
paud, boucha  avec  du  plomb  les  trous  de  toutes  les 
pièces  criblées  comme  une  écumoire  et  polit  le 
tout  à  blanc. 

A  la  vente  de  la  rue  Villojuif,  l'armure  fut  ache- 
tée par  un  Américain,  et,  après  de  nouvelles  ré- 
parations, alla  rejoindre  sa  compagne  de  truquage 
au  Metropolitan  Muséum.  Elle  ne  se  compose  que 
d'une  cuirasse  avec  sa  dossière  et  ses  tassettes,  d'un 
armet  et  d'une  paire  de  gantelets. 

Que  peuvent  bien  se  conter  ces  deux  nobles  dé- 
bris ? 


**# 


Amis  lecteurs,  disciples  de  sainte  Barbe,  protégés 
de  la  sainte  Hermandad,  grands  passionnés  de  tout 
le  harnais  de  joute,  de  parade  ou  de  combat:  bri- 
gandines  guerrières,  bourguignottes  bosselées,  bas- 
sinetsluisants,cabassets  repoussés,  cerveliers  légers, 
hauberts  polis,  heaumes  étincelants,  morions  damas- 
quinés, pots  en  tête  pesants,  coudières  éclatantes, 
gorgerins  polis,  gravières  magnifiques,  gantelets 
articulés,  merlins  tailladés,  masses  hérissées,  sole- 
rets  chevaleresques,  colichemardes  belliqueuses, 
fauchards  désarçonneurs,  hallebardes  gravées,  lances 
en  quenouille,  miséricordes  ajourées,  rapières  à  co- 
quilles, pertuisanes  dorées,  chanfreins  ciselés,  ron- 
daches  asiatiques,  éperons  à  large  molette,  arque- 
buses à  rouet,  mousquets  historiques,  arbalètes  in- 


ARMFS  ET  ARMURES  71 

crustées  d'ivoire,  à  cric  ou  à  tour,  —  j'en  ai  dit  assez 
long  pour  vous  éclairer  sur  la  jacquerie  des  batteurs 
de  plates  modernes.  Que  la  prudence  vous  ait  en  sa 
sainte  et  digne  garde  ! 

Afin  de  ne  pas  abuser  du  sujet,  je  réclame  mainte- 
nant une  suspension  d'armes.  Je  réserve  pour  un 
autre  chapitre  les  révélations  qu'attendent  les  con- 
frères de  la  Sahretache  et  de  la  Giberne. 


AUTOGRAPHES  ET  MANUSCRITS 


Un  peu  de  graphologie.  —  Les  primitifs.  —  Autographes 
gratuits  et  obligatoires.  —  Dans  Ylsojraphieel  dans  le  fonds 
Bélhune.  —  Le  manuscrit  de  Carmosine.  —  Couplets  du 
marchand  d'autographes.  —  Erreurs  de  Chambry.  —  L'album 
Vrain  Lucas.  —  Imprimé  pris  pour  un  original.  —  Repro- 
ductions photographiques.  —  Fausses  quittances  du 
xvi-  siècle.  —  Secrétaires  de  la  main.  —  Documents  et 
vieilles  chartes.  —  Erudits  mystifiés.  —  Billet  doux  du 
xm*  siècle.  —  Mon  client  fail  défaut! 

Ëtes-vous  bibliophile  ?  Aimez-vous  ù  vous  entourer 
d'auleurs  anciens  dans  les  belles  éditions  du  temps? 
Faites-vous  vos  délices  des  œuvres  de  vos  contem- 
porains, luxueusement  imprimées  sur  papier  de  Hol- 
lande ou  de  Japon  ?  Alors,  vous  aimez  les  auto- 
graphes. Vous  goûtez  ce  plaisir  singulier  et  délicat 
d'ajouter  au  texte  imprimé  une  dizaine  de  lignes* 
écrites  par  l'auteur. 

Vivante  expression  de  la  pensée,  i'aulogrnplie 
n'est-il  pas  le  complément  du  livre  ?  On  surprend 
Técrivain  dans  sa  vie  privée,  ses  labeurs,  ses  amours, 
ses  joies,  ses  peines.  A  nos  regards  indiscrets,  il 
montre  ses  faiblesses  :  le  moindre  billet  le  réfléchit, 
quelquefois,  comme  un  miroir  où  s'est  fixé  le  carac- 
tère même  de  l'épistolier. 

Voyez  ces  mots  espacés,  ces  lettres  détachées, 
presque  sans  liaisons  entre  elles.  A  l'aide  de  sa  phy 


AUTOGRAPHES  RT  MANUSCRITS  13 

siologie  spéciale,  la  graphologie  vous  dira  :  «  Carac- 
tère inluilif,  primesautier,  imaginalif.  Écriture  do 
poêle.  »  Ici,  au  contraire,  toutes  les  lettres  sont  liées 
comme  une  démonstration  mathématique  :  «  Esprit 
déductif,  raisonneur.  Saluons  un  savant.  »  Sur  cette 
page,  les  lignes  montent  si  haut  qu'il  semblerait 
qu'elles  vont  escalader  le  ciel  :  «  Ambition  légitime, 
énergie,  conliance  en  son  talent.  »  Tombent-elles 
comme  les  branches  d'un  saule  pleureur?  L'écrivain  a 
connu  les  mauvais  jours.  Il  est  arrivé  à  l'autre  versant 
de  la  vie  littéraire.  Il  est  vieux,  malade,  découragé. 
Les  lettres  se  heurtent-elles  en  tous  sens,  comme  une 
véritable  chevauchée  des  Valkyries,les  mots  restent- 
ils  inachevés,  les  accents,  les  points  sur  les  i,  les 
signes  de  ponctuation  tombent-ils  au  hasard,  comme 
des  grêlons  un  jour  d'orage  ?  Tout  trahit  la  passion, 
l'enthousiasme,  l'esprit  combatif,  parfois  agressif. 

Chaque  pièce  d'une  collection  possède  ainsi  sa  phy- 
sionomie personnelle.  Ouvrons  au  hasard  quelques- 
unes  de  ces  chemises  où  on  les  classe. 

Voici  la  calligraphie  moulée  d'un  philosophe,  voilà 
les  pattes  de  mouche  d'un  fureteur.  Ici  la  belle  an- 
glaise d'un  poète  aristocratique,  là  les  majuscules 
typographiques  d'un  artiste.  Ce  fécond  romancier, 
prodigue  incorrigible,  a  rempli  sa  page  en  dix  ou 
douze  lignes.  Cet  auteur  célèbre  a  couvert  ce  billet 
de  lignes  rapprochées  et  sans  marges,  pour  demander 
de  l'argent  à  son  éditeur.  Un  grand  capitaine,  véri- 
table foudre  de  guerre,  a  fait  sur  cet  ordre  du  jour 
cracher,  comme  de  la  mitraille,  l'encre  de  sa  plume 
fulgurante. 

Sa  main  «ligne, 

Quand  il  signe, 

h'graligne 

Le  vélin. 


74  TRUCS  ET  TRUQUliURS 


Celle  belle  passion  des  aulographes  date  d'un  siècle 
à  peine.  Elle  a  débulé  par  lalbum,  ce  coquet  keep- 
sake  que  les  jolies  femmes  de  la  Reslauralion  cl  du 
gouvernement  de  Juillet  tendaient,  avec  un  sourire, 
aux  célébrités  qui  passaient  dans  leurs  salons.  On 
voyait  alors  Arvers  écrire  son  sonnet  sur  l'album  de 
M'^'^  Xodier.  Ce  fut  ensuite  révenlailque  Ton  fit  cou- 
vrir de  signatures  connues,  puis  le  carnet  de  la  con- 
fession, où  il  fallait,  avec  un  échantillon  de  son  écri- 
ture, divulguer  ses  plus  secrètes  préférences. 

Depuis  longtemps,  l'amusement  des  salons  était 
devenu  passion  d'érudit.  Auger,  l'académicien,  le 
libraire  Crapelet,  Renouard,  Monmerqué,  Pixéré- 
court.  Fauteur  de  VEnfant  du  rnijslcre  et  de  cent 
autres  mélodrames  du  boulevard  du  crime,  se  li- 
vraient à  la  chasse  aux  petits  papiers.  A'ers  le  milieu 
du  xix^  siècle,  l'autographomanie  prit  son  essor. 
Paris  eut  ses  experts,  des  paléographes  !  Charon  d'a- 
bord. Après  Laverdet  commença  la  dynastie  des 
Charavay.  A  Londres,  MM.  Sotheby  présidèrent  les 
premières  ventes  d'autographes. 

Dès  lors,  ce  fut  une  mode,  un  engouement.  Tout 
le  monde  voulut  collectionner.  Tel  rechercha  les 
chefs  dÉlat,  tel  les  musiciens,  telles  grands  hommes 
de  la  Révolution  française.  Les  futés  se  contentè- 
rent des  auteurs  modernes,  et,  pour  enrichir  leurs 
carions  sans  bourse  délier  ni  s'exposera  se  faire  écon- 
duirc,  inventèrent  des  ruses  d'apaches.  Un  Anglais 
n'imagina-t-il  pas  décrire  aux  grands  hommes  dont 
ilconvoilaitlasignature,  en  leurdemandanl  de  donner 
L'ur  nom  à   un   navire  qu'il  allait  lancer?  0  vanité 


AUTOGRAPHES  ET  MANUSCRITS  73 

humaine  !  Le  «  bateau  »  réussit  presque.  Carlyle, 
l'illuslre  historien,  s'y  laissa  prendre  avec  cent  autres 
et  écrivit  au  prétendu  armateur  : 

«  J'espère  que  l'esquif  qui  va  porter  mon  nom  na- 
vi<^uera  plus  heureusement  sur  les  mers  que  je  ne  na- 
vij^ue  à  travers  la  vie.  » 

Proudhon  fut  aussi  mystifié  de  la  sorte.  Une  pseudo- 
écuyère  de  l'Hippodrome  lui  demanda  des  conseils 
pour  rentrer  dans  le  chemin  de  la  vertu.  Le  philosophe 
tomba  dans  le  piège  et  répondit  par  un  traité  de  mo- 
rale, plus  tard  publié  dans  un  journal.  Il  s'aperçut 
alors  qu'on  l'avait  fait  poser  et  entra  dans  une  vio- 
lente fureur. 


â 


En  l'espèce,  comme  disent  les  avocats  dans  leur 
jargon,  l'histoire  du  manuscrit  de  Car»iosine  d'Alfred 
de  Musset  mérite  d'être  contée. 

Le  docteur  Véron  avait  accepté  l'œuvre  à  l'avance  ; 
mais,  pour  éviter  d'interminables  sursis,  il  avait,  par 
prudence,  indiqué,  sur  le  contrat,  avec  paiement 
comptant,  une  date  de  livraison. 

Or,  le  poète  des  Nuits  ne  travaillait  qu'à  ses  heures. 
Procédant  lentement,  il  suivait  le  principe  dcBoileau, 
modifiait  et  raturait  sans  cesse.  Son  premier  jet  ve-: 
nait  troublé.  Il  l'éclaircissait  peu  à  peu. 

Or,  quelques  jours  avant  le  délai  fixé,  il  se  blessa 
sérieusement  à  l'index  et  se  trouva  dans  l'impossibi- 
lité de  tenir  une  plume.  Comment  faire  ?  Seul,  il  pou- 
vait se  reconnaître  au  milieu  des  nombreux  béquets 
ajoutés  à  son  œuvre.  Puis  il  avait  besoin  d'argent. 

Pour  sortir  d'embarras,  sa  gouvernante  offrit   de 


76  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

lui  servir  de  secrétaire.  Il  accepta,  dicta  le  proverbe 
cl  fut  prêt  au  jour  dit. 

Charmé  de  son  exactitude,  Véron  eut  alors  un  élan 
de  générosité.  11  étala  devant  le  poète  cinq  billets  de 
mille  francs. 

Musset  n'en  revenait  pas  ! 

—  C'est  trop,  dit-il. 

—  Mais  non,  répondit  le  Mécène,  puisque  je  con- 
serve le  manuscrit. 

Musset  n'insista  plus.  Cependant,  en  rentrant  chez 
lui,  il  réfléchit  qu'il  n'avait  pas  de  sa  main  tracé  une 
ligne  de  la  copie.  11  fit  part  de  ses  scrupules  à  M"e  Co- 
lin, sa  gouvernante,  qui  partit  d'un  grand  éclatde  rire. 

—  Le  prévenir?  A  quoi  bon  ?  Il  le  verra  bien  aux 
fautes  d'orthographe  ! 

Qu'est-il  devenu  ce  manuscrit  non  autographe  de 
Carmosine'l  S'il  passait  aujourd'hui  dans  une  vente, 
il  trouverait  certainement  des  amateurs. 


A  cet  âge  d'or  de  l'autographe,  les  prix  n'étaient 
pas  assez  élevés  pour  exciter  des  convoitises  malhon- 
nêtes. On  pouvait  collectionner  les  yeux  fermés.  Ce 
n'étaient  ni  les  occasions,  ni  les  trouvailles  qui  man- 
quaient !  Mais  ce  beau  temps  dura  peu.  Bientôt,  il 
fallut  payer  les  pièces  rares,  et  la  progression  aidant, 
on  en  arriva  insensiblement  à  ce  point  de  folie  qui 
vient  de  faire  vendre  en  Angleterre  un  autographe  de 
Nelson,  écrit  la  veille  de  Trafalgar,  la  somme  énorme 
de  90000  francs.  Tout  récemment,  une  série  de  lettres 
de  Dorothy  Jordan,  célèbre  actrice,  adressées  au  duc 
de  Clarence,  plus  tard  William  IV,  ont  trouvé  preneur 
à  335  livres  sterling.  Une  lettre  de  Rembrandt  de  la 


AUTOGRAPHES  ET  MA^TSCRITS  77 

collection  Meyer-Colin,  à  Berlin,  a  fait  7000  marks, 
et  plus  récemment  à  Paris  une  lettre  de  Joséphine  à 
Napoléon  a  obtenu  2G0O  en  vente  publique. 
Les  faussaires  ont  maintenant  beau  jeul 


Lettres  de  souverains,  billets  de  reine  ou  de  grande 
dame,  ordres  du  jour  de  chefs  d'armée,  dépêches  de 
diplomates,  signatures  d'artistes,  d'académiciens  ou 
de  dramaturges,  paraphes  de  financiers  escroquant 
des  millions,  poulets  d'amour  de  maîtresses  du  Roy, 
tout  est  imité,  tout  est  falsifié.  On  pourrait  chanter, 
à  la  ronde,  comme  M.  de  Lescure,  les  couplets  du 
Marchand  d'aulograplics,  sur  l'air  de  Vive  la  li- 
UiograpJiie  : 

Reconnaissez  l'àme  ardente 
Du  vainqueur  de  Marengo 
Dans  celle  page  éloquente, 
On  n'en  peut  pas  lire  un  mot. 

Cet  ordre  est  de  Charles  neuf 
Malgré  son  air  un  peu  neuf; 
Mais  de  ce  qui  fait  son  prix 
Combien  vous  serez  surpris, 

C'est  que  depuis  une  année 
(Ici  la  dale  en  fait  foi) 
Une  fièvre  culanée 
Avait  emporlé  ce  roi. 


Messieurs,  j'ai  des  autographes 
De  tous  temps,  de  tous  pays, 
Signatures  et  paraphes, 
Que  je  vends  non  garantis. 


78  TRUCS  ET  TRUQUEURS 


A  ce  jeu  des  pcliU  papiers,  les  plus  défionls  s'y  lais- 
sent prendre.  On  peut  affirmer,  sans  craindre  de  se 
tromper,  qu'à  l'heure  présente,  plusieurs  milliers 
d'autographes  apocryphes  se  sont  glissés  dans  les 
cabinets  des  grands  amateurs  de  l'Europe. 

En  1881,  quand  mon  ami  l'érudil  Etienne  Charavay 
dispersa  la  célèbre  collection  de  l'honnête  Chambry, 
il  y  trouva  toute  une  série  de  faux  signés  des  plus 
beaux  noms  :  Jacques  Amyot,  Bayard,  Brantôme, 
Calvin,  Charles  VII,  Jacques  Cœur,  la  duchesse 
d'Etampes,  François  I,  Henri  II,  La  Fontaine,  Louis 
X'VI,  Luther,  Marie-Antoinette,  Michel-Ange,  Am- 
broise  Paré,  Diane  de  Poitiers,  Rabelais,  Raphaël, 
Agnès  Sorel. 


Les  premiers  maquillages  d'écriture  remontent 
loin.  A  la  fin  du  xvni^  siècle,  le  fameux  G.  H.  Ireland 
contrefaisait  déjà  la  signature  de  Shakespeare! 
Comme  à  Fontenoy,  MM.  les  Anglais  tiraient  les 
premiers.  L'imitation,  il  faut  l'avouer,  était  grossière. 
Mais  le  chauvinisme  national  n'y  regarda  pas  de  trop 
près.  Ireland  produisit  un  sonnet  que  les  plus  grands 
écrivains  d'alors  baisèrent  à  genoux,  comme  une 
relique  incontestable  du  «  Cygne  d'Avon  ».  Il  réussit 
môme  à  faire  jouer,  à  Drury  Lane,  le  2  avril  1796, 
une  pièce  inédite  de  Shakespeare,  «  "Voltigern  »,  en- 
tièrement de  sa  fabrication. 

La  France  mit  plus  longtemps  à  entrer  dans  la 
voie  de  la  mystification.  Mais  elle  se  rattrapa  avec 


AUTOLiRAlMll::S  KT  MANUSCRITS  79 

les  faux  que  le  Iriste  Libri  proJigua,  pour  les  déna- 
turer, sur  les  litres  et  les  gardes  des  mauuscrils  voles. 
Quelques  aunces  après,  ralTaire  Vraiu  Lucas,  avec 
ses  "27  000  pièces  fabriquées,  attira  ratteulion  de  tout 
le  monde  savant  sur  les  falsifications  parisiennes. 

Cette  cause  célèbre,  digne  des  Tribunaux  comi- 
ques de  Jules  INIoinaux,  est  trop  connue  pour  y  re- 
venir. Il  en  est  longuement  question  dans  mon  livra 
du  Truquage.  Que  ceux  qui  veulent  être  mieux  ren- 
seignés s'y  reportent  et  lisent  la  brochure  d'Élienne 
Charavay.  Je  tiens,  cependant,  h  signaler  aux  curieux 
une  particularité  généralement  ignorée.  A  titre  do 
tératologie,  la  Bibliothèque  nationale  a  recueilli  le 
dessus  du  panier  de  celte  bouffonnerie  monumen- 
tale. j\IM.  Bordier  et  Mabillc,  les  experts  d'alors, 
obtinrent  de  l'autorité  judiciaire  l'abandon  d'un  cer- 
tain nombre  de  pièces,  au  profit  do  notre  grand 
établissementhislorique.  Vous  n'avez  qu'à  demander 
le  n°  709  des  Nouvelles  acquisitions  françaises,  au 
Cabinet  des  manuscrits,  et  l'on  vous  apportera  un 
album  relié  où  vous  pourrez  parcourir,  tout  à  votre 
aise,  les  lettres  de  Vercingétorix,  de  Cléopâlre,  de 
Dagobert,  de  Marie  Magdeleine,  de  Christophe  Co- 
lomb, de  Jules  César,  d'Enée,  devenu  contemporain 
de  Didon(!),  et  autres  rariora  que  l'on  n'a  pas  tou- 
jours occasion  de  rencontrer  sur  les  quais.  Il  n'y 
manque,  en  vérité,  qu'un  autographe  de  Peau  d'Ane 
ouïe  bon  billet  qu'avait  La  Châtre. 

Disons-le  bien  vite,  c'est  de  la  stupeur  qu'on 
éprouve  en  parcourant  cet  étonnant  album.  Je  ne 
parle  pas  de  la  rédaction  des  lettres,  —  on  la  con- 
naît, —  ni  du  papier  découpé  dans  de  grandes 
feuilles  dont  les  morceaux  s'emboîtaient  exactement. 
Non,  ce  qui  est  prodigieux,  c'est  le  graphisme.  Vrain 


80  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Lucas  ne  s'est  jamais  préoccupé  d'imilei  iCS  origi- 
naux. Il  s'était  fait  un  certain  nombre  d'écritures  qu'il 
employait  à  tour  de  rôle.  De  grandes  lettres  capitales, 
imitant  grossièrement  l'onciale,  lui  servaient  pour 
toutes  les  époques  reculées  de  l'histoire.  Puis,  il 
avait  une  grosse  ronde  maladroite  qui  avait  la  pré- 
tcnlion  d'imiter  l'œuvre  des  scribes  du  moyen  âge, 
une  italienne  du  xvi^  siècle,  une  grande  écriture 
cursive  du  xvn«  siècle  et  une  plus  fine  pour  le  xvni^ 
siècle.  Avec  cet  arsenal  réduit,  il  suffisait  à  toutes  les 
commandes. 

D'un  peu  loin,  l'album  a  l'air  d'un  recueil  de  lettres 
historiques,  groupées  par  un  Peiresc  ou  un  Dupuy. 
L'encre  a  une  teinte  suffisamment  jaunie.  Il  faut 
même  avouer  que,  dans  l'œuvre  de  Vrain  Lucas,  c'est 
le  côté  le  mieux  réussi. 


Aux  manuscrits  de  la  Bibliothèque  nationale,  le 
fonds  Béthune  est  sacro-saint.  Saluez,  érudits,  cette 
collection  commencée  par  Philippe  de  Béthune,  frère 
de  Sully,  et  continuée  par  son  fils  !  Figurer  dans  ces 
beaux  volumes  en  maroquin  rouge  armorié,  c'est, 
pour  un  document,  un  brevet  d'authenticité. 

Aussi,  vers  1830,  quand  les  auteurs  deVlsograpliie, 
ce  recueil  de  tant  d'écritures  illustres,  voulurent 
reproduire  des  pièces  indiscutables,  ils  puisèrent  lar- 
gement à  celte  source  incomparable.  Ils  en  tirèrent 
entre  autres  le  fac-similé  dune  lettre  d'Anne  de  Bre- 
tagne, que  Leroux  de  Lincy,  un  peu  plus  tard,  repro- 
duisit dans  sa  Vie  de  la  bonne  duchesse. 

Personne  n'aurait  jamais  songé  à  soupçonner  le 
noble  billet,  si  un  savant  breton,  l'abbé  Durville, 


AUTOGRAPHES  ET  MA.NL'£:RÎTS  81 

cnargé  de  rédiger  le  catalogue  d'autographes  du 
musée  Dobrée,  n'eût  conçu  des  doutes  sur  une  autre 
lettre  d'Anne  de  Bretagne,  qui  figurait  parmi  les 
perles  de  cette  collection  nantaise. 

Feu  Thomas  Dobrée,  il  faut  le  dire,  n'avait  pas 
toujours  eu  la  main  heureuse.  L'abbé  Durville  cons- 
tata qu'il  avait  payé  fort  cher  tout  un  bouquet  de 
fausses  lettres  d'Anne  de  Beaujeu,  d'Anne  de  Pisse- 
leu,  de  la  duchesse  d'Etampes,  âe  Charles  V,  de 
Charles  Quint,  de  Diane  de  Poitiers,  de  François  P"", 
d'Elisabeth  d'Angleterre,  de  Gabrielle  d'Estrées,  de 
Louis  Xll,  de  Marguerite  de  Valois,  de  Maximilien 
d'Autriche,  deJacques  d'Albon  Saint-André,  d'Agnès 
Sorel  et  de  Talbot. 

Mais  la  lettre  d'Anne  de  Bretagne  était-elle  d'aussi 
mauvais  aloi? 

Pour  s'en  assurer,  l'avisé  Nantais  prit  le  train  et 
s'en  fut  consulter,  à  la  Nationale,  la  lettre  du  fonds 
Béthune.  Jugez  de  sa  surprise  quand  il  s'aperçut  que 
le  modèle  reproduit  par  Vlsograpliie  avait  dû  venir 
au  monde  plusieurs  siècles  après  la  mort  de  la  bonne 
duchesse! 

Il  eut  vite  fait  de  se  procurer  le  fac-similé  d'un 
billet  olographe  à  l'abri  de  tout  soupçon,  conservé 
au  British  Muséum,  fonds  Egerlon.  Il  disséqua,  il 
examina  à  la  loupe  les  deux  écritures,  passa  au 
crible,  une  à  une,  toutes  les  lettres,  les  ronds  des  o, 
les  points  des  i,  les  crochets  des;,  les  angles  des  >*, 
les  boucles  des  h  et  l'ouverture  dos  a.  Mais  il  ne  s'en 
tint  pas  là.  Il  compara  les  nombreuses  signatures 
d'Anne  de  Bretagne  conservées  aux  Archives  natio- 
nales et  dans  les  Archives  départementales  de  la 
Loire-Inférieure.  Bientôt,  il  ne  put  garder  de  doutes  ! 
La  lettre  du  fonds  Béthune  avec  sou  écriture  trem- 

4. 


82  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

blée  et  ses  lettres  espacées,  était  fausse,  archi-fausse  ! 

Bien  plus,  comme  j'ai  pu  le  constater  de  visu,  elle 
a  été  rajoutée  dans  le  volume  après  coup,  car, 
emprunté  à  un  feuillet  de  garde,  le  papier  sur  lequel 
elle  est  collée  n'a  pas  la  tranche  dorée  comme  les 
autres  feuilles,  et  on  voit  qu'il  a  été  remonté  sur 
onglet.  Mais  cette  adjonction  est  cependant  fort 
ancienne,  puisque  la  page  s'est  trouvée  foliotée  avec 
tout  le  volume  au  début  du  xviiie  siècle. 

Quel  intérêt,  à  une  époque  où  les  autographes 
n'avaientguèrede  valeur,  un  faussaire  a-t-ilpu  trou- 
ver àcette  substitution?  J'avoue  que  je  ne  puis  arriver 
à  le  découvrir.  Mais  vous  serez  peut-être  plus  heureux 
que  moi,  et  je  vous  engage  à  chercher  dans  le  manus- 
crit français  n"  2  929  la  page  10  où  s'étale  la  lettre 
d'Anne  de  Bretagne  «  à  son  bon  frère,  cousin  et 
allyé  le  Roy  très  chrcstien  ». 


Rassurons  notre  amour-propre  national.  La  France 
n'a  pas  le  monopole  de  cette  coupable  industrie.  On  y 
est  même  mieux  protégé  qu'ailleurs  grâce  aux  pré- 
cieuses collections  de  fac-similés  que  les  Charavay 
publient  sans  se  lasser,  pour  l'édification  des  ama- 
teurs. Tous  les  pays  où  la  collection  d'autographes 
est  en  honneur  ont  leurs  annales  de  la  fraude  et 
de  la  contrefaçon.  Tour  à  tour,  on  a  vu  surgir  des 
fausses  lettres  de  Walter  Scott,  à  Edimbourg,  de  lord 
Byron,  à  Londres,  de  Schiller,  àWeimar,  et  les  mys- 
tifications de  Spring  ont  ému  tous  les  amateurs  d'au- 
tographes en  Amérique,  le  paradis  des  faussaires. 
Les  autographophiles  d'outre-mer  veulent,  à  toute 
force,  des  pièces  introuvables.  On  leur  en  fait.  La 


AUTO-lUVriIES    ET  M.VNL'SCRITS  83 

naïveté  des  Michel  Chasles  fait  naître  les  Vrain  Lucas. 

Que  de  lettres  de  Marie  Antoinette,  de  Louis  XVI, 
deJjillels  de  Maral,  d'épîtres  de  M"!®  de  Pompadoiir 
ont  passé  l'Atlantique,  dont  l'encre  était  à  peine  sèche 
et  le  dernier  point  sur  les  i  placé  au  moment  de  l'ex- 
pédition ! 

Sans  garantir,  toutefois,  la  véracité  de  l'informa- 
tion, ajoutons  qu'un  Yankee  s'aperccvant  qu'on  l'a 
mis  dedans,  se  contente  d'en  rire  et  ajoute  souvent 
que  la  beauté  du  tour  vaut  bien  le  prix  qu'on  lui  a 
fait  payer. 


La  circulation  de  tant  d'écritures  posthumes  est 
bien  faite  pour  décourager  les  apprentis  collection- 
neurs. Beaucoup,  j'en  connais,  n'aimant  pas  à  être 
trompés,  ont  abandonné  la  chasse  aux  autographes 
et  renoncé  à  leur  plaisir  favori,  après  quelques  expé- 
riences malheureuses.  Ils  ont  eu  tort.  Il  n'y  a  pas 
besoin  de  posséder  une  science  profonde  pour  se  dé- 
fendre contre  les  forbans  de  la  plume.  Avec  un  peu 
d'attention  et  pas  mal  d'écoles,  on  peut  arriver  à  dé- 
couvrir la  plupart  de  leurs  fraudes.  Je  vais  essayer 
de  dévoiler  les  plus  dangereuses  et  de  donner  d'u- 
tiles conseils  aux  néophytes. 

Règle  générale,  méfîez-vous  des  petits  feuillets.  Si 
tous  les  bouts  de  papiers  qui  portent  de  l'écriture  ne 
sont  pas  des  faux,  presque  tous  les  faux  sont  écrits 
sur  des  bouts  de  papier.  Le  faussaire  enlève  ainsi  à 
l'expertise  ses  meilleurs  moyens  d'investigation,  tirés 
de  l'âge  du  papier,  de  son  filigrane,  de  son  apparence 
générale,  des  moyens  de  transmission,  marques  pos- 
tales, cachets  à  la  cire,  pliage  spécial  à  l'époque  de 


84  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

]a  lettre.  Les  fabricants  d'écritures  apocryphes  n'en 
sont  plus  au  temps  où  Vrain  Lucas  se  servait  de 
pRpier  prosaïquement  timbré  d'Angoulême  et  oîi  Ire- 
iandécrivait  une  lettre  de  Shakespeare  sur  une  feuille 
marquée  G.  R.  (grand  raisin.) 

Un  petit  carré  de  papier,  détaché  d'un  livre,  évite 
le  filigrane  révélateur  et  permet  de  choisir,  à  coup  sûr, 
la  date  du  papier.  Un  adroit  Italien,  qui  fabriquait, 
il  y  a  quelques  années,  des  fausses  lettres  du  xv® 
siècle,  saints,  papes,  cardinaux,  membres  des  familles 
Sforza,  Médicis,  d'Esté,  humanistes  et  savants  de 
marque,  ne  procédait  jamais  autrement.  Bien  plus, 
pour  éviter  les  erreurs  qu'il  eût  pu  commettre  dans 
le  pliage  du  document  et  dans  la  façon  dont  la  lettre 
missive  se  cachetait,  il  les  remontait  sur  du  papier 
blanc  et  épais  du  xvui*'  siècle,  comme  si  elles  avaient 
déjà  figuré  dans  une  ancienne  collection. 


De  toutes  les  imitations,  la  moins  dangereuse  est 
le  calque.  Les  bords  des  lettres  y  sont  toujours  plus 
ou  moins  irréguliers,  le  scribe  le  plus  habile  ne  pou- 
vant empêcher  sa  main  de  trembler  dans  une  aussi 
longue  et  minutieuse  opération  (jue  l'imitation,  trait 
par  Irait,  d'une  signature  ou  d'un  billet.  Une  bonne 
loupe,  d'un  fort  pouvoir  grossissant,  ou,  s'il  le  faut, 
un  agrandissement  photographique,  et  vous  re- 
connaîtrez, à  ne  pas  pouvoir  hésiter,  la  coupable 
copie. 

Si  le  copiste  s'est  contenté  d'imiter  l'écriture,  sans 
la  calquer,  et  que  la  ressemblance  avec  un  spéci- 
men authentique  soit  assez  grande  pour  laisser 
planer  un  doute,  reportez-vous  à  l'encre.  Les  contre- 


AUTOGRAPHES  ET  MANUSCRITS  85 

facteurs  n'ont  pas  encore  inventé  de  substance  qui 
ait  l'apparence  parfaite  de  l'encre  ancienne  et  passée. 
Les  plus  habiles  se  servent  de  couleur  à  l'eau,  sépia 
ou  autre.  D'autres  oftt  recours  à  l'encre  préparée 
selon  les  antiques  formules,  avec  la  noix  de  galle  et 
du  sulfate  de  fer.  Ils  lui  donnent  l'apparence  de  l'âge 
en  versant  sur  le  faux  une  solution  faible  d'acide  mu- 
riatique  ou  oxalique.  Mais  passez  la  langue  sur  la 
lettre  ainsi  maquillée,  vous  trouverez  le  goût  de  la 
substance  chimique. 

Ces  procédés  coupables  ne  reproduisent  d'ailleurs 
jamais  la  teinte  de  l'écriture  altérée  par  les  siècles. 
C'est  du  noir  passé  au  rouge  brun  ou  au  gris  sale, 
c'est  du  jaune  à  peine  visible,  c'est  tout  ce  qu'on 
voudra,  mais  comparez  avec  un  document  authen- 
tique :  vous  ne  vous  y  tromperez  jamais. 


Un  certain  jour,  un  de  mes  amis  m'apporta  triom- 
phalement une  vieille  gravure  duxvi'^  siècle,  poussié- 
reuse, jaunie,  tachée  d'eau,  déchirée,  une  vraie  loque. 
Je  n'en  aurais  pas  donné  deux  sous. 

—  Voyez,  me  dit-il,  cette  relique  inestimable  !  Je 
l'ai  rapportée  de  mon  voyage  à  Rome. 

J'eus  un  sourire  approbateur,  et  pour  ne  pas  le  fâ- 
cher, je  laissai  échapper  complaisamment  quelques 
onomatopées  approbatrices  et  non  compromettantes 
que  mon  ami  trouva  tièdes. 

----r:^  Comment,  dit-il,  c'est  tout  ce  que  vous  avez  à 
dire  de  ma  trouvaille? 

—  Dame  !  fis  je,  cette  Nativité  me  semble  intéres- 
sante, mais  son  tirage  n'estpcut-ètre  pas  exccllentet 
quant  à  son  état  de  conservation... 


86  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

—  Il  s'agit  bien  de  cela  !  Regardez  dans  la  marge... 
en  bas...  à  droite....  Vous  y  voilà...  Ce  nom  à  moitié 
efTacé...  que  lisez-vous? 

—  Tiens  ?  je  n'avais  pas  remarqué.  En  effet,  on 
dirait...  Mais  c'est  la  signature  de  Léonard  de  Vinci  I 

—  Enfin  !  Vous  y  êtes  !  Voilà  le  trésor,  la  merveille 
inestimable  que  j'ai  découverte  dans  un  carton  où 
personne  n'avait  fouillé  depuis  deux  ans. 

—  Diantre  !  mon  cher,  ceci  mérite  examen. 

Je  pris  la  feuille  et  je  l'examinai  au  grand  jour. 
Cette  première  inspection  ne  lui  fut  pas  favorable. 
Cette  vision,  rapide  comme  l'éclair  que  l'on  nomme 
l'intuition,  me  montra  la  signature  sous  un  aspect 
douteux.  Elle  élnit  d'un  jaune  pâle,  presque  effacée, 
au  beau  milieu  dune  tache  d'eau.  Les  traits  des 
lettres  paraissaient  réguliers,  seulement  les  majus- 
cules laissaient  apercevoir  des  hésitations  suspectes 
dans  le  tracé. 

Tout  à  coup,  dans  la  lumière  forte  du  soleil,  la 
vérité  m'apparut.  Je  découvris  le  point  faible,  la 
preuve  évidente  du  truquage.  Les  déliés  des  lettres 
étaient  beaucoup  plus  effacés  que  les  pleins.  Si  l'ef- 
facement des  traits  avait  été  l'effet  du  temps,  tout  eût 
été  au  même  point  de  décoloration.  Cette  différence 
de  teinte  entre  les  pleins  et  les  déliés  indiquait  une 
intervention  chimique.  La  signature  avait  été  lavée 
à  l'acide  afin  de  la  vieillir. 

Pour  plus  de  sûreté,  je  retournai  la  feuille  et  je 
regardai  en  transparence.  La  signature  à  peine 
visible  au  recto  se  détachait  au  verso  en  caractères 
d'un  noir  admirable.  La  superficie  seule  avait  été 
attaquée  par  l'acide. 

La  démonstration  était  faite.  Mon  ami  remporta 
sa  gra\ure  qui  pouvait  avoir  appartenu  à  l'auteur  de 


AUTOGRAPHES  ET  MANUSCRITS  87 

la  Joconde,  mais  qui  avait  certainement  été  signée 
par  un  Vrain  Lucas  du  xx^  siècle. 


Un  friand  d'autographes  ne  peut  pas  tout  savoir, 
mais  il  y  a  des  remarques  qui  peuvent  le  guider  s'il 
s'en  souvient  à  propos. 

Ainsi,  il  est  utile  d'apprendre,  pour  les  pièces  an- 
ciennes, que  l'on  utilise  les  vieux  parchemins  des 
tabellions  en  les  faisant,  au  préalable,  bouillir  dans 
l'eau.  Il  faut  aussi  se  rappeler  que  le  papier  buvard, 
les  enveloppes  et  les  plumes  d'acier  sont  d'invention 
tout  à  fait  moderne.  Nos  pères  séchaient  leur  écri- 
ture avec  du  sable.  Ils  pliaient  leurs  lettres  et  les 
fermaient  à  l'aide  d'un  cachet  à  la  cire,  qui  déco- 
lorait le  papier  en  dessous.  Cela  n'arrive  pas,  bien 
entendu,  avec  un  faux  cachet  rapporté. 

Au  printemps  de  1894,  on  fit  grand  bruit,  en 
Allemagne,  de  la  découverte  d'un  autographe  de 
Luther.  C'était  la  transcription,  avec  force  ratures  et 
variantes,  du  choral  célèbre  :  «  C'est  un  rempart  que 
notre  Dieu  !  ».  Du  coup,  se  trouvait  terminé  l'in- 
soluble débat  philolog-ique  sur  l'origine  de  ce  choral. 
Le  monde  savant  exulta.  Ecriture,  encre,  papier, 
tout  semblait  authentique.  Seul,  le  docteur  Max 
Hermann  eut  des  doutes  et  trouva  dans  l'écriture  des 
particularités  suspectes  II  s'en  ouvrit  à  un  expert 
chimiste  des  tribunaux  qui  examina  l'encre.  0  sur- 
prise !  elle  était  communicative.  Le  faussaire  avait 
oublié  qu'au  xvi^  siècle,  l'encre  à  la  noix  de  galle  ne 
copiait  pas  ! 

L'auteur  de  cette  mystification  et  d'une  centaine 
d'autres  lettres,  également  attribuées  à  Luther,  fut 


88  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

poursuivi.  Les  tribunaux  l'acquittôrent  pour  aliéna- 
lion  mentale,  dit  M.  Fedor  von  Lobeltilz,  qui  rap- 
porte cette  véridique  histoire. 


Les  fac-similés  de  documents  et  d'autographes  se 
faisaient,  il  y  a  cinquante  ans,  par  la  lithographie. 
Des  industriels  peu  scrupuleux  détachaient,  des  7so- 
yrapldes  où  ils  figuraient,  les  feuillets  portant  l'écri- 
ture de  Vollnire,  de  Racine  ou  de  La  Fontaine,  et  à 
l'aide  de  quelques  maquillages  appropriés,  les  écou- 
laient à  des  débutants. 

Ces  supercheries  étaient  incapables  de  tromper  un 
véritable  amateur.  Outre  le  papier,  qui  décelait 
indubitablement  la  fraude,  ces  trompe-l'œil,  exécutés 
par  calque,  présentaient  les  indécisions  et  les  trem- 
blements de  contours  inhérents  à  ce  genre  de  copies. 

Les  procédés  modernes  de  reproduction  par  la 
photographie  et  ses  dérivés  sont  autrement  dange- 
reux. Un  cliché  sur  zinc,  appelé  «  gilotage  »,  du  nom 
de  son  inventeur,  vous  donne  un  fac-similé  parfait. 
Tiré  sur  papier  du  temps,  avec  une  encre  appropriée, 
il  est  presque  impossible  à  découvrir  à  première 
vue.  Surtout,  l'épreuve  de  l'acide  sur  l'écriture  et 
parfois  de  légères  traces  de  foulage  à  l'impression 
peuvent  guider  l'expert. 

Le  gilotage,  le  croirait-on?  a  failli  me  jouer  un 
vilain  tour  et  me  faire  passer  pour  un  fraudeur. 

Avant  d'écrire  ce  livre,  j'avais  fait  préparer  une 
circulaire  qui  devait  être  lancée  urhi  et  orbi  à  tous 
les  collectionneurs,  notoires.  Mais,  afin  d'éviter  le 
sort  réservé  à  ces  papiers  légèrement  affranchis  que 
l'on  jette  au  panier  sans  les  ouvrir,  mon  manifesta 


AUTOGRAPHES  ET  MA.NUSCRITS  89 

artistique  était  imprimé  à  l'aide  d'un  cliché  pris 
directement  sur  mon  écriture.  Tirée  sur  papier  à 
lettre,  ma  petite  proclamation  paraissait,  au  premier 
examen,  sortie  directement  de  mon  écritoire. 

Lorsque  m'arriva  ma  commande  de  mille  exem- 
plaires, l'imitation  me  parut  tellement  parfaite  que, 
pour  m'évitcr  des  ennuis,  je  crus  prudent  de  sou- 
mettre mon  ingénieuse  et  honnête  supercherie  au 
directeur  des  postes  de  mon  quartier.  Son  œil  exercé 
reconnut  vite  une  impression  multipliée  et  non  un 
manuscrit  unique.  Il  me  rassura  et  me  dit  qu'à 
moins  d'une  bévue  d'employé  inexpérimenté,  je  ne 
devais  redouter  aucune  difficulté  de  la  part  de  sa 
vigilante  administration.  Je  jetai  dans  la  corbeille 
dusage  le  paquet  de  circulaires  pliées  comme  lettres, 
sous  enveloppes  non  cachetées,  avec  les  adresses 
écrites  à  la  main.  Puis  j'attendis  le  résultat. 

11  m  arriva  quelques  réponses  aimables  d'amateurs 
éclairés,  disposés  à  m'aider  dans  la  tâche  ingrate  et 
difficile  que  je  poursuis  depuis  si  longtemps  avec 
persévérance.  Mais  il  advint  aussi  ce  que  je  n'avais 
pas  prévu  et  ce  que  je  ne  pouvais  prévoir:  un  bon 
procès-verbal  dressé  par  le  receveur  de  la  Villedieu, 
m'annonçant  qu'il  avait  relevé  contre  moi  une  con- 
travention et  que  j'avais  de  ce  chef  à  payer  une 
somme  de  cinquante  francs,  réduction  de  la  forte 
amende  méritée  pour  la  fraude  commise  vis-à-vis  du 
règlement. 

11  me  fallut  r^^tourner  au  buronu  qui  m'avait  donné 
If'S  premières  indications  et  demander  de  nouveaux 
renseiguemeuls.  Le  hasard  voulu l  qu'un  inspecteur, 
des  postes  se  trouvât  là  et  entendît  mes  explications- 
11  lue  démontra  avec  aulorilé  que  mon  affranchisse- 
ment était  réellement  insuffisant.    «  Je  n'avais  qu'à 


90  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

m'exéculer,  dil-il,  et  à  m'eslimer  heureux  d'en  être 
quitte  à  si  bon  marché.  » 

Ne  me  lonanl  pas  pour  battu,  je  rédigeai  un  petit 
mémoire  et  j'assimilai  mon  cas  aux  instructions 
données  par  les  postes  pour  les  circulaires  sous  pli 
non  cacheté,  dont  la  taxe  est  de  cinq  centimes. 

Le  Dictionnaire  de  V Académie  ûïl,  en  etTct,  qu'une 
circulaire  est  faite  pour  circuler  de  main  en  main, 
qu'elle  est  toujours  adressée  à  un  seul  destinataire 
et  n'a  rien  delà  communication  personnelle  caracté- 
risant la  lettre.  Mon  appel  aux  collectionneurs,  tiré 
à  un  très  grand  nombre  d'exemplaires,  devait  être 
assimilé  à  une  lettre  de  faire  part,  à  une  convoca- 
tion pour  un  dîner  d'association,  à  une  invitation  à 
souscrire  des  actions.  Bref,  je  déclarai  ma  surprise 
d'une  contravention  dressée  pour  un  envoi  imprimé 
typographiquemcnt  sur  cliché  et  contenu  dans  une 
enveloppe  ouverte. 

Chose  bizarre  et  nouvelle  !  Le  directeur  des  postes 
et  télégraphes  de  la  Seine,  ayant  examiné  la  ques- 
tion, reconnut  que  le  procès-verbal  devait  être  annulé 
et  ne  recevoir,  de  ce  chef,  aucune  suite. 

J'avais  joué  quelque  temps  le  rôle  du  coupable 
par  persuasion. 


Il  est  possible  d'aller  plus  loin.  Les  modernes  fal- 
sificateurs de  textes  sont  arrivés,  dans  une  certaine 
mesure,  à  faire  disparaître  les  deux  indices  fâcheux 
qui  permettent  de  reconnaître  leurs  mystifications. 
En  reportant  sur  pierre  une  épreuve  du  cliché  zinco- 
graphique,  ils  obtiennent  un  tirage  lithographique 
absolument  dépourvu  de  foulage.   Quant  à  l'incon- 


AUTOGRAPIIF.S  ET  MANUSCRITS  91 

vénient  de  l'encre  d'imprimerie,  voici  ce  qu'ils  ont 
découvert.   Ils  photographient  le  document  à  repro 
duire  et  en  tirent  sur  papier  sali  une  épreuve  tiè- 
pâle.  Ils  couvrent  ensuite  les  traits  avec  de  l'encre 
ordinaire,  parfaitement  attaquable  à  l'acide  oxalique. 

Caveat  cmptor  !  Que  l'acheteur  prenne  garde  ! 
L'Angleterre  a  été  inondée  de  pseudo-autographes  de 
Charles  Dickens  fabriqués  par  ce  procédé.  On  pho- 
tographiait faiblement  un  original  authentique  et  on 
couvrait  les  lettres  avec  la  sombre  encre  violette 
dont  Dickens  aimait  à  se  servir. 

Malgré  tant  d'avantages,  les  procédés  photogra- 
phiques sont  cependant  peu  employés.  Cela  tient 
évidemment  à  ce  que  les  pièces  chères,  les  seules 
sur  lesquelles  il  y  aurait  plaisir  et  profit  à  tromper, 
sont  connues,  cataloguées,  reproduites  en  fac-similé, 
dans  une  foule  douvrages.  Si  l'on  présentait  à  un 
amateur  une  lettre  de  Rabelais  reproduite  chimi- 
quement, il  saurait  immédiatement  dans  quel  dépôt 
public  ou  dans  quelle  collection  elle  aurait  été  pho- 
tographiée. Il  enverrait  son  concierge  chercher  les 
agents. 

Cependant,  je  ne  puis  croire,  malgré  les  affirma- 
tions d'experts  assurément  très  compétents,  que 
MM.  les  faussaires  se  refusent  toujours  cette  satis- 
faction. Il  me  semble  qu'une  lettre  de  Marie-Thérèse 
d'Autriche,  reproduite  sur  un  original  de  Vienne, 
aurait  bien  des  chances  pour  tromper  un  amateur  de 
Montpellier. 

Qu'en  pensez-vous  ? 

En  tout  cas,  le  gilotage  s'emploie  sans  dangerpour 
les  simples  billets  de  contemporains  dont  les  formules 
sont  presque  toujours  les  mêmes.  La  pièce  est  de 
peu  de  valeur,  mais  les  petits  autographes  font  les 


92  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

gros  billets  de  banque.  On  se  rattrape  sur  la  quan- 
tité. 

Pendant  la  période  boulangiste,  on  vendait  cou- 
ramment des  cartes  de  visite  du  «  brav'général  » 
avec  deux  mots  de  félicitations  et  sa  signature.  Plus 
récemment,  l'Allemagne  a  été  inondée  de  fausses 
cartes  de  remerciements  de  Bismark.  Notre  vieil 
ennemi,  pour  ses  quatre-vingts  ans,  avait  reçu  de 
nombreuses  lettres  de  félicitations.  Il  répondit  à 
quelques-unes  et  les  amateurs  se  disputèrent  immé- 
diatement à  prix  d'or  les  remerciements  du  chance- 
lier de  fer.  L'engouement  devint  irrésistible.  Tout 
le  monde  en  voulait.  Mais,  un  mois  après,  réveil 
cruel!  On  s'aperçut  qu'il  y  avait  en  circulation  plus 
de  réponses  que  de  lettres  envoyées!  Il  fallut  bien 
convenir  que  d'ingénieux  fdous  avaient  augmenté  le 
stock  circulant,  en  faisant  appel  à  la  zincographie. 
Aujourd'hui,  en  Allemagne,  quand  on  catalogue  une 
lettre  de  Bismark,  on  ajoute  cette  mention  :  «  N'est 
pas  une  reproduction  ». 


Voici,  maintenant,  le  dernier  cri  de  l'autographia- 
na.  Il  nous  vient  d'Italie,  comme  la  divine  harmonie. 
C'est  d'un  art  si  ingénieux,  que  tout  amateur  de 
bonne  foi,  quand  il  le  connaîtra,  conviendra  qu'il 
aurait  pu  s'y  laisser  prendre. 

On  sait  l'intérêt  qui  s'attache  de  nos  jours  aux  do- 
cuments artistiques.  Une  lettre  de  Jean  Goujon  vaut 
dix  lettres  de  rois.  Aussi,  comme  la  rareté  des  auto- 
graphes des  maîtres  du  ciseau  ou  du  pinceau  s'ac- 
centue,  certains  chercheurs,  toujours  en   quête  de 


AUTOGRAPHES  ET  MANUSCRITS  93 

nouvelles  victimes,  se  sont  ingéniés,  au  delà  des 
monts,  à  en  fabriquer  quelques-uns  . 

Pour  cela,  ils  se  procurèrent,  Dieu  sait  comment  ! 
—  peut-être  à  la  façon  dont  Libri  se  procurait  des 
enluminures  de  livres  d'heures,  —  des  feuillets  de 
comptes  authentiques  du  xV  et  du  xvi^  siècle.  Ils 
eurent  grand  soin  de  choisir  des  pages  mentionnant 
des  églises  ou  des  monuments  auxquels  travaillèrent 
des  artistes  célèbres,  Léonard  de  Vinci,  Michel  Ange 
cl  Raphaël,  par  exemple.  Puis,  profitant  d'un  modèle 
de  quittance  déjà  publié,  qu'ils  n'eurent  qu'à  copier 
en  changeant  la  date,  ils  ajoutèrent  au  bas  du  compte 
l'émargement  signé  du  grand  homme. 

Le  tour  était  joué  !  Il  n'y  avait  plus  qu'à  dresser  et 
présenter  le  nouveau  plat  si  bien  préparé.  Ces  ha- 
biles cuisiniers  se  gardèrent  bien  d'offrir  leur  relique 
historique  toute  seule  à  un  amateur,  une  fraude 
isolée  étant  toujours  plus  aisée  à  découvrir.  Ils  la 
glissèrent  dans  un  lot  indivisible,  où  les  faux  se 
mêlaient  aux  pièces  authentiques.  C'est  le  système 
employé  par  les  marchands  d'huîtres  qui  font  filer 
avec  la  marchandise,  arrivée  de  Alarennes  la  veille, 
des  mollusques  de  huit  jours  et  avariés. 

Ai-je  tout  dil? 

Pas  encore.  Il  me  reste  à  parler  de  faux  auto- 
graphes qui  sont  cependant  des  originaux  et  n'en 
trompent  pas  moins  les  amateurs.  Achetez-vous,  par 
exemple,  une  signature  d'un  de  nos  anciens  rois?  Il 
vous  est  à  peu  près  impossible  de  savoir  si  vous 
mettez  en  portefeuille  l'écriture  du  monarque  ou 
seulement  celle  de  son  secrétaire  à  la  main.  En  1897, 


94  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

dans  les  débats  de  l'affaire  Dreyfus,  les  Cliaravay  se 
déclarèrent  incapables  de  l'econnaîlre  l'œuvre  de  ces 
imitateurs  exlraordinairement  habiles. 

«  Avoir  la  plume,  disait  Saint-Simon,  dans  ses 
Mémoires,  c'est  être  faussaire  public  et  faire  par 
charge  ce  qui  coûterait  la  vie  à  un  autre.  Cet  exer- 
cice consiste  à  imiter  si  exactement  l'écriture  du  roi, 
qu'elle  ne  puisse  se  distinguer  de  celle  que  la  plume 
contrefait  et  d'écrire  en  celte  sorte  toutes  les  lettres 
que  le  roi  doit  ou  veut  écrire  de  sa  main,  et  toute- 
fois n'en  veut  prendre  la  peine.  » 

Autre  danger,  tout  aussi  difficile  à  éviter  quand 
on  n'a  pas  sous  la  main  un  point  de  comparaison. 
Se  garder  de  prendre  un  personnage,  dont  la  signa- 
ture n'a  pa?  de  valeur,  pour  son  homonyme  d'une 
rareté  insigne.  Certains  marchands  sont  passés 
maîtres  à  ce  petit  tour  de  gobelets.  Ils  vous  font 
passer  le  père  pour  le  fils,  le  frère  pour  le  frère,  et 
souvent  même  intervertissent  des  personnages  qui 
n'ont  pas  le  moindre  lien  de  parenté. 

N'est-ce  pas  à  Georges  Mo:ival,  l'érudit  archiviste 
de  la  Comédie  française,  qu'on  avait  voulu  écouler 
ainsi  une  prétendue  signature  de  Molière  ?  On  le  fit 
venir  dans  un  hùlel  des  grands  boulevards.  Le  mar- 
chand, un  Viennois,  était  pressé  de  partir.  11  voulait 
vendre  et  recevoir  l'argent  séance  tenante.  Il  montre 
triomphalement  au  prince  des  Moliéristes  une  pro- 
curation sur  vélin  signée  «  Poquelin  »  !  Rien  n'y 
manquait.  La  pièce  était  pure  de  tout  truquage,  la 
signature  irréprochable.  N'importe  qui  s'y  serait 
laissé  prendre  et  aurait  tiré  son  portefeuille  de  sa 
poche.  Mais  Georges  Monval,  qui  connaît  aussi  bien 
la  signature  du  grand  comique  que  celle  des  membres 
de  sa  famille,  n'eut  pas  de  peine  à  découvrir  qu'il 


AUTOGRAPHES  ET  MANUSCRITS  95 

s'agissait  du  père  de  Molière,  du  tapissier  du  roi. 
Le  Viennois  remporta  son  autographe. 


Du  reste  que  d'autographes  suspects  de  MoUère 
ont  couru  de  par  le  monde  !  Une  signature  contre- 
faite mise  au  Las  d'un  document  authentique  où  il 
était  question  du  grand  comique  passa  jadis  dans 
une  vente  célèbre. 

...  Si  vous  trouvez  demain 
Deux  lignes  seulemrn   écriles  de  sa  main, 
Vous  seriez  honoré  par  quiconque  sait  lire, 

a  dit  François  Coppée  dans  un  sonnet  célèbre. 

Deux  lignes,  c'est  cependant  bien  peu  !  11  y  en  a 
trois  écrites  sur  une  bande  de  parchemin  collée  au 
dos  d'un  tableau  représentant  une  Sainte  Famille  où 
Molière  certifie  que  ce  tableau  lui  a  été  donné  «  par 
Sébastien  Bourdon,  peintre  du  roi  et  directeur  de 
l'Académie  de  peintuie  >>. 

Or,  cette  inscription  contient  deux  erreurs:  la 
première,  relevée  par  M.  Eudore  Soulié,  c'est  que 
Sébastien  Bourdon  était  recteur  et  non  directeur  de 
l'Académie  ;  la  seconde,  signalée  par  M.  Jules  Loise- 
leur  :  Ve  de  la  signature  porte  un  accent  grave, 
Molière  n'en  mettait  pas.  Ce  n'est  qu'en  1740  qu'on 
vit  apparaître,  dans  le  Diclionnaire  de  l'Académie, 
un  accent  sur  les  terminaisons  en  ière,  encore  était- 
il  aigu  dans  le  début;  il  n'était  grave  que  pour 
celles  en  ère. 

Et  combien  d'autres  autographes  de  Molière  con- 
troversés : 


96  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

«  Le  Devis  delà  construction  d'un  théâtre  à  bastir 
au  pallais  aux  Thuilleries  »  approuvé  par  deux  lignes 
signées:  J.  B.  P.  Molière; 

L'exemplaire  d'Ajidromède,  de  Corneille,  imprimé 
à  Rouen  en  1651,  que  possédait  M.  de  Soleinne,  et 
qui  contient,  en  face  du  titre,  la  liste  des  person- 
nages, les  noms  des  interprètes,  tracés  par  Molière. 
Un  expert  a  déclaré,  cependant,  qu'il  croyait  l'écri- 
ture authentique  «  sans  en  être  sûr»  (sic). 

J'en  passe  etdes  meilleurs;  souvenez-vous  qu'il  est 
très  difficile  de  reconnaître  une  écriture  dont  on  ne 
connaît  aucun  autre  spécimen  que  des  signatures 
Puis,  si  on  vous  présente  une  signature  de  l'auteur  du 
Misanthrope,  sachez  qu'il  signa  successivement  : 
Jean- Baptiste  Poquelin,  J.  B.  Poquelin,  J.B.  Poquelin 
Molière  et  quelquefois  de  Molière.  Il  prit  le  de  sur  son 
contrat  de  mariage.  Chapelle,  son  ami,  le  lui  donnait 
toujours.  Ce  qui  vous  troublera  le  plus,  enfin,  c'est 
d'apprendre  qu'au  milieu  du  xvii^  siècle,  il  existait 
nombre  de  Molière  dans  le  Bas-Languedoc. 


Nous  n'avons  encore  parlé  que  des  curieux  d'épî- 
tres  ou  de  pièces  littéraires.  Cependant,  les  collection- 
neurs do  documents  et  de  vieilles  chartes,  quoique 
plus  effacés  et  moins  connus,  méritent  aussi  qu'on 
s'intéresse  à  leurs  recherches. 

Ne  sont-ils  pas,  d'ailleurs,  les  ancêtres  des  amateurs 
d'autographes,  ces  Peiresc,  ces  Godcfroy,  ces  frères 
Dupuy,  ces  Gaignières,  ces  Clairambault,  dont  les 
inestimables  cabinets  enrichissent  aujourd'hui  la  Bi- 
bliothèque nationale  ? 

L'histoire  des  faux  documents  est  pour  ainsi  dire 


AUTOGRAPHES  F.T  MANUSCRITS  9) 

impossible  à  écrire.  Comme  à  Walerloo,  il  fauJiail 
s'écrier  :  «  Ils  sont  trop  !  ».  Les  Bénédictins  leur  ont 
consacré  deux  cents  pages  de  leur  Traité  de  diplo- 
matique et  depuis  le  xvui*  siècle,  les  truqueurs  de 
parchemins  et  de  titres  n'ont  fait  que  se   multiplier. 

Truqueurs,  les  abbés  qui  callig-raphiaient  au  nom 
de  Clovis,  de  Charlemagne  ou  du  roi  Dagobert,  des 
privilèges  pompeux  pour  leur  abbaye  !  Truqueurs,  les 
seigneurs  qui  se  faisaient  rédiger  des  titres  de  famille 
pour  se  rattacher  à  la  famille  d'Hugues  Capet  ou  de 
Louis  le  Débonnaire  !  Truqueurs,  les  prélats  qui  for- 
geaient des  chartes  de  fondation  leur  attribuant  le 
gouvernement  d'un  monastère  i 

Le  règne  de  Louis  XIV  connut  d'étonnants  faus- 
saires, comme  ce  prieur  des  Carmes  de  Moulins,  le 
père  André,  qui  fabriqua  des  chartes  du  ix®  et  du 
x^  siècles,  pour  relier  les  Bourbons  à  la  dynastie  car- 
lovingienne,  surtout  Jean-Pierre  de  Bar,  qui,  afin 
de  faire  remonter  la  maison  de  Bouillon  aux  comtes 
d'Auvergne,  composait  des  pièces  avec  une  si  éton- 
nante habileté,  qu'il  trompa  Mabillon  lui-même. 

Malheureusement,  pour  le  succès  de  ce  truquage 
généalogique,  de  Barfut  mis  à  la  Bastille  à  l'occasion 
d'autres  tours  de  son  métier.  En  perquisitionnant 
dans  ses  papiers,  on  trouva  des  brouillons,  des  spé- 
cimens d'écritures  de  diverses  époques,  des  docu- 
ments authentiques  grattés  ou  lavés,  des  essais 
d'encre,  des  morceaux  de  parchemin  ancien,  bref  tout 
l'outillage  d'un  faussaire,  que  vous  pouvez  aller  voir 
aux  Archives  nationales.  Tout  y  est  encore  conserve. 

c 

Plus  désintéressés  et  souvent  poussés  par  la  seule 

5 


98  TRUCS  ET  TRL'QUEURS 

vanité  d'allirer  raltenlion  tics  ériulils  sur  leurs  dé- 
couvertes, certains  savants  ont  forgé  des  pirces  an- 
ciennes. Ils  se  sont  contentés  généralement  de  mon- 
trer les  copies.  Impossible,  et  pour  cause,  de  leur 
faire  produire  les  originaux. 

Un  des  plus  amusants  exemples  de  ces  mystifica- 
tions  scientifiques  naquit  en  1811  de  la  collaboration 
d'un  préfet  impérial  et  d'un  procureur  de  l'ancien 
régime.  Six  chartes,  cinq  en  patois  du  pays  et  une  en 
latin,  surgirent  à  point  nommé  pour  corser  le  discours 
d'inauguration  de  l'hôtel  préfectoral  de  Mont-de- 
Marsan.  La  supercherie  dura  plus  d'un  demi-siècle, 
jusqu'au  jour  oîi  un  érudit,  plus  avisé,  découvrit  que 
les  mystificateurs  avaient  placé  sous  le  nom  d'un 
vicomte  de  Marsan  du  xu''  siècle,  «  prince  législateur 
el  philosophe  »,  des  règles  de  politique  religieuse 
empruntées  au  Concordat  de  Napoléon  I*"". 

D'autres  supercheries  ont  eu  la  vie  plus  dure,  telle 
la  fameuse  lettre  adressée  à  César  par  Publius  Len- 
lulus,  gouverneur  de  Judée,  conservée  dans  la  biblio- 
thèque dos  Lazaristes,  à  Rome,  et  dont  on  peut  tra- 
duire ainsi  le  début  : 

«  J'ai  appris,  ô  César,  que  tu  désirais  des  renseignements 
SU!-  cet  homme  vertueux  qui  s'appelle  Jésus-Christ,  et  que 
le  peuple  considère  comme  un  prophète  et  ses  disciples 
comme  le  fils  de  Dieu,  créateur  du  ciel  et  de  la  terre.  En 
fait,  César,  on  entend  tous  les  jours  raconter  de  lui  des 
choses  merveilleuses.  Pour  parler  bref,  il  ressuscite  les  morts 
et  guérit  les  malades...  Si  tu  veux  le  connaître,  comme  tu 
me  l'as  écrit  une  fois,  fais-le-moi  savoir  et  je  te  l'enverrai...  » 

Tout  simplement  ! 

Mais  lord  Howard  ne  vient-il  pas  d'acquérir,  à  la 
vente  du  cabinet  de  M.  Denon,  à  Londres,  pour 
2890  francs,  une  lame  d'acier  sur  laquelle  est  gravée 


AUTOGRAPHES  ET  MANUSCRITS  99 

la  copie  de  la  senlcnce  condamnant  Jésus  au  sup- 
plice ? 


En  1893,  on  vendit  au  trésor  musulman,  pour  la 
somme  de  cinq  mille  livres  turques,  deux  lettres 
arabes  attribuées  à  Mahomet  et  que  les  Ulémas,  par  ' 
fanatisme  ou  par  cupidité,  avaient  déclarées  authen- 
tiques, bien  qu'elles  fussent  écrites  sur  papier  de 
lin  qui  date  du  x«  siècle,  et  que  le  grand  prophète  ait 
vécu  trois  siècles  plus  tôt,  à  l'époque  où  l'on  ne  se 
servait  encore  que  de  parchemin. 

ci, 

A  l'automne  de  1905, une  singulière  découverte  arri- 
vade  Montmartre.  Des  ouvriers  avaient  trouvé,  en  dé- 
molissant un  pilier  de  la  vieille  église  de  Saint-Pierre, 
un  lambeau  de  parchemin  jauni,  sur  lequel  on  lisait 
quelques  lignes  d'une  écriture  fine  et  très  nette.  La 
pièce  n'était  pas  signée,  comme  on  aurait  pu  le  croire, 
de  Saïtapharnès,  mais  d'un  contemporain  de  saint 
Louis,  Jean  de  Gisors,  amoureux  platonique  de 
'<  damesele  Aelis  de  Lisle  ».  Le  précieux  et  mysté- 
rieux parchemin  était  une  attestation  de  vertu  écrite 
par  le  jeune  homme  pour  sa  dame  sur  le  rempart, 
au  moment,  sans  doute,  oîi  il  allait  se  battre.  | 

«  Johan  de  Gisors  mande  saluez  damesele  Aelis  de  l'Isle,  ' 
com  a  la  fenme  el  monde  que  plus  aime  qui  ne  li  apartiengne,  ' 
elsisaciez  de  vérité  que  il  vos  aimme  en  tel  manière  comme 
honment  sa  suer,  et  si  poez  avoir  en  lui  altretel  fiance  conme 
en  un  de  vos  frères  u  en  deus,  por  lamor  de  sire  Felipe  et 
por  la  voslre,  et  si  saciez  de  vérité  que  il  ne  vodreit  plus 
vers  vos  ne  mefere  ne  mesdire  que  vers  sa  mère. 


100  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

«  Et  saciez  de  vérité  que  ces  letres  furent  escrites  del 
Belvaiz  et  cil  qui  les  esciist  ne  vosconul  unques  neniei.  Dcu 
vos  en  jur.  Dcx  vos  saut.  » 

De  la  bulle,  le  pelit  parchemin  roula  jusqu'à  la 
Commission  du  Vieux- Paris,  et  les  charlistes  les  plus 
autorisés  furent  invités  à  donner  leur  avis.  M.  Auguste 
Longnon,  membre  de  Tlnstitut,  fut  chargé  du  rap- 
port, et  formula  cette  prudente  conclusion  : 

«  Si  certaines  formes  de  lettres  ou  quelques  exp"es- 
eions  paraissent  tout  d'abord  éveiller  des  doutes,  on 
ne  peut,  néanmoins,  relever,  en  la  lettre  de  Jean  de 
Gisors,  rien  qui  soit  de  nature  à  la  faire  considérer 
comme  un  document  supposé.  » 

Nous  y  consentons  volontiers  —  mais  sous  toutes 
réserves. 

Croyez-vous  également  à  la  missive  indéchiffrable 
qui  figura,  dit-on,  au  procès  de  ]\Iarie-Antoinelte  et 
qu'elle  traça  à  Taide  de  piqûres  d'épingles,  pour  être 
remise  à  un  personnage  anonyme,  désigné  sous  le 
nom  du  Chevalier  de  Saint-Louis?  En  tamisant  une 
p  udre  impalpable  à  travers  les  trous  du  papier,  un 
savant  aurait  pu  lire  récemment  ces  mots  :  Je  vous 
en  prie.  C'est  déjà  beaucoup  comme  indication  pré- 
cise. Attendons  la  découverte  du  reste  du  texte. 

Pas  plus  vrai,  n'est-ce  pas,  ce  billet  mystérieux 
ces  adieux  sur  papier  jauni  et  trempé  de  ses  larmes, 
que  la  reine  infortunée  adressait  à  la  princesse  de 
Lamballe.  M.  V.,  conservateur  du  musée  de  Blois, 
montrait,  avec  respect,  cette  relique  aux  fidèles  de 
la  royauté.  Quand  il  avait  savouré  leur  émotion,  il 
partait  d'un  grand  éclat  de  rire  et  s'avouait  l'auteur 
patient  de  cet  émouvant  document. 


AUTOGRAPHES  ET  MA.NLS  jr.lTS  101 


Un  mot  amusant  pour  finir  ce  chapitre  un  peu  aride 
sur  l'aulographomanie. 

Un  de  ces  habiles  calligraplics  qui  fabriquent,  à 
l'usage  des  parvenus  en  mal  de  noblesse,  des  attes- 
tations signées  de  d'Hozier  lui-même,  était  poursuivi 
en  police  correctionnelle  pour  ses  imprudences  d'é- 
critures. 

Au  début  de  l'audience,  son  avocat  se  lève  : 

—  Mon  client  fait  défaut,  dit-il. 

—  11  ne  fait  même  que  cela,  répond  le  président. 


BILLETS  DE  BAÎ^QUE 


Les  plus  précieuses  des  vigaeUes.  —  Graveurs  ingénieux, 
mais  criminels.  —  Giraud  de  Gatebourse.  —  Confeclion  des 
billets.  —  L'hôtel  de  la  Vrillièrc.  —  Le  papier.  —  Auto-da-fé 
de  plusieurs  milliards. —  Contrôle  des  émissions.  —  Modèles 
anciens  et  types  modernes.  —  Napoléon  III,  émetteur  de 
faux  billets.  —  Insouciance  du  public.  —  Billets  de  Sainte- 
Farce.  —  Quelques  faussaires  célèbres.  —  La  multiplication 
des  coupures.  —  Qui  casse  les  verres...  les  paye  en  billets 
faux.  —  Comment  reconnaître  la  fraude.  —  Rayez  avec  cinq 
francs.  —  Le  truc  de  Calino. 

Ta  qnoque,  cliarmanle  vignette  que  dessina  Paul 
Baudry  dans  le  goût  si  pur  des  maîtres  de  la  I\enais- 
sance,  tu  subis  la  profanation  du  truquage  !  Que  de 
fois  on  a  maquillé  ta  robe  rose  et  bleue,  tes  signa- 
tures intègres  et  tes  gravures  doucement  transpa- 
rentes, sans  tenir  compte  des  avertissements  mena- 
çants des  deux  gros  yeux  de  tes  médaillons  !  Plus 
que  les  rares  estampes  du  xvni*^  siècle,  tu  tentes  le 
burin  d'ingénieux,  mais  criminels  graveurs,  dignes 
d'être  médaillés  peut-être  et  dont  l'Etat  n'a  pu  ré- 
compenser le  talent  qu'en  les  envoyant  aux  galères. 

Ne  mérites-tu  pas,  ô  billet  de  Banque  si  désirable 
et  si  désiré,  de  figurer  dans  la  galerie  des  contre- 
façons artistiques?  Nul  objet  d'art  ne  t'égale,  puis- 
qu'en  échange  de  ton  papier  illustré,  on  peut  devenir 
possesseur  des  plus  excellentes  merveilles  de  tous 
les  siècles. 


BILLETS  DE  BANQUE  103 

D'ailleurs  les  faussaires  ne  sont-ils  pas  des  arlislcs 
en  leur  genre?  Ne  faut-il  pas  presque  du  génie  pour 
déjouer  les  précautions  minuliouses  dont  la  Banque 
de  France,  défiante  et  avisée,  entoure  la  fabrication 
de  les  précieuses  figurines?  On  croit  ré  ver  quand  on 
détaille  les  ressorts  prodigieux  mis  en  œuvre  par 
certains  contrefacteurs.  Les  exploits  de  ces  maîtres 
escrocs  revêlent  une  couleur  presque  légendaire, 
comme  les  recherches  des  alchimistes  du  moyen  âge 
pour  trouver  la  pierre  philosophale. 


Ecoutez  plutôt  ce  récit  du  plus  rude  assaut  qu'eut 
jamais  à  soutenir  la  caisse  de  la  rue  de  la  Vrilliére. 

Vers  1853,  de  faux  billets  de  100  francs  arrivaient 
dans  le  portefeuille  de  la  Banque  avec  une  régularité 
désespérante.  Eu  vain  les  meilleurs  limiers  s'étaient- 
ils  mis  en  campagne  pour  découvrir  les  mystérieux 
fraudeurs.  En  pure  perte  les  caissiers  avaient  inventé 
des  moyens  de  contrôle  spéciaux  et  dirigé  des 
enquêtes  sur  les  personnages  suspects  qui  se  présen- 
taient aux  guichets.  Rien  n'aboutissait.  L'arrivage 
des  billets  de  contrebande  continuait  de  plus  belle,  et 
la  caisse,  pour  ne  pas  jeter  le  discrédit  sur  sa  monnaie 
fiduciaire,  payait  sans  mot  dire  ces  lettres  de  change 
tirées  par  Tescroquerie  sur  la  fortune  publique. 

Les  billets  n'étaient  pas  irréprochables,  mais  la 
main  qui  les  avait  mis  au  monde  était  suffisamment 
exercée  pour  tromper  tout  autre  qu'un  employé  de 
banque.  On  ne  reconnaissait  la  fraude  qu'à  des  dé- 
fauts imperceptibles,  tel,  par  exemple,  un  point 
noir  près  de  la  tête  du  Mercure  dars  le  cartouche 
contenant  l'article  139  du  Code  pénal.  C'était  la  trace 


104  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

d'une  cheville  trop  longue  oubliée   dans  la  planche 
de  la  vignette. 

Pendant  huit  ans  les  recherches  demeurèrent  in- 
fructueuses. Enfin  en  1861,  après  des  péripéties  et 
des  fausses  démarches  sans  nombre,  les  soupçons  se 
précisèrent  et  Ton  acquit  la  certitude  que  le  coupable 
était  un  sieur  Giraud  de  Gatebourse,  nom  prédestiné 
s'il  en  fut.  Il  avait  maison  à  Paris  et  château  en  Sain- 
longe,  tout  près  d'Aulnay,  entretenait  onze  domesti- 
ques, dix  chevaux,  une  meute  de  chasse,  recevait 
beaucoup,  fréquentait  la  magistrature,  se  faisait  ado- 
rer de  la  maréchaussée  et  semait  l'argent  avec  la 
même  aisance  qu'il  se  le  procurait. 

C'était  tout  simplement  un  ancien  graveur  aussi 
hardi  qu'habile.  Il  avait  eu  l'adresse,  sous  prétexte 
d'apporter  des  perfectionnements  à  la  fabrication  des 
billets,  de  se  faire  admettre  dans  les  ateliers  de  la 
Banque.  Les  procédés  de  la  gravure  et  de  l'impres- 
sion n'avaient  plus  de  secrets  pour  lui. 

On  arrêta,  le  23  août  1861,  ce  successeur  de  Car- 
touche et  de  Mandrin.  Il  passa  aux  assises  le  15  avril 
1862.  Tout  son  ustensile  de  faux  monnayeur,  décou- 
vert en  Saintonge,  figurait  parmi  les  pièces  à  convic- 
tion. Les  débats  révélèrent  qu'il  avait  mis  en  circula- 
lion  1603  billets  de  100  francs  et  144  de  200,  rem- 
boursés par  la  Banque  pour  la  somme  de  189100 
francs.  Mais  le  véritable  chiffre  des  faux  était  sans 
doute  plus  considérable  encore. 

Giraud  fut  condamné  aux  Iravaux  forces  à  per- 
pétuité. Transporté  à  Cayenne  selon  la  loi  du 
30  mai  1854,  il  y  trouva  une  fin  effroyable.  Essayant 
de  s'enfuir  pour  gagner  en  canot  le  territoire  hol- 
landais, il  tomba  à  l'eau  et  resta  enlisé  dans  les 
vases.  Son  compagnon,  un  certain  Pcncel,  qui  devait 


BILLETS  DE  BANQUE  lûS 

monter  plus  tard  sur  réchafaud,  réussit  à  s'évader. 
Mais  Giraud,  moins  alerte,  ne  put  se  dégager  de 
son  linceul  de  boue.  Il  fut  dévoré  vivant  par  les 
crabes. 

L'imagination  populaire  n'accepta  pas  ce  dénoû- 
ment  tragique.  Elle  ne  voulut  pas  adme!tre  que  lau- 
dacieux aventurier  se  fût  laisse  vaincre  aussi  misé- 
rablement. Une  légende  se  forma,  comme  plus  tard 
pour  Troppmann.  Le  bruit  courut  dans  les  faubourgs 
qu'on  avait  substitué  à  Giraud  de  Gatebourse  le  ca- 
davre d'un  forçat  mort  dans  la  nuit,  et  qu'on  l'avait 
secrètement  embarqué  sur  un  navire  à  destination  du 
Havre. 

Des  gens  se  disant  bien  informés  chuchotaient  que 
la  Banque  de  France  le  tenait  prisonnier  dans  ses 
caves,  aussi  secrètement  que  le  Masque  de  Fer,  et 
l'employait  à  découvrir  les  fraudes. 


t 


Avant  de  parler  des  billets  faux,  il  n'est  pas  inutile 
de  dire  quelques  mots  de  la  fabrication  des  vrais.  La 
confection  du  papier  monnaie  est  entourée  de  telles 
précautions  que  le  public  s'en  fait  les  plus  fausses 
idées,  quand  il  n'en  ignore  pas  absolument  tous  les 
procédés. 

Il  manie  ces  précieuses  vignettes,  sans  plus  songer 
à  se  demander  par  quelles  transformations  elles  ont 
passé  avant  d'arriver  dans  son  portefeuille,  qu'à 
chercher  comment  on  fabrique  les  timbres-poste,  les 
pièces  de  cinq  francs,  le  gaz  d'éclairage,  les  tickets 
de  métro  et  des  milliers  d'objets  indispensables  à  la 
vie  d  un  Parisien  du  xx"  siècle. 

Essayons   donc    d'écrire  l'histoire  d'un  billet  de 


106  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Banque,  et  transportons-nous,  ruedela  Vrillière,  dars 
Tancien  hôtel  du  comte  de  Toulouse,  occupé  par 
notre  grand  établissement  de  crédit  national  depuis 
1811. 

Quelle  princicre  demeure,  cet  hôtel  construit  en 
1735  par  Mansard  pour  le  secrétaire  d'Etat  Phéli- 
peaux  de  la  Vrillière!  Acheté  en  1713  parle  comte 
de  Toulouse,  il  fut  embelli  de  véritables  trésors  de 
peinture  et  de  sculpture  sous  la  direction  de  Robert 
de  Cotte,  premier  architecte  du  roi.  Plus  tard  la  Ré- 
solution y  installa  l'imprimerie  du  Bulletin  des  lois  de 
la  République,  origine  de  l'Imprimerie  nationale,  et 
pendant  treize  ans  ce  fut  alors,  à  l'intérieur,  une 
véritable  dévastation. 

En  1808,  lorsque  Napoléon  I"  autorisa  les  Do- 
maines à  céder  le  monument  à  la  Banque  de  France, 
moyennant  la  somme  de  deux  millions,  tous  les 
emblèmes  rappelant  l'ancien  régime  étaient  effacés. 
Seule  la  grande  galerie,  dite  Galerie  dorée,  avait 
échappé  au  vandalisme  révolutionnaire,  probable- 
ment parce  qu'on  en  avait  fait  un  magasin  à  pa- 
pier. Mais,  disparus  et  dispersés  dans  les  musées  na- 
tionaux,les  tableaux  de  maître!  Enchâssés  jadis  dans 
ses  lambris,  ils  avaient  été  remplacés  par  du  papier 
de  tenture  à  cocarde  et  bonnet  phrygien. 

Dans  cette  galerie,  la  Banque  de  France,  quand 
elle  quitta,  en  1811,  les  jardins  de  l'hôtel  Massiac, 
place  des  Victoires,  tint  sa  première  assemblée  d'ac- 
tionnaires. Elle  sert  encore  aujourd'hui  au  même 
usage.  Cependant  de  1870  à  1875  son  état  de  délabre- 
ment obligea  de  la  reconstruire  de  fond  en  comble.  On 
releva  minutieusement  les  plans  d'ensemble,  on  copia 
les  fresques  du  plafond,  on  détacha  les  groupes  et 
les  ornements  de  la  corniche,  on  enleva  les  boiseries 


BILLETS  DE  BAXQL'E  107 

sculptées,  et  tout  fut  remis  en  place  dans  une  resli- 
lution  fidèle.  Même  les  grands  tableaux  de  X.  Poussin, 
de  Véronèse,  du  Guerchin  et  du  Guide,  qui  ornaient 
les  murs  avant  la  Révolution,  reparurent  dans  leurs 
lambris  ;  comme  les  originaux  ne  pouvaient  sortir  du 
Louvre  ou  des  musées  de  Lyon,  de  Nancy,  de  Lille, 
de  Caen,  on  se  contenta  des  copies.  Vous  croyez 
entrer  dans  une  salle  de  fêtes  du  temps  de  Louis  XIV. 
Vous  êtes  dans  une  construction  du  xix*^  siècle  où 
tout  est  moderne  ou  à  peu  près. 

Au  rez-de-chaussée  de  ce  monument  si  bien  tru- 
que, à  l'endroit  occupé  jadis  par  l'orangerie  du  mar- 
quis de  la  Vrillière,  est  installée  l'imprimerie  qui 
donne  le  jour  au  papier  monnaie  le  plus  authentique 
du  monde.  C'est  là  que  nous  allons  assistera  la  nais-, 
sance  de  ces  billets  payables  à  vue,  objet  de  tant  de 
convoitises  et  de  labeurs. 


La  Banque  fabrique  elle-même  son  papier,  à  Biercy, 
dans  l'Aisne.  Autrefois  elle  s'adressait  à  la  manufac- 
ture du  Marais,  près  de  Coulommiers,  qui  opérait 
les  manipulations  dans  un  local  exclusivement  ré- 
servé à  ce  service,  sous  la  direction  d'un  délégué  du 
Tgouverneur. 

•''"  Maintenant  l'usine  de  Biercy  ne  fabrique  plus  que 
pour  la  Banque  de  France,  les  banques  coloniales  et 
les  banques  étrangères. 

Le  papier  à  la  forme  est  fait  à  la  main  et  feuille  par. 
feuille.  Le  filigrane,  très  artistique  avec  ses  trois 
tons,  s'obtient  avec  des  moules  gaufrés  qui  donnent  des 
différences  d'épaisseurs  .lu-qu'cn  188-J  on  s'est  servi 
de  pur  chilTon.  Aujourd'hui  on  se  contente  de  ramie, 


108  TRUCS  ET  TRUQUKURS 

ce  qui  n'empêche  pas  ce  papier  d'offrir  une  résistance 
toute  particulière  et  un  son  métallique  spécial  pres- 
que impossible  à  imiter. 

Inutile  de  dire  que  toutes  les  feuilles  sont  triées 
une  à  une.  Toutes  celles  qui  présentent  la  moindre 
imperfection  sont  impitoyablement  rejetées  et  mises 
au  pilon.  40  0  0  seulement  de  la  fabrication  trouve 
grâce  aux  yeux  des  contrôleurs.  Le  papier  reconnu 
bon,  divisé  en  rames  de  500  feuilles,  vient  prendre 
place,  après  un  nouvel  examen,  dans  une  caisse  spé- 
ciale de  la  rue  de  la  A'rillière  en  altendant  llieure 
où  il  recevra  les  signes  de  sa  valeur  fiduciaire. 

En  dépit  de  tant  de  soins,  le  papier  monnaie  n'a 
pas  la  vie  dure.  Il  résiste  deux  ans,  trois  ans  au  plus. 
Puis  de  la  coquette  vignette,  sortie  fraîche  et  pim- 
j^ante  des  guichets  de  la  Banque,  il  ne  reste  plus 
qu'une  loque  usée,  salie,  fatiguée,  criblée  de  trous 
d'épingle,  raccommodée  en  tous  sens  par  des  bandes 
de  papier  végétal.  Il  en  est  de  tellement  modifiées, 
parlesinfortunes  inconnues  qu'elles  ont  subies,  qu'il 
faut  l'œil  exercé  du  chef  de  la  comptabilité  pour  les 
identifier.  On  montre  aux  archives  de  la  Banque  des 
débris  arrachés  au  feu,  d'autres  à  demi  digérés,  re- 
trouvés dans  l'estomac  d'une  chèvre,  d'autres 
méconnaissables,  oubliés  dans  la  poche  d'une  veste 
de  toile  mise  à  bouillir  à  la  lessive.  Seuls  les  Oïdipes 
de  rh(Mel  du  comte  de  Toulouse  peuvent  déchiffrer 
le  mot  de  telles  énigmes. 

A 

(^ 

Mais  qu'on  se  rassure.  Comme  le  phénix,  ce  pré- 
cieux papier  renaît  de  ses  cendres.  Jadis,  quand  on 
avait  conserve  trois  ansles  billets  hors  de  service,  on 


BILLETS  DE  BANQUE  i09 

les  brûlait  dans  la  cour  devant  l'hôtel  du  gouverneur. 
On  enfouissait  dans  une  immense  caisse  de  fer,  ma- 
nœuvrée  au-dessus  d'un  brasero  comme  un  moulin 
à  torréfier  le  café,  des  fortunes  à  payer  des  empires 
par  100000  francs,  pour  les  billets  de  100  francs,  par 
500000  francs  pour  ceux  de  500  francs,  par  millions 
pour  ceux  de  1000  francs.  Les  habitants  de  la  rue  de 
Radzivill  ou  de  la  rue  de  la  Vrillière  étaient  avertis, 
par  cette  «  spumata  »,  d'un  holocauste  au  dieu  des 
richesses. 

Aujourd'hui  des  cylindres  lessiveurs  remplis  de 
soude  caustique  se  chargent  de  l'exécution.  En  deux 
jours,  trois  jours  au  plus,  le  papier  est  réduit  en  une 
pâle  vile  et  sans  valeur.  Sic  transit  gloria  mundi. 


Lorsque  la  quantité  de  billets  hors  d'usage  fait  sen- 
tir la  nécessité  d'en  émettre  de  nouveaux,  le  gouver- 
neur avise  le  conseil  général  et  demande  l'autorisa- 
lion  d'en  créer.  Le  conseil  indique  le  nombre  d'al- 
phabets (c'est  le  mot  technique),  la  date  qui  leur  sera 
assignée  et  les  diverses  coupures.  Mille  billets  sont 
numérotés  de  1  à  1  000  et  forment  une  série.  Chaque 
série  est  désignée  par  une  lettre  de  A.  à  Z,  moins  le 
J.  Le  W  forme  la  25^  lettre.  L'ensemble  de  '25  séries 
constitue  un  alphabet,  soit  25  000  billets.  Les  alpha- 
bets se  numérotent  entre  eux,  suivant  leur  rang  de 
tMbrication.  Le  numéro  de  l'alphabet  se  place  à  côté 
do  la  lettre  de  la  série.  Le  numéro  du  contrôle,  mis 
au  centre  du  billet,  indique  le  rang  individuel  de 
chaque  billet  dans  la  fabrication  et  permet  de  recons- 
tituer les  indices,  s'ils  ont  di-^priru  par  l'arrachement 
des  bords  du  billet.  De  celte    façon,    le  nouveau 


110  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

billet  aura  son  état  civil  spécial,  sans  double  emploi 
possible. 

Limprimerie  est  sévèrement  gardée.  Xul,  s'il  n'ap- 
partient au  service,  n'a  le  droit  d'y  pénétrer.  Les  ou- 
vriers, choisis  avec  soin,  sont  tous  des  hommes  de  con- 
fiance. 

Les  encres  et  les  feuilles  non  distribuées,  les  ma- 
trices des  planches  se  renferment  dans  une  caisse 
dont  le  chef  de  l'imprimerie  a  seul  la  clef. 
',  Le  billet  de  Banque  n'est  ni  une  lithographie,  ni 
une  gravure  en  taille  douce.  C'est  une  vignette  sur 
bois.  On  dessine  le  billet  à  frès  grande  échelle,  on  le 
réduit  par  la  photographie  aux  dimensions  régle- 
■mentaires,  et  on  le  livre  au  graveur.  Quand  la  planche 
■est  reconnue  parfaite,  on  en  fait  des  clichés  en  gal- 
vanoplastie, et  on  s'en  sert  pour  le  tirage.  C'est  une 
presse  typographique,  système  Marinoni,  Alauzct  et 
.Lambert,  à  deux  couleurs,  qui  fonctionne  aujour- 
d'hui dans  les  ateliers  de  l'ancien  hôtel  du  Bulletin 
des  lois. 

En  1800,  les  premières  émissions,  uniquement  com- 
posées de  coupures  de  1  000  et  de  500  francs,  furent 
imprimées  en  noir.  Seuls,  quatre  mille  billets  de 
5  000  francs,  papier  peu  maniable  et  que  le  public 
n'adopta  pas  plus  que  les  rares  coupures  de  200  francs, 
reçurent  une  belle  teinte  carmin.  Ce  premier  type 
avait  été  dessiné  et  gravé  par  Andrieux. 

Depuis,  les  modèles  se  succédèrent.  Le  billet  de 
1  000,  refait  en  1817  par  Normand  et  gravé  par  An- 
drieux, subit  une  modification  de  détail  en  1829  sous 
la  direction  des  mêmes  artistes.  En  1842,  Barre  père 
grava  une  nouvelle  planche  sur  acier  qui  lui  demanda 
trois  ans  d'efforts. 

Le  billet  de  500,  qui  avait  à  lorigine  été  tiré  sur  la 


m 

planche  servant  aux  bons  de  la  caisse  des  comptes- 
courants,  fut  dessiné  spécialement  en  1817  par  Nor- 
mand et  gravé  par  Galle  aîné.  Plus  tard  Barre  fourni', 
un  nouveau  modèie,  dont  la  réduction  fut  utilisé- 
hienîôt  après,  pour  le  biiletnoir  de  100  francs  autorisé 
par  la  Réi)ublique  de  1848. 


Sous  l'Empire,  les  progrès  de  la  photographie  obli- 
gèrent de  renoncer  à  l'impression  en  noir.  Un  jour, 
un  des  censeurs  de  la  Banque  mit  sous  les  yeux  de 
l'impéralrice  Eugénie  un  billet  faux  de  100  francs 
reproduit  par  les  procédés  nouveaux. 

—  Je  vais  jouer  un  bon  tour  à  Louis,  dit-elle  en 
voyant  la  perfection  de  Fimitalion. 

Et  elle  met  le  pseudo  billet  dans  un  tiroir  de  la 
lablc  impériale. 

Dans  la  journée  un  quémandeur  se  présente.  Napo- 
léon III,  qui  se  montrait  volontiers  accueillant  pour 
ses  anciens  compagnons  d'infortune,  ouvre  le 
meuble,  y  prend  le  premier  billet  qui  lui  tombe  sous 
la  main  et  le  donne  au  pauvre  diable.  Celui  ci  se 
confond  en  remerciements,  et,  tout  joyeux,  court 
chez  un  changeur  monnayer  ce  papier  qui  lui  repré- 
sente un  nombre  incalculable  de  douces  félicités. 

Au  premier  coup  d'œil,  la  vignette  est  reconnue 
fausse.  On  conduit  le  porteur  au  plus  prochain  poste 
de  police  et  le  commissaire  lui  demande  d'où  lui 
vient  ce  billet. 

—  C'est  l'empereur  qui  me  l'a  donné. 

On  le  crut  fou.  Mais  voyant  qu'il  persistait  dans 
son  affirmation,  on  alla  aux  informations  et  il  fallut 
bien  se  rendre  à  l'évidence.  C'était  bien  l'empereur 


118  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

qui  était  coupable  de  celle  émission  de  fausse  mon- 


naie. 


L'aiïaire  n'en  resta  pas  là.  Napoléon  III,  qu'il  fal- 
lut bien  mettre  au  courant  de  Tincident,  prit  fort 
mal  la  chose.  Le  gouverneur  de  la  Banque  de  France 
fut  avisé  et  le  Conseil  résolut  d'adopter  pour  l'im- 
pression une  couleur  réfrac  taire  à  la  photographie.  ' 
Le  3  août  1863,  les  premiers  billets  bleus  furent  mis 
en  circulation  :  ils  étaient  imprimés  recto  et  verso 
pour  offrir  encore  plus  de  dilTicullé  à  la  reproduc- 
tion. 

Chazal  avait  gravé  la  coupure  de  100  francs,  en 
utilisant  l'ancien  modèle  de  Barre  ;  Cabasson  avait 
dessiné  la  vignette  de  500  francs  gravée  par  Pannema- 
ker.  Le  même  artiste  avait  composé  et  gravé  le  billet 
de  100  francs  ainsi  que  la  nouvelle  coupure  démo- 
cratique de  50  francs.  Seul,  le  recto  du  billet  de  100 
francs  était  l'oeuvre  d'un  autre  dessinateur  nommé 
Brisset. 

Si  surannés  qu'ils  nous  paraissent  aujourd'hui 
avec  leurs  attributs  mythologiques  et  leurs  orne- 
ments de  mauvais  goût,  ces  modèles  traversèrent 
tout  lEmpire  et  les  premières  années  de  la  troisième 
République.  Ce  n'est  qu'en  1882  que  l'on  commanda 
à  Baudry  son  billet  de  100  francs,  véritable  œuvre 
d'art,  digne  du  grand  pays  dont  il  personnifie  le  cré- 
dit et  la  fortune. 

J.  Robert  fut  chargé  de  la  gravure  et  l'on  demanda 
le  fdigrane  à  Chaplain,  l'éminent  graveur  en  mé  ■ 
dailles. 

Deux  ans  plus  tard,  Dupuis  et  Duval  dessinèrent  le 


BILLETS  DE  BANQUE  113 

billcl  de  50  francs,  gravé  comme  celui  de  100  francs 
par  J.  Robert. 

En  1889,  on  eut  l'idée,  pour  les  fortes  valeurs,  de 
compliquer  encore  le  procédé  par  un  tirage  en  deux 
couleurs.  Le  billet  de  1000  francs,  payé  24  000  francs 
à  Paul  Baudry,  et  celui  de  500  francs,  composé  par 
Dupuis,  reçurent  la  superposition  d'une  vignclle 
rose,  gravée,  comme  la  planche  principale,  par 
J.  Robert.  Le  résultat  parut  assez  satisfaisant  pour 
être  étendu  aussitôt  aux  coupures  de  100  francs  et 
de  50  francs. 

Ajoutez  à  cette  momenclature  les  billets  de  20 
francs  et  même  de  5  francs,  émis  en  1870  pendant  la 
guerre,  et  vous  aurez  le  catalogue  complet  de  l'œuvre 
gra\  é  sorti  des  ateliers  de  la  rue  de  la  Yrillière. 


Tant  de  modifications  dans  les  types  des  vignettes 
n'ont  pas  été  apportées,  on  le  conçoit,  sans  motifs 
sérieux.  Il  y  a  toujours  avantage  à  laisser  à  la  mon- 
naie fiduciaire  l'aspect  et  la  forme  auxquels  le  public 
est  accoutumé. 

Mais  il  est  encore  plus  utile  d'accumuler  les  pré- 
cautions et  les  obstacles  pour  déjouer  les  contre- 
façons, car  vous  savez  que  la  forteresse  de  la  Banque 
a  subi  de  nombreux  sièges  depuis  plus  d'un  siècle 
qu'elle  existe  ! 

Le  premier  auxiliaire  des  faussaires,  disons-le 
bien  vile,  c'est  rindifférence  du  public,  qui  accepte 
sans  examen  tous  les  billets  de  Banque,  alors  qu'il 
vérifie,  avec  soin,  la  monnaie  qu'on  lui  rend  pour 
s'assurer  qu'elle  ne  contient  pas  de  pièces  fausses  ou 
d.Mnonclisces. 


il4  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Cette  insouciance  est  telle  qu'il  existe  dans  les 
irchives  du  palais  des  Mille  et  une  nuits  un  billet  fait 
au  crayon  bleu,  accepté  par  un  naïf  et  présenté  à 
l'un  des  guichets  de  notre  principal  établissement 
(inancier. 

De  temps  à  autre,  il  arrive  aussi  des  billets  de 
100  francs,  faits  à  la  plume  par  des  malheureux  qui 
ont  dépensé  vingt  fois  plus  de  temps  et  de  talent 
qu'il  ne  leur  en  aurait  fallu  pour  gagner  honnêtement 
la  même  somme. 

Mais  ces  essais  ridicules  n'inquiètent  pas  la 
Banque.  Ils  ajoutent  seulement  un  spécimen  curieux 
à  la  colleclion  des  billets  faux,  qu'un  des  chefs  de 
l'établissement  conserve  dans  un  grand  album  oblong, 
affecté  à  cet  usage  depuis  l'institution  de  rétablis- 
sement. 

On  comprend,  en  voyant  l'imperfection  des  imi- 
tations rangées  dans  ce  livre  d'or  des  faussaires, 
comment  les  contrefacteurs  finissent  tous  par  se 
faire  prendre. 

Dans  ces  pages  où  s'étalent  les  pièces  à  conviction 
depuis  1803  jusqu'à  nos  jours,  règne  une  naïveté 
déconcertante.  Tantôt,  c'est  un  faussaire  étranger 
qui  met  un  s  à  mille  francs.  Tantôt  c'est  une  repro- 
duction photographique  où  Ion  n'a  pas  su  éviter  des 
manques.  Les  teintes  du  bleu  sont  invraisemblables, 
le  dessin  informe,  les  compositions  grotesques. 

Et  cependant  on  s'y  est  laissé  prendre  comme  k\ 
ces  reproductions  inventées  par  la  réclame,  comme 
à  ces  billets  de  mille  francs  de  la  Banque  de  Sainte- 
Farce,  lancés  par  la  librairie  anti-cléricale,  visés  par 
Ernest  Renan,  encaisseur  des  analhèmes,  et  con- 
trôlés par  Léo  Taxil.  Après  tout  l'honnête  caissier 
dun  banquier  de  Bloisn'accepla-til  pas  sans  défiance 


BILLETS  DE  BANQUE  115 

une  coupure  froissée  de  cent  francs  émise  par  Pana- 
mine  Rozière  et  portant  la  griffe  de  cet  inventeur  des 
pastilles  d'oignon  pour  pot-au-feu? 

Les  contrefacteurs  qui  cherchent  à  faire  de  l'or 
avec  de  fausses  vignettes  ne  sont  cependant  pas  tous 
aussi  primesautiers.  Il  a  fallu  à  la  Banque  une  atten- 
tion sans  cesse  en  éveil  et  un  service  de  recherches 
tout  spécial  pour  arriver  à  déjouer  les  manœuvres 
tentées  contre  sa  caisse.  On  a  vu  que  Giraud  de 
v'îatebourse  resta  huit  ans  impuni.  Une  autre  affaire, 
lion  moins  mystérieuse,  avait  auparavant  fait  passer 
des  nuits  blanches  aux  censeurs. 

C'est  Maxime  du  Camp  qui  nous  la  raconte,  dans 
un  article  de  la  Revue  des  Deux  Mo)ides  de  1869,  très 
documenté  et  fort  curieux. 

«  En  1832,  un  paquet  de  douze  faux  billets  de 
1  000  francs  fut  présenté  au  bureau  du  change.  Ils 
furent  reconnus,  une  instruction  fut  commencée,  et 
à  la  suite  d'une  enquête  secrète  activement  menée, 
on  acquit  une  conviction  si  étrange  qu'il  fut  difficile 
de  pousser  les  choses  à  l'extrême.  Les  billets  étaient 
faits  hors  de  France  par  un  maréchal  duc  attaché  à  la 
maison  d'un  souverain  expulsé  de  son  pays  :  un  an- 
cien directeur  de  la  fabrication  d'un  des  hôtels  du 
royaume  le  secondait  dans  cette  œuvre  peu  légitime. 
Le  principal  agent  pour  l'émission  des  billets  à  Paris 
était  un  marquis,  maréchal  de  camp,  et  le  détenteur 
n'était  autre  qu'un  prince  descendant  direct  d'une 
lamille  qui  avait  régné  jadis  sur  une  partie  de  l'est 
de  l'Europe.  Tout  ce  roman  invraisemblable  eut  un 
demi-dénouement  en  septembre  1832,  devantlapolice 
correctionnelle,  où  l'un  des  inculpés  passa  sous  le 
nom  de  Colette.  » 


115  TRUCS  ET  TRUQUEURS 


La  modification  des  billets  en  1862  mit  quelque 
temps  le  public  à  l'abri  des  escrocs.  Mais,  pendant 
la  guerre  franco-allemande,  le  territoire  fut  inondé 
de  fausses  coupures  de  20  francs  :  elles  venaient 
d'Espagne  où  depuis  longtemps  les  truqueurs  ne 
connaissent  plus  les  Pyrénées.  Ces  petites  valeurs, 
d'un  écoulement  facile,  tentèrent  môme  nos  natio- 
naux. En  1874,  un  dessinateur  parisien  assez  connu, 
Valentin  dit  Lemol,  entraîné  par  son  amour  pour 
une  fille  de  brasserie,  écoula  à  Montmartre  de  faux 
billets  de  20  francs.  Il  se  servait  d'une  plaque  en  zinc 
gravée  et  d'une  presse  à  copier.  Le  jury  lui  accorda 
les  circonstances  atténuantes,  et  le  président  Grévy 
le  gracia  de  ses  dix  ans  de  réclusion.  J'ignore  si 
c'est  ce  même  Lemot  qui  fit  plus  tard  tant  de  cari- 
catures contre  le  beau-père  de  Wilson. 

En  1888,  un  assaut  autrement  dangereux  fut  dirigé 
sur  la  Banque.  Le  15  mai,  la  caisse  principale  re- 
connut quinze  billets  faux  de  500  francs.  Le  lende- 
main douze  autres  furent  encore  présentés  au  gui- 
chet. Les  jours  suivants,  l'écoulement  continuant,  le 
Conseil  décida  de  suspendre  l'émission  des  coupures 
de  ce  type  et  prévint  le  public  par  la  voie  de  la 
presse.  La  panique  fut  des  plus  vives.  On  demanda 
le  remboursement  en  masse  des  billets  de  500  francs. 
Les  journaux  menèrent  une  si  violente  campagne,  que 
le  cours  des  actions  en  Bourse  en  fut  influencé. 

Sur  ces  entrefaites,  un  réfractaire  français  réfugié 
à  Bruxelles,  nommé  Albert  Potier  Duplessy,  se  pré- 
senta à  la  Légation  et  offrit  de  découvrir  les  auteurs 
de  la  contrefaçon,  à  condition  d'obtenir  l'autorisation 


BILLETS  DE  BANQUE  117 

de  rentrer  en  France.  Le  lendemain,  il  revint  à  la 
charge,  mais  pour  se  rétracter.  C'était  pourtant  lui,  le 
coupable.  Grâce  aux  révélations  de  ses  complices  à 
Londres  et  à  d'imprudentes  confidences  à  des  co- 
détenus, Duplessy  fut  condamné,  le  4  mars  1880,  à 
5  ans  de  prison.  La  Banque  avait  remboursé  140 
billets  de  500  francs,  fabriqués  par  cet  adroit  faus- 
saire. 


On  n'en  finirait  pas,  sil  fallait  détailler  toutes  les 
tentatives  coupables  qui  se  dénouèrent  devant  les  tri- 
bunaux, au  cours  de  ces  dernières  années.  Mais  aucune 
n'égale  en  ingéniosité  celle  de  Léonidas  Coïdas.  Ce 
Grec  subtil  imagina,  il  y  a  deux  ans,  de  découper  et 
de  recoller  des  billets  de  100  francs  authentiques 
pour  en  augmenter  le  nombre. 

L'affaire  est  encore  présente  à  toutes  les  mémoires. 
Les  journaux  lui  consacrèrent  à  l'envi  des  articles 
en  première  page,  et  pendant  huit  jours  Paris  ne 
parla  que  des  billets  truqués. 

Le  procédé  était  pourtant  bien  simple.  Léonidas 
prenait  vingt  coupures,  aussi  neuves  que  possible. 
Puis,  avecun  rasoir  il  coupaitla  petitemargeblanclic 
au  bord  droit  d'un  billet,  et  la  mettait  à  part.  Le  billet 
ainsi  diminué  était  toujours  bon.  Ensuite,  à  un  se- 
cond billet,  il  enlevait  encore  la  bordure  blanche, 
mais  cette  fois  en  mordant  un  peu  sur  le  bleu,  puis 
recollait  à  ce  second  billet  la  bande  blanche  du  pre- 
mier. 

Quant  à  la  lanière  enlevée  au  deuxième  billet,  elle 
lui  servait  à  compléter  le  troisième  une  fois  diminué 
dune  tranche  un  peu  plus  large  que  les  précédentes 


118  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

oL  ainsi  de  siiile,  jusqu'à  ce  qu'il  arrivât  au  bord 
gauclie  du  dernier  ijiliet. 

—  Et  alors  ? 

—  Alors,  le  subtil  personnage  avait  vingt  et  un 
billets  auxquels  il  manquait  à  tous  un  morceau. 
Convenablement  recollés  et  adroitement  présentés 
ils  pouvaient  impunément  être  lancés  dans  la  circu- 
lation, car  ils  étaient  aulhenlïques. 

Le  tribunal  pensa  sans  doute  que  l'invention  de 
Léonidas  Choïdas  ne  manquait  pas  d'ingéniosité, 
mais  jugeant  qu'après  tout  il  s'était  donné  beaucoup 
de  mal  pour  peu  de  chose,  il  lui  accorda  des  circon- 
stances atténuantes  et  ne  lui  octroya  qu'un  an  de 
prison. 


Et  pour  placer  leurs  émissions,  quelle  fertilité  d'i- 
magination déployée  par  les  faussaires!  On  pourrait 
faire  un  z'oman  d'aventures  avec  les  exploits  ingé- 
nieux que  racontent  les  faits  divers.  Je  n'en  citerai 
qu'une  anecdote,  mais  elle  est  amusante. 

Un  portefaix,  chargé  de  colis  pesants  sur  un  cro- 
chet, s'arrête  devant  la  boutique  d'un  changeur.  Il 
paraît  émerveillé  des  sébiles  remplies  d'or  et  des 
billets  étrangers  étalés  en  éventail.  Tout  d'un  coup, 
passe  l)rusquement  derrière  lui  un  individu  très  af- 
fairé, qui  le  bouscule  violemment.  Sous  ce  choc,  le 
portefaix  tourne  sur  lui-même,  perd  l'équilibre  et 
laisse  choir  son  lourd  fardeau  dans  la  glace  de  la  de- 
vanture. Elle  vole  en  éclats.  Grand  émoi  dans  la  bou- 
tique. 

—  Surveillez  l'étalage!  Gare  aux  voleurs!  crie  le 


BILLETS  DE  BANQUE  119 

palronqui  sort  en  halo,  se  précipile  sur  le  maladroit 
(lui  gît  par  terre,  le  relève,  le  prend  au  collet  et  lui 
crie  : 

—  Vous  allez  payer  le  dégât. 

L'autre  proleste.  Il  est  même  un  peu  blessé.  Il  se 
défend,  dit  qu'il  a  été  bousculé,  qu'il  y  a  cas  de  force 
majeure  et  qu'il  ne  payera  rien. 

Lafoule  accourt.  Comme  toujours,  le  débat  s'aigrit.  \ 
Un  sergent  de  ville  intervient  et  conduit  au  poste  le  ! 
briseur  de  vitres  et  le  changeur  qui  ne  veut  pas  là- 
cher  sa  proie.  On  s'explique  devant  le  commissaire 
de  police.  Le  patron  réclame  cent  francs   pour  le 
dommage. 

L'homme  continue  à  résister  et  ne  veut  pas  donner 
son  nom.  «  Il  n'a  pas  d'argent,  dit-il  ».  Instinctive- 
ment, il  porte  la  main  sur  sa  poche,  comme  pour  dé- 
pendre son  porte-monnaie. 

—  Fouillez  cet  homme,  ordonne  le  représentant  de 
l'autorité. 

On  le  fouille.  On  trouve  dans  son  porte-monnaie  un 
billet  de  mille  francs  et  quelques  sous. 

-  C'est  l'argent  que  j'allais  placer  à  la  Caisse  d'é- 
pargne,  implore  le  malheureux. 

--  Payez-vous,  dit  sans  pitié  le  commissaire,  en 
tendant  le  billet  au  plaignant. 

Celui-ci  sort  de  son  portefeuille  neufbillets  de  cent 
francs  et  se  retire  enchanté  d'avoir  touché  son  in- 
demnité.   On  relâche  le  portefaix  qui  s'en  va  en  ' 
pleurant. 

Arrivé  chez  lui,  le  patron  donne  à  son  caissier  le 
billet.  Ce  dernier  le  tient  dans  ses  mains,  le  met  au- 
jour,  puis  ses  regards  vont  à  son  chef,  debout  devant 

—  M;iis  il  est  faux  !  s'écrie-t-il.         "       '    "^^  . 


120  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Le  changeur  avait  été  refait  par  Témissaire  d'un 
subtil  contrefacteur! 


Il  ne  suffit  pas  d'une  habileté  même  peu  ordinaire 
pour  tromper  les  experts  de  la  Banque.  Un  faussaire 
(lui  voudrait  arriver  à  un  résultat  satisfaisant  devrait 
connaître  et  même  exceller  dans  quatre  ou  cinq  mé- 
licrs  dilïéi-enls.  C'est  demander  l'impossible.  La 
bande  Fricderich  à  Zurich,  découverte  récemment, 
s'en  est  vite  aperçue.  Elle  n'était  pas  de  force  el  une 
partie  du  million  préparé  lui  est  restée  pour  compte. 
Cependant  le  public  n'est  pas  armé  conlre  la  fraude, 
comme  on  l'est  rue  de  la  Vrillièrc.  Les  insignes 
larrons  qui  cherchent  h  glisser  leur  papier-monnaie 
de  contrebande,  ont  bien  soin  de  le  présenter  plié, 
sali,  déchiré,  recollé,  non  avec  du  papier  pelure,  mais 
avec  des  bandes  opaques  qui  dissimulent,  dans  cer- 
taines parties,  les  défauts  de  fabrication. 

Quand  on  vous  offrira  un  billet  usé  et  fatigué, 
regardez-le  de  très  près,  et  faites  porter  votre  examen 
sur  quatre  points  que  je  vais  vous  indiquer. 

Étudiez  d'abord  le  papier.  Celui  de  la  Banque  est 
blanc,  très  mince,  sonore  au  froissement.  Il  présente 
en  ou'tie  un  caractère  tout  spécial  :  il  est  absolument 
piivé  de  défauts  de  fabrication,  épaisseurs  de  pâtes, 
clairs  ou  trous,  matières  étrangères.  La  sélection  est 
si  rigoureuse  que  pas  une  feuille  présentant  la 
moindre  imperfection  ne  sort  de  l'usine  de  Biercy. 
Le  papier  des  billets  faux  est  généralement  plus 
épais,  plus  lourd,  et  surtout  plus  luisant. 

Regardez  ensuite  votre  billet  par  transparence.  Le 
fdigrane,  lettre  ou  tigure,  doit  présenter  une  netteté. 


BILLETS  DE  BANQUE  121 

parfaite,  un  fondu  1res  caractéristique.  On  doit  voir 
trois  teintes,  une  formée  par  le  fond  du  papier,  une 
autre  plus  claire,  une  troisième  plus  foncée.  Dans  les 
imitations,  le  filigrane,  lorsqu'il  y  en  a  un,  est  toujours 
grossièrement  contrefait.  Tantôt,  on  a  usé,  à  travers 
un  patron,  les  parties  claires  au  verso,  en  se  servant 
de  pierre  ponce  ou  de  grattoir;  tantôt  on  a  employé 
une  impression  à  l'encre  biaEche,  ou  une  sorte  de 
gouache  ;  tantôt  on  a  mis  en  usage  un  relief  enduit 
d'huile  pour  rendre,  par  la  pression,  le  papier  trans- 
parent. —  Aucun  de  ces  trucs  ne  donne  des  résul- 
tats satisfaisants. 

Continuez  votre  dissection  par  la  gravure.  Le 
billet  authentique  ne  doit  présenter  aucun  défaut, 
aucune  brisure  dans  les  traits  ni  dans  les  tailles 
qui  forment  les  ombres.  Même  avec  un  procédé  pho- 
tographique, il  est  impossible  d'arriver  à  la  même 
netteté  ou  à  la  même  élégance. 
^  Reportez-vous  surtout  au  médaillon  reproduisant 
l'article  138  du  Code  pénal,  qui,  depuis  le  28  avril  1832, 
a  remplacé  la  peine  de  mort  par  celle  des  travaux 
forcés  à  perpétuité.  Sur  un  billet  mauvais,  les  lettres 
ne  sont  jamais  nettes  ni  bien  alignées.  Elles  donnent 
souvent  l'apparence  de  taches. 

Reste  l'impression  typographique  faite  sur  des 
galvanos,  d'après  les  bois  conservés  dans  des  condi- 
tions hygrométriques  spéciales.  Elle  doit  être'd'une 
régularité  parfaite,  tous  les  billets  offrant  quelques 
défauts  étant  rigoureusement  rejetés.  L'encre  pré- 
sente toujours  la  même  teinte,  ni  plus  claire  ni  plus 
foncée.  Il  y  a  identité  parfaite  entre  toutes  les  vi- 
gnettes sorties  des  ateliers  de  la  Banque.  Au  con- 
traire, sur  les  billets  faux,  l'encre  est  tantôt  plus 
luisante  ;  tantôt  plus  effacée.  La  vignette  bleue  est 
.---  ..  6 


lf;2  TRUCS  ET  TRUQUKURS 

presque  toujours  une  esquisse  pâlie,  à  peine  ombrée; 
le  grisé  rose  disparaît  presque  complètement,  quand 
il  n'est  pas  d'une  teinte  brique  qui  tranche  grossiè- 
rement sur  l'ensemble  du  billet. 

Il  y  a  aussi  les  «  indices  »,  lettres  ou  chilTres  qui 
sont  appliqués  en  double  et  diagonalement  opposés 
cnlre  eux,  pour  se  retrouver  toujours  au  complet  sur 
une  moitié  du  billet.  Il  y  a  également,  au  centre,  un 
numéro,  dit  de  contrôle,  permettant  de  reconstituer 
les  indices,  s'ils  ont  disparu,  par  l'arrachement  des 
bords  du  billet.  Mais  le  mécanisme  très  simple  de 
ce  matriculage  n'est  inconnu  de  personne,  encore 
moins  des  faussaires.  Il  y  a  lieu  seulement  d'en  tenir 
compte  dans  le  cas  où  deux  billets  de  même  valeur  se 
présenteraient  avec  les  mômes  indices.  On  en  devrait 
conclure  que  l'un  des  deux  au  moins  est  faux. 

Ne  comptez  pas  davantage  sur  une  petite  expé- 
rience de  chimie  amusante  que  certains  donnent 
comme  un  critérium  infaillible.  On  vous  dira  : 

«  Faites  un  trait  avec  une  pièce  de  cinq  francs  sur 
un  billet  de  Banque,  en  choisissant  de  préférence  la 
marge  et  les  médaillons.  La  pièce  trace  une  raie 
noire,  comme  si  vous  vous  étiez  servi  d'un  crayon. 
Vous  avez  ainsi  la  preuve  que  la  vignette  sort  des 
presses  de  la  Banque.  Sur  un  faux  billet  rien  n'aurait 
apparu.  » 

Eh  bien  !  ce  petit  tour,  très  récréatif  en  société,  ne 
prouvé  absolument  rien,  les  faussaires  ayant  soin 
d'imprégner  leur  papier  d'un  ingrédient  chimique 
produisant  les  mêmes  effets  avec  la  tranche  d'argent. 


Que  reste-t-il  donc  comme  moven  infaillible  de 


BILLETS  DE  BANQUE  123 

découvrir  la  fraude?  Hélas  !  il  n'en  existe  pas.  Aucun 
procédé  mécanique,  spécial,  précis,  ne  permet  de  re- 
connaître une  coupure  authentique  d'une  contrefa- 
çon. 

Pour  les  billets  de  Banque  comme  pour  les  gravu- 
res, les  dessins,  les  tableaux,  les  objets  d'art  en 
général,  l'œil  seul  peut  servir  de  guide.  Il  faut 
l'exercer  sans  cesse,  et  pour  les  portefeuilles  mo- 
destes qui  n'ont  qu'à  de  longs  intervalles  la  visite 
d'un  des  petits  chefs-d'œuvre  de  Paul  Baudry,  je 
ne  vois  aucun  moyen  sûr  de  préservation  à  leur 
indiquer. 

Quant  aux  privilégiés  qui  manient  par  liasses  les 
coupures  de  100  ou  même  de  1000  francs,  je  vais 
leur  enseigner  le  procédé  préconisé  par  la  Banque 
elle-même  et  basé  sur  la  régularité  à  peu  près  absolue 
des  vignettes. 

Choisissez  dans  les  billets,  du  côté  où  vous  les 
comptez,  une  figure,  un  ornement,  un  ensemble  de 
lettres,  et  ne  regardez  que  ce  détail  au  fur  et  à  me- 
sure que  les  feuilles  vous  passent  sous  les  doigts.  Au 
bout  de  très  peu  de  temps,  la  moindre  défectuosité, 
frappera  machinalement  votre  regard.  Vous  n'aurez- 
qu'à  sortir  le  billet  de  la  liasse  à  lui  faire  subir  un 
sérieux  conseil  de  révision,  porté  sur  les  quatre 
points  indiqués  plus  haut  :  papier,  filigrane,  gra- 
vure, impression. 

—  Et  si  l'authenticité  de  la  vignette  ne  résiste  pas 
à  l'examen  ?  me  répondrcz-vous,  faut-il  porter  mon 
papier  apocryphe  à  la  Banque?  Va-ton  me  rembour- 
ser? 

Lecteur!  la  question  est  brûlante.  Permettez-moi 
de  ne  pas  y  répondre  directement.  Si  un  faussaire 
a  imité  votre  signature  sur  une  traite  et  qu'un  por- 


124  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

leur  de  bonne  foi  vienne  vous  présenter  la  valeur, 
la  paieriez-vous? 

—  Non  certainement.  Mais  il  s'agit  d'un  établisse- 
ment tellement  puissant  qu'il  peut  ne  pas  se  retran- 
cher derrière  son  droit. 

—  Aussi,  très  souvent,  la  caisse  inderanise-t-elleles 
possesseurs  de  bonne  foi,  mais  en  aucun  cas,  sachez- 
le  bien,  elle  n'est  tenue  au  remboursement.  Dura 
lex,  sed  lex. 


Calino,  qui  vient  de  lire  ces  dernières  lignes  sur 
les  moyens  imparfaits  dont  on  dispose  pour  recon- 
naître les  billets  faux,  s'approche  de  moi  et  me  tient 
ce  langage  : 

—  Je  ne  vois  pas  ce  qui  vous  embarrasse.  Il  n'y  a 
qu'à  décider  la  Banque  à  faire  entrer  dans  la  sub- 
stance du  papier  un  ingrédient  chimique,  mystérieux 
et  indestructible.  Quand  on  doutera  d'un  billet,  il 
n'y  aura  qu'à  le  brûler  et  à  faire  analyser  les  cendres! 


BRONZES,  PLATRES,  TERRES  CUITES 
ET  MARBRES 


Un  intrus  au  Louvre.  —  Une  erreur  de  Louis  Courajod.  — 
Les  Cellini  de  contrebande.  —  Deux  bronzes  de  ^L  Thiers.  — 
La  Jeanne  d'Arc  de  Clunj\  —  Méfaits  de  la  galvanoplastie.  — 
Les  bronzes  de  Barye.  —  Surmoulages  en  plâtre.  —  Une 
cKasse  aux  pifferari.  —  Les  sphinx  de  Visseaux.  —  Recette 
pour  patiner.  —  Les  Clodion  de  la  rue  de  Bondy.  —  Médail- 
lons de  Nini.  —  Les  exemplaires  de  C.  Balon.  —  L'adorable 
M"*  de  \p  Reynerie.  —  Sculptures  en  pierre  de  Volvic.  — 
Transformation  des  tètes  de  Niobé.  —  La  lectrice  de  Maiie- 
Antoinette.  —  A  Versailles.  —  Les  invalides  à  la  tète  refaite. 

BRONZES 

En  1892,  deux  statuettes  de  bronze,  d'une  patine 
admirable,  parurent  sur  le  marché  de  Paris  et  mirent 
en  émoi  tous  les  collectionneurs.  Sujet  :  Adam  et 
Eve.  Auteur  :  Riccio.  Elles  étaient  si  belles,  que  les 
connaisseurs  les  plus  réputés  ne  s'élevaient  pas 
contre  cette  attribution  à  l'un  des  maîtres  les  plus 
exquis  de  la  Renaissance  italienne. 

Eve  tenta  bien  vite.  Le  pauvre  Adam  fut  d'un  pla- 
cement moins  facile.  Il  fit  le  voyage  de  Londres  et 
frappa  aux  portes  du  Brilish  Muséum  et  de  plusieurs 
collections  privées.  Personne  ne  voulut  le  retenir.  Il 
revint  sur  les  bords  de  laSeine,  où  Louis  Courajod, 


120  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

conservaleur-a(ijoiiil  de  la  sculplure  au  Louvre,  ra- 
cheta 40  000  IVancs  pour  son  musée. 

Louis  Courajocl,  fervent  de  l'aii  français  du  xni'^  eL 
du  xiv<^  siècles,  en  révéla  l'un  des  jireniiers  (il  vau^ 
diail  mieux  dire  en  prêcha)  l'incomparable  beaulc  et 
la  saveur  primesaulière.  C'est  lui  qui  fit  cnlr(,'r  au 
Louvre  le  tombeau  de  Philippe  Pot,  chef-d'œuvre  de 
l'école  bourguignonne.  Mais  il  connaissait  moins 
bien  le  qualrocento  italien,  et  son  enthousiasme 
d'apôtre,  qui  l'avait  si  souvent  bien  servi,  lui  joua, 
ce  jour-là,  un  mauvais  tour. 

Depuis  trois  jours,  Adam  avait  pris  place  dans  les 
vitrines  de  la  Pienaissance,  et  son  parrain  était  parti 
en  tournée  d'inspection,  quand  un  article  du  Figaro 
déclara  tout  net  que  la  statuette  était  moderne. 

Jugez  du  tapage!  Les  200  000  francs  de  la  tiare 
n'avaient  pas  encore  blasé  le  public.  Quarante  billets 
de  mille  dépensés  par  un  conservateur  du  Louvre 
sur  le  maigre  budget  des  acquisitions,  c'était  alors 
quelque  chose  d'insolite  !  L'objet  faux  fit  l'elTet  de 
la  pierre  dans  la  mare  aux  g-renouilles.  On  s'indigna. 
On  clabauda.  Le  nom  de  Courajod  acquit  en  quelques 
jours  une  célébrité  que  quarante  ans  de  travaux  et  de 
découvertes  lui  avaient  refusée.  L'infortuné  savant 
essaya  une  timide  défense.  Hélas!  il  lui  fallut  se  rendre 
à  l'évidence.  Il  avait  été  victime  d'habiles  fraudeurs 
italiens^  dont  les  ateliers,  établis  dans  la  ville  des 
doges,  faisaient,  depuis  pas  mal  d'années,  concur- 
rence à  ceux  de  Naples. 

Ces  imposteurs  avaient  copié  la  tête  de  leur  Adam 
dans  un  musée  et  le  corps  dans  un  autre.  De  là 
l'erreur  de  Courajod.  Heureusement  les  40000  francs 
n'étaient  pas  versés.  On  rendit  l'objet  aux  marchands, 
en  les  invitant  d'aller  se  faire  pendre  ailleurs,  mais 


BRONZES,  PLATRES,   TERRES  CUITES  ET  MARBRES   127 

le  dislingué  conservateur  ne  se  releva  jamais  de  celte 
mésaventure,  qui  lui  fut  d'autant  plus  cuisante  qu'il 
connut  bientôt  l'auteur  de  la  révélation.  C'était  Emile 
Molinier,  alors  conservateur  adjoint  au  Louvre,  qui 
avait  dévoilé  la  fraude.  Il  en  avait  suivi,  disent  les 
mauvaises  langues,  toutes  les  péripéties  avecle  malin 
plaisir  de  voir  un  confrère  s'enferrer. 
Les  crudits  sont  sans  pitié  l 


De  tels  accidents  ne  sont  malheureusement  pas 
uniques  dans  les  fastes  des  musées  et  des  collections 
célèbres.  Ils  sont  légion  les  bronzes  florentins,  aux 
patines  admirables,  accueillis  comme  des  trésors  de 
la  Renaissance  et  reconnus  trop  tard  pour  l'œuvre 
d'audacieux  fondeurs  du  xix''  siècle  !  Oui  cnumérera 
seulement  les  faux  Cellini  répandus  à  travers  le 
monde? 

Sur  cent  cinquante  pièces  altribuées  à  l'illustre 
Florentin,  dit  un  critique  autorisé,  une  dizaine,  à 
peine,  résistent  à  l'examen.  Les  autres  sont  d'habiles 
reproductions,  comme  ce  moulag'e  du  beau  plat  des 
Amazones,  qu'une  académie  des  beaux-arts  italienne 
olîrait  à  l'admiration  de  ses  visiteurs,  et  qui  n'était 
qu'un  surmoulage  exécuté  par  l'artiste  français 
Antoine  Wechtc,  mort  en  18G8.  Qu'est  devenu  ce 
bassin  ?  Porte-t-il  toujours  sa  belle  étiquette  au  nom 
de  Benvenuto  ou  court-il  le  inonde  avec  son  étal  civil 
usurpé? 

Les  bronzes  donnés  au  Louvre  par  M.  Thicrs  ne 
sont  pas,  on  le  sait,  à  l'abri  de  reproche,  l'ne  réduction 
de  la  statue  équestre  de  Bartholomeo  GoUeone  qu'il 
avait,  dit-on,  achetée  pour  la  mafj[ucttc  de  la  statue 


128  TRUGS  ET  TRUQUEURS 

'iionumenlale  de  la  place  Sainl- Jean  et  Paul  à  Venise, 
date  de  1855,  le  catalogue  l'indique  avec  franchise. 
—  On' est  que  la  copie  exécutée  par  l'artiste  Ramus. 
Dans  la  même  série,  à  signaler  le  petit  capitaine  à 
cheval  qui  représente,  sans  doute,  le  nnaréchal  de  Tri- 
ivulce,  chevauchant  une  monture  toute  moderne.  L'his- 
toire est  piquante.  M.  Thiers  avait  payé  le  groupe  un 
bon  prix,  sans  s'apercevoir  que  le  cheval  était  hors  de 
iproportion  avec  le  cavalier,  puisqu'il  avait  fallu  l'écar- 
telerpour  le  mettre  en  selle.  L'éminent  homme  d'état 
■commanda  un  nouveau  destrier  au  maître  Frémiet, 
et  l'ensemble  entra  après  sa  mort  au  musée  du  Louvre. 
Inutile  de  dire  que,  pour  une  fois,  le  moderne  est 
meilleur  que  l'ancien. 

Et  la  statuette  de  Jeanne  d'Arc  à  Cluny?  Est-elle 
vraie,  est-elle  fausse  ? 

En  1867,  le  fameux  Randcar,  de  Lyon,  qui  ne  détes- 
tait pas,  paraît-il,  mystifier  de  temps  à  autre  ses  con- 
temporains, avait  offert  le  bronze  au  musée  d'Orléans 
ipour  le  prix  modeste  de  600  francs.  Le  conservateur, 
M.  Monlellier,  conçut  quelques  doutes  et  s'abstint* 
Randcar  remporta  sa  statuette.  A  sa  mort,  son  fils  la 
céda  à  Charvet,  pour  3  000  francs,  et  l'antiquaire  du 
[Pecq  la  repassa  à  M.  Odiot  pour  10  000  francs.  En 
1889,  voilà  la  Pucelle  à  l'Hôtel  Drouot,  oii  M.  Georges 
Donalson,  un  Anglais,  la  paye  16  275  francs,  et  la 
libératrice  de  la  France  tombe,  pour  la  seconde  fois, 
aux  mains  de  ses  ennemis  !  Par  bonheur,  le  baron 
Alphonse  de  Rotschild  vivait  encore.  Il  paya  une 
rançon  royale  et  le  petit  bronze,  dont  le  musée  d'Or- 
léans n'avait  pas  voulu  pour  600  francs,  fît  son  entrée 
,à  Cluny,  Dieu  sait  à  quel  prix  I 

Nous  nous  garderons  bien  de  contester  l'aulhen- 


BRONZES,  PLATRES,  TERRES  CUITES  ET  MARBRES    129 

licite  de  ce  don  princier,  minutieusement  passé  au 
crible  par  MM.  Darcel,  Vallet  de  Viriville,  et  bien 
d'autres.  —  Cependant,  pour  quiconque  a  lu  la  sa- 
vante étude  de  M.  Desnovers,  directeur  du  musée 
d'Orléans,  sur  Ylconographie  de  Jeanne  d'Arc,  le 
bronze  de  Cluny  ne  représente  pas  la  Pucelle.  Il 
serait  le  portrait  d'un  jeune  capitaine  imberbe. 
Qu'en  dites-vous,  à  votre  tour,  monsieur  Edmond 
Haraucourt,  vous  qui  avez  le  flair  si  subtil? 


N'achetez  donc  des  bronzes  qu'en  tremblant.  On 
surmoule  admirablement  les  originaux,  et  les  tru- 
queurs ont  des  procédés  de  patine  impeccables  pour 
maquiller  leurs  épreuves.  Les  plus  fins  connaisseurs 
peuvent  s'y  laisser  prendre,  et  je  connais  un  original 
qui  n'achète  plus  que  des  modèles  contemporains, 
chez  Barbedienne,  pour  ne  pas  être  trompé  sur  l'é- 
poque. 

La  galvanoplastie  elle-même  s'est  faite  complice 
des  faussaires.  Aux  Expositions  de  1889  et  de  1900, 
Ja  respectable  maison  Christofle  avait  étalé  d'éton- 
nantes séries  de  reproductions  de  l'antiquité,  du 
moyen  âge  et  de  la  Renaissance.  C'était  à  s'y  mé- 
prendre. D'ingénieux  industriels  en  ont  profité  pour 
s'approvisionner.  Ils  écoulent  aujourd'hui,  à  l'étran- 
ger, des  reproductions  galvanoplastiques  perfection- 
nées par  un  procédé  nouveau,  tel  le  mortier  padouan 
avec  griffon  et  la  statuette  d'Arion  du  xv^  siècle, 
de  la  collection  Davillier,  modèles  empruntés  au 
Louvre.  Ces  copies  se  retrouvent  au  Musée  des  Arts 
décoratifs.  Mais  comme  il  est  facile  de  reconnaître 
un  galvano  d'une  pièce  fondue  !  Cette  dernière  vibre 


130  TRUCS  ET  TRCQULiL'RS 

avec  un  son   métallique,  Taulre  ne  rend  qu'un  bruit 
sourd. 


Un  di'  nos  notables  antiquaires  parisiens  voyageait 
dans  le  midi  de  la  France.  A  la  devanture  d'un  mar- 
chand, il  aperçoit  une  vierge  du  xvi^  siècle  merveil- 
leuse. Le  bronze  doré  semblait  dune  épaisseur  et 
dune  patine  invraisemblal)les.  Conservation  parfaite. 
Bref,  il  ne  manquait  qu'un  doigt  à  l'enfant  Jésus  el 
un  pied  à  sa  mère  pour  que  le  groupe  fût  irrépro- 
chable. 

Notre  antiquaire  reçoit  la  commotion  électrique. 

—  Je  vous  offre  2500  francs,  dit-il  au  marchand. 

—  L'objet  m'en  coûte  davantage,  répond  celui-ci. 
D'ailleurs,  je  suis  en  marché  pour  le  vendre  un  bon 
prix  à  un  musée. 

On  en  resta  là. 

Quelque  temps  après,  le  marchand  vient  à  Paris 
t;hez  l'antiquaire. 

—  Voulez-vous  toujours   de  la  Vierge? 

—  Je  crois  bien  ! 

—  Je  ne  vous  la  vends  plus  que  500  francs. 

—  Allons  donc  ! 

—  Je  suis  un  honnête  homme  et  je  vous  préviens 
ju'on  m'en  a  olfert  une  autre  sur  photographie.  La 
voilà.  Elle  a  les  mêmes  accidents. 

Moralité.  Quand  vous  ne  serez  pas  sûrd'un  bronze, 
prenez  une  pointe  et  attaquez-le  dans  un  endroit  peu 
apparent.  Si  c'est  de  la  galvanoplastie,  vous  décou- 
vrirez le  cuivre  rouge  sous  l'enveloppe  fallacieuse  de 
la  patine. 


BRONZKS,  PLAT1E-.  TERRES  CUITES  ET  MARBRES    131 

Les  bronzes  modernes  ne  sont  pas  plus  à  l'abri 
des  fourberies  que  les  anciens. 

Vous  savez  quels  prix  élevés  alleignent  les  œuvres 
de  Bavye'^  Bonaparte  à  cheval  fait  facilement  3500 
francs,  le  Cerf  qui  lève  une  jambe,  1  500;  V Eléphant 
monté  ■par  un  Indien,  2  500,  la  Lion  et  le  tigre  mar- 
chant, 3 '200,  le  Taureau  cabré,  1  700;  Thésée  combat- 
tant le  Minotaure,  2  000  francs. 

Or  il  y  a  bronzes  et  bronzes,  comme  il  y  a  fagots  et 
fagots.  Ceux  qui  remontent  à  Barye  lui-môme  et 
sortent  pour  ainsi  dire  de  ses  mains,  fig-urent  sur  le 
catalogue  qu'il  dressa  avec  soin.  Ils  valent  quatre  ou 
cinq  fois  ceux  qui  se  vendent  encore  chez  les  éditeurs. 

C'est  vm  jeu  pour  nos  habiles  maquilleurs  de  pati- 
ner des  exemplaires  modernes  et  de  les  faire  passer 
pour  des  premières  épreuves,  bien  heureux  quand 
ils  ne  vous  vendent  pas  des  surmoulés  clandestins  et 
sans  valeur,  portant  cependant  Barye  ou  A.L.  Barye, 
comme  les  marquait  le  «  Michel- Ange  de  la  ménage- 
rie »,  ainsi  que  l'appelle  Théophile  Gautier. 

t 


PLATRES 

Enfonçons-nous  davantage  dans  les  bas-fonds  de 
la  contrefaçon  et  parlons  un  peu  du  plaire  bronzé. 

Il  se  débite  ouvertement,  dans  les  rues  de  Paris,  ce 
bronze  du  pauvre!  parles  soins  de  petits  Italiens,  qui 
vousonVent,  selon  le  goût  du  jour,  les  plus  célèbres 
productions  de  nos  maîtres  contemporains.  Succes- 
sivement, on  a  vu,  sur  les  parapels  des  ponts  ou 
contre  les  grilles  de  clôture  des  squares,  des  étalages 


,132  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

OÙ  figurent  le  Chanteur  Florentin,  de  Dubois,  l'Arle- 
quin, de  Saint-Marceau,  la  Diane,  de  Falguière,  le 
Mozart  enfant,  de  Barrias.  Pour  quelques  pièces  de 
|nickel,  on  peut  s'offrir  des  modèles  que  plusieurs 
billets  bleus  ne  suffiraient  pas  toujours  à  payer  en 
bronze  chez  Thiébault,  Susse  ou  Barbedienne.  Ce 
'  n'est  pas  la  peine  de  se  priver  !  Qui  n'a  pas  son  pe- 
!tit  plâtre  ? 

Hélas  I  trop  de  monde  en  a.  Les  naïfs,  les  badauds, 
les  faux  amateurs,  se  sont  laissé  prendre  à  ces  tru- 
quages grossiers.  Ils  ont  acheté,  comme  épreuves 
originales,  de  grossiers  surmoulagcs  oii  le  mouve- 
ment général  de  l'œuvre  est  seul  conservé,  mais  où 
tous  les  détails  sont  empâtés,  déformés,  écrasés. 

Le  tour  est  facile  à  jouer.  Ces  industriels  transal- 
pins se  mettent  à  trois  ou  quatre  pour  acheter  un 
bronze.  Puis  ils  le  moulent  et  obtiennent  autant  de 
creux  en  gutta-percha  qu'il  leur  en  faut  pour  leur  petit 
commerce.  Ceci  fait,  ils  revendent  le  bronze  qui  leur 
a  servi  de  modèle,  sans  trop  y  perdre,  et  ils  se  parta- 
gent les  moules,  prêts  à  tirer  des  centaines  d'épreuves 
en  plâtre  plus  ou  moins  bonnes  qu'ils  recouvrent  de 
poudre  de  cuivre  délayée  à  la  mixture. 

Allez  donc  les  poursuivre  I  Ils  sont  insolvables,  et 
quand  un  sculpteur  arrive  à  les  traquer,  le  tribunal 
lui  octroie  cinq  francs  de  dommages  et  intérêts. 
|Pas  même  de  quoi  payer  l'huissier  !  Le  maître  Fal- 
guière, excédé  de  rencontrer  sa  Diane  à  tous  les  car- 
refours, résolut  cependant,  un  jour,  de  passer  outre 
et  de  se  livrer  à  une  battue  en  règle  de  pifferari. 
11  promit  une  prime  de  50  francs  à  toute  personne 
qui  le  mettrait  sur  la  piste  d'un  fraudeur.  Cela  ne 
fut  pas  long  !  En  huit  jours,  on  lui  dénonça  dix  mou- 
leurs clandestins  qu'il  eut  la  satisfaction  de  faire  con- 


BRONZES,  PLATRES,  TERRES  CUITES  ET  MARBRES    133 

damner  aux  cinq  francs  d'amende  traditionnels.  Il 
paya  sans  marchander  les  dix  primes  promises.  Seu- 
lement, au  cours  des  débals,  il  apprit  que  les  Maca- 
ronis s'entendaient  entre  eux  pour  se  dénoncer.  Ils 
payaient  cinq  francs  d'amende,  mais  ils  se  parla- 
geaient  50  francs  de  prime.  Falguière  arrêta  le  pclit 
commerce. 


L'imitation,  depuis  quelques  années,  s'est  perfec, 
lionnée.  Le  truquage  a  monté  en  grade.  On  peut 
avoir,  maintenant,  dans  plusieurs  magasins  de  Paris, 
patines  avec  des  vernis  de  gomme  laque,  les  repro- 
ductions du  Louvre  et  d'autres  musées.  Imitation  de 
bois  :  les  tètes  des  sept  péchés  capitaux;  imitation  de 
terre  cuite  :  le Tanagrabien  connu  tenant  une  amphore 
et  rattachant  sa  chlamyde  ;  imitation  de  bronze  : 
Phryné  devant  l'aréopage  et  le  vase  exquis  d'Hou- 
don  ;  imitation  de  pierre  :  une  des  gai-gouilles  de 
Notre-Dame  ;  imilalion  d'ivoire  :  la  réduction  de  la 
Vénus  de  Milo. 


TERRES  CUITES 

Laissons  ces  maquillages  grossiers,  bons  tout  au 
plus  pour  la  hotte  du  chilTonnier,  et  arrivons  aux  con- 
trefaçons bien  autrement  dangereuses  de  la  terre 
cuite. 

En  1889,  j'étais  chargé  d'organiser,  au  Trocadéro, 
les  expositions  des  salles  du  xviu*  siècle. 


134  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Un  marchand  bien  connu  présente  deux  sphinx  en 
terre  cuite  avec  des  tètes  de  lemmc  aux  cheveux  re- 
levés à  la  Dubarry,  revêtus  de  la  patine  du  temps. 

Le  ban  et  l'arrière-ban  de  la  curiosité  qui  compo- 
saient la  Commission  d'organisation,  s'exclament  : 

—  C'est  superbe  !  Du  Pigalle  ou  du  Houdon  ! 

Je  hochai  la  tète,  sans  rien  dire.  Seul,  je  ne  parta- 
geais pas  l'enthousiasme  général. 

—  Il  faut  mettre,  dirent  les  plus  autorisés,  ces  deux 
sphinx  de  chaque  côté  de  la  porte. 

Sitôt  dit,  sitôt  fait.  On  plaça,  sur  des  socles,  les  deux 
gardiennes,  à  l'entrée  des  collections  du  xvni"  siècle. 

A  l'inauguration, le  président  Carnot  s'arrêta  devant 
les  sphinx  allongés  et  les  regarda  longuement. 

—  C'est  bien!  dit-il  à  M.  Larroumct,  le  directeur 
des  Beaux-Arts,  qui  l'accompagnait.  S'ils  sont  à  ven- 
dre, vous  pourriez  peut-être  y  songer  pour  nos 
musées. 

Le  propos  fut  rapporté  au  marchand,  on  l'interro- 
gea sur  ses  intentions,  pour  être  prêt  à  toute  éven- 
tualité. 

—  J'en  voulais,  dit-il,  12  000  francs  ;  mais,  du  mo- 
ment où  l'Etat  les  désire,  je  les  laisserai,  sans  béné- 
fice, à  8000  francs. 

Pendant  ces  pourparlers,  je  reçusla  lettre  suivante  : 

Les  sphinx  qui  sont  auTrocadéro  ont  été  vendus  à  l'IJùIel 
Bouillon  (sic)  il  y  a  un  an.  après  avoir  été  achelés  chez  moi 
pour  corser  une  vente  un  peu  maigre.  Si  vous  voulez  bien 
descendre  au  Champ  de  Mars,  vous  les  trouverez  une  nou- 
velle fois    dans  mon  exposition  de  terre  cuite. 

Signé  :  Vjsseaux. 

En  effet,  les  femmes  au  corps  de  levrettes  étaient 
exposées  sous  la  couleur  de  la  terra  cotta  sortant  du 


BRONZES,  PLATRES,  TERRES  CUITES  ET  MARBRES    135 

four,  dans  le  rayon  des  ornements  pour  jardins,  parcs, 
places  et  palais. 

Le  maître  potier  élait  présent,  il  m'expliqua  l'his- 
toire de  ses  terres  cuites  moulées  sur  des  modèles  en 
pierre  se  dressant  sur  deux  pilastres  d'un  vieil  hôtel, 
rue  de  la  Roquette.  Il  vendait  leur  copie  250  à 
300  francs,  au  besoin  avec  patine  ancienne,  cra- 
quelée, fendillée.  De  nombreuses  épreuves  d'artiste 
couraient  déjà  le  monde.  El  il  ajouta  ironiquement  : 

—  Regardez  les  sphinx  du  Trocadéro,  vous  trou- 
verez sur  le  socle  la  signature  de  Gossin  aîné,  mon 
beau-père  et  mon  prédécesseur. 

Ah  !  celte  patine  de  la  terre  cuite,  c'est  l'enfance 
de  l'art,  tous  les  traités  des  réparateurs  donnent  des 
formules.  Il  suffit  de  délayer,  dans  du  lait,  du  blanc  de 
Meudon,  passé  dans  un  tamis  très  fin.  Puis,  il  faut  y 
ajouter  de  l'ocre  et  une  pincée  de  noir  d'ivoire,  sui- 
vant la  teinte  à  obtenir.  Il  est  prudent  aussi  de  tenir 
le  ton  un  peu  corsé,  car,  de  même  que,  dans  la  pein- 
ture à  la  colle,  il  baisse  un  peu  en  séchant.  Avec  le 
mélange  on  doit  appliquer  progressivement  des  cou- 
ches très  légères  en  ayant  soin  de  ne  procéder  que 
sur  des  surfaces  bien  sèches.  Un  autre  procédé  con- 
siste à  se  servir  de  terre  de  Limoges  et  à  remplacer 
le  lait  par  l'huile  mélangée  de  beaucoup  d'essence 
pour  avoir  une  peinlure  mate.  Mais  il  faut  toujours 
procéder  avec  les  mêmes  précautions  qu'avec  le  lait. 


Les  lerre-cuitiers  furent  nombreux  aux  xvn®  et 
xvni^  siècles.  Qui  ne  connaît  leurs  compositions 
charmantes  :  les  enfants  de  François  Girardon,  les 
bustes  de  Jean-Jacques  Caffîeri,  les  portraits  de  Jean- 


136  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Baptiste  Lemoyne  que  Diderot  mettait  au  dessus  de 
ses  marbres,  les  bustes  de  Jean-Antoine  Houdon, 
l'auteur  du  Vollatre  de  la  Comédie  française,  les  bac- 
chantes de  Joseph-Charles  jMarin,  les  têtes  expres- 
sives d'Augustin  Pajou,  les  médaillons  d'Augustin  . 
Renaud  et  de  Philippe  Laurent?  ; 

Mais  le  plus  célèbre  fut  Claude  Michel,  dit  Clodion,  - 
très  imité  d'abord  par  ses  frères  qui  gardaient  le  nom 
de  Michel  et  plus  tard  à  profusion  par  Lebroc.  Qui 
niera  que  Carrier-Belleuse  et  Mathurin  Moreau  ne 
se  soient  beaucoup  inspirés  de  ses  compositions? 
Aussi,  ô  Clo'lion.  chantre  délicieux  des  grâces  fémi- 
nines, que  de  méfaits  on  commet  en  ton  nom  !  Que 
d'argile  mise  au  four  pour  reproduire,  plutôt  mal  que 
bien,  tes  vases,  tes  nymphes,  tes  naïades,  tes  faunes 
et  tes  groupes  erotiques,  où  se  retrouve  rarement 
la  signature  ! 

Un  savant  italien  a  proposé  d'employer  l'aiguille 
aimantée  pour  reconnaître  l'âge  de  ces  terres  cuites, 
qui  contiennent  plus  ou  moins  de  fer  dilué.  Je  vous 
donne  le  procédé  pour  ce  qu'il  vaut,  mais  je  préfé- 
rerais m'en  rapporter  à  la  louche  du  maître,  assez 
facile  à  reconnaître  pour  un  œil  exercé. 

Un  certain  quidam,  bien  connu,  que  je  ne  nom- 
merai pas  pour  ne  pas  amoindrir  le  sculpteur  du 
même  nom,  s'est  attaché  à  ces  bustes  «  genre  Clo- 
dion »,  dont  il  vend  les  épreuves  fort  cher,  lorsqu'un 
mouleur,  à  sa  dévotion,  les  a  bien  patinées  selon  la 
formule.  Il  fait  ainsi  des  Marie-Antoinette,  des  Pom- 
padour  ou  des  princesses  de  Lamballe,  qui  se  dressent 
sur  des  socles  de  marbre  dans  les  cabinets  des  col- 
lectionneurs nouvellement  entrés  dans  la  carrière. 

Je  soupçonne  fort  certaine  Dubarry,  de  patine 
flasaue,  très  décolletée,  la  tète  tournée  à  droite,  qui 


BRONZES,  PLÂTRES,  TERRES  CUITES  ET  MARBRES   137 

orne  la  cheminée  d'un  hôtel  de  la  plaine  Monceau, 
d'être  du  même  acabit.  Mais  je  ne  puis  l'affirmer,  car 
son  heureux  possesseur  certifie  avoir  tous  ses  pa- 
piers. (J'aimerais  mieux  un  enfant  naturel  qui  n'au- 
rait pas  d'état  civil  régulier.)  11  a  payé  ce  buste, 
épreuve  unique,  1  800  francs.  Sans  le  tenter,  on  lui  a 
offert  d'ajouter  un  zéro.  Je  ne  sais  si  c'est  une  illu- 
sion d'optique,  mais  un  endroit  écaillé  laisse  aperce- 
voir du  blanc.  Ne  serait-ce  pas  tout  bonnement  un 
plâtre  transformé  en  terre  cuite?  Il  y  a,  de  par  le 
monde,  rue  des  Saints-Pères,  un  magicien  nommé 
Caussinus,  dont  le  pinceau  aux  habiles  caresses 
produit  ce  résultat. 

Gare  aussi  aux  refaits  !  Des  médecins  orthopé- 
distes pour  terres  cuites  savent  compléter  l'incomplet. 
Certain  buste  de  ma  connaissance  a  passé  par  l'hôpi- 
tal des  restaurateurs.  Il  représente  un  magistrat  avec 
sa  perruque  et  son  rabat.  Le  personnage  est  inconnu, 
mais  il  a  fière  allure.  Par  malheur  le  masque  seul 
est  ancien.  On  l'a  posé  sur  des  épaules  modernes, 
et,  pour  cacher  l'ajustage,  on  a  simulé  une  restaura- 
lion  au  col. 


Avez-Yousvu  les  quatre  Clodionde  la  rue  de  Bondy  ?, 
Ce  sont  des  bas-reliefs  incrustés  au  deuxième  étage 
dune  maison  devant  laquelle,  du  reste,  on  ne  s'arrête 
guère.  Des  femmes  personnifient  les  saisons.  Elles 
sont  à  demi  couchées  dans  une  pose  gracieuse  et 
nonchalante.  Près  d'elles,  des  amours  lient  des  gerbes 
de  blé,  tressent  des  guirlandes,  allument  le  feu  d'un 
brasero  ou  boivent  le  jus  de  la  treille. 

Clodion  avait  sculpté  ces  plaques  pour  la  façade; 


138  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

d'une  maison  que  posscdail  un  membre  de  sa  famille, 
mais  elles  étaient  devenues  de  trop  grande  valeur 
pour  rester  à  leur  place.  Il  y  a  plus  d'un  quart  de 
siècle,  elles  passèrent  à  l'hôtel  des  ventes  et  furent 
réparées  parle  sculpteur  Cruchet  pour  orner  le  salon 
de  l'hôtel  du  comte  Pillet-Will. 

Maintenant  les  originaux  sont  rue  du  Faubourg- 
Saint-Ilonoré,  les  copies  au  n'  54  de  la  rue  de  Bondy, 
les  moules  au  musée  du  Trocadéro  et,  de  nombreuses 
copies,  un  peu  partout. 


Je  ne  sais  si  vous  èlcs  comme  moi,  mais  j'adore  les 
Nini.  Quel  artiste  prodigieux  !  Il  peut  rivaliser  avec 
Iloudon,  Pajou  et  Clodion.  Il  est  l'expression  la  plus 
aimable  du  règne  de  Louis  XVI.  Xul  mieux  que  lui 
n'a  su,  avec  le  fini  un  peu  précieux  de  l'époque  et  par 
des  poses  pleines  de  grâce,  donner  du  charme  à  ses 
modèles.  Sa  série  de  médaillons  est,  dans  l'ensemble, 
l'apothéose  de  la  femme. 

Nous  savons,  d'après  la  notice  que  lui  a  consacré 
M.  Storelli,  l'un  de  ses  admirateurs,  que  Jean-Baptiste 
Nini,  né  en  Italie,  voyagea  d'abord  en  Espagne,  vint 
à  Paris  et  fut  attiré  à  Chaumont,  par  M.  Leroy,  in- 
tendant royal  des  Invalides,  pour  diriger  la  partie 
artistique  de  sa  fabrique  de  poterie.  Mais  ce  fut  là  le 
cadet  de  ses  soucis.  Il  continua  ses  délicieuses  créa- 
tions, faisant  d'abord  sa  maquette  en  cire,  sur  la- 
quelle il  prenait  des  creux  en  terre  qu'il  cuisait,  sui- 
vant les  besoins  du  tirage,  car  il  n'opérait  pas  sur  des 
moules  en  cuivre,  comme  on  l'a  cru  longtemps.  La 
terre  cuite  aspire  toujours  un  peu  et  permet  de  dé- 
mouler plus  facilement.    On  en  est  certain  depuis 


BRONZES,   I'LATRi:S,  TEARLIS  CUITES  ET  MARCHES    130 

qu'on  a  retrouvé  les  poinçons  en  ivoire,  très  minu- 
tieusement travaillés,  qu'il  avait  dû  préparer  lui- 
même,  car  c'étaitun  habile  graveur.  Ils  reproduisent 
dit  ^I.  Storelli,  le  nom  de  Nini  et  d'aulrcs  des  fleurs 
de  lys,  des  boutons  et  des  croisilles  d'étofîe  qui  sé- 
duisent par  la  perfection  de  leur  modelé. 

Xini  mourut  vers  1787  et  fut  bien  vite  oublié  dans 
In  tourmente  révolutionnaire.  Il  fallait  un  art  nou- 
veau. On  détrônait.  On  fit  de  même  pour  la  charmante 
école  du  xvni«  siècle.  Aux  grâces  aimables  dcTépoque 
de  M™*^  de  Pompadour  succédèrent  les  réalités  sé- 
vères des  modèles  froids  de  l'art  antique.  Pendant 
cinquante  ans,  on  fit  peu  de  cas  des  chefs-d'œuvre 
que  le  potier  de  Chaumont  avait  laissés.  Il  y  en  avait 
trop,  surtout  des  Franklin  qui  servaient,  jadis,  aux 
enfants  à  jouer  au  petit  palet  et  d'autres  à  couvrir 
le  pot  au  feu  ou  à  boucher  l'été  les  trous  pratiqués 
dans  les  murailles  pour  laisser  passer  les  tuyaux 
de  poêle.  On  n'en  voulait  pas  alors  àvingt  souspièce. 

Cependant,  bien  avisés,  les  Sauvageot  du  temps 
les  recueillaient  à  vil  prix.  Aujourd'hui,  les  épreuves 
de  Nini  sont  rares.  On  se  les  dispute  dans  les  ventes 
où  elles  se  payent  à  peu  près  au  poids  de  l'or. 

Mais  leur  rareté  n'existera  plus,  un  industriel 
éclairé  a  trouvé  le  moyen  de  produire  une  nouvelle 
génération  de  Nini,  qui  ne  cède  en  rien  à  la  beauté 
de  la  première. 

Lorsque  vous  ferez  dans  le  Blésois  la  tournée  des 
châteaux,  vous  en  pourrez  juger  par  vous-même. 
Arrêtez  votre  automobile  chez  j\I.  G.  Balon,  le  suc- 
<esseur  de  l'artiste  Ulysse,  qui  essaya  de  moderniser 
les  faïences  italiennes  si  belles  avec  leurs  couleurs 
jaunes  et  bleues. 


140  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Vous  trouverez  chez  lui  cinquante  modèles  de  la 
série  des  Xini  en  nouvelles  épreuves  admirablement 
réussies  comme  ton,  patine,  finesse  de  pâte,  et  cou- 
lées dans  les  anciens  moules,  dont  il  pourra  vous 
raconter  la  curieuse  odyssée,  car  ce  sont  les  vrais 
moules  d'antan  sur  lesquels  il  opère.  . 

Ils  vinrent  jadis  entre  les  mains  d'un  plâtrier  qui^ 
avait  travaillé  à  Chaumont  et  qui  comptait  s'en  ser-| 
vir  pour  des  reproductions  communes  en  plâtre.  Son 
entreprise  ne  produisit  rien  de  bon  et  il  l'abandonna. 
Plus  tard,  ils  reparurent  dans  une  vente  publique  di- 
rigée par  un  commissaire-priseur  aussi  ignorant  que 
la  foule  qui  l'entourait.  Ils  passèrent  enfin  entre  les 
mains  d'amaleurs  sachant  les  apprécier  et  qui  com- 
mencèrent par  nettoyer,  avec  précaution  et  persévé- 
rance, Fhuile  grasse  dont  l'intérieur  avait  été  revêtu 
pour  éviter  l'adhérence  au  moulage. 

Ce  sont  ces  mêmes  moules  prêtés  à  M.  Balon,  qui 
lui  servent  aujourd'hui  pour  son  travail  honnête,  fait 
h  ciel  ouvert,  car  ses  médaillons  sont  vendus  sur  fac- 
ture comme  des  reproductions  modernes.  Mais  après, 
une  fois  sorties  de  ses  mains^  je  ne  réponds  plus  de 
rien. 

Pour  arriver  à  la  perfection,  cet  habile  mouleur 
n'épargne  pas  sa  peine.  C'est  une  véritable  justice  à 
lui  rendre  que  de  raconter  avec  quels  soins  il  procède. 

Nombre  d'essais  infructueux  avaient  été  tentés 
avant  lui.  Le  Louvre  échoua.  Limoges  ne  fut  pas  plus 
lieureux  dans  ses  imitations  en  biscuit.  En  effet,  opé- 
rer sur  les  vieux  moules  ne  suffisait  pas,  il  fallait  re- 
trouver la  finesse  de  la  terre.  On  essaya  aussi,  mais 
sans  succès,  des  moules  en  bois.  L'épreuve  manquait 
de  netteté  dans  les  détails. 

M.   Balon  opéra  d'après  les  recettes  transmises 


I     BRONZES,  PLATRES,  TERRES  CUITES  ET  MARBRES    141. 

dans  le  temps  par  Vernon,  ancien  potier  de  Chaumont  ' 
et  Bourdon,  ancien  préparateur  de  Nini.  Dans  ses 
nombreux  tâtonnements,  il  prit  de  la  terre  aux  gise- 
ments où  Nini  puisait,  dit-on,  puis  à  d'autres  endroits, 
la  passa  dans  des  tamis  de  soie  de  120  fils  au  pouce, 
pour  obtenir  une  poudre  impalpable,  puis  l'humecta 
à  Teau  pour  former  une  sorte  de  crème,  tritura  la 
pâte  et  la  laissa  reposer  deux  ans  afin  que  les  molé- 
cules se  rapprochassent.  Il  moula  enfin  avec  le  plus 
grand  soin,  à  cause  des  détails,  et  mit  au  four  à  des 
degrés  différents. 

Le  résultat  fut  identique  pour  toutes  les  terres, 
sauf  des  colorations  différentes  provenant  des  soins 
donnés  pendant  la  cuisson.  Garantie  de  la  flamme  et 
conservant  son  oxyde  de  fer,  la  terre  cuite  se  revêtit 
de  rouge  ou  de  jaune.  Au  contraire,  sous  l'action 
directe  de  la  flamme  plus  ou  moins  prolongée,  la 
terre  sortit  du  four  blanche  ou  noire,  à  cause  du 
commencement  de  vitrification. 

Et  voilà  comment,  récompensé  de  ses  efforts  per- 
sévérants, M  Balon  obtient,  ne  coûtant  pasle  dixième 
de  la  cote  des  anciens  médaillons,  des  Grande 
Catherine,  des  M™^  de  Nevenheim  et  surtout  des 
M'"^  de  la  Reynerie,  sa  meilleure  composition,  puis 
des  Louis  XV  et  des  Franklin  à  légende  et  à  lunettes, 
qui  sont  admirables  d'épreuves.  Tous  les  détails  y 
viennent  avec  une  finesse  parfaite  :  les  reliefs  des 
broderies  minuscules,  le  chatoiement  de  la  soie,  les 
découpures  des  dentelles,  le  grain,  les  fleurettes  et 
les  plis  des  étoffes. 

J'avoue  que  je  n'oserai  plus  acheter  un  Nini  soi- 
disant  authentique.  En  faisant  un  retour  en  arrière, 
je  soupçonne  même  maintenant  un  su^ierbe  exera- 


142  TRUCS  ET  Tra'QUKURS 

plaire  de  M'""'  de  Vaudrenilà  fleur  de  coin,  placé  dans 
un  ce:  in  cl  mis  sous  vin  verre,  qui  me  fui  monlré, 
jadis,  par  un  amaicur  cnlliousiasie,  de  n'èlrc  ({u'une 
de  ccsIk-IIcs  roproduciion?  modernes,  cl  je  suis  heu- 
reux d'ailoucir  ramcrlume  de  tant  de  criliques  sur 
la  conlreraçon,  en  fêlicilant  l'habile  policr  qui  peut 
ainsi  vulgariser,  pour  le  plaisir  des  yeux,  l'œuvre 
charman'c  de  Xini. 

Sculcmenl,  quand  on  vous  montrera  maintenant 
de  très  beaux  ?sini  aux  prix  invraisemblables,  son- 
gez au  céramisle  de  Blois  qui  ne  signe  pas  les  siens, 
à  moins  c{ue  le  musée  de  céramique  de  Sèvres  ne  lui 
demande,  en  lui  commandanl  dos  reproductions,  d'y 
graver  son  nom  à  la  pointe. 


MARBRES  ET  PIEP.RES 

Voulez-vous,  pour  vaiier  notre  voyage  autour  du 
truquage,  que  nous  passions  au  marbre  et  à  la  pierre  ? 

Il  y  a  quehpies  anni'es,  un  amateur  bordelais,  au 
retour  dune  saison  d'eaux  en  Auvergne,  rapporta 
une  statuette  de  la  Vierge  taillée  dans  des  matières 
fort  dures,  granit,  marbre  et  basalte,  assemblées  avec 
goût.  C'était  un  type  curieux  de  Vierge  mère.  La  tête 
de  l'Enfant  Jésus  semblait  sortir  de  la  poitrine  de  sa 
mère.  Des  plaques  en  matière  verte  ornaient  les  vê- 
tements. 

Toute  la  ville  défda  chez  l'heureux  possesseur  de 
cette  merveille.  Amateurs,  artistes,  critiques  d'art, 
s'extasièrent  sur  le  charme  des  figures,  la  simplicité 
des  attitudes,  la    grâce   des  draperies.  Les   uns  y 


BRONZES,  PLATRES,  TERRES   CUITES  ET  MARBRES    1{3 

voyaient  une  œuvre  du  xiii®  siècle,  J'aulres  y  recon- 
naissaient le  cachet  du  xv°,  quel(iucs-uns  même  la 
reculaient  jusqu'au  xvi''.  Mais  tous  s'accordaient  à  en 
faire  une  relique  d'un  antique  et  vénéré  sanctuaire. 
L'amateur,  qui  avait  payé  ce  chef-d'œuvre  100 
francs,  l'emporta  à  Paris,  espérant  bien  en  tirer  plu- 
sieurs billets  de  mille.  Mais,  le  premier  antiquaire  à 
qui  il  offrit  sa  trouvaille  refroidit  son  enthousiasme  : 

—  Ça,  une  Vierge  du  xni"  siècle  ?  Vous  voulez  rire  ! 
C'est  du  travail  de  R.,  à  Clermont-Ferrand.  Je  vais 
vous  en  montrer  d'autres  échantillons. 

Et  le  marchand  montra  au  Bordelais  él>ahi  un  mé- 
daillon de  François  F'',  fort  bien  exécuté  dans  une 
plaque  de  marbre  blanc  ancien,  et  dans  un  cadre 
d'ébène  tout  piqué  de  vers.  Même,  on  avait  collé  au 
revers  des  vieux  papiers  couverts  d'écriture  du  xvi" 
siècle. 

—  R.  est  un  habile  homme,  continua  impitoyable- 
ment l'antiquaire.  Voyez  cette  tète  de  guerrier  en 
marbre,  incrustée  dans  une  pierre  de  Volvic,  qui 
figure  la  cotte  de  mailles.  N'est-ce  pas  joliment 
troussé  ?  Un  inspecteur  des  Beaux-Arts  s'y  est  trompé 
la  semaine  dernière.  Pourtant  R.,  qui  est  honnête, 
me  l'a  vendue  pour  ce  qu'elle  est  :  un  bon  pastiche. 
Ce  sont  ces  niTitins  de  «  chineurs  »  qui  font  le  couj) 
en  reculant  de  plusieurs  siècles  l'acte  de  baptême  de 
ses  œuvres.  Vous  n'êtes  pas  le  seul  à  avoir  été  pris  ! 

Les  Bordelais,  comme  les  Portugais,  n'engendrent 
pas  la  mélancolie.  Le  nôtre,  en  homme  d'esprit,  se 
mit  à  rire  et  de  retour  au  quai  des  Chartrons,  conta 
sa  mésaventure  à  qui  voulut  l'entendre.  Il  flaire 
maintenant  à  deux  lieues  de  distance  les  marbres 
d'Auvergne  et  n'en  achèterait  pas  pour  un  empire. 


444  TRUCS  ET  TRUQUEURS 


Les  hautes  époques  ne  sont  pas  seules  en  cause 
dans  ce  jeu  de  marbres  faux.  Le  xviii*  siècle  est  une 
mine  inépuisable  pour  les  truqueurs.  Que  de  jeunes 
rapins,  souvent  pleins  de  talent,  fabriquent,  pour 
payer  leur  terme,  des  bustes  de  Boucliardon  ou  de 
Pigalle,  des  ligures  de  Falconnet  ou  de  Lemoyne  ! 
Le  marchand  qui  fait  la  commande  n'est  pas  géné- 
reux, mais  nos  futurs  maîtres  ont  trouvé  un  moyen 
économique  de  se  procurer  à  l'œil  la  matière  pre- 
mière. L'Ecole  des  Beaux- Arts  met  à  leur  disposition 
des  marbres  pour  leur  apprendre  à  manier  le  ciseau 
et  leur  abandonne  ensuite  leurs  œuvres.  Ils  empor- 
tent alors  chez  eux  la  tête  de  Brutus  ou  de  Niohé 
qu'ils  avaient  ébauchée  et  en  la  retaillant  y  trouvent 
une  petite  Marie-Antoinette  ou  une  comtesse  Du- 
barry.  C'est  tout  bénéfice. 

Les  prix  exorbitants  atteints  ces  dernières  années 
par  les  chefs-d'œuvre  des  statuaires  de  Louis  XV  cl 
de  Louis  XVI  ont  mis  en  branle  des  talents  plus 
exercés.  De  véritables  artistes,  dont  on  ne  saurait 
trop  déplorer  la  complaisante  collaboration,  ont  prêté 
aux  contrefacteurs  le  secours  de  leur  ciseau. 

Ne  dit-on  pas  qu'un  des  premiers  amateurs  de« 
notre  époque,  M.  Rodolphe  K.,  acheta,  il  y  aune  dou- 
zaine d'années,  un  buste  en  marbre  superbe  d'exé- 
cution et  qu'il  le  paya  la  jolie  somme  de  60  000  francs? 
Comme  toujours,  les  premiers  mois  qui  suivirent 
l'acquisition  furent  une  vraie  lune  de  miel.  Puis  de 
fâcheuses  rumeurs  parvinrent  jusqu'à  l'hôtel  de 
l'avenue  d'Iéna.  Le  buste  pourrait  bien  ne  pas  être 
authentique,  disait-on.  Les  doutes  se  précisèrent. 


BRONZES,  PLATRES,  TERRES  CUITES  ET  MARBRES    145 

On  cita  des  faits.  Un  connaisseur  alla  jusqu'à  dé- 
signer le  modèle  :  un  buste  d'homme  enterre  cuite, 
par  Caffieri,  conservé  au  Louvre,  Il  apporta  mémo 
une  des  reproductions  en  plâtre  qu'on  trouve  cou- 
ramment dans  le  commerce.  Cette  fois,  il  n'y  avait 
plus  à  hésiter,  M.  K.  demanda  une  expertise. 

Or,  voici  ce  qu'elle  révéla. 

Dans  l'original  du  Louvre,  certains  plis  de  dra- 
perie étaient  brisés  par  le  temps.  Le  praticien  chargé 
de  mettre  au  point  et  de  faire  la  copie  en  marbre 
avait  rendu  minutieusement  tous  les  détails  du  mo- 
dèle, y  compris  les  cassures  et  les  creux. 

Un  tel  scrupule  d'exécution,  on  le  conçoit,  n'avait 
pas  fait  le  compte  du  patron  !  Il  avait  pris  des  tran- 
ches de  marbre  et  les  avait  fixées  à  la  cire,  pour 
boucher  les  creux.  Sous  la  patine  et  la  poussière, 
les  experts  retrouvèrent  ce  petit  travail  ingénieux. 
La  supercherie  fut  découverte. 

Le  vendeur  reprit  son  buste. 


Quelques  années  après,  c'est  Iloudon  qui  eut  les 
honneurs  de  l'expertise.  Gela  se  passait  à  la  5®  cham- 
bre civile  entre  une  notable  marchande  de  curiosités 
de  la  rue  Drouot  et  une  autre  de  ses  consœurs  moins 
en  vogue.  Il  s'agissait  d'un  buste  d'homme  en  marbre 
blanc,  représentant  Rousseau,  l'architecte  de  Louis 
XVI,  accompagné  de  sa  reproduction  en  terre  cuite 
et  dun  buste  de  femme  que  la  vendeuse  disait  être 
celui  de  son  arrière- grand'mère,  lectrice  de  Marie- 
Antoinette.  Deux  mois  après,  M™®  D.  conçut  des 
soupçons  si  graves  sur  l'authenticité  des  Houdoa 

7 


146  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

qu'elle  porta  plainlc  cl  que  le  tribunal  ordonna  une 
cxperlise. 

Les  deux  premières  pièces  trouvèrent  grâce  devant 
la  critique.  Mais  le  buste  de  femme  fut  condamné. 
L'absence  d'expression,  l'imperfection  des  roses 
dans  la  chevelure,  la  lourdeur  des  boucles  retom- 
bantes, l'exécution  trop  régulière  de  la  dentelle,  les 
anachronismes  de  l'arrangement  général  firent  en- 
lever à  l'auteur  du  Diderot  et  du  Waslnngton  la 
paternité  de  cette  œuvre  posthume. 

La  vente  fut  annulée.  M"'**  D...  triomphante  obtint 
même  des  dommages  et  intérêts. 

Quand  on  voit  la  pendule  en  marbre  des  Trois 
grâces  de  Falconnet,  payée  100  000  francs  par 
1\L  de  Camondo  à  la  vente  Double,  si  bien  reproduite 
qu'elle  a  séduit  des  centaines  d'acquéreurs,  on  reste 
un  peu  rêveur. 

Lorsqu'un  rétable  en  albâtre  italien  du  xv®  siècle, 
avec  de  hauts  reliefs  de  sainteté  sous  des  dais  ajourés, 
se  vend  104  000  francs  à  la  vente  Paris  en  1907,  on  se 
demande  si  cette  adjudication  ne  soulèvera  pas  l'en- 
thousiasme dans  le  clan  des  truqueurs  de  Milan  et 
de  Florence,  et  ne  provoquera  pas  une  nouvelle  acti- 
vité dans  le  mouvement  de  leurs  ciseaux. 

Les  prédictions  du  vieux  Cassandre  se  sont  moins 
souvent  réalisées. 

± 

Les  truqueurs  ne  se  contentent  pas  d'envahir  les 
collections  privées.  Par  ricochet,  plus  d'une  pierre 
(ou  d'un  marbre)  est  venu  tomber  dans  les  parterres 
de  nos  musées.  A  Chàleau-Gonthier  n'a-t-on  pas  ex- 
posé toute    une   série  de   sculptures  du  xv^  et  du 


BRONZES,  PLATRES,  TERRES  CUITES  ET  MARDRES  .147 

xvi"  siècles,  léguées  par  M.  Bouleii-Lacroix,  où  se 
liouvaient  des  pastiches  exéculés  vers  1835  par  des 
ouvriers  romaniiques  ? 

Il  faut  aimer  le  grand  art  pour  s'aventurer  dans 
les  salles  basses  du  Louvre,  aussi  froides  qu'une  cave 
en  été.  Qui  les  fréquente?  Quelques  visiteurs  et  de 
rares  archéologues.  Il  faudrait  creuser  un  puits  et  le 
bourrer  de  documents  autour  de  bien  des  numéros 
du  catalogue  pour  indi(iuer  les  restaurations,  les 
compléments  et  les  transformations  que  certains 
marbres  ont  subis. 

Notre  grand  musée  national  n'a-t-il  pas  hospi- 
talisé, sept  ou  huit  ans,  à  la  meilleure  place  de  la 
salle  des  Poncher,  une  prétendue  tète  dapôtre  du 
xm^  siècle  ?  Grâce  aux  sollicitations  pressantes  des 
conservateurs  du  musée,  la  pièce  avait  été  ofTerte 
par  un  amatejiir  bien  connu.  On  lui  avait  fait  les 
honneurs  d'un  supplément  au  catalogue.  Hélas  I  il 
fallut  reconnaître  que  l'objet  était  de  fabrication 
moderne  et  le  faire  disparaître  dans  les  greniers. 

Mais  si  nos  augures  des  Beaux-Arts  ont  été  parfois 
victimes  des  malandrins,  ce  dont  personne  ne  doute, 
on  ignore  généralement  qu'ils  ont  eux-mêmes  mis  la 
main  à  la  pâte,  et  que  certaines  transformations  de 
statues,  sous  Louis-Philippe,  furent  exécutées  par 
ordre  ministériel. 

Rassurez-vous.  Il  ne  s'agit  pas  des  antiques  du 
Louvre,  pourtant  si  maquillés.  L'objet  du  délit  est  à 
Versailles,  dans  la  cour  d'honneur. 

Napoléon  pf,  en  1810,  avait  ordonné  l'érection  sur 
le  pont  de  la  Concorde  des  statues  de  huit  généraux 
tués  à  l'ennemi  :  Espagne,  Lapisse,  Saint-Hilaire, 
Lasalle,  Colbert,  Hervo,  Lacour  etCervoni.  L'exécu- 
tion des  statues  fut  commencée,  mais  on  ne  sait  pour 


148  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

quelle  cause  elles  ne  prirent  jamais  place  sur  le  pont. 
Emule  de  saint  Vincent-de-Paul,  le  directeur  de 
riIôLel  des  Invalides  les  recueillit  dans  ses  réserves 
avec  bien  d'autres  glorieux  débris. 

Lorsque  Louis-Philippe  procéda,  vers  1835,  aux 
«  embellissements  »  de  Versailles,  —  le  ciel  nous  pré- 
serve du  retour  d'une  telle  calamité  !  —  on  songea  à 
utiliser  ces  statues  sans  emploi.  Mais  la  notoriété  des 
personnages  ne  semblant  pas  suffisante,  ^L  de  Mon- 
talivet  résolut  de  les  métamorphoser.  Sur  son  ordre, 
un  sculpteur  réparateur,  nommé  Laitié,  décapita  les 
généraux  et  leur  remit,  à  peu  de  frais,  de  nouvelles 
tètes,  comme  à  de  vulgaires  poupées.  Colbert  devint 
Mortier,  Espagne  reçut  sur  ses  épaules  le  chef  de 
Lannes,  Hervo  se  mua  en  Masséna  et  Lasalle  se  dé- 
guisa en  Jourdan.  Pour  4  000  francs,  l'une  dans 
l'autre,  on  remit  les  statues  en  état  et  la  liste  civile 
décora  ainsi  la  cour  du  palais  à  bon  marché. 

Allez  voir  ces  décapités  !  Vous  trouverez  sous  la 
statue  de  Lannes  la  signature  de  Callemard,  qui  était 
mort  depuis  quinze  ans,  en  1835  ! 

Ah!  le  roi-citoyen  comprenait  l'économie  autre- 
ment que  son  grand  oncle  Louis  XIV 1 


CÉRAMIQUE  ET  VERRERIE 


Expertise  par  correspondance.  —  Anciens  et  nouveaux 
prix.  —  L'honnête  province  ?  —  Epis  de  faîtage.  —  Le  crabe 
de  Palissy.  —  Cliarles  Avisseau,  de  Tours.  —  Néo-Oirons. 
—  Château-Trompeur.  —  Copie  des  Triomphes  de  Louis  le 
Jusle.  —  Autographe  royal  sur  un  vitrail.  —  Tours  du  grand 
Vitrarius.  —  Grisailles  de  jadis  et  grisailles  d'aujourd'hui.  — 
Les  plombs.—  Marque  de  Louis  Léveillé.  —  Porcelaine  des 
Indes.  —  Le  goût  pompier.  —  Chez  le  barbier.  —  Visite  à 
Cluny.  —  Près  de  Lôwenich  et  de  Schiffa.  -  Rien  que  du 
moderne.  —  Reconstitutions  de  Samson.  — Les  chefs-d'œuvre 
à  bon  marché. 

Il  y  eut  jadis  deux  amateurs  de  céramique,  l'un  vétéran, 
l'autre  néophyte.  Le  premier  savait,  le  second  brûlait 
d'apprendre.  Celui-ci  questionnait.  Celui-là  renseignait. 
Mais  comme  ils  étaient  éloignés  de  cent  lieues,  il  en 
résulta  une  correspondance  que  nous  avons  la  bonne 
fortune  de  pouvoir  publier. 

20  mars  1907. 
Mon  cher  ami, 

Vous  avez  mille  fois  raison  de  vouloir  collectionner 
les  fa'iences  et  les  porcelaines.  Mais  vous  avez  tort  de 
chercher  en  moi  un  expert  infaillible  et  de  compter 
sur  mes  avis  pour  devenir  un  connaisseur. 

Les  quelques  bonnes  pièces  que  j'ai  réunies  dans 
mes  vitrines,  et  que  vous  voulez  bien  appeler  les  mer- 
veilles de  ma  collection,  je  les  ai  achetées  «  au  bon 


150  TRUCS   LT  TRUQUEURS 

temps  ».  Je  veux  dire  à  l'époque  où  Ton  pouvait, 
pour  un  prix  raisonnable,  s'oflVir  le  luxe  d'une 
tasse  en  pâle  tendre  de  Sèvres  ou  d'un  plal  de  vieux 
Chine. 

Maintenant,  je  n'achète  plus.  J'observe  de  loin  la 
mêlée  des  enchères,  comme  le  poète  Lucrèce,  à  l'abri 
du  rivage.  Vous  voulez  vous  lancer  dans  la  tempête  ? 
Bon  courage  !  J'accompagne  votre  esquif  de  tous 
mes  vœux.  Mais  vous  aurez  à  lutter. 

Savez-vous  qu'elles  vont  bien,  les  porcelaines 
tendres?  La  vente  du  comte  R.  d'Yanville  dépasse 
tout  ce  qu'on  peut  imaginer.  Ce  beau  buste  de  Louis 
XV,  en  pAte  tendre  de  Mennecy,  que  j'ai  vu  adjuger 
700  francs  à  la  vente  de  la  marquise  Turgot,  en  1887, 
vient  de  faire  42  500  francs  !  Une  tasse  et  sa  soucoupe, 
de  la  même  fabrique,  ornées  de  médaillons  de  per- 
sonnages sur  un  fond  vert  à  carrelages,  sont  allées  à 
25  000  francs.  Deuxcachepols  en  ancienne  porcelaine 
de  Chantilly,  à  décor  polychrome  et  or,  réserves  de 
bouquets  de  fleurs  sur  fond  quadrillé  bleu,  datés  de 
1786,  ont  encore  valu  6450  francs,  en  dépit  d'un 
coup  de  feu  et  de  restaurations! 

Aux  ventes  Chappey,  quatre  vases  de  Saxe,  ornés 
d'enfants  simulant  les  éléments,  ont  fait  1 1  500  francs. 
Deux  porte-fleurs,  en  pâte  tendre,  annoncés  avec  res- 
tauration, fêlure,  catalogués  de  Sèvres,  mais  sans  ga- 
rantie de  fabrique,  ont  été  payés  1  700  francs  alors 
que,  précédemment,  ils  n'avaient  obtenu  que  1  350 
francs,  lorsqu'ils  étaient  absolument  intacts.  Une 
grande  jardinière  en  pâte  tendre  de  Sèvres,  en  forme 
de  nef,  a  été  adjugée  46  000  francs.  Deux  vases  de 
même  fabrique,  fond  bleu  turquoise  avec  feuillages 
en  relief,  anses  rocaille,  décor  de  médaillons,  l'un 


CERAMIQUE  ET  VERRERIE  151 

sujet  chinois,  l'autre  un  bouquet  de  fleurs,  ont  été 
disputés  jusqu'à  72  000  francs,  bien  que  l'un  des 
deux  couvercles  fût  moderne. 

Et  toutes  ces  pièces  en  partie  pour  le  commerce  ! 
Quel  prix  faudra-t-il  revendre?  Je  me  le  demande 
avec  terreur.  Horresco  refevens. 

Du  reste,  ne  regrettez  pas  d'avoir  manqué  ces 
ventes.  Vous  reverrez  quelques-unes  des  plus  belles 
porcelaines.  J'ai  remarqué,  parmi  les  acheteurs,  un 
grand  faïencier  qui  ne  collectionne  que  pour  se  pro- 
curer des  modèles  de  reproduction.  A  votre  prochain 
voyage,  surveillez  les  vitrines  de  l'avenue  de  l'Opéra  . 
Vous  verrez  peut-être  quelques  pièces  de  la  vente 
d'Yanville  et  de  la  vente  Chappey  reproduites  à  triple 
exemplaire  I 

Je  vous  avoue  qu'un  tel  engouement  pour  la  porce- 
laine me  dépasse.  Il  y  a  vraiment  du  snobisme  dans 
cet  amour  de  pâte  tendre  qui  s'est  emparé  de  nos 
meilleurs  collectionneurs.  Combien,  pourtant,  nos 
vieilles  faïences  françaises  sont  plus  intéressantes! 
Quelle  variété  de  décor!  Quel  éclat  de  coloration! 
Quelle  belle  allure  de  style,  auprès  des  mignardises 
de  Sèvres,  de  Chantilly  ou  de  Mennecy  !  Tenez,  la 
simple  terre  vernissée,  telle  que  la  modelaient  les 
maîtres  potiers  du  xvi"  siècle,  me  semble  plus  savou- 
reuse que  toutes  ces  gentillesses  de  boudoir  ! 

Enfin, je  ne  veux  pas  vous  décourager  et  jouer 
le  rôle  d'un  éléphant  égaré  dans  un  magasin  de  por- 
celaine! Vous  habitez  la  province,  l'honnête  province, 
qui,  paraît-il,  recèle  encore  des  occasions  insoup- 
çonnées. Pour  mon  compte,  je  n'y  crois  guère.  Mais^ 
vous  serez  peut-être  plus  heureux  que  tant  d'autres, 
et  je  reste,  en  tous  cas^  tout  à  votre  service  pour; 


152  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

VOUS  donner  mon  avis  sur  les  trouvailles  que  vous 
m'enverrez  à  examiner. 

Promellez-moi,  cependant,  de  ne  pas  vous  fâcher 
de  ma  francliise.  J'eslime  qu'entre  collectionneurs, 
on  ne  se  doit  rien  cacher,  et  que  la  devise  de  tout 
amateur,  digne  de  ce  nom,  doit  être  le  vers  un  peu 
rengaine  : 

Rien  ne=t  beau  que  le  vrai,  le  vrai  seul  est  aimable. 


i,  28  mars  1907. 

Cher  maître, 

Non,  je  ne  serais  pas  assez  ridicule  pour  me  for- 
maliser de  vos  avis,  et  je  vous  demande,  au  contraire, 
de  ne  pas  me  ménager.  La  vérité,  rien  que  la  vérité. 
Voilà  ce  que  je  désire. 

Pour  commencer,  je  vous  envoie,  précieusement 
emballées,  mesdeuxdernièresconquêtes,  deux  perles, 
comme  vous  en  avez  rarement  rencontré,  j'en  suis 
sûr.  Je  ne  vous  dis  pas  quel  prix  je  les  ai  payées. 
Vous  ne  me  croiriez  pas.  Mais  sachez  que  je  les  ai 
conquises  avec  joie,  l'une  et  l'autre. 

Le  plat  de  Palissy  me  vient  de  Nantes,  où  un  vieux 
brocanteur  l'avait  accroché  dans  son  arrière-bouti- 
que de  la  place  de  Bretagne,  sans  se  douter  de  sa 
valeur. 

Quant  à  la  salière  d'Oiron,  je  l'ai  trouvée  dans  le 
pays  même,  un  petit  bourg  de  quelques  centaines 
d'habitants,  oii  Ton  n'arrive  qu'en  patache,  comme  au 
temps  de  Sauvageot  ou  de  du  Sommerard.  Le  paysan 
qui  me  l'a  cédée  s'en  servaitpour  son  usage  personnel, 
sans  se  douter  du  trésor  qu'il  avait  en  mains  ! 

Cependant,  j'ai  lutté,  et,  le  croiriez-vous  ?  il  a  fallu 


CERAMIQUE  ET  VERRERIE  153 

y  aller  de  quelques  billets  bleus  !  Je  n'ai  peut-être 
pas  su  dissimuler  assez  bien  mon  envie  :  en  Poi- 
tou, comme  en  Touraine,  le  paysan  naïf  est  terrible- 
ment rusé. 

Enfin,  la  pièce  est  à  moi!  Qu'elle  soit  d'Oiron  ou 
de  Saint-Porcliaire,  peu  m'importe  I  Elle  est  su- 
perbe. Indiquez-moi  bien  vite  un  réparateur,  pour 
remettre  l'angle  qui  manque,  ou  plutôt  soyez  assez 
bon  pour  vous  charger  de  la  négociation.  Je  m'en 
remets  entièrement  à  votre  expérience. 

D'ici  peu,  j'espère  vous  faire  part  d'autres  trou- 
vailles, car  on  vient  de  m'écrire  pour  aller  voir,  dans 
un  château  de  Normandie,  une  série  très  importante 
de  vaisselle  ancienne,  qui  s'y  trouve  depuis  plus  de 
centans.  C'est,  paraît-il,  presque  tout  en  faïence.  Vos 
goûts  seront  satisfaits,  j'espère.  Que  diriez-vous  si 
je  mettais  la  main  sur  quelque  belle  pièce  de  cette 
vaisselle  de  Manerbe,  près  Lisieux  ? 

Au  besoin,  je  me  contenterai  d'un  de  ces  beaux 
épis  de  faîtage  en  terre  vernissée  qui  coiffaient  jadis 
les  demeures  de  la  vallée  du  pré  d'Auge  et  que  roii 
revendait,  à  Paris,  pour  des  Palissy. 

15  avril  1907. 
Mon  cher  ami, 

Vous  ne  connaissez  pas  encore  toutes  les  bottes 
secrètes  de  la  brocante,  et  votre  début  n'est  pas  un 
coup  de  maître,  tant  s'en  faut.  Votre  plat  de  Palissy 
n'est  môme  pas  l'œuvre  d'un  de  ses  continuateurs, 
Clerici  ou  Guillaume  Dupré  !  Cette  imitation  ne 
datepas  de  cinquante  ans. 

La  contrefaçon,  pourtant,  ne  manque  pas  d'habi- 
leté, et,  au  premier  coup  d'œil,  il  est  permis  de  s'y 

7. 


154  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

tromper.  Mais  un  indice   aurait  dû  vous  mettre  sur 
la  voie.   Comment  n'avez-vous  pas   remarqué  que, 
parmi  les  reliefs  de  votre  plat,  figure  un  crabe  ? 
Un  crabe  ! 

Vous  savez  pourtant  bien  que  Palissy  a  pris  tous 
ses  moulages,  repliles,  poissons,  branchages,  aux 
environs  de  Paris  ? 

Vous  êtes  tombé  dans  le  même  panneau  que  le 
conservateur  des  objets  d'art  du  moyen  âge  et  de 
la  Renaissance  au  Louvre,  que  j'ai  vu  en  fonctions, 
dans  ma  jeunesse,  et  dont  je  respecte  trop  la  pro- 
fonde érudition  pour  vous  le  désigner  autrement  que 
sous  le  pseudonyme  de  Carlin-Gaudet.  Il  collec- 
tionnait pour  son  propre  compte  et  avait  réuni  une 
admirable  série  de  céramique  chinoise.  Cela  ne  l'em- 
pêcha pas  d'exposer  au  Louvre  un  plat  décoré  d'une 
superbe  langouste,  aux  pattes  détachées  du  fond  — 
tour  de  force  qu'ignorait  le  potier  de  Catherine  de 
Médicis,  mais  que  vous  vous  expliquerez  aisément, 
q.uand   vous   saurez  que  le   plat  n'était  fait  que  de 

plâtre  verni. 

Que  voulez-vous  ?  Les  faussaires  ne  sont  pas  m- 
faiîlibles.  N'ont-ils  pas  poussé  l'audace  jusqu'à  fabri- 
quer une  figuline  de  Palissy  avec  un  modèle  em- 
prunté à  Clodion  ?  On  a  vu  cette  Bacchante  passer  en 
droite  ligne  à  l'hôtel  Drouot  et  elle  venait  du  cabi- 
net d'un  fanatique  de  Palissy  ! 

Votre  plat,  à  vous,  n'est  ni  de  la  fabrique  de  Pull, 
ni  de  celle  de  Barbizet.  Je  l'attribuerais  plutôt  à 
Thomas  Sergent  ou   à   Claude  Ponet,  qui  est  mort 

vers  1863. 

Il  est  fort  bien  fait,  trop  bien  même,  car  on  y  voit 
les  traces  du  tour  de  potier,  dont  Palissy  ne  s'est 
jamais  servi. 


CÉRAMIQUE  ET  VERRERIE  155 

Quand  vous  viendrez  me  voir,  je  vous  montrerai 
deux  grands  plats  de  Charles  Avisseau,  de  Tours, 
Vous  verrez  ce  qu'on  peut  faire  en  s'inspirant  de  la 
manière  du  maître,  sans  le  copier.  C'est  d'un  fini 
admirable,  et,  cependant,  la  mode  n'y  est  pas.  Je 
désespère  de  voir  jamais  la  curiosité  se  lancer  sur 
les  œuvres  de  ce  grand  artiste  ! 

Votre  salière  m'a  donné  plus  de  mal  à  déterminer. 
Mais  je  ne  regrette  pas  ma  peine.  Mon  enquête  m'a 
appris  bien  des  choses  que  j'ignorais. 

Je  dois  vous  avouer  que  j'ai  longtemps  hésité  à 
voir  un  faux  dans  votre  fragment.  La  terre  blanche, 
très  fine,  était  bien  celle  des  fameuses  faïences, 
(pourquoi  ne  dit-on  pas  poteries,  puisque  ce  sont  de 
simples  terres  vernissées,  sans  aucune  trace  d'émail 
stannifère  ?).  La  coloration  était  la  même,  ton  de  vieil 
ivoire  pour  les  fonds,  rouge  brun,  presque  noir,  pour 
le  décor  par  incrustation.  Les  petites  figures,  collées 
à  la  barbotine,  avaient,  toutes,  la  naïveté,  un  peu 
gauche,  de  ces  fragiles  produits  de  la  Renaissance. 

Cependant,  je  trouvais  je  ne  sais  quoi  de  sec  et 
de  dur  à  l'œil  dans  les  dessins  d'ornement.  L'en- 
semble présentait  une  régularité  que  l'on  ne  retrouve 
pas,  par  exemple,  dans  les  pièces  de  Sauvageot,  au 
Louvre,  ou  de  Dutuit,  au  Petit-Palais. 

Je  pris,  comme  on  dit,  le  taureau  par  les  cornes. 
Je  détachai  un  éclat  dans  la  cassure  et  je  le  fis  ana- 
lyser à  la  Manufacture  de  Sèvres.  On  me  répondit 
que  la  matière  était  un  mélange  de  terre  de  Château- 
roux  et  de  kaolin. 

J'étais  fixé,  mais  l'imitation  était  si  parfaite  que  je 
voulus  retrouver  le  nom  de  ce  merveilleux  continua- 
teur de  l'atelier  de  Saint-Porchaire. 


i56  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Il  fallait  écarter  la  fabrique  de  Minlon,  dont  les 
copies  restent  toujours  fort  au-dessous  des  originaux. 
Je  songeai,  un  instant,  à  un  artiste  de  grand  talent, 
Prosper  Jouneau,  qui  fabriqua,  à  sa  manufacture  de 
Parthenay,  il  y  a  une  dizaine  d'années,  dans  le  pays 
même  d'origine,  des  faïences  d'Oiron.  Or,  P.  Jou- 
neau s'inspirait  des  modèles  du  xvi°  siècle,  plus  qu'il 
ne  les  copiait,  et  signait  toujours  ses  pièces  d'un  P 
et  d'un  J  accolés. 

Je  me  rabattis  sur  les  restaurateurs. 

Ah  !  mon  ami,  quels  grands  méconnus  que  ces 
modernes  céramistes!  Que  de  trésors  de  patience, 
quelle  somme  énorme  de  talent,  ils  dépensent  chaque 
jour  à  arracher  aux  maîtres  anciens  le  secret  de  leurs 
procédés  !  Pour  eux,  les  potiers  de  Saint-Porchaire 
n'ont  plus  rien  de  caché.  Les  neuf  dixièmes  des 
célèbres  faïences  leur  sont  passés  par  les  mains.  Ils 
ont  refait  les  anses  des  aiguières,  les  pieds  des 
coupes,  les  panses  des  buires.  Connaissant  son  ana- 
tomie,  avec  un  fragment  de  terre,  ils  ont  reconsti- 
tué un  vase  I 

Ah!  nous  sommes  loin  du  temps  où  l'on  se  conten- 
tait de  plâtre  et  de  vernis  !  Aujourd'hui,  on  modèle 
la  partie  manquante  en  plastiline  ou  en  cire.  On  en 
fait  un  moule  en  ayant  soin  de  le  tenir  plus  grand 
d'un  dixième  pour  compenser  le  retrait  du  feu.  Puis, 
dans  cette  empreinte,  on  coule  la  pièce  à  refaire.  On 
la  décore  avec  des  fers  à  estamper,  on  remplit  les 
creux  avec  une  terre  colorée  d'ocre  rouge,  et  l'on 
étend  une  glaçure  légèrement  colorée  au  jaune  Pa- 
lissy.  Le  morceau  est  ensuite  passé  au  feu  et  collé 
sur  l'objet  à  compléter.  La  soudure  est  presque  invi- 
sible ! 

C'est  vers  un  de  ces  cénacles  que  je  dirigeai  mes  pas. 


CERAMIQUE  ET  VERRERIE  157 

Je  montrai  voire  demi-salière  à  Corpict  fils.  Il  ne 
la  reconnut  pas  pour  être  sortie  de  ses  ateliers.  Je 
fus  plus  heureux  au  musée  du  Louvre,  et  en  la 
comparant  avec  les  parties  complétées  des  pièces 
Sauvageot,  je  reconnus,  à  n'en  pas  douter,  le  travail 
de  Rondel,  ce  précurseur  dans  l'art  de  la  restaura- 
tion, qui  est  mort  à  Neuiily,  il  n'y  a  pas  beaucoup 
d'années. 

Maintenant,  comment  cette  pièce  est-elle  venue 
s'échouera  Oiron?  J'y  vois  une  mystification  fruc- 
tueuse, imaginée  par  quelque  marchand,  avec  la 
complicité  dun  paysan.  Mais  le  fragment  lui-même, 
quelle  est  sa  provenance  ?  Les  moules  du  restau- 
rateur de  Sauvageot  existent,  je  le  sais.  Ils  sont  en 
bonnes  mains,  et  leur  possesseur  actuel  n'est  pas 
homme  à  se  prêter  à  un  truquage. 

Je  crois  plutôt  à  une  pièce  manquée,  dérobée,  il  y 
a  bien  longtemps,  par  un  ouvrier  de  Rondel.  Elle 
était  peut-être  destinée  à  refaire  une  salière  du 
Louvre. 

Mon  pauvre  ami,  c'est  vous  qui  avez  été  refait  ! 

28  avril  IC07. 
Cher  maître, 

Vous  êtes  sévère,  mais,  peut  être,  pas  très  juste. 
Passe  pour  mon  Palissy,  qui,  je  m'en  souviens  main- 
tenant, m'avait  inspiré  quelques  doutes.  J'avais 
trouvé  qu'il  manquait  de  légèreté.  Mais,  jusqu'à  plus 
ample  information,  je  tiens  ma  salière  d'Oiron  pour 
bonne  et  je  vous  prie  de  la  remettre  à  M.  E.  Corplet 
pour  la  compléter.  Tous  les  connaisseurs  ne  sont  pas 
de  votre  force.  En  admettant  qu'il  y  ait  quelques 
doutes  sur  l'authenticité  d'un  si  beau  morceau,  ce  n'est 


158  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

pas  une  raison  pour  l'écarter.  On  discute  bien  les 
pièces  du  Kensington  ! 

Je  crois,  pourtant,  ces  jours-ci,  avoir  désarmé  la 
guigne,  et  m'est  avis  que  j'ai  trouvé  la  pie  au  nid. 
Figurez-vous  un  vieux  château  de  la  fin  du  xvi^  siècle, 
flanqué  de  tourelles  à  poivrières,  et  décoré  de 
lucarnes  dans  le  plus  pur  goût  de  l'époque.  Tous  les 
aïeux  y  ont  laissé  leurs  traces.  C'est  un  vrai  musée 
historique,  depuis  les  tables  à  pied  tors,  les  sièges  à 
hauts  dossiers  recouverts  de  tapisseries,  les  bahuts 
sculptés  que  possédait  le  maître  de  céans,  capitaine 
des  gardes  de  Louis  XIII,  jusqu'aux  bonheurs  du 
jour,  aux  commodes  garnies  de  bronzes,  aux  meubles 
de  salon  en  Beauvais  dont  s'entourait  son  arrière 
petite  fille,  dame  d'honneur  de  Marie-Antoinette. 

Le  propriétaire,  entre  nous,  a  fait  la  fête.  C'est  X..., 
le  sportman  habitué  de  chez  Maxim's  et  de  la  Taverne 
royale,  entre  minuit  et  deux  heures  du  malin,  ou  de 
l'un  de  ces  cercles  si  ouverts  que  la  police  a  dû  les 
fermer.  En  ce  moment,  il  brûle  ses  dernières  car- 
touches. Vendus  les  portraits  de  famille  !  Lavées  les 
bonbonnières  et  les  boîtes  à  miniatures  !  Envolées  les 
tapisseries  d'après  Audran  et  Coypel  !  Les  faïences, 
depuis  hier,  ont  pris  le  môme  chemin,  et  c'est  moi 
qui  leur  ai  fait  un  sort. 

Ne  croyez  pas  que  j'entonne  un  chant  de  victoire 
mal  à  propos.  Je  ne  veux  pas  peser  sur  votre  juge- 
ment. Cependant,  avant  de  faire  mettre  mon  acquisi- 
tion en  caisses,  j'en  ai  disirait  quatre  pièces  qui  vous 
donneront  une  idée  de  l'ensemble.  Quatre,  pas  plus! 
mais  c'est  du  nanan. 

Attendez-vous  donc  à  recevoir,  dans  quelques  jours, 
un  bassin  hispano-mauresque  à  reflets  métalliques, 
une  curieuse  assiette  révolutionnaire  représentant  les 


CÉRAMIQUE  ET  VERRERIE  159 

Trois  Ordres,  une  AssielLe  de  Mousliers  aux  armes 
du  duc  d'Aiguillon,  et  un  grand  plat  rarissime  de 
Nevers,  représentant  la  reddition  de  la  Roclielle  et 
daté  de  1628,  Tannée  même  du  siège. 

Je  vous  fais  grâce  de  la  nomenclature  de  la  collec- 
tion. Toutes  les  grandes  fabriques  y  sont  représentées  ! 
Facnza  avec  ses  grotesques  et  ses  amours,  Gubbio 
aux  reflets  nacrés,  Urbino  avec  ses  arabesques, 
Deruta,  avec  ses  tons  verdàtres,  Castel  Durante  avec 
ses  portraits  de  nobles  dames,  Rouen,  Delft,  Sinceny, 
Creil,  Strasbourg.  Marseille,  Niederviller,  Aprey,  La 
Rochelle,  Lille,  Bellevue  et  vingt  autres.  Il  n'y 
manque  qu'une  porcelaine  des  Médicis,  un  vase  blanc 
et  bleu,  au  long  bec  en  gradins,  l'orgueil  du  Louvre, 
pour  rivaliser  avec  notre  grand  musée  national. 

J'ai  aussi  obtenu,  en  y  mettant  le  prix,  bien  en- 
tendu, un  petit  vitrail  du  xiv^  siècle,  que  j'ai  fait 
desceller  sous  mes  yeux  et  qui  est  une  vraie  mer- 
veille. Vous  verrez  au  déballage. 

9  juin  1907. 
Mon  cher  ami, 

Je  vois  que  j'ai  eu  tort  de  faire  le  censeur.  Vous 
tenez  à  l'authenticité  de  votre  salière.  J'y  consens. 
Mais  admettez  au  moins  que  vos  échantillons  d'au- 
jourd'hui sont  de  pures  mysLifications.  Il  est  impos- 
sible que  tout  le  lot  soit  de  cette  valeur,  ou  alors, 
vous  auriez  été  roulé  dans  les  grands  prix. 

Votre  bassin  hispano-mauresque,  malgré  sa  déco- 
ration d'arabesques,  de  rosaces  à  compartiments 
rayonnants,  de  gazelles  et  de  palmettes  sur  fond 
crème,  est  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  moderne.  On  en 
labrique  de  pareils  à  la  douzaine  dans  l'Estramadure. 


160  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Votre  Mouslicrs  est  de  la  façon  de  Varages,  dans 
le  Var,  ou  de  Goult,  dans  le  Vaucluse,  deux  très  hon- 
nêtes industriels,  nullement  complices  de  la  fraude 
dont  vous  avez  été  victime.  Pour  le  vieillir,  on  a  dû 
s'en  servir  pour  donner  à  manger  aux  volailles,  car 
j'y  retrouve  des  traces  de  coups  de  bec. 

Quant  à  votre  faïence  révolutionnaire,  faites-en 
votre  deuil.  Elle  n'a  pas  vingt  ans  de  date,  et  je  ne 
serais  pas  embarrassé  pour  vous  dire  de  quel  atelier 
parisien  elle  sort  J'en  ai  vu  faire,  sous  mes  yeux,  de 
toutes  pareilles.  C'était  un  enfant  qu'on  avait  chargé 
du  décor,  pour  laisser  au  dessin  et  à  la  coloration 
toute  la  gaucherie  de  l'art  populaire.  Et  comme  je 
complimentais  le  bambin  sur  son  habileté  : 

—  On  va  le  mettre  à  un  autre  travail,  me  répon- 
dit le  patron.  Il  fait  trop  bien! 

D'ailleurs,  je  n'ai  eu  qu'à  retourner  votre  assiette. 
On  a  simulé  les  trois  supports  sur  lesquels  portaient 
les  pièces  anciennes  dans  les  moufles.  Il  est  facile 
de  voir  qu'on  a  gratté  la  couverte  en  trois  endroits. 
On  a  remplacé  par  des  supports  en  forme  de  picot, 
fabriques  de  nos  jours  dans  des  moules,  les  supports 
triangulaires  qui  se  faisaient  autrefois  à  la  main. 

Votre  plat  de  Nevers  est  fort  bien  fait  et  j'avoue 
qu'il  m'a  fort  intrigué.  Cette  allégorie  d'une  ville  aux 
pieds  du  roi,  dessinée  au  trait  et  coloriée  en  camaïeu 
bleu,  ne  différait  point  des  pièces  que  j'avais  déjà 
vues.  La  gomme  laque  introduite  récemment  à  chaud 
dans  une  fêlure,  pour  conserver  à  la  pièce  sa  sonorité, 
me  paraissait  une  preuve  excellente  d'authenticité. 
Rien,  au  premier  abord,  n'excitait  ma  défiance,  et 
cependant,  je  doutais  !  Je  me  disais  qu'il  était  inad- 


CERAMIQUE  ET  VERRERIE  461 

missible  qu'un  tel  morceau  du  Conrade  de  la  pre- 
mière époque  n'eût  été  signalé  par  aucun  historien 
de  la  faïence.  Même,  il  me  semblait  que  la  compo- 
sition ne  m'était  pas  tout  à  fait  inconnue,  et  que 
j'avais  vu  ce  sujet  quelque  part. 

Tout  à  coup,  la  mémoire  me  revint.  Je  courus  à  la 
Bibliothèque  nationale  et  je  demandai  un  in-folio  : 
lesTriomphes  de  Louis  le  Juste,  représentés  en  figures 
énigmaliqucspar  Jean  Valdor,  calcographe  duroi,oî] 
se  trouvait  le  motif  de  votre  plat,  copié,  il  faut  le  dire 
à  la  louange  de  votre  faussaire,  avec  une  louable 
exaclilude.  Seulement,  en  voulant  trop  bien  faire,  le 
maître  fourbe  a  maladroitement  corsé  son  œuvre.  Il 
l'a  datée  de  1628  et  le  livre  où  il  a  choisi  son  modèle 
est  de  1649! 

Vous  le  voyez,  votre  choix  n'est  pas  heureux.  Si  ce 
n'est  pas  un  piège  que  vous  avez  tendu  à  ma  perspi- 
cacité, et  si  tout  votre  lot  est  de  cette  valeur,  vous 
avez,  je  le  crains,  fait  une  nouvelle  école.  Je  flaire 
quelque  vaste  mystification,  dont  votre  clubman  au- 
rait été  le  complice,  sinon  l'auteur. 

Votre  vieille  demeure  normande  ne  me  dit  rien  qui 
vaille,  et  il  s'y  est  passé  jadis  une  histoire  de  vitraux 
qui  fait  mal  augurer  des  scrupules  du  seigneur  du 
lieu. 

Vous  n'ignorez  pas  que  le  château  a  reçu  la  visite 
de  Henri  IV,  après  la  bataille  d'Arqués.  Le  vert  ga- 
lant s'y  reposa  quelques  heures,  avec  ses  compa- 
gnons. Sa  main  royale,  en  souvenir  de  son  passage, 
écrivit,  au  diamant,  sur  une  des  vitres  de  la  grande 
salle  : 

Dieu  gard  de  mal  ma  mie.  Ce  ^^o  de  septembre 
i5S9.  Henry. 


1C2  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Cette  inscription,  je  la  vois  encore,  avec  ses 
grosses  lettres  maladroites,  disposées  sur  deux  lignes, 
au  milieu  d'un  de  ces  minuscules  carreaux  verdâtres, 
enchâssés  dans  des  lamelles  de  plomb.  J'en  avais 
même  pris  le  croquis  sur  mon  carnet  de  voyage,  lors 
de  ma  première  visite  au  château. 

Deux  ans  après,  en  repassant  par  15,  je  voulus  revoir 
mon  graffite.  Il  n'avait  plus  le  même  aspect!  L'ins- 
cription était  maintenant  sur  trois  lignes.  Les  lettres 
ne  ressemblaient  nullement  à  celles  dont  j'avais  le 
dessin. 

Fortement  intrigué,  j'interrogeai  le  vieux  ser- 
viteur chargé  de  guider  les  visiteurs.  A  force  de 
ruse  et  d'insistance,  en  mélangeant  habilement  l'in- 
timidation et  les  arguments  irrésistibles,  je  lui  arra- 
chai son  secret. 

Le  brave  homme,  né  dans  le  château,  faisait  depuis 
quarante  ans  admirer  l'inscription  aux  étrangers. 

Seulement,  certain  jour,  un  Anglais,  profitant  de 
son  inattention,  avait  sorti  le  vitrail  de  son  sertissage 
de  plomb  et  l'avait  emporté  sans  rien  dire. 

Que  faire  ?  Le  gardien  désolé  conte  la  mésaventure 
à  son  maître,  qui  voit  tout  de  suite  quel  parti  il  peut 
tirer  de  l'aventure.  Il  refait  l'inscription  dérobée  sur 
un  vitrail  du  même  ton  (on  en  trouve  dans  le  com- 
merce) et  le  remet  à  sa  place  en  tel  état  qu'on  puisse 
l'enlever  aisément.  Le  vieux  serviteur  reçoit  l'ordre 
de  s'éloigner  pour  laisser  les  visiteurs  admirer  à  leur 
aise  l'autographe  et,  si  l'envie  leur  en  prend,  le 
dérober,  au  besoin,  moyennant  un  pourboire  fixé  à 
l'avance  dont  il  rendra  les  deux  tiers  au  châtelain. 
Tout  se  passe  pour  le  mieux  dans  le  meilleur  des 
mondes.  A  l'heure  présente,  il  circule,  en  Angleterre, 
en  France,  en  Allemagne  et  même  en  Amérique,  une 


CÉRAMIQUE  ET  VERRERIE  163 

centaine  de  carreaux  à  l'inscriplion  galante.  J'ajoute 
que  celle  pctilc  induslrie  a  permis  à  X,  de  suljvcnir 
aux  réparations  d'une  salle  basse  de  son  château 
sans  bourse  délier. 

A  propos  de  vitraux,  examinez  bien  votre  verrière. 
Je  sais  qu'il  existait  dans  l'ancienne  cbopelle  quelques 
panneaux  anciens,  mais  le  sieur  X.  est  bien  capable 
de  les  avoir  déjà  vendus  et  remplacés  par  des  copies! 

De  telles  substitutions  nesontpas  rares.  Laumon- 
nerie,  l'un  de  nos  premiers  peintres  verriers,  me  con- 
tait encore,  l'autre  soir,  au  dîner  de  la  Marmite,  un 
lourde  Vitrarius,  qui,  s'il  est  vrai,  ne  manque  vrai- 
ment pas  d'audace.  On  l'avait  charge  d'enchâsser, 
dans  un  cadre  de  verre  dépoli,  un  médaillon  du 
xve  siècle,  grisaille  et  or,  représentant  le  vieux 
Tohic.  Notre  industriel  aurait  fait  exécuter  un  pas- 
tiche du  vitrail  et  vendu  l'original  à  Chevalier,  le 
grand  confiseur,  pour  un  bon  prix  !  La  copie  serait 
dans  un  musée.  Je  l'ai  cherchée,  je  l'avoue,  vai- 
nement à  l'endroit  indiqué.  «  On  a  tout  bousculé  », 
m'a  dit  un  gardien  somnolent. 

Par  contre,  il  faut  dire  à  sa  décharge  que,  plus 
tard,  pris  de  remords,  ce  restaurateur  habile,  rem- 
plaça par  une  copie  une  jolie  tête  de  Vierge  dans  une 
chapelle.  Il  fit  don  du  panneau  original  au  même 
musée  où  les  artistes  peuvent  aisément  le  contempler. 
Je  sais  où  il  se  trouve,  nous  irons  l'admirer  ensemble. 

Décidément  vous  auriez  bien  dû  m'envoyer  votre 
vitrail  ou,  tout  au  moins,  me  le  décrire.  Vousl'a-t- 
on  donné  pour  une  oeuvre  du  xiv«  siècle  ?  Alors,  ce 
ne  peut  être  une  «  grisaille  »,  c'est-à-dire  cette  pein- 
ture sur  verre,  qui  ne  date  que  du  xvi*  siècle.  Votre 


164  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

panneau  doit  être  fait  de  morceaux  de  verre  teintés  à 
l'avance  et  assemblés,  comme  une  mosaïque,  dans 
des  sertissures  de  plomb,  avec  repeints  sur  certaines 
parties  artificiellement  décolorées,  les  figures  et  les 
mains,  par  exemple. 

C'est  bien  cela,  n'est-ce  pas  ? 

Si  vous  aviez  un  peu  plus  d'expérience,  il  est  pro- 
bable que  le  faire  de  l'artiste  suffirait  pour  vous  in- 
diquer si  votre  verrière  est  ancienne.  Les  œuvres  de 
la  bonne  époque,  du  xiii^  ou  duxv®  siècle,  ont  gardé, 
malgré  l'intensité  des  tons,  une  harmonie  de  couleurs 
inimitable.  Elles  n'ont  rien  de  criard,  de  «  gueulard  », 
dirait  un  rapin. 

Dans  tous  les  cas,  ne  vous  fiez  pas  à  la  teinte  du 
verre.  Depuis  vingt  ou  trente  ans,  quelques  grandes 
maisons  livrent  au  commerce  des  verres  blancs  ou 
coloriés,  tout  pareils  à  ceux  des  anciennes  fabriques. 
Ils  ont  le  même  aspect,  la  même  teinte,  les  mêmes 
«  bouillures  ».  Bien  plus,  les  pasticheurs  savent  y 
ajouter,  par  des  procédés  à  eux,  la  patine  que  le  temps 
a  donnée  aux  vieilles  verrières  exposées  à  la  pluie, 
au  soleil,  à  la  lune,  à  l'air  salin.  Ils  arrivent  à  pro- 
duire cette  surface  salie,  piquée,  rongée,  champi- 
gnonnée,  ternie  et  sans  éclat,  si  caractéristique  dans 
les  vitraux  de  nos  basiliques. 

Voici  plutôt  ce  que  je  vous  recommande  d'exami- 
ner. Voyez  les  plombs.  Ceux  d'autrefois  étaient  d'une 
extrême  souplesse.  On  pouvait  les  tordre,  les  enrou- 
ler autour  des  doigts,  presque  comme  des  rubans. 
Ceux  d'aujourd'hui  contiennent  de  l'élain  qui  les 
rend  plus  rigides  et  plus  fermes.  Jadis,  ils  étaient 
plats  et  rabotés.  Ils  sont  maintenant  bombés  et  la- 
minés. 


CÉRAMIQUE  ET  VERRERIE  165 

Faites  attention  à  la  section  des  verres.  Les  anciens 
verriers  les  taillaient  à  l'aide  d'une  pointe  de  fer 
rouge  et  la  découpure  présentait  une  tranche  irrégu- 
lière dentelée,  provenant  de  l'égrugeoir.  Depuis 
le  xvin«  siècle,  on  emploie  le  diamant.  La  coupe  est 
devenue  régulière  et  perpendiculaire.  Il  vous  suffira 
de  soulever  une  lamelle  de  plomb  et  de  vérifier 
l'épaisseur  pour  reconnaître  le  procédé  employé. 

Scrutez  les  parties  décolorées  et  repeintes,  les  têtes, 
les  mains  des  personnages.  Aujourd'hui,  quand  on 
veut  enlever  la  teinte  des  verres  du  commerce,  pour 
remettre  ensuite  de  nouvelles  couleurs,  on  emploie 
l'acide  fluorhydriquc,  qui  décolorie  complètement. 
Au  besoin,  on  peut  garder  des  réserves  à  l'aide  de 
bitume  de  judée.  Les  maîtres  verriers  de  jadis  se 
servaient  de  la  roue  pour  user  la  surface  du  verre  et 
gravaient  au  burin.  Ce  procédé  laissait  des  traces  de 
couleur  sur  les  bords  où  l'outil  ne  pouvait  aisément 
pénétrer,  et  le  travail  présentait  une  irrégularité  très 
différente  de  la  transparence  radicale  de  la  décolo- 
ration à  l'acide. 

Mais  je  m'arrête.  Je  me  laisse  aller  à  vous  faire  un 
cours  de  l'art  du  vitrail,  et  je  ne  sais  seulement  pas 
quelle  est  la  nature  du  vôtre.  N'oubliez  pas,  cepen- 
dant, si,  contre  toute  attente,  il  s'agit  d'une  grisaille, 
que  le  caractère  seul  du  dessin  peut  vous  guider,  car 
on  se  sert,  pour  les  copies  modernes,  des  mômes  pro- 
cédés qu'autrefois  :  les  sulfures  ou  chlorures  d'ar- 
gent, suivant  les  tons  que  l'on  veut  obtenir.  On 
pousse  même  le  souci  de  l'exactitude  jusqu'à  faire 
revivre  les  plumes  d'oie  et  les  fibres  de  jonc  qui  te- 
naient, alors,  lieu  de  pinceaux. 


1C6  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

'  l"  juillet  1007, 

Cher;  maître, 

Vous  êtes  d'une  perspicacité  admirable,  mais  dé- 
sespérante. Hélas  !  comme  vous  l'aviez  prévu,  mon 
vitrail  est  faux,  lamentablement  faux.  X.  est  une 
canaille.  Je  dépose  une  plainte  au  parquet  et  je  vais 
le  mener  par  un  chemin  qui  ne  sera  pas  pavé  de  tes- 
sons de  vieux  Rouen. 

Cest  fini.  Je  ne  veux  plus  rien  traiter  avec  des 
gens  de  son  espèce.  J'aime  encore  mieux  les  mar- 
chands. Avec  eux,  au  moins,  on  se  tient  sur  ses 
gardes,  et,  grâce  à  un  peu  d'adresse,  on  arrive  à  se 
défendre. 

C'est  ce  qui  vient  de  m'advenir,  il  y  a  deux  jours, 
avec  un  aigrefin  d'antiquaire,  à  qui  je  venais  d'achs- 
ter  une  petite  potiche  en  porcelaine  de  Saint-ClouJ, 
au  léger  décor  bleu,  avec,  en  dessous,  l'emblème 
du  soleil  rayonnant  de  Chicaneau,  l'inventeur  de  la 
pâte  tendre.  C'était  d'une  conservation  !  Je  ne  vous 
dis  que  cela  ! 

La  somme  était  rondelette.  J'exige  un  reçu  en 
règle.  Mon  homme  va  le  rédiger  dans  son  arrière- 
boutique,  et,  comme  il  tarde  à  revenir,  je  furète  dans 
tous  les  coins.  A  côté  d'un  bahut,  un  placard  fermé 
attire  mon  attention.  Je  l'ouvre  (que  l'amateur  exempt 
de  curiosité  me  jette  la  première  pierre?)  et  je  dé- 
couvre une  série  de  potiches  toutes  pareilles  à  la 
mienne,  qui  n'attendaient,  sans  doute^  que  mon  dé- 
part pour  prendre  place  en  vitrine.  Je  cours  encore. 

Le  lendemain,  autre  surprise.  J'entrevois  à  un  éta- 
lage une  adorable  tasse  mignonnelte  de  Sèvres  qui 
me  tente  fort.  J'entre  dans  la  boutique.  L'antiquaire 


CERAMIQUE  ET  VERRERIE  167 

était  absent.  Sa  femme  me  reçoit,  souriante,  en- 
gageante et  coquette,  sous  son  opulente  chevelure 
blond  oxygéné.  Je  prends  la  lasse  pour  la  mieux 
examiner,  et  sans  être  grand  clerc,  il  me  suffit  d'un 
coup  d'œil  pour  voir  qu'elle  est  abominablement 
moderne.  Je  la  retourne.  Elle  portait  en  dessous  la 
marque  de  Sèvres  ! 

—  Garantissez-vous  la  provenance?  demandai-je 
à  l'aimable  vendeuse. 

—  Mais  certainement,  dit-elle. 

—  Vous  ne  vous  trompez  pas?  C'est  bien  la  marque 
de  Sèvres  ?  insistai-je.  Malgré  les  deux  LL  entrela- 
cées, j'en  doute  fort. 

—  La  marque  de  Sèvres?  Je  n'en  sais  rien.  Mais, 
à  coup  sûr,  ce  sont  les  initiales  de  mon  mari.  Il  s'ap- 
pelle Louis  Léveillé. 

Vous  conviendrez  qu'après  de  tels  déboires,  le 
dieu  des  collectionneurs  me  devait  une  compensa- 
lion.  Je  l'ai  trouvée  chez  un  brocanteur  de  la  vieille 
école,  qui  ne  sait  ni  lire  ni  écrire,  mais  s'entend  assez 
bien  h  dénicher  les  Sèvres  pâte  tendre  et  les  porce- 
laines de  Chine.  Mais  quel  Shylock  !  Ah  !  mon  cher 
maître,  si  je  n'avais  pas  eu  à  cœur  de  réparer  mes 
échecs  et  de  me  réhabiliter  à  vos  yeux,  jamais  je 
n'aurais  osé  acheter  ce  petit  sucrier  rond  en  pâte 
tendre,  si  douce  pour  moi  avec  ses  réserves  de  fleurs 
polychromes,  sur  fond  gros  bleu  caillouté  d'or,  et 
sa  monture  en  bronze  doré  ! 

Jamais,  non  plus,  je  ne  me  serais  risqué  à  débour- 
ser la  forte  somme  pour  ces  deux  grands  plats  en 
porcelaine  de  la  Compagnie  des  Indes,  aux  armes  de 
France,  que  vous  allez  recevoir  en-même  temps  que, 
mon  Sèvres. 


168  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

]\Iais  c  est  la  fin  de  mes  folies.  Je  reprends  le  train 
dans  dix  jours,  et  vous  avez  juste  le  temps  de  me 
dire  ce  que  vous  pensez  de  mes  dernière  acquisi- 
tions. 


12  juillet  rJ07. 
Mon  cher  ami, 

Je  vois  avec  plaisir  que  vous  vous  formez.  Peste! 
Deux  pièges  évités  en  huit  jours  !  L'évangile  de  la 
méfiance  que  je  vous  ai  prêché  sur  tous  les  tons  com- 
mence à  porter  ses  fruits.  Encore  un  effort,  vous  au- 
rez l'âme  d'un  véritable  collectionneur. 

Je  ne  veux  pas  dire  par  là  que  vous  n'ayez  plus 
rien  à  apprendre.  Je  ne  suis  pas  comme  un  épigra- 
phiste  qui  déclarait,  avec  dédain,  devant  moi,  qu'il 
fallait,  en  lisant,  huit  jours  pour  apprendre  la  céra- 
mique. Quand  on  veut  collectionner,  il  faut  tout 
savoir,  et  un  volume  entier  ne  suffirait  pas  à  énu- 
mérer  les  fourberies  des  seuls  truqueurs  de  porce- 
laines. Votre  dernier  achat  en  est,  hélas!  la  preuve, 
et  s'il  en  est  temps,  je  vous  engage  à  rendre  vos 
pièces  maquillées  aux  marchands. 

Votre  porcelaine  des  Indes,  comme  disent  les  anti- 
quaires, est  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  moderne.  Je  n'ai 
eu  qu'à  la  faire  sonner  pour  être  fixé.  Les  Chinois, 
sachez-le  bien,  n'avaient  pas  les  mêmes  gisements 
de  kaolin  que  nous.  Ils  opéraient  avec  une  pâte  pré- 
parée vingt  ans  à  l'avance,  tandis  que  nous  nous  ser- 
vons d'une  matière  qui  vient  d'être  fabriquée.  La 
cuisson  elle-même  se  faisait  à  un  degré  différent  et, 
donnait  aux  pièces  une  sonorité  spéciale,  provenant 
de  la  siccité  et  sur  laquelle  il  n'y  a  pas  à  se  tromper. 

Puis,  vos  plats  ont  l'émail  trop  blanc,  trop  uni. 


CÉRAMIQL'E  ET  VERRERIE  i69 

S'ils  étaient  anciens,  vous  leur  verriez  une  teinte  lé- 
gèrement bleulée,  une  surface  un  peu  irrégulière, 
avec  de  petits  trous  imperceptibles,  produits  par  les 
bulles  d'air  formées  sous  la  couverte,  à  la  cuisson. 
Les  ors  sont  ternes  et  bruns,  la  pâte  est  lourde, 
massive,  tandis  que  les  ornements  sur  le  marli  ont 
une  régularité  qui  sent  la  contrefaçon  d'une  lieue. 

J'ai  déjà  vu  ces  plats  aux  armes  de  France  avec  les 
trois  fleurs  de  lys  d'or  sur  le  fond  bleu  de  l'écusson 
entouré  du  collier  du  Saint-Esprit.  Je  ne  crois  pas 
me  tromper  en  leur  donnant  pour  provenance  une 
fabrique  disparue,  voisine  du  boulevard  du  Temple, 
où  l'on  faisait,  en  même  temps,  des  faux  Japon,  à 
décor  pivoines  rouges  et  or. 

Rendez-les  donc  à  votre  antiquaire.  S'il  vous  les 
a  vendus  comme  des  plats  de  la  Compagnie  des  Indes, 
il  ne  peut  se  refuser  à  les  reprendre,  même  s'il  n'a 
pas  garanti  l'ancieimelé.  La  Compagnie  n'existe  plus, 
vous  le  savez,  depuis  1770! 

Quant  à  votre  Sèvres,  il  est  ancien,  sans  le  moindre 
doute.  Mais  celui  qui  vous  l'a  présenté  devait  savoir 
qu'il  avait  subi  autrefois  une  légère  toilette. 

C'était,  à  l'origine,  un  sucrier  blanc,  à  décor  de 
fleurs.  On  a  enlevé  l'œuvre  des  artistes  du  xvn^  siècle, 
et  on  en  a  fait  une  pièce  à  fond  de  couleur  d'une  va- 
leur inestimable  si  elle  était  authentique.  La  mon- 
ture en  bronze  moderne  a  parachevé  l'oeuvre. 

Vous  êtes  volé,  c'est  entendu.  Mais  l'objet  est  joli. 
Peut-être  a-t-il,  avant  la  guerre,  été  transformé  par 
l'habile  Machereau.  Je  vous  engage  aie  garder.  Vous 
auriez  de  la  peine  d'ailleurs  à  gagner  votre  procès 
puisque  votre  sucrier  est  indiscutablement  ancien  et 
fabriqué  à  la  Manufacture  de  Sèvres  ! 

8 


170  TRLCS  ET  TRUQUEURS 

Ah  !  mon  ami  !  quelle  Louleille  à  rencre  que  celle 
porcelaine  de  Sèvres  !  J"ai  reconnu  assez  l'acilemenl 
le  tour  du  myslificaleur,  car  sur  la  pâle  tendre,  il  a 
fallu  employer  la  roue  pour  faire  disparaître  le  décor 
primitif  entré  dans  la  pùte  et  repasser  au  four.  Je  n'y 
aurais  vu  que  du  feu,  si  c'eût  clé  de  la  pâte  dure. 
L'acide  fluorhydrique  aurait  enlevé,  comme  avec  la 
main,  tout  le  décor  sur  la  couverte. 

Du  reste,  en  pâle  dure,  nos  Robert-Macaire  de  la 
porcelaine  n'onl  même  pas  besoin  de  faire  disparaître 
les  anciens  décors.  N'onl-ils  pas,  à  leur  disposition, 
ces  milliers  de  pièces  de  rebut,  vendues  en  blanc 
par  la  Manufacture,  de  1848  à  1873?  Avant  de  les  li- 
vrer au  commerce,  on  oblitérait  la  marque  par  une 
encoche  faite  à  la  roue.  Mais  combien  d'amateurs 
connaissent  la  signification  de  ce  signe?  Le  D''Graesse, 
directeur  du  Musée  céramique  de  Dresde,  ne  i'a-l-il 
pas  reproduite  dans  son  Guide  de  Vamateur  de  'porce- 
laines, en  1880,  avec  la  mention  :  Marque  des  •porce- 
laines Manches  depuis  i86i9 

D'ailleurs,  une  encoche  est  si  facile  à  boucher!  Un 
peu  démail  et  la  farce  est  jouée.  Les  neuf  dixièmes 
des  acheteurs  ne  s'en  aperçoivent  pas. 

Et  les  contrefaçons  qui  nous  arrivent  d'Allemagne? 
Les  fausse.-)  assiettes  de  Leipzig,  les  fausses  statuettes 
de  Berlin,  les  faux  vases  de  Ruhm!  Quelle  invasion  ! 
Ouel  déluge  !  Chaque  année,  on  en  fabrique  pour 
plus  de  seize  millions  avec  toutes  les  marques  de 
l'ancienne  Manufacture  :  le  double  L  de  Louis  XVI, 
IX  de  Napoléon,  l'L  de  Louis  XVIII,  l'X  de  CharlesX, 
IL. -P.  de  Louis-Philippe.  A  la  revente,  ces  seize 
millions  en  font  cinquante  et  plus  I  Une  grande  partie 
de  cet  argent  sort  de  France  pour  encourager  la 
iraude  de  nos  voisins  !  Triste  !  Triste  ! 


CÉRAMIQUE  ET  VERRERIE  171 

Le  plus  curieux,  c'est  que  tant  de  mystifications 
éhontées  ne  guériront  pas  les  amateurs  de  Sèvres  ! 
C'est  une  passion  invincible,  j'allais  dire  une  maladie 
incurable.  N'y  aurait-il  plus  au  monde  que  des 
Sèvres  faux,  certains  collectionneurs  en  achèteraient 
encore  I 

M.  Thiers,  en  son  temps,  représenta,  admirable- 
ment, le  goût  national  pour  le  Sèvres,  pompier  et 
cocardier,  de  la  mauvaise  période.  Il  se  promenait 
dans  le  palais  de  Versailles  avec  Champfleury. 

—  Ah  !  voilà  du  Sèvres,  s'écria  le  Président  ravi, 
devant  un  grand  vase  en  pâte  dure  du  temps  de 
Louis-Philippe. 

—  Cette  bataille  de  Jemmapes,  monsieur  le  Prési- 
dent, ne  vous  paraît-elle  pas  quelque  peu  image 
d'Epinal  ? 

—  Sans  doute  I  mais  c'est  du  Sèvres. 

—  Et  ces  anses  dorées,  trouvez-vous  qu'elles 
s'adaptent  au  col? 

Le  Président  contemplait  et  ne  répondait  pas. 

—  Admettez-vousces  papillons  voltigeantau-dessus 
de  fleurettes  de  fantaisie  ?  Et  tous  ces  espaces  mal 
équilibrés  et  qui  font  trou? 

M.  Thiers  fit  quelques  pas,  comme  à  regret.  Puis  il 
se  retourna  et  lança  comme  adieu  : 

—  Superbe,  décidément,  ce  vase  de  Sèvres  ! 

Le  5  août  1907. 
Mon  cher  Maître, 

Le  hasard  sert  souvent  bien  les  collectionneurs. 
J'étais  encore  tout  marri  de  mes  déconvenues  en  por- 
celaines et  en  faïences,  et  j'envoyais  au  diable  les 


172  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

surdécorateurs  et  leurs  pinceaux  astucieux,  quand 
je  vis,  chez  un  perruquier  de  village,  dont  les  an- 
cêtres rasaient,  comme  on  dit,  au  doigt  ou  à  la 
cuiller,  deux  jardinières  ravissantes  en  faïence,  à 
côté  d'une  galerie  de  médaillons  en  cheveux. 

Je  regardais,  pendant  qu'on  m'accommodait,  leurs 
formes  séduisantes.  C'étaient  deux  commodes  en 
demi-lune  avec  des  pilastres  cannelés  de  chaque  côté. 
Au  centre,  des  médaillons  en  camaïeu  rose  représen- 
taient des  jeux  d'amour.  Diantre  1  Ces  porte-bouquets 
me  tiraient  Iceil. 

J'interrogeai  le  barbier: 

—  Oij  les  avez-vous  trouvées  ?  fis-je  au  moment 
des  ablutions. 

—  Je  les  ai  toujours  vues  chez  mon  père,  qui  posait 
des  sangsues  et  saignait  au  besoin.  Elles  viennent, 
m'a-t-il  dit,  de  la  vente  du  mobilier  d'un  château  voi- 
sin, pendant  la  Révolution. 

—  Voulez-vous  me  les  vendre? 

—  Tout  dépendra  du  prix. 

Je  demandai  à  les  voir  de  plus  près.  La  marque  de 
Joseph  Ilannong  et  le  numéro  d'ordre  38  se  voyaient 
en  dessous. 

Alors  je  n'hésitai  plus! 

—  Je  vous  en  olTre  cent  francs. 

—  Emportez-les,  dit  avec  tristesse  l'artiste  capil- 
laire. Je  n'ai  pas  les  moyens  de  refuser  une  telle 
somme. 

Vous  en  jugerez,  je  vous  les  envoie. 

Le  même  jour,  on  est  venu  me  proposer  des  grès 
rhénans.  C'était  comme  un  avertissement  du  ciel  ! 

Avec  des  grès,  me  suis-je  dit,  rien  à  craindre.  La 
pièce  ne  passe  qu'une  seule  fois  au  four,  et  tout 


CÉRAMIQUE  ET  VERRERIE  173 

s'obtient  du  même  coup:  décoration  en  relief  et  co- 
loration sur  émail.  Les  maquilleurs  y  perdent  leur 
latin. 

J'ai  donc  acheté,  pas  trop  cher,  à  une  vieille  dame 
dont  le  grand-père  a  fait  la  campagne  d'xVllemagne 
sous  Napoléon  P",  quelques  bons  grès. 

Avec  les  jardinières,  je  mets,  dans  la  caisse  qui 
part  aujourd'hui,  deux  spécimens  des  fabriques  du 
Rhin,  un  pot  blanc  de  vieux  Siegburg  et  une  cruche 
brune  de  Raeren.  C'est  d'une  franchise  d'exécution 
et  d'un  galbe  admirables.  J'enjsuis  enthousiasmé,  car 
je  suis  certain  de  leur  provenance.  xVu  musée  de 
Cluny,  vous  en  souvient-il  ?  on  nous  a  raconté  qu'il 
fallut  prier  le  directeur  du  musée  de  Cologne  de 
donner  des  indications  pour  rédiger  d'une  façon  cer- 
taine le  catalogue  des  grès  allemands. 

Ah  !  cette  visite  à  Cluny,  que  nous  fîmes  l'an  passé, 
en  compagnie  d'un  marchand  avisé,  M.  Caillot,  ce 
qu'elle  nous  révéla  1  Que  d'erreurs  d'attributions  ! 
Que  de  confusions  de  provenances  !  Un  gardien  nous 
accompagnait  pour  ouvrir  les  vitrines  afin  que  nous 
puissions  prendre  les  pièces  en  mains  ! 

Tantôt,  d'après  M.  Caillot,  c'est  une  fontaine  de 
Nevers  à  décor  polychrome  que  le  catalogue  donne  à 
Rouen,  tandis  qu'il  indique  de  Nevers  un  grand  plat 
de  Rouen  authentique.  Tantôt,  c'est  un  petit  vase 
bleu  et  blanc  qui,  après  avoir  été  successivement  de 
Rouen,  de  Delft,  est  arrivé  maintenant  au  Japon. 
Tantôt,  c'est  un  plat  creux,  bleu  et  jaune,  qualifié 
Rouen,  qui  sort,  à  n'en  pas  douter,  de  la  fabrication 
lilloise.  Et  ce  seau  à  rafraîchir  venant  d'une  faïen- 
cerie de  Hollande  et  que  Caillot  reconnut  pour  du 
Rouen  ?  Et  cette  assiette  bleue  de  Delft  fabriquée  à 
Bristol,  en  Angleterre  ?  Et  ces  dindons,  canards  et 


174  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

cygnes  attribués  tour  à  lour  à  Marseille,  à  Paris  et 
enfin  à  Hochst!  Et  ce  service  à  café  en  Slrasbourg, 
acheté  du  temps  de  M.  Darcel  et  qui,  malgré  sa  marque 
Hannong  en  mauvais  bleu,  est  bel  et  bien  un  produit 
de  Gazé,  de  Versailles  ? 

Après  cela,  comment  voulez-vous  qu'un  débutant 
dans  la  carrière  ne  se  laisse  pas  tromper  de  temps  à 
autre  ? 

Le  23  aoùl  1907. 
Mon  cher  ami, 

Vous  évoquez  le  souvenir  de  notre  visite  à  Cluny. 
Je  m'y  reporte  souvent.  Il  était  instructif  devoir  passer 
au  crible  certaines  attributions  par  master  Caillot,  un 
expert  aussi  modeste  qu'honorable.  Il  est  certain  qu'il 
reste  beaucoup  à  apprendre  sur  la  céramique.  Dans 
le  début,  on  a  procédé  par  des  probabilités.  Chaque 
jour  amène  de  nouvelles  découvertes.  On  en  sait  plus 
long  maintenant  que  du  temps  de  Brongniart. 

Ne  vous  fiez  donc  pas  trop  aux  livres.  Ils  ont  vieilli. 
Vous  connaissez  certainement  l'ouvrage  d'Auguste 
Demmin,  longtemps  le  bréviaire  des  céramographes. 
Eh  bien  !  il  fourmille  d'erreurs  !  Alfred  Darcel  en  fit 
jadis  une  critique  amère  lorsque  parut  une  2«  édition 
considérablement  «  augmentée,  écrivit-il,  pour  le 
malheur  de  l'auteur  et  du  lecteur  ».  Impitoyable,  il 
reprocha  à  Demmin  d'avoir  pris  une  date  pour  une 
enseigne,  une  boutique  pour  une  ville,  un  adjectif 
pour  un  peuple,  une  marque  de  possesseur  pour  celle 
d'un  faïencier.  Il  dressa  même  le  bilan  des  bévues  de 
l'auteur  et  railla  ses  porcelaines  de  Louis  XIV,  ses 
couleurs  à  reflets  métalliques  de  la  Hollande,  et  ses 
cérames  peints  au  polychrome. 


CÉRAMIQUE  ET  VERRERIE  175 

Je  suis  cependant  plus  indulgent  que  ne  l'était 
Darcel.  La  mémoire  est  fugace.  Les  coquilles  d'im- 
primerie sont  nombreuses  et  leserreurs  de  traduction 
abondent.  Quel  est  l'érudit  impeccable? 

Quoi  qu'il  en  soit,  Cluny  et  le  Musée  de  Sèvres, 
depuis  le  nouveau  classement  de  sou  conservateur 
^L  Papillon,  peuvent  servir  d'enseignement  par  la 
vue.  Ce  sont  d'excellentes  leçons  de  choses.  C'est  là 
où  il  faut  aller  quand  on  veut  bien  étudier  les  faïen- 
ces. On  trouve  sur  les  tablettes  d^  leurs  vitrines  la 
meilleure  bibliothèque  pour  l'histoire  des  arts  cé- 
ramiques. 

Maintenant,  je  voudrais  vous  conserver  vos  illu- 
sions. Mais  le  moyen  de  le  faire  avec  les  échantillons 
que  vous  m'envoyez  ? 

Vous  avez  été  trompé  pourbs  grès  comme  pour  le 
reste,  et  la  consultation  que  je  suis  allé  demander 
pour  vous  à  un  spécialiste,  ne  me  fiant  pas  à  mes 
propres  lumières,  ne  laisse  pas  l'ombre  d'un  doute. 

Au  premier  coup  d'œil,  votre  pot  de  Siegburg  fait 
songer  aux  imitations  du  fameux  Lôwenich,  qui 
datent  déjà  du  début  du  xix®  siècle  et  qui  abusèrent 
tant  de  musées.  L'émail,  plus  brillant  que  celui  des 
originaux,  la  pâte  plutôt  grise  que  blanche,  semble 
se  rapporter  au  potier  dénoncé  par  Dornbusch  dans 
son  traité  bien  connu. 

Mais  les  modèles  de  Lowenich  sont  loin  du  galbe 
de  votre  pot.  Il  appartient  sûrement  à  une  série  fa- 
briquée il  y  a  une  trentaine  d'années  à  Hoëhr 
(Westerwald)  où  les  ornements  anciens  sont  repro- 
duits avec  une  rare  exactitude.  Seuls,  la  pâte  moins 
blanche  et  l'émail  plus  mat,  inattaquable  par  les 
acides,  permettraient  de  reconnaître  la  fraude,  si  le 


176  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

faussaire  n'avait  pas  émoussé  les  bords  de  son  vase 
au  lieu  de  les  amincir  en  biseau  comme  dans  les  ori- 
ginaux. 

Quant  à  votre  cruche  de  vieux  Raeren,  elle  n'est 
ni  du  xvi^,  ni  du  xvii«  siècle. 

Le  potier  qui  l'a  mise  au  four  s'appelle  Hubert 
Schiffer,  et  vivait  à  Raeren,  dans  le  dernier  quart 
du  xix^  siècle.  Il  travaillait  bona  fide,  dans  le  but 
très  louable  de  faire  revivre  les  anciens  grès  d'Aix- 
la-Chapelle.  La  vieille  dame  n'est  probablement 
coupable  que  d'une  histoire.  Seulement  l'aigrefin 
qui  lui  a  vendu  sa  cruche  a  martelé  le  monogramme 
H.  S.  qu'on  devrait  trouver  au  fond.  Un  observateur 
prévenu  découvre  très  bien  les  traces  des  lettres, 
mais  il  faut  le  savoir. 

Ne  regrettez  pourtant  pas  trop  votre  acquisition. 
Rien  de  plus  facile  que  de  se  tromper  sur  les  grès  de 
Schiffer.  Il  s'en  est  glissé  dans  de  grands  musées  et 
chez  des  collectionneurs  di  primo  cartello.  Le  seul 
reproche  qu'on  peut  leur  adresser,  c'est  d'être  trop 
bien  faits,  trop  réguliers,  trop  bien  imités. 

A  tout  prendre,  vous  avez  là  un  bel  échantillon  de 
fabrication  rhénane.  C'est  du  splendide  truquage.  Il 
vaut  bien  ces  assemblages  que  les  marchands  d'Aix- 
la-Chapelle  font  avec  les  débris  de  plusieurs  cruches. 
Une  belle  pièce,  même  moderne,  est  bien  préférable 
à  un  recollage  de  disjeeta  menihra  ! 

Quant  à  vos  deux  porte-bouquets,  leurs  signatures 
m"ont  troublé,  bien  que  ce  soit  l'a  b  c  du  faussaire 
de  connaître  les  marques.  Cependant,  l'émail  parais- 
sait bon,  les  peintures  aussi.  J'ai  dû  les  soumettre 
aux  regards  les  plus  exercés.  Les  uns  m'ont  affirmé 
qu'ils  étaient  de  l'époque,  d'autres  sont  restés  indécis. 


CÉRAMIQUE  ET  VERRERIE  177 

Quelques-uns  ont  déclaré  qu'ils  étaient  faux  et  que  le 
modèle  était  de  Sceaux  et  se  trouvait  à  Cluny.  Or,  on 
a  pu  à  Strasbourg  reproduire  un  modèle  de  Sceaux. 
Une  idée  me  traversa  l'esprit.  Pour  simuler  le 
frottement  incessant  produit  pendant  des  années,  les 
truqueurs  usent  les  pieds  l'un  après  l'autre.  Aussi, 
souvent,  leurs  pièces  ne  sont  plus  d'aplomb.  Je  mis 
les  jardinières  sur  la  tablette  de  marbre  de  ma  che- 
minée. Elles  boitaient.  J'étais  fixé.G'étaitaussi  simple 
que  l'œuf  de  Christophe  Colomb,  mais  encore  fallait- 
il  l'avoir  trouvé.  Votre  barbier  ne  sait  pas  manier  que 
le  rasoir.  C'est  un  jardinier  qui  cultive  la  carotte. 


TELEGRAMME 

Falaise 24  8  11  h.  20  m.  Renonce  collection  rete- 
nez SALLE  VI  HOTEL  DrOUOT  POUR  VENTE  DÈS  MON 
RETOUR. 

Epilogue 

Tout  passe.  Quelques  mois  plus  tard,  au  découra" 
gement  de  l'amateur  déçu  succédait  un  nouvel  en- 
thousiasme. Il  avait  trouvé  un  moyen  sûr  de  collec- 
tionner des  céramiques  authentiques.  C'était  de  ne 
plus  acheter  que  du  moderne.  - 

A  l'exemple  de  Sèvres,  il  avait  formé  un  musée 
d'imitation.  Son  grand  pourvoyeur  était  Samson,' 
dont  il  était  devenu  le  meilleur  client.  Il  ne  jurait 
plus  que  par  lui. 

On  le  voyait,  presque  chaque  semaine,  sortir 
de  l'officine  de  la  rue  Déranger,  avec  sa  valise  de* 
voyage,  chargée  de  nouvelles  acquisitions. 

8. 


178  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

II  commença  par  les  porcelaines  de  Chine.  Pour 
moins  de  cent  francs,  il  s'offrit  des  assiettes  coquilles 
d'œufs,  à  trois,  cinq  et  sept  bordures,  qui  valent  au- 
jourd'hui 1000  francs  par  bordure.  Pour  un  billet  de 
mille,  une  paire  d'introuvables  cornets  à  fond  noir  de 
Tching  Hoa,  à  décor  de  fleur  de  pêcher;  pour  douze 
louis,  la  belle  pièce  de  Kieng-long,  qui  s'est  vendue 
2G  000  francs  à  la  vente  Lelong.  Il  eut  des  vases,  des 
pots,  des  cornets  balustres,  des  bouteilles  aux  bleus 
fouettés,  des  statuettes  en  blanc  d'ivoire,  des  assiettes 
.  de  la  Compagnie  des  Indes  à  cent  sous  pièce.  Même 
on  le  vit,  un  jour,  faire  charger  dans  son  coupé  une 
potiche  colossale  de  la  dynastie  des  Ming. 

Pour  se  venger  des  Sèvres  pâte  tendre  et  de  leurs 
déceptions,  il  se  paya  à  bon  compte  le  vase  à  tête 
d'éléphant  de  la  collection  Wallace,  qui  vaut  plus  de 
100  000  francs.  Il  acheta  les  assiettes  à  fond  rose  et 
guirlande  au  marli  au  chiffre  de  la  Dubarry  et  celles 
de  la  comtesse  de  Lamballe,  avec  paniers  et  cartels 
d'amours.  Il  consentit  même  à  s'encanailler  avec  la 
pâte  dure,  mais  ce  fut  pour  avoir  le  seau  à  lait  de 
Marie-Antoinette  du  Musée  de  Sèvres,  qu'il  trouvait 
charmant  avec  ses  tètes  de  bélier  et  ses  rayures 
dorées. 

Il  daigna  aussi  descendre  jusqu'aux  porcelaines 
napoléoniennes  de  Dagoty  qu'aimait  tant  Joséphine, 
et  dont  elle  ornait  les  cheminées  de  la  Malmaison. 

Il  créa  chez  lui  tout  le  département  des  porcelaines 
allemandes,  qui  sont  comme  les  miniatures  de  la  cé- 
ramique, les  Frankenthal,  les  Furstenberg  et  les  Lu- 
vigsbourg;  il  eut  le  Pimiiste  et  la  Guitariste,  le  Ber- 
ger et  la  Bergère,  qui  furent  adjugés  à  un  prix  assez 
coquet  à  la  vente  Chappey,  en  avril  1907. 

î-.es   Saxe  l'affolèrent.   Il  se  passionna  pour   les 


CÉRAMIQUE  ET  VERRERIE  179 

groupes  de  Kandler,  et  avec  un  zéro  de  moins  devint 
possesseur  de  sept  pièces  du  TriompJie  de  Bacchus, 
qui  valent  50  000  francs.  Dans  les  groupes  «  crino- 
lines »  de  d'Acier,  il  eut  la  Comtesse  de  Brûhl  et  le  roi 
Auguste  le  Fort  bien  au-dessous  de  la  cote  de  25  000 
Irancs.  Sa  collection  s'enrichit  de  la  Porteuse  de  cho- 
colat, d'après  le  tableau  du  musée  de  Dresde,  du 
Tailleur  du  comte  de  Bvïihl  sur  son  bouc,  de  magots 
à  tête  branlante,  du  groupe  à'Ârlequin  et  Colom- 
6ine  adjugé  12  600  francs  chez  Christie,  à  Londres,  du 
chien  carlin  sur  socle  doré,  payé  10  500  francs  à  la 
même  vente,  sans  oublier  le  cabaret  semblable  à 
celui  qui  fut  offert  à  M™^  Dennery,  et  que  Ton  exhibe 
maintenant  dans  le  musée  du  Bois  de  Boulogne. 

Dans  les  faïences  de  Rouen,  il  choisit  les  pièces 
les  plus  décoratives  :  les  quatre  grandes  gaines  des 
saisons  de  la  vente  Hamilton,  la  grande  fontaine  de 
coin  de  la  collection  Papillon,  le  plateau  à  décor  cuir 
et  bleu  de  la  vente  Mame,  qui  vaut  26  000  francs. 

Nevers  fit  son  entrée  dans  ses  vitrines  avec  la 
grande  Vierge  sur  socle,  datée  de  1636  au  musée  de 
Nevers,  et  la  belle  buire  bleue  à  réserves  blanches 
du  Musée  de  Sèvres. 

Il  se  fit  livrer  tous  les  beaux  A.  P.  K.  de  Delft, 
même  le  grand  plat  au  marli  rouge  et  paysage  bleu 
du  Musée  de  Sèvres.  Pour  vingt  napoléons,  il  emporta 
une  paire  de  potiches  à  décor  polychrome,  dont  Sam- 
son  a  créé  le  modèle  pour  rassortir  un  pendant  à 
Alaxandre  Dumas  fils.  Pour  douze  écus  il  eut  aussi 
la  bouteille  du  South  Kensington   en  Delft  doré. 

Entre  temps,  son  fournisseur  de  céramique  néo- 
antique lui  vendit  d'amusantes  et  spirituelles  faïences 
de  Cifflé  :  le  Savetier  à  l'cchope  et  la  Bavaudeuse;  le 
plat  de  l'Adoration  des  mayes  à  Cluny,  en  faïence 


180  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

d'Urbino  ;  le  petit  vase  du  South  Kensington  en 
faïence  de  Rhodes. 

Il  eut  des  échantillons  choisis  en  porcelaines  de 
Saint- Cloud,  de  Mennecy,  de  Chantilly,  de  Vincen- 
nes,  de  Tournay,  de  Capo  di  Monte,  de  Chelsea,  de 
Derby,  deWorcester  ;  d'admirables  pièces  en  faïences 
persanes  et  hispano-mauresques,  Malaga,  Valence, 
Manisés;  puis  de  beaux  morceaux  de  Moustiers,  Mar- 
seille, Strasbourg,  et  toute  la  série  des  faïences  ita- 
liennes des  xvi"  et  xvn'  siècles,  Gubbio,  Deruta, 
Faenza,  Forli,  Pesaro,  Castelli,  Durante,  Caffagiolo. 

Quand  son  musée  toucha  à  la  perfection,  le  céra- 
mophile  convoqua  tous  ses  amis  et  leur  ouvrit  à  deux 
battants  les  portes  de  son  salon. 

Tous  se  récrièrent  sur  les  merveilles  qu'on  leur 
montrait.  Pulchre  !  Bene  !  Recte  ! 

Son  triomphe  fut  complet.  Il  le  savoura  longue- 
ment. Puis,  il  avoua  sa  supercherie  à  ses  visiteurs 
et  leur  montra,  sur  toutes  les  pièces,  l'S  initiale 
de  Samson,  tel  que  nous  le  décrivons  ici  : 

S  grec,  sur  les  lapis  et  porphyre  porcelaines  ; 

S  genre  chinois  sur  les  porcelaines  de  Chine  et  du 
Japon  ; 

S  arabe  sur  les  faïences  persanes  et  hispano-mau- 
resques ; 

S  gothique  sur  les  faïences  italiennes,  les  Délia 
Robia,  les  Palissy  ; 

Quatre  S  enlacés  sur  les  porcelaines  de  Sèvres  ; 

Deux  S  barrés  sur  les  Saxe  ; 

Un  S  barré  sur  les  Capo  di  Monte,  Vincennes, 
Mennecy,  Saint-Cloud,  Chantilly  et  les  porcelaines 
Anglaises. 

Et  nunç  erudimini. 


CISELURE  ET  DORURE 


Deux  paires  d'appliques  contestables  et  contestées.  — 
Enquête  laborieuse. —  Le  flaii-  du  vieil  ouvrier.  —  Jugement 
de  Salomon.  —  Pour  se  procurer  de  bons  modèles.  — 
L'égratigneur  de  Fontainebleau.  —  Le  Goulhière  de  Dijon. 

—  Analysez  les  bronzes.  —  Montage  ancien  et  montage  mo- 
derne. —  Perfection  de  l'ancienne  ciselure.  —  On  pèle  les 
bronzes  comme  des  pêches.  —  La  dédorure.  —  Un  modèle 
qui  ne  l'est  pas.  —  Les  montures  de  Chine  du  D'  Camus. 

—  Une  pendule  qui  fait  des  petits.  —  A  montre  moderne 
vieux  mouvement.  —  Un  maquillage  révolutionnaire.  — 
Bonnet  phrygien  sur  fleurs  de  lys. 

Il  y  avait  jadis  un  très  habile  ciseleur-bronzier,  qui, 
devenu  aveugle,  reconnaissait  au  toucher  l'époque 
d'un  meuble.  Il  caressait  de  sa  main  les  bronzes,  ap- 
préciait leurciselure,  estimait  l'épaisseur  de  ladorure, 
et  savait  dire,  sans  se  tromper,  s'il  s'agissait  d'une 
fabrication  ancienne  ou  moderne. 

Hélas  !  il  serait  bien  dérouté,  aujourd'hui,  s'il  reve- 
nait au  monde  !  Devant  la  perfection  de  certaines 
imitations,  il  faut  mettre  bas  toutes  prétentions  de 
diagnostic.  Des  présomptions,  tant  qu'on  voudra. 
Des  conclusions,  c'est  lettre  morte  ! 

Je  ne  suis  pas  expert  et  je  ne  veux  point  l'être. 
J'aime  les  vieilles  choses  pour  le  plaisir  qu'elles  me 
procurent,  sans  chercher  à  m'ériger  en  pontife  de  la 
curiosité.  Cependant,  un  beau  jour,  quelque  diable 


18Î  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

malin  me  tentant,  je  me  suis  laissé  distribuer  un  rôle 
d'arbitre  par  messieurs  les  juges  séant  à  la  3'= 
Chambre. 

Il  s'agissait  de  quatre  appliques  en  bronze  doré, 
vendues  par  un  antiquaire  de  Londres  et  facturées, 
comme  d'époque  Louis  XVI,  pour  la  somme  ronde 
de  19  000  francs.  L'acheteur,  un  grand  marchand 
parisien,  d'abord  très  satisfait  de  son  acquisition, 
avait  autorisé  une  maison  de  bronzes  à  prendre  mou- 
lage de  ses  appliques  et  à  en  faire  des  reproductions. 
Puis,  certain  de  conserver  par  devers  lui  le  souvenir 
de  sa  chère  trouvaille,  il  s'était  défait  des  modèles 
avec  le  bénéfice  d'usage. 

Malheureusement,  son  client,  méfiant,  avait  voulu 
s'entourer  de  preuves.  Les  bronzes,  présentés  à  des 
experts,  subirent  un  examen  minutieux  et  contra- 
dictoire. Déclarés  de  fabrication  moderne,  ils  re- 
prirent le  chemin  du  magasin.  Le  marchand  dépité 
télégraphia  à  l'antiquaire  londonien  d'avoir  à  lui 
rembourser  les  760  livres  sterling  contre  restitution 
des  quatre  appliques. 

—  Annuler  la  vente?  Vous  voulez  rire,  riposta 
l'Anglais.  D'abord,  depuis  dix  mois,  mes  appliques 
sont  chez  vous.  Puis,  lors  de  leur  achat,  vous  saviez 
parfaitement  ce  que  vous  faisiez,  car  vous  êtes  passé 
maître  en  la  partie  sur  le  marché  parisien.  Ne 
serait-ce  pas  plutôt  certains  surmoulages  qui  au- 
raient chagriné  votre  client  et  lui  auraient  fait 
vous  rapporter  des  objets  privés  maintenant  de  leur 
mérite  d'originaux  ?  Mes  appliques  sont  bien  à  vous. 
Gardez-les. 

La  question  ainsi  posée  ne  pouvait  se  résoudre  que 
par  un  procès.  La  cause  fut  portée  devant  le  tribunal 
civil  de  la  Seine.  Avant  de  se  prononcer  sur  le  fond, 


CISELURE  ET  DORURE  183 

les  juges  nommèrent  trois  experts  pour  décider  de 
l'authenticité  des  pièces. 

J'eus  l'honneur  de  faire  partie  de  l'aréopage,  avec 
un  des  experts  assermentée?  du  tribunal  et  un  hono- 
rable antiquaire  de  la  rue  Lafayette.  Naturellement, 
comme  nous  étions  trois,  l'un  de  nous  se  contenta  de 
regarder  faire.  Les  deux  autres  se  mirent  à  étudier 
de  près  les  appliques  litigieuses. 

C'étaient  de  superbes  bras  de  lumière,  admirables 
de  dorure  et  de  ciselure,  recouverts  de  cette  pelure 
que  le  temps  donne  aux  vieux  métaux.  L'antiquaire 
londonien  disait  les  avoir  rapportés  d'une  résidence 
royale  du  Tyrol,  et  ma  foi  !  rien  dans  leur  galbe  ni 
dans  leur  fini  ne  démentait  une  si  illustre  origine. 
Cependant,  il  devait  y  avoir  une  tare,  puisque  ]\Iann- 
heim  et  Gauchez,  deux  experts  avisés,  les  avaient 
déclarés  modernes.  Pour  plus  de  sûreté,  nous  réso- 
lûmes de  ne  pas  nous  fier  à  nos  lumières  person- 
nelles et  de  soumettre  les  bronzes  à  des  profession- 
nels. 

Nous  voilà  en  fiacre,  avec  les  précieuses  appliques, 
roulant  vers  des  faubourgs  lointains.  Suivant  un  itiné- 
raire tracé  d'avance,  après  l'avoir  bien  étudié,  nous 
devions  aller  frapper  à  la  porte  de  fabricants  renom- 
més. 

Dès  le  début  de  la  première  visite,  nous  nous 
applaudissions  de  notre  idée. 

—  Vous  voulez  savoir  si  vos  appliques  sont  mo- 
dernes? Rien  de  plus  facile,  nous  dit  le  patron. 
J'ai  dans  mes  ateliers  un  vieux  praticien  qui  n'hé- 
sitera pas  une  seconde.  Il  connaît  la  manière  de 
travailler  des  ciseleurs  du  temps  de  Louis  XVI  comme 
la  sienne  propre.  Je  vais  le  faire  venir. 

Nous  remercions  chaleureusement  et  nous  n'avons 


184  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

que  le  temps  (Fcchanger  un  sourire  de  satisfaction 
vaut  l'entrée  du  vénérable  artisan. 

C'est  un  enfant  du  faubourg,  au  visage  ridé  par 
cinquante  ans  de  travail  manuel,  mais  avec,  au  coin 
des  yeux,  cet  éclair  de  malice  gouailleuse  qui  ne 
quitte  pas  l'ouvrier  parisien.  Le  contentement  de  se 
voir  pris  pour  arbitre  éclate  dans  tous  ses  gestes  et 
corrige  une  certaine  timidité  que  lui  impose  le  cabinet 
du  patron. 

—  Montrez-moi  les  objets,  nous  dit-il.  J'ai  vu  si 
tellement  de  bronzes,  qu'on  ne  me  la  fait  plus  !  Je  vas 
vous  dire  ça  en  deux  mots. 

Hélas  !  Il  ne  nous  le  dit  ni  en  deux,  ni  en  dix.  Pen- 
dant près  d'un  quart  d'heure,  il  tourne  et  retourne  les 
appliques  en  tous  sens,  les  dévisse  et  les  revisse,  les 
examine  à  la  loupe  et  les  présente  à  la  lumière  du 
jour.  Nous  n'en  pouvons  tirer  que  des  phrases  hachées 
et  contradictoires. 

—  C'est  du  vieux...  j'en  mettrais  ma  main  au  feu... 
Cependant,  y  pourrait  bien  se  faire  que  ça  soit  aussi 
du  moderne...  j'ai  vu  plus  fort  que  ça...  C'est  de 
l'ancien...  c'est  du  moderne... 

Nous  prenons  congé  sans  être  plus  avancés  et  nous 
continuons  nos  consultations,  comme  Panurge  quand 
il  voulut  se  mettre  en  ménage. 

Boulevard  Richard-Lenoir,  on  nous  dit  que  nos 
appliques  sont  anciennes,  rue  de  Turenne,  qu'elles 
sont  modernes.  Au  faubourg  Saint-Antoine,  elles  re- 
deviennent Louis  XVI  et  rue  de  la  Folie-Méricourt, 
elles  ne  sont  plus  ni  anciennes  ni  modernes. 

Bref,  découragés,  nous  remisons  nos  pièces  à  con- 
viction au  greffe,  absolument  aussi  avancés  qu'au 
début,  et  nous  nous  donnons  rendez-vous  pour  un 
autre  jour. 


CISELURE  ET  DORURE  18.5 

Cette  fois,  nous  décidons  de  ne  nous  en  rapporter 
qu'à  nous-mêmes.  Les  appliques  soigneusement  dé- 
montées, nous  mesurons  toutes  les  pièces  au  compas, 
de  crainte  de  surmoulage,  nous  les  scrutons  à  la  loupe, 
et  nous  finissons  par  découvrir  de  légères  différences 
dans  le  ton  des  dorures.  Certaines  parties  étaient  d'un 
or  plus  rouge,  plus  chaud;  d'autres,  plus  pâle  et  plus 
jaune.  Il  y  avait  doute,  mais  il  nous  manquait  la  preuve 
décisive  et  concluante. 

Comment  rédiger  un  rapport  appuyé  de  conclu- 
sions solides? 

Depuis  Salomon,  on  ne  s'était  point  trouvé  en  pré- 
sence d'une  telle  difficulté.  Nous  nous  dîmes  que,  ne 
pouvant  user  de  son  stratagème,  il  fallait  couper 
non  l'enfant,  mais,  comme  on  dit  vulgairement,  la 
poire  en  deux. 

Aussitôt  dit  que  fait.  On  chapitre  séparément  les 
deux  advej'saires  dans  la  Chambre  du  Conseil.  On 
leur  laisse  entendre  que  leur  cause  est  moins  bonne 
qu'ils  ne  l'imaginent.  Bref  on  les  amène  à  transiger. 
L'antiquaire  londonien  reprend  deux  appliques  et 
rend  9  500  francs.  Le  marchand  parisien  garde  les 
deux  autres  pour  la  même  somm3. 

Quelques  mois  plus  tard,  les  langues  déliées,  j'ap- 
pris qu'il  n'y  avait  eu  à  l'origine  que  deux  appliques 
parfaitement  authentiques.  Où  les  avait-on  surmou- 
lées? Chez  qui  les  pièces  refaites  avaient-elles  été 
mélangées  aux  anciennes?  Je  l'ignore,  mais  chacune 
des  quatre  appliques  contenait  moitié  d'ancien  et 
moitié  de  moderne. 

En  partageant  en  deux  ces  bronzes  semi-authen- 
tiques, nous  avions  agi  suivant  la  sagesse  des  nations. 


1S6  TRUCS  ET  TRUQUEURS 


Le  bronze  est,  pour  Tart,  le  métal  par  excellence.  Il 
enjolive  les  meubles  de  ses  fantaisies  les  plus  variées: 
rinceaux';  plinthes,  médaillons,  chutes,  sabots,  mas- 
carons,  encadrements,  moulures,  trophées,  frises  à 
grille,  palmettes  ajourées,  festons  de  lauriers  et 
entrées  de  serrures.  Il  sert  aussi  dans  l'ameublement 
comme  pièces  détachées  sous  des  aspects  multiples  : 
cassolettes,  trépieds,  torchères,  flambeaux,  giran- 
doles, lustres,  bouts  de  table  à  bouquets,  bras  ap- 
pliques à  cor  de  chasse  et  à  tête  de  cerf,  chenets  oii 
les  enfants  jouent  sur  des  rocailles.  Ces  ornements, 
souvent  d'un  galbe  si  élégant,  sont  copiés,  surmoulés, 
refaits  et  dorés  soit  au  mercure,  soit  à  la  pile. 

Les  modèles  ne  manquent  pas.  Il  suffit  maintenant 
de  s'adresser  aux  musées  nationaux.  Au  Louvre 
et  au  Trianon,  moyennant  certaines  formalités,  on 
laisse  dessiner  les  plus  beaux  bronzes  de  Martincourt, 
Goulhière,  Philippe  Caffieri,  Duplessis,  Gobert, 
Ihomire,  qui  enrichissent  les  meubles  des  grands 
ébénistes.  Boule,  Riesner,  Jacques  Oeben,  David 
Roentgen,  Jean  Parfat,  Georges  Jacob.  Faute  d'au- 
torisation, on  profite  d'un  moment  de  distraction 
d'un  gardien  pour  prendre  l'empreinte  à  la  cire  à 
modeler.  Il  ne  reste  plus  ensuite,  avec  des  moules 
bien  faits,  qu'à  reproduire  indéfiniment  les  chefs- 
d'œuvre  des  sculpteurs,  fondeurs,  ciseleurs  et  do- 
reurs d'autrefois. 

Un  quidam  avait  invente  un  autre  procédé  pour 
se  procurer  des  modèles  à  bon  compte.  Il  se  joignait 
au  groupe  des  visiteurs  que  les  gardiens  promènent 
à  travers  les  salles  des  palais  nationaux,  en  choisis- 


CISELURE  ET  DORURE  187 

sant  de  préférence  Fontainebleau  ou  Versailles,  où 
les  beaux  meubles  abondent.  Vous  connaissez  la 
scène.  Un  seul  gardien  prend  la  tète  de  file,  rexiguité 
du  personnel  ne  permettant  pas  d'en  fournir  un 
second  pour  fermer  la  marche.  11  reste  toujours 
quelques  traînards  qui  ne  peuvent  s'arracher  à  la 
contemplation  des  merveilles  qu'on  leur  exhibe. 

L'ingénieux  personnage  se  mettait  à  Tarrière-garde, 
s'adossait  à  un  meuble,  et  derrière  son  dos,  ses  mains, 
armées  d'un  petit  outil,  soulevaient  un  peu  le  bronze 
qu'il  convoitait.  En  réitérant  ses  visites,  il  arrivait 
enfin  à  délacher  complètement  le  morceau  et  à  s'en 
emparer. 

Mais  «  l'égratigneur  »,  comme  on  l'appelait,  finit 
par  se  laisser  prendre  en  flagrant  délit  :  il  dut  avouer 
les  nombreux  larcins  commis  par  sa  fructueuse  four- 
berie. 


.  D'autres  moyens  permettent  de  se  procurer  des 
modèles  ;  le  moins  malhonnête  consiste  à  prendre 
tranquillement  le  moule  des  pièces  que  les  amateurs 
imprudents  donnent  à  réparer. 

On  moule,  on  fond,  on  cisèle,  on  dore.  Il  ne  reste 
plus  qu'à  faire  la  toilette  d'usage,  à  vieillir  les  tons 
avec  de  la  terre  d'ombre  mêlée  de  poussière,  à 
ajouter  quelques  chiures  de  mouche  à  la  nicotine,  à 
saupoudrer  de  poussière,  et  servir  chaud! 

Les  malins  poussent  la  virtuosité  jusqu'à  ajouter 
de  vieilles  marques,  des  C  couronnés  ou  autres 
signes  employés  par  les  ciseleurs  de  jadis. 

Très  recherché  ainsi  pour  les  entures,  le  poinçon 
que  mettait  sur  ses   œuvres   médiocres  un   certain 


188  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Goulhière,  parent  du  grand  artiste,  établi  à  Dijon,  et 
qui  profita  du  nom,  sans  avoir  le  talent  raftiné  de 
celui  qui  sut  le  porter  avec  tant  d'éclat. 


Ce  n'est  pas  tout  de  se  tenir  en  garde  contre  la 
fraude.  Il  faut  encore  pouvoir  la  reconnaître  et  la  dé- 
jouer. 

Voici  quelques  remarques,  dues  à  un  de  nos  plus 
habiles  ciseleurs-bronziers,  qui  permettent  de  se  re- 
trouver dans  le  maquis  de  la  contrefaçon. 

La  composition  du  métal  ancien  n'était  pas  la  même 
qu'à  présent.  Le  vieux  bronze  se  formait  d'un  alliage 
de  cuivre  et  d'étain,  avec  quelques  grammes  d'argent 
par  livre.  On  pouvait  faire  plier  un  bronze  sans  le 
briser.  Aujourd'hui,  il  se  rompt.  Voilà  le  progrès  !  S 
vous  ne  voulez  pas  recourir  à  un  moyen  aussi  radical, 
faites  analyser  une  parcelle.  S'il  s'agit  d'une  pièce 
récente,  on  trouvera  du  zinc  à  la  place  de  l'étain. 

Dans  les  objets  volumineux  exécutés  en  creux,  re- 
gardez l'intérieur.  Les  ouvriers  d'autrefois  em- 
ployaient, pour  soutenir  le  noyau,  des  broches  plus 
grosses  et  plus  nombreuses.  Ils  les  disposaient  plus 
attentivement  en  recherchant  les  endroits  où  elles 
ne  devaient  pas  abîmer  le  moule. 

Les  montures,  non  plus,  n'étaient  pas  les  mêmes. 
Dans  les  vis,  les  filières  et  les  tarauds  étaient  faits 
à  la  main.  Ils  n'avaient  ni  le  même  aspect,  ni  la  même 
régularité  que  les  vis  à  la  mécanique.  Les  fers  étaient 
forgés  à  la  grosseur  voulue,  chaque  écrou  traité 
séparément. 

Pour  assembler  les  pièces  détachées,  on  employait 


CISELURE  ET  DORURE  189 

des  tiges  du  même  bronze,  appelées  clavelles.  Le 
procédé  a  paru  trop  coûteux  :  on  y  a  renoncé. 

Examinez  les  soudures.  On  soudait  jadis  à  la  forge 
avant  l'invention  du  chalumeau  à  gaz.  L'opération 
était  plus  difficile  et  la  soudure  moins  proprement 
faite.  Elle  formait  un  peu  placard. 

En  revanche,  le  tournage  du  dessus  se  faisait 
admirablement  soigné  ;  la  moletle,  dans  le  bronze 
empire  surtout,  était  d'une  finesse  inimitable.  Le 
travail  s'opérait  librement,  plus  à  main  levée.  L'in- 
térieur restait  un  peu  large,  moins  uni  qu'à  présent. 

La  perfection  de  la  ciselure,  surtout,  caractérise 
les  pièces  anciennes.  Chaque  époque  avait  son  genre 
d'outil  que  l'ouvrier  faisait  lui-même.  Le  travail 
Louis  XIV  était  nervé  au  planoir  avec  des  mattés 
très  unis.  Le  Louis  XV  était  traité  d'une  façon  plus 
rustique.  On  employait  des  outils  de  mat  qui 
donnaient  beaucoup  de  variété  au  travail.  Sous 
Louis  XVI,  la  ciselure  très  fine,  très  douce,  prove- 
nait  des  mattoirs  à   la   pointe,  d'un  très  bel  effet. 

Aujourd'hui,  nous  avons  de  très  bonnes  mains, 
mais  nous  n'avons  plus  les  mêmes  outils.  Les  nôtres 
sont  faits  mécaniquement  et  donnent  un  résultat  plus 
criard.  D'ailleurs,  même  en  employant  l'outillage 
spécialàchaque  époque,  ceuxqui  veulent  faire  de  l'an- 
cien n'y  arrivent  pas.  Ce  n'est  pas  ça  ! 

Pour  la  dorure  non  plus,  on  n'a  plus  la  même 
qualité  d'or.  Le  titre  est  moins  élevé.  On  pose  la 
couverture  des  ors  moins  épaisse.  C'est  mou,  c'est 
flasque,  ce  n'est  plus  le  beau  ton  chaud  d'autrefois. 

Faites  votre  profit  de  ces  indications  techniques 
données  par  un  homme  du  métier  I 


190  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Celte  conscience  dans  le  travail  des  anciens  doreurs 
n'a  pas  échappe  à  certains  écornilleurs,  toujours  à 
l'affût  d'un  bon  tour.  Ils  se  sont  dit  qu'une  poire  ou 
bien  une  pèche  devenant  plus  savoureuse  pelée 
qu'avec  sa  peau,  les  bronzes  anciens  ne  perdraient  rien 
à  être  dépouillés  de  leur  couche  d'or.  Ils  ont  pelé 
les  bronzes  qu'on  a  eu  l'imprudence  de  leur  donner  à 
nettoyer.  Le  procédé  des  chineurs  était  simple:  sau- 
poudrer les  pièces  de  soufre  et  y  mettre  le  feu. 
Le  soufre  dissolvait  l'or  qu'ils  retrouvaient  dans  les 
cendres. 

Bien  qu'abusant  de  l'antique,  l'Empire,  onlesait, 
est  l'époque  des  belles  ciselures.  Janîais  le  fini  de  cet 
art  ne  fut  poussé  aussi  loin.  L'école  merveilleuse  du 
xviii®  siècle  s'était  encore  perfectionnée.  Napoléon, 
qui  aimait  le  luxe,  voulait,  comme  demeures,  des 
palais  resplendissants.  A  son  exemple,  sa  famille  et 
ses  généraux  firent  des  folies  d'ameublement. 

Murât  fit  venir  à  Naples  des  cargaisons  de  bronzes. 
Elisa,  grande  duchesse  de  Toscane,  transmit  à  Tho- 
mire,  élève  de  Pajou  et  de  lloudon,  auteur  du  bu- 
reau du  roi  de  Rome,  des  commandes  prodigieuses, 
qui  sont  au  Palais  Pitli,  à  Florence.  Meubles,  bras, 
appliques,  chenets,  lustres  dorés  au  mal,  tous  les 
plus  beaux  modèles  de  ciselure  française  passèrent 
les  Alpes  à  l'envi  ! 

Plus  tard,  la  maison  de  Savoie,  héritière  de  ces 
magnificences,  trouva  les  belles  dorures  un  peu 
ternies.  Peu  sensible  au  charme  de  la  patine  du 
temps,  elle  ordonna  un  récurage  général. 

A  quelle  époque?  Je  n'en  sais  rien,  mais  j'ai  en- 
tendu raconter  le  fait  par  des  voyageurs  avisés. 

On  sortit  des  palais  tous  ces  spécimens  d'art  pur 
pour  les  mettre  à  neuf.  Combien  passèrent  alors  dans  • 


CISELURE  ET  DORURE  191 

des  mains  infulèles  qui  les  nclloyèrent  jusqu'au 
bronze,  c'esl-à-dire  les  dédorèrent  parlarecelle  nou- 
velle, à  l'aide  du  courant  magnétique  dans  un  bain 
de  cyanure  !  Et  maintenant,  on  ne  voit  plus,  dans 
l'Italie  napoléonienne,  au  lieu  de  ces  dorures  nour- 
ries, cossues,  pleines,  que  des  bronzes  vernis,  d'as- 
pect pale,  anémiques  et  verdâtres. 

Les  mauvaises  langues  prétendent  qu'en  France, 
nos  cliAteaux  nationaux  ont  subi  le  même  sort,  qu'il 
y  a  lieu  de  contcsler  la  belle  lanterne  du  petit  esca- 
lier de  Trianon,  que  les  lustres  de  Compiègne,  notam- 
ment, ne  jettent  plus  que  de  la  poudre  aux  yeux. 

Mais  ne  dit-on  pas  aussi  que  certaines  appliques 
de  nos  ministères  ont  perdu,  peu  à  peu,  toutes  leurs 
pièces  anciennes  et  que  sur  cinquante  bobèches,  il 
n'y  en  a  plus  cinq  authentiques? 

Ah  !  si  l'on  ajoutait  loi  à  tous  les  racontars  I 


Voici  cependant  une  aventure  arrivée  récemment 
à  un  amateur  de  bronzes  et  dont  je  garantis  l'authen- 
ticité, car  je  connais  les  acteurs. 

L'un  de  mes  amis  avait  à  faire  réparer  un  bras  de 
lumière  en  bronze  doré  à  l'or  moulu,  comme  on  di- 
sait jadis.  Méfiant  de  son  naturel,  il  était  allé  porter 
l'objet  chez  un  ciseleur-bronzier  en  chambre,  pour 
faire  exécuter  la  soudure  sous  ses  yeux. 

Tout  au  fond  de  Vaugirard,  il  trouve  un  jeune 
liomnie  à  son  établi,  en  train  de  reproduire  une  ex- 
quise guirlande  de  fleurs.  Ce  qu'il  faisait  n'était  pas 
trop  mal.  On  voyait  qu'il  était  assez  bon  ouvrier. 
Mais  comment  approcher  d'un  modèle  qui  sortait 
évidemment  des  mains  de  Gouthière? 


192  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

—  Au  lieu  de  tenter  la  copie  de  ce  bronze,  fait  moni 
ami  qui  regardait  le  modèle  avec  des  yeux  plon- 
geants, vous  feriez  bien  mieux  de  vous  en  défaire. 
J'en  ai  justement  le  placement  sur  un  meuble,  et  si 
vous  n'en  vouliez  pas  trop  cher... 

—  Ah  !  monsieur  !  Y  pensez-vous  ?  Jamais  je  ne 
retrouverai  un  pareil  modèle.  Voyez  donc  cette  cise- 
lure !  Quelle  sûreté  !  Quel  fini  !  Quel  moelleux  1 

—  Je  vous  en  donne  trois  cents  francs  ! 

.  —  Trois  cents  francs  !  C'est  une  somme  pour  un 
pauvre  diable  comme  moi.  Prenez  la  guirlande.  Elle 
est  à  vous. 

Mon  ami  sortit  trois  billets  de  son  portefeuille,  et 
la  réparation  de  son  applique  finie,  emporta  le  mo- 
dèle de  Gouthière  exécuté  par  le  petit  ciseleur  huit 
jours  auparavant.  ' 


A  la  fin  du  xixe.  siècle,  le  docteur  Camus  s'était 
mis,  pour  son  plaisir,  à  monter  en  bronze  doré,  de 
style  Louis  XV,  des  porcelaines  de  Chine.  Très  épris 
de  cette  rocaille,  qui  se  renfle,  ondule  et  serpente, 
il  garnissait  de  collerettes,  de  montants,  de  bordures, 
danses,  de  feuillages,  de  terrasses  et  de  socles  les  plus 
délicieux  vases  et  cornets  en  céladon  bleu  turquoise 
qu'il  pouYait  rencontrer. 

Charles  Mannheim  rendit  à  l'hôtel  Drouoi,  en  1902, 
ces  ciselures  d'un  faire  gras  et  large.  Les  gens  de 
goût  se  les  disputèrent. 

Que  deviendront  ces  œuvres  originales  ?  Je  pré- 
sume qu'elles  sont  signées.  Autrement,  il  sera  quel. 


CISELURE  ET  DORURE  193 

que  peu  difficile  au  xxi'  siècle  de  dislingucr  les  Ca' 
mus  des  Caffieri. 

t 

J'ai  gardé  pour  la  fin  les  pendules  en  bronze  doré. 

Après  le  luminaire  et  les  bronzes  d'ameublement, 
et  peut-être  même  plus  qu'eux,  ce  sont  les  bronzes 
les  plus  imités.  Ils  offrent  les  meilleurs  pasti- 
chés. 

Pendules  du  Dauphin,  des  Liseuses  adossées,  du 
Temps  barbu,  avec  sa  faux,  de  l'Amour  au  carquois, 
du  Char  embourbé,  du  Moineau  de  Lesbie,  de  l'En- 
lèvement d'Europe,  de  l'Histoire  écrivant  sur  des 
ruines,  des  trois  Grâces,  du  Taureau  supportant  un 
cadran,  cartels  avec  des  bustes,  des  personnages  ou 
des  urnes,  on  réédite  tout.  Parfois  les  reproductions 
sont  si  belles  qu'elles  atteignent  des  prix  d'originaux. 

A  la  vente  Millet,  en  190G,  n'a-t-on  pas  vu  une 
grande  horloge  astronomique  Louis  XV,  en  bronze 
ciselé  et  doré  d'après  Caffieri,  adjugée  5100  francs? 
Que  vaudrait  maintenant,  quoiqu'il  soit  récent,  le 
légulateurdu  Louvre,  œuvre  de  l'ébéniste  Grohé, 
dont  on  peut,  dit-on,  retrouver  le  poinçon  sur  le 
meuble? 

Bone  Deus  !  où  allons-nous?  C'est  une  épidémie 
contagieuse  qui  s'étend  comme  une  tache  d'huile. 
Des  magasins  entiers,  à  Paris,  ne  vendent  que  des 
imitations.  Malgré  la  campagne  faite  pour  la  suppres- 
sion des  pendules  sur  les  cheminées,  il  n'y  en  a  pas 
assez  pour  les  demandes.  Tout  le  monde  veut  pos- 
séder une  pendule  ancienne  ou  tout  au  moins  le  paraî- 
tre, ce  qui  coûte  moins  cher  et,  pour  bien  des 
gens,  revient  au  môme. 

9 


Ià4  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Faites  comme  eux  si  le  cœur  vous  en  dit.  Vous  ne 
serez  pas  trompé  sur  la  nature  de  la  marchandise 
vendue.  Vous  en  aurez  pour  votre  argent. 

Mais  sachez  que  vous  n'êtes  pas  seul  à  vous  appro- 
visionner de  ces  magnifiques  mais  abusives  repro- 
ductions. C'est  là  que  viennent  puiser  les  fins  matois 
qui  sèment  des  «  occasions  »  sous  les  pas  des  tou- 
ristes, depuis  les  rives  de  la  Loire  jusqu'à  la  Corniche 
de  la  côte  d'Azur. 


Pendant  une  saison  uans  les  Vosges,  oîi  je  suivais 
un  traitement  d'eaux  plus  ou  moins  efficace,  j'avais 
pris  pension  à  un  hôtel  confortable,  fréquenté  en 
grande  majorité  par  des  étrangers.  La  salle  à  manger, 
presque  somptueuse,  était  ornée,  sur  la  cheminée, 
d'une  superbe  pendule  en  bronze.  De  loin,  elle  faisait 
son  effet.  Avec  un  peu  de  bonne  volonté,  on  aurait 
pu  songer  à  l'œuvre  d'un  bâtard  de  Caffieri. 

N'importe.  Pour  les  Anglais,  c'était  du  grand  art. 
Les  jeunes  misses  s'interrompaient  d'avaler  leur  «  tea 
and  tostes  »  pour  jeter  des  regards  d'admiration  sur  le 
bronze.  Les  vieilles  mislrcss  poussaient  des  :  «  Ah  ! 
beautiful  indeed!  »  et  il  se  trouvait  toujours  un  vieil 
esquirepour  demander  au  propriétaire  de  l'hôtel  s'il 
voulait  céder  sa  pendule. 

Invariablement,  le  digne  restaurateur  se  fâchait. 
Un  souvenir,  de  famille  !  Une  pendule  offerte  par 
la  reine  à  son  chef  de  cuisine  et  conservée  dans  la 
maison  depuis  plus  d'un  siècle  !  Ces  étrangers,  avec 
leur  or,  ne  doutent  de  rien  ! 

Mais  le  lendemain  matin,  avant  la  montée  en  omni- 
bus, la  femme  de   riiolelier  prenait  le  gentleman  à 


CISELURE  ET  DORURE  H5 

part.  Elle  lui  déclarait  que  la  pcudiile  vouait  de  ses 
parents  à  elle.  Comme  elle  était  mariée  sous  le  ré- 
gime de  la  séparation  de  biens,  elle  se  déferait 
volontiers  de  l'objet,  si  elle  en  trouvait  un  prix  rai- 
sonnable. 

Le  prix  raisonnable,  c'était  deux  mille  francs.  La 
plupart  du  temps,  l'Anglais  se  laissait  faire. 

Pendant  mes  vingt  et  un  jours  de  bains  et  de 
douches,  j'ai  vu  deux  fois  emballer  le  Caffieri  donné 
par  la  reine  à  son  cuisinier.  Deux  fois,  subreptice- 
ment, un  nouvel  exemplaire  vint  prendre  la  place 
de  l'ancien  sur  la  cheminée,  sans  que  personne  s'en 
aperçût. 

Uno  avulso  non  déficit  aller  aiirens...  ou  presque 
aureus. 


Vieux  cadrans,  mouvements  enlevés  à  des  coucous 
sans  valeur,  marques  authentiques  dhorlogers,  les 
faussaires  ne  négligent  rien  de  ce  qui  peut  donner  une 
apparence  de  véracité  à  leurs  coupables  imitations. 

Il  existe  pourtant  de  par  le  monde  une  pendule 
audacieusement  maquillée  et  qui  n'est  nullement  une 
contrefaçon.  Son  travestissement  lui  ajoute  même  un 
attrait  particulier. 

Jugez-en  plutôt. 

Un  fervent  de  l'époque  révolutionnaire  découvrit 
un  jour  une  pendule  en  bronze  doré,  montée  sur  un 
socle  de  marbre  blanc  avec  colonnettes  en  bronze 
sur  fond  bleu  métallique,  d'un  effet  charmant. 

Le  sujet  surtout  était  bien  fait  pour  le  tenter.  Le 
cadran,  signé  Fieffé,  reposait  sur  des  livres  épars, 
portant  des  titres  dans  la  note  du  jour: 


1!16  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Liherté  et  égalité  de  ilQl  ; 

Journal  des  décrets  de  V Assemblée  Nationale  ; 

Ils  veulent  notrebien. 

Au-dessus  du  cadran,  une  ruche,  surmonlée  d'un 
bonnet  phrygien,  laissait  s'envoler  des  abeilles,  sur 
soleil  rayonnant. 

A  gauche,  un  cricur  public,  coiffé  d'un  tricorne; 
Vendait  le  Recueille  (sic)  des  Lois.  Il  en  tenait  plu- 
sieurs exemplaires  sous  le  bras  droit  et  en  présentait 
un  au  public,  de  la  main  gauche.  A  ses  pieds  des 
attributs  militaires,  un  baril  de  poudre,  un  fusil, 
personnifiaient  la  défense  de  la  patrie. 

A  droite,  un  homme  du  peuple,  jeune  et  robuste, 
^'appuyait  sur  le  cadran,  la  main  droite  ouverte,  la 
gauche  montrant  la  ruche  bourdonnante.  Il  avait  à 
ses  pieds  des  gobelets,  une  bouteille  et  un  rouleau 
de  papier  sur  lequel  on  lisait  :  Le  cri  du  cœur,  dia- 
logue entre  VEsouflé  (sic)  et  Francœur. 

Les  aiguilles,  un  peu  trop  fines  pour  le  cadran  et 
bien  ciselées,  représentaient  des  lances,  des  haches, 
un  étendard.  Sur  le  socle,  à  la  partie  supérieure, 
deux  médaillons  en  porcelaine  de  Sèvres,  sans 
intérêt,  du  reste,  jetaient  la  seule  note  discordante 
dans  l'ensemble. 

Que  venaient  faire  là  ces  médiocres  céramiques? 
N'aurait-il  pas  mieux  valu  un  socle  nu  que  des  or- 
nementsd'aussi  mauvais  goût? 

Le  possesseur  de  la  pendule  résolut  de  les  enlever. 
Avec  d'infinies  précautions,  il  soulève  une  des  pla- 
ques. Les  vis  cèdent,  le  fâcheux  décor  tombe.  A  sa 
grande  surprise,  il  trouve,  à  la  place,  une  grande 
et  superbe  fleur  de  lis. 

Vite,  il  passe  à  l'autre  médaillon.  Seconde  fleur  de 
lis,  en  tout  semblable  à  la  première. 


CISELURE  ET  DORURE  197 

—  Que  veut  dire  cela  ?  fit  notre  amateur. 

Et  le  voici  qui  regarde  sa  pendule  dans  tous  les 
sens,  comme  s'il  venait  de  lui  entendre  sonner  qua- 
torze heures  au  lieu  de  midi. 

A  cet  examen  prolonge,  il  lui  semble  découvrir  des 
anomalies  qui  ne  l'avaient  pas  frapp;'^  au  premier 
abord.  La  ruche  n'est-elle  pas  un  peu  petite  pour  le 
cadran  ?  On  dirait  qu'elle  s'ajuste  mal  sur  les  rais 
du  soleil.  Si  elle  était  rapportée,  elle  aussi  ? 

Avec  les  mêmes  précautions,  il  s'attaque  à  la  ruche. 
Il  la  démonte.  Elle  cachait  —  ô  profanation  !  —  un 
profil  de  Louis  XVI  ! 

Il  passe  aux  livres.  On  avait  rajouté,  sur  une  mince 
feuille  de  cuivre  doré,  des  titres  factices."  Les  véri- 
tables réapparaissent  et  il  lit  : 

Il  veut  noire  bien. 

Notre  bonheur  sera  sa  gloire. 

Il  est  plus  beau  que  le  soleil. 

La  môme  opération  découvre  labrochure  ducrieur. 
C'est  VEdit  du  Roi,  de  1774. 

Les  attributs  militaires  ont  été  rajoutés,  les  ai- 
guilles changées  ;  bref,  c'est  une  toilette  complète 
que  le  premier  propriétaire  de  la  pendule  lui  a 
fait  subir  à  l'approche  de  la  tourmente  révolution- 
naire. 

Habilement,  il  a  fait  disparaître  l'image  et  les 
attributs  du  despotisme,  mais,  en  homme  rangé  et 
économe,  il  n'a  pas  voulu  détériorer  sa  belle  pendule 
et  s'est  contenté  delà  transfigurer. 

Notre  amateur  croyait  avoir  acheté  le  symbole  de 
la  foi  d'un  pur  jacobin.  Il  n'avait  plus  devant  les 
yeux  que  la  subtilité  pusillanime  d'un  prudent  op- 
portuniste. 

Il  se  consola  cependant  de  sa  mésaventure,  car 


103  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

c'était  un  homme  de  goût,  digne  d'apprécier  un  véri- 
table objet  d'art.  Il  serra  précieusement  les  attributs 
révolutionnaires  et  il  écrivit  sur  le  socle  : 

Je  suis  oiseau,  voyez  mes  ailes, 
Je  suis  souris,  vivent  les  rats  ! 


DESSINS,  ENLUMINURES,  MINIATURES 


Le  marchand  de  165?.  —  Atelier  posthune  d'Albert  Durer. 
—  En  voulez-vous  des  Walleau?  —  D'cxiivbs  les  fac-similé.  — 
Les  cachets  des  ventes  après  décès.  —  Le  Tripatouillopolis 
des  maîtres  caricaturistes.  —  On  m'a  fait  dire  des  bélises.  — 
Originaux  phototypés.  —  Gnôli  seaulon.  —  Enlumineurs 
commencement  de  siècle.  —  Les  espaces  blancs  d'un  Té" 
ronce.  —  L'image  de  la  Pucelle.  —  Comment  Philippe 
Le  Bon  entra  de  nos  jours  à  Lille.  —  Portraits  d'aïeux.  —  Chez 
le  miniaturiste.  —  Fécondité  de  Hall.  —  Mcdée  rajeunissant 
le  vieil  Eson. 

DESSLXS 

Les  curieux  du  xvii®  siècle  aimaient  à  remplir  leurs 
portefeuilles  de  dessins  originaux.  Ils  les  faisaient 
aussi  relier  en  volumes,  sous  une  couverture  de 
maroquin  dore  aux  petits  fers.  Marchands  de  tableaux, 
ou  marchands  d'estampes  tenaient  toujours  un  stock 
de  «  crayons  »  à  la  disposition  des  amateurs.  On 
pouvait  même  s'approvisionner  aux  étalages  en  plein 
vent  du  Pont-Neuf  ou  du  Marché  des  Innocents. 

Écoutez  plutôt  ce  dialogue  entre  un  marchand  de 
dessins  et  son  client.  Nous  sommes  en  1652.  On  se 
croirait  au  xx*  siècle  : 

—  Çà,  Monsieur  Guérineau,  voyons, 
Montrez-nous  un  peu  ces  crayons  ? 
Sans  doute,  ils  sont  de  conséquence... 


200  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

—  Ouy,  Messieurs,  ils  sont  d'importance, 

Je  m'en  vais  vous  les  montrer  tous, 

Vous  verrez  qu'ils  sont  louchez  doux. 

J'en  aj'  de  beaux  de  Caravage, 

Du  Titien  et  du  Garage, 

J"aydes  pièces  du  Tinloret, 

Du  Parmaisan,  d'Albert  Duret... 

Quatre  crayons  faits  par  Bclange 

Et  trois  autres  par  Michel  Ange, 

Un  beau  dessin  de  Raphaël, 

Jamais  homme  n'en  vit  un  tel... 

Après  jay,  des  peintres  de  France, 

Tout  ce  qu'ils  ont  fait  de  nouveau, 

Mais  c'est  quelque  chose  de  beau. 

Ce  sont  des  dessins  à  la  plume 

En  grand  et  en  petit  volume  (1). 

Ce  que  «  Monsieur  Guérineau  «  possède  aussi,  sans 
s'en  vanter,  ce  sont  certainement  de  faux  dessins. 
Ah!  les  Cartouche  du  crayon  se  sont  rais  de  bonne 
heure  à  la  besogne  1  Les  faux  Raphaël,  les  faux  Mi- 
chel Ange,  les  faux  Albert  Durer,  ont  envahi  les  ca- 
binets du  XVII®  siècle,  alors  que  personne,  et  pour 
cause,  ne  songeait  à  opérer  le  même  frelatagesur  les 
faïences,  les  dentelles  ou  les  émaux.  Il  est  à  croire» 
aujourd'hui,  que  plus  d'une  de  ces  fraudes,  rendues 
vénérables  aujourd'hui  par  trois  siècles  de  date,  a  dû 
trouver  asile  dans  les  musées  ou  cabinets  célèbres. 

Voulez-vous  un  exemple  ?  Vous  savez  quelle  quan- 
tité prodigieuse  de  dessins  a  produits  le  pur  génie 
d'Albert  Diirer.  Il  en  existe  dans  toutes  les  galeries 
de  l'Europe  et  notamment,  les  plus  beaux  peut-être, 
dans  celle  d'un  archiduc,  à  Vienne.  Si  bien  que  l'on 
ne  sait  ce  que  Ton  doit  le  plus  admirer  de  la  maîtrise 
du  crayon  ou  de  la  fécondité  créatrice  qui  a  présidé 
à  la  naissance  de  tant  de  chefs-d'œuvre. 

(1)  La  Ville  de  Paris  en  vers  burlesques,  par  Berlhod,  1652. 


DESSINS,  ENLUMINURES,  MINIATURES  201 

Eh  bien  !  celte  abondance  de  dessins  n'a  pas  sem- 
blé suffisante,  pour  Tavenir,  à  un  malicieux  Nurem- 
burgeois  du  xvi*  siècle.  Il  s'est  livré  à  la  plus  éton- 
nante multiplication  que  les  annales  de  la  truquo- 
manie  aient  jamais  enregistrée. 

Cet  Imhoff,  petit-fils  de  Wilibald  Pirkeimer,  l'ami 
el  le  prolecteur  du  grand  peintre,  avait  chez  lui  tout 
un  atelier  de  copistes,  qui  imitaient  à  s'y  méprendre 
le  style  du  maître. 

Grâce  à  ces  ingénieux  artistes,  dont  nous  connais- 
sons le  plus  expert,  Hans  Hofman,  mort  vers  1600, 
tous  les  tableaux  d'Albert  Durer  arrivèrent  à  la  pos- 
térité au  moins  en  double  exemplaire.  Quant  aux 
dessins,  personne  n'a  jamais  su  par  quel  coefficient 
il  fallait  les  multiplier. 

ImhofT  mort,  ses  héritiers  et  ses  descendants  se 
transmirent  son  cabinet  comme  un  fonds  de  com- 
merce utile  à  exploiter,  et  continuèrent,  à  mesure 
qu'ils  en  détachaient  des  pièces,  à  les  remplacer  par 
des  factices.  Les  dessins  authentiques  trouvés  dans  la 
succession  furentachetés  par  l'empereur  Rodolphe  II. 
Les  pièces  douteuse*  restèrent  pour  compte,  et  toute 
une  équipe  de  contrefacteurs,  Georges  Gartner, 
Bonnacker,  Jean  Christian  Ruprecht,  Jean  et  Georges 
Fischer,  Jobst  Harrich,  grossirent  l'ancien  stock  de 
leurs  propres  copies.  «  Cette  école  posthume  de  Du- 
rer, dit  M.  Thausing,  l'érudit  historien  du  maître, 
est  sans  analogie  dans  l'histoire  de  l'art.  Aucun  maî- 
tre, pas  même  Raphaël,  qu'on  a  si  souvent  essayé  de 
contrefaire,  n'a  été  exploité  d'une  façon  aussi  persis- 
tante qu'Albert  Durer  par  les  faussaires.  » 


9. 


20S  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Nos  amateurs  modernes  ont  cessé,  pour  la  plupart, 
de  faire  la  chasse  aux  dessins,  du  xvi"  ou  du  xvii^ 
siècle,  les  portraits  exceptés. 

La  crainte  du  faussaire,  qui  devrait  être  le  com- 
mencement de  la  sagesse  pour  un  collectionneur, 
n'est  pas  le  seul  motif  de  ce  délaissement.  La  mode  y 
prend  sa  bonne  part.  Le  goût  moderne  s'est  porté  de 
préférence  vers  les  crayons  de  Boucher,  d'Eisen,  de 
Cochin,  de  Saint-Aubin,  de  Fragonard,  de  Walteau 
et  de  leurs  émules.  Toutes  ces  gracieuses  «  dix-hui- 
tième-siècleries  »  passionnent  nos  contemporains  et 
nos  gracieuses  contemporaines.  Les  bibliophiles  les 
ajoutent  dans  leurs  exemplaires,  à  côté  de  la  gravure 
correspondante.  Les  iconophiles  les  gardent  en  por- 
tefeuille, soigneusement  encartés  dans  des  caches  à 
biseau.  Les  dilettanti,  qui  veulent  jouir  de  leurs  ob- 
jets d'art  à  toute  heure  du  jour,  les  font  soigneuse- 
ment églomiser  et  leur  trouvent  des  cadres  appro- 
priés. 

Maintenant  tout  le  monde  a  des  dessins  de  maître. 
Le  temps  où  l'on  collectionnait  avec  ses  jambes  est 
passé.  D'habiles,  de  très  habiles  pasticheurs,  s'inspi- 
rantdes  fac-similés  publiés  par  nos  éditeurs  de  la  fin 
du  xix«  siècle,  fabriquent  des  petites  femmes  Watteau 
et  des  bergères  Boucher  à  faire  pâmer  d'aise  les  frères 
Concourt,  s'ils  pouvaient  revenir  à  l'hôtel  Drouot. 
Le  papier  est  emprunté  à  d'anciens  registres.  On  le 
fume  légèrement  pour  lui  donner  une  teinte  plus  an- 
cienne. On  dessine  à  la  pierre  d  Italie  ou  au  crayon 
rouge  un  croquis  emprunté  à  deux  ou  trois  dessins 
du  maître,  figure  de  ci,  costume  de  là,  accessoires  un 
peu  partout  et  repentirs  à  volonté. 


DESSINS,  ENLUMINURES,  MINIATURES  203 

Un  truqueur  émérite  avait  trouvé  un  système  tout 
à  fait  ingénieux  pour  mettre  au  monde  des  dessins 
du  xvni'  siècle. 

A  la  tombée  de  la  nuit,  Yignères,  le  savant  mar- 
chand d'estampes  de  la  Bibliothèque  nationale,  dont 
les  vieux  collectionneurs  se  rappellent  avec  plaisir 
l'originale  physionomie,  voit  entrer  chez  lui  un  vieil- 
lard, bas  sur  jambes,  proprement  mais  pauvrement 
vêtu,  qui  lui  présente  un  dessin  à  la  mine  de  plomb, 
représentant  un  sujet  galant. 

Le  vieil  iconographe,  du  premier  coup  d'œil,  recon- 
naît un  des  sujets  du  Temple  de  Guide,  de  Montes- 
quieu, gravé  par  Le  Mire  d'après  Eisen  pour  l'édition 
de  1772:  Céphise  coupant  les  ailes  de  l'Amour. 

La  pièce  est  jolie,  la  demande  du  vendeur  mo- 
deste: 100  francs  après  marchandage.  Yignères  com- 
pare avec  l'estampe  et  s'assure  qu'il  s'agit  bien  du  des- 
sin original  reproduit  en  contre-partie  par  le  graveur. 
Le  marché  se  conclut  et  le  petit  vieux  se  retire, 
non  sans  avoir  donné  son  nom  et  son  adresse. 

Le  lendemain,  notre  expert,  dès  son  lever,  veut  re- 
voir son  acquisition.  Triste  surprise  !  il  a  été  indigne- 
mont  roulé  !  La  pièce  est  l'œuvre  d'un  faussaire. 
Le  jour  baissait.  La  lumière  était  défectueuse.  On  lui 
avait  fait  accepter  comme  original  ce  pastiche 
éhonlé  !  Il  se  demande  comment  le  plagiaire  est  ar- 
rivé à  une  telle  exactitude  de  rendu  et  surtout  com- 
ment il  a  pu  si  bien  dessiner  en  contre-partie. 

A  la  fin,  il  devine.  Le  mystificateur  s'est  procuré  la 
gravure  du  Temple  de  Gnide.  Après  avoir  appliqué 
dessus  un  papier  humide,  il  a  passé  le  tout  au  lami- 
noir. Les  tailles  ont  déchargé  suffisamment  pour  don- 
ner une  esquisse  imparfaite.  Il  n'a  eu  qu'à  la  re- 
prendre au  crayon. 


804  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Vigncres  courut  à  Fadresse  indiquée.  Son  vendeur 
y  était,  comme  de  juste,  inconnu. 


Aujourd'hui,  l'industrie  du  faux  dessin  est  une  des 
plus  florissantes  de  Tripalouillopolis.  Tous  les  maîtres 
y  passent,  mais  l'école  du  xix°  siècle  est  la  plus  de- 
mandée. C'est  incroyable  ce  qu'on  a  fait  de  pseudo 
Prud'hon,  de  faux  Delacroix,  d'Ingres  de  derrière  la 
butte,  de  Corot  trouilleberlisés  !  Comme  pour  les 
tableaux,  nos  maîtres  fourbes  mettent  à  profit  les 
ventes  après  décès  d'ate"liers  célèbres.  Dans  ces  les- 
sives générales,  où  l'on  vend  tout,  même  les  cartons 
d'esquisses  informes,  ils  achètent  à  vil  prix  les  feuilles 
de  papier  où  l'artiste  a  jeté  au  hasard  deux  ou  trois 
coups  de  crayon.  De  dessin  pas  la  moindre  trace, 
mais  le  cachet  autlientique  de  la  vente  s'y  trouve. 
C'est  tout  ce  qu'il  leur  faut. 

Et  bientôt,  grâce  au  talent  de  jeunes  rapins  beso- 
gneux, la  feuille,  jadis  blanche,  dûment  timbrée  par 
exemple  de  la  vente  Rosa  Bonheur,  s'étale  à  une 
vitrine  de  marchand,  revêtue  d'un  taureau  quelconque 
que  l'illustre  animalière  eût  certes  désavoué  et  qu'on 
lui  fait  signer  poslhumement,  sans  rien  ajoutera  sa 
gloire. 

La  mémoire  des  maîtres  de  l'école  romantique  de 
1830  et  de  l'école  de  Fontainebleau  a  surtout  à  souf- 
frir de  ces  coups  de  crayon  clandestins.  Ne  vous  en 
étonnez  pas.  Outre  que  ce  sont  les  plus  recherchés 
sur  le  marché  transatlantique,  ce  sont  aussi  ceux 
dont  on  a  publié  le  plus  de  fac-similé.  Je  vous  recom- 
mande, si  vous  avez  envie  de  devenir  faussaire,  un 
recueil  de  18G0  environ,  intitulé  VAutographe,  qui 


DESSINS,  ENLUMINURES,  MINIATURES  205 

est  bien  la  mine  la  plus  féconde  de  reprodcclions 
qu'on  puisse  rêver.  On  peut  copier  à  la  fois  le  croquis 
et  la  signature.  C'est  simple  comme  bonjour. 


Dans  cette  avalanche  de  contrefaçons,  vous  pensez 
bien  que  les  caricaturistes  n'ont  pas  été  plus  épargnés 
que  les  maîtres  du  pinceau.  Bien  plus,  comme  leurs 
œuvres  nous  parviennent,  sous  la  forme  de  reproduc- 
tions au  trait,  en  photogravure  ou  en  zincogrophie, 
le  modèle  est  à  la  portée  de  toutes  les  bourses.  Un 
journal  de  deux  sous  fournit  un  excellent  fac-similé 
de  Steinlen  ou  de  Forain.  Il  n'y  a  qu'à  se  baisser 
pour  en  prendre. 

Un  de  ces  petits  maîtres  les  plus  recherchés,  le  spi- 
rituel Willette,  fit  saisir,  il  y  a  deux  ans,  à  l'hôtel 
des  ventes,  un  dessin  faussement  signé  de  son  nom, 
effrontément  calqué  sur  un  vieux  numéro  du  Courrier 
français.  C'était  une  petite  Parisienne,  grimpant  à  un 
réverbère,  avee,  comme  légende  :  «  Vive  la  Russie  !  » 
Le  faussaire  s'était  contenté  de  l'intituler  :  «  La  lu- 
mière vient  de  Montmartre  !  »  Sous  cette  nouvelle 
forme,  le  prétendu  dessin  original  avait  fait  66  francs 
aux  enchères  : 

«  Si  on  se  contentait  seulement  de  copier  mes 
dessins!  s'écria  \\'illelte,  dans  sa  déposition  en  jus- 
lice.  Mais  on  me  fait  dire  des  bêtises  !  » 

Cette  fois  le  mécréant  reçut  une  leçon  qui  l'a  peut- 
être  empêché  de  recommencer.  Cependant  les  usines 
de  Montmartre  et  des  Batignolles,  oii  Ion  fabrique 
^es  Daumier,  les  Henri  Pille,  les  Henri  Somm,  les 
Degas,  les  Helleu,  les  Forain,  ne  sont  pas  prêtes  de 
chômer,  faute  de  personnel  de  bonne  volonté...  La 


206  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

ifaim  est  une  mauvaise  conseillère,  et  les  exploiteurs 
en  profitent. 

Toujours  vraie  cette  légende  que  Forain  avait 
■placée  au  bas  de  l'un  de  ses  dessins,  et  que  l'avocat 
d'un  contrefacteur  de  ce  même  artiste  invoqua  pour 
réclamer  l'indulgence  du  tribunal  en  faveur  de  son 
client  : 

—  Voyons,  mon  ami,  fait  une  jeune  femme  en 
essayant  de  rendre  un  peu  de  courage  à  son  mari, 
prends  les  cartons  et  allons  vendre  quelques  Corot 
aux  marchands  t  ,        , 

é. 

Si  pour  faire  un  civet,  il  faut  un  lièvre,  pour  faire 
un  faux  dessin,  il  n'est  pas  toujours  besoin  de  savoir 
dessiner.  La  bienheureuse  photographie,  patronne  de 
la  reproduction,  est  là  pour  venir  en  aide  aux  Scapins 
qui  ne  savent  pas  tenir  un  crayon. 

Le  temps  a  marché  depuis  le  jour  oî^i  Daguerre 
fixait  ses  images  sur  une  plaque  de  miroir.  Aujour- 
d'hui, on  obtient  par  la  photographie  n'importe  quel 
dessin,  soit  en  noir,  soit  en  couleur,  sans  que  l'artiste 
le  plus  expert  puisse  distinguer  entre  l'original  et 
l'épreuve.  Les  procédés  au  charbon  et  la  phololypic 
qui  laissent  encore  moins  paraître  de  rayures  et  de 
grain  du  papier,  donnent  des  résultats  renversants. 

Que  de  chefs-d'œuvre  ainsi  vulgarisés  ont  pris  place 
dans  des  intérieurs  modestes  où  le  culte  de  l'art  ne 
va  pas  toujours  avec  l'idolâtrie  du  veau  d'or  !  Mais 
aussi  que  d'honnêtes  fac-similé  ont  été  truqués,  ma- 
quillés, pollués  et  vendus,  sans  vergogne,  pour  des 
originaux  ! 

Voulez-vous  la  recette  ?  Je  n'en  fais  pas  mystère, 


DESSINS,  ENLUMINURES,  MINIATURES  207 

et  je  vous  la  livre  comme  Ta  donnée  à  ses  élèves  un 
cynique  imposteur  qui  se  vante  d'avoir  roulé  plus 
d'un  amateur  ayant  pignon  sur  rue. 

Achetez,  pourquelques  francs,  à  la  maison  Braun, 
une  reproductiou  au  charbon  d'un  dessin  de  Puvis 
de  Chavanne,par  exemple.  Poncez  le  fond  pour  faire 
disparaître  le  ton  nuageux  qui  estompe  le  blanc  du 
papier.  Reprenez  les  traits  un  peu  effacés.  Donnez 
q  lelques  rehauts  de  gouache,  pour  assaisonner  cer- 
taines parties,  et  mettez  sur  plateau  de  beau  bristol 
comme  présentoir. 

Les  amateurs  s'en  lécheront  les  doisrts. 


Les  Allemands,  sous  ce  rapport,  sont  passés  maî- 
tres. N'est-ce  pas  à  Henner  qu'est  arrivée  cette  amu- 
sante aventure  qui  prouve  l'excellence  des  reproduc- 
tions germaniques  ? 

Le  grand  peintre  avait  confié  à  un  éditeur  de  Ham- 
bourg deux  dessins  de  Nymphes.  Ilsdevaient  figurer 
dans  une  publication  illustrée,  mais  le  maître  en  gar- 
dait la  propriété.  L'éditeur  lui  annonce  le  renvoi  de 
ses  originaux.  L'artiste  voit  arriver  un  paquet  mal 
emballé,  roulé,  froissé,  aplati  par  les  coups  de  tam- 
pon de  la  poste.  Bref,  les  dessins  sortent  du  rouleau 
dans  le  plus  piteux  état. 

Henner,  furieux,  se  plaint  amèrement  à  l'éditeur. 
Il  reçoit  en  retour  cette  réponse  : 

—  Votre  réclamation  est  le  meilleur  compliment 
que  vous  puissiez  me  faire.  Je  vous  ai  adressé  les 
reproductions  de  vos  dessins.  Ce  sont  des  phototvpies 
que  vous  avez  reçues.  Les  originaux  partent  aujour- 
d'hui à  votre  adresse  soigneusement  emballés. 


208  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Les  Grecs  disaient  Pvwn  asauTov,  connais-toi  toi- 
même.  Henner  n'avait  pas  reconnu  la  contrefaçon  de 
son  œuvre  I 


ENLUMINURES 

Moins  nombreux  que  les  dessinateurs,  les  enlumi- 
neurs commencement  de  siècle,  autres  membres  de 
la  confrérie  du  faux,  refont,  à  grand  renfort  de  pa- 
tience et  d'ingéniosité,  l'œuvre  des  moines  du  moyen 
âge.  Leur  petite  phalange  est  clairsemée.  L'art  de 
pjeindre  sur  velin,  si  florissant  dans  les  cloîtres  d'au- 
trefois, reste  aujourd'hui  délaissé  sans  retour.  On  ne 
sait  plus  appliquer  l'or  et  les  couleurs  comme  dans 
les  Très  riclies  heures  du  duc  de  Berry,  conservées 
au  musée  Condé,  ou  dans  la  Cilé  de  Dieu,  de  Saint 
Augustin,  à  la  bibliothèque  de  Nantes.  Seul,  peut- 
être,  au  dire  des  connaisseurs  et  de  J.-K.  Huysmans, 
qui  en  a  parlé  dans  VOblat,  le  consciencieux  artiste 
qu'est  jM.  L.-A.  Foucher  peut  revendiquer  l'honneur 
d'avoir  retrouvé  les  procédés  des  vieux  imagiers. 

Cela  n'empêche  nullement  quelques  téméraires 
miniaturistes  de  recommencer,  sous  le  manteau, 
l'œuvre  des  Jean  Fouquet,  de  Jean  Pucelle,  de  Jean 
de  Bruges,  de  Jacques  Coëne,  d'André  Beauneveu, 
de  Jacquemont  de  Hesdin,  de  Pol  de  Limbourget  de 
tant  d'autres  admirables  artistes,  dont  la  modestie 
égalait  le  mérite,  car  leurs  chefs-d'œuvre  n'étaient 
presque  jamais  signés.  Il  est  vrai  que  leurs  suc- 
cesseurs, non  plus,  ne  signent  pas  ;  mais  c'est  pour 
d'autres  raisons  ! 

Jadis,  on  ne  songeait  guère  à  fabriquer  de  fausses 


DESSINS,  ENLUMINURES,  MINIATURES  209 

miniatures.  Le  fameux  Libri  fut  peut-être  le  premier 
à  employer  cet  audacieux  procédé  pour  maquiller  et 
rendre  méconnais^bles  certains  manuscrits  dérobés 
dans  nos  dépôts  publics.  Les  bibliophiles  qui  seuls, 
alors,  collectionnaient  les  Livres  d'Heures,  les  fai- 
saient réparer,  parfois  même,  comme  Firmin  Didot, 
un  peu  trop  libéralement.  Mais,  nourris  dans  le 
sérail,  ils  en  connaissaient  les  détours.  Les  pasti- 
cheurs impudents  eussent  été  mal  venus  à  leur  pré- 
senterleurs  fallacieuses  imitations. 

Au  cours  de  l'été  1904,  eut  lieu  Tinoubliable  expo- 
sition des  primitifs  français.  Tout  Paris,  ébloui, 
défila  devant  les  vitrines  où  s'étalaient  d'incompa- 
rables miniatures,  échelonnées  du  xiii®  jusqu'au 
XVI*  siècle.  Il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  que  la 
curiosité  se  portât  vers  les  œuvres  de  ces  précurseurs 
de  notre  art  national.  Les  amateurs,  les  moins  pré- 
parés par  leurs  études  antérieures  à  ce  genre  de  col- 
leclion,  se  passionnèrent  pour  les  enluminures. 

Et  comme  les  faussaires  ne  sont  jamais  les  der- 
niers à  se  lancer  dans  la  voie  du  progrès,  on  vit  sur  le 
marché  d'étonnants  pastiches  moyenâgeux,  qui  trou- 
vèrent acquéreurs  parmi  les  néophytes  et  même, 
disent  les  mauvaises  langues,  dans  le  cénacle  des 
arbitres  de  la  curiosité. 


Les  termites  du  manuscrit  —  est-il  besoin  de  le 
dire? —  s'attaquent  rarement  à  des  ouvrages  com- 
plets. Oui  voudrait  accomplir  le  tour  de  force  surhu- 
main de  copier,  ligne  à  ligne,  la  Bible  moralisêe  de 
Philippe  de  Bourgogne,  aujourd'hui  à  la  Bibliothèque 
nationale,  avec  ses  5  000  petits  tableaux  en  grisaille  ! 


210  TRUCS  ET  TRUQUEURS  !  *'" 

Dans  des  labeurs  aussi  minutieux,  il  serait  impossible 
qu'à  un  moment  quelconque,  rallenlion  du  pasti- 
cheur, si  habile  soit-il,  ne  vienne  à  se  lasser  et  qu'une 
négligence,  un  anachronisme,  une  défaillance  de  la 
main,  ne  révélât  la  fraude. 

J'ai  vu,  en  province,  chez  un  petit  relieur  aujour- 
d'hui décédé,  une  Chasse  de  Gaston  Pliehus,  où  tout 
était  faux,  écriture,  enluminures  et  même  le  velin  ! 
Il  fallait  être  d'autant  plus  simple  pour  s'y  laisser 
prendre  que  les  caractères  ne  ressemblaient  nulle- 
ment à  ceux  de  Tépoque  présumée  du  manuscrit. 
L'encre  était  moderne.  En  regardant  très  attentive- 
ment le  parchemin,  grossieret  mal  poncé,  on  retrou- 
vait des  traces  d'écriture  du  xvni*^  siècle.  C'étaient  de 
vieux  contrats  notariés  qui  avaient  servi  de  palimp- 
sestes ! 

Mais  si  l'on  ne  fabrique  pas,  tous  les  jours,  des  ma- 
nuscrits neufs,  on  s'entend  à  merveille  à  maquiller 
les  vieux  et  à  leur  donner,  par  des  retouches,  souvent 
fort  habiles,  une  valeur  injustifiée.  Non  seulement 
on  répare,  on  restaure,  on  repeint,  on  redore  les  an- 
ciennes miniatures,  mais  encore  on  les  gratifie  d'ar- 
moiries ou  de  firmes  d'artistes  sur  lesquels  les  érudits 
et  les  critiques  s'épuisent  en  conjectures. 

iMéfiez-vous  des  enluminures  qui  portent  le  mono- 
gramme d'Albert  Durer.  C'est  trop  beau  pour  être 
vrai  !  La  bibliothèque  de  Cassel  possède  des  frag- 
ments de  manuscrit,  apparentés  de  très  près  au  bré- 
viaire Grimani,  dont  la  signature  H.  B.  est  un  faux 
patent. 

Méfiez-vous  également  des  blasons  aux  armes 
royales  ou  des  devises  rappelant  les  grandes  familles 
de  la  féodalité  !  Tout  cela  c'est  de  la  poudre  aux  yeux, 
de  la  surdécoration,  diraient  les  marchands! 


DESSINS,  ENLUMINURES,  MLNL\TURES  211 

t 

Au  moyen  âge,  le  travail  était  divisé,  dans  les  ate- 
liers d'enluminure.  Les  scribes  copiaient  le  texte  en 
réservant  la  place  des  miniatures.  Puis,  les  imagiers 
peignaient,  dans  l'espace  laissé  en  blanc,  les  tableaux 
commandés  par  le  sujet,  ajoutaient  les  initiales  his- 
toriées, et  faisaient  courir  dans  les  marges  de  fantai- 
sistes et  délicates  bordures. 

Comme  tous  ces  travaux  demandaient  un  temps 
considérable,  et  exigeaient  le  concours  de  plusieurs 
artistes,  il  arrivait,  parfois,  que  l'œuvre  restait  ina- 
chevée. Beaucoup  de  manuscrits  nous  sont  ainsi  par- 
venus avec  la  place  des  miniatures,  sans  une  seule 
touche  de  pinceau. 

—  Quel  dommage  1  s'écrient  nos  braves  zoïles.  Si 
ces  Heures  avaient  leurs  miniatures,  au  lieu  de  cent 
francs,  elles  en  vaudraient  dix  mille  !  Essayons  de 
réparer  l'injustice  du  sort  à  leur  égard. 

Et  dans  les  dépôts  publics,  ils  font  copier  des 
sujets  appropriés  :  Aniionciation,  Nativité,  Cruci- 
fixion, Résurrection,  Messe  des  morts,  David  et  Beth- 
sabée.  Descente  du  Saint-Esprit,  relevés  sur  des  ma- 
nuscrits de  la  même  époque.  Si  le  peintre  est  habile, 
il  faut  y  regarder  à  deux  et  môme  à  trois  fois,  pour 
s'apercevoir  de  la  fraude. 

Un  bibliophile  marseillais  possédait  un  Térence 
du  début  du  xv''  siècle,  où  l'imagier  avait  oublié  d'al- 
lumer sa  lanterne.  En  bon  français,  chaque  comédie 
était  bien  munie  d'espaces  blancs,  tout  prêts  pour 
l'illustration,  mais  le  pinceau  ne  s'y  était  jamais  pro- 
mené. Peu  flatté  de  posséder  un  oiseau  sans  plumage, 
notre  bibliophile  se  laissa  facilement  séduire  par  les 


212  TRUCS  ET  TRL'QUEURS 

offres  d'un  antiquaire  de  passage.  Il  consentit  à  se 
défaire  de  son  Térence  à  assez  bon  compte,  et  le 
remplaça  dans  sa  vitrine  par  un  livre  plus  moderne. 

En  1900,  l'Exposition  lui  fit  entreprendre  le  voyage 
de  Paris.  Il  visita  la  capitale,  parcourut  les  musées, 
les  bibliothèques,  et  en  bon  bibliophile  alla  bouquiner 
sur  les  quais.  Il  n'y  récolta  que  du  fretin.  Mais 
quelle  ne  fut  pas  sa  surprise,  en  s'arrêtant  à  la  vi- 
trine d'un  antiquaire,  de  découvrir  un  Térence  tout 
pareil  au  sien  !  Il  entre,  demande  avoir,  marchande 
l'objet  pour  pouvoir  l'examiner  à  loisir.  Pas  de  doute, 
c'est  bien  son  manuscrit.  Mais  quelle  belle  toilette 
on  lui  a  faite  !  Soixante  grandes  miniatures  rem- 
placent maintenant  les  affreux  blancs  qui  le  désho- 
noraient, des  centaines  de  lettres  ornées,  d'éblouis- 
santes bordures  ornent  toutes  les  pages.  C'est  lui  et 
ce  n'est  pas  lui  !  Seulement  on  en  demandait  15  000 
IVancs,  cent  fois  le  prix  que  l'avait  vendu  son 
premier  propriétaire.  Ce  n'était  pas  trop  pour  un 
travail  de  plus  d'une  année  à  la  Bibliothèque  natio- 
nale. 

—  Nous  sommes  bien  malins  dans  le  midi,  disait 
le  bibliophile  à  ses  amis,  au  retour  de  son  voyage, 
mais  ces  diables  de  Parisiens  sont  plus  marseillais 
que  nous  I 


Je  vous  le  dis,  en  vérité ,  si  vous  achetez  des 
miniatures,  soyez  défiants  à  l'égard  des  pièces 
isolées,  des  cahiers  de  quelques  feuillets  qui  parais- 
sent détachés  d'un  manuscrit.  Exagérez  surtout  la 
prudence,  en  voyage  ! 

En  Allemagne,  en  Italie,  en  Espagne,  travaillent 


DESSINS,  ENLUMINURES,  MINIATURES  213 

des  imngiers  subtils,  à  ralTùl  des  desiderata  des 
coUeclionneurs.  Ils  leur  préparent,  bien  avant  leur 
débarquement  du  chemin  de  fer,  de  quoi  combler 
leurs  vœux  les  plus  chers. 

Croyez-en  JM.  Ilarrisse,  qui  s'y  connaît  en  fraudes 
bolonaises  comme  personne  au  monde.  Il  vous  dira 
comment  un  de  nos  plus  riches  collectionneurs,  en 
quête,  depuis  longtemps,  d'une  effigie  authentique 
de  Jeanne  d'Arc,  vit  tous  ses  désirs  réalisés  sous 
le  beau  ciel  de  Florence.  Il  paya  sans  marchander 
une  superbe  miniature,  découpée  dans  un  manuscrit 
du  XV*  siècle,  qu'on  se  garda  bien  de  lui  montrer,  mais 
qui  devait,  au  moins,  dater  du  sacre  de  Charles  VII. 

Chose  curieuse  !  cette  bonne  fortune  eut  des  len- 
demains, raconte  M.  Ilarrisse.  Cette  trouvaille  en  fit 
surgir  d'autres.  Partout  où  le  généreux  admirateur  de 
la  Pucelle  porta  ses  pas,  à  Rome,  à  Milan,  à  Bologne, 
à  Venise,  il  eut  la  joie  de  découvrir  des  miniatures 
représentant  son  héroïne  préférée.  On  lui  en  vendit 
de  face,  de  profil,  à  pied,  à  cheval,  en  guerrière,  en 
bergère.  Quand  il  fut  à  cinquante,  il  réfléchit  et  re- 
passa les  Alpes  avec  ses  merveilles. 

Tous  ces  «  pourtraicts  »,  il  faut  en  convenir,  bril- 
laient par  un  intérêt  iconographique  incontestable. 
En  cuirasse  ou  en  habits  de  son  sexe,  Jehanne  avait 
toujours  un  costume  soigné  jusque  dans  ses  moindres 
détails.  Les  traits,  plus  fidèlement  traités  encore, 
fixaient  définitivement  la  physionomie  de  la  grande 
Française,  inconnue  jusqu'ici. 

Mais  les  connaisseurs  se  permirent  quelques  res- 
trictions. Un  premier  fit  observer  que  le  velin  des 
livres  d'heures,  destiné  à  être  écrit  recto  et  verso, 
était  poncé  des  deux  côtés,  tandis  que  celui-ci  ne 
l'était  que  d'un  seul.  Un  autre  demanda  si,  du  temps 


214  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

de  la  Pucelle,  les  couleurs  à  l'aniline  étaient  inven- 
tées. Un  troisième  fit  remarquer  que  la  jupe  blanche 
et  la  cuirasse  noire  de  certaine  miniature  ressem- 
blaient singulièrement  au  tableau  de  Jeanne  d'Arc 
tenant  l'ori/Iamme,  exposé  au  Salon  de  1855,  par 
Ingres.  Il  en  ressortait  que  le  peintre  de  la  Source 
avait  certainement  copié  l'enlumineur  italien,  à  moins 
que  ce  ne  fût  le  contraire. 

Bref,  achève  M.  Ilarrisse,  on  photographia  les  fa- 
meuses miniatures.  Le  cliché  impitoyable  révéla  des 
traces  d'écriture  effacée.  Les  velins  qui  avaient  fixé  les 
traits  de  Jeanne  d'Arc  n'étaient  que  de  vulgaires  di- 
plômes d'apothicaires  du  xvui*  siècle. 


Que  notre  amour-propre  national  se  rassure  !  Nos 
farceurs  français  peuvent  en  remontrer  aux  Corne- 
dlans  del  arle. 

Il  y  avait  à  Paris,  voilà  bientôt  quinze  ans,  dans 
les  environs  du  Panthéon,  un  faussaire  qui  a  inondé 
le  marché  de  pseudo-enluminures  du  xv°  siècle.  Elles 
étaient  parfaites  de  rendu.  Le  seul  reproche  à  leur 
faire,  c'était  de  pécher  par  l'excès  des  qualités,  tant 
les  scènes  étaient  pittoresques,  les  costumes  amu- 
sants, les  détails  piquants.  C'étaient  presque  toujours 
des  entrées  de  rois  ou  de  princes,  des  vues  perspec- 
tives de  villes  avec  des  murailles,  des  tours,  des  mo- 
numents se  profilant  sur  les  fonds,  des  paysages  avec 
des  scènes  de  la  vie  rustique  ou  des  chasses.  Trait 
caractéristique,  les  terrains  du  premier  plan  étaient 
toujours  lavés  d'un  vert  clair  particulier. 

Un  amateur  d'une  grande  ville  de  l'est  y  crut  sin- 
cèrement. Il  s'emballa  et  encombra  son  musée  de  ces 


DESSINS,  ENLUMINURES,  MINIATURES  213 

miniatures.  Les  rares  pièces  anciennes  qu'il  avait 
conservées  faisaient  tache  au  milieu  Je  cette  collection 
de  faux.  On  en  vit  passer  à  l'hôtel  Drouot.  Le  marché 
anglais,  allemand,  américain,  en  fut  inondé.  A  l'ex- 
position rétrospective  d'Arras,  on  vit  figurer  une 
Pi'ésentalion  de  du  Guesclin  à  Charles  V  qui  était 
outrageusement  apocryphe,  d'aprèsla  communication 
faite  par  M.  le  comte  A.  De  Loisne  à  la  société  des- 
Antiquaires  de  France.  «  L'or  avait  sauté  par  places  et 
laissait  apercevoir  un  parchemin  bruni  et  grossier  du 
xvn«  siècle,  sans  aucune  trace  de  îa  couche  de  ver- 
millon que  les  enlumineurs  mettaient  sous  For  pour 
lui  donner  plus  d'adhérence.  Les  figures  des  person- 
nages étaient  lavées  au  lieu  d'être  gouachées. 
Charles  V  et  les  seigneurs  de  sa  suite  portaient  le 
chaperon  du  xv*  siècle,  tandis  que  Du  Guesclin,  armé 
de  plates  et  vètud"une  cotte  armoriée,  avait  une  coif- 
fure plus  récente.  » 


Un  érudit  lillois,  qui  vient  de  mourir,  L.  Ouarré- 
Reybourbon,  y  fut  pris  à  son  tour  et  se  rendit  acqué- 
reur dune  mirifique  Entrée  à  Lille  du  duc  Philippe 
le  Bon  et  de  la  ducliesse  de  Bourgogne.  Mais  comme 
c'était  un  homme  d'esprit,  il  voulut  au  moins  que  sa 
déconvenue  servîtà  quelque  chose  et  publia  l'examen 
critique  de  sa  miniature. 

Le  pastiche  ne  manquait  pas  d'habileté. 

Dans  un  petit  cadre  de  28  centimètres  de  haut  sur 
15  de  large,  on  voyait  le  duc  en  manteau  bleu,  semé 
d'or  et  doublé  d'hermines,  avec  un  chaperon  garni 
d'une  couronne  d'or,  s'avancer  à  cheval  sous  un  dais 
tenu  par  quatre  pages,  revêtus  de  pourpoints  rouges. 


21 G  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Isabelle  de  Portugal,  en  robe  de  brocart  décolletée, 
coiffée  d'un  hennin  orné  de  pierreries,  montait  une 
haquenée  blanche,  harnachée  de  bleu  fleurdelisé. 
Une  foule  de  seigneurs  à  cheval,  en  costumes  variés, 
les  accompagnait.  Un  d'eux  portait  la  bannière  aux 
armes  de  Bourgogne. 

Au  devant  du  cortège  venait  l'échevinage  de  Lille. 
Le  rcwart,  ployant  le  genou,  lisait  une  harangue. 
Il  portait  la  robe  noire  réglementaire  et  les  autres 
échevins  des  robes  bleues,  rouges  ou  violettes. 

Dans  le  fond,  se  voyait  la  porte  de  la  Barre,  tendue 
de  draperies  bleues,  semées  de  fleurs  de  lis  et  de 
rinceaux  d'or.  Puis,  en  arrière-plan,  s'étageaient  les 
principaux  monuments  de  la  ville  existant  à  Tépoque, 
fidèlement  reproduits  et  surmontés  d'une  inscription 
indiquant  leurs  noms.  Au  milieu  des  bordures,  une 
femme  se  détachait  assise,  tenant  devant  elle  un 
écusson  aux  armes  de  la  ville. 

C'était  une  vraie  pièce  de  musée  ! 

Heureusement,  les  faussaires  se  trahissent  quel- 
quefois. Unguis  in  Jierha,  disaient  les  latins.  Un  minia- 
turiste parisien,  consulté,  M.  J,  Van  Drieslen,  re- 
connut que  les  couleurs  employées  étaient  modernes, 
et  que  l'or  avait  été  obtenu  d'après  une  méthode 
qu'il  avait  publiée  dans  ï Enlumineur  en  1890.  Le 
parchemin  était  de  la  vulgaire  peau  de  mouton, 
comme  s'en  servait  la  basoche,  et  non  du  velin  fin 
et  poncé.  La  peinture,  enlevée  par  place,  laissait  voir 
des  traces  d'encollage  encore  brillantes. 

A  ces  détails  techniques,  M.  Ouarré-Reybourbon 
en  ajouta  d'autres.  Le  mystificateur  s'était  trompé 
dans  ses  légendes.  Il  avait  appelé  le  palais  des  ducs 
de  Bourgogne  «  Court  de  l'Empereur  »,  alors  qu'il 
ne  prit  ce  titre  qu'au  xvi«  siècle,  sous  Charles-Quint. 


DESSINS,  ENLUMINURES,  MINIATURES  217 

Il  avait  écrit  Porte  de  Fie  au  lieu  de  «  Porte  de 
Fives  »,  Porte  Reneau  au  lieu  de  Porte  des  Picigneaux 
et  Porte  des  Moliniers  au  lieu  de  «  Porto  du  Moli- 
nel  ». 

De  plus,  et  c'est  là  le  bouquet  !  il  avait  copié  les 
armoiries  de  la  ville  de  Lille  sur  l'écusson  de  la  sta- 
tue de  Pradier,  place  de  la  Concorde  :  Une  fleur  de 
hjs  d'or  sur  champ  d'azur,  tandis  que  les  armes  an- 
ciennes portent  une  fleur  de  lys  d'argent  sur  champ 
de  gueules  ! 

II  ne  restait  plus  qu'à  rechercher  le  modèle  dont 
s'était  inspiré  le  Jean  Fouquet  des  Batignolles. 
M.  Ouarré-Reybourbon  le  retrouva  dans  les  chromo- 
lithographies des  Chroniques  de  Froissart,  éditées 
par  de  Witt,  chez  Hachette,  en  1881.  Un  couronne- 
ment de  Charles  V  à  Reims,  une  réception  de  la  reine 
d'Angleterre  par  Charles  le  Bel,  et  une  entrée  de  la 
reine  de  France  à  Paris  avaient  fourni  tous  les  élé- 
ments de  la  scène.  La  vue  de  Lille  provenait  du  plan 
Guichardin  gravé  en  1580. 


MINIATURES 

J'aurais  voulu,  pour  être  complet,  terminer  ce  cha- 
pitre par  une  étude  approfondie  sur  la  peinture  en 
miniature  du  xvni' et  duxix' siècle,  qui  n'a  de  commun 
que  le  nom  avec  le  travail  des  enlumineurs  du  moyen 
ûge.  Ces  charmants  portraits  des  beautés  d'autrefois 
sont  la  folie  du  jour.  On  l'a  bien  vu  à  l'exposition 
d'art  du  xvin^  siècle  à  la  Bibliothèque  Nationale,  l'an 
dernier,  où  les  exquises  créations  de  Baudoin,  de, 
DumonI,  de  <  hirlier,de  Hall,  de  Vincent,  deSicardi, 

10 


218  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

de  Vcslicr.  d'Auguslin,  de  Van  Blarenberghe,  de  M'"» 
Vallayer-Cosler,  cnlevèrciil  à  la  fois  tous  les  suffra- 
ges des  connaisseurs  et  des  mondains.  C'est  la  mode 
à  présent  d'avoir  dans  ses  vitrines  quelques-unes  de 
ces  œuvres  délicieuses,  qui  gardent,  dans  leur  cadre 
minuscule,  un  reflet  si  vivant  des  grâces  de  jadis. 
Les  Américaines,  jalouses  des  portraits  d'ancêtres  de 
nos  châtelaines,  ont  mis  dans  leurs  salons  sur  des 
carrés  de  velours,  des  miniatures  qui  leur  tiennent 
lieu  de  portraits  d'aïeux. 


Je  suis  allé  rendre  visite  à  un  de  nos  plus  habiles 
miniaturistes  qui  est  en  même  temps  le  plus  serviable 
et  le  plus  complaisant  des  hommes.  Il  m'a  reçu  dans 
son  atelier  de  Passy,  tout  encombré  de  bibelots  d'art. 
d'élolTcs  anciennes  et  de  tableaux.  Sans  perdre  un 
instant,  je  suis  allé  droit  au  but  : 

—  Clicr  maître,  il  y  a  sur  le  marché  de  Paris,  et 
j'en  ai  bien  peur  aussi,  sur  ceux  de  Londres  et  de 
New-York,  des  milliers  de  miniatures  suspectes  1  Tous 
nos  grands  collectionneurs  sont  dans  la  désolation. 
Ils  ont  beau  faire  bonne  garde,  le  loup  finit  par  en- 
trer dans  la  bergerie.  J'en  connais  qui  n'osent  plus 
regarder  leurs  chers  médaillons,  de  peur  de  les  trou- 
ver apocryphes.  Donnez-moi  donc  le  moyen  de  recon- 
naître les  miniatures  fausses  des  vraies  ? 

—  Hélas  !  me  répondit-il,  vous  me  demandez  l'im- 
possible. Bien  entendu,  je  ne  vous  fais  pas  l'injure  de 
croire  que  vous  venez  me  consulter  pour  ces  minia- 
tures premier  Empire  ou  Marie -Antoinette  à  30  francs 
la  pièce,  qui  garnissent  les  vitrines  de  la  rue  de  Ri- 
voli ou  du  Palais  Pioyal  ?  Le  faux  est  criant.  Impossible 


DESSINS,  ENLUMINURES,  MINIATURES  219 

(le  s'y  tromper,  pas  plus  que  Ton  ne  peut  prendre  une 
plaque  de  celluloïde  pour  une  lamelle  de  vieil  ivoire. 

—  Evidemment,  fis-je,  sans  trop  de  conviction. 

—  Eh  bien  !  pour  les  vraies  miniatures  d'art,  il  n'y 
a,  pour  ainsi  dire,  aucun  moyen  de  distinguer  une 
copie  bien  faite  d'un  original.  Il  faut  en  prendre  son 
parti. 

«  Sachez-le  bien  !  Nous  avons  les  pinceaux,  les 
couleurs,  l'ivoire  dont  se  servaient  les  maîtres  du 
xviu'^  siècle.  Nous  connaissons  leur  façon  de  peindre. 
II  faudrait  que  le  talent  de  nos  artistes  contemporains 
eut  singulièrement  dégénéré  pour  qu'ils  ne  puissent 
faire  aussi  bien  que  leurs  devanciers. 

"  Tenez,  je  vais  vous  montrer  une  copie  qui  vient 
de  m'ètre  commandée  par  les  deux  héritiers  du  comte 
(le  Beaumanoir.  Chacun  voulant  garder  en  partage 
une  délicieuse  jeune  femme  de  Hall,  leur  trisaïeule 
maternelle,  je  suis  chargé  d'en  faire  un  second  exem- 
plaire pour  celui  que  le  sort  n'aura  pas  favorisé.  Vous 
allez  voir  mon  œuvre. 

Très  complaisamment,  l'excellent  miniaturiste 
ouvrit  un  boîtier  de  pendule,  qui  sert  d'armoire  à  ses 
tableautins,  et  soigneusement  abrités  de  la  poussière 
—  l'ennemie  jurée  des  peintres  en  miniature  —  il  me 
montra  deux  adorables  portraits.  Je  les  pris  et  les 
comparai.  Les  cadres  étaient  anciens,  le  papier  soleil 
collé  au  revers  tout  à  fait  de  l'époque,  les  deux  pein- 
tures avaient  même  tonalité,  mêmes  chairs,  mêmes 
étoffes,  elles  se  ressemblaient  trait  pour  trait,  comme 
la  vision  du  poète  dans  la  Nuit  de  mai. 

—  J'ai  peint  mon  Hall  sur  une  vieille  plaque  d'ivoire 
où  j'ai  effacé,  par  le  lavage,  une  miniature  sans  va- 
leur. Vous  voyez  qu'il  est  impossible  de  pousser  plus 
loin  l'imitation.   J'estime  l'original    une  dizaine  de 


220  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

mille  francs  au  moins.  Avouez  qu'un  homme  habile 
tirerait  une  jolie  somme  de  cette  copie  qui  m'est  payée 
mille  francs. 

—  Vous  m'effrayez. 

—  Il  y  a  de  quoi.  Aussi,  pour  reconnaître  plus  tard 
mes  œuvres  (on  ne  sait  pas  ce  que  l'avenir  réserve), 
je  les  marque  toutes  d'un  signe  imperceptible  et 
connu  de  moi  seul.  C'est  mon  poinçon  d'orfèvre. 

—  Faites-vous  beaucoup  de  copies  anciennes  ? 

—  C'est  ma  spécialité.  Je  compose  aussi  des  figures 
d'après  des  modèles  en  costumes  Louis  XV  et  Louis 
XVI,  lorsqu'elles  me  sont  commandées. 

—  Mais  ne  craignez-vous  pas  que  des  spéculateurs 
peu  scrupuleux  ne  vendent  vos  œuvres  pour  de  l'an- 
cien? 

—  Cela  s'est  vu  plus  d'une  fois.  Mais  qu'y  puis-je? 
Dix  musées  et  cinquante  collections  célèbres  exposent 
de  mes  miniatures  sans  le  savoir... 

Je  tendis  l'oreille. 

—  ...Mais  le  secret  professionnel  m'oblige  à  me 
taire.  Vous  ne  saurez  lesquels. 

J'en  fus  pour  mon  attente. 

—  Au  moins,  lui  dis-je,  vous  pourriez  me  mettre 
en  garde  contre  certains  maquillages  usités  dans  le 
petit  monde  des  truqueurs  de  miniatures  ? 

—  Oh  !  bien  volontiers.  On  reprend  les  traits,  on 
fait  sourire  une  bouche  grimaçante,  on  agrandit  les 
yeux,  on  redonne  de  l'éclat  aux  chairs  pâlies  en  col- 
lant, à  l'envers  de  l'ivoire,  un  paillon  vermillon. 

—  La  fontaine  de  Jouvence  ! 

—  Justement.  Mais  il  y  a  mieux.  Vous  souvenez- 
vous  de  ces  photographies  truquées  qui  représen- 
taient le  général  Boulanger  sur  les  genoux  d'une 
grande  dame  très  connue?  On  avait  fait  poser  deux 


DESSINS,  ENLUiMINURES,  MINIATURES  221 

comparses  et  on  avait  enlevé  leurs  tèles  pour  y  subs- 
tituer celles  des  personnages  visés.  Eh  bien  !  nos  tri- 
palouilleurs  de  miniatures  ne  font  pas  autre  chose. 
Sur  un  corps  de  vieille  femme  très  bien  costumée,  ils 
mettent  une  tête  de  jeune  femme.  C'est  ainsi  dans  la 
fable  où  l'enchanteresse  Médée  rajeunissait  le  vieil 
Eson.  Avec  quelques  maculatures,  par-ci  par-là, 
quelques  feintes  retouches  bien  apparentes,  les  plus 
malins  se  laissent  prendre  à  cette  opération  ma- 
gique. N'y  a-t-il  pas  dans  la  miniature  une  partie 
rigoureusement  authentique  ? 

—  IMais  le  remède  à  tant  de  mystifications  ? 

—  Je  n'en  connais  qu'un  seul.  Ne  vous  attachez 
qu'aux  pièces  hors  ligne  dont  vous  connaîtrez  la  pro- 
venance. Les  originaux  ont  un  accent  spécial,  un  je 
ne  sais  quoi  qui  parle  au  premier  coup  d'œil.  Regar- 
dez d'abord  les  mains,  puis  les  yeux.  C'est  là  que  les 
copistes  faiblissent.  Si  tout  est  bien  d'aplomb,  allez 
de  l'avant.  En  cas  d'erreur,  soyez-en  sûr,  il  n'y  aura 
que  demi-mal.  Il  vous  restera  toujours  une  œuvre  de 
valeur. 

Là-dessus,  je  pris  congé,  renseigné,  mais  non  ras- 
suré. 


ÉQUIPEMENTS  MILITAIRES 


Collectionneurs  de  gloires  mililaires.  —  Souvenirs  sans 
prix.  —  Shakos  suisses  et  shakos  français.  —  Défroque  de 
cirque.  —  C'est  du  vieux  ihcdlre  !  —  Trombones  devenus 
tronipcllcs.  —  Plaques  lourdes  et  plaques  légères.  —  Sur- 
moulages et  matrices  anciennes.  —  Médailles  de  vélérance. 
—  Le  flair  de  rartillcur— Boutons  de  Waterloo.  — Traineur 
de  sabretaches. 


Saluez  les  novateurs,  a  dit  Balzac.  Dans  l'art  du 
collectionneur,  le  plus  grand  mérite  c'est  de  devan- 
cer la  mode. 

A  ce  compte-là,  place  d'honneur  à  la  petite  pha- 
lange qui  rechercha  la  première,  vers  la  fin  du  der- 
nier siècle,  les  équipements  de  nos  glorieuses  armées 
de  la  République  et  de  l'Empire  ! 

L'idée  séduisit  et  se  propagea  vite.  Ce  fut  comme 
une  traînée  de  poudre.  Mais,  bientôt,  les  fureteurs  du 
début  eurent  des  imitateurs.  Derrière  eux,  les  mou- 
tons de  Panurge  de  la  curiosité  sautèrent  le  pas.  A  la 
foire  de  la  barrière  du  Trône,  sur  le  carreau  du 
Temple,  dans  les  boutiques  des  fripiers,  éclata  une 
hausse  effrénée  des  costumes  militaires.  Pauvres 
mites,  on  leur  retira,  peu  à  peu,  leurs  champs  de 
pâture  !  Et  maintenant,  ces  débris  héroïques,  usés, 
déchirés,  troués,  maculés,  poussiéreux,  trouvent  pre- 
neurs sur  le  nouveau  marché  à  des  prix  qui  rivalisent 


ÉQUIPEMENTS  MILITAIRES  223 

avec  ceux  des  pimpants  babils  de  marquis  et  des 
robes  à  queues  ou  à  paniers  des  petites  maîtresses 
de  la  Régence. 

Voyez  les  résultats.  Dans  une  vente  qui  se  faisait, 
il  y  a  trois  ans  à  peine,  à  l'hôtel  Drouot,  un  simple 
bonnet  de  police  de  la  Révolution  est  monté  à  250  fr. , 
un  shako  d'officier  de  la  Jeune  Garde  a  été  adjugé 
1  200  f r  ,  une  tenue  d'infanterie  de  la  ligne  du  pre- 
mier Empire  580  fr.  et  un  uniforme  fripé  et  incom- 
plet de  Cent-Suisses  1  620  francs. 

On  a  payé  2  050  fr.  un  casque  et  une  cuirasse  d'of- 
ficier de  Cent-Gardes  du  second  Empire  et  1  -.00  fr. 
le  même  équipement  pour  simple  soldat.  Un  casque 
de  garde  du  corps  de  Monsieur,  époque  de  la  Res- 
tauration, a  fait  1  900  fr.  et  un  casque  d'officier  des 
gardes  de  Jérôme  Napoléon,  1  550  francs. 

Et  tous  ces  souvenirs  d'héroïsme  étaient  anonymes! 
Personne  ne  pouvait  dire  à  quels  obscurs  acteurs  de 
l'épopée  impériale  ils  avaient  appartenu.  Pourvues 
de  l'étiquelle  d'un  nom  célèbre,  à  quel  prix  fabuleux 
seraient  montées  ces  reliques  patriotiques  ? 

Certes,  il  faudrait  une  fortune  pour  payer  la  table 
et  les  deux  chaises  du  lieutenant  d'artillerie  Bona- 
parte qui  sont  sous  vitrine  au  Musée  de  l'Armée.  Que 
vaudraient  le  sabre  turc  du  général  Bonaparte  porte 
à  Aboukir,  la  gloire  du  musée  de  Chàteauroux, 
l'habit  bleu  du  premier  Consul  h  Marengo,  l'épée 
d'Eylau,  donnée  par  l'Empereur  au  chirurgien  Larrev, 
l'honneur  du  Val  de  Grûce  ?  Combien  estimez-vous 
les  reliques  du  «  Petit  Caporal  »,  son  habit  vert  de 
colonel  des  chasseurs  de  la  garde,  au  musée  de  Sens, 
ses  pistolets,  sa  vieille  capote  grise,  sa  selle  de  pa- 
rade que  revendique  l'impératrice  Eugénie,  ses  petits 
chapeaux,  tous  quatre  authentiques,   au   Musée  de 


224  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Tarmée,  au  musée  de  Boulogne,  dans  l'atelier  du 
peintre  Morot,  et  chez  le  prince  Victor  Napoléon,  à 
Bruxelles  ? 

Essayez  donc  de  mettre  à  prix  l'aigle  du  retour  de 
l'île  d'Elbe,  ch«z  M.  Prosi,  à  Dijon,  le  drapeau  du  2" 
grenadiers  de  la  Garde,  chez  le  duc  de  Reggio,  celui 
du  1"  grenadiers,  embrassé  par  l'empereur  lors  des 
adieux  de  Fontainebleau,  chez  M.  Haton  de  la  Gou- 
pillière,  la  selle  du  prince  impérial  chez  l'abbé  Mis- 
sat,  les  deux  décorations  créées  par  son  ancêtre  chez 
le  prince  Murât  et  l'étendard  vert  et  or  des  chasseurs 
de  la  garde,  conservé  chez  le  prince  de  la  Moskowa 
avec  le  manteau,  les  armes  et  le  bâton  de  maréchal 
du  brave  Ney  ! 


Sans  chercher  à  mcttrela  main  sur  de  telles  raretés, 
jalousement  conservées  par  droit  d'héritage  dans 
d'anciennes  familles,  les  fervents  d'objets  militaires 
se  font  de  très  curieuses  collections  avec  tout  ce  qui 
louche  à  l'équipement  de  nos  armées  modernes,  de- 
puis Louis  XIV  jusqu'à  la  troisième  République.  Ils 
vont  même  jusqu'à  y  comprendre  les  brevets,  pro- 
clamations et  programmes  de  musique  I 

Coqs  gaulois,  grenades,  flammes,  aigles  impériales, 
plaques  de  ceinture  et  de  shako,  jugulaires  imbri- 
quées, hausse-cols,  boutons,  bidons  de  cantinières, 
cuirasses  de  carabiniers,  munies  de  leurs  bretelles, 
aiguillettes  de  Cent-gardes  et  de  cuirassiers,  tambours 
de  la  République,  dragonnes  d'officiers,  chapeaux 
chinois,  cornets  et  clairons  de  zouaves,  trompettes 
des  hussards  de  la  mort,  glaive  de  l'Ecole  de  Mars, 
cannes  de  tambour-major,  sabretaches,  puis  toute  la 


ÉQUIPEMENTS  MILITAIR|:S  225 

série  des  coiffures  militaires:  shakos,  colbacks, képis, 
bonnets  de  police  et  bonnets  phrygiens,  chapeaux  à 
.  deux  cornes  des  volontaires  de  Valmy,  tricornes  des 
gardes  françaises,  cônes  tronqués  de  Tarlillerie  d'iéna, 
casques  de  dragons,  avec  leur  peau  de  tigre,  shapskas 
de  lanciers,  bonnets  à  poil  de  sapeurs  et  toutes  les 
insignes  glorieuses  :  drapeaux,  oriflammes,  guidons, 
décorations  ;  médailles  de  commissaires  des  guerres 
sous  Napoléon,  ordre  militaire  de  la  fidélité  sous  Louis 
XVIII  ;  tout  cela  brille,  reluit  ou  resplendit  de  reflets 
lumineux  dans  les  panoplies  disposées  avec  art  en  so- 
leils, en  étoiles  ou  en  croix  de  Saint-Louis  ou  de  la 
Légion  d'honneur. 

Qui  nous  dira  ce  que  renferment  les  vitrines  du 
prince  Murât,  du  duc  d'Albufera,  du  duc  d'Elchingen, 
du  duc  de  Conegliano,  du  chevalier  de  Stuers,  du 
comte  de  Girardin,  du  comte  Marquiset,  du  baron 
Reille,  du  baron  Petiet,  du  baron  Corvisard,  du  ca- 
pitaine Bottet  et  de  MM.  Maurice  Levert,  Hirkel, 
Bernard  Franck,  Carnot,  Rewbell,  Vidal  de  Léry, 
Raoul  de  Rochebrune,  Paul  Marmottan,  Félix 
Doislau. 

Quel  amoncellement  de  souvenirs  dans  les  ateliers 
de  nos  peintres  militaires  :  Détaille,  Aimé  Morot, 
Louis  Vallet,  Géo  Lefebvre,  Bourgoin,  Maurice 
Orange,  Chalminski  qui  ne  recherche  que  le  polonais 
du  premier  empire  ! 

Enfin,  jadis,  quelles  précieuses  épaves  chez  les  pré- 
curseurs disparus,  les  peintres  Loustauneau  et  Gi- 
gnoux  qui  a  tout  légué  au  Musée  de  l'armée.  Mais  la 
plus  précieuse,  peut-être,  de  ces  collecijons  est  celle 
de  M.  Perdriel,  un  ancien  pharmacien  du  faubourg 
Montmartre.  Formée  dès  le  début,  il  y  a  plus  de  cin- 
quante ans,  avec  le  fonds  Maillot  pour  point  de  départ, 

10. 


226  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

elle  ne  contient  aucune  pièce  contestable  ni  contes- 
tée. Il  n'y  entre  plus  rien,  il  n'en  sort  plus  pieri,  de 
peur  de  provoquer  des  reproductionspar  estampages. 
Ce  sont  des  modèles,  excellents  points  de  comparai- 
son. Si  jamais  vous  doutez  d'un  objet,  M.  Perdriel 
fait  autorité.  Allez  le  consulter. 


Malgré  la  nouveauté  de  ce  genre  de  collection,  les 
contrefaçons  d'équipements  militaires  sont  déjà  nom- 
breuses. Quelques-unes  restent  grossières.  D'autres, 
très  adroites,  présentent  un  véritable  danger  pour 
les  débutants.  Nous  allons  essayer  de  les  passer  en 
revue,  autant  que  notre  enquête  nous  aura  permis  de 
les  découvrir.  Il  est  incroyable  comme  on  est  muet 
dans  ce  petit  coin  de  la  curiosité  !  «  Silence  dans  les 
rangs  »,  semble  être  la  consigne  de  ce  milieu  quasi 
militaire.  Mais  nous  avons  plus  d'une  ruse  pour  dé- 
lier les  langues,  et  l'on  va  voir  que  noire  première 
récolte  ne  manque  pas  d'intérêt. 


A  tout  seigneur  tout  honneur  !  Sabres,  casques  et 
cuirasses  de  carabiniers,  d'une  insigne  rareté,  ont 
trouvé  un  armurier  clandestin  qui  les  fabrique  avec 
une  fidélité  d'imitation  presque  parfaite. 

Les  casques  de  dragons  du  premier  Empire  sont 
maintenant  remplacés  pardesbombes  recoupées  dans 
des  casques  de  pompiers. 

Quant  aux  shakos,  c'est  la  fraude  en  grand.  On  est 


ÉQUIPEMENTS  MILITAIRES  £27 

obligé  d'établir  dans  les  délits  des  catégories  de  res- 
ponsabilité. 

Pour  les  débutants,  les»  chands d'habits  «refont  de 
toutes  pièces  les  glorieux  shakos  du  premier  Empire 
qui  remplacèrent,  en  1806,  les  coifTures  des  soldats  de 
la  République.  Ils  ne  se  mettent  pas  en  frais  :  fûts  de 
petit  drap  doublé  carton,  visière  en  basane  vernie 
ou  en  moleskine,  galon  arraché  à  quelque  vieille  pièce 
d'ameublement  et  dont  les  plis  sont  à  peine  dissi- 
mulés, jugulaires  à  l'avenant,  avec  des  crochets 
d'ameublement.  La  malfaçon  saute  aux  yeux.  Seuls, 
des  novices  peuvent  s'y  laisser  prendre.  Mais  leur 
nnmerus  eslinfinitus,  a  dit  le  grand  Salomon. 

A  un  échelon  plus  haut,  les  truqueurs  se  contentent 
de  maquiller  des  shakos  de  garde  nationale  du  temps 
de  Louis-Philippe.  C'est  un  peu  meilleur  comme  ma- 
tière, seulement  la  forme  n'y  est  pas  du  tout.  Au  lieu 
d'un  tronc  de  cône  renversé,  la  coiffure  de  Joseph 
Prudhomme,  quand  il  montait  la  garde  auxTuileries, 
revêt  la  forme  d'un  tube  à  peu  près  droit  et  très  haut.' 
Ils  ont  un  fier  toupet,  ceux  qui  le  font  passer  pour  le 
shako  de  Wagram  ou  d'Eylau  ! 

Mais  qu'il  devient  difficile  de  dépister  la  fraude 
quand  le  mystificateur  a  transformé  d'anciens  shakos 
suisses,  de  forme  et  de  fabrication  identiques  aux 
shakos  français  d'infanterie  !  Ils  ne  diffèrent  que  par 
un  léger  détail.  Le  shako  français  a  le  bord  inférieur 
droit  :  le  shako  suisse  s'infléchit  légèrement  par  der- 
rière, de  façon  à  mieux  emboîter  l'occiput.  Un  coup 
de  ciseaux  rétablit  la  rectitude  de  la  coupe,  le  paral- 
lélisme des  bords,  et  voilà  un  bon  shako  français  !  Il 
ne  reste  plus  qu'à  l'habiller  avec  des  plaques  sur- 
moulées ou  reproduites  parla  galvanoplastie  et  à  pas- 
ser un  peu  de  papier  de  verre  sur  le  drap  pour  l'user. 


228  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Conséquence  curieuse  de  ce  Iruquage,  qui  nous  est 
signalé  par  M.  Armand  Lévy,  un  spécialiste  de  la 
matière,  à  qui  nous  devons  plus  d'un  renseip^nement  : 
les  shakos  suisses  sont  si  faciles  à  modifier  qu'à  leur 
tour,  on  les  recherche.  Leur  valeur  croît  sans  cesse. 
Ils  ont  suivi  l'exemple  des  estampes  de  Boilly  en  noir, 
dont  les  fraudeurs  ont  fait  hausser  le  prix  en  les  ac- 
caparant pour  les  colorier. 


Plus  difficiles  à  imiter,  les  uniformes  complets  sont 
tfUssi  moins  recherchés  par  les  petits  collectionneurs. 
Ils  reculent  devant  une  installation  spéciale  et 
craignent  d'introduire  chez  eux  «  des  nids  à  ver- 
mine ».  Cependant  la  clientèle  reste  suffisante  pour 
mettre  en  action  l'ingéniosité  des  tailleurs  militaires 
en  faux. 

On  a  pillé,  pour  les  amateurs  de  mannequins  ha- 
billés, tous  les  placards  des  costumiers  de  théâtre  et 
des  fripiers  de  mardi-gras.  On  a  vendu,  comme  au- 
thentiques, les  glorieuses  défroques  du  Cirque  Olym- 
pique et  de  Franconi.  Les  dupes  imprudentes  se  sont 
entendu  dire,  pour  toute  consolation,  par  les  con- 
naisseurs : 

—  Vous  aussi,  vous  avez  achelé  du  vieux  théâtre! 

D'autres  habilleurs,  plus  ingénieux,  ont  confec- 
tionné des  tenues  de  voltigeur  du  premier  Empire, 
avec  des  habits  de  garde  nationale  Louis-Philippe. 
Il  leur  a  suffi  de  recouvrir  les  basques  et  les  pare- 
ments. 

On  n'est  pas  plus  ingénieux  ! 


ÉQUIPEMENTS  MILITAIRES  229 


Ah  !  il  n'est  pas  facile  de  se  défendre  contre  les 
Irucmakers  !  Ils  écoulent  par  douzaine  des  sabres  de 
luxe,  mal  en  main,  au  pommeau  d'aspect  huileux  ou 
de  dorure  trop  éclatante,  au  fourreau  de  cuir  dé- 
pourvu de  baguette  métallique  I 

Vérifiez  les  dessous  des  harnachements,  les  taches 
de  la  sueur  du  cheval,  l'usure  des  bélières.  Voyez  si 
les  lames  gravées  n'ont  pas  leur  bleu  grisâtre  ou  trop 
noir. 


Les  instruments  de  musique  militaires  eux-mêmes 
n'ont  pas  été  respectés.  On  fait  des  trompettes  en 
coupant  des  trombones,  et  on  leur  confectionne  des 
flammes  en  appliquant  sur  de  vieilles  soieries  des  ar- 
moiries enlevées  à  des  fonds  de  bourse.  On  trouve 
moyen  de  fabriquer  des  tambours  avec  des  boisseaux 
en  bois  de  châtaignier.  On  les  couvre  avec  une  vieille 
peau  et  on  les  décore  des  plus  pompeuses  attribu- 
tions. Un  peintre  un  peu  habile  fait  des  tambours 
d'Arcole  à  la  douzaine. 


t 


L'opération  arithmétique  de  la  multiplication  se 
pratique  sur  les  plaques  d'ornements  des  shakos  et 
des  bonnets  à  poil,  et  les  aigles  de  sabretaches  du 
premier  Empire,  de  la  Restauration  et  dusecond  Em- 
pire. Pour  en  augmenter  le  nombre,  certains  indus- 


230  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

triels  peu  scrupuleux  ne  craignent  pas  d'employer  la 
fonte,  surtout  pour  les  plaques  de  ceinturon.  On  fait 
acheter  au  vulgum  pecus  des  pièces  d'une  seule  ve- 
nue. Au  contraire  dans  les  anciennes,  Tornement  du 
milieu  et  môme  quelquefois  la  bordure,  étaient  rap- 
portés. La  galvanoplastie  réussit  mieux  le  Irompe- 
l'œil.  Jaunies  puis  dorées  ou  argentées,  soigneuse- 
ment limées  et  maquillées  au  revers,  les  contrefaçons 
obtenues  par  ce  procédé  peuvent  faire  des  victimes. 
Mais  un  trait  de  lime  suffit  à  les  dénoncer.  Elles  sont 
toujours  en  cuivre  rouge! 

La  fraude  devient  très  difficile  à  déjouer  lorsque 
les  pièces  sortent  des  matrices  anciennes.  On  en  a 
retrouvé  quelques-unes.  Les  marchands  qui  les  ont 
acquises  en  tirent  des  épreuves,  bien  faites  pour  sé- 
duire l'œil  le  plus  exercé.  Vous  connaissez  les  plaques 
de  shakos  d'infanterie  du  premier  Empire  :  un  aigle 
posé  sur  un  soubassement  semi-circulaire  dans  le- 
quel est  découpé  le  numéro  du  régiment.  Le  marché 
en  était  infesté,  et  comme  rien  ne  distinguait  les 
pièces  nouvelles  des  anciennes,  les  amateurs  les  ache- 
taient comme  des  brioches,  lorsqu'un  connaisseur  eut 
l'idée  d'y  regarder  de  plus  près.  Il  s'aperçut  qu'autour 
dunuméro,  le  fond  était  sable,  comme  sur  les  plaques 
de  shako  d'officier,  tandis  qu'il  est  uni  sur  les  coiffures 
de  simple  soldat.  Les  mystificateurs  avaient  frappé 
leurs  épreuves  sur  une  matrice  de  plaque  d'officier  ! 

Quand  vous  achèterez  un  objet  de  cet  acabit,  sou- 
pesez-le. Même  tirés  sur  des  coins  authentiques, 
les  exemplaires  modernes  sont  sensiblement  plus 
lourds  que  les  anciens,  car  ils  sont  estampés  dans 
d  >s  feuilles  de  métal  plus  épais. 

Cependant,  il  y  a  des  exceptions. 

L'insigne  du  bonnet  à  poil  des  grenadiers,  grande 


EQUIPEMENTS  MILITAIRES  231 

plaque  rayonnante  ornée  d'un  aigle  accompagné  de 
grenades,  a  été  estampé  sur  un  cuivre  rouge,  mince, 
comme  l'ancien.  Vous  auriez  de  la  peine  à  démêler 
l'ivraie  du  bon  grain  sans  quelques  petits  défauts  que 
je  vais  vous  signaler. 

L'une  des  pattes  de  l'aigle  est  barrée  d'un  trait  très 
visible  et  reproduit,  naturellement,  sur  tous  les  exem- 
plaires sortis  de  cette  matrice.  De  plus,  sous  la  bor- 
dure repliée,  on  ne  retrouve  pas  le  fd  de  fer  qui,  dans 
les  épreuves  anciennes,  donnait  de  la  rigidité  à  la 
pièce  ou  si,  parfois,  on  l'y  rencontre,  il  lui  manque 
la  petite  boucle  qui  servait  à  fixer  la  plaque  à  la  coif- 
fure. Enfin,  pour  faciliter  le  pliage  de  la  bordure,  on 
a  enlevé  aux  ciseaux,  de  place  en  place,  de  petits 
angles  de  métal.  Vous  ne  verrez  jamais  ce  défaut  dans 
les  pièces  anciennes. 


De  plus  fort  en  plus  fort. 

On  vend  des  plaques  de  shako  entièrement  de  fan- 
taisie, faites  d'un  aigle  avec  soubassement  portant  le 
n»  8.  Vous  y  chercheriez  vainement  les  tètes  de  lion 
de  la  ligne  ou  les  grenades  des  grenadiers.  Le  faus- 
saire les  a  remplacées  par  un  petit  ornement  de  sa 
façon,  formé  tout  simplement  de  quatre  perles.  Con- 
sultez le  numéro  de  septembre  1902  de  la  Giberne. 
Vous  y  verrez  le  dessin  de  cette  mystification. 

D'autres  compères  offrent  des  agrafes  de  tambour 
du  premier  Empire  en  cuivre  massif,  d'une  authenti- 
cité indiscutable.  Seulement,  elles  proviennent  de 
l'armée  allemande  où  les  tapins  de  Guillaume  II.  les 
portent  encore.  C'est  l'aigle  prussien  avec  la  cou- 
ronne impériale  et  non  les  attributs  napoléoniens. 


232  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Pour  les  amateurs  de  décorations  militaires,  ces 
ingénieux  commerçants  multiplient  les  médailles  de 
vétérance,  rarissime  insigne  appelé  aussi  «Ordre  des 
deux  épées  ».  Il  consiste  en  un  médaillon  ovale  évidé, 
encerclant  deux  épées  croisées,  le  tout  en  cuivre.  Ils 
fabriquent  aussi  des  ordres  de  la  Réunion,  dont  la 
croix,  de  trois  modules  différents,  était  toujours  en 
or.  Mais,  en  gens  économes,  ils  se  contentent  d'argent 
doré. 

Ils  ne  respectent  même  pas  la  petite  décoration  en 
losange  des  vainqueurs  de  la  Bastille.  Comme  on  peut 
se  la  procurer  à  la  Monnaie  pour  quelques  francs,  ils 
puisent  sans  vergogne  à  cette  source  officielle,  pa- 
tinent la  médaille  et  font  disparaître  d'untrait  de  lime 
la  mention  «  argent  »  que  portent,  sur  la  tranche, 
depuis  Louis-Philippe,  toutes  les  pièces  frappées  à 
notre  atelier  national. 


Il  avait  bien  le  flair  de  l'artilleur  cet  habile  anti- 
quaire Legros,  lorsqu'un  quidam  lui  apporta  un 
train  d'artillerie  avec  canon,  caisson  et  fourgon  en 
argent,  jouet  fabriqué  spécialement,  disait-il,  pour 
l'olTrir  au  prince  impérial  par  Xapoléon  III  un  jour 
de  premier  de  l'an.  Les  armoiries  de  la  dynastie  impé- 
riale étaient  bien  gravées  sur  toutes  les  pièces  de  la 
batterie,  seulement  Legros  connaissait  son  histoire  du 
costume  militaire  et,  du  premier  coup  d'œil,  vit  que 
les  uniformes  des  canonniers  étaient  autrichiens. 

A  quand  l'achat,  par  un  innocent  Eliacin,  de  la 
trousse  du  chirurgrien  accoucheur  des  armées  ? 


ÉQUIPEMENTS  MILITAIRES  233 

Maintenant,  quelques  lignes  sur  les  boulons  des 
habits  militaires  entrés  depuis  peu  dans  le  domaine 
de  la  curiosité.  Si  vous  voulez  en  former  une  série 
spéciale,  comme  Clapisson,  l'auteur  de  la  Fanclion- 
nette,  possesseur  de  7  500  boutons  variés, ou  comme  le 
baron  Perignon,  collecteur  d'un  bien  plus  grand  nom- 
bre encore  et  aussi  de  tous  genres,  apprenez  à  con- 
naître ceux  que  portaient  les  soldats.  Sous  Louis  XVI, 
la  calotte  recouverte  d'une  enveloppe  métallique  pré- 
sentait, en  dessous  et  au  milieu,  un  trou  avec  une 
bourrure  recouverte  de  toile  :  c'était  la  pelote  sur 
laquelle  on  cousait  pour  fixer  le  bouton  à  l'habit.  Les 
boutonniers  ne  fabriquent  plus  ainsi  aujourd'hui. 

Autre  avis  aux  lecteurs.  Notez  que  le  bouton  de 
Waterloo  porte,  le  plus  souvent,  une  double  queue 
de  façon  à  passer  plusieurs  fois  le  fd  dans  les  crochets 
et  à  l'attacher  plus  solidement.  Les  vieux  grognards, 
guerroyant  sans  cesse,  n'avaient  guère  le  loisir  de 
sortir  du  havre-sac  leur  étui  pour  s'adonner  longtemps 
aux  travaux  pacifiques  de  laiguille. 


J'ai  gardé  pour  la  bonne  bouche  les  belles  et  impor- 
tantes sabretaches  du  premier  Empire,  dont  certains 
modèles  se  vendent  aujourd'hui  plusieurs  centaines 
de  francs. 

Un  grand  collectionneur  parisien,  amateur  pas- 
sionné et  excellent  client  d'un  spécialiste  bruxellois, 
lui  indiqua,  à  un  de  ses  voyages,  comme  un  de  ses 
desiderata,  une  sabretache  fort  rare. 

—  Vous  tombez  bien,  dit  le  marchand,  j'en  connais 
une  de  ce  type.  Mais  le  possesseur  y  tient  beaucoup. 
Un  bon  prix  seul  le  déterminerait  à  s'en  dessaisir. 


234  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

—  Vous  avez  carte  blanche,  dit  le  client.  II  me 
faut  Tobjcl. 

Les  négociations  demandent  quelques  mois.  Au 
bout  de  ce  temps,  la  pièce  passe  la  frontière  et  rentre 
chez  notre  amateur,  enchanté  de  sa  trouvaille.  Mais 
d'autres  variétés  manquaient  encore  à  sa  série.  Un 
concours  heureux  de  circonstances  et  aussi  les 
recherches  assidues  etbien  rémunérées  dumarchand, 
font  que,  peu  à  peu,  les  lacunes  se  comblent.  Bien- 
lôl.débortle  dans  l'armoire  vitrée;  un  ensemble  unique 
et  admirable  de  sabretaches. 

Un  jour,  notre  connaisseur  veut  en  faire  les  hon- 
neurs à  un  rival  en  équipements.  Il  les  sort,  il  les 
étale  sur  une  table,  il  les  retourne  même  pour  qu'on 
les  admire  sur  toutes  les  faces.  El,  tout  à  coup,  un 
soupçon  affreux  lui  étreint  la  poitrine.  Vues  à  l'en- 
vers, toutes  ses  gibernes  se  ressemblent  :  même  aspect 
de  cuir,  même  degré  d'usure,  mêmes  détériorations 
aux  mêmes  places. 

Anxieux,  le  collectionneur  s'empresse  de  mettre 
fin  à  la  visite,  fait  disparaître  les  pièces  à  conviction 
dans  une  commode,  et  des  qu'il  est  seul,  se  livre  à  un 
examen  minutieux  et  comparatif  de  ses  acquisitions. 
La  conclusion  est  lamentable.  Ces  sabretaches,  si 
opportunément  retrouvées  sur  sa  demande,  ont  été 
fabriquées  de  toutes  pièces  avec  une  telle  perfection 
et  une  telle  minutie  que,  sur  un  seul  exemplaire,  la 
fraude  restait  impossible  à  découvrir.  Il  fallait  un 
groupement  de  plusieurs  pièces  pour  éveiller  la  mé- 
fiance. 

Dans  la  crainte  d'un  scandale,  l'antiquaire  reprit 
sa  marchandise  : 

—  Vous  êtes  trop  fort!  dit-il  à  son  client  clair- 
voyant. Tout  le  monde  heureusement  n'a  pas  votre 


ÉQUIPEMENTS  ^MILITAIRES  235 

flair!  Sans  cela  le  métier  deviendrait  impossible. 
II  poussa  le  cynisme  jusqu'à  dévoiler  le  procédé  qui 
lui  servait  à  culotter  des  gibecières,  avec  la  patience 
de  Latude.  Un  manœuvre  marchait  à  pas  précipités, 
les  courroies  de  la  sacoche  accrochées  à  la  ceinture, 
tandis  que  celle-ci  pendait  jusqu'à  terre,  usée  et 
déformée  peu  à  peu  par  les  chocs  et  les  soubresauts. 

Encore  une  spécialité  de  plus.  Nous  avions  déjà 
le?  traîneurs  de  sabre,  nous  aurons,  maintenant,  en 
plus,  le  traîneur  de  sabrctache. 


EX-LIBRIS 


Signatures  et  étiquettes.  —  Le  rôle  du  chiironnier.  —  Les 
Sociétés  d'Ex  libris.  —  Un  truqueur  par  trois  collection- 
neurs. —  En  chasse  sur  les  quais.  —  En  sauvageolanl.  — 
Découpages  de  recueils  d'armoiries.  —  Manières  d'utiliser 
les  restes.  —  Retirage  des  vieux  cuivres.  —  Reproductions 
en  héliogravure.—  VEx-libris  ana.  —  Marques  imaginaires. 
—  Coïncidence  dangereuse.  — Les  maraschinettes 

La  mode  des  ex-libris  ne  date  pas  d'hier. 

Aux  premiers  temps  de  l'imprimerie,  les  posses- 
seurs d'un  livre  se  contentaient  d'apposer  leurxachet 
ou  leur  signature  sur  le  titre.  Ce  procédé  étaitsimple 
et  prudent  pour  constater  un  droit  de  propriété.  Quand 
le  signataire  s'appelle  Rabelais,  Montaigne  ou  La 
Bruyère,  il  donne  aujourd'hui  de  la  valeur  à  l'exem- 
plaire. Quand  il  s'appelle  Dubois  ou  Martin  il  désho- 
nore le  frontispice. 

Dès  lexvi^  siècle,  pour  perfectionner  ce  vieil  usage, 
les  bibliophiles  eurent  l'idée  de  remplacer  le  nom 
tracé  à  l'encre  par  une  étiquette  imprimée  ou  gravée, 
collée  sur  la  garde  de  la  reliure. 

La  voie  était  ouverte.  De  très  grands  artistes  s'y 
engagèrent,  Gravelot,  Eisen,  Cochin,  Choffard,  bien 
d'autres,  mirent  leur  burin  au  service  de  cette  jolie 
manie  de  collectionneur.  Chaque  amateur  eut,  bien- 
tôt, unevignette  blasonnée,  s'il  était  noble,  une  allé- 


EX-LIBRIS  237 

gorie  à  devise  choisie,  s'il  n'avait  pas  le  droit  de  por- 
ter des  armes. 

La  vogue  de  ces  minuscules  estampes  alla  si  loin 
qu'un  financier,  peu  lettre,  remit  unjour  son  ex-libris 
à  son  chapelier  et  lui  recommanda  de  le  coller  au 
fond  de  son  chapeau. 

De  ce  gracieux  usage,  il  en  arriva,  cependant, 
comme  de  beaucoup  d'autres  caprices  de  la  mode. 

La  Révolution,  en  abolissant  les  emblèmes  de  la 
«  tyrannie  »,  porta  nn  coup  funeste  aux  ex-libris.  On 
cessa  de  faire  les  frais  dune  planche  de  cuivre.  La 
lithographie,  et  plus  économiquement  encore  la  ty- 
pographie, composèrent  de  piètres  étiquettes  poui 
les°colleclionneurs  du  xix"  siècle.  Nul  ne  songea  à 
reo-retter  la  disparition  de  cet  art  charmant  qui  avait 
semé  des  chefs-d'œuvre  sur  les  gardes  de  milliers  do 

reliures. 

Surprenante  indifférence!  Les  amateurs  d'estam- 
pes, à  l'affût  de  la  moindre  planche  capable  d'en- 
richir leurs  cartons,  n'eurent  pas  le  soin  de  recher- 
cher ces  débris  du  passé.  «  Autant  en  emporte  le 
vent  !  »  dirent-ils  et  ils  laissèrent  les  vignettes  s'en 
aller  dans  la  hotte  du  chiffonnier  avec  les  livres,  sou- 
vent sans  valeur,  qu'ils  décoraienL 


Le  réveil  sonna  dans  le  dernier  quart  du  xixe  siècle. 
Quelques  curieux,  clairsemés  mirent  en  album  les 
plus  jolis  ex-libris  qu'ils  purent  rencontrer.  Leur 
exemple  en  entraîna  d'autres.  Ces  enragés  chasseurs 
devinrent  assez  nombreux,  en  1893,  pour  fonder  la 
Société  française  des  collectionneurs  cCEx-lihris.  Elle 
compta  bientôt  pour  premiers  adhérents  MM.  Engel-^ 


238  TRUCS  ET  TRUQUl-.URS 

mann,  Advielle,  de  Crauzat,  Grucl,  WiggisholT, 
Henri  Houssaye,  Masson,  Picof,  du  Roure,  elle  doc- 
leur  Bouland,  son  dévoué  président. 

La  société  eut  un  journal,  les  Archives  de  la  Sociclé 
des  colleclionneurs  dCex^lihris,  qui  put  rivaliser  avec 
ï Ex-libris  journal,  organe  de  l'Ex-libris  Society  de 
Londres,  avec  la  Revista  Iberica  de  Exlihris,  avec 
ÏEx-libris  Zcitschrift,  organe  delà  Société  allemande 
d'ex-libris  de  Berlin. 


Ces  associations  sont  loin  d'être  inutiles 

Elles  servent  d'offices  de  renseignements  mutuels. 
Elles  permettent  à  leurs  adhérents  d'échanger  leurs 
doubles,  de  satisfaire  leurs  desiderata,  de  déterminer 
leurs  pièces  anonymes,  et,  surtout,  elles  les  mettent 
en  garde  contre  les  entreprises  des  vendeurs  de  mou- 
tons à  cinq  pattes. 

Car  même  dans  ce  petit  monde  si  fermé,  la  lèpre 
de  la  contrefaçon  s'est  glissée  :  «  Enfermez  un  col- 
lectionneur dans  une  île  déserte,  me  disait  un  jour 
un  sceptique,  vous  pouvez  être  certain  qu'un  malan- 
drin trouvera  moyen  de  le  rejoindre  pour  lui  propo- 
ser sa  fausse  marchandise.  » 

Maintenant  les  ex-libris  ont  leurs  ventes  spéciales 
avec  de  beaux  catalogues  illustrés.  La  collection  Lor- 
mier,qui  comptait  1033  types,  a  produit?  904fr.  avec 
des  Sébastien  Leclerc,  des  Le  Mire,  des  Cochin  et  des 
Gaucher  !  La  vignette  de  Bigot  par  Toustain  a  valu 
52  fr.,  celle  de  de  Beringhen  par  Sébastien  Leclerc, 
70  fr.  et  celle  de  M""®  d'Alleray  par  Louise  de  Daul- 
ceur,  99  fr. 


EX-LIBRIS  239 

A  quand  le  trust  des  ex-libris?ll  n'exigerait  pas  un 
gros  capital. 


Un  jour,  ridée  me  vint  de  faire  sur  les  quais  la 
chasse  aux  ex-libris.  C'était  au  début  de  ce  nouvel  et 
fol  engouement,  mais  déjà  les  exemplaires  anciens 
devenaient  rares. 

Il  faisait  froid.  Je  battais  la  semelle  devant  chaque 
étalage,  en  sauvageotant,  comme  dit  Beraldi. 

Rien  dans  la  première  boîte  ! 

Dans  la  seconde,  peu  de  chose.  Des  lithographies 
et  des  marques  contemporaines.  Mais,  dans  la  case 
voisine,  je  découvre  toute  une  série  de  vignettes  ar- 
moriées portant  les  plus  grands  noms  de  France  : 
Marquis  de  Montaran,  Président  de  Mesme,  Chan- 
celier Maupeou  et  tiilli  quanti.  J'examine  de  près.  Les 
pièces  venaient  d'être  décollées.  Le  papier  s'était 
gondolé  sous  l'effet  de  la  colle  et  de  l'eau,  la  garde 
du  volume  avait  même  laissé  sa  trace  et  marbré 
l'envers  des  vignettes  de  toutes  les  couleurs  de  l'arc- 
en-ciel. 

J'achète  le  lot. 

Un  peu  plus  loin,  nouvelle  trouvaille,  nouvelle  ac- 
quisition. Un  troisième  bouquiniste,  à  qui  je  demande, 
comme  à  ses  confrères  :  «  Avez-vous  des  ex-libris  ?  » 
m'en  cède  une  dizaine.  Un  quatrième  en  avait  vingt. 
J'étais  ravi  !  Les  prix  étaient  doux,  et  il  n'y  avait  pas 
un  double  ! 

Celte  particularité,  cependant,  me  donne  à  réflé- 
chir. La  mariée  était  trop  belle.  D'ordinaire,  les  vi- 
gnettes arrivent  par  fournées  identiques  sur  les  quais, 
au  hasard  des  ventes  de  la  salle  des  Bon.«-Enfants. 


240  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Pendant  huit  jours,  on  ne  trouve  que  les  livres  à  la 
marque  de  M.  X...,  architecte,  ou  du  général  comte 
de  Z...,  château  de  Y. 

J'arrêtai  ma  récolte  et,  un  peu  perplexe,  je  rentrai 
chez  moi  pour  mettre  en  ordre  mes  trésors. 

Hélas!  quand  j'eus  vidé  mon  portefeuille,  je  n'eus 
pas  de  peineàm'apercevoir  que  toutes  mes  vignettes 
étaient  de  même  forme  et  de  même  dimension  ou  à 
peu  près.  Elles  différaient  de  sujets,  mais  c'était  évi- 
demment la  même  main  qui  les  avait  dessinées  et 
gravées. 

Découpées  dans  un  vieux  recueil  d'armoiries  in- 
complet, elles  avaient  été  réparties  entre  une  dizaine 
de  bouquinistes,  pour  ne  pas  donner  l'éveil  ! 

Mais  voici  où  la  mystification  était  supérieurement 
conduite. 

A  l'intérieur  de  vieilles  reliures  du  temps,  on  avait 
collé  les  découpures  et  on  les  avait  décollées  en  les 
mouillant,  de  façon  à  leur  laisser  des  traces  de  gardes 
en  papiers  peigne,  escargots,  ou  soleil  du  xvm«  siècle. 

J'avais  acheté  cinquante  vignettes,  en  moyenne 
cinquante  centimes  pièce,  ce  qui  me  faisait  vingt 
francs.  Le  recueil  de  blasons  d'où  elles  étaient  tirées 
m'aurait  bien  coûté,  complet  et  en  bon  état,  une 
di'.aine  de  francs. 


Ce  jour-là,  je  me  suis  promis  de  faire  profiter  mes 
confrères  en  collecliomanie  de  mon  école  et  de  dé- 
voiler quelques-uns  des  trucs  imaginés  par  les  faux 
vendeurs  du  temple. 

Sachez  donc  qu'on  a  découpé  à  peu  près  tous  les 
recueils  qui  contiennent  des  blasons  imprimés  d'un 


EX-LIBRIS  241 

seul  côté  de  la  page  :  La  Science  des  armoiries,  de 
Palliot  ;  La  Mélliode  facile  pour  apprendre  le  blason 
(1749)  ;  le  Nouveau  Traité  de  science  pratique  du  bla- 
son,par  le  sieur  Trudon  1G89),  et  même  les  ArcJiivcs 
généalogiques  de  Laine  (1829). 

Dans  le  même  but  on  a  utilisé  les  marques  de  li- 
braires et  les  vignettes  imprimées  sur  les  titres  de 
certains  ouvrages,  comme  la  pyramide  sur  un  disque 
de  Jean  I  de  Tournes,  avec  la  devise  :  Nescit  labi 
virlus. 

On  a  vendu,  en  guise  de  marques  de  propriété, 
d'élégants  culs-de-lampe  enlevés  aux  ouvrages  illus- 
trés du  xvni^  siècle,  comme  la  jolie  vignette  de  Ber- 
nard Picart,  qui  représente  les  armes  de  Suède  avec 
la  couronne  royale,  et  celle  de  Duflos,  qui  figure  un 
laboureur  accompagné  de  son  semeur. 

On  a  même  été  jusqu'à  faire  passer  pour  marque 
de  bibliothèque,  un  médaillon  à  emblème  révolution- 
naire qui  servait  aux  proclamations  du  club  des  Mon- 
tagnards de  Genève. 

Toutes  ces  supercheries  dangereuses  risquent  de 
tromper  des  collectionneurs,  même  exercés,  quand 
elles  sont  présentées  isolément  ou  au  milieu  de 
vignettes  authentiques.  La  pièce  est  ancienne,  elle 
est  analogue  à  beaucoup  d'ex-libris.  Seulement,  elle 
n'a  jamais  servi  de  marque.  Pour  s'en  apercevoir,  il 
faut  avoir  présent  à  la  mémoire  des  centaines  de 
livres  illustrés.  Ce  n'est  pas  toujours  aisé. 


Une  autre  fraude,  également  difficile  à  déjouer, 
consiste  à  faire  de  nouveaux  tirages  avec  les  vieilles 

11 


242  TRUCS  ET  TRUOUEURS 

planches  qui  sont  venues  jusqu'à  nous.  On  en  trouve 
encore  bien  plus  qu'on  ne  pense. 

Un  auvergnat  de  Paris,  savetier  et  marchand  de 
charbon,  en  avait  tapissé  toute  son  échoppe.  Dire  à 
quel  rallye-paper  de  retirages  tous  ces  cuivres  auront 
servi,  c'est  impossible  ! 

On  retire,  sur  les  vieux  cuivres,  les  marques  de 
Ferdinand  d'Andelot,  seigneur  d'Ollans,  gouverneur 
de  Gray,  mort  en  1G38  ;  de  J.  Thevenin,  In  suprema 
ciiria  Pavisiensi  senatoris;  du  conseiller  de  Cabres 
(1701-1 788;,  avec  la  devise  Alvit  que  capra  toncnli, 
de  Pierre  Vachier,  président  à  la  cour  des  aides  de 
Clermont-Ferrand,  1625,  et  de  bien  d'autres  biblio- 
philes. 

Souvent  on  ne  peut  reconnaître  ces  nouveaux 
tirages,  toujours  faits  sur  du  papier  ancien,  que  par 
comparaison  avec  des  exemplaires  rigoureusement 
authentiques.  Forcément,  le  papier  diffère  de  force 
ou  de  teinte,  les  vergeures  ne  sont  pas  les  mêmes, 
non  plus  que  l'écartement  des  pontuseaux. 

Mais  ce  rapprochement,  les  trois  quarts  du  temps, 
n'a  lieu  qu'une  fois  l'achat  conclu,  et  il  n'est  pas  tou- 
jours facile  de  faire  reprendre  une  marchandise  fre- 
latée. 

Par  bonheur  pour  les  ex-librisants,  les  imprimeurs 
de  marques  anciennes  ne  songent  pas  toujours  à  tout, 
témoin  ce  fin  matois  qui  avait  retiré,  sur  papier  en 
simili-japon,  l'ex-libris  du  célèbre  libraire  parisien 
Prosper  Marchand  et  cet  autre  qui,  ayant  acheté  la 
plaque  armoriée  dim  cardinal,  oi^i  un  petit  cartouche 
était  resté  en  blanc,  y  avait  fait  graver  Ex  biblio- 
theca,  en  caractères  modem  style. 


EX-LIBRIS  24  3 

Ce  n'est  pas  tout.  A  l'usage  des  novices,  de  funam- 
bulesques contrefacteurs  ont  failreproduirelcspièces 
les  plus  rares  en  héliogravure  et  même  en  zinco- 
graphie.  Tirées  sur  du  papier  ancien  ou  teinté  à  la 
décoction  de  thé,  traînées  dans  la  poussière,  bar- 
bouillées décolle  et  de  débris  de  feuillets  de  garde,  ces 
grossières  supercheries  font  encore  des  dupes. 

Certains  amateurs  prennent  même  à  leur  complc 
ces  procédés  répréhensibles.  Des  érudits,  dit-on, 
ayant  eu  besoin  de  reproductions  pour  leurs  publi- 
cations, se  seraient  servis  ensuite  des  clichés  pour 
fabriquer  des  pièces  destinées  à  la  vente  ou  à  Té- 
change. 

A  qui  se  fier,  grands  dieux  l 


A  côté  des  falsificateurs,  il  y  a  place,  comme  dans 
toutes  les  branches  de  la  curiosité,  pour  les  reconsti- 
tutions honnêtes.  De  très  habiles  graveurs,  comme 
Loys  Delleil,  l'expert  bien  connu,  qui  les  a  signées 
de  ses  initiales,  ont  refait  à  feau  forte  de  très  beaux 
et  très  rares  ex-libris.  M.  Gosselin  fils  est  un  maître 
dans  ce  genre  de. pastiche,  tant  il  s'est  bien  approprié 
les  procédés  des  petits  maîtres  du  xviii^  siècle. 

Cela  nous  amène  naturellement  à  parler  d'un 
ouvrage  bien  connu,  VEx-libris  ana,  curieux  mélange 
d'cx-libris  imaginaires  et  supposés  et  de  repro- 
ductions en  héliogravure  ou  à  l'eau  forte  des  plus 
belles  vignettes  anciennes,  telles  que  l'ex-libris  de 
Souchay,  gravé  par  Choffart  d'après  Monnet,  ou  de 
M"i«  Mérardde  Saint-Just,  par  Croissy. 

Qui  pourrait  garantir  que  ces  fac-similés,  fort  bien 


2i4  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

exécutés  et  lires  sur  de  vieux  papiers,  n'ont  pas  été 
rais  en  vente  à  part  et  n'ont  pas  fait  des  victimes  ? 

Quant  aux  marques  imaginaires,  j'estime  qu'elles 
n'ont  trompé  personne.  Mais  elles  n'en  sont  pas 
moins  curieuses.  On  y  voit  les  ex-libris  de  Ponson  du 
Terrail,  gravé  par  Rocambolc  ;  de  Napoléon  I^""  :  un 
aigle  tenant  des  foudres  ;  de  Ricord  :  l'Amour  guéri, 
sautant  avec  sa  béquille  ;  d'Alphonse  Karr  :  un  essaim 
de  guêpes  ;deLillré:  un  singe  sur  de  gros  volumes. 
Et  combien  dautres  :  ceux  de  Marat,  une  tète  de 
mort  couronnée  ;  Charcot,  un  squelette  hypnotisant 
une  jeune  fdle  ;  de  Baudelaire,  une  allusion  aux  Fleurs 
du  mal  ;  de  Brillât-Savarin  :  un  amour  tenant  une 
cuillerà  pot,  assis  devant  une  marmite  avec  la  devise  : 
<'  !\Iieux  vaut  plat  trouvé  que  bataille  gagnée  »  ;  de 
Victor  Hugo  :  un  crapaud  contemplant  le  nom  du 
poète  se  détachant  sur  le  soleil  levant. 

Pour  cette  dernière  pièce,  j'avoue  que  je  préfère, 
gravé  par  Aglaiïs  Bouvenne,  le  véritable  ex-Iibrisoù 
les  tours  de  Notre-Dame  se  détachent  sur  un  fond 
sombre,  avec  le  nom  du  poète  dans  un  éclair  traver- 
sant la  vignette.  Il  a  d'ailleurs  pour  lui  l'approbation 
du  grand  homme,  qui  écrivit  au  graveur,  en  juillet 
1870  :  «  Votre  ex-libris  marquera  tous  les  livres 
de  ma  bibliothèque  d'Hauteville  house.  » 


Un  marchand  de  Bruxelles,  bien  connu  dans  le 
monde  des  collectionneurs  qui  se  méfient  comme  de 
la  peste  de  tout  ce  qui  sort  de  son  officine,  avait  fait 
regraver,  d"après  une  bonne  épreuve,  l'ex-libris  de 
Gambelta,  le  coq  gaulois  devant  le  soleil  levant  avec 
celte  devise  :  «  Vouloir,  c'est  pouvoir.  » 


EX  LIDRIS  245 

Par  une  de  ces  bizarreries  dont  le  hasard  seul  sait 
diriger  si  bien  les  effets,  il  va  porter  son  cuivre  à  Paris 
chez  un  imprimeur  en  taille  douce,  pour  lui  en 
demander  le  tirage.  Mais,  malchance  comique,  il 
tombe  justement  chez  le  propriétaire  de  la  planche 
originale  ! 

Il  va  sans  dire  qu'il  court  encore 

Honteux  comme  un  renard  qu'une  poule  aurait  pris  ! 


Un  bouquiniste  du  midi  voyait,  avec  tristesse,  s'ac- 
cumuler chez  lui  un  stock  de  vieux  livres  dont  aucun 
acheteur  ne  voulait,  même  à  deux  sous  pièce. 

Il  allait  les  mettre  au  pilon  lorsqu'enfurelant  chez 
le  marchand  de  ferrailles,  son  voisin,  il  sortit,  d'un  lot 
destine  à  la  fonte,  une  planche  de  cuivre  qu'il  acheta 
au  poids. 

Après  avoir  examiné  la  gravure  à  son  aise,  il  recon- 
nut qu'elle  représentait  un  aigle  déployant  ses  ailes. 
Trois  couronnes  se  superposaient  dans  une  décora- 
lion  incohérente,  avec,  au  centre,  un  écusson  de  fan- 
taisie. Au  bas,  un  cartouche  oblong  laissait  un  large 
blanc  pour  mettre  une  inscription. 

Une  idée  ingénieuse  traversa  l'esprit  du  libraire.  11 
fit  un  copieux  tirage  de  la  planche  et  colla  les  épreu- 
ves, une  à  une,  avec  soin,  sur  la  garde  de  papier 
marbré  de  ses  bouquins  invendus  et  invendables. 
Grâce  à  cette  image  inconnue,  qui  intriguait  fort  les 
bibliophiles,  ils  s'enlevèrent,  aussitôt,  comme  des 
petits  pâtés. 

Fondateur  et  président  de  la  Sociale  des  collection- 
neurs d^exlibris,  le  docteur  Boulland,  de  qui  je  liens 


246  TRUCS  ET  TRUQLEURS 

celte  amusante  histoire,  ne  put  résisler  au  désir  de 
mettre  la  nouvelle  vignette  dans  son  album.  Mais, 
infatigable  chercheur,  il  aime  à  déchid'rer  les 
énigmes.  Les  difficultés  n'arrêtent  pas  les  élans  de 
sa  nature  persévérante.  Au  contraire,  elles  la  surex- 
citent. Aussi,  il  résolut  d'arriver  à  révéler  le  nom 
du  bibliophile  inconnu. 

Depuis  longtemps,  il  accumulait  de  longues  et  pa- 
tientes investigations,  lorsqu'un  souvenir  d'enfance 
vint,  avec  précision,  frapper  son  étonnante  mémoire. 
II  acquit  la  conviction  que,  dans  Tarmoire  d'une  vieille 
tante,  il  avait  déjà  vu  l'image,  collée  sur  une  fiasque 
carrée  et  clissée,  contenant  du  marasquin,  la  dive 
liqueur  faite  des  cerises  de  Zara  en  Dalmatie.  Il  se 
rappela  qu'on  lui  en  versait,  lorsqu'il  était  bien  sage^ 
quelques  gouttes  dans  un  petit  gobelet  d'argent. 
Maintes  fois, tout  en  dégustant  le  précieux  breuvage, 
il  avait  remarqué  l'étiquette.  Il  était  certain  qu'elle 
portait,  dans  sa  réserve  blanche,  l'adresse  du  fabri- 
cant. 

Coûte  que  coûte,  l'érudilbibliomane  voulut  retrou- 
ver une  bouteille  pareille.  Elle  avait  existé,  donc  il 
devait  en  exister  encore.  Il  courut  les  buvettes  des 
quartiers  extérieurs  et  les  épiceries  obscures  d'avant 
Potin.  Hélas  !  il  ne  rencontrait,  dans  ses  courses,  que 
des  fioles  de  ratafia,  de  vespétro,  d'élixir  de  Garnis, 
d'eau  de  vie  de  Dantzig  ou  de  parfait  amour.  Avec  nos 
palais  blasés,  le  kirsch,  plus  corsé,  a,  depuis  long- 
temps, détrôné  le  marasquin  crémeux  et  doux.  Enfin, 
il  réussit  à  mettre  la  main  sur  un  antique  flacon 
couvert  de  poussière,  oublié  sur  la  tablette  haute 
d'un  cabaret  de  barrière.  La  mémoire  du  docteur 
n'était  pas  en  défaut  :  il  portail  bien,  dans  le  carré 
blanc,  la  rarissime  inscription  : 


EX-LIDRIS  247 

Marasdùno  supra  fino 

Del  iinico  xnvcnlore 

Carzoniga  in  Zara. 

Plus  distillalcur  qiie  bibliopliîle,  il  signor  Carze- 
niga  s'élail  ingénié  à  composer  une  réclame  origi- 
nale. A  l'instar  de  Jean-Marie  Farina,  pour  sa  véné- 
rable eau  de  Cologne,  il  avail,  dans  le  principe,  afin 
d'éviter  le  cas  de  la  contrefaçon,  signé  à  la  main  son 
marasquin  de  Dalmatie,  produit  authentique  de 
Montpellier. 

Mais  ses  hésitations  ne  durèrent  pas.  Il  se  dit  qu'a- 
près tout,  les  sardines  de  Nantes  se  préparent  au 
Groisic  et  que  le  sucre  de  pomme  de  Rouen  n'est  ni 
du  sucre  de  pomme,  ni  du  sucre  de  Rouen. 

Et  comme  son  succès  grandissait,  il  s'enhardit  peu 
à  peu.  Alors,  pour  s'épargner  de  la  peine,  il  utilisa  le 
cartouche  pour  y  placer  sa  légende  imprimée.  D'où 
deux  plaques:  l'une  anonyme,  l'autre  avec  la  réclame. 

Etvoilà  comment  le  cerisier  de  Zara  a  donné,  comme 
fruits,  des  ex-libris  recherchés  aujourd'hui  par  tous 
les  humoristes.  Mais  il  faut  les  deux  tirages,  avec 
nom  et  sans  nom.  Le  docteur  Jjoulland,  qui  raconte 
celte  aventure  avec  beaucoup  d'esprit,  les  a  bap- 
tisées les  mavasclnncllcs. 

Il  avait  bien  mérité  d'être  leur  parrain 


GLYPTIQUE 


Inlailles  et  camées.  —  La  parcelle  vaut  le  bloc.  —  L'éme- 
raude  dePolycrale.  — Dioscoridcs.  —  Sceaux  des  empereurs 
romains.  —  Gravures  erotiques  et  pierres  vénérées.  —  Tru- 
quages pratiqués  parle  clergé.-  — Tailleurs  de  pierres  fines 
à  la  cour  de  France.  —  M'""  de  Pompadour  élève  de  Guay.  — 
Les  répliques  de  l'antiquité  sous  la  Renaissance.  —  Les  si- 
gnatures et  leurs  règles.  —  Camées  marouflés.  —  Transfor- 
mation des  onyx  —  Un  grand  duc  averti.  — Pierres  de  oo/rre. 
—  Le  mot  de  Gallien.  —  Diagnostic  par  l'œil  et  la  mémoire. 

Sous  son  aspect  microscopiciue  s'affirme  un  art 
grandiose  en  cette  glyptique  qui  consiste  à  graver 
des  pierres  précieuses. 

Les  anciens  nous  ont  légué  des  documents  impé- 
rissables dans  la  gravure  en  creux  de  leurs  intailles 
et  dans  la  ciselure  en  relief  de  leurs  camées.  Grâce  à 
eux,  nous  connaissons  des  statues  brisées,  des  monu- 
ments disparus  et  des  portraits  ignorés.  Ces  témoins 
des  temps  passés  nous  donnent  la  preuve  que,  deux 
mille  ans  avant  noire  ère,  il  existait  des  artistes  qui 
valaient  bien  les  nôtres. 

Que  les  profanes  ne  dédaignent  pas  cet  art  exquis, 
cette  miniature  de  la  sculpture  !  Ou  ils  ne  disent  pas 
qu'il  n'est  rien,  parce  que,  souvent,  d'admirables  dé- 
tails, invisibles  à  l'œil  nu,  doivent  être  examinés  à  la 
loupe.  Le  chef-d'œuvre  n'a  pas  de  taille.  Il  est  autant 
dans  un  caillou  incisé  que  dans  un  bloc  de  marbre 


GLYPTIQUE  249 

sculpté.  Comme  l'a  dit  Victor  Hugo  :  l'étoile  vaut  le 
soleil. 

Les  statuaires  le  savent  si  bien  que  plusieurs  se 
sont  inspirés  pour  leurs  bustes,  leurs  statues  et  leurs 
groupes,  des  compositions  minuscules  creusées  sou- 
vent dans  une  lentille  de  cornaline. 


Permettez-moi,  tout  d'abord,  un  peu  d'histoire  avant 
d'aborder  le  vif  de  mon  sujet.  Aussi  bien  la  technique 
et  l'érudition  sont  d'excellentes  préparations  aux 
études  sur  les  conlrelarons  qui  sont  la  base  de  ce  livre. 

Les  Egyptiens  couvraient  leurs  scarabées  funéraires 
de  plantes  irréelles  et  d'animaux  fantastiques.  De 
plus,  ils  les  préparaient  d'avance,  avec  une  place 
réservée,  pour  inscrire  le  nom  du  mort. 

Les  Etrusques,  leurs  contemporains,  mettaient  sur 
leurs  pierres  fines  le  nom  du  personnage  représenté. 
Les  Grecs  inscrivaient  parfois  celui  de  l'artiste  et  les 
Romains,  souvent,  celui  du  possesseur. 

Nous  connaissons  quelques-uns  des  artistes  de  l'an- 
tiquité qui  pratiquèrent  la  glyptique.  Je  n'en  citerai 
que  les  principaux. 

Théodore  de  Samos,  plus  de  500  ans  avant  Jésus- 
Christ,  avait  gravé  une  lyre  sur  l'émeraude  de  l'an- 
neau que  Polycrate,  au  comble  de  la  félicité,  jeta 
vainement  dans  la  mer  pour  conjurer  les  coups  de 
l'adversité. 

Moïse,  suivant  la  Bible,  fit  graver  sur  saphir  les 
Tables  de  la  Loi. 

Dioscorides  reproduisit  les  traits  d'Auguste  sur  une 
aiguë  marine,  bleu  oriental.  Il  sculpta  le  Quadrige 
de  l'Amour,  de  la  galerie  des  Médicis,  à  Florence, 

H. 


250  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

une  sardonyx  à  quatre  couches,  où  chaque  cheval 
s'enlève  sur  une  tranche  de  couleur  dilTérente.  Il 
reste  encore  de  lui  une  dizaine  de  pièces  d'origine 
certaine,  qui  portent  sa  signature  en  grec. 

A  Rome,  les  patriciennes  réunissaient  en  collier  les 

pierres  gravées  ou  s'en  servaient  comme  fibules  ou 

agrafes.  Pline  parle  du  camée  d'Apollonide  qui  n'est 

arrivé  jusqu'à  nous  que  brisé  et  dont  il  ne  subsiste  à 

.  Berlin  qu'un  fragment  représentant  un  bœuf  couché. 

Chez  les  Romains,  le  sceau  de  l'Etat  n'était  qu'une 
bague  ornée  d'une  intaille.  L'anneau  de  Sylla  repré- 
sentait Bocchus  lui  livrant  Jugurtha.  Pompée  scel- 
lait d'un  lion  portant  une  épée.  César  avait  choisi 
l'image  de  Vénus  munie  d'un  dard.  Auguste  se  servit 
d'abord  d'un  sphinx  avant  son  portrait.  Le  cachet  de 
Néron  figurait  Apollon  et  ]\Iarsyas.  Macrien  avait 
adopté  la  tête  d'Alexandre  et  le  fastueux  Lucullus 
pouvait  revoir  sans  cesse  ses  traits  sur  une  émeraude 
gravée. 

Les  pierres  précieuses  tenaient  une  grande  place 
dans  les  folies  d'Héliogabale.  Byzance  continua  la 
tradition,  mais  dans  un  style  archaïque  qui  se  tour- 
nait vers  l'art  oriental. 


Au  moyen  âge,  le  métal  détrôna  la  pierre.  Cepen- 
dant, Charlemagne  scellait  avec  une  pierre  antique 
à  tête  de  Jupiter,  tandis  qu'on  exécutait,  en  or,  le 
sceau  épiscopal.  Comme  la  matière  précieuse,  les 
artistes  manquaient  à  cette  époque  bouleversée.  On 
se  borna  au  cabochon  uni  et  poli. 

Si  on  ne  grava  guère  de  nouvelles  pierres,  on  garda 
néanmoins  les  anciennes  dans  les  trésors  des  églises 


GLYPTIQUE  251 

et  des  abbayes  pour  les  mettre  sur  les  châsses,  les 
reliquaires,  les  ciboires  et  les  croix,  sans  se  soucier 
souvent  des  sujets  libres  qu'on  exposait  à  la  véné- 
ration des  fidèles.  Il  m'est  arrivé  de  le  constater  plu- 
sieurs fois  et  de  troubler,  par  celte  révélation,  cer- 
taines âmes  pieuses. 

Du  reste,  comme  il  fallait  faire  disparaître  toutes 
les  traces  de  paganisme,  le  clergé  de  cette  époque 
n'hésita  pas  à  pratiquer  un  pieux  truquage.  La  Bible 
et  l'Evangile  furent  substituées  à  la  Mythologie 
païenne.  Un  essaim  d'amours  ailés  et  lutins  devint 
une  envolée  séraphique  ;  la  tête  de  Caracalla,  celle 
de  saint  Pierre  ;  la  Julie  d'Evodus,  la  figure  de  In 
sainte  Vierge  ;  une  Muse  avec  un  masque,  la  Salomé 
portant  la  tète  de  saint  Jean-Baplisie  ;  Silène  et  son 
bâton,  un  évêque  tenant  sa  crosse  épiscopale. 

Les  plus  beaux  camées  subirent  cette  transfor- 
mation. Isis  allailant  Horiis  devint  la  Vierge  don- 
nant le  sein  à  l'enfant  Jésus.  L'agate  superbe  repré- 
sentant la  Glorification  de  Germanicfis,  donnée  pr, .• 
saint  Louis,  prit,  à  la  Sainte-Chapelle,  le  vocable  d  > 
Triomphe  de  Joseph  qu'elle  conserva  bien  longlemp-. 
Vous  pouvez  lire  dans rexcellent  ouvrage  delà  Grc- 
vurc  en  pierres  fines,  \)i\v  ^L  Babelon,  de  l'instilu!, 
comment  les  cristalliers  de  l'époque  n'hésitèrent  pr.  . 
à  reprendre  le  travail  antique  au  ciseau  sur  ur- .^ 
grande  sardoine  représentant  un  épisode  mythol.;- 
gique  populaire  dans  les  temps  antiques:  la  dispui  ■ 
d'AUiéna  et  de  Poséidon  ])Ouv  la  fondation  d'Athènc.;. 
On  la  présenta  ensuite  aux  fidèles  comme  Adam  (  i 
Eve  dans  le  Paradis  terrestre,  en  dépit  du  costum  ; 
et  des  attributs  des  deux  personnages. 


Î52  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Au  XIV®  Siècle,  les  mois  de  camée  et  d'inlaille 
étaient  encore  inconnus.  On  appelait  Camaïeux  lea 
travaux  sortis  des  mains  des  «  estaillers  et  pierriers 
en  pierres  fines  ».  Dans  un  inventaire  célèbre,  on 
relève  :  «  Unus  pulcher  camahicu  magnus  situatus 
super  unam  tabulam.  » 

A  la  fin  du  xv?  siècle,  les  arts  refleurissent  en  Ita- 
lie. Laurent  de  Médicis  adopte  Giovani  délia  Corniola 
(Jean  de  la  Cornaline).  Au  xvi®  siècle,  avec  Léon  X, 
la  glyptique  atteint  l'apogée  de  sa  splendeur.  On  in- 
taille de  nouveau  les  cornalines  pour  les  cachets. 
L'onyx  avec  ses  couches  variées  sert  pour  les  camées. 
Se  souvenant  de  la  coupe  de  cristal  de  roche  portant 
des  scènes  de  l'Iliade,  que  Néron  brisa  dans  un  accès 
de  fureur,  les  intalgliatori  de  Milan  reprennent  les 
travaux  sur  le  cristal  de  roche.  Il  sort  de  l'école  mila- 
naise de  prodigieux  artistes  : 

Julien  Taverna,  Françoi-  Tortorino,  Antonio  de 
Rossi,  qui  figura,  grandeur  nature,  sur  un  camée 
«  d'un  tiers  de  brasse  »,  la  Grande  duchesse  de  Flo- 
rence et  sept  de  ses  amis;  Jocobo  de  Trezzo  auquel 
on  attribue  les  portraits  affrontés  de  Philippe  II  et  de 
son  fils  Don  Carlos,  exécutés  à  l'Escurial  sur  topaze 
blanche  de  Saxe;  Foppa  le  Carabosso  (parce  qu'il 
était  bossu),  auteur  présumé  de  la  tête  de  dauphin 
sur  une  topaze  grosse  comme  une  fève,  à  laquelle 
Cellini  fait  allusion  dans  ses  Mémoires  ;  Alexandro 
Cesari,  surnommé  «  le  Grec  »,  qui  intailla  dans  une 
cornaline  la  têle  de  Phocion,  objet  de  l'admiration 
enthousiaste  de  Michel-Ange. 

La  Pvenaissance  s'étcndjusqu'en  France.  François  I^r 
attire  à  sa  cour  le  veronais  Matteo  dal  Nassaro. 
Tous  les  grands  seigneurs  veulent  posséder  quelques- 
unes  de  ses  œuvres,  intailles,  camées  ou  cristaux, 


GLYPTIQUE  2o3 

qu'il  signe  0.  P.  N.   S.  (Opus  Nassarii  sculptons). 

Alors  quelques  essais  de  gravure  sur  diamant,  que 
n'avaient  pas  tenté  les  anciens,  furent  faits,  d'abord 
par  Clément  Birago,  et  plus  tard,  par  Charles  Cos- 
tanzi  qui  reproduisit,  sur  la  plus  rare  des  pierres 
fines,  la  tête  de  Léda.  Mais  cette  difficulté  vaincue 
ne  soulève  aucun  enthousiasme.  On  regarde  la  gra- 
vure avec  dédain  pour  regretter  le  diamant  diminué 
de  volume.  C'est  la  protestation  de  la  valeur  intrin- 
sèque contre  la  valeur  artistique. 

Charles  IX  appelle  Olivier  Codoré  «  son  bien  aimé 
tailleur  et  graveur  de  pierres  précieuses  ».  Henri  IV 
nomme  Julien  de  Fonlenay  son  «  graveur  et  vallet  de 
chambre  ».  Guillaume  Dupré,  l'immortel  auteur  des 
médaillons  de  Henri  IV,  de  Marie  de  Médicis  et 
Louis  XIII,  veut  s'exercer  au  maniement  du  touret  et 
de  la  bouterolle.  On  a  de  lui  un  saphir  gravé  et  signé 
G.D.  F. 


t 


Au  xvni^  siècle,  le  tyrolien  Pichler  devient  célèbre 
par  l'élégance,  la  pureté  parfaite,  la  précision  irrépro- 
chable de  ses  productions.  Il  fait  de  nombreux  por- 
traits où  il  sait  s'inspirer  de  la  beauté  grecque,  sans 
en  altérer  le  caractère.  L'artiste  wurtembergeois 
Natter  écrit  un  remarquable  Traité  des  pierres  gra- 
vées. Il  taille  le  beau  camée  de  Guillaume  IV,  prince 
d'Orange. 

Jacques  Guay,  élève  de  Boucher,  né  à  Marseille, 
vers  1725,  acquiert  vite  une  grande  réputation.  Son 
talent  lui  vaut  le  titre  de  «  Graveur  des  pierres  fines 
du  Cabinet  du  Roy  ».  Le  département  des  médailles 
de  notre  Bibliothèque  nationale  possède,  de  cet  ar- 


254  TRUGS  ET  TRUQUIX'RS 

liste  de  valeur,  vingt  et  une  pièces  dont  cinq  repré- 
sentent Louis  XV  à  l'époque  du  règne  de  M'"«  de 
Pompadour.  Cette  dernière,  éprise  d'art,  tour- 
mentée par  le  rêve  de  l'antique,  s'essaye  avec  pas- 
sion dans  la  glyptique.  Jacques  Guay  la  guide  de  ses 
conseils.  Elle  grave  beaucoup  de  pierres.  Son  maître 
les  retouche  un  peu,  à  moins  que  ce  ne  soit  le  con- 
traire, surtout  pour  la  copie  sur  agate  onyx  du  camée 
Le  Triomphe  de  Fontenoy.  La  favorite  prend  son 
maître  en  telle  estime  qu'elle  publie  un  recueil  d'es- 
tampes reproduisant  son  œuvre. 


Telle  est,  dans  ses  grandes  lignes,  jusqu'au  xix^ 
siècle,  l'histoire  de  la  glyptique,  pratiquée  dès  la  plus 
haute  antiquité  et  reprise  avec  tant  d'éclat  pendant 
la  Renaissance  italienne.  Cet  art  est  maintenant  en 
décadence.  Il  est  à  désirer  qu'il  se  réveille  et  s'épa- 
nouisse de  nouveau.  L'Ecole  des  Beaux-Arts  l'encou- 
rage du  reste.  II  a  son  prix  de  Rome  comme  les  autres 
sections.  Naguère,  l'admiration  du  jury  pour  le  clas- 
sique allait  jusqu'à  imposer  aux  candidats,  pour  se 
rendre  compte  de  leur  habileté,  la  copie  d'une  gemme 
antique. 

C'était  préconiser  la  reproduction  d'où  l'on  glisse 
aisément  dans  la  fraude  qui  ne  date  pas  dhier,  car 
Phèdre  nous  apprend  qu'elle  était  déjà  pratiquée  de 
son  temps.  Mais  ce  fut  surtout  au  xvi«  siècle  que 
s'ouvrit  l'ère  des  imitations  et  des  copies.  Une  foule 
d'artistes  les  plus  honorables,  les  plus  illustres  et  les 
plus  habiles,  allèrent  quelquefois  jusqu'à  graver  en 
lettres  grecques,  sur  leurs  œuvres  et  sur  d'autres 


GLYPTIQUE  25ÎJ 

anonymes,  les  noms  des  maîtres  célèbres  des  époques 
grecques  et  romaines.  Quelques-uns,  plus  réservés, 
se  bornèrent  à  gréciser  leur  propre  nom.  La  men- 
talité n'était  pas  alors  la  même  que  la  nôtre. 

Vasari  nous  raconte,  en  elTet,  que  Lorenzo  Mar- 
mita  sut  tirer  un  gros  profit  de  ses  contrefaçons.  Gio- 
vanni Conslanzi  fut  un  habile  pasticheur.  Valerio 
Vicentini  également.  Carlo,  fils  de  Conslanzi,  copia 
la  lête  de  Méduse  qui  se  trouvait  dans  le  cabinet 
Stozzi.  Il  opéra  sur  une  calcédoine  de  même  grandeur 
et  de  même  couleur  et  mit  le  nom  de  Solon,  l'auteur 
de  l'original. 

Natter  reconnut  avoir  beaucoup  reproduit  l'antique 
pour  plaire  à  ses  clients.  Ses  pastiches  avaient  une 
telle  perfection  qu'il  se  déclarait  incapable  de  dis- 
cerner ses  propres  œuvres  des  originaux  qu'il  avait 
copiés.  Mais  il  se  défendit  d'avoir  jamais  rien  vendu 
comme  ancien.  Pichler  agissait  autrement.  Ayant 
appris  que  les  brocanteurs  revendaient,  comme  grec- 
ques, ses  œuvres  anonymes,  il  coupa  court  à  ce  trafic 
en  signant  toutes  ses  œuvres.  Fut-il  bien  sincère 
dans  ses  protestations  ?  Tout  le  monde  n'a  pas  la 
volonté  de  saint  Antoine  pour  résister  à  la  tentation. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  convient  de  se  montrer  indul- 
gent. Il  faut  pardonner  leurs  faiblesses  à  tous  ces  ar- 
tistes de  mérite.  Il  y  a,  en  somme,  prescription  et  de 
plus,  leurs  belles  productions  sont  souvent  classées, 
aujourd'hui,  comme  valeur  équivalente  aux  an- 
ciennes. Avant  nous,  du  reste,  les  grands  curieux 
de  la  Renaissance  et  du  xvni''  siècle  n'hésitèrent  pas 
à  placer  dans  leur  dactyliothèque  des  pierres  ornées 
de  fausses  signatures  dont  ils  avaient,  parfois,  eux- 
mêmes,  commandé  la  gravure.  Sous  Louis  XV  le 
baron  Stosch  et  bien  d'autres  ne  se  faisaient  aucun 


256  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

scrupule  d'encourager  les  supercheries  des  contre- 
facteurs et  de  léguer  de  véritables  énigmes  à  déchif- 
frer plus  tard  aux  meilleurs  juges  en  la  matière,  les 
Raoul  Rochette,  Chabouillet,  Furtwângler,  Murray 
et  beaucoup  d'autres. 

Néanmoins,  il  est  bon  d'étudier  les  signatures,  car, 
si  bien  des  pièces  n'en  portent  pas,  celles  qui  en  sont 
pourvues  ont  beaucoup  plus  de  prix.  Heureusement, 
lorsqu'elles  sont  apocryphes,  elles  sont  souvent  mal 
appliquées  dans  l'industrie  des  faussaires  par  ses  che- 
valiers attitrés. 

Au  siècle  d'Auguste,  la  forme  des  lettres  offre  une 
régularité  parfaite.  Ce  trait  est  fort  caractéristique.  Il 
est  prudent  de  se  défier  des  inscriptions  où  se  trou- 
vent des  lettres  dissemblables  et  surtout  des  mélanges 
de  caractères  grecs  et  romains. 

Les  lettres  grecques  qui  ont  deux  types  ne  peuvent 
se  présenter  qu'identiques  dans  le  même  mot.  Exem- 
ple :  le  sigma  grec,  qui  a  deux  formes,  C  et  2,  ne 
doit  jamais  en  avoir  qu'une  seule.  C'est  la  règle  abso- 
lue d'après  les  observations  patientes  des  érudits. 

De  plus,  les  artistes  grecs,  venus  exercer  leur  art 
à  Rome,  ont  toujours  signé  avec  les  caractères  de 
leur  langue  et  non  en  lettres  romaines.  Même  les 
graveurs  d'origine  romaine  ont  souvent  adopté  les 
lettres  grecques. 

Les  noms  ne  sont  jamais  au  nominatif.  Ils  sont  tou- 
jours au  génitif,  sous-entendu  Ergon  (œuvre de...) 


Les  instruments  employés  par  les  graveurs  moder- 
nes restent  les  mêmes  que  ceux  de  l'antiquité  clas- 
sique ou  orientale.  Ils  n'ont  pas  été  perfectionnés 


GLYPTIQUE  257 

pendant  la  Renaissance  :  c'est  la  scie  et  la  bouterolle. 
Seulement,  on  a  la  poudre  de  diamant  qui  facilite, 
plus  que  Témeri,  le  travail  de  l'outil  qu'actionne 
maintenant  la  vapeur  ou  l'électricité. 

Malgré  la  similitude  du  travail  et  de  la  matière  pre- 
mière, le  truquage  s'est  glissé,  comme  ailleurs,  dans 
le  département  des  pierres  gravées.  Pour  l'édification 
de  mes  lecteurs,  je  signalerai  quelques-uns  des  pro- 
cédés ingénieux  sortis  de  Timagination  féconde  des 
mécréants  de  la  curiosité. 

On  a  peint  artificiellement  le  champ  de  certains 
camées.  D'autres,  très  amincis,  reçoivent  leur  colo- 
ration artificielle  par  une  feuille  appliquée  au-des- 
sous. On  peut  s'y  laisser  prendre. 

Quelquefois,  les  parties  en  relief  du  camée  sont  rap- 
portées. Détachées  d'une  autre  pierre,  elles  ont  été 
collées  sur  un  nouveau  fond.  C'est  le  procédé  employé 
depuis  longtemps  pour  remettre  enitatles  camées 
écornés. 

Or,  il  est  facile  de  reconnaître  cette  reconstitution. 
Les  camées  anciens  n'ont,  il  est  vrai,  pas  de  patine 
comme  les  objets  en  métal.  Seulement  lorsqu'ils  sont 
purs  et  bien  complets,  leur  fond  est  inégal  et  comme 
onde.  L'outil  de  polissage,  tenu  jadis  à  la  main,  ne 
pouvait  aplanir  davantage  la  surface  qui  apparaît, 
maintenant,  ternie  comme  une  glace  par  une  légère 
buée. 

Au  contraire,  les  pièces  truquées  et  réparées  ont 
leur  table  lisse,  bien  dressée,  luisante  ainsi  qu'un  mi- 
roir. La  surface  sur  laquelle,  dans  cette  réparation 
ingénieuse,  le  relief  a  été  rapporté,  a  passé,  au  préa- 
lable, sous  la  roue  rapide  et  économique  du  lapidaire. 

Autres  trucs  et  nouvelles  supercheries  : 


258  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Le  séjour  des  pierres  fendues  quelques  heures  dans 
rhuile  tiède  rapproche  les  cassures  et  les  rend  invisi- 
bles à  l'œil  nu.  A  la  loupe  seulement,  on  retrouve  les 
traces  de  la  fente. 

.\joutons  que  le  miracle  de  la  transfiguration 
s'opère  sur  des  calcédoines  et  des  cornalines  défec- 
tueuses. Un  onyx  dun  vif  éclat  s'obtient  d'abord  à 
l'aide  d'un  bain  tiède  et  prolongé  dans  du  miel  délayé 
à  l'eau  et,  ensuite,  par  un  lavage  rapide  dans  l'acide 
sulfurique,  étendu  d'eau  et  chaufTé  à  la  cendre 
chaude.  La  mélamorpiiose  s'achève  ainsi.  Alors  le 
roux  passe  au  rougeâtrc.  Le  gris  clair  se  transforme 


en  noir  ou  en  gris  foncé. 


t 


Dernièrement,  un  quidam  mystérieux  présente  à 
un  grand  duc  de  Russie  un  travail  superbe  représen- 
tant, sur  héliotrope,  le  Cliar  d'Apollon.  Le  prince  allait 
l'acheter  pour  le  musée  de  l'Ermitage  quand  il  con- 
sulta, par  prudence,  l'un  de  nos  antiquaires  les  plus 
attitrés.  L'augure  ne  put  regarder  la  pierre  sans  rire  : 

—  Je  n'ai  jamais  vu,  dit-il,  de  gravure  antique  sur 
cette  agate  verte  ponctuée  de  rouge  et  à  peine  trans- 
parente. Les  anciens  lui  avaient  donné  ce  nom,  parce 
([u'elle  change  la  couleur  des  rayons  du  soleil,  quand 
elle  est  dans  un  vase  rempli  d'eau.  Les  graveurs 
avisés  choisissaient  les  plus  belles  pierres,  les  vou- 
laient translucides,  et  dédaignaient  les  autres.  Ils 
opéraient  surtout  sur  les  topazes,  les  rubis,  les  sa- 
phirs, certaines  onyx  à  la  pale  fine  qu'ils  appelaient 
les  rognures  d'ongles  de  Vénus,  les  calcédoines  au 
blanc  mat,  les  sardoines  au  jaune  orangé,  les  opales, 
ces  larmes  de  la  lune,  disaient-ils,  et  les  sardonyx 


GLYPTIQUE  2o9 

aux  trois  couches  de  couleurs.  —  Votre  héliotrope 
est  uue  rareté  sans  valeur.  Elle  peut  aller  rejoindre  les 
jades  verdàtres  avec  leurs  poésies  chinoises,  les  tur- 
quoises orientales  avec  leurs  inscriptions  persanes  et 
les  béryls  qui  ne  se  taillent  pas. 

Le  grand  duc  se  le  tint  pour  dit  et  remercia  To- 
rncle. 


Parlerai-je  des  fausses  gemmes  qui  ne  sont  que  des 
piUcs  de  verre  fondu  et  coulé  avec  plus  ou  moins  d'ha- 
bileté dans  des  modèles  en  creux?  Ces  «  pierres  de 
voirre  »,  comme  on  disait  jadis,  abondent  et  forment 
souvent  de  petites  collections  spéciales  qui  se  vendent 
aux  petites  bourses.  Le  musée  de  Berlin  possède  une 
série  de  pâtes  vitreuses  classée  et  décrite  avec  soin 
par  M.  Furtwàngler. 

Les  Grecs  fabriquaient  de  fausses  pierres  gravées 
par  la  fusion  d'une  pâte  de  verre  servant  à  surmou- 
ler les  véritables.  Aussi,  d'après  Hérodote,  Solon.pour 
éviter  toute  tentative  d'imitation,  résolut  d'interdire 
aux  lithoglyphes  de  garder  chez  eux  la  copie  de  leurs 
œuvres. 

AL  E.  Babclon,  auquel  il  faut  toujours  revenir  en 
matière  de  glyptique,  nous  apprend,  d'après  Pline, 
(|u'il  existait  à  Rome  des  traités  didactiques  pour  cette 
fabrication  de  gemmœ  vitrese.  Nulle  espèce  de  fraude 
ne  rapportait  plus  aux  faussaires.  Ils  produisaient  des 
sardoines  artificielles  en  faisant  adhérer  entre  elles, 
par  une  fusion  habile,  des  couches  monochromes. 

Le  même  archéologue,  si  autorisé,  raconte,  d'après 
les  textes  anciens,  qu'un  industriel  de  ce  genre  avait 
réussi  à  vendre  des  pierres  fausses  à  rimpératrice 


260  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Salonine.  Celle-ci  reconnut  qu'elle  avait  été  trompée 
et  voulut  faire  châtier  le  coupable.  jMais  Gallien,  en 
bon  prince,  jugea  à  propos  de  le  punir  par  la  peur.  Il 
ordonna  qu'il  fût  exposé  dans  l'amphithéâtre  pour 
être  dévoré  par  un  lion;  mais,  sur  ses  ordres  secrets, 
on  ne  lança  contre  le  faussaire  qu'un  chapon.  La 
foule  se  mit  à  rire  et  l'empereur  de  s'écrier: 
—  Il  a  trompé  et  on  le  trompe. 

Au  moyen  âge,  dit  encore  M.  E.  Babelon,  Albert 
Le  Grand  signale  la  même  industrie  perfectionnée, 
par  la  superposition  de  deux  couches  de  verre  de 
nuances  différentes,  de  façon  à  imiter  la  stratification 
de  l'agate.  La  couche  supérieure,  offrant  ainsi  tous 
les  éléments  d'un  décor  en  relief,  était  gravée  et 
affouillée  à  la  façon  des  camées. 

En  parlant  du  «  vairre  teint  en  manière  d'agate  », 
saint  Thomas  d' Aquin  donne  les  recettes  pour  en  faire  : 

L'émeraude  avec  la  poudre  d'airain, 

Le  rubis  avec  le  crocus  de  fer, 

La  topaze  en  appliquant  du  bois  d'aloès  sur  le  vase 
où  le  verre  est  en  fusion. 

Aujourd'hui  les  modernes  fixent,  sur  un  fond  de 
couleur  foncée,  des  figures  en  pâte  de  verre  blan- 
châtre. 

Conseil  utile  pour  ne  pas  se  laisser  prendre  à  ces 
surmoulages.  Un  lapidaire  avec  sa  roue  tranchera 
tout  de  suite  la  question,  avec  une  lime  ce  sera  encore 
plus  rapide. 

t 

J'ai  consulté  les  archéologues  les  mieux  «  calés  »> 


GLYPTIQUE  261 

suivant  le  mot  d'aujourdlmi,  pour  distinguer  ceux 
qui  possèdent  une  haute  compétence.  Je  voulais  sa- 
voir s'il  existait  un  moyen  infaillible  de  reconnaître 
les  pièces  fausses. 

Ils  m'ontrépondu  que  le  meilleur  diagnostic  se  fai- 
sait avec  l'œil  et  avec  la  mémoire. 

Avec  la  mémoire,  on  sait  où  se  trouve  l'original,  à 
Paris,  à  Londres,  à  Vienne  ou  ailleurs. 

Avec  l'œil,  il  est  facile  de  déterminer  la  modernité 
de  la  composition. 

Mais  ils  ont  ajouté  une  réserve  prudente  et  sage. 
Dans  bien  des  cas,  il  est  difficile  de  se  prononcer.  Les 
professionnels,  toujours  habiles,  ont  su  parfois 
donner  à  leur  travail  le  caractère  du  style  antique. 
Ce  n'est  pas  chose  aisée  de  se  débattre  au  milieu  de 
tous  leurs  maquillages.  Si  l'art  de  graver  les  pierres 
fines  est  difficile,  d'après  Natter,  l'étude  de  leur  au- 
thenticité est  plus  difficile  encore,  d'après  le  savant 
M.  E.  Babelon. 

Je  vous  livre  tout  ce  que  j'ai  obtenu,  vous  ne  pou- 
vez m'en  demander  davantage  et  je  me  bornerai  à 
mettre,  en  manière  de  finale  philosophique,  cette  ci- 
talion  tirée  d'un  vieux  livre  : 

«  Les  faulces  pierres  sont  si  semblables  auxvrayes 
que  ceulx  qui  myeuls  si  cognoissent  y  sont  bien  sou- 
vent deceulz.  »  ^-"" 


GRAVURES 


Symphonie    en  blanc   majeur.  —  Mczzo-linle.  —  Et  si  je 
veux  êlre  trompé  ?  —  A  malin  malin  et  demi.  —  Desencadrez  ! 

—  Les  Lavreince  dhùlel.  —  Hausse  des  gravures  en  couleur. 

—  La  Reichsdruckerel. —  Coloriage  à  la  poupée.  —  La  Chal- 
cographie du  Louvre.  —  Euphémismes  des  catalogues.  — 
Planches  usées.  —  85  cuivres  originaux  de  Rembrandt.  — 
Fac-similés  d'Amand  Durand.  —  Épreuves  rarissimes  sous 
scellés.  —  Les  grattages.  —  Les  maniaques  de  la  grande 
marge.  —  Reprises  à  la  plume.  —  Nielles  apocryphes.  —  La 

légende  des  portraits. 


Rose  tendre,  vert  pâle,  lilas  épanoui,  bleu  effa- 
rouché, jaune  suggestif,  telle  est,  au  choix,  la  tonalité 
à  la  mode.  Tous  les  appartements  sont  voués  au  blanc, 
symbole  de  Tinnocence,  chez  les  gens  les  plus  sélects 
et  même  dans  les  intérieurs  les  plus  pervers.  C'est  le 
règne  du  clair,  du  gai,  du  pimpant,  de  la  lumière  en- 
trant à  flots  par  les  grandes  baies.  On  est  persuadé 
aujourd'hui  de  l'influence  de  la  couleur  sur  l'état 
d'âme.  A  quoi  bon  chercher  à  réagir  contre  cette 
nouvelle  théorie?  Après  avoir  fait  son  temps,  elle  dis- 
paraîtra ainsi  que  les  autres.  Aussi  maintenant,  plus 
de  vieux  chêne  dans  la  salle  à  manger.  Le  bahut  clas- 
sique, le  coffre  Henri  II,  les  chaises  gothiques,  ont 
disparu. 

«  Foin  de  la  marchandise  noire  !  ))  disent  les  tapis- 
siers, c'est  sombre  et  triste.  Pour  faire  voir  la  vie  en 


GRAVURES  203 

rose,  ils  ont  tendu  le  boudoir  de  soieries  tendres, 
rneublé  le  salon  en  modern-style,  et  garni  les  fenêtres 
de  vitrages  plus  lins  que  les  ailes  de  la  reine  Mab. 

Que  mettre  sur  les  murs?  Des  armes?  C'est  bien 
sévère.  Des  tableaux  ?  Même  les  plus  lumineux  des 
impressionnistes  feraient  tache,  comme  une  mouche 
sur  une  jatte  de  lait,  au  milieu  de  cette  symphonie 
en  blanc  majeur.  Des  gravures?  Ah  !  celles-là  shar- 
nioniseraient  bien  avec  le  reste,  surtout  ces  jolies  es- 
tampes en  couleurs  du  siècle  de  la  Du  Barry  et  de  la 
Pompadour,  ces  aquarelles  inaltérables  dans  leur 
cadre  blanc  et  or,  avec  un  léger  rang  de  perles  et  un 
coquet  nœud  de  rubans.  Ainsi  les  aimaient  les  con- 
temporaines de  Marie-Antoinette.  Et  voilà  accrochés 
partout,  pas  trop  haut  pour  qu  on  puisse  distinguer 
le  sujet,  pas  trop  bas  pour  que  lamateur  ne  puisse 
les  regarder  avec  la  loupe,  le  Bosquet  d'amour,  la 
Foire  de  Vdlage,  Heur  et  Malheur,  l'Aveu  difficile  ou 
V Escalade.  Si  les  préférences  du  maître  de  céans  le 
porlent  vers  Tccole  anglaise,  il  choisit  alors  les  por- 
traits de  lady  Smith, lady  Durham,  ou  Lady  Rushout, 

Les  «  loupeurs  »,  —  naturellement,  ce  sont  les 
connaisseurs,  les  acheteurs  prudents  n'ayant  eu 
affaire  qu'aux  marchands  de  gravures  honnêtes  de 
l'école  de  Clément,  de  Vignière  et  du  père  Rapilly, 
—  ne  possèdent  dans  leurs  cartons  que  des  exem- 
plaires authentiques.  Par  comparaison,  leur  œil 
exercé  reconnaît  impitoyablement  le  mauvais  tirage 
ou  les  contrefaçons. 

—  Tiens  !  vous  vous  êtes  payé  deux  Debucourt  ? 

—  Mais  oui  !  une  occasion.  Jai  trouvé  pour  300 
francs  le  Menuet  de  la  Mariée  et  pour  200  la  Noce  au 
Château. 

—  Ce  n'est  pas  cher  !  Avec  des  marges  comme  les 


2n4  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

\  ùlres,  les  deux  pièces  réunies  se  vendent  mainlenant 
tout  près  de  3000  francs.  Mais  laissez-moi  donc  mon- 
ter sur  une  chaise  et  voir  de  plus  près...  Tiens  !  mais 
c'est  le  tirage  Lemonnyer...  Vous  êtes  refait,  mon 
cher.  Vos  deux  gravures  valent  50  francs 


D'un  bout  de  Paris  à  l'autre,  c'est  le  même  dialogue 
qui  recommence  avec  des  variantes.  On  n'entend 
parler,  dans  les  gazettes,  que  d'amateurs  déçus,  de 
collectionneurs  dupés,  d'experts  môme  à  qui  d'adroits 
vendeurs  ont  fait  avaler,  comme  premiers  tirages, 
des  Ward  et  des  Smith  imprimés  en  Allemagne  pen- 
dant les  débals  de  la  conférence  d'Algésiras.  Ainsi 
que  le  dit  la  Bible,  ce  n'est  qu'un  long  sanglot  dans 
Belhléem. 

Elle  est  grande  cependant  la  séduction  de  ces 
estampes,  d'un  aimable  libertinage,  d'un  entrain 
effronté  oii  l'amour  joue  sans  cesse  et  ne  perd  jamais 
l'équilibre  même  dans  des  attitudes  les  plus  risquées, 
gimblettes  ou  balançoires  suggestives.  Plus  que  ja- 
mais on  les  aime  ces  œuvres  légères  de  Janinet,  de 
IIucl,  de  Taunay,  de  Lavreince,  de  Descourtis,  de 
Bonnet,  de  Dagoti.  La  crainte  du  faussaire  n'arrête 
personne.  Pour  un  peu  plus,  on  répondrait  à  la  façon 
do  la  Martine  de  à\Iolièrc  :  «  Et  si  je  veux  être  trompé, 
moi  !  » 

A  des  entêtés  de  ce  calibre,  inutile  d'essayer  d'ou- 
vrir les  yeux.  Il  n'est  pire  aveugle  que  ceux  qui  ne 
veulent  pas  voir.  Rien  à  faire  non  plus  avec  les 
finauds.  N'ayant  pas  le  moyen  de  s'offrir  les  deux 
Visils  de  Ward  pour  2000  francs,  et  voulant  quand 
même  donner  une  note  d'art  à  leur  salon,  ils  achètent 


ÛflAVURES  26o 

la  réimpression  pour  un  billet  de  cent  francs  et 
savent  bien  ce  qu'ils  font.  Quand  on  leur  fait  remar- 
quer leur  prétendue  bévue,  ils  ont  un  sourire  pour 
vous  dire  : 

—  Qu'est-ce  que  cela  peut  me  faire  ?  i\Ies  estampes 
font  l'effet  voulu.  Les  connaisseurs  qui  viennent  me 
voir  les  prennent  pour  des  originaux. 

Mais  il  est  quantité  d'amateurs  de  bonne  foi,  pas- 
sionnés pour  le  xvni®  siècle.  Ceux-là  ne  demandent 
qu'à  être  éclairés,  et  c'est  pour  eux  que  je  me  suis 
livré  à  une  minutieuse  enquête  au  pays  des  maquil- 
leurs de  gravures. 


Vous  connaissez  la  mise  en  scène.  Au  fond  d'une 
boutique  un  peu  sombre,  dans  de  vieux  cadres  dé- 
dorés, ayant  jadis  contenu  des  gravures  de  Victoires 
et  conquêtes  au  temps  du  premier  Empire,  sous  des 
verres  aux  teintes  verdâtres,  dénaturant  les  couleurs, 
et  souvent  églomisés  de  filets  dorés  pour  cacher  les 
marges,  des  Indiscrétion  de  Lavereince,  des  Nina  de 
Hoin,  des  Tambourin  de  Taunay,  des  Diichess  oj 
Devonshire  de  Reynolds,  surtout,  tendent  à  l'ache- 
teur l'appât  d'un  «  coup  »  à  faire. 

Cléanthe  sait  que  ce  chef-d'œuvre  de  l'école  an- 
glaise vaut  couramment  2  500  francs.  Dès  son  entrée, 
il  a  découvert  la  rarissime  eslampe.  Comme  la  Ga- 
latée  delà  fable,  elle  se  cache  afin  d'être  mieux  vue. 
Son  œil  s'allume.  En  profond  diplomate,  il  fait  sem- 
blant de  s'intéresser  à  des  faïences.  Il  marchande 
un  coffret  en  fer  forgé.  Il  achète  même  une  tabatière 
de  fausse  écaille.  Puis,  au  moment  de  sortir,  la  main 
sur  le  boulon  de  In  porle  : 

12 


•2CG  TRUCS  I:T  TRUQUEURS 

—  El  celle  AÎcillc  gravure  h\-liaut  ?  Combien  ? 

—  Iluil  cents  francs,  failpaisiblcmenlle  marchand, 
qui  a  suivi  le  manège  et  sent  le  poisson  mordre  à  llia- 
meçon. 

Palalras  !  Cléanlhe,  comme  Perrelle,  voit  ses 
espérances  à  bas.  «  Il  ne  fera  pas  le  coup.  »  Mais  ce 
peut  être  encore  une  bonne  alTaire.  Elle  second  acie 
de  la  comédie  commence.  Marchandage  acharné  de  la 
jiart  du  client,  défense  plutôt  molle  du  côté  de  l'anli- 
quaire,  qui  ne  veut  pas  lâcher  «  l'occasion  ». 

Enfin,  le  marché  se  conclut  à  500  francs.  Triom- 
phant, Cléanlhe  emporte  le  cadre  dans  son  hôtel, 
pour  joindre  sa  nouvelle  acquisition  aux  trésors  d'art 
qu'il  réunit  avec  un  soin  jaloux. 

Pendant  deux  jours,  l'heureux  homme  est  tout  à 
la  joie  de  sa  trouvaille.  Dès  le  matin,  il  la  contemple. 
Le  soir,  avant  de  s'endormir,  il  y  jette  un  coup  d'oeil. 
Il  songe  à'convoquer  ses  amis  pour  les  faire  sécher 
d'envie.  Mais  va-t-il  leur  présenter  son  trésor  dans 
cet  afTreux  cadre  ?  Nenni.  Il  faut  le  mettre  à  jour 
pour  le  porter  à  l'encadreur. 

Avec  des  précautions  infinies,  il  fend  au  canif  les 
bandes  de  papier  du  Bullelxn  de  la  Grande  Armée, 
qui  couvrent  le  revers.  Il  arrache  un  à  un  les  clous 
rouilles.  Il  enlève  le  carton  de  monture. 

—  Tiens  !  la  gravure  est  collée  en  plein.  Mauvaise 
affaire  ! 

Avec  une  pointe  d'inquiétude,  il  prend  sa  chère 
Diichess  et  s'approche  de  la  fenêtre. 

—  C'est  drôle  !  maintenant  qu'elle  n'est  plus  sous 
verre,  elle  me  plaît  moins.  Les  traits  sont  flous,  les 
teintes  ne  sont  pas  naturelles,  les  marges  semblent 
bien  blanches.  Serait-ce  un  mauvais  tirage  ? 

Pour  s'en  assurer,  il  porte  la  pièce  à  M.  Danlos,  un 


gravur::s  sct 

lies  plus  avisés  experlsen  gravures  de  Paris,  et  celui- 
ci,  sans  hésiter,  sort  une  épreuve  identique  d'un 
carton. 

—  Tenez,  voilà  votre  gravure.  C'est  la  réimpression 
de  la  chalcographie  de  Berlin.  Je  vends  50  francs 
cette  admirable  copie. 

—  C'est  bien  ce  que  je  pensais,  fait  l'amateur,  et 
je  l'ai  payée  ce  prix-là  (Cléanthe  ne  convient  jamais 
de  ses  bévues).  Mais  expliquez-moi  donc  comment 
mon  épreuve  a  l'air  beaucoup  plus  vieille  que  la 
vôtre,  et  pourquoi  elle  est  collée  en  plein  ? 

—  C'est  l'enfance  de  l'art.  Elle  a  été  collée  en  plein 
pour  empêcher  de  découvrir  le  cachet  de  la  «  Reichs- 
druckerel  »  que  toutes  les  reproductions  portent  au 
verso  ;  elle  a  l'air  vieux  parce  qu'elle  a  séjourné  un 
mois  ou  deux  dans  une  cave  humide. 

—  Je  m'en  doutais,  grand  merci. 

Et  Cléanthe,  dissimulant  sa  déconvenue,  s'en  va 
avec  sa  pseudo  Ducliess  of  Devonshire. 

t 

Naturellement,  cette  farce  à  deux  personnages  du 
marchand  et  de  l'acheteur,  la  gravure  servant  de 
décor,  se  joue  avec  des  variantes  infinies. 

Tantôt,  c'est  la  veuve  d'un  capitaine  réduite  à  ses 
dernières  ressources,  qui  vient  vous  offrir  le  Compli- 
ment et  les  Bouquets  (qu'un  avisé  marchand  lui  a 
confié  la  veille  au  soir).  Tantôt,  c'est  un  vieux  domes- 
tique de  confiance  qui  a  hérité  de  son  maître  cette 
superbe  Promenade  i^nhlique  (imprimée  le  mois 
passé  à  Montrouge).  A  Londres,  un  quidam,  marié 
à  une  jolie  femme,  fait  offrir  par  sa  moitié  sa  mar- 
chandise de    contrebande  à  de  galants  gentlemen, 


268  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

au  saut  du  lit,  tandis  qu'ils  ont  les  yeux  encore  mal 
ouverts. 

L'honnête  province  elle-même  prêle  à  ces  corsaires 
de  l'estampe  le  vernis  de  sa  vertu  plusieurs  fois  sécu- 
laire. Ces  mécréants  lui  envoient  en  nourrice  des 
enfants  sans  état  civil,  et  le  Parisien  échoué  en  Bre- 
tagne, dans  un  petit  trou  pas  cher,  découvre  par 
hasard  au-dessus  de  sa  toilette  le  Déjeuner  à  l'anglaise, 
d'après  Lawreince,  qu'il  achète  300  francs  et  qui  en 
vaut  "25. 


Ce  dévergondage  de  contrefaçon  provient,  comme 
toujours,  des  prix  excessifs  atteints  depuis  dix  ans 
par  les  mezzo-tintes  en  couleurs.  En  1877,  après  la 
vente  Béhague,  M.  Bocher,  l'auteur  d'un  ouvrage 
estimé  sur  les  gravures  du  xvui^  siècle,  disait  à  l'ex- 
pert : 

—  Vous  avez  fait  là  la  plus  belle  de  toutes  les 
ventes  d'estampes.  C'est  l'apogée  de  la  gravure.  Dé- 
sormais, les  prix  ne  pourront  que  descendre. 

Ah,  bien  oui  !  Nous  sommes  loin  du  temps  dont 
parle  Béraldi,  où  l'on  revenait  de  chez  son  marchand 
d'estampes  avec  des  suites  de  vignettes  enveloppées 
ûaiïsla Promenade  de  la  gallerie  du  Palais-Royal.  En 
l'an  de  grâce  1907,  second  du  septennat  de  M.  Fal- 
lières,  on  paie  ladite  Promenade  2400fr.,  Marie-An- 
toinette d'Autriche,  par  Janinet,  2  500  fr.,  Sopliia 
Western,  Y)Sir  Smilh,  3840 fr. ,1a  Comparaisons  100 k., 
la  Foire  de  Village,  \a  Noce,  la  Rixe  et  le  Tambou- 
rin de  Decourtis,  d'après  Taunay,  19100fr.  Les  Deux 
baisers,  cette  jolie  pièce  que  Debucourt  avait  gravée 
sous  le  titre  de  \aFei)ite  Caresse,  d'après  son  tableau 


GRAVURKS  209 

du  salon  de  1785,  se  dispute  jusqu'à  3  930  fr.  A  la 
vente  du  prince  Repnine,  le  Portrait  de  Lcnhj  Ilamil- 
ton,  avecles  noms  des  artistes  tracés  au  pointillé,  est 
adjugé  13  000  fr.  à  une  maison  de  New- York,  et  le 
portrait  de  Miss  Wodley,  14  500.  A  celle  de  M.  Barrot 
le  portrait  de  Miss  Cumberland  par  Smilh  d'après 
Romney,  à  la  manière  noire,  à  grandes  marges,  avec 
les  noms  tracés  à  la  pointe, a  fait  9600  francs  et  celui 
de  Miss  Farrenpar  Bartolozzi,  d'après  Th.  Lawrence, 
un  premier  état  avant  la  lettre,  6200  francs. 

A  ce  compte-là,  c'est  la  joie  dans  le  cœur,  avec  un 
sourire  triomphant  et  la  fierté  dans  le  regard,  que  le 
commissaire  priseur  frappe  chaque  adjudication  d'un 
coup  sec  de  son  marteau  d'ivoire. 

Malheureusement,  l'estampe  loyale  devient  rare. 
N'en  trouve  pas  qui  veut,  même  au  poids  de  l'or,  ce 
qui  serait  presque  toujours  bon  marché.  Mais  il  en 
faut,  n'en  fût-il  plus  au  monde.  Alors  pour  calmer  1  î 
prurit  d'art  de  leurs  clients,  des  intermédiaires,  dé- 
pourvus de  scrupules,  vont  s'approvisionner  chez 
certains  copistes  à  jet  continu,  où  la  source  des  es- 
tampes en  couleurs  ne  tarit  jamais.  Car  <c  autant  vous 
en  tirerez  par  la  dille,  autant  ils  en  entonneront  parle 
bon  don  »,  comme  a  dit  Rabelais. 

Et  voilà  comment  les  débutants  sans  expérience 
échangent  naïvement,  contre  des  pièces  fausses,  les 
vignettes  authentiques  de  la  Banque  de  France. 


S 


On  distingue  deux  sortes  de  copistes.  Los  uns  ven- 
dent de  bonne  foi  leurs  reproductions  pour  ce  qu'elles 
sont.   Les  autres  travaillant  en  chambre,  sans  en- 


270  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

soigne  ni  adroïisc  au  BoUin,  écoulent  subreplicemcnl 
leur  marchandise  nialiionnèle  pour  de  lancien. 

Nous  supposerons  qu'il  n'existe  en  Europe  que  des 
reproductions  honnêtes,  exemptes  de  maquillages. 
C'est  au  moins  vrai  pour  la  Chalcographie  impériale 
de  Berlin  (la  Reichsdruckerel),  qui  publie  un  cata- 
logue de  ses  admirables  fac-similes  de  l'école  an- 
glaise, où  les  gravures  portent  des  prix  marqués  qui 
vont  de  9  à  30  marks.  MM.  Amsler  et  Ruthardt, 
chargés  de  la  vente,  n'ont  jamais  songé  à  vendre 
pour  des  originaux  ces  copies,  belles  à  tromper  un 
connaisseur. 

Quant  aux  réimpressions  publiées  de  1885  à  1889 
par  l'éditeur  Lemonnyer,  qui  s'était  fait  une  spécialité 
des  reproductions  de  gravures  du  xvni^  siècle,  elles 
forment  un  ouvrage  complet,  et  leur  auteur  n'ima- 
ginait guère  que  l'on  dépareillerait  des  séries  pour 
truquailler  ses  planches  isolément. 

Ce  chef-d'œuvre  d'art  a  pourtant  mis  les  faussaires 
sur  la  voie  des  procédés  à  suivre.  Ils  commencent  par 
faire  une  bonne  héliogravure  de  l'estampe  à  repro- 
duire. Puis,  ils  tirent  une  épreuve,  imprimée  très  lé- 
gèrement en  bistre,  sur  un  papier  mou,  sans  colle, 
se  rapprochant  le  plus  possible  de  celui  de  l'époque. 
Ensuite,  le  modèle  sous  les  yeux,  ils  mettent  l'épreuve 
en  couleurs  au  pinceau,  avec  les  mêmes  superposi- 
tions de  teintes  que  sur  l'original. 

Lorsqu'ils  veulent  arriver  à  une  plus  grande  per- 
fection, c'est  le  cuivre  même  qu'ils  colorient  avec  de 
petits  tampons  imprégnés  de  couleurs  d'imprimerie 
et  qu'on  appelle  poiqoées.  L'opération  est  plus  longue, 
car  il  faut  la  recommencer  avant  de  tirer  chaque 
épreuve,  mais  le  vendeur  ne  ment  pas  en  disant  que 
la  gravure  est  imprimée  en  couleurs. 


GRAVURES  271 

Jo  connais  deux  imprimeurs  en  laille  douce,  Tun  à 
Paris,  l'aulrc  dans  la  banlieue,  qui  fournissent  par  ce 
procédé  tout  le  demi-monde  de  la  curiosité.  Leurs 
prix  sont  des  plus  modérés,  dix  francs  semble  le  ma- 
ximum de  leurs  prétentions.  Ils  n'ont  pas  boutique 
sur  rue  et  ne  vendent  directement  qu'au  commerce. 

Naturellement,  l'emploi  de  l'héliog'ravure  a  ses  in- 
convénients. Le  coloris  n'a  pas  la  vig-ueurdes  tirages 
duxvni"  siècle,  les  traits  sont  mous,  les  visages,  sur 
lesquels  on  reconnaît  assez  aisément  le  procédé  pho- 
tographique, restent  flous,  les  légendes  et  les  armoi- 
ries, au  lieu  d'avoir  les  lettres  très  en  relief,  comme 
sur  les  tirages  des  cuivres  anciens,  ne  présentent  au 
toucher  aucune  aspérité.  Mais  allez  donc  faire  ces 
remarques  sous  un  cadre  poussiéreux,  surtout  si  les 
marges  sont  dissimulées  ou  même  tout  à  fait  coupées  ! 

Quand  vous  désencadrez  la  pièce  et  que  vous  la 
comparez  à  un  original,  il  est  trop  tard  !  Vous  êtes 
refait.  Le  marchand  a  eu  soin  de  ne  mettre  sur  sa  fac- 
ture que  «  gravures  anglaises  »  ou  «  gravures  impri- 
mées en  couleurs  ».  Poursuivez  donc,  avec  une  sem- 
blable garantie  !  Vous  perdez  votre  procès.  II  n'y  a 
qu'à  Bordeaux  où  M.  E.,  acheteur  d'une  Comparaison 
et  de  deux  école  anglaise  noloirement  fausses,  ait  pu 
trouver  des  juges  pour  condamner  le  vendeur  à  casser 
le  marché  avec  400  fr,  de  dommages  et  intérêts  ! 

Il  existe  cependant,  qu'on  ne  l'oublie  pas,  des  co- 
pistes honnêtes.  Les  hauts  prix  auxquels  atteignent 
aujourd'hui  les  estampes  en  couleurs  ont  fait  naître 
chez  de  vrais  artistes  le  désir  de  reproduire  les 
maîtres  du  xvni^  siècle  par  les  procédés  mêmes  de 
l'époque,  c'est-à-dire  en  gravant  un  cuivre  spécial 
pour  chaque  couleur,  et  en  faisant  autant  de  tirages 
superposés  qu'il  y  a  de  planches.  Un  habile  graveur, 


272  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

en  môme  temps  marchand  d'estampes  (M.  Edmond 
Gosselin),  est  arrivé  à  de  forts  jolies  reproductions, 
qu'il  vend  le  plus  honnêtement  du  monde  pour  des 
copies.  Un  autre  artiste  très  adroit  vient  de  graver 
Coucou  de  Beljeambe,  avec  beaucoup  de  réussite. 
Or,  ces  travaux  n'ont  rien  à  voir  avec  la  contrefaçon. 
Ce  sont  des  œuvres  d'art  vendues  à  un  prix  capable 
de  décourager  les  truqueurs  de  petite  envergure. 

Ceux-ci  se  rattrapent  sur  les  reproductions  au  gilo- 
tage.  Môme,  pour  se  mettre  à  la  portée  de  toutes 
les  bourses,  ils  en  arrivent  à  colorier  tout  sim- 
plement des  gravures  qui  ne  furent  jamais,  au  xviii« 
siècle,  que  tirées  en  noir. 

Allez  sous  les  galeries  du  Palais-Royal,  entrez  dans 
les  magasins  de  nouveautés  ou  dans  certains  bazars, 
vous  povHTCZ  acheter  le  Bal  paré  et  le  Concert,  de 
Saint-Aubin,  aquarelles  des  plus  fraîches  couleurs.  Il 
a  suffi,  pour  se  procurer  le  tirage  en  noir,  de  s'adres- 
ser à  la  Chalcographie  du  Louvre,  qui  possède  les 
cuivres  anciens  de  ces  planches,  avec  ceux  du  Jeu  du 
roi,  de  Cochin,  du  Festin  royal  et  du  Bal  masqué  à 
Vllôtel  de  Ville,  de  Moreau  le  Jeune.  Un  peu  de 
couleur,  un  cadre  ripoliné  style  Louis  XVI,  et 
l'œuvre  est  parachevée  ! 

C'est  la  gravure  en  couleurs  du  pauvre.  Les 
épreuves  de  la  Chalcographie,  dont  personne  ne 
voulait  jadis,  ont  trouvé  leur  écoulement.  En  dix  ans, 
les  recettes  ont  augmenté  de  trente  mille  francs. 
L'Etat  y  trouve  son  compte.  Il  n'y  a  que  l'acheteur 
de  roulé. 

t 

]Vaturellement,  l'hôtel  Drouot,  où  les  ventes  d'es- 


GRAVURES  273 

lampes  sont  dirigées  par  des  experts  éprouvés, 
éciiappe  à  ces  iniilalions  grossières.  Le  catalogue  en 
mains,  vous  avez  chance  d'acheter  des  tirages 
anciens.  Mais  ouvrez  l'œil  !  Il  faut  savoir  lire  entre 
les  ligneSj  et  pour  éviter  les  réclamations,  rarement 
admises  après  coup,  retenez  bien  la  signification  de 
quelques  euphémismes. 

Si  vous  voyez  «  épreuve  coloriée  »,  abstenez-vous  ! 
^'ous  pouvez  acheter  hardiment  si  vous  lisez  coloris 
ancien. 

Epreuve  en  couleur  doit  vous  faire  hésiter,  mais 
épreuve  imprimée  en  couleurs  vous  rassurera. 

Baissez  d'un  cran  toutes  les  appréciations  d'état  : 

Pas  d'indication  signifie  très  faible  épreuve. 

Belle  épreuve  épreuve  médiocre. 

Très  belle  épreuve  bonne  épreuve. 

Superbe  épreuve  Allez-y  de  confiance  ! 

Et  je  ne  parle  pas  des  défauts  que  ne  mentionne 
pas  le  catalogue  et  que  l'expert  annonce  en  mettant 
la  pièce  sur  table  (ou  parfois  oublie  d'annoncer),  des 
restaurations  permises,  comme  les  trous  de  vers 
bouchés  à  la  pâle  de  papier,  et  celles  moins  permises, 
comme  les  marges  rajoutées  et  les  repeints  à  la 
gouache  quand  les  couleurs  ont  souffert  de  l'humi- 
dité. Tout  cela  n'est  pas  bien  engageant,  et  le  plus 
simple  est  encore  de  charger  de  ses  intérêts  un  mar- 
chand de  gravures  honnête  et  expérimenté.  A  Paris 
ils  sont  légion.  Vous  risquez  de  payer  un  peu  plus 
cher,  mais  vous  en  aurez  pour  votre  argent. 


Ah  !   qu'il  est  difficile  d'être  connaisseur  éclairé 
non  seulement  pour  les  gravures  en  couleurs, jmais 
..       .  12. 


274  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

encore  pour  tous  les  genres  d'estampes  !  Dans  toute 
la  curiosilé,  aucun  apprentissage  n'est  plus  difficile  à 
faire.  Je  connais  des  amateurs  qui  ont  acheté  toute 
leur  vie,  sans  arriver  à  se  former  le  goût. 

—  Cependant  les  manuels,  les  catalogues  raisonnes, 
jme  direz-vous,  peuvent  servirde  fils  conducteurs? 

Certes,  ces  guides  vous  indiqueront  certaines  re- 
marques de  nature  à  vous  permettre  de  distinguer 
un  premier  état  d'un  deuxième. 

Vous  saurez,  par  exemple,  que  la  planche  du  Bourg- 
mestre Six,  de  Rembrandt,  ne  porte  dans  le  premier 
état  ni  le  nom  de  Rembrandt  ni  celui  de  Six,  et  qu'on 
voit  à  la  fenêtre,  derrière  le  personnage,  un  appui 
qui  monte  jusqu'à  hauteur  de  la  moitié  de  son  bras. 

Vous  ne  pourrez  plus  ignorer  que  les  quatre  célè- 
bres pièces  de  Callot,  les  Bohémiens,  n'ont  pas,  éga- 
lement, en  premier  état,  le  nom  de  l'auteur,  et  que 
les  angles  des  planches  sont  aigus  et  non  arrondis. 

On  vous  dira  que  le  premier  état  de  la  Rencontre  au 
bois  de  Boulogne,  de  JMoreau  le  jeune,  manque  des 
quatre  lettres  A.  P.  D.  R.  au-dessous  de  la  légende 
explicative. 

Mais  qui  vous  apprendra,  dans  les  états  définitifs 
(les  plus  communs  à  rencontrer),  à  distinguer  une 
bonne  épreuve  d'une  mauvaise  ?  Certains  cuivres  ont 
servi  pendant  plus  d'un  siècle,  et  gémi  sous  la  presse 
jusqu'à  ne  plus  donner  que  des  épreuves  grises,  effa- 
cées, méconnaissables.  D'autres  ont  été  renforcés, 
remordus,  chargés  de  nouveaux  travaux.  Vous  croyez, 
parce  que  vous  avez  acheté  des  Rembrandt,  des  Van 
Ostade,  des  Wille,  avoir  enrichi  vos  portefeuilles  de 
précieuses  estampes  ?  Pas  du  tout.  C'est  de  fappro- 
yisionnement  pour  les  quais,  à  dix  sous  la  pièce. 

t 


GRAVURES  275 

Au  mois  de  janvier  1906,  les  journaux  firent  grand 
bruit  autour  de  la  prétendue  découverte  de  quatre- 
vingt-cinq  cuivres  originaux  de  Rembrandt.  Le  stock 
venait  tout  simplement  de  chez  un  marchand  d'es- 
tampes de  la  rue  des  Grands-Augustins,  qui  en  tirait 
des  épreuves  depuis  un  temps  immémorial  au  vu  et 
au  su  de  tous  les  amateurs  et  marchands  éclairés. 
Seuls,  les  profanes  s'étonnèrent.  Il  ne  fallut  pas 
longtemps  aux  critiques  d'art  pour  réduire  la  trou- 
vaille à  ses  véritables  proportions. 

On  apprit  ainsi  que  ces  cuivres  usés,  retouchés, 
surchargés  de  travaux,  venaient  de  la  boutique  de  la 
veuve  Jean,  une  maison  démolie  de  la  cour  des  Tui- 
leries, où  les  premiers  amateurs,  comme  les  Concourt, 
allaient  butiner  tous  les  jours.  Elle  les  avait  reçus  du 
graveur  Basan  et  Basan  lui-même  les  avait  achetés  à 
Mariette,  leur  possesseur  au  dix-huitième  siècle. 
C'était  bien  là  l'œuvre  de  Rembrandt, 

.«.  sans  doute 
Mais  il  faut  avouer  aussi 
Qu'en  venant  de  là  jusqu'ici 
11  avait  changé  sur  la  roule! 

Ne  VOUS  étonnez  pas  qu'un  tel  nombre  de  planches 
originales  soit  arrivé  jusqu'à  nous.  La  Chalcographie 
du  Louvre  tire  encore  des  cuivres  de  Drevet,  de  Van 
Schuppen,  de  Xanteuil,  dEdelinck,et  l'on  trouverait, 
en  cherchant  bien,  chez  presque  tous  les  éditeurs 
d'estampes,  un  assortiment  de  planches  anciennes, 
souvent  fort  intéressantes.  Un  d'eux,  nous  assure- 
t-on,  possède  même  des  cuivres  authentiques  d'Albert 
Durer. 

Malheureusement  presque  tout  cela  ne  vaut  que  le 
poids  du  métal.  11  y  a  quelque  quarante  ans,  au  temps 


276  TRUCS  ET  TRUQUFURS 

OÙ  les  colporteurs  parcouraient  encore  la  province, 
leur  balle  sur  le  dos,  ils  s'approvisionnaient  à  bon 
compte  de  tirages  faits  sur  ces  vieux  cuivres,  chez 
Legrand,  qui  vendait  l'œuvre  de  Wille,  chez  Marel, 
chez  M'''^  Avenin,  à  qui  Arsène  Houssaye  acheta  la 
planche  de  la  Cruche  cassée,  dont  il  plaça  des  milliers 
d'exemplaires  aux  lecteurs  de  V Artiste. 

Sous  le  second  Empire,  ces  tirages,  passés  au  marc 
de  café  et  revêtus  au  verso  du  cachet  bleu  :  Colpor- 
tage, allaient  grossir,  sans  les  enrichir,  les  cartons 
des  amateurs  novices. 


t 


Fini  aujourd'hui  le  règne  des  anciens  cuivres  ! 
Seuls,  les  truqueurs  romantiques,  contemporains  du 
bibliophile  Jacob  ou  de  Balzac,  prennent  la  peine  de 
mettre  les  tirages  des  vieux  cuivres  ou  de  la  chalco- 
graphie sous  verre,  après  avoir  eu  soin  de  gratter  les 
cachets. 

La  nouvelle  école  a  de  meilleures  receltes.  Les 
procédés  photographiques  leur  ont  ouvert  un  champ 
illimité  d'action.  Le  nombre  est  grand  des  amateurs 
trompés  par  les  reproductions  au  gilotage  des  plus 
jolies  gravures  du  xviu'^  siècle,  des  Saint-Aul)in,  des 
Baudouin,  des  Freudeberg,  des  Fragonard.  Tout  y 
est.  Le  papier  ancien,  les  traces  de  la  planche,  les 
jaunissures  du  temps,  au  besoin  quelques  mouillures 
dans  les  marges  !  Quelle  différence  entre  ces  admi- 
rables fac-similé,  pris  sur  des  originaux  de  tout  pre- 
mier élat  et  les  mauvaises  épreuves  tirées  sur  des 
cuivres  usés  !  Mais  aussi  quel  danger  pour  l'amateur, 
surtout  quand  on  lui  présente  la  reproduction  sous 


GRAVURES  277 

verre,  et  convenablement  préparée  !    De  loin    c'est 
quelque  chose  et  de  près  ce  n'est  rien. 

Je  vous  le  répète,  n'achetez  jamais  une  gravure 
sans  la  faire  désencadrer.  Si  le  marchand  refuse, 
tournez  les  talons.  Vous  avez  affaire  à  un  farceur. 


Il  arriva  un  jour  une  bien  bonne  histoire  à  Amand- 
Durand,  cet  étonnant  héliographe  disparu  depuis 
quelques  années  après  avoir  reproduit,  avec  une 
admirable  exactitude,  l'œuvre  de  Rembrandt,  Van  Os- 
tade,  Van  Dyck,  Albert  Durer,  Martin  Schongauer, 
IMantegna,  Ruysdael  et  de  plusieurs  autres  graveurs 
célèbres.  Un  de  ses  amis  de  province  lui  demande  de 
venir  expertiser  une  collection  d'eaux  fortes  de  Claude 
Gelée.  Les  plus  belles  pièces  du  maître  s'y  trou- 
vaient: le  Bouvier,  le  Soir,  le  Malin,  toutes  en 
superbe  condition  et  en  premiers  états.  Le  prix 
demandé  était  considérable.  Naturellement,  Amand 
Durand,  pour  qui  les  galeries  publiques  et  les  cabi- 
nets de  colleclionneurs  n'avaient  plus  de  secret, 
accepte  l'expertise.  Il  prend  le  train,  débarque  au 
fond  de  la  Bretogne,  fait  six  heures  de  voiture  dans 
des  chemins  défoncés  et  arrive  dans  un  ciialeau  où 
souamiratlcndail.  Après  le  déjeuner  traditionnel,  on 
passe  dans  la  bibliothèque.  Le  maître  de  la  maison 
apporte  un  carton  magnifique,  l'ouvre  religieuse- 
ment et  riiéliograveur  y  découvre  toute  la  série  de  ses 
eproductions  ! 

tîs<preuves  étaient  tirées  sur  papier  ancien,  sans 
le  cachet  spécial  qui  figure  au  verso  des  fac-similé 
Amand-Durand.  Comme  il  arrive  toujours  dans  les 
imprimeries,  quand  on  entoure  un  tirage  de  précau- 


278  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

lions  spéciales,  il  y  avait  eu  des  fuites,  non  en  Egypte, 
mais  vers  les  officines  des  receleurs. 


Trois  de  ces  belles,  mais  trop  fidèles  copies, 
faillirent  entrer  dans  le  cabinet  d'estampes,  la  gloire 
d'une  demeure  élevée  au  faubourg  Saint-Honoré, 
sur  l'emplacement  de  l'ancien  hôtel  Pontalba.  Le 
secrétaire  du  baron,  qui  possède  cette  somptueuse 
résidence,  a  pour  mission  de  suivre  les  mouvements 
de  toutes  les  collections.  Il  doit  rechercher  toutes  les 
pièces  reconnues  plus  belles  que  celles  déjà  classées 
dans  les  armoires.  Excelsior  !  telle  est  la  devise  de 
son  mandat. 

Or,  il  fut  avisé  de  la  vente  prochaine,  à  Lyon,  de 
trois  eaux  fortes  de  Rembrandt  en  état  magnifique. 
Peut-être  se  trouvait-il  parmi  elles  une  épreuve 
inconnue  de  cette  pièce  aux  cent  florins  dont  on  ne 
connaît  que  quelques  exemplaires  et  que  feu  Dutuit, 
en  raison  de  ses  contretailles,  paya,  à  Londres,  1220 
livres  sterling. 

—  Achetez,  dit  le  baron,  mais  allez  voir. 

Le  mandataire  prend  le  train,  débarque  dans  la 
patrie  de  Chenavard  et  de  Puvis  de  Chavannes,  et  se 
fait  conduire  tout  droit  chez  l'expert  chargé  de  la 
vente.  Il  demande  à  examiner  les  cartons. 

—  Impossible,  fait  le  courtier,  avec  des  gestes  de 
désolation.  Tout  est  sous  scellés  dans  la  maison.  On  ne 
verra  les  objets  que  le  jour  de  la  vente. 

—  Au  moins  connaissez-vous  les  gravures  ? 

—  Superbissimes  !  d'une  conservation  rare  !  d'une 
valeur  inestimable  !  Des  marges  vierges  !  pas  un  rac- 
commodage, pas  une  déchirure  I 


GRAVURES  279 

—  Eh  bien  !  allez  jusqu'à  5  000.  Ne  voulant  pas 
faire  la  hausse,  je  n'assisterai  pas  aux  cn;hères.  Je 
reprends  le  train. 

Les  estampes  sont  adjugées  à  4  801  francs  et  le 
baron  voit  arriver  un  colis  soigneusement  empaqueté. 
Il  contenait  les  trois  eaux  fortes  de  Rembrandt,  seu  ■ 
lement  c'étaient  les  reproductions  d'Amand-Durand. 
Le  carton  reprit  immédiatement  l'express  du  P.-L.-M . 
et  la  vente  fut  annulée. 

Le  conservateur,  à  qui  le  célèbre  iconolâtre  repro- 
cha doucement  son  imprudence,  jura  de  se  méfier 
à  l'avenir  des  gravures  sous  scellés. 


Il  y  a,  on  le  voit,  des  mys'.ifîcations  pour  tous  les 
genres  de  collectionneurs.  Au  pied  de  l'échelle,  les 
Janot  et  les  débutants  trouvent  le  piège  des  épreuves 
à  la  teinture  de  thé  et  des  coloriages  grossiers.  Dans 
la  partie  moyenne,  les  demi-connaisseurs  se  laissent 
prendre  à  des  fac-similés  bien  faits.  Au  haut  de  l'é- 
chelle, les  fins  iconophiles  voient  fondre  sur  eux  les 
escrocs  de  haut  vol,  qui  mettent  un  véritable  talent  à 
leur  fructueuse  industrie. 

A  ceux  du  demi-savoir,  le  grattage  des  estampes. 
C'est  à  leur  usage  que  les  petits  marchands  malhon- 
nêtes enlèvent  les  chiffres  qui  figurent  en  haut  de 
certaines  gravures  pour  faire  une  «  Très  rare  gravure 
avant  le  numéro...  »  Ce  sont  eux  qu'ils  visent  lors- 
qu'ils effacent  la  lettre  de  toutes  les  estampes  qui 
leur  tombent  sous  la  main.  Seulement  le  procédé  est 
grossier.  Si  habilement  opéré  qu'il  soit,  un  grattage 
saute  auxyeux,  quand  on  y  regarde  de  près.  L'endroit 
usé,  gratté  ou  raclé  sera  toujours  ou  plus  mat  ou  plus 


280  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

brillant  que  le  reste  de  la  planche.  Le  truqueur  a-t-il 
par  précaution  mouillé  le  papier  pour  l'assouplir  et 
le  mettre  en  pression?  la  feuille  aura  «  godé  ».  En 
séchant  il  se  sera  produit  une  cloque  à  la  place  atta- 
quée. D'ailleurs,  toutes  les  opérations  du  grattage  se 
faisant  au  dépens  de  l'épaisseur  du  pnpier,  il  suffit  de 
regarder  l'estampe  en  transparence  pour  découvrir 
les  clairs  révélateurs.  Commepar  hasard,  la  feuille  est 
amincie  juste  à  l'endroit  occupé  ordinairement  par 
les  lettres  et  les  inscriptions. 

Naturellement,  les  grands  marchands  ont  mieux  à 
faire  que  de  perdre  leur  temps  à  de  telles  œuvres  de 
palience.  C'est  dans  des  officines  moins  achalandées 
qu'il  faut  cherclier  le  sophisliqueur  mystérieux,  sour- 
nois, ravi  de  «  rouler  ;)  non  seulement  ses  clients, 
mais  aussi  ses  confrères.  Quel  plaisir  pour  lui  d'exer- 
cer sa  petite  industrie  !  quand  un  lot  d'estampes  est 
entré  chez  lui,  il  gratte,  il  amincit,  il  remmarge.  Toutes 
les  pièces  sortent  transformées,  maquillées,  mécon- 
naissables. 

Le  maître  Henri  Béraldi  a  découvert  un  de  ces 
maniaques,  Durand  jeune,  dans  un  entresol  obscur 
de  la  rue  Louis-lc-Grand,  sur  la  cour.  Impossible 
avec  lui  d'obtenir  une  suite  de  vignettes  sans  défaut. 
«  Ce  normand,  dit  l'auteur  de  Mes  estampes,  s'était 
avisé  d'emprunter  aux  marchands  de  vin  et  de  prati- 
quer, en  grand,  la  méthode  des  coupages.  Son  procédé 
était  celui-ci  :  prendre  une  belle  suite  de  vignettes 
avant  la  lettre,  par  exemple  celle  du  Voltaire  de  Kehl, 
la  diviser  en  quatre  paquets,  puis  tirer  de  chaque 
paquet  une  suite  avant  la  lettre  en  la  diluant  dans  un 
complément  de  fausses  avant-lettres,  de  sa  fabrica- 
tion. Total  :  quatre  suites  avant  la  lettre.  C'était  la 
multiplication  des  suites!  » 


GRAVURES  281 

Cette  petite  cuisine  peut  tromper  certains  ama- 
teurs. Les  vrais  collectionneurs  ne  s'y  laisseraient  pas 
prendre.  Avec  ceux-là,  il  faut  bien  préparer  d'autres 
machinations.  En  avant  l'arsenal  des  remmargeurs, 
des  réparateurs,  des  calligraphes  !  On  remet  une 
pièce  à  une  gravure  comme  les  stoppeurs  réparent 
un  accroc  à  un  habit  de  soirée.  Les  traits  sont  repris 
à  la  plume  avec  une  encre  du  ton  même  de  l'estampe. 
Certains  artistes  poussent  l'habileté  jusqu'à  recueillir 
des  fragments  de  ciel  et  d'ombres  diversement  hachés, 
où  ils  puisent  pour  trouver  un  morceau  coïncidant 
avec  les  traits  à  raccorder.  Vous  n'y  voyez  que  du 
feu,  surtout  si  l'estampe  est  doublée. 


Jadis,  à  la  vente  L.  Descloux.  la  Promenade  de  la 
gallerie  du  Pcdais  Royal,  rare  épreuve  avec  les  numé- 
ros des  boutiques,  rognée,  mais  très  habilement  rem- 
margée,  fit  encore  1  500  francs. 

Les  remmargements  !  mais  c'est  l'enfance  de  l'art 
de  donner  satisfaction  aux  maniaques  de  la  grande 
marge.  Avec  une  aisance  qui  tient  du  prodige,  on 
remet  des  bordures  vierges  à  des  estampes  circonci- 
sées.  Le  client  paye  une  grosse  plus  value  et  s'aper- 
çoit, le  plus  souvent  trop  tard,  qu'il  a  acquis  fort 
cher  une  surface  de  papier  blanc.  Si  l'épreuve  est 
belle,  il  pourra  se  consoler  en  songeant  qu'après  tout 
cette  vaste  étendue  préservera  la  pièce  des  avaries, 
lorsque  des  mains  maladroites  la  sortiront  de  ses 
carions. 

Plus  fort  que  cela  !  Connaissez-vous  le  truc  de  ce 
marchand  qui  réemmargeait  des  reproductions  mo- 
dernes en  couleurs  pour  faire  croire  à  une  restaura- 


282  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

lion  de  vieilles  épreuves?  Après  ce  trait  de  génie  in- 
ventif, il  faut  fermer  les  porlefeuilles. 


Il  est  des  artistes,  passés  maîtres  dans  cet  art  déli- 
cat de  la  restauration,  si  précieux,  quand  il  est  hon- 
nêtement exercé,  pour  les  amateurs  qui  ne  veulent 
mettre  dans  leurs  cartons  que  des  pièces  complètes 
et  agréables  à  Foeil.  Ch.  Fr.  Muller,  un  peintre  en 
miniature,  mort  en  1855,  laissant  une  belle  collection 
d'estampes  et  de  dessins  relatifs  aux  fêtes,  mœurs 
populaires,  édifices  de  Paris,  ne  connaissait  pas  de 
rival  dans  ces  travaux  de  calligraphie  et  de  patience. 
Pourtant,  aujourd'hui,  nos  modernes  Esculapes  d'es- 
tampes arrivent  à  des  résultats  encore  plus  surpre- 
nants. 

Méfions  nous  des  restaurateurs  trop  habiles.  La 
pente  est  glissante.  Après  avoir  refait  des  parties  de 
gravures,  si  l'artiste  allait  être  tenté  de  refaire  des 
gravures  tout  entières?  Cela  s'est  vu,  cela  se  voit,  et 
sans  doute,  cela  se  verra  encore  malgré  notre  révéla- 
tion du  procédé.  Bien  entendu,  il  ne  s'agit  pas  de 
planches  de  deux  pieds  de  long.  Elles  pourraient  tout 
aussi  bien  être  refaites  à  la  plume  :  il  suffirait  d'y 
mettre  le  temps.  Mais  sur  une  aussi  grande  surface, 
vme  distraction  du  calligraphe,  un  défaut  du  papier 
ou  de  l'encre,  un  vice  rédhibitoirc  quelconque  saute- 
rait par  trop  aux  yeux. 


C'est  dans  la  patrie  de  Goethe  et  de  Schiller  que 
s'exercent  ces  pseudo-graveurs  qui  ne  réclament  au- 
cune récompense  aux  salons.  Ces  contrefacteurs  aile- 


GRAVURES  283 

mands  s'attaquent  aux  nielles  et  aux  petits  maîtres 
du  xv^  et  du  xvi®  siècle. 

Ces  minuscules  planches  ont  quelques  centimètres 
carrés.  Certains  médaillons  n'excèdent  pas  la  dimen- 
sion d"un  timbre-poste.  D'une  antiquité  et  d'une  ra- 
reté insigne,  ils  atteignent  des  prix  fous  dans  les  ven- 
tes. Les  fameux  nielles  de  la  collection  Renouvier,  à 
Montpellier,  Les  sept  figures  de  la  Passion,  à  la  date 
de  1446,  considérés  par  certains  comme  les  premiers 
essais  de  gravure  en  creux,  n'ont-ils  pas  été  payés 
20  000  francs  pour  le  compte  du  musée  de  Berlin?  De 
pareils  trésors  sont  bien  faits  pour  tenter  les  Robert- 
IMacaire  de  l'estampe. 

Regardez  donc  de  très  près  ces  jolies  épreuves 
pour  Lilliput,  œuvres  charmantes  d'Aldegraver,  de 
Schongauer,  de  Th.  de  Bry,  deDelaulne.  Sur  d'aussi 
petites  surfaces,  la  contrefaçon  est  presque  impossible 
à  reconnaître.  Tantôt  le  copiste  a  calligraphié,  trait 
pour  trait,  la  gravure  à  reproduire  sur  du  papier  de 
l'époque,  coupé  dans  les  marges  de  vieux  manuscrits. 
Tantôt,  usant  librement  de  la  photogravure,  il  a  si 
admirablement  truqué  sa  reproduction  qu'elle  peut 
passer  à  première  vue  pour  un  original. 

L'n  aigrefin  de  Hambourg  était  arrivé  à  un  résul- 
tat prodigieux.  Il  commençait  par  salir  et  teinter 
convenablement  son  fac-similé,  puis  il  l'usait  à  la 
pierre  ponce  jusqu'à  lui  donner  l'épaisseur  impal- 
pable de  la  décalcomanie,  le  collait  enfin  sur  du 
vieux  papier  arraché  à  des  livres  et  poussait  même 
le  soin  de  la  mise  en  scènejusqu'à  apposer,  au  revers, 
de  fausses  marques  de  marchands  et  des  mono- 
grammes de  collectionneurs  qu'il  contrefaisait. 

Oui  ne  se  laisserait  prendre  à  d'aussi  habiles  mani- 
pulations ?  Les  plus  défiants  sont  exposés  à  Terreur 


281  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

et  un  des  plus  habiles  connaisseurs  du  xix*  siècle, 
riconophile  Couturier,  fut  victime  d'une  mystifica- 
tion qui  lui  coûta  un  nombre  respectable  de  billets 
de  banque.  Lorsque  Damascène  Morgand,  après  la 
mort  du  fameux  collectionneur,  fut  chargé  de  catalo- 
guer ses  précieux  recueils  de  maîtres  ornemanistes 
des  XVI®  et  xvii"  siècles,  il  tressaillit  d'aise  en  trouvant 
la  rarissime  suite  de  bagues  du  lorrain  Wœriot.  «  Bel- 
lissima!  »  se  dit-il.  Mais  c'était,  dans  sa  bonhomie 
charmante,  un  expert  redoutable  que  le  libraire  du 
passage  des  Panoramas  !  Des  doutes  lui  vinrent.  Il 
regarda  l'album  de  plus  près,  passa  chaque  feuillet  à 
la  loupe,  et  après  plusieurs  heures  d'examen,  recon- 
nut que  les  planches  n'étaient  pas  des  gravures,  mais 
bien  des  dessins. 

Le  recueil  ne  figura  pas  à  la  vente.  Couturier 
l'avait  payé  20  000  francs. 

t 

Un  dernier  truc  pour  finir.  Au  temps  où  les  procé- 
dés photographiques  n'avaient  pas  vulgarisé  les 
reproductions,  une  planche  de  portrait  coûtait  fort 
cher  à  graver.  Tous  les  marchands  d'estampes  ne 
pouvaient  pas  se  payer  ce  luxe.  Cependant,  quand 
leurs  clients  venaient  leur  demander  l'image  d'une 
célébrité,  il  fallait  bien  leur  répondre.  Grand  embar- 
ras pour  se  la  procurer. 

L'un  d'eux  trouva  un  moyen  ingénieux  de  se  tirer 
d'affaire.  Il  acheta  tout  simplement  de  vieux  cuivres 
et  changea  sur  la  planche  le  nom  du  personnage  sans 
modifier  quoi  que  ce  soit  au  portrait.  Madame  de  Lon- 
gueville  devint  la  Grande  Mademoiselle,  Charles  P% 
Cromwell,  et  Washington,  Pitt. 

Personne  ne  réclama  contre  la  ressemblance. 


L\STRUMENTS  DE  MUSIQUE 


Le  roman  du  clavecin.  —  Stradivarius  de  bO  000  francs. — 
Un  Guarnerius  de  15  francs.  —  Violon  sur  mesure.  —  La 
guilcrne  du  baron  Davillier.  —  L'honnête  Vuillaume.  —  Tol- 
becque.  —  Fabricants  de  vieux  neuf.  —  Du  1725  en  1907.  — 
Contrefaçons  à  grand  orchestre.  —  Demandez  le  catalogue.  — 
La  musette  du  peintre.  —  Trop  de  provenances  illuslrcs  !  —  Le 
clavecin  du  Petil-Trianon.  —  Les  harpes  de  Marie-Antoinette. 
—  Elle  jouait  du  piano  forte  I 

Les  instruments  de  musique,  ces  derniers  venus 
dans  la  curiosité,  donnent  parfois  quelques  notes  faus- 
ses dans  le  concert  de  la  contrefaçon.  Pas  plus  que 
leurs  aînés,  ils  n'ont  pu  se  dérober  aux  tripatouilla- 
ges. Jugez-en  par  l'histoire  d'un  clavecin,  qui,  malgré 
sa  petite  taille,  fit  quelque  bruit  dans  le  Landcrnau 
des  collectionneurs. 

Les  plus  beaux  clavecins  furent  fabriqués  au  xvn^ 
siècle  par  les  Ruckers,  grands  luthiers  devant  l'Eter- 
nel. Ce  n'étaient  pas  de  petits  compagnons  ces  maî- 
tres d'Anvers  !  De  1579  à  1G67,  ils  mirent  au  monde  des 
instruments  sans  pareils  pour  la  beauté  de  leur  forme 
et  la  pureté  de  leur  son.  Ils  rivalisaient  dans  leur  genre 
avec  les  Stradivarius  dllalie.  Les  amateurs  de  toute 
l'Europe  faisaient  venir  de  Flandre  lesœuvres  portant 
les  marques  célèbres,  Joannes  ou  Andréas  Ruckers 
fecit  Anluerpice. 

Mais  combien   fragiles   ces    ancêtres  du  piano  ! 


286  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Beaucoup  dans  le  principe  se  brisaient  en  route,  ou 
n'arrivaient  à  destination  que  détériorés  par  les  heurts 
du  voyage  :  les  ais  disjoints,  la  peinture  écaillée,  les 
tables  d'harmonie  fendues.  Aussi  les  Ruckers  se  gar- 
daient-ils bien  de  peindre  la  frêle  enveloppe  de  bois 
mince  qui  formait  la  caisse  do  leurs  clavecins.  Ils  la 
revêlaient  d'un  simple  paprer  à  ramage  ebréservaient, 
pour  le  dessou  s  du  couvercle,  leurs  sujets  mythologi- 
ques, empruntés  à  l'école  flamande  si  fort  à  la  mode  au 
xvii*  siècle.  Les  dessus  de  clavecins  que  Ton  rencon- 
tre maintenant,  décorés  sur  fond  d'or,  d'arabesques, 
de  guirlandes,  d'amours  joufflus,  et  de  scènes  galan- 
tes, dans  le  goût  de  Berain,  de  Watteau  ou  de  Gillot, 
ont  revêtu  cette  robe  pimpante  longtemps  après. 
Quelques-uns  même  n'ont  jamais  quitté  l'humble 
livrée  du  départ  qu'ils  portaient  à  leur  embarque- 
ment à  Anvers. 


Celui  dont  je  vais  parler  n'avait  qu'une  modeste 
couverte  de  laque  rouge  relevée  de  fdets  d'or.  Dire 
comment  il  était  arrivé  dans  l'officine  du  fameux  an- 
tiquaire Bibaque,  je  l'ignore.  Je  sais  seulement  qu'il 
séduisit  au  premier  coup  d'ceil  un  amateur  distingué- 
Il  voulut  l'acquérir  séance  tenante.  Il  lui  fallut  reculer 
devant  les  prétentions  du  marchand. 

Il  était  bien  tentant  cependant,  sur  son  piétement 
Louis  XV,  le  petit  instrument,  réduit  à  cinq  octaves  ! 
Seulement  3  000  francs,  c'était  une  somme.  Le  collec- 
tionneur n'}'  renonça  qu'à  regret,  non  sans  l'avoir 
scruté  sous  toutes  ses  faces  et  reconnu  que  c'était 
un  enfant  du  midi.  Son  facteur,  Louis  Bas,  l'avait 
signé  sous  le  do  de  la  cinquième  octave. 


INSTRUMENTS  DE  MUSIQUE  287 

Quelques  mois  après,  noire  amateur,  —  si  vous  le 
voulez,  nous  l'appellerons  Fidelio,  —  rencontre  un 
confrère  en  musicomanie,  à  qui  il  avait  parfois  sou- 
levé quelques  bonnes  trouvailles.  Du  plus  loin  que 
son  rival  l'aperçoit  : 

—  Eh  bien  !  vous  en  avez  laissé  passer  une  belle 
occasion  ! 

—  Voulez-vous  parler  du  clavecin  de  Bibaque  ? 

—  Certainement.  Il  est  vendu.  Figurez-vous  que 
la  couche  de  vernis  rouge  était  réappliquée.  En  la 
traitant  par  des  réactifs,  l'acquéreur  a  fait  surgir 
une  peinture  italienne  de  toute  beauté. 

On  a  beau  être  cuirassé  contre  les  chocs  de  la 
fortune,  il  y  a  des  coups  inattendus  qui  vous 
frappent  cruellement.  Fidelio  reçut  le  choc  en  pleine 
poitrine.  Par  un  juste  retour  il  voulut  en  faire  par- 
tager l'amertume  au  marchand.  Dès  les  premiers 
mots,  Bibaque  partit  d'un  grand  éclat  de  rire  : 

—  11  faut,  dit-il,  que  les  réactifs  aient  été  bien 
puissants  !  Quand  j'ai  acheté  le  clavecin,  le  cou- 
vercle manquait.  Mon  menuisier  l'a  refait.  J'ai 
confié  le  soin  de  le  laquer  à  un  décorateur  de  la  rue 
des  Martyrs. 

Quatre  ans  plus  tard,  Fidelio  avait  complètement 
oublié  l'aventure,  quand  il  reçut  un  billet  d'un  ama- 
teur fanatique  de  musique  ancienne,  le  priant  de 
passer  à  son  hôtel  le  lendemain  à  une  heure  indiquée. 

Aussitôt  arrivé  : 

—  Vous  savez,  lui  dit  le  mélomane,  je  cherche 
depuis  longtemps  un  clavecin  bien  conservé.  Enfin 
j'en  tiens  un  superbe  !  Il  est  peint  par  Nattier  d'une 
façon  éblouissante.  On  m'en  demande  22000  francs. 
Le  décor  seul  vaut  l'argent. 


288  TRUCS  ET  TRUQUEUR 

—  Je  dois  vous  l'avouer,  répondit  modestement 
Fidelio,  ma  compétence  en  peinture  ne  va  pas  loin. 

—  Pour  les  peintures,  j'en  réponds,  c'est  mon 
affaire.  Je  ne  vous  demande  qu'une  seule  chose  :  l'ins- 
trument marche-t-il  bien  ?  Combien  pensez- vous 
qu'il  me  faille  dépenser  pour  le  remettre  en  état  ? 

Et  le  collectionneur  l'entraîne  dans  sa  galerie  où 
trône  déjà,  sur  un  socle  de  velours  rouge,  le  clavecin 
merveilleux  qui  avait  entendu  murmurer  tant  de 
plaintives  élégies. 

Le  marchand  était  encore  là.  Fier  de  sa  vente,  il 
ouvre  lentement  le  couvercle,  graduant  ses  effets. 
Tandis  que  l'amateur  s'extasie,  Fidelio  se  réserve  et 
commence  un  examen  prudent. 

Tout  d'abord,  il  éprouve  un  premier  étonnement. 
L'instrument  est  signé  Andréas  Ruchers  Antuerpix 
me  fecit  sur  la  barre  qui  retient  les  sautereaux.  De 
plus  les  clavecins  de  ce  temps-là  n'avaient  que  quatre 
octaves,  et  celui-ci  en  a  cinq,  sans  présenter  la  moin- 
dre trace  d'agrandissement  !  Un  doute  lui  vient.  11 
lui  semble  reconnaître  l'instrument,  et,  sans  hésiter, 
il  va  tout  droit  à  Vut  de  la  cinquième  octave.  Il  le 
soulève  et  découvre  la  signature  de  Louis  Bas,  le 
père  légitime.  C'était  le  clavecin  de  Bibaque! 

Vous  devinez  la  fin  de  l'histoire.  Le  marchand  sans 
protester  argue  de  sa  bonne  foi,  se  confond  en 
excuses,  et  dans  un  mouvement  d'indignation  bien 
sincère,  s'écrie  : 

—  Je  suis  trop  honnête  pour  ne  pas  rompre  le 
marché.  Je  ne  garderai  même  pas  chez  moi  une 
pièce  ainsi  maquillée.  Je  la  vendrai  à  un  Américain. 

Il  n'alla  pas  chercher  si  loin.  A  l'Exposition  de 
1900,  le  public  admira  le  clavecin-protée,  exposé  sous 
le  nom  de  l'antiquaire  Soliman,  le  sultan  de  la  eu- 


INSTRUMENTS  DE  iMUSIQUE  289 

riosité,  qui  ne  compte  dans  sa  clienlèlc  que  des 
ricliards.  Seulement,  cette  fois,  d'après  l'inscription, 
l'instrument  provenait  du  Petit  Trianon  et  avait  ap- 
partenu à  ^larie-Antoinette. 

Très  admiré,  très  convoité,  ce  clavecin,  où  l'on 
pouvait  imaginer  Jean- Jacques  Rousseau  accom- 
pagnant à  la  reine  une  ariette  du  Devin  du  village! 
Il  finit  par  tenter  une  archiduchesse  de  la  cour  de 
Russie. 

Elle  l'acheta  360000  francs. 

Il  faisait  déjà  l'ornement  d'une  des  plus  belles 
galeries  de  l'Europe  quand  une  lettre  d'un  confrère 
jaloux  dévoila  le  pot  aux  roses.  Vive  émotion  !  La 
grande  dame  jette  les  hauts  cris  et  prévient  l'ambas- 
sade. Le  vendeur  est  invité  à  donner  des  explications. 

—  Mon  clavecin  est  faux  ?  répondit  avec  hauteur 
Soliman.  Moi,  je  le  crois  vrai,  et  comme  j'ai  un 
acheteur  .qui  le  regrette,  vous  pouvez  faire  savoir 
à  tout  Saint-Pétersbourg  que  je  le  reprends  avec 
50000  fr.  de  bénéfice. 

La  lettre  à  l'ambassadeur  partit.  Mais  le  clavecin 
ne  revint  pas.  Les  touches  minuscules  où  vinrent 
errer  les  doigts  de  l'infortunée  reine  tirent  encore  des 
larmes  à  des  jolis  yeux  sur  les  bords  de  la  Neva  ! 

Le  trait  n'est-il  pas  typique  ? 

'I  rappelle  un  peu  l'anecdote  de  Salvator  Rosa, 
mais  avec  plus  d'inattendu  et  de  saveur.  Le  célèbre 
peintre  jouait  un  jour,  pour  se  distraire,  sur  un  assez 
méchant  clavecin.  Un  ami  lui  fit  honte  d'un  instru- 
ment qui  ne  valait  pas  un  écu.  «  Il  en  vaudra  trois 
mille  quand  vous  le  reverrez  »,  dit  Salvator.  Et  le 
peintre  napolitain  décoraimmédiatementle  couvercle 
d'un  paysage  avec  personnages  que  tous  les  connais- 
seurs vantèrent  comme  un  chef-d'œuvre.  A  coup  sûr 

13 


290  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

l'épinelte  alleindrait  une  jolie  somme,  si  elle  venait 
faire  une  apparition  à  l'hùlel  des  ventes! 


On  a  vu  pourtant  aussi  bien,  sinon  mieux.  Ouvrez 
quelques  inventaires  du  xvni''  siècle.  Vous  serez  sur- 
pris de  la  richesse  d'ornementation  prodiguée  sur 
les  clavecins.  Ce  ne  sont  que  peintures  d'Oudry,  de 
Coypel,  de  Walteau,  d'Audran,  de  Claude  Gillot, 
que  pieds  façonnés  par  Boule  le  père  ou  vernissés  par 
Martin,  avec  bronzes  dorés  à  For  moulu.  Peut-on  rien 
imaginer  de  plus  riche  que  l'épinelte  d'Annibale  de 
lîossi,  au  Kensington  Muséum,  garnie  de  près  de 
deux  mille  turquoises,  lapis,  améthystes,  topazes, 
émeraudes,  saphirs  ou  rubis  ?  Sans  aller  si  loin,  notre 
musée  du  Conservatoire  ne  possède-t-il  pas  un  admi- 
rable clavecin  peint  par  Brauwer,  Paul  Bril  et 
J.  Breughel? 

Nul  besoin  d'être  musicien  pour  donner  la  place 
d'honneur  dans  un  salon  à  des  pièces  aussi  décora- 
tives. Avec  raison,  la  mode,  cette  fois  bien  inspirée, 
a  opéré  le  sauvetage  des  rares  exemplaires,  échappés 
au  dédain  du  xix"  siècle,  qui  les  avait  remplacés  par 
Ivs  pianos. 


Mais  le  clavecin  n'est  pas  le  seul  des  instruments 
de  musique  capable  à  soulever  les  convoitises  des 
gens  de  goût.  Serpents,  théorbes,  luths,  guitares,  mu- 
settes habillées  de  vieilles  soies,  mandores  incrustées 
d'écaillés,  hautbois,  trompes,  cornets,  ne  font-ils  pas 
sur  les  murs,  remplaçant  les  armes,  d'aussi  char- 


INSTRUMENTS  DE  MUSIQUE  291 

mants  trophées  que  les  plus  belles  panoplies?  Ah  !  la 
délicieuse  ornementation  1  Quelle  recherche  de  déco- 
ration !  Les  luthiers  ont  mis  en  œuvre  les  bois  les  plus 
rares,  l'ébène,  le  cèdre,  le  cyprès,  le  citronnier.  Ils 
ont  fait  appel  aux  arrangements  les  plus  compliqués 
de  la  marqueterie.  La  nacre,  1  ivoire,  Técaille  ont 
collaboré  aux  dessins  des  ingénieuses  incrustations. 
L'or,  l'argent,  les  pierres  précieuses  leur  ont  même 
prêté  leurs  somptueuses  couleurs.  Comment  s'étonner 
si  ces  admirables  instruments  des  xvi",  xvn^  et  xvin^ 
siècles,  dont  personne,  à  part  quelques  amateurs  de 
haut  goût,  ne  voulait,  il  y  a  cinquante  ans,  se  vendent 
aujourd'hui  à  des  prix  très  élevés  ? 

Pour  satisfaire  à  la  demande  toujours  croissante 
de  belles  pièces  de  lutherie,  certains  industriels  ont 
mis  en  vente  des  imitations  parfaites.  C'est  le  nec 
plus  ultra  de  la  contrefaçon.  Tout  l'orchestre  y  a 
passé,  instruments  à  cordes,  instruments  à  vent,  jus- 
qu'à l'innocente  batterie. 


A  tout  seigneur  tout  honneur.  Donnons  la  première 
place  aux  violons,  ces  rois  des  instruments  à  cordes 
où  les  truqueurs  ont  mis*  adroitement  tant  de  ficelles. 

Ah  Jove  principiiun  :  commençons  donc  par  ces 
merveilleux  enfants  de  Stradivarius,  d'Amati,  de  Mag- 
gini,  de  Guarnerius,  de  Bergonzi,  aussi  excellents 
par  leur  son  noble  et  sympathique  que  par  la  beauté 
de  leurs  contours  et  de  leurs  vernis.  Allez  au  musée 
du  Conservatoire.  Vous  y  verrez,  abi'ités  comme  les 
diamants  de  la  Couronne,  dans  une  cage  de  verre, 
trois  inestimables  violons.  A  droite,  un  Stradivarius, 
daté  de  1708,  la  meilleure  époque  du  célèbre  luthier 


292  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

de  Crémone;  à  gauche,  un  Guarnerius  del  Jesu,  joué 
jadis  par  Alard;  au  milieu,  un  second  Stradivarius  de 
1699,  du  modèle  dit  «  longuet  »,  qui  coûtait  alors 
quatre  louis  d'or.  Ces  chefs-d'œuvre  sont  montés  sur 
pivot.  Notre  admiration  peut,  sans  déplacement, 
s'exercer  dans  tous  les  sens. 

Ne  riez  pas  de  ce  culte.  Le  violon  n'est-il  pas  au 
musicien  ce  que  le  cheval  est  à  l'Arabe,  la  plume  à 
l'écrivain?  Quand  des  doigts  magiques  le  font  vibrer, 
c'est  presque  une  personne  vivante.  On  ne  s'étonne 
pas  de  lui  voir  donner  un  nom  :  Jupiter,  le  Messie, 
le  Chant  du  Cygne,  la  Pueelle,  le  Sancy. 

Naturellement  de  telles  merveilles  n'ont  plus  de 
prix.  Entre  1830  et  1850,  on  pouvait  acheter  pour 
mille  ou  douze  cents  francs  les  plus  beaux  produits 
de  la  lutherie  italienne  au  fameux  Tarisio.  Chaque 
hiver,  ce  dénicheur  de  chefs-d'œuvre  les  rapportait 
de  son  pays  dans  de  grandes  caisses,  tout  démontés, 
les  tables  d'un  côté,  les  fonds  d'un  autre,  les  éclisses 
et  les  têtes  à  part.  Le  tout,  déclaré  comme  débris, 
échappait  aux  droits  de  douanes. 

C'était  le  bon  temps.  Les  luthiers  en  vogue,  Vuil- 
laume,  Gand,  Rambaux,  Chanot,  venaient  puiser, 
comme  dans  un  Pactole,  à  la  pacotille  de  Tarisio, 
déballée  dans  un  petit  hôtel  borgne  de  la  rue  Gre- 
neta. 

Aujourd'hui  tout  a  plus  que  décuplé.  Les  Anglais 
surtout  sont  fous  de  violons  célèbres.  Ne  sont-ce  pas 
MM.  Ebsworlh  llill  and  C^  qui  payèrent,  dit-on,  52.000 
francs  en  1893  le  beau  violoncelle  de  M.  Batta  ? 
Moyennant  2.000  livres  sterling,  M.  Crawford  n'a  t-il 
pas  emporté  à  Edimbourg  le  fameux  Messie  du  violo- 
niste Alard,  ce  merveilleux  Stradivarius  de  1716  qu'a- 
vai»  découvert  Tarisio   et  que  posséda  Vuillaume> 


INSTRUMliNTS  DE  MUSIQUE  293 

C'est  sans  conlrcdit  le  plus  haut  prix  atteint  jusqu'ici 
par  un  instrument  à  cordes. 

A  côté  de  ces  pièces  uniques,  d'une  authenticité 
incontestable,  que  d'altérations,  de  copies,  d'imita- 
tions! Les  vieux  collectionneurs  ont  encore  présente 
à  la  mémoire  la  fameuse  vente  de  ce  Luigi  Arrigoni, 
qui  débarqua  en  1882,  de  Milan,  avec  tout  un  stock 
d'instruments  destinés  aux  enchères.  Quelle  débâcle! 
quelle  lessive  à  l'hôtel  Drouot  ! 

UnGuarnerius  1655  atteignitpéniblement24  francs; 
un  Amati,  40  francs.  Un  Stradivarius,  fait  à  Crémone 
en  1680,  avec  le  beau  vernis  rouge  traditionnel  et  l'é- 
tiquette, malgré  la  recommandation  de  l'expert,  ne 
dépassa  pas  15  francs.  Seules  quelques  bonnes  pièces 
authentiques,  égarées  dans  ce  fatras  de  contrefaçons, 
trouvèrent  preneurs  auprès  des  connaisseurs  avisés. 


Au  fond,  le  petit  nombre  des  beaux  violons  anciens, 
en  dehors  de  leurs  qualités,  justifierait  seul  la  hausse 
fantastique  de  leurs  prix.  Non  seulement  il  leur  a 
f  jllu  échapper  à  tous  les  risques  menaçant  de  des- 
truction leur  fragile  membrure,  mais  aussi  éviter 
le  vandalisme  des  réparateurs  qui  ont  effrontément 
m  )difié,  agrandi,   recoupé  tant  de  pièces  uniques! 

Quand  le  professeur  Viotti  eut  révélé  Stradivarius 
au  monde  musical,  on  s'aperçut  que  le  meilleur  élève 
d'Amali  avait  donné  au  violon  ses  formes  lespluspar- 
faites  Ses  proportions  devinrent  des  modèles  et  ser- 
virent à  établir  des  règles  fixes.  Personne  ne  voulut 
plus  des  produits  de  ses  prédécesseurs.  On  les  trouvait 
tantôt  trop  longs  ou  trop  larges,  tantôt  trop  courts 
ou  trop  étroits.  Et  les  luthiers  d'entrer  en  scène  et  de 


294  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

ramener,  par  le  recoupage,  les  instruments  hors  ttiille 
aux  proportions  d'un  Stradivarius,  comme  celui  du 
musée  du  Conservatoire  auquel  le  catalogue  de 
G.  Chouquet  consacre  celte  notice  caractéristique  : 

M  Ce  violon  porte  le  monogramme  de  Gaspard  Duif- 
foprugcar,  parce  qu'il  a  été  fait  avec  un  instrument 
authentique  de  ce  luthier  célèbre.  On  a  d'abord  trans- 
formé une  viole  de  ce  maître  en  un  petit  violon.  Puis 
Georges  Chanol  a  fort  habilement  agrandi  ce  petit 
violon  et  lui  a  donné  sa  forme  actuelle.  » 

L'instrument  est  donc  de  Duiffoprugcar,  mais  con- 
venons qu'il  a  quelque  peu  changé  de  physionomie 
sur  son  chemin. 


Il  y  a  pourtant  plus  fort. 

Il  existe  de  par  le  monde  une  merveille  qui  a  subi 
une  aussi  étonnante  transformation,  simplement  à  ve- 
nir de  la  rue  Pigalle  à  la  rue  du  Faubourg-Poisson- 
nière, de  la  galerie  du  baron  Davillier  au  musée  du 
Conservatoire. 

Les  amis  de  la  maison  qui  connurent  les  belles  col- 
lections du  baron,  — je  fus  de  ce  nombre,  —  se  sou- 
viennent de  la  guiterne,  un  des  ornements  de  ce  cabi- 
net tendu  de  damas  rouge  à  grands  rinceaux,  tout  en- 
combré d'émaux,  de  bijoux,  de  fers  ciselés,  deteru'cs 
cuites,  d'armes  damasquinées  et  de  majoliques. 

Charles  Davillier  avait  trop  longtemps  voyagé  en 
Espagne  pour  ne  pas  savoir  accompagner  une  séré- 
nade en  grattant  le  jambon,  rascar  el  jambon,  comme 
dit  Théophile  Gautier.  Mais  il  ne  se  servait  pas  pour 
cela  de  sa  guiterne,  véritable  bijou  de  sculpture  de 
la  fin  du  XVI*  siècle. 

L'auteur  inconnu  de  cette  pièce  magnifique  s'était 


INSTRUMENTS  DE  MUSIQUE  295 

en  eiïet  inspiré  d'une  composilion  de  Lucca  Penni, 
Apollon  et  les  Mttscs.  Sur  le  fond  de  noyer,  il  avait 
sculpté  le  dieu  des  arts,  entouié  de  ses  nymphes 
jouant  chacune  d'un  instrument  difl'érent.  Le  grand 
collectionneur  était  si  attaché  à  ce  petit  chcf-d "œuvre 
qu'il  l'avait  fait  reproduire  par  la  gravure,  avec  sa 
table  gracieusement  découpée,  son  manche  cannelé, 
et  son  chevillier  à  six  cordes.  Vous  la  retrouverez 
dans  ma  biographie  du  maître. 

A  sa  mort,  un  don  généreux  de  M™«  la  baronne  Da- 
villier  fit  entrer  le  cistre  italien  au  musée  du  Conser- 
vatoire. Il  voisine  aujourd'hui  avec  les  plus  belles 
pièces  de  cette  collection  unique  au  monde. 

Mais,  ô  surprise  !  ce  n'est  plus  la  guiterne  de  la 
gravure.  La  table  est  refaite,  le  manche  s'est  allongé, 
il  est  tout  lisse.  La  tête  et  les  moulures  diffèrent,  les 
chevilles  se  sont  multipliées  plus  miraculeusement 
iiue  les  petits  pains  de  l'Évangile  ! 

Au  lieu  de  six,  il  y  en  a  seize  maintenant  ;  de  quoi 
tendre  huit  paires  de  cordes,  et  le  catalogue  baptise 
l'instrument  du  titre  pompeux  «  d'Orphéoron  ita- 
lien ». 

Ou'est-il  donc  arrivé?  Le  Conservatoire  a-t-il  ses 
mystères,  et  quelque  restaurateur  masqué  vient-  il  sur 
des  ordres  secrets,  mettre  à  la  torture  les  infortunés 
instruments?  Quoi!  vous  me  dites  qu'un  Stradivarius 
lui-même  aurait  eu  la  tête  changée?  Entré  au  musée 
dans  son  état  originel  avec  le  manche  de  l'époque  et 
le  diapason  ancien,  on  lui  en  aurait  fait  enter  un 
nouveau  pour  le  mettre  au  diapason  moderne  et  pou- 
voir en  jouer  à  l'occasion?  Je  ne  puis  vous  croire.  On 
n'aurait  pas  osé  profaner  un  instrument  destiné  à 
rester  sous  verre  comme  une  relique. 

Cruelle  énigme  !  Troublante  ambiguitc  ! 


296  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

t 

De  telles  restaurations,  si  subtiles  qu'elles  parais- 
sent, sont  pourtant  le  moindre  des  dangers  que  court 
l'amaleur.  Malgré  toutes  les  audaces  que  peut  se  per- 
mettre le  luthier,  il  n'en  subsiste  pas  moins  un  objet 
ancien. 

Malheureusement  beaucoup  plus  souvent  (cela  se 
voit)  le  collectionneur  accroche  sur  ses  murs  des 
pastiches  modernes  plus  ou  moins  bien  faits,  et 
toujours  fort  habilement  présentés. 

Entendons-nous,  il  ne  peut  être  question  ici  de  ces 
parfaites  reproductions  des  œuvres  de  maîtres,  exé- 
cutées par  Vuillaume  qui  s'amusait  à  présenter  sur 
son  comptoir  le  Messie  et  en  parallèle  l'heureuse  copie 
qu'il  en  avait  faite.  Les  plus  clairvoyants  s'y  trom- 
paient. Il  n'aurait  tenu  qu'à  lui  de  duper  ses  ache- 
teurs avec  ses  imitations  poussées  à  un  tel  point  de 
perfection.  Artiste  honnête,  il  vendait  toujours  ses 
chefs-d'œuvre  pour  des  productions  modernes.  Il  ne 
peut  non  plus  s'agir  des  très  intéressantes  reconsti- 
tutions d'instruments  disparus  ou  impossibles  à  re- 
trouver, comme  celles  faites  par  Aug.Tolbecquepour 
le  musée  instrumental  de  Bruxelles  ou  la  collection 
Charles  Petit  de  Paris.  Tout  au  plus,  pourrait-on 
trembler  pour  nos  petits  neveux  qui  collectionne- 
ront au  XXI®  siècle. 

Pour  le  moment  il  suffit  de  se  défendre  contre  les 
mystifications  sans  nombre  des  industriels  qui,  dans 
les  greniers  de  Montmartre  ou  sur  les  rives  de  l'Arno, 
cherchent  à  prendre  la  suite  de  Stradivarius  ou 
d'Amati. 


INSTRUMENTS  DE  MUSIQUE  297 


Passons  à  notre  doigt  l'anneau  de  Gygès,  Glissons- 
nous,  invisibles,  dans  l'atelier  d'un  de  ces  fabricants 
de  vieux  neuf.  Un  Guarnerius  de  1725  va  naître. 

D'un  carton,  plein  de  patrons  soigneusement  relevés 
surdes  originaux,  l'ingénieux  personnage  tire  les  mo- 
dèles de  toutes  les  parties  du  violon,  table,  fond, 
éclisses,  manche,  jusqu'aux  chevilles.  Puis  il  les  exé- 
cute soigneusement  avec  de  vieux  bois  convenable- 
ment teintés.  Les  novices  se  contentent  de  jus  de  ré- 
glisse ou  de  brou  de  noix,  l'enfance  de  l'art.  —  Notre 
homme,  lui,  a  soumis  ses  fournitures  à  la  chaleur  du 
four,  dans  des  boîtes  métalliques  bien  closes.  Le  bois 
y  a  revêtu  une  superbe  coloration  jaune  brun  sans 
aucune  des  taches  que  leur  aurait  données  une  tein- 
ture à  l'eau  additionnée  d'un  alcali  quelconque.  Un 
simple  encollage  et  le  bois  sera  prêt  à  prendre  admi- 
rablement le  vernis. 

I\Iaintenant  tout  est  disposé  pour  l'assemblage. 
Cependant,  avant  de  monter  les  pièces,  il  est  urgent 
de  leur  donner  un  aspect  décrépit.  Un  Guarnerius  n'a 
pu  traverser  les  âges  sans  dommage.  Attention  !  II 
s'agit  de  remplacer  par  des  réparations  simulées  la 
détérioration  lente  du  temps.  L'usure  a  donné  du  jeu 
au  cheviller  ?  Rien  de  plus  facile  que  d'agrandir  les 
trous,  de  les  regarnir  de  bois,  et  de  les  forer  de  nou- 
veau. Le  chevalet  a  fatigué  la  table  ?  Il  suffit  d'y 
mettre  une  pièce  sous  le  point  d'appui.  Au  cours  des 
siècles  on  a  dû  plusieurs  fois  changer  le  diapason  ? 
Vite  !  Un  renforcement  de  la  table,  une  enture  au 
manche,    et   des   étiquettes   anciennes    pour    indi- 

13. 


298  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

qiier,  comme  jadis,  la  franchise  de  ces  restaurations. 
Renov.  anno.  dom.  m.dcclxxiv  par  Finth  à  Paris. 
Voilà  qui  est  fait  !  Il  ne  reste  plus  qu'à  passer  sur 
toutes  les  surfaces  internes  une  légère  couche  de  co- 
lophane pour  retenir  la  poussière,  et  à  coller  la 
marque  célèbre. 

Joseph    GUARNERIUS    FECIT 
CREMONE  ANNO  1725  I  H  S. 

C'est  facile  grâce  à  des  fac-similés  tirés  en  photo- 
typie  sur  papier  de  l'époque,  suffisamment  salis  et 
trempés  dans  une  solution  faible  d'acide  chlorhy- 
drique  pour  atténuer  l'éclat  de  l'encre. 

Le  violon  est  désormais  bon  à  monter  :  c'est  l'af- 
faire d'un  tour  de  main  pour  le  construire. 

Satisfait  de  son  œuvre,  notre  luthier  en  vieux, 
verse  par  les  ouïes  une  poignée  de  poussière  fine. 
Les  surfaces  colophanées  s'en  imprègnent.  L'inté- 
rieur est  au  point.  Il  est  temps  d'habiller  l'extérieur. 

Comment  imiter  cette  pâte  fine  et  souple,  ce  des- 
sous doré  et  miroitant,  cette  nuance  séduisante  qui 
fait  la  gloire  des  vernis  de  Guarnerius?  C'est  facile 
avec  les  formules  des  anciens  luthiers.  Voyez  plu  tô  t.  Le 
bois  a  déjà  revêtu  par  la  cuisson  une  teinte  d'or  qui  va 
éviter  la  moitié  du  travail.  Le  vernis  prend  des  nuances 
d'un  beau  brun  rouge  avec  des  reflets  superbes.  Quel- 
ques éraflures,  des  trous  de  vers,  des  «  crasses  »  en 
terme  de  luthier,  un  léger  frottis  au  papier  de  verre 
ou  à  l'ammoniaque  aux  endroits  usés  par  le  frottement 
de  la  main  ou  du  menton.  Voilà  en  l'an  de  grâce  1907 
un  Guarnerius  authentique.  Si  le  truqueur  connaît 
bien  son  affaire,  il  le  vendra  plusieurs  milliers  de 
francs  et  n'aura  pas  dépensé  cent  francs  à  le  fabriquer. 
-  Violoncelles,    violes,   vielles,    luths,   mandolines, 


INSTRUMENTS  DE  MUSIQUE  299 

inandores,  pochettes  de  maître  à  danser,  toute  la 
Uilherie  italienne  ou  allemande  est  imitée,  copiée, 
truquée  par  ces  procédés  ingénieux.  Les  amateurs 
eux-mêmes  s'en  mêlent.  Ils  font  incruster  ou  histo- 
rier  leurs  instruments  et  transforment  une  pièce  très 
ordinaire  en  un  objet  de  haute  curiosité. 

De  temps  à  autre  ils  vendent  leur  collection.  Elle 
comprend  2  000  instruments.  Il  y  en  a  1800  de  faux 
ou  de  maquillés  sans  remords. 

C'est  en  Italie,  la  patrie  du  beau  et  du  faux,  que 
naissent  le  plus  dimitations.  A  Florence,  un  facteur 
de  talent  fabrique  en  grand  tous  les  instruments 
connus  II  sort  de  son  officine  des  archiluths  semés 
à  profusion  d'incrustations  de  nacre,  des  violes  repro- 
duisant en  marqueterie  des  tableaux  connus,  des 
tympanons  décorés  de  gouache.  Il  envoie  le  catalo- 
gue sur  demande  et  vend  à  prix  lixe. 


Si  les  instruments  à  cordes  sont  les  premiers  sujets 
dans  le  ballet  de  la  contrefaçon,  n'oublions  pas  la 
bande  des  instruments  à  vent,  coryphées  du  truquage 
bien  dignes  aussi  d'arrêter  Tattenlion. 

Le  marché  n'est-il  pas  inondé  de  petites  musettes 
à  deux  chalumeaux  très  courts,  munies  de  leur  sac 
de  vieille  soie  à  galons  d'argent  ou  dor?  Elles  passent 
à  tort  ou  à  raison  pour  être  fabriquées  dans  une  loge 
de  concierge  du  quartier  du  Temple. 

Vous  connaissez  sans  doute  le  nom  de  Philippe- 
Rousseau?  Cet  admirable  peintre  de  natures  mortes 
exposa  au  Salon  sous  le  titre  :  «  0  ma  tendre  mu- 
sette »  une  toile  très  reoierquable  et  fort  remarquée. 


300  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Jetée  parmi  les  accessoires,  gît  une  musette  d'un  goût 
exquis.  L'instrument,  qui  lui  servit  de  modèle,  se 
trouvait  en  mauvais  état.  Le  chalumeau  et  le  bour- 
don en  ivoire  avec  des  clefs  d'argent  étaient  bien  «  de 
l'époque  ».  La  panse  en  vieux  velours  couleur 
«  prune  de  monsieur  »  avait  dû,  dit-on,  être  refaite 
par  les  doigts  agiles  de  la  femme  du  peintre.  Madame 
avait  même  encadré  le  soufflet  d'une  dentelle  d'or. 
Lancée  dans  la  circulation,  à  la  vente  de  l'atelier, 
la  musette  court  encore. 


N'a-l-on  pas  vu  également  naître  des  flûtes  et  des 
hautbois  en  ivoire,  imités  de  façon  à  faire  pAmcr 
d'aise  les  amateurs  les  plus  blasés?  Un  d'eux  et  non 
des  moindres,  —  nous  l'avons  déjà  appelé  Fidelio,  — 
fut  un  jour  tenté  par  un  superbe  hautbois  du  xvii* 
siècle  à  une  seule  clé. 

Tourné  dans  un  ivoire  superbe,  admirable  de  teinte 
ancienne,  avec  les  craquelures  du  temps,  il  était  pré- 
senté dans  son  étui  original  en  vieux  maroquin  semé 
de  dorures  pfdies. 

Par  bonheur  Fidelio  n'est  pas  seulement  collec- 
tionneur, il  est  aussi  musicien.  Il  porta  l'embouchure 
à  ses  lèvres.  Son  oreille,  encore  plus  experte  que  sa 
vue,  lui  fit  reconnaître  que  l'instrument,  contem- 
porain deLulli,  était  au  diapason  moderne,  d'un  ton 
au-dessus.  Le  marchand  ninsistapas. 

Est-ce  le  même  industriel  qui  chercha  à  mystifier 
le  musée  du  Conservatoire,  dans  la  personne  de  son 
directeur  G.  Chouquet,enlui  proposant  un  objet  uni- 
que :  une  flûte  du  temps  des  Hébreux  ?  i\Iais  il  avait 


INSTRUMENTS  DE  MUSIQUE  301 

affaire  à  forte  partie.  G.  Chouquet. fureteur  infatiga- 
ble, toujours  à  l'affût  pour  découvrir  une  rareté  et 
enrichir  son  cher  musée,  était  cependant  fort  prudent 
et  toujours  sur  ses  gardes. 

M.  Paul  Ginisty  a  recueilli  la  réponse  qu'il  fil  à 
l'éhonté  solliciteur  : 

—  Oui,  dit-il,  avec  cette  politesse  exquise  dont  il 
ne  se  départait  jamais,  puiscjue  vous  le  proclamez,  je 
ne  doute  pas  de  l'authenticité  de  l'instrument.  Mais 
voyez-vous,  notre  public  est  si  sceptique  !  Tachez 
donc  de  retrouver  comme  garantie  léliquette  du  fa- 
bricant hébreu,  contemporain  de  Moïse.  Je vousachè- 
terai  tout  de  suite  votre  flûte. 


M.  Chouquet  était  un  conservateur  modèle.  Cela 
ne  l'empêcha  pas  d'exposer  à  la  place  d'honneur  de 
son  musée  deux  trompes  en  faïence,  qui  ne  sem- 
blent là  que  pour  ébahir  le  public. 

Regardez  dans  la  vitrine  plate  qui  avoisine  les  Stra- 
divarius. Au  milieu  de  flûtes  en  porcelaine  de  Saxe, 
en  ivoire,  en  faïence  de  Rouen,  deux  serpents  montés 
sur  des  tiges  se  déroulent  en  replis  tortueux.  Ils  sont 
superbes.  L'émail  peut  rivaliser  avec  les  meilleurs 
produits  des  anciens  potiers. 

«  Faïence  de  Nevers  »,  dit  le  catalogue  de  G.  Chou- 
quet, qui  ajoute  :  «  Ces  deux  pièces  rarissimes  dont 
l'émail  est  admirable,  méritent  de  fixer  l'attention  des 
amateurs  de  céramique  ».  L'érudit  conservateur  ad- 
mirait de  confiance,  tout  en  n'étant  pas  très  fixé  sur 
la  nature  de  ses  trompes,  car  une  première  fois,  en 
1875,  il  les  avait  qualifiées  de  «  faïences  italiennes  ». 


302  TRUCS  ET  TRUQUi: URS 

Clapisson,  dont  la  collection  forma,  en  1SG4,  le  pre- 
mier noyau  du  musée,  n'était  pas  ennemi,  à  l'instar 
de  beaucoup,  d'une  mise  en  valeur  de  ses  trouvail- 
les. Il  lui  fallait  quand  même  des  attributions  et  des 
provenances  illustres.  Il  oubliait  aisément  d'indiquer 
les  restaurations  ou  les  défauts  des  pièces.  Un  jour,  il 
acheta  ces  deux  têtes  de  serpent  en  faïence  du 
xvi^  siècle,  probablement  italienne.  D'où  venaient 
ces  débris  ?  D'une  fontaine  rustique  ?  d'une  grotte 
ornée  de  figulines  ?  Clapisson  ne  se  demanda  pas 
longtemps  si  le  bloc  serait  dieu,  table,  ou  cuvette. 
Il  résolut  d'en  faire  un  instrument  de  musique  et 
confia  le  travail  à  un  restaurateur  d'une  habileté 
éprouvée,  Alfred  Corplet.  Celui-ci  se  mit  à  l'œuvre, 
prit  modèle  sur  des  plats  de  Palissy,  et  réussit  à  com- 
poser ces  corps  et  ces  queues  plus  beaux  que  nature 
«  qui  méritent  de  fixer  l'attention  des  amateurs  de 
céramique  » . 

Sur  ce  point  seulement  le  catalogue  de  M.  Chou- 
quet  a  raison. 


C*est  égal,  quand  le  nouveau  et  très  sympathique 
conservateur  actuel  publiera  une  nouvelle  édition  de 
la  notice,  il  fera  bien  de  détruire  cette  légende  de 
faïenciers  de  Nevers,  fabricants  d'instruments  de 
musique!  Peut-être  aussi  pourra-t-il  demander  leurs 
passeports  à  plusieurs  pièces  historiques  un  peu  trop 
pompeuses,  telles  que  les  clavicordes  de  Grétry  et  de 
Beethoven,  l'épinette  du  prince  de  Conti  dorée  à  l'or 
adhésif,  la  lyre  de  Garât,  la  vielle  de  Madame  Adélaïde, 
la  harpe  (numéro  292)  «  de  l'infortunée  princesse  de 
Lamballe  ».  Clapisson  a  vraiment  trop  fait  vibrer  la 


INSTRUMENTS  DE  MUSIQUE  303 

corde  du  souvenir.  N'a-t-il  pas  été  jusqu'à  dire  d'une 
musette  :  «  Carie  Ytxn  Loo  l'a  possédée  et  ce  maître 
brillant  Ta  reproduite  dans  son  tableau  représentant 
la  famille  de  Louis  XV,  c[u'on  voit  au  musée  de  Ver- 
sailles ?  » 

Or  ce  tableau  n'a  jamais  existé  que  dans  l'imagina- 
tion de  Clapisson.  M.  de  Bricqueville,  qui  connaît 
son  Versailles  jusque  dans  les  moindres  coins,  Fa  vai- 
nement cherché.  En  revanche,  son  enquête  dans  le 
palais  du  roi  Soleil  l'a  conduit  devant  une  autre  re- 
lique, aussi  peu  historique  et  tout  aussi  suspecte. 

C'est  une  bien  amusante  mvstification. 


Au  Petit  Trianon,  dans  le  grand  salon  de  la  reine, 
un  joli  clavecin  attire  l'attention. 

Ce  n'est  ni  le  délicat  placage  d'amaranthe  et  de 
citronnier  décorant  la  caisse,  ni  les  guirlandes  de 
fleurs  sur  fond  or  recouvert  de  vernis  Martin,  agré- 
mentantrintérieur,  qui  accrochent  les  regards  du  pu- 
blic. 11  faut  voir  les  jeunes  Anglaises  comprimant  les 
battements  de  leurs  cœurs  lorsqu'elles  se  penchent 
sur  la  caisse  où  le  gardien  leur  indique  les  lettres  ma- 
giques P.  T.  (Petit  Trianon)  et  qu'il  ajoute,  solennel 
et  convaincu:  «  Clavecin  de  Marie-Anloinette  1  » 

Eii  bien  !  encore  une  légende  touchante  à  détruire. 
Ce  clavecin  n'a  jamais  appartenu  à  la  reine,  et,  cir- 
constance peu  atténuante,  ce  n'est  même  pas  un  cla- 
vecin. 

La  forme  extérieure  est  bien  celle  de  cet  ins- 
trument, mais  obtenez,  comme  M.  de  Bricqueville, 
l'autorisation  de  l'ouvrir,  vous  verrez  qu'il  s'agit  d'un 


304  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

véritable  piano,  monté  avec  des  marteaux,  d'après 
le  système  de  Slein,  «  un  chaudron  »,  comme  l'ap- 
pelait Voltaire.  Le  son  n'évoque  en  rien  les  vibrations 
produites  par  les  cordes  pincées  par  des  sautcreaux. 

D'ailleurs  la  date  est  caractéristique.  Le  facteur, 
constructeur  de  l'instrument,  Fa  signé  dans  une  cou- 
ronne de  roses  :  «  Fait  par  Pascal  Taskin,  1790.  »  Le 
5  octobre  1789,  la  reine  faisait  sa  dernière  promenade 
dans  le  jardin  de  Trianon,  et  le  lendemain  la  cour 
quittait  Versailles.  Un  an  plus  tard,  Taskin  fabriquait 
son  piano  forte  «  pour  le  Petit  Trianon  ». 

Mais  les  lettres  P.  T.  ? 

Les  initiales  de  l'artiste  tout  simplement.  En  1867, 
(juand  rimpératrice  Eugénie  entreprit  de  réunir  les 
objets  ayant  appartenu  à  Marie-Antoinette,  M.  de  Les- 
cure  fut  chargé  de  rédiger  le  catalogue.  Apercevant 
sur  la  table  d'harmonie  les  lettres  magiques,  il  n'hé- 
sita pas  à  inscrire  au  catalogue  :  «  Ce  clavecin  porte 
en  lettres  de  cuivre  doré  la  marque  P.  T.  Petit 
Trianon.    » 

Il  aurait  pu  tout  aussi  bien  écrire  :  «  Pièce  tru- 
quée ». 


Croyez-moi,  méfiez-vous  des  attributions  histo- 
riques. Un  de  mes  amis  fut  chargé  de  vendre  un 
violoncelle-quart  portant  la  marque  de  Stradivarius. 
Il  avait  ses  papiers  depuis  1786  :  une  lettre  d'envoi 
du  prince  de  Bombes,  ce  grand  seigneur  mélomane 
qui  mettait  son  cordon  bleu  pour  jouer  du  basson, 
aux  concerts  de  la  cour.  Malgré  ce  certificat  quasi- 
royal,  c'est  vainement  qu'il  passa  sous  les  yeux  des 
principaux  luthiers   parisiens.  La  missive  était  au- 


INSTRUMENTS  DE  MUSIQUE  305 

thentique,  mais  à  l'instrument  véritable  on  avait  subs- 
titué, à  une  époque  inconnue,  un  autre  violoncelle. 
Il  ne  put  recueillir  qu'une  offre  dérisoire  de  qua- 
rante-cinq francs. 

On  a  si  vite  fait  dépeindre  sur  un  violon  un  écusson 
aux  armes  de  France  pour  indiquer  que  l'instrument 
a  fait  partie  de  la  Chapelle-musique  de  Louis  XIV,  ou 
sur  une  épinette  italienne  les  armes  de  la  famille 
d'Orléans!  Les  musées  de  l'Europe  entière  exliibent 
de  ces  pièces  uniques.  Elles  n'éblouissent  plus  que 
les  voyageurs  docilement  trimballés  par  les  agences 
internationales.  On  a  le  clavicythérium  de  l'empereur 
Léopold  I,  le  clavecin  de  Joseph  II,  le  piano  de  l'im- 
pératrice Carolina-Augusta.  Tout  récemment  le 
musée  d'Edimbourg  vient  d'acheter  la  harpe  qui 
appartint  autrefois  à  Marie  Stuart  et  dont  la  mal- 
heureuse reine  avait  fait  cadeau  à  un  barde  comme 
prix  de  concours.  23  000  francs,  telle  est  la  somme 
payée  pour  cette  relique  chaudement  disputée  par 
plusieurs  jacobites  passionnés  I 


Rassurez-vous.  Nous  n'avons  rien  à  envier  à  l'An- 
gleterre. Notre  Musée  national  de  musique  possède 
lui  aussi  sa  harpe  historique,  et  la  reine  qui  en  a  pincé 
les  cordes  a  eu  une  fin  tout  aussi  tragique  que  la 
rivale  d'Elisabeth.  Le  Conservatoire  offre  à  notre 
admiration  la  harpe  «  authentique  »  de  Marie-Antoi- 
ne tle. 

L'instrument  est  superbe.  La  table,  ornée  d'at- 
Iriliuls  de  musique,  de  géographie,  de  pointure,  est 
finement  décorée.   Autour  du  bras,  court  une  char- 


306  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

mante  guirlande  de  roses  terminée  par  une  feuille 
d'acanlhe  où  perche  un  aigle  aux  ailes  déployées. 
Ornant  superbement  la  colonne,  deux  amours, 
montés  sur  des  chevaux  marins,  soufflent  dans  des 
conques.  Tout  l'instrument  est  à  fond  d"or,  les  clefs 
sont  garnies  de  cailloux-diamants.  C'est  un  bijou 
ciselé  avec  art,  dig-ne  de  mains  royales. 

S'ensuit-il  qu'il  ait  jamais  appartenu  à  la  reine  ? 
Non,  évidemment,  et  j'avoue  qu'il  faut  une  foi  ro- 
buste pour  attribuer,  sans  preuve  aucune,  au  mobi- 
lier de  la  couronne  une  harpe  trouvée,  en  1878,  dans 
un  grenier  de  l'hôtel  de  ville  de  Xancy .  Mais  personne, 
à  l'époque,  ne  se  demanda  comment  elle  aurait  pu 
venir  s'échouer  si  loin.  G.  Chouquet  l'inscrivit  sur 
son  catalogue  comme  une  des  deux  «  harpes  exécu- 
tées par  Naderman  père,  en  1780,  pour  Marie-Antoi- 
nette. » 

Vous  entendez  bien?  Une  des  deux  harpes  !  Mais 
où  est  l'autre  ?  Cherchez  l'instrument  royal. 

Et,  comme  au  jeu  des  questions,  chacun  s'efforce 
de  retrouver  la  seconde.  Le  Kensington  muséum  la 
revendique,  le  Conservatoire  de  Bruxelles  s'en  fait 
gloire,  le  National  muséum  de  Prague  ne  doute  pas 
delà  sienne.  On  demande  les  papiers  authentiques. 

Après  tout,  la  véritable  est  peut-être  chez  un  mé- 
lomane américain.  Il  l'aurait  achetée  à  Paris  après 
une  restauration  sérieuse  de  la  dorure  et  de  la  pein- 
ture et  une  incrustation  de  cailloux  du  Pdiin  achetés 
au  Palais-Royal. 

En  attendant,  un  amateur  de  province  en  découvre 
une  nouvelle  dans  le  grenier  de  son  château,  un 
peintre  en  exhibe  une  autre  à  Bruxelles,  et  M.  de 
Bricqueville  se  demande  mélancoliquement  s'il  n'en 
existe  pas  une  vingtaine  en  Amérique. 


INSTRUMENTS  DE  MUSIQUE  307 

La  conclu-ion  serait-elle  dans  les  mémoires  si 
précis  de  M""^  Campan? 

«  Marie-Antoinette,  dit-elle,  ne  jouait  que  d'un  piano 
forte.  » 

Celui-là,  on  le  connaît.  La  maison  Erard,  qui  l'avait 
construit,  à  la  demande  de  la  reine,  en  serait  deve- 
nue propriétaire. 


JYOIRES 


Plus  vite  que  le  calendrier.  —  Procédés  pour  patiner  l'i- 
voire. —  Ecole  d'ivoiriers  en  Allemagne.  —  La  révérende 
mère  complice  sans  le  savoir.  —  Sculpture  rétrospective.  — 
Signes  diagnostiques  de  truquage.  —  Le  bénitier  de  la  cathé- 
drale de  Milan.  —  Un  amateur  qui  sait  se  défendre. —  Plainte 
au  parquet. 

Trè.s  imitée  aussi,  la  vieille  râpe  à  tabac,  aux  sujets 
mythologiques,  si  fort  appréciée,  jadis,  par  les  pri- 
seurs  du  bel  air.  Mais  je  n'en  ai  encore  rencontré 
aucune  en  celluloïd.  Celles  que  j'ai  vues  étaient  on 
ivoire,  passé  au  permanganate.  Il  y  a  des  produits 
qui  pour  vieillir  Aont  plus  vite  que  le  calendrier  ! 

Copiés  également,  ces  beaux  peignes  liturgiques  ou 
civils,  à  deux  rangées  de  dents,  dont  la  monture, 
sculptée  à  jour,  se  couvre  de  curieux  motifs.  Refaits 
les  mortiers  à  sel,  les  vidrecomes,  les  boîtes  à  miroir 
proclamant  la  patience  et  le  génie  de  ceux  qui  les  ont 
sculptés.  Contrefaits  les  manches  de  couteau  et  de 
fourchette,  à  personnages  costumés  à  l'antique  ou 
habillés  à  la  mode  de  LouisXIII.  Multipliés  ces  innom- 
brables netsukés  du  Japon  ou  représentant  des  bou- 
tons quadrilobés,  champignons,  coqs,  coquillages, 
tortues,  aubergines  et  colimat^ons.  Truquées  copieu- 
sement ces  plaques  de  revêtement  gravées  en  noir, 
qui  font  si  bon  effet  sur  les  meubles  de  la  Renais- 
sance, et  que  l'on  fabrique  en  vulgaire  bois  de  houx! 


IVOIRES  309 


Attention  !  De  toutes  les  substances  qui  se  prêtent 
au  truquage,  Tivoire  est  une  des  plus  dangereuses. 
La  matière  en  elle-même  n'a  pas  changé.  Les  défenses 
du  gros  Saïd,  qui  vient  de  mourir  au  Jardin  des 
Plantes,  ont  même  contexture  que  celles  des  élé- 
phants d'Annibal.  Si  le  ton  diffère,  rien  n'est  plus  aisé 
que  d'y  remédier  artificiellement.  Les  faussaires  ont 
cent  moyens  de  le  vieillir  avec  le  café,  la  lie  de  vin, 
le  jus  de  tabac  ou  l'iode.  Le  meilleur,  à  dire  d'expert, 
c'est  de  patiner  la  matière  au  four.  Cette  demi-cuis- 
son donne  à  l'ivoire  un  ton  chaud  et  doré  indélébile, 
accompagné  de  craquelures  on  ne  peut  plus  natu- 
relles. 

L'exposition  à  la  fumée,  la  décoction  de  tan,  le  ba- 
digeonnage  à  la  noix  d'arec,  la  teinture  au  marc  de 
café,  le  séjour  dans  le  fumier,  tout  cela  ne  produit 
qu'une  patine  fugitive.  Le  passage  au  four  seul  est 
efficace.  Son  grave  inconvénient,  c'est  d'exiger  une 
surveillance  de  tous  les  instants,  pour  éviter  que 
le  feu  ne  morde  les  arêtes. 

Au  contraire,  si  on  veut  rendre  mat  l'ivoire  vert, 
rien  déplus  facile  avec  leau  oxygénée.  La  pièce  bien 
imbibée  doit  rester  exposée  au  soleil  dans  le  liquide, 
tant  qu'elle  n'a  pas  le  ton  qui  convient.  Il  faut  ensuite 
essuyer  et  recommencer  l'opération  pour  foncer  l'i- 
voire. 

Les  vrais  artistes,  d'ailleurs,  échappent  à  ces  diffi- 
cultés, en  ne  travaillant  que  dans  des  morceaux  de 
vieil  ivoire.  C'est  plus  cher.  Seulement,  quand  on 
vend  un  groupe  une  dizaine  de  mille  francs,  on  y 
trouve  encore  c[iielque  profit. 


310  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Jadis,  le  morché  aux  faux  ivoires  était  en  Alle- 
magne. C'était  a  Francfort  qu'opérait  le  plus  hardi 
contrefacteur  de  toute  l'Europe,  un  Juif  qui  mourut 
vers  1859,  laissant  une  légion  d'élèves  à  Berlin,  à  Co- 
logne, à  Bruxelles  et  à  Venise. 

Cette  tribu  de  faussaires,  sédentaires  quand  ils  fa- 
briquaient, nomades  quand  ils  cherchaient  à  écouler 
le  fruit  de  leur  tripatouillage,  comme  dit  Didron, 
casa  des  ivoires    de    sa  façon  dans  tous  les  grands 
musées.  A  Berlin,  la  fameuse   collection  d'Arundel 
reçut  un  Crucifiement,  une  Ascension,  une  Pente- 
côte, un  Baptême,  deux  Histoires  de  Joseph,  Marie 
tenant  Jésus,    le  Christ  entre  saint  Pierre  et  saint 
Paul.  Cluny  eut  pour  sa  part  un  groupe  d'Othon  et 
de  Théophanie.  Le  Louvre  acheta  5  000  francs  une 
Adoration  des  Mages,  où  l'Enfant  Jésus  était  repré- 
senté bénissant  de  la  main  droite. 
Depuis  ce  temps,  la  France  a  pris  sa  revanche. 
Nous  n'importons  plus  maintenant  de  triptyques 
ni  de  diptyques,  de  Vierges,  ni  de  couvertures  d'é- 
vangéliaires.  Nous  avons  nos  artistes,  et  notre  amour- 
propre  national  n'a  plus  à  souffrir.  Nous  sommes 
devenus  plus  forts  que  les  Nicolet  d'au-delà  du  Rhin  ! 
Les  centres  iv9iriers  d'autrefois  ne  sont,  bien  en- 
tendu,   pour  rien    dans   ce  renouveau    d'antiquité. 
Dieppe  ne  travaille  plus,   comme  jadis,  les  miroirs 
délicatement  fouillés  ou  les  tableaux  ouvrants,  déco- 
rés de  sujets  de  piété.  La  seule  spécialité  qui  lui  reste, 
ce  sont  les  Christs,  et  ce  symbole  de  la  foi,  on  le  sait, 
n'est  pas  encore  entré  dans  la  curiosité. 

Il  y  a  une  quinzaine  d'années,  Louis  Courajod  si- 
gnalait une  fabrication  en  grand  de  faux  ivoires  dans 
le  nord  de  la  France.  Les  Anglais  avaient  acheté 
complaisamment  ces  pseudo-monuments  archéologi- 


IVOIRES  311 


quês  et  plusieurs  curieux  français  s'y  étaient  laissé 
prendre.  L'un  d'eux  avait  même  légué  à  sa  ville  na- 
tale, qui  les  possède  peut-être  encore,  toute  une  série 
démaquillages  sortis  de  cette  officine  ténébreuse. 


Oyez  du  reste  celte  histoire  instructive. 

Un  inconnu  qui  n'a  pas  dit  son  nom  et  qu'on  n'a 
point  revu  se  présente  un  jour  dans  le  couvent  de  la 
Conception  à  Séville.  Il  demande  à  parler  en  particu- 
lier à  la  supérieure  et  il  sort  mystérieusement  un 
triptyque  en  ivoire  sculpté  du  xv®  siècle  représentant 
d'un  côté  rAnnonciation  et  de  l'autre  le  Crucifie- 
ment, l'alpha  et  l'omt' ga  du  drame  chrétien.  Dans 
son  premier  mouvement,  la  révérende  se  signe,  ad- 
mire l'objet  et  dit  avec  tristesse  : 

—  Malheureusement  notre  vœu  de  pauvreté  nous 
interdit  tout  achat. 

Gravement  et  mesurant  ses  paroles,  l'inconnu  la 
rassure  : 

—  Ne  vous  désolez  pas.  Ce  n'est  pas  un  objet  à 
vendre.  Je  vous  apporte  un  souvenir  légué  par  une 
âme  pieuse.  Avant  de  mourir,  au  lieu  d'une  dona- 
tion qui  aurait  diminué  la  part  de  ses  héritiers,  elle 
vous  a  inscrit  sur  son  testament  pour  ce  précieux 
objet.  Mais  elle  ne  vous  empêche  nullement  d'en  tirer 
parti  et  de  convertir  en  argent  cette  relique  des 
temps  passés,  si  les  circonstances  vous  y  forcent. 

La  supérieure  se  confond  en  remerciements  pour 
celte  aubaine  inespérée  d'une  bienfaitrice  inconnue. 

—  Combien  peut  valoir  une  telle  rareté  ? 

—  Je  ne  vous  engage  pas  à  vous  en  défaire  à 
moins  de  20  000  francs,  si  vous  avez  besoin  de  le 


312  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

vendre.  Mais  défiez-vous  des  acquéreurs.  Ne  vous  en 
dessaisissez  que  contre  espèces  sonaantes  et  n'accep- 
tez aucune  difficulté  ultérieure.  C'est  un  conseil  d'ami. 

L'inconnu  disparut,  accompagné  des  bénédictions 
du  couvent  et  de  la  promesse  de  dire  des  messes  pour 
le  repos  de  l'ame  de  la  bienfaitrice. 

Quelques  jours  après  se  présentait  un  acheteur  chez 
un  des  plus  grand  marchands  de  Séville.  Il  examine 
en  connaisseur  les  objets  d'art  du  magasin,  et  accom- 
pagne la  discussion  des  prix  de  quelques  réflexions 
judicieuses.  Puis,  dans  le  courant  de  la  conversa- 
tion, il  glisse  qu'il  a  vu,  quelque  temps  avant,  dans 
un  couvent  dont  il  cache  soigneusement  le  nom,  un 
ivoire  merveilleux.  La  description  qu'il  en  fait  et  la 
photographie  qu'il  tire  de  son  portefeuille  allument 
peu  à  peu  les  désirs  du  marchand  qui  lâche  l'éternelle 
phrase  : 

—  J'achèterais  bien  ce  diptyque. 

Le  visiteur  résiste,  il  réserve  pour  lui  cette  mer- 
veilleuse trouvaille.  Cependant,  sur  les  instances  du 
marchand,  il  finit  par  lui  dire  : 

—  Je  veux  bien  y  renoncer,  mais  j'exige  alors  une 
compensation,  si  vous  l'achetez. 

—  Laquelle?  fait  l'antiquaire. 

—  Ah  !  c'est  un  objet  que  vous  vendrez  le  prix  que 
vous  voudrez,  100000  francs  certainement!  Vous 
l'aurez  peut-être  pour  25000. 

—  Eh  bien,  je  vous  donnerai  le  10  %  d'usage. 

—  Ah  !  mais  non  !  ce  n'est  pas  pour  une  bagatelle 
semblable  que  j'abandonnerai  une  proie  superbe. 

—  Alors,  que  voulez-vous?  dites  vos  conditions. 

—  Je  veux,  comme  commission,  une  somme  équi- 
valente au  montant  de  votre  achat,  25000  francs,  je 
suppose.  C'est  à  prendre  ou  à  laisser. 


IVOIRES  313 

—  Oli  !  vous  èles  un  peu  exigeant,  s'écrie  le  mar- 
cliand. 

Puis, après  une  comie  réflexion,  il  ajoute,  craignant 
que  l'autre  ne  se  ravise  : 

—  Eh  bien!  c'est  une  affaire  faite.  Donnez-moi 
l'adresse  et  je  me  charge  du  reste. 

—  Oui,  mais  je  veux  un  traité  bien  en  règle.  A 
cette  condition  seulement,  je  vous  livrerai  le  nom  du 
monastère.  Vous  me  direz  le  jour  où  vous  irez  là-bas 
et  à  votre  retour  je  me  trouverai  ici.  Je  n'aime  pas 
les  choses  qui  traînent. 

Le  marchand  sévillais  se  présente  au  couvent,  voit 
l'objet,  et  renoit  le  coup  de  foudre.  Il  lui  est  facile  de 
séduire,  par  une  proposition  inespérée,  la  supérieure 
qui  se  sait  autorisée  par  le  donataire  à  réaliser  l'objet, 

—  Fiat  volunlas  tua  !  dit-elle  en  levant  les  yeux  au 
ciel. 

Le  marché  est  conclu  à  25000  francs.  L'antiquaire 
paye  et  donne  la  décharge  exigée.  Il  emporte  fière- 
ment sa  conquête  et  rentre  chez  lui.  L'indicateur  l'y 
attend.  Il  louche,  sous  un  faux  nom,  le  prix  convenu 
et  disparaît. 

Quelque  temps  après,  l'ivoire  fut  cueilli  au  passage 
pour  la  somme  de  80  000  francs  par  un  riche  seigneur 
Russe  qui  parcourait  l'Andalousie  et  ne  dédaignait 
pas  de  lempsen  temps  de  faire  des  achats  bien  authen- 
tiques. 

A  Paris  il  montra  le  triptyque.  L'ivoire  du  xv'^  siècle 
fulreconnu  faux.  Il  écrivit  au  marchand  qui,  non  sans 
résistance,  reprit  l'objet  et  remboursa  la  facture. 

C'est  en  vain  que  ce  dernier  fit  un  procès  à  la  supé- 
rieure. Elle  argua  de  sa  bonne  foi,  montra  le  reçu  tel 
qu'il  avait  été  rédige.  Le  plaideur  débouté  de  sa  pr' 
tention  but  le  bouillon  à  lui  tout  seul. 

14 


314  TRUCS  ET  TRL'QÙtiLTiS 


En  Bretagne  et  sur  la  côlo  d'Azur,  on  confectionne 
comme  en  Espagne,  pour  la  plus  grande  joie  des  tou- 
ristes, vierges  et  saints,  copiés  d'après  des  planches 
anciennes.  Sur  cent  objets  achetés  dans  ces  régions 
par  ceux  qu'on  appelle  dédaigneusement  les  bon- 
dieusards,  il  n'y  en  a  peut-être  pas  un  d'aïUhentique. 

Mais  les  plus  habiles  —  je  devrais  dire  les  seuls  ha- 
biles —  tailleurs  d'ivoire  sont  à  Paris.  C'est  un  lucra- 
tif truquage.  Bien  que  le  sujet  soit  délicat,  je  vous 
raconterais  mes  visites  un  peu  trop  indiscrètes  chez 
certains  ouvriers  mystérieux,  qui  recommencent,  sur 
les  bords  de  la  Seine,  les  œuvi-es  des  ivoiriers  byzan- 
tins et  moyen-âgeux.  Je  vous  ferais  assister  à  leurs 
tours  de  passe-passe.  Vous  suivriez  toutes  les  phases 
de  l'opération,  jusqu'au  moment  où  l'objet,  sorti  des 
mains  de  ces  prestidigitateurs,  poli,  teinté,  mécon- 
naissable, exhibe  à  la  vue  un  état  civil  vieux  de  dix 
siècles. 

Voyez,  dans  son  petit  atelier  sous  les  toits,  ce 
brave  sculpteur  à  l'ouvrage.  Il  a  mis  son  morceau 
d'ivoire  à  ramollir  dans  l'eau,  et  il  ébauche  la  statue 
de  la  Vierge  de  la  collection  SollikolT,  que  le  Louvre 
acheta,  il  y  a  vingt  ans,  30  000  francs  et  qui  en 
vaudrait  bien  aujourd'hui  300  000.  Suivons-le  dans 
son  travail.  Pour  «  tomber  l'ivoire  »,  il  se  sert  d'un 
tiers  point  passé  sur  la  meule,  afin  d'adoucir  les  trois 
côtés,  de  façon  à  obtenir  trois  surfaces  unies.  Sous 
son  outil,  la  dent  se  dégrossit  comme  à  miracle.  Voilà 
la  maquette  obtenue.  C'est  au  tour  de  la  gouge,  qui 
va  terminer  la  figure,  comme  pour  une  sculpture  en 
bois.   On  donnera  ensuite  la  dernière  façon  avec  le 


IVOIRES  315 

gratloir  et  la  lime.  On  polira,  qiianlum  salis,  suivant 
la  formule,  avec  le  papier  de  verre,  la  pierre  ponce 
délayée  avec  de  l'huile  et  de  l'esprit  de  vin,  ou  même 
la  corne  de  cerf  en  poudre. 

Il  ne  restera  plus  qu'à  mettre  la  pièce  au  séchoir. 
A  40°  ou  50",  elle  prendra  le  Ion  voulu  et  se  fendillera 
en  long  dans  le  fd  delà  dent.  La  base,  au  contraire, 
sectionnée  carrément,  se  couvrira  de  fentes  en  cercles 
concentriques,  comme  sur  la  coupe  d'un  tronc  d'arbre. 

Notre  truqueur  déposera  ensuite,  avec  discer- 
nement, dans  les  plis  des  vêtements  et  dans  les 
endroits  inaccessibles  au  nettoyage,  des  traces  de 
vieille  couleur  pour  imiter  la  polychromie  gothique, 
et  sous  les  boucles  de  cheveux,  des  traces  d'or.  Puis, 
couronnement  de  l'œuvre,  il  sacrifiera  un  doigt  ou 
une  main  de  sa  création,  pour  simuler  une  réparation. 

L'objet  est  à  point.  Il  ne  manque  plus  que  l'a- 
cheteur. C'est  l'affaire  des  courtiers  et  des  rabatteurs. 


Avec  des  magiciens  de  cette  force,  comment  voulez- 
vous  éviter  une  tromperie  ?  N'achetez  donc  aucune 
pièce  sans  l'examiner  sur  toutes  les  faces.  Plus  l'objet 
vous  semblera  beau,  plus  vous  devrez  vous  méfier. 
Rarement,  bien  rarement,  les  ivoires  du  xiv^  ou  du 
xv^  siècle  sont  arrivés  intacts  jusqu'à  nous. 

Regardez,  si  c'est  une  statuette  qu'on  vous  présente, 
le  dos.  Presque  toutes  sont  percées  d'un  trou  qui 
servait  à  les  fixer  par  un  goujon  de  bois,  dans  une 
niche.  Si  la  pièce  est  ancienne,  le  temps  aura  poli  et 
usé  les  parois  du  trou.  Les  bords  en  seront  évasés  et 
irréguliers.  Vous  y  trouverez  des  éclats  enlevés. 

S'il  s'agit  d'un  coffret,  d'une  couverture  d'évangé- 


316  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

liaire,  d'un  diptyque  aux  volets  mobiles,  reportez- 
vous  aux  charnières.  C'est  dans  ces  petits  détails  que 
vient  faire  faillite  riiabilelé  du  pasticheur.  Le  fer  ou 
le  cuivre  des  attaches  laisse  à  l'ivoire  des  traces  de 
rouille  ou  de  vert  de  gris,  impossibles  à  imiter.  Elles 
pénètrent  fortement  la  substance,  quand  elles  sont 
anciennes.  Elles  n'intéressent  que  la  surface  lors- 
qu'elles sont  artificielles. 

Voyez  aussi  les  trous  des  rivets.  L'usure  les  a  for- 
cément agrandis  et  rendus  irréguliers  dans  les  ol)jets 
authentiques.  Dans  les  imitations,  leur  physionomie 
est  toute  autre.  Vous  ne  vous  y  tromperez  pas  avec 
un  peu  dhabilude.  Bienenlendu,  je  ne  donne  pas  ces 
règles  pour  infaillibles.  Les  truqueurs  en  savent  plus 
long  que  vous  et  moi  et  les  meilleurs  illusionnistes 
d'entre  eux,  désespérant  d'arriver  à  reproduire  l'as- 
pect très  parliculier  des  vieilles  charnières,  trouvent 
plus  simple  de  ne  pas  en  mettre  du  tout. 


Il  existe  cependant  un  côté  faible  dans  le  métier 
malhonnête  des  pseudo-ivoiriers.  C'est  qu'ils  ne  font 
que  des  copies  et  qu'un  jour  ou  l'autre,  l'original 
finit  par  se  découvrir. 

Gare  à  eux,  s'ils  ont  eu  l'imprudence  de  garantir 
l'objet  sur  facture  !  Félix  culpa  !  heureuse  faute.  Les 
tribunaux  ne  sont  pas  toujours  tendres  pour  ces 
simulations  fructueuses  mais  illicites. 

Je  n'en  veux  pour  preuve  que  la  récente  aventure 
arrivée  à  l'Italien  Angelo  Ferez,  qu'une  mystification 
un  peu  trop  hardie  vient  de  conduire  quelques  jours 
sous  les  verrous. 

Il  se  présente,  au  mois  d'avril  dernier,  chez  M.  Bli- 


IVOIRES  317 

gny,  ancien  ag'ent  de  change  et  collectionneur  de 
vieille  date,  avec  qui  il  était  déjà  en  relations  d'af- 
faires. Cette  fois  il  lui  offre  un  bénitier  en  ivoire, 
du  XI®  siècle. 

L'objet,  d'environ  vingt  centimètres  de  hauteur  sur 
un  diamètre  moitié  moindre,  est  un  seau  à  eau  bénite 
auquel  manque  l'anse.  Sur  les  parois,  cinq  arcades, 
décorées  d'inscriptions  appropriées,  représentent  la 
Vierge  et  l'enfant  Jésus,  saint  Jean,  saint  Marc,  saint 
Mathieu  et  saint  Luc. 

Le  pourtour  est  orné  d'une  inscription  latine  qui 
peut  se  traduire  ainsi:  «  Gotfridus  offrit  à  saint  Am- 
broise  ce  vase  destiné  à  répandre  l'eau  sacrée  sur 
César  à  son  entrée.  » 

L'ivoire  d'une  patine  blonde  et  tendre,  l'exécution 
naïve  et  artistique  à  la  fois,  l'intérêt  archéologique 
du  sujet,  séduisent  l'amateur. 

—  Quel  prix  demandez-vous?  dit-il  à  Ferez. 

—  Vingt  mille  francs 

—  C'est  trop  cher.  Je  veux  bien  faire  une  folie, 
mais  je  ne  dépasserai  pas  dix  mille.  Encore,  vous  me 
laisserez  l'objet  afin  que  je  puisse  l'examiner  à  mon 
aise. 

Entre  nous  ^L  Bligny  voulait  consulter  un  ami. 

—  Je  le  regrette,  dit  l'Italien,  mais  c'est  à  prendre 
ou  à  laisser.  Le  propriétaire  est  en  bas.  Je  suis  attendu 
chez  un  autre  amateur. 

Les  négociations  s'arrêtent  là. 

Huit  jours  plus  tard,  le  marchand  de  bénitier  re- 
vient chez  M.  Bligny.  Le  propriétaire  consentait  à 
laisser  l'objet  à  18000  francs,  dernier  prix.  En  cas 
d'hésitation,  on  allait  boucler  l'affaire  avec  un  autre. 

Que  faire?  L'ivoire  était  tentant.  M.  lîlignv  risque 
une  oITre. 


318  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

—  Je  ne  prendrai  pas  18000  francs  dans  ma  cas- 
sUee  pour  une  pareille  fantaisie.  Tenez  I  je  veux  bien 
aller  jusqu'à  11000  francs. 

Perez  répond  : 

—  Je  descends.  Je  vais  consulter  le  propriétaire 
qui  ne  veut  pas  être  connu.  Il  est  resté  dans  la 
voilure. 

11  revient  et  s'écrie  : 

—  Vous  avez  de  la  chance!  J'ai  décidé  le  vendeur. 
Le  bénitier  est  à  vous. 

—  A  une  condition,  ajoute  M.  Biigny.  Vous  me  di- 
rez le  nom  de  votre  amateur  et  vous  me  garantirez 
l'authenticité  de  l'objet.  Je  paye  comptant. 

Perez  donne  un  nom  italien  et  sio-nc  un  reçu  dans 
la  même  langue,  en  promettant  l'envoi  d'un  certi- 
ficat bien  en  règle. 

Resté  seul,  M.  Biigny  se  sent  pris  de  soupçons.  Le 
nom  du  vendeur  ressemblait  vaguement  à  celui  d'un 
quidam  intimement  lié  avec  un  marchand  du  quartier 
de  rOpéra  dont  les  journaux  ont  raconté  les  démêlés 
avec  la  justice.  Simple  coïncidence,  peut-être.  N'im- 
porte, M.  Biigny  commence  à  avoir,  comme  on  dit, 
la  puce  à  l'oreille.  Pour  trouver  quelques  points  de 
comparaison  avec  son  bénitier,  il  ouvre  les  Annales 
archéologiques  de  Didron. 

0  surprise  !  L'article  Ivoire,  a  la  table,  le  renvoie  à 
un  bénitier  de  la  cathédrale  de  Milan,  reproduit  dans 
l'ouvrage  sur  ses  deux  faces  et  savamment  commenté 
par  Alfred  Darcel.  C'est  le  modèle  de  celui  de  Perez  ! 

Le  vol  est  patent.  Mais  comme  l'acquéreur  n'a  pas 
encore  le  certificat  d'authenticité,  il  met  dans  une 
armoire  le  bénitier  et  le  livre  de  Didron,  et  ne  souffle 
mot  de  ses  soupçons.  Il  entame  même  de  nouvelles 
affaires  avec  Perez,  jusquau  jour  où  il  réussit  à  se 


IVOIRES  319 

faire  délivrer  la  garantie  promise.  Dès  lors,  suffisam- 
ment armé,  il  pari  à  la  campagne,  se  réservant  de 
commencer  les  hostilités  à  son  retour. 

En  octobre,  M.  Bligny  rentre.  Il  ouvre  le  tiroir  et 
présente  l'objet  au  gr3n'.l  jour.  11  est  méconnaissable. 
L'ivoire  a  pris  une  couleur  marron  foncé,  les  fentes 
se  sont  agrandies,  la  moisissure  le  recouvre,  il  exhale 
une  odeur  insupportable  d'acide  sulfurique.  Il  n'y  a 
plus  à  douter.  Les  procédés  chimiques  de  maquillage 
ont  continué  leur  etïet.  L'objet  est  faux,  archi-faux. 

Comme  on  le  pense,  un  expert  consulté  ne  fait  que 
confirmer  cette  conclusion.  On  retrouve  même  le 
modèleen  bronze  chez  Barbedienne,  en  grès  cérame 
chez  un  brocanteur,  en  cuivre  chez  un  autre. 

Quand  on  n'aime  pas  à  être  trompé,  il  n'y  a  plus 
qu'à  déposer  une  plainte.  M.  Bligny  le  fait  au  plus 
vite,  en  se  portant  partie  civile.  Le  juge  d'instruction 
opère  et,  tout  d'abord,  fait  prendre  à  Ferez  le  chemin 
du  dépôt. 

Voilà  l'histoire,  ou  plutôt  son  premier  chapitre, car 
l'Italien,  remis  en  liberté,  n'est,  paraît-il,  qu'un  inter- 
médiaire. Il  accuse  un  tiers  de  lui  avoir  donné  à 
vendre  un  objet  qu'il  savait  faux.  Celui-ci  s'en  défend. 

Qui  dit  la  vérité? 

Le  tribunal  le  décidera  sous  peu. 


LIVRES 


Le  kraclî.  —  Lettre  de  Christophe  Colomb.  —  Plaquettes  go- 
thiques et  lettres  d'indulgence.—  Se  défier  des  feuillets  isolés. 

—  Interfoliotoge.   —  Prix  d'autrefois   et  prix  d'aujourd'hui. 

—  Physiologie  du  bibliophile.  —  Tripatouillage  de  bouquins. 

—  L'hôpital  du  père  Lecureux.  —  Feuillets  refaits.  —  Ama- 
teurs truqueurs.  —  Fausses  éditions  originales.  —  Remboî- 
tages.  —  Tavoletle  de  Buchcrna.  —  Livres  incomplets.  — 
Dédicaces  apocryphes.  —  Sophistication  de  reliures.  —  Man'e 
des  provenances.—  Tous  connus!  les  bons  livres  armoriés. 

Dès  les  premiers  mots,  taquinant  sa  marotte,  le 
vieux  libraire  m'arrêta. 

—  Ne  trouvez-vous  pas  le  commerce  des  livres 
assez  malade  ?  fit-il  d'une  voix  plaintive.  Il  faut  encore 
que  vous  veniez  décourager  les  derniers  bibliophiles 
et  leur  donner  le  cauchemar  de  la  contrefaçon. 

—  J'entends,  repris-je.  La  photographie,  le  tennis, 
le  tourisme,  la  bicyclette,  et  plus  récemment  l'auto- 
mobile, ont  fait  déserter  le  cabinet  de  travail.  Il  reste 
à  peine  le  temps  de  lire  un  roman  sur  lequel,  du  reste, 
après  le  plein  air,  le  sportman  s'endort. 

—  Le  journal  lui  suffit,  soupira  le  libraire. 

—  Et  la  mode  n'est  plus  à  la  flânerie  chez  les  bou- 
quinistes. Octave  Uzanne  aura  porlraicturé  les  der- 
niers survivants.  Cependant,  au  nombre  de  catalo- 
gues de  livres  d'occasion  que  le  facteur  m'apporte 
chaque  matin,  je  conclus  qu'il  se  trouve  bien  tou- 


LIVRES  32] 

jours  quelques  lecteurs  pour  faire  vivre  la  librairie. 

—  Végéter,  voulez  vc us  dire  ! 

—  Tous  vos  confrères  n'en  disent  pas  autant. 
Quand  on  voit  à  Londres,  à  la  salle  Sotheby,  vendre 
une  simple  pièce  de  Shakespeare  «  Beaucoup  de  hruit 
pour  rien  »  plus  de  40.000  francs,  il  ne  me  semble 
pas  que  le  krach  des  livres  rares  soit  sur  le  point 
d'éclater. 

—  La  belle  preuve  !  C'est  un  Américain  qui  a  eu 
l'enchère. 

—  Eh  bien!  mettons  que  dans  le  Nouveau  monde 
se  trouvent  les  derniers  amateurs  de  bonne  marque. 
C'est  pour  eux  que  je  vais  prêcher  l'évangile  selon 
«  sainte  défiance  ». 


En  ce  temps-là,  une  des  principales  librairies  de 
Londres  publia,  urhi  et  orhi,  une  découverte  destinée 
à  révolutionner  le  monde  des  bibliophiles.  Avec  fac- 
similé  à  l'appui,  elle  annonçait  la  mise  en  vente  d'une 
édition  inconnue  et  princeps  de  la  fameuse  lettre  de 
Christophe  Colomb  du  14  mars  1493,  faisant  part 
aux  rois  catholiques  de  la  découverte  de  l'Amérique. 
On  n'en  connaissait  jusqu'à  ce  jour  qu'un  seul  exem- 
plaire à  l'Ambroisienne  de  Milan.  Ce  précieux  incu- 
nable, imprimé  en  espagnol,  à  Valladolid,  sur  quatre 
feuillets  non  chiffrés  de  32  lignes  à  la  page,  était 
considéré  comme  rimprimé  le  plus  précieux  depuis 
la  découverte  de  Gutenberg. 

Grand  émoi  !  Les  milieux  bibliophilesques  s'a- 
gitèrent dans  les  deux  mondes,  mais  surtout,  on 
le  comprend  sans  peine,  dans  le  nouveau.  Rien 
que  cela  !  une  édition  évidemment   antérieure  de 

14. 


322  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

plusieurs  mois  au  seul  exemplaire  connu,  car  elle 
contenait  des  fautes  corrigées  dans  celui-ci  !  Quel 
trésor  !  Un  monument  unique  !  Le  parangon  des  in- 
cunables !  Le  Saint-Sacrement  de  la  bibliophilie  ! 

Malheureusement  les  2  000  livres  sterling  deman- 
dées parle  libraire  refroidirent  un  peu  l'enthousiasme 
monté  à  une  n^'^"^^  puissance  !  Hélas  !  en  dépit  d'une 
réclame  bien  organisée,  le  chèque  sur  la  Royal  Bank 
ne  vint  pas.  Personne  ne  s'émut  de  la  superbissime 
rareté.  Que  fit  l'expert  londonien  ?  11  n'hésita  pas.  Il 
passa  les  mers,  emportant  la  lettre  de  Colomb  comme 
talisman  et  marcha  à  la  conquêle  des  dollars  améri- 
cains. 

Aussitôt  débarqué  à  New- York,  il  courut  porter  le 
merveilleux  bouquin  à  l'un  de  ses  clients,  qui  se 
pâma  d'aise  à  la  vue  du  premier  acte  de  baptême  de 
son  pays. 

—  Je  vous  en  offre  900  livres  sterling,  dit-il  en  te- 
nant la  plaquette  dans  ses  mains  tremblantes  d'émo- 
tion. 

—  Nous  sommes  loin  de  compte,  répondit  froi- 
dement le  libraire. 

Mais  après  quelques  moments  d'hésitation,  il  reprit  : 

—  Tenez  !  Je  ne  veux  pas  discuter  avec  vous.  Tant 
pis  pour  mes  compatriotes.  La  place  d'un  tel  incu- 
nable est  en  Amérique.  Je  vous  le  laisse. 

Il  serra  le  chèque  dans  son  portefeuille,  prit  congé 
et  s'embarqua  sur  le  premier  paquebot  en  partance. 

Cinq  ans  durant,  la  lettre  de  Christophe  Colomb 
excita  l'admiration  et  l'envie  au  pays  de  Fenimore 
Cooper.  Cependant  au  bout  d'un  lustre,  le  posses- 
seur de  cette  merveille  commença  à  se  lasser  de  son 
bonheur.   A  l'instar  de  ses  confrères  de  la  biblio- 


LIVRES  323 

philie  parisienne,  il  résolut  de  faire  «  sa  vente  avant 
décès  ».  L'extraordinaire  plaquette,  annoncée  à 
grand  fracas,  réalisa  au  delà  de  son  prix  d'achat,  dé- 
passant même  une  superlje  bible  Mazarine,  qui  ne 
méritait  certes  pas  pareille  injure. 

Ce  fut  Tapothéose.  Après  ce  triomphe  des  enchères, 
l'incunable  de  Valladolid  ne  connut  plus  que  des  dé- 
boires. Il  n'avait  pas  plutôt  pris  possession  de  la 
vitrine  de  son  nouvel  acquéreur,  que  des  rumeurs  de 
mauvais  augure  commencèrent  à  circuler.  Les  con- 
naisseurs prirent  des  airs  mystérieux  en  parlant  des 
précieux  feuillets.  Les  envieux  eurent  des  sourires 
ironiques. 

—  L'n  incunable  ?  Jamais  de  la  vie  !  C'est  une 
photolithographie  qui  n'a  jamais  connu  les  carac- 
tères mobiles. 

Bref,  l'amateur  s'en  émut.  Inquiet,  il  rapporta 
comme  apocryphe  la  pièce  au  commissaire  priseur. 
Le  précédent  propriétaire,  après  expertise,  dut  re- 
prendre son  oiseau  rare  qui  décidément  tournait  au 
rossignol. 

L'incident  ne  fut  pas  clos.  Notre  amateur  était  amé- 
ricain, et  un  Yankee  ne  reste  pas  en  contemplation 
devant  une  douloureuse  de  22  500  francs.  Séance  te- 
nante, il  écrivit  à  son  vendeur  de  Londres  d'avoir  à 
l'indemniser  et,  sur  son  refus,  l'assigna  devant  les 
tribunaux  de  New- York  en  remboursement  des 
900  livres  sterling  payées,  déduction  faite  (car  il 
était  scrupuleux  en  alTaires)  de  2  dollars  1/2,  repré- 
sentant la  valeur  réelle  de  l'exemplaire  introuvable  — 
à  peu  près  le  montant  d'une  action  des  Sucreries 
d'Egypte. 

Inutile  de  décrire  les  péripéties  de  cette  série  de 


32i  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

procès,  qui  n'ont  peut-être  pas  encore  dit  leur  dernier 
mot.  Cependant  les  arguments  du  bibliophile  trompe, 
et  pas  content,  méritent  d'être  racontés,  d'autant 
plus  qu'ils  pourront  servir,  dans  des  cas  analogues, 
à  faire  reconnaître  d'autres  pseudo-impressions  aussi 
coupables. 

Non  seulement  la  prétendue  lettre  Ambroisienne 
n'était  pas  un  imprimé,  mais  ce  n'était  même  pas  le 
fac-similé  d'un  imprimé.  Après  un  examen  attentif, 
on  reconnut  la  trace  d'un  travail  «  à  la  main  »,  à  l'im- 
perceptible ondulation  des  lignes,  aux  légères  diffé- 
rences dans  les  dimensions  elles  contours  des  lettres, 
enfin  aux  lettres  à  longues  tiges  du  bas,  telles  que  les 
(7,  les  2>,  les  y,  qui  venaient  chevaucher  sur  les  lettres 
à  longues  tiges  du  haut,  les  /",  les  h,  les  l,  de  la  ligne 
inférieure.  L'intervention  d'un  calligraphe  était 
indéniable. 

On  remonta  aux  sources.  On  apprit  que  des  dupli- 
cata de  la  plaquette  Colombienne  avaient  déjà  été 
proposés  à  un  libraire  allemand  par  un  docteur  de 
Bologne  et  à  un  amateur  de  Florence  par  un  libraire 
italien.  Il  y  avait  évidemment  une  fabrique  clandes- 
tine. Comment  les  faussaires  s'étaient-ils  procuré 
leur  modèle?  Les  bibliothécaires  de  INIilan  ne  commu- 
niquent leur  trésor  bibliographique  qu'avec  de 
grandes  précautions  et  ne  permettent  ni  de  le  cal- 
quer ni  de  le  photographier. 

Or,  voici  ce  qui  s'était  passé.  En  1866,  les  savants 
de  tous  pays  avaient  réclamé,  pour  l'étudier,  le  texte 
fac-similé  de  l'incunable  Ambroisien.  Comme  on  ne 
connaissait  alors  d'autre  procédé  que  le  calque  re- 
porté sur  zinc  ou  sur  pierre,  on  avait  chargé  de  l'en- 
treprise un  calligraphe,  le  signor  Enrico  Giordani . 
Celui-ci  avait  relevé,  lettre  par  lettre,  les  3  000  mots 


LIVRES  32o 

de  l'original.  Seulement,  dépourvu  de  rhnbilelé  d'Har- 
ris,  à  Londres,  de  Vigna  ou  de  Tafforel,  à  Paris  (sans 
parler  des  paléographes  à  la  solde  de  Libri),  son 
œuvre  ne  pouvait  donner  qu'une  idée  approximative 
de  la  plaquette.  De  plus,  comme  il  n'était  rien  moins 
qu'érudit,  il  avait  émaillé  son  texte  de  coquilles,  pro- 
venant d'une  mauvaise  lecture  des  caractères  go- 
thiques, des  u  pour  des  n,  des  /i  pour  des  h,  des  r 
pour  des  t  cassés. 

On  avait  cependant  tiré  150  exemplaires  de  ce  fac- 
similé  imparfait,  et  c'est  un  de  ceux-ci  qui,  vingt  ans 
plus  tard,  avait  servi  au  maître  flibustier  italien  à 
faire  une  reproduction  si  fidèle  que  pas  une  des 
coquilles  n'y  manquait.  Il  l'avait  vendue,  dit-on, 
quelques  milliers  de  francs  au  libraire  de  Londres, 
qui  l'avait  repassée  à  son  client  avec  un  honnête  bé- 
néfice. 

Voilà  toute  l'histoire.  Bibliophiles,  mes  chers  con- 
frères, si  vous  voulez  en  savoir  davantage,  lisez  le 
livre  du  très  érudit  M.  Harrisse  sur  les  Contrefaçons 
holognaises. 

Moralité  :  se  défier  des  plaquettes  gothiques  de 
quelques  feuillets.  Leur  reproduction  est  l'enfance 
de  l'art  pour  un  contrefacteur  subtil.  Papier  de  l'épo- 
que, filigrane,  teinte  de  l'encre  ancienne,  rien  n'y 
manque.  Le  cliché  étant  pris,  maintenant,  sur  les 
originaux,  on  n'a  même  plus  la  ressource,  comme 
dans  la  lettre  de  Colomb,  de  relever  les  hésitations 
du  calligraphe  :  c'est  l'imitation  dans  ce  qu'elle  a  de 
plus  parfait. 

Il  y  a  quelques  années,  il  a  circulé  en  Allemagne 
une  de  ces  lettres  d'indulgence  de  1482,  imprimées 
sur  un  seul  côté  du  papier,  avec  les  caractères  des 
premiers  temps  de   l'inqirimcrie,   des  missels,  des 


326  TRUCS  ET  TUL'^Ut;URS 

(lonats  et  des  bibles.  Le  receleur  en  demandait,  je 
crois,  300  marks.  Seuls,  les  professeurs  Dziatzko  et 
Schreiber  émirent,  sur  rauthenlicilé  de  la  précieuse 
feuille,  des  doutes  qui  ne  devinrent  une  cerliLudc 
cju'après  la  découverte,  par  un  troisième  érudit,  de 
onze  exemplaires  semblables  dans  la  bibliothèque  de 
la  Cour,  à  Munich.  Cette  fois,  les  plus  crédules  furent 
obligés  de  se  rendre  à  l'évidence. 

N'achetez  donc  pas  de  feuillets  isolés,  ouregordcz- 
les  à  deux  fois  avant  de  sorlir  la  forte  somme  qu'on 
vous  demande,  ^'ous  conviendrez  que  devoir  catalo- 
guer (mai  1906),  par  un  des  plus  grands  libraires  al- 
lemands, 350  marks  «  un  demi-feuillet  de  25  lio-ncs 
dont  la  moitié  manque  »  du  donatus  de  Gutenberg, 
cela  doit  exciter  la  cupidité  des  praticiens  de  la  super- 
cherie et  les  engager  à  jouer  le  grand  jeu  1 


L'embarras  pour  ces  écumeurs  de  la  bibliophilie 
commence  lorsqu'ils  s'attaquent  à  la  reproduction  dun 
livre  entier.  On  truque  aisément  un  feuillet,  dix  feuil- 
lets, mais  lorsqu'il  faut  mettre  à  l'unisson  l'impression, 
l'encre,  le  papier,  les  marges,  la  couture,  la  reliure, 
cet  ensemble,  en  un  mot,  qui  s'appelle  un  volume, 
il  détonne  toujours  quelque  chose  de  nature  à  révéler 
la  tromperie.  C'est  si  vrai  qu'un  des  plus  habiles 
simulateurs  italiens  ne  vendait  jamais  ses  placpiettes 
reliées  isolément.  Il  les  intercalait  adroitement  dans 
des  recueils  factices  du  xvi"  et  du  xvii^  siècles,  au 
milieu  de  traités  d'ascétisme,  d'arrêts  de  jurispru- 
dence ou  de  poésies  sans  valeur.  Il  proposait  sa  mar- 
chrndise  frelatée  à  un  client  en  quête  d'une  bonne 
aubaine.  Ce  dernier  apercevant,  au  premier  examen, 


LIVRES  327 

la  pseudo-rareté  et  croyant  «  faire  le  coup  »,  dissi- 
mulait sa  joie.  Il  achetait  le  pot-pourri  d'où  il  comptait 
retirer  une  perle  fine  et  où  il  ne  retrouvait,  en  cas- 
sant la  reliure,  qu'une  perle  fausse. 

Bien  entendu,  l'audace  des  imposteurs  ne  s'arrête 
pas  devant  les  difficultés.  Il  circule  de  par  le  monde 
plus  d'un  volume  dont  les  pages  sont  moins  vieilles 
que  les  vénérables  bouquinistes  qui  les  ont  vendus. 
X'a-t-on  pas  voulu  écouler  en  Amérique,  au  dire  de 
M.  Ilarrisse,  un  Virgile  in-folio,  sans  lieu  d'impres- 
sion ni  nom  d'imprimeur,  quiauraitcchappéàPanzer, 
à  Main,  à  Brunet  ?  Il  portait  la  date  de  VAnnoM.  CCCC. 
LXXII,  ce  qui  lui  assurait  une  place  parmi  les  édi- 
tions qualifiées  «  bien  difficiles  à  trouver  »,  Autre 
particularité  remarquable,  le  livre  commençait  par 
une  dédicace  à  Pierre  de  Médicis,  encore  en  nour- 
rice, et  l'auteur  y  ravivait  le  souvenir  d'un  attentat 
perpétré  six  ans  après  la  date  du  livre. 


Ah  !  les  bibliophiles  d'aul refois  étaient  des  gens 
heureux.  Ils  pouvaient  acheter  en  fermant  les  yeux 
les  trésors  que  leur  offraient  les  honnêtes  marchands 
de  cet  âge  d'or  disparu.  Oui  aurait  songé  à  truquer, 
lorsque  les  équarrisseurs  de  livres  vendaient  pour  dix 
sols  des  volumes  qui  allaient  chez  les  fripiers  et  qu'ils 
déreliaient  les  autres  pouvant  servir  à  faire  des  sacs 
chez  les  épiciers,  des  cornets  chez  les  marchands  de 
tabac,  des  quartiers  de  chaussures  chez  les  cordon- 
niers, des  patrons  chez  les  tailleurs,  des  herbiers 
chez  les  botanistes,  des  papillotes  chez  les  coilTeurs. 
Lorsqu'ils  étaient  en  parchemin  leurs  fonillels  s'en- 


328  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

allaient  couvrir  les  pots  de  confitures  des  ménagères. 
Alors  le  faussaire  y  eût  perdu  son  temps  et  sa  peine. 

Voulez-vous  passer  un  agréable  moment?  Tachez 
de  vous  procurer  la  première  cililion  du  M  mi  iiel  du 
libraire  de  Brunel,  deux  petits  volumes  et  une  table, 
parus  en  1810.  Vous  verrezles  prixd'alors.  Les  Fables 
de  Dorât  en  grand  papier,  15  à  18fr.  ;  les  Baisers 
(avec  les  dessins  originaux),  19  fr.  ;  les  Chanso7is  de 
Laborde,  30  à  3G  fr.  Pour  6  à  9  fr.,  on  pouvait  avoir 
le  Costume  de  Veccllio  et  pour  26  fr.  les  trois  premiers 
livres  de  Rabelais  imprimés  par  Juste,  à  Lyon,  en 
1542.  Les  Heures  de  Simon  Voslre,  sur  vélin,  à  la 
date  de  1497,  valaient  31  fr.  et  celles  d'Hardoyn  avec 
enluminures,  47  fr.  Enfin,  \s^  Bible  do  Mayence,  œuvre 
de  Fust  et  Sche/fer,  en  1462,  un  des  monuments  in- 
trouvables de  l'imprimerie,  se  vendait  la  somme 
énorme  de  3  200  francs  ! 

Ce  n'est  pas  la  trentième  partie  du  prix  de  la 
Bible  Mazarine,  réalisant  98  500  francs  à  la  vente  Hay- 
ford  de  Thorolde,  à  Londres,  ni  la  quarantième  du 
Codex  ■psalmorum  de  1459,  acheté  à  la  même  vente 
125  000  francs  par  le  grand  libraire  de  Londres,  Ber- 
nard Ouaritch. 

Mais  comme  il  fait  bon,  à  ces  prix-là,  mettre  au 
jour  des  incunables  ignorés  !  Quelle  belle  carrière 
ouverte  aux  aigrefins  sans  emploi! 


Malheureusement,  le  bibliophile,  même  étranger, 
est  né  malin.  Les  amateurs  regardent  de  près  ce  qu'ils 
achètent,  à  part  quelques  parvenus,  enrichis  trop 
vite  dans  le  trust  des  cuivres  ou  des  pétroles.  Ceux-là 
commandent  chez  un  libraire  pour  deux  ou  trois  cent 


LIVRES  329 

mille  francs  de  livres  à  la  fois,  le  jour  où  ils  veulent 
exhiber  une  bibliothèque.  N'importe  qui  peut  ac- 
quérir des  tableaux,  des  bronzes,  des  porcelaines. 
Cela  fait  parîie  de  l'ameublement  au  même  titre 
qu'un  tapis  d'orient  ou  un  bureau  Louis  XV.  Le  fait 
d'aimer  les  livres  suppose  déjà  une  certaine  culture 
intellectuelle.  Cette  noble  passion  élève  le  bibliophile 
dun  degré  au-dessus  de  la. moyenne  des  amateurs. 
Puis,  le  livre,  à  l'inverse  de  la  plupart  des  curiosités 
que  l'on  case  en  vitrine,  souvent  pour  ne  plus  les  re- 
muer, est  un  objet  que  l'on  manie,  que  l'on  garde  en 
mains  des  heures  entières,  que  l'on  scrute,  en  le  li- 
sant, jusque  dans  ses  moindres  recoins.  Le  moyen, 
après  cela,  qu'un  défaut  reste  caché,  à  plus  forte  rai- 
son qu'une  imitation  complète  puisse  rester  long- 
temps ignorée? 

D'ailleurs,  le  biblioraane  n'est-il  pas  le  mieux  armé 
tic  tous  les  collectionneurs  pour  vérifier  l'identité 
des  pièces  qu'on  lui  propose  ?>('a-t-il  pas  des  manuels, 
des  bibliographies,  des  catalogues  où  tous  les  livres, 
sans  en  excepter  un  seul,  sont  décrits,  analysés,  dis- 
séqués, jusqu'à  la  dernière  ligne,  avec  une  minutie 
qui  vajusqu'à  indiquer  le  nombre  des  feuillets  blancs? 

Direz-vous  que  l'amateur  de  faïences,  de  montres, 
d'émaux,  de  dentelles,  d'ivoires,  a,  pour  se  défendre 
contre  les  corsaires  de  Tart,  un  arsenal  comparable  au 
Drunet,  au  Brivois,  au  Cohen,  au  Panzer,  au  Hain, 
aux  listes  d'incunables  de  jM"*^  Pellechet,  à  l'histoire 
de  l'imprimerie  de  Claudin  ou  aux  catalogues  de 
Morgand,  de  Leclerc,  de  Fontaine,  de  Ouaritch,  de 
Muller,  de  Bauer,  de  Lupmansohm,  de  Rosenthal,  de 
Vendels  et  de  tant  d'autres  grands  libraires  de  tous 
les  pays  ? 

Si  le  bibliophile  se  laisse  tromper  une  fois,  il  se 


330  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

lient  sur  ses  gardes  la  seconde.  Quand  par  hasard,  le 
coup  est  si  bien  monté  qu'il  ne  voit  pas  la  fraude,  il 
y  a  toujours  les  petits  camarades  qui  se  chargent  de 
lui  dessiller  les  yeux.  Dans  ce  monde- là  on  est  im- 
pitoyable. C'est  le  terrain  des  petites  rosseries,  des 
phrases  à  double  tranchant. 

—  Quoi  !  vous  avez  acheté  le  bois  vénitien  de 
Munich?  Mais  il  est  apocryphe.  Il  y  a  longtemps  que 
tout  le  monde  le  sait. 

Et  quand  il  vous  a  bien  retourné  le  poignard  dans  la 
plaie, l'impitoyable  confrère  ajoute  mélancoliquemen  l  : 

—  Vous  avez  été  roulé  !  Les  plus  habiles  le  sont. 
Consolez-vous:  nous  y  passons  tous,  ad  unum,  jus- 
qu'au dernier. 

Concluons  cependant  que,  malgré  les  progrès  mo- 
dernes, les  faux  livres,  même  les  fausses  plaquettes 
sont  rares,  très  rares,  mais  cela  tient  uniquement  à 
l'esprit  méfiant  et  averti  des  bibliomanes.  Jusqu'à 
présent,  ils  ont  su  détruire  «  dans  l'œuf  »,  avant  leur 
éclosion,  les  meilleures  inventions  des  manufacturiers 
eii  pseudo  impressions. 


Si  les  faux  livres  sont  rares,  au  point  que  d'innom- 
brables bibliographes  ont  écrit  sur  les  moindres  par- 
ticularités de  la  bibliomanie  sans  jamais  pousser  le 
plus  léger  cri  d'alarme,  il  y  a  chose  plus  rare  encore. 
C'est  un  exemplaire  absolument  pur,  un  livre  intact, 
un  livre  «  vierge  ».  Oui  dira  jamais  la  quantité  de 
volumes  truqués  qui  se  glissent  sur  les  rayons  des 
bibliothèques  comme  des  larrons  dans  la  bonne  so- 
ciété ?  Au  premier  coup  d'œil,  ils  ressemblent  aux 
autres.  Leur  reliure  est  somptueuse,  ils  sont  corn- 


LIVRES  331 

plels  de  texte  et  de  gravures,  l'édition  porte  la 
bonne  date.  Mais  regardez-les  de  près.  Vous  décou- 
vrirez le  défaut  caché,  la  délérioration  réparée,  la 
tache,  imperceptible  pour  le  profane,  qui  déprécie  le 
volume  et  d'un  superbe  exemplaire  fait  un  bouquin. 

Il  faudrait  un  volume-  entier  pour  dévoiler  les  in- 
nombrables subtilités  des  tripatouillcurs  de  livres,  et 
quand  nous  aurions  tout  dit,  il  faudrait  recommencer, 
car  ces  adroits  personnages  auraient  trouvé  du  nou- 
veau. 

Jadis,  quand  un  livre  était  incomplet,  on  cherchait 
à  acheter  un  autre  exemplaire  défectueux  pour  re- 
trouver les  pages  manquantes.  Beaucoup  de  libraires 
et  de  bibliophiles  se  rappellent  le  père  Lécureux.  Ce 
vieil  original  avait  tout  un  hôpital  de  bouquins  in- 
valides. Avait-on  besoin  de  compléter  une  comédie 
originale  de  Molière,  une  page  du  Paslissiev  français, 
une  gravure  du  Daphnis  et  Cliloé  du  Régent,  on  allait 
frapper  à  sa  porte.  Il  était  bien  rare  qu'on  revînt  les 
mains  vides.  D'autres,  comme  le  savant  libraire  Clau- 
din,  qui  vient  d'aller  rejoindre  dans  l'autre  m.onde  les 
bibliophiles  de  l'école  de  Jules  Janin  et  de  Charles  No- 
dier, entassaient  des  douzaines  d'exemplaires  défec- 
tueux du  même  ouvrage.  Mais  c'étaient  toujours  les 
mêmes  pages  qui  manquaient  aux  volumes.  Il  se  dé- 
sespérait de  voir  des  années  s'écouler  avant  de  réus- 
sir à  réunir  un  assemblage  complet. 

Jadis  aussi,  quand  l'ouvrage  en  valait  la  peine,  on 
faisait  refaire  le  feuillet  ou  le  titre  absent  par  des  cal- 
ligraphes  dune  habileté  reconnue,  tels  que  Bénard 
et  Pilinski,  ancien  officier  polonais,  mort  fort  âgé 
en  1887.  Ces  artistes  consciencieux  réalisaient  des 
tours  de  force  et  il  fallait  vraiment  être  prévenu  pour 
découvrir  l'endroit  de  la  restauration. 


332  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Aujourd'hui,  le  gilotage  et  ses  dérivés  ont  supprimé 
ce  long  et  coûteux  travail  de  reconstitution.  Manquc- 
t-il  une  page  à  un  livre  rare  ?  Immédiatement  on  en 
prend  une  photographie  sur  un  livre  complet,  on  la 
reporte  sur  zinc,  pour  avoir  un  cliché  typographique, 
et  on  l'imprime  sur  vieux  papier  avec  la  presse  méca- 
nique. En  ayant  soin  d'atténuer  l'éclat  de  l'encre,  on 
obtient  des  fac-similés  absolument  parfaits. 

Mais,  me  direz-vous,  quel  mal  voyez-vous  à  réparer 
des  ans  l'irréparable  outrage  ?  Aucun,  si  l'opération 
clandestine  n'est  pas  dissimulée,  et  si  vous  annoncez 
loyalement  à  l'acheteur  «  un  feuillet  ou  le  titre  refait». 
Beaucoup,  au  contraire,  si  vous  vendez  l'exemplaire 
sans  réserves,  comme  un  livre  en«  bonne  condition  ». 
Dans  ce  cas,  vous  ressemblez  au  brocanteur  qui  livre- 
rait une  statue  antique  dont  il  saurait  le  bras  ajouté, 
ou  une  table  Louis  XVI  avec  un  pied  moderne. 

.  Une  longue  expérience  des  livres  me  permet  d'af- 
firmer que  les  libraires  —  ou  du  moins  les  libraires 
français — se  tiennent  presque  toujours  à  l'abri  de 
semblable  reproche.  Entre  tous  les  experts,  ce  sont 
les  plus  honnêtes,  et  je  voudrais  souvent  voir  leurs 
confrères  en  tableaux  ou  en  curiosités  annoncer  aussi 
consciencieusement  les  défauts  des  objets  (ju'ils  ca- 
taloguent. 

Hélas  !  ce  n'est  pas  toujours  le  cas.  Voyez-vous  un 
marchand  de  curiosités  mettant  sur  ses  factures, 
comme  les  libraires  en  tête  de  leurs  listes  de  livres 
d'occasion  :  «  Tous  les  objets  en  magasinsont  garan- 
tis complets  et  en  bon  état.  Ils  seront  repris  immé- 
diatement si,  pour  une  raison  ou  pour  une  autre,  ils 
sont  retournés  franco  dans  les  vingt-quatre  heures.  » 
On  rirait  aux  larmes,  rue  de  Châteaudun  ou  rue 
Laffitle,  du  marchand  antiquaire  qui  montrerait  ces 


LIVRES  333 


scrupules  d'un  autre  âge  !  Résultat  :  on  ne  fait  pas 
fortune  dans  le  commerce  des  livres,  mais  aussi  les 
libraires  portent  haut  la  tète,  car  ils  n'occupent  pas 
souvent  la  chronique  judiciaire  de  leurs  démêlés  avec 
les  clients  qui  se  sont  fiés  à  eux. 


Doit-on  le  dire  ?  Les  plus  enragés  truqueurs  ce 
sont  les  amateurs.  Il  est  dur  d'avoir  dans  sa  biblio- 
thèque un  Grant  Testament  de  Villon  incomplet  d'un 
jtauvre  petit  feuillet.  On  le  fait  refaire.  Le  relieur 
met  une  nouvelle  robe  de  maroquin,  et  ma  foi  !  si  le 
visiteur  à  qui  vous  montrez  votre  exemplaire  ne 
s'aperçoit  pas  de  la  réparation,  vous  oubliez  volontiers 
de  le  lui  signaler.  Laissez  passer  un  livre  ainsi  remis 
au  complet,  deux  ou  trois  fois  en  vente,  personne  ne 
doutera  de  son  intégrité. 

Et  c'est  ainsi  qu'il  circule  dans  le  monde  de  la  bi- 
bliophilie un  stock  flottant  d'exemplaires  frelatés, 
que,  seuls,  des  experts  comme  Leclerc,  Durel,  Gougy 
ou  Rahir,  sauront  reconnaître  le  jour  de  la  vente  aux 
enclières. 

Parfois,  l'amateur  est  de  bonne  foi.  Trompé  par  un 
adroit  filou,  il  devient  truqueur  sans  le  savoir.  Il  y  a 
quarante  ans,  lorsque  la  mode  était  aux  suites  de  vi- 
gnettes, on  faisait  relier  un  volume  de  cinquante 
pages  avec  deux  cents  figures  ajoutées.  D'ingénieux 
prestidigitateurs  grattaient  et  regrattaient  les  gra- 
vures pour  en  faire  des  suites  avant  la  lettre  ou  avant 
les  numéros.  Le  collectionneur  trop  confiant  remet- 
tait à  Trautz  ou  à  Duru  ces  maquillages  sans  valeur 
pour  les   revêtir   de    somptueux    maroquins.  Mais 


334  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

comme  aujourtrimi  personne  ne  veut  plus  de  suites, 
le  iruc  est  éventé  et  il  a  fallu  trouver  autre  chose. 

C'est  alors  que  les  Robert  ]\lacaire  du  livre  ont 
imaginé  de  monter  une  manufacture  de  feuillets  des- 
tinés à  compléter  les  ouvrages  de  valeur  défectueux. 
C'est  de  la  prothèse  dentaire.  Ils  ont  toujours  dans 
leurs  cartons  la  page  ou  la  gravure  qui  manque  à 
M.  Gogo.  Ils  apportent  au  jour  dit,  convenable- 
ment sali  et  maquillé,  le  bois  qui  va  compléter  un 
Songe  de  Polipliile  on  quelque  précieux  traité  véni- 
tien sur  la  dentelle.  Bien  entendu,  ils  fabriquent 
aussi  les  pla(iueltes  pseudo-typographiques,  mais 
pour  ne  pas  laisser  soupçonner  leur  petit  trafic,  ils 
ont  soin  de  ne  donner  à  un  même  photograveur  que 
deux  ou  trois  pages  à  reproduire.  Le  reste  est  dis- 
tribué à  d'autres  ateliers. 

Et  c'est  si  vrai,  qu'il  y  a  quelques  années,  on  a 
porté  à  l'Hôtel  Drouot  le  matériel  d'un  de  ces  faus- 
saires, qui  ne  s'était  pas  enrichi  en  son  ingénieux  mais 
impudent  commerce,  et  chez  qui  on  avait  saisi  des 
caisses  pleines  de  négatifs  photographiques  tout  prêts 
à  fonctionner. 

Le  moyen  de  découvrir  ces  falsifications  ?  Il  n'en 
existe  guère  lorsque  le  travail  est  irréprochable.  Mais 
si  adroite  que  soit  l'imitation,  elle  pèche  souvent  par 
quelque  endroit.  Si,  en  vérifiant  un  exemplaire  vous 
tombez  sur  un  feuillet  douteux,  scrutez  soigneuse- 
ment le  papier,  étudiez  l'épaisseur,  la  teinte,  le 
grain,  voyez  si  les  verge ures,  les  pontuseaux  sont 
identiques  à  ceux  des  autres  pages.  Ces  messieurs  de 
la  contrefaçon  ne  sauraient  penser  à  tout.  Le  papier 
peut  être  ancien  sans  être  absolument  semblable  à 
celui  du  livre.  Regardez  ensuite  la  couleur  de  l'encre. 
Il  y  a  toujours  une  petite  différence  de  teinte  entre  l'an- 


LIVRES  33.: 

cienne  et  la  nouvelle.  Enfin,  vos  doutes  persistant, 
rendez-vous  à  la  Bibliothèque  nationale  et  comparez 
le  feuillet  bâtard  avec  un  feuillet  légitime.  Lorsque 
la  page  est  refaite  par  un  procédé  photographique, 
vous  trouverez  presque  toujours  une  légère  différence 
dans  les  dimensions  soit  en  plus,  soit  en  moins.  Il  est 
à  peu  près  impossible  à  un  opérateur  de  ne  pas  faire 
un  cliché  sans  une  variante  de  quelques  millimètres 
avec  Toriginal. 

Parfois  aussi  le  hasard  sert  l'amateur  et  lui  révèle 
les  ingéniosités  subtiles  du  faussaire. 

Un  jour, un  maître  escroc  apporta  à  M.  Harrisse  un 
petit  opuscule  réputé  vénitien  où  le  savant  biblio- 
phile crut  reconnaître  une  page  intercalée  de  façon 
maladroite.  Cependant,  à  première  vue,  elle  sem- 
blait bien  appartenir  à  Touvrage.  Même  au  revers, 
les  caractères  de  la  page  voisine  avaient  laissé  leur 
trace  en  décharge.  M.  Harrisse  allait  sortir  son 
portefeuille  et  acheter  le  précieux  bouquin,  quand  il 
eut  ridée  de  présenter  les  traces  de  caractères  à 
une  glace.  0  surprise  !  les  empreintes  ne  corres- 
pondaient pas  avec  celles  que  les  lignes  de  la  page 
en  face  auraient  dû  produire.  Le  miroir  magique 
avait  reflété  la  vérit''. 


A  côté  de  ces  supercheries  capables  de  tromper 
les  yeux  les  mieux  exercés,  se  greffe  toute  une  série 
de  mystifications  grossières  à  l'usage  des  novices. 
Or,  je  ne  ferai  à  aucun  de  mes  lecteurs  linjure  de 
penser  qu'il  se  laissera  abuser  par  ces  fausses  édi- 
tions originales,  composées  d'un  titre  authentique 
rappliqué  sur  une  troisième  ou  quatrième  édition,  ou 


,336  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

bien  par  ces  grattages  de  chiffres  dans  les  dates,  des- 
tinés à  vieillir,  d'un  an  ou  deux,  un  tirage  sans  valeur 
marchande.  La  première  de  ces  subtilités  n'est  dan- 
gereuse que  dans  les  livres  modernes,  les  roman- 
tiques, par  exemple,'  où  on  le  trouve  employé  pour 
des  livres  brochés,  avec  leur  couverture  de  l'époque. 
Personne  ne  songe  alors  à  se  méfier. 

Afin  d'éviter  semblable  mésaventure,  il  suffit  d'ou- 
vrir un  manuel  bibliographique  énumérant  tous  les 
caractères,  «  les  remarques  »  qui  permettent  de  dis- 
tinguer les  tirages  les  uns  des  autres.  Pour  se 
tromper,  il  faudrait  y  mettre  plus  que  de  la  bonne 
volonté  et  ne  pas  être  plus  lettré  que  celui  qui  deman- 
dait le  Jardin  des  racbics  grecques  dans  une  librairie 
agricole  ! 

N'ayant  pas  l'intention  de  refaire  un  traité  des 
«  Connaissances  nécessaires  à  un  bibliophile  »,  je 
mécontente  d'y  renvoyer  mes  lecteurs,  et  je  reviens 
aux  fraudes  qu'aucun  manuel  ne  peut  divulguer,  car 
elles  varient,  avec  l'imagination  fantaisiste  des  con- 
trebandiers du  livre.  Pour  celles-là,  ce  n'est  pas 
assez  de  la  prudence  la  plus  exercée,  il  faut  encore, 
pour  les  découvrir,  ce  flair  spécial  qui  ne  s'acquiert 
que  par  un  long  exercice,  cet  instinct  divinatoire  qui 
permet  de  soupçonner  une  supercherie,  comme  la 
bnguctle  de  court rier  fait  découvrir  la  présence  de 
l'eau  aux   sourciers  de  villages. 

En  effet,  dans  les  tromperies  qu'il  nous  reste  à 
voir,  il  ne  s'agit  plus  d'objets  faux  ni  môme  sophis- 
tiqués. Les  livres  sont  parfaitement  anciens,  sans 
addition  ni  restauration,  tels  en  un  mot  qu'ils  sorti- 
raient d'une  bibliothèque  où  ils  auraient  dormi  pen- 
dant des  siècles.  Seulement,  d'ingénieux  artistes 
leur  ont  ajouté  quelques  lignes  d'écriture  qui,  si  elles 


LIVRES  Eâ7 

étaient  authentique^,   en  décuplcraiout  au  moin?  la 
valeur. 

Quand,  dans  voire  enfance,  vous  dessiniez  sur  vos 
livres  scolaires  un  pierrot  tirant  la  langue  au  haut 
d'une  potence  avec  ces  vers  macaroniqucs  : 


A=pice  Pierrot  pendu 
Quod  librum  n"a  pas  rendu, 
Si  librum  reddidisset, 
l'ieiTot  pendu  non  fuisset, 


vous  n'aviez  pas  la  prétention  d'ajouter  le  moindre 
intérêt  à  votre  grammaire  deLhomond. 

Mais,  quand  au  lieu  d'un  grimaud  de  sixième,  c'est 
un  écrivain  illustre  qui  prend  la  plume  et  qui  trace 
son  ex  dono  sur  un  titre,  le  livre  ainsi  marqué  de  la 
main  d'un  homme  de  génie  devient  un  trésor  inesti- 
mable et  unique. 

Quelle  gloire  pour  un  bibliophile  de  pouvoir  mon- 
trer un  Galien  portant  la  devise  :  Fvancisi  Rabdaisi 
xai  rtovayro-;  ;fi).wv,  OU un  Plutarque  orné  de  celle  roi 
moins  célèbre  de  lo.  Grolievii  et  amicorum  !  Quel 
joyau  à  étaler  dans  une  vitrine  qu'un  Eslher  en  édi- 
tion originale  avec  envoi  de  Racine  sur  le  faux  titre, 
à  côté  d'un  exemplaire  des  fables  de  La  Fontaine 
chargé  d'annotations  de  la  main  de  Charles  Nodier  ! 
Ce  n'est  pas  exagéré  de  dire  que  l'on  paie  ces  mer- 
veilleux bouquins  ce  que  l'on  vous  demande.  Encore 
n'y  en  a-t-il  pas  pour  satisfaire  tous  les  appétits,  ce 
que  les  libraires  appellent  des  desiderata. 

Rien  de  plus  logique  que  ce  culte  rendu  à  des  re- 
liques de  grands  hommes.  Jç  me  range  moi-même 
au  nombre  des  fidèles  de  la  petite  chapelle.  Mais  en- 
core faut-il  qu'elles  soient  authentiques,  et  qu'on  ne 

13 


338  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

nous  donne  pas  pour  une  dédicace  de  Montaigne  de 
1583  le  chef-d'œuvre  d'un  faiseur  d'autographes  de 
Montmartre  en  1007. 

Malheureusement  cela  se  produit  trop  souvent. 
Il  n'est  peut-être  pas  une  bibliothèque  célèbre  oîi  il 
ne  se  soit  glissé,  à  un  moment  donné,  un  de  ces  par- 
venus faussement  décorés  d'une  origine  illustre.  Ici 
encore,  quitte  à  m'attirer  bien  des  animosités  dans 
le  landerneau  du  bouquin,  je  suis  obligé  d'avouer  que 
la  paternité  d'une  bonne  partie  de  ces  ex-dono  apo- 
cryphes revient  à  des  amateurs.  Oui,  ce  sont  des  bi- 
bliophiles les  coupables.  Pour  faire  mousser  leurs 
volumes,  ils  ont  demandé  à  d'habiles  calligraphes 
de  décalquer  sur  leurs  éditions  des  envois  avec  des 
signatures  illustres,  pensant,  avec  raison,  qu'il  y  a 
plus  de  collectionneurs  que  de  connaisseurs  et  que 
la  plupart  de  leurs  amis  se  laisseront  prendre  à  leur 
supercherie. 

J'ai  connu  un  érudit,  grand  clerc  en  toutes  les 
branches  de  la  curiosité,  bibliophile  passionné,  1res 
friand  surtout  d'autographes,  qui  se  laissait  aller 
à  cette  regrettable  faiblesse  d'amour-propre.  En 
1885,  quand  on  vendit  sa  collection,  on  trouva  non 
seulement  des  livres  revêtus  d'hommages  douteux, 
mais  encore  l'expert  chargé  du  catalogue,  le  savant 
Claudin,  découvrit  des  ouvrages  où  les  lignes  ma- 
nuscrites à  ajouter  n'étaient  encore  tracées  qu'au 
crayon.  La  toile  était  toute  préparée.  Il  n'y  man- 
quait que  les  couleurs. 

Croyez-vous  qu'un  inexpérimenté  ne  se  laisserait 
pas  duper  par  des  fraudes  aussi  savantes,  surtout 
cjuand  elles  sont  appuyées  par  l'autorité  notoire  du 
dernier  possesseur?  Supposez  un  livre  ayant  passé 
deux  ou  trois  fois  d'une  bibliothèque  à  une  autre.  Le 


LIVRES  339 


laux  aura  droit  de  cité,  avec  un  état  civil  certain  et 
personne  ne  songera  plus  à  le  contester. 


Me  voici  tout  naturellement  amené  à  la  sophistica- 
tion des  reliures,  autre  mal  dont  gémit  le  commerce 
(les  livres.  Je  vais  essayer  de  le  marquer  au  fer,  puis- 
qu'il s'agit  de  maroquin. 

On  sait  la  plus-value  énorme  que  donne  à  un  vo- 
lume ancien  la  richesse  et  Tétat  de  conservation  de 
sa  robe.  Tel  volume,  un  almanach,  par  exemple,  qui 
ne  se  vendrait  pas  trois  francs  broché,  peut  atteindre 
deux  ou  trois  cents  francs, s'il  est  revêtu  d'une  de  ces 
somptueuses  couvertures  de  maroquin  rouge,  où  les 
Dubuisson,  les  Derome,  les  Pasdeloup,  ont  semé  les 
trésors  de  leur  ornementation.  Comme  maintenant 
les  belles  reliures  ne  courent  pas  les  quais  l'idée 
devait  naturellement  venir,  à  de  peu  scrupuleux  cour- 
tiers en  faux,  de  suppléer  à  cette  pénurie  du  marché 
livresque. 

Autrefois,  on  ne  connaissait  que  le  remboîtage.  On 
détachait  une  reliure  intéressante  d'un  livre  sans  va- 
leur et  on  l'adaptait  à  un  ouvrage  de  prix  du  même 
format.  On  fît  ainsi,  dit-on,  des  exemplaires  de  choix 
avec  d'anciennes  reliures  aux  armes  royales  que  la 
Bibliothèque  nationale  avait  ordonné  de  casser  pour 
faire  cartonner  séparément  les  pièces  qui  s'y  trou- 
vaient groupées.  Mis  inconsciemment  au  rebut,  ces 
vieux  maroquins  auraient  fait  le  bonheur  de  plusieurs 
bibliophiles  di  primo  cartello. 

Néanmoins,  cette  substitution  laisse  toujours  des 
traces  et  un  œil  exercé  découvre  facilement  le  geai 
paré  des  plumes  de  paon.  Aussi,  certains  relieurs 


340  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

d'une  habileté  consommée  onl-ils  tenté  de  refaire  des 
reliures  complètes.  L'un  d'eux,  le  fameux  Ilagué, 
lança  jadis  des  imitations  de  reliures  du  xvi»  siècle 
qui  faillirent  tromper  un  érudit  de  la  force  de  M.  Er- 
nest Quentin-Bauchart,  l'auteur  des  Femmes  hiblio- 
pliiles. 

L'Italie,  la  terre  classique  des- imitations,,  a  imaginé 
de  fabriquer  des  Tavolelte  di  Bucherna,  ces  plan- 
chettes arlislement  historiées  à  l'extérieur,  entre  les- 
quelles du  xiii®  au  XVII*'  siècle,  les  camerlingues  de 
Sienne  conservaient  leurs  pièces  comptables.  Des 
artistes  exceptionnels  reconstituaient  tout  :  les  ais  en 
bois,  le  dos  en  basane  pris  sur  de  vieux  in-folios.  Ils 
écrivaient  ensuite  en  belles  lettres  onciales  :  Inven- 
tario  de  la  cose  de  la  sagrcstia  del  duomo  dl  Giovanni 
di  Siena. 

C'était  si  bien  qu'il  fallait  s'y  reprendre  à  deux  fois 
pour  découvrir  le  procédé.  Feu  Morgand  lui-môme, 
l'expert  autorisé,  faillit,  dit-on,  malgré  son  œil  exercé, 
s'y  faire  étriller  de  1  200  francs. 

Malheureusement  pour  eux,  heureusement  pour 
tous,  quand  les  relieurs  en  faux  s'attaquaient  aux 
époques  plus  modernes,  la  maladresse  de  l'exécution 
éclatait  au  grand  jour.  Leurs  tentatives  pour  écouler 
leur  vieux  neuf  échouaient  piteusement.  Il  fallait 
chercher  une  falsification  plus  artistique. 

Voici  ce  qu'ils  ont  inventé. 

Ils  prennent  des  livres  revêtus  de  reliures  anciennes 
en  maroquin  simple  et  sans  ornementation  pour  y 
appliquer  des  armoiries  de  haut  parage.  Comme  les 
fers"  sont  moulés,  épais  et  résistants,  à  la  galvano- 
plastie sur  les  anciennes  empreintes,  à  première  vue, 
l'illusion  est  complète. Rien  n'y  manque.  Il  n'y  a  que 
l'or  moderne,  dont  le  ton,  quoique  éteint,  ne  s'harmo- 


LIVRES  341 

nise  pas   complètement   avec    celui    de   l'ancienne 
dorure. 


Un  libraire  parisien  vit  un  jour  un  quidam  lui  ap- 
porter une'caisse  de  livres  «  de  grandes  provenances  », 
tirés  dune  riche  bibliollièque  provinciale.  Toutes  les 
reliures  avaient  des  armoiries.  C'était  trop  beau  !  t-e 
commerçant,  cependant,  qui  connaissait  son  homme, 
regarda  les  livres  de  prés.  Il  avait  comme  une  idée 
d'avoir  déjà  tenu  en  mains  des  exemplaires  analo- 
gues, mais  en  moins  belles  conditions.  Tout  à  coup, 
il  s'arrête  à  trois  volumes  in-S'^  reliés  en  maroquin 
bleu  aux  armes  de  Marie-Antoinette,  un  recueil  de 
receltes  de  toilette  et  de  beauté.  L'ouvrage  était  ma- 
nuscrit. Il  ne  pouvait  y  en  avoir  deux  pareils.  Le  li- 
braire reconnut  celui-là  pour  l'avoir  lui-même  possé- 
dé en  magasin  quelques  années  auparavant.  C'était 
bien  le  même  papier  lisse  et  encore  parfumé.  «  Il  n'y 
manquait,  avait-il  écrit  autrefois  en  le  cataloguant, 
que  les  armoiries  de  la  Dubarry  ou  de  Marie-Antoi- 
nette. »  L'ingénieux  héraldiste  avaitréalisé  le  vœu  du 
libraire  en  donnant  la  préférence  aux  armes  de  la 
reine.  Il  va  sans  dire  que,  pris  au  piège,  le  quidam 
reçut  l'accueil  que  son  procédé  coupable  méritait.  Il 
dut  remballer  au  plus  vite  sa  marchandise  de  contre- 
bande, honteux  comme  un  renard  qu'une  poule 
aurait  pris. 


D'autresindustrielsfurentplus  heureux.  Ala  faveur 
d'une  mise  en  scène  habile  et  en  s' adressant  de  pré- 


342  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

férence  aux  acheteurs  faciles,  des  faussaires  de  Bo- 
logne écoulèrent  tout  un  stock  de  pscudo  reliures  prin- 
cières.  L'atelier,  dirigé  par  un  bibliophile  de  savoir, 
comptait  des  spécialistes  de  première  force,  estam- 
peurs, maroquiniers,  graveurs  de  fers,  relieurs,  do- 
reurs, d'une  habileté  de  main  tout  italienne.  On  con- 
fectionna des  reliures  de  François  I",  de  Henri  II  et 
de  Diane  de  Poitiers,  de  Grolier,  de  Maioli,  de  de 
Thou,  du  comte  d'Hoym,  de  quoi  satisfaire  le  sno- 
bisme de  tous  les  amateurs  que  la  manie  des  «  pro- 
venances »  empêche  de  dormir. 

Le  travail  était  habile.  Sur  lesvieilles  reliures  jadis 
vierges  d'ornements,  le  porc-épic  de  Louis  XII, 
la  salamandre  de  François  I"  ou  les  croissants  de 
Diane  surgissaient  par  miracle.  Une  espèce  d'enduit 
donnait  à  la  dorure  l'apparence  de  la  vétusté.  Les 
coins  étaient  écornés,  les  coiffes  éraillées.  On  ajoutait 
de  la  poussière  sur  les  tranches,  s'il  n'y  en  avait  pas 
assez. 

Puis,  toute  une  nuée  d'intermédiaires,  de  pisteurs 
d'hôtel,  de  guides,  se  chargeait  de  rabattre  les  tou- 
ristes amateurs.  Le  bibliophile  tombé  dans  le  guê- 
pier, cuisiné  par  ces  habiles  gens,  s'en  retournait, 
serrant  contre  son  cœur  un  7o.  Grolierii  et  amicorum 
apocryphe  qu'il  emportait  comme  un  trésor. 

Quand  l'amateur  se  montrait  méfiant,  on  faisait 
jouer  le  grand  jeu.  Des  menteurs  insignes  le  condui- 
saient dans  une  demeure  princière  qui,  jadis,  avait 
connu  de  meilleurs  jours.  On  lui  ouvrait  une  bi- 
bliothèque de  famille  où  personne  n'avait  pénétré 
depuis  cinquante  ans,  mais  qui  contenait,  comme 
par  hasard,  au  milieu  de  véritables  drogues,  des  re- 
liures splendidement  armoriées,  dont  le  vernis  avait 
à  peine  eu  le  temps  de  sécher. 


LIVRES  343 

Inutile  de  dire  que  plus  d'un  bibliophile  de  marque 
fut  pris  aux  ruses  de  ces  faiseurs  de  contrefait  pro- 
ductif. On  prétend  même  que  des  libraires  et  des 
dépôts  publics  ont  laissé  se  glisser  sur  leurs  rayons 
quelques  ouvrages  marqués  du  blason  de  ces  faux 
nobles  transalpins. 


Regardez  donc  de  près  les  livres  armoriés,  surtout 
quand  leur  marque  est  trop  pompeuse. 

Les  reliures  aux  armes  de  Louis  XII,  de  Fran- 
çois P""  ou  d'Henri  II,  qui  ont  vraiment  fait  partie  des 
bibliothèques  royales,  sont  connues  depuis  longtemps 
Elles  sont  à  la  Bibliothèque  nationale  ou  dans  d'autres 
dépôts  publics.  Les  rares  reliures  authentiques  d'ori- 
gine royale,  conservées  dans  des  collections  particu- 
lières, ont  passé  dans  les  grandes  ventes  Double,  Ye- 
meniz,  Didot,  Pichon.  Il  est  facile  de  retrouver  leurs 
généalogies. 

Quant  aux  livres  marqués  de  blasons  de  moindre 
importance,  très  recherchés  aussi  pour  les  raffine- 
ments bibliophilesques  de  leurs  premiers  posses- 
seurs,ils  ont  presque  toujours  figuré  sur  des  catalo- 
gues du  xvni*'  siècle.  Si  Ton  vous  offre  une  reliure  de 
M"*  de  Pompadour,  du  duc  de  la  Vallière,  ou  de  1 
comtesse  de  Verrue,  vous  n'avez  qu'à  vous  reporte- 
aux  livrets  des  ventes  de  ces  célèbres  bibliothèques. 
Vous  y  trouverez  l'ouvrage  si  la  reliure  est  de  «  bonne 
foi  »,  comme  le  livre  de  Montaigne. 

Je  m'arrête.  J'en  ai  assez  dit  pour  mettre  les  biblio- 
philes en  garde.  Cependant  qu'ils  ne  s'effrayent  pas. 
Leur  passe-temps  favori  n'est  pas  menacé  par  les 


344  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

entreprises  de  quelques  aigrefins.  Jusqu'à  présent, 
elles  ont  toujours  avorté,  et  pour  rassurer  mes  lec- 
teurs, je  leur  dirais  volontiers,  en  parodiant  des  vers 
célèbreG: 

!  Remellez-vou5,  amis,  d'une  alarme  aussi  chaude, 

Nous  vivons  dans  un  temps  ennemi  delà  fraude. 


MÉDAILLES  ET  MONNAIES 


Faux  comme  un  jeton  !  —  Médailles  frelatées.  —  Accouple- 
ments monstrueux.  —  Karolus  oméga.  —  Le  faussaire  du 
Pirée.  — Reproductions  deLiard.  —  Lethaler  de  Keutschach. 
—  Numismales,  défiez-vous  de  la  pièce  inconnue.  —  Médailles 
pour  terrassiers.  —  Photographie  préhistorique.  —  L'écu  à 
la  mèche.  —  Expurgez  !  —  Le  soc  à  mitrailles. 

Parlons  maintenant  des  médailles,  des  monnaies 
et  de  ces  malheureux  jetons  si  vilipendés  qu'ils 
servent  d'anathème.  «  Il  est  faux  comme  un  jeton  », 
dit-on  de  certains  personnages  que  Ton  veut  marquer 
d'un  stigmate. 

Quel  est  le  numismate,  si  fort  soit-il,qui  n'ait  donné 
asile,  dans  les  compartiments  méthodiques  de  son 
médaillier,  à  quelque  brebis  galeuse  ?  Le  Cabinet  des 
médailles  lui-même,  à  la  Bibliothèque  nationale,  n'a- 
t-il  pas  quinze  à  vingt  tiroirs  pleins  de  pièces  fausses? 
Malgré  l'érudition  de  ses  conservateurs,  n'achète- 
t-il  pas  encore,  de  temps  à  autre,  des  raretés  antiques 
fabriquées  au  xix"  siècle  ? 

La  manipulation  des  médailles  se  perd  dans  la  nuit 
des  temps,  et  cela  se  conçoit.  Bien  avant  les  tableaux, 
les  gravures,  les  meubles,  on  collectionnait  les  chefs- 
d'œuvre  des  monnayeurs  grecs  et  romains.  On  payait 
d'un  prix,  relativement  élevé,  les  beaux  exemplaires. 
A  l'époque   où   nul  ne   songeait  à   contrefaire   les 

15. 


346  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

faïences,  il  y  avait  déjà,  au  xvie  siècle,  des  fabricants 
de  fausses  médailles. 

Ces  ancêtres  du  truquage  savaient  frapper  d'un 
nouveau  coin  une  vieille  médaille  sans  valeur,  retailler 
au  ciselé*  îine  effigie  effacée,  faire  revenir  une  lé- 
gende fruste,  modifier  les  lettres,  les  figures,  les  ins- 
criptions pour  faire  un  exemplaire  inédit.  Ils  complé- 
taient les  pièces  rongées  ou  mutilées  à  l'aide  d'un 
ciment  particulier,  beaucoup  plus  facile  à  retailler  et 
à  ciseler  que  le  cuivre.  Puis,  ils  vernissaient  avec  un 
enduit  d'une  couleur  brune  ou  noirâtre.  La  fraude  se 
découvrait  à  la  moindre  égratignure. 

Les  contrefacteurs  modernes  ont  plus  de  malice. 
Non  seulement  ils  savent  tirer  un  profit  admirable 
de  la  galvanoplastie  pour  obtenir  des  reproductions 
presque  impeccables,  mais  ils  s'en  servent  même  pour 
fabriquer  des  coins.  Le  dernier  cri  de  la  contrefaclion 
des  médailles,  c'est  la  pièce  frappée,  comme  à  la 
Monnaie!  Malheureusement,  pour  le  succès  de  cette 
ruse  de  maître  Gonin,  ces  matrices  galvanoplastiques 
sont  forcément  en  matière  peu  résistante.  On  ne  peut 
donner  à  la  frappe  assez  de  force  pour  éviter  toute 
trace  de  flou.  Un  œil  exercé  retrouve  dans  les  exem- 
plaires les  défauts  amoindris,  mais  visibles,  du  coin 
surmoulé. 


Comment  on  devient  collectiomieur  signale  dans  sa 
revue  la  médaille  encastrée.  A  cet  effet,  on  opère  sur 
des  médailles  de  bronze  ou  d'argent,  dans  lesquelles 
on  creuse  au  tour  une  partie  du  champ.  Dans  la  par- 
lie  évidée,  on  glisse  un  autre  champ  pris  dans  une 
autre  médaille.   Mais  il  est  facile  de  débiner  le  truc 


MEDAILLES  ET  MONNAIES  347 

en  comparant  la  patine  et  la  forme  des  lettres  qui 
doivent  être  identiques  des  deux  côtés.  Alarigueui"- 
une  pesée  faite  à  l'aide  d'une  tenaille  chasse  de  la 
matrice  le  morceau  enchâssé.  C'est  ainsi  que  l'on 
découvrit  l'accouplement  d'une  consulaire  avec  un 
didrachme  de  Corinthe. 

La  même  revue  cite  encore  plus  loin,  sans  signa- 
ture, une  autre  recette  :  Vaccolement  joint  à  l'encas- 
trement. On  scie  une  pièce  fixée  de  champ  en  deux 
parties  égales.  L'une  est  perdue.  On  découpe  l'autre 
sur  les  bords  en  laissant  à  la  médaille  la  moitié  du 
grenetis  qui  touche  les  bords.  On  prend  ensuite  une 
autre  médaille  de  même  grandeur  que  l'on  scie  dans 
sa  hauteur  et  jusqu'à  son  milieu.  On  creuse  du  côté 
du  revers  tout  le  métal  en  dedans  du  grenetis  et  on 
forme  ainsi  une  boîte  à  coulisse  dont  la  partie  déjà 
travaillée  sert  de  couvercle.  Il  suffit  ensuite  d'en- 
châsser les  deux  morceaux  l'un  dans  l'autre.  On  a 
ainsi  une  médaille  faite  d'un  revers  et  d'un  avers 
authentiques,  mais  elle  est  fausse  dans  son  ensemble. 


Les  faussaires,  est-il  besoin  de  le  dire,  s'attaquent 
presque  uniquement  aux  pièces  d'or.  La  fraude  sur 
les  exemplaires  en  argent  se  reconnaîtrait  trop  aisé- 
ment et  ne  rapporterait  pas  assez.  Mais  comme  l'or 
ancien  présente  certaines  particularités,  les  pseudo- 
monnayeurs  mettent  à  la  fonte  des  pièces  romaines 
n'ayant  guère  que  la  valeur  du  poids.  Avec  les  lingots 
ils  fabriquent  des  raretés  de  deux  ou  trois  cents 
francs. 

Leur  blâmable  savoir-faire  s'exerce  partout  où  fleu- 
rissent ces  fervents  numismates,  dont  Léon  Cladel  a 


348  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

fixé  le  type  original  dans  son  Deuxième  mystère  de 
Vincarnalion.  Dans  lous  les  pays  du  globe,  Karolus 
Oméga  trouve  à  point  nommé  des  slalères  d'or  à  la 
lèle  d'Apollon,  des  grands  bronzes  d'Olhon,  des  Faus- 
lines,  des  monnaies  obsidionales,  des  triens  plus  mé- 
rovingiens les  uns  que  les  autres,  des  R.  P.  de  Pépin 
le  Bref  et  des  agnels  de  saint  Louis. 

Au  Cabinet  des  médailles,  n'a-t-on  pas  proposé,  ma- 
nifestement fausses,  des  médailles  d'or  trouvées  à 
Aboukir,  refusées  avant  parle  British  Muséum,  et  ac- 
ceptées par  un  autre  musée  pour  la  somme  de 
150  000  marcs? 

A  M.  Clermont-Ganeau  n'a-t-on  pas  offert,  dans  un 
souk  de  Palestine,  des  monnaies  de  Moïse,  portant 
l'effigie  du  législateur  hébreu,  ornée  de  superbes 
cornes  de  bélier? 

Le  plus  fameux  de  ces  successeurs  du  légendaire 
Becker  est  connu  dans  le  monde  des  numismates 
sous  le  nom  de  faussaire  du  Pirée.  Gardez-vous  de 
tomber  en  ses  mains  redoutables  !  Il  frappe  des  pièces 
d'or  de  Lampsaque  aussi  bien  que  des  monnaies  du 
pape  Alexandre  VI.  Tout  lui  est  bon,  et  le  Metropo- 
litan muséum  de  New- York  aussi  bien  que  le  Musée 
royal  d'Italie,  savent  ce  qu'il  en  coûte  de  se  laisser 
prendre  à  sa  monnaie- de  singe. 

A  Rome,  il  existe  aussi  un  fabricant  très  dangereux 
qui  imite  à  merveille  les  monnaies  romaines,  les  mé- 
dailles du  moyen  âge  et  les  pièces  anglaises.  Il  a  fait 
le  penny  d'or  du  roi  Henri  III,  qui  vaut  à  lui  seul 
6  000  francs,  le  teston  en  or  de  Marie  Stuart,  dont  la 
valeur  n'est  pas  moindre,  le  rarissime  souverain  de 
Henri  VII,  avec  légende  en  caractères  romains,  le 
ducat  de  Louis  XII  de  France,  roi  de  Naples,  le 
double  ducat  de  Guy  de  Montfaucon,  évêque  de  Lau- 


MÉDAILLES  ET  MONNAIES  349 

sanne  au  xvi'  siècle,  dont  on  ne  connaît  qu'un  seul 
exemplaire,  ce  qui  rend  difficile  la  comparaison  avec 
l'original  !  S'il  n'a  pas  encore  fait  le  rouble  en  cuir  si 
rare  frappé  par  le  tzar  Michaelowitch  dans  une 
année  de  détresse,  et  qui  vaut  11  000  roubles,  c'est 
qu'il  manque  de  modèle,  mais  soyez  persuadé  qu'il 
en  trouvera  un  et  qu'il  reproduira  le  rond  de  cuir  de 
cette  étrange  monnaie  fiduciaire. 

Contre  d'aussi  dangereuses  imitations,  les  anciens 
—  c'est  Pline  qui  le  raconte  —  ne  connaissaient  qu'un 
seul  moyen  de  défense,  c'était  de  se  procurer  tous 
les  faux  connus  pour  servir  de  critérium.  Suivez 
donc  leur  exemple. 

Munissez-vous  des  reproductions  admirables  de 
Liard  fils,  qui  continue,  du  côté  delaFolie-Méricourt, 
l'industrie  de  son  père,  le  fameux  «  Clodoche  »,  cé- 
lèbre par  les  Lucrèce  Borgia  qu'il  fit  dans  son  atelier 
deCliampigny,et  que  l'on  peut  seulement  reconnaître 
au  triangle  plein  des  A  et  à  la  légende,  auréolée 
comme  le  cercle  lumineux  qui  entoure  la  pleine  lune. 
Mettez  côte  à  côte  des  médaillons  vrais  et  faux 
de  Dupré  ou  de  ^^  arin.  Les  premiers  ont  une  ténuité 
de  parois,  une  épaisseur  à  peine  apparente  qui  ne  se 
retrouvera  pas  dans  les  seconds.  Dans  les  imitations, 
les  creux  des  lettres  se  sont  remplis.  La- légende  est 
pâteuse. 

Faites  venir  toutes  les  médailles  grecques  repro- 
duites en  galvanoplastie  par  le  Brilish  Muséum.  Elles 
sont  si  bien  exécutées  qu'elles  sont  pourvues  d'un 
poinçon  spécial  pour  les  empêcher  de  faire  des  dupes 
et  qu'il  faut  les  passer  dans  l'eau  bouillante  pour  voir 
disparaître  leur  patine.  La  médaille  de  Syracuse,  ce 
type  immortel,  est  un  véritable  chef-d'œuvre  en  son 
genre. 


350  TRUCS  ET  TRUQUEURS 


Je  vous  engage  aussi  à  vous  procurer  des  échanlil- 
lons  du  savoir  faire  de  J.  Lauer,  à  Nuremberg,  dont 
le  talent  a  été  mis  à  profit,  en  1889,  pour  un  coup 
si  bien  monté  que  je  ne  résiste  pas  au  plaisir  de  vous 
le  conter  d'après  l'érudit  M.  Jean  Gross. 

Les  thalers  de  Salzbourg  ou  de  Keutschach,  à  la 
date  de  1504,  sont  si  rares  qu'on  n'en  connaît  que  six 
exemplaires,  jalousement  conservés  dans  des  collec- 
.tions  particulières  et  estimés  par  les  connaisseurs 
entre  2  000  et  2  500  francs  pièce.  Au  printemps  de 
1889,  plusieurs  collectionneurs  oumarchands  de  mon- 
naies reçurent  une  lettre  d'un  certain  docteur  Hin- 
terstoiser  demandant  à  acheter  un  de  ces  thalers, 
et  se  déclarant  prêt  à  le  payer  un  millier  de  francs. 

La  commande  était  accompagnée  d'mie  excellente 
reproduction  lithographique  donnant,  sous  ses  deux 
faces,  la  rarissime  monnaie. 

Personne,  naturellement,  ne  put  fournir  l'introu- 
vable thaler.  Seulement,  quelques  mois  plus  tard,  on 
vit  arriver  chez  les  correspondants  du  docteur  une 
vieille  femme,  modestement  vêtue.  Elle  avait  à  vendre 
un  lot  d'anciennes  monnaies,  qu'elle  avait  héritées 
d'une  tante  et  dont  elle  ignorait  la  valeur.  Elle  savait 
seulement  que  l'une  des  pièces  s'appelait  thaler  de 
Keutschach  et  qu'un  juif  en  avait  offert  250  francs. 

On  devine  la  suite.  Chaque  numismate  ouvre  ses 
carions  pour  comparer  la  pièce  au  fac-similé  envoyé 
par  le  docteur  Hinterstoiser,  et  après  vérification, 
achète  le  lot  cent  ou  deux  cents  francs,  dans  l'inten- 
tion de  lui  revendre  un  bon  prix  son  thaler  Bien  en- 
tendu, le  docteur —  et  pour  cause  —  n'habitait  pa?  à 


MÉDAILLES  ET  MONNAIES  351 

l'adresse  indiquée.  Les  acheteurs  s'aperçurent  trop 
tard  qu'ils  étaient  joués,  ils  durent  se  borner  à  porter 
plainte  contre  leur  mystificateur. 

On  arrêta  la  respectable  douairière  et  son  mari, 
l'auteur  du  scénario.  Ce  madré  compère  s'était  pro- 
curé pour  quelque  temps  —  Dieu  sait  à  l'aide  de 
quelles  complicités  !  —  un  des  Ihalers  authentiques. 
Il  l'avait  fait  reproduire  à  plusieurs  exemplaires  par 
J.  Lauer,  à  Nuremberg.  Chaque  pièce  lui  était  reve- 
nue à  peu  près  à  14  marks  79  pfennigs,  à  peu  près  19 
francs.  Ce  n'était  pas  trop  cher  ! 

L'ingénieux  metteur  en  scène  fut  condamné,  mais 
il  ne  voulut  jamais  dire  oîi  il  avait  emprunté  son  mo- 
dèle. Les  six  possesseurs  du  thaler  de  Kautschach 
n'osent  plus  regarder  leur  clier  jeton  de  peur  de  re- 
trouver à  la  place  de  l'original  la  reproduction  de  J. 
Lauer.  Personne  aujourd'hui,  en  Allemagne,  ne  don- 
nerait d'une  de  ces  rarissimes  pièces  plus  de  14  marks 
79  pfennigs. 


Soyez  donc  prudents  !  Dites-vous  que  l'Egypte  eut 
jadis  moins  de  sauterelles  qu'il  n'y  a  de  monnaies 
fausses  en  circulation.  Si  l'on  vous  propose  des  pièces 
de  type  connu,  comparez  soigneusement  avec  les 
originaux  du  Cabinet  des  médailles.  S'il  s'agit  de 
modèles  inédits,  soyez  plus  réservés  encore.  11  faut 
avoir  le  courage  de  son  ignorance.  Les  vieux  routiers 
du  faux  monnayage  procèdent  avec  circonspection  et 
Démettent  leurs  produits  en  circulation  qu'un  à  un  et 
à  de  longs  intervalles.  Si  l'on  vous  propose  un  type 
inconnu  et  que  six  mois  après  un  nouvel  exemplaire 


.358  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

se  découvre  à  Taiilre  bout  de  l'Europe,  la  cause  est 
jugée.  11  s'agit  d'un  faux. 

A  priori,  défiez-vous  aussi  d'une  pièce  en  or  repro- 
duisant le  modèle  d'une  pièce  en  argent.  C'est  un 
procédé  cher  aux  faux  médailleurs. 

Le  fait  d'une  trouvaille  en  terre  ne  doit  même  pas 
suffire  à  vous  rassurer.  Rien  n'est  plus  facile  que  de 
glisser  des  pièces  fausses  au  milieu  des  vraies.  C'est 
l'A.  B.  C.  du  métier. 

D'autres  fois,  c'est  le  hasard  seul  qui  se  fait  com- 
plice de  la  fraude,  comme  dans  celte  extraordinaire 
rencontre  que  je  n'aurais  jamais  crue  possible,  si  elle 
ne  m'avait  été  rapportée  par  un  de  nos  plus  aimables 
experts  en  monnaies  parisiennes. 

Le  conservateur  d'un  musée  de  l'est  de  la  France  lui 
avait  envoyé  la  photographie  d'une  grande  médaille 
antique.  On  avait  trouvé  ce  type  très  rare  en  la- 
bourant un  champ,  près  d'un  tas  d'ossements,  et  le 
paysan  en  voulait  un  gros  prix.  Notre  numismate 
prudent  se  fait  envoyer  la  pièce  à  l'examen.  A  sa 
grande  surprise,  il  reconnaît  un  fac  similé  de 
Nuremberg  fabriqué  au  milieu  du  xix''  siècle.  Quel- 
que ulhan  l'avait  dans  sa  poche  pendant  la  campagne 
de  1870-1871.  Il  avait  été  tué  dans  un  engagement 
et  enterré  avec  sa  plaquette  fausse. 

On  n'invente  pas  ces  histoires  là  I 


Maintenant,  une  nouvelle  à  la  main. 

Un  de  mes  amis,  propriétaire  d'un  immeuble  sur 
le  boulevard  Bonne-Nouvelle,  y  faisait  exécuter  des 
réparations.  Au  cours  des  travaux,  on  met  à  décou- 
vert le  ruisseau  de  la  Grange-Batelière.  Belle  pa- 


MEDAILLES  ET  MONNAIES  353 

nique!  Les  locataires  menacenl  de  parlir.  On  appelle 
rarcliilecle.  Une  équipe  de  trente  hommes  se  met  à 
l'œuvre.  Il  faut,  coûte  que  coûte,  rétablir  les  fonda- 
lions.  Avec  une  grande  anxiété,  le  propriétaire  sur- 
veille les  travaux. 

Un  soir,  un  des  terrassiers  lui  présente,  dans  une 
molle  de  terre  noire,  une  série  de  monnaies  gallo-ro- 
maines que  son  pic  vient  de  déterrer, 

—  Quelle  somme,  dit-il  à  rarchilecte,  faut-il  don- 
ner pour  leur  part  aux  ouvriers  ? 

—  Je  n'en  sais  rien,  répond  celui-ci.  Mais  allez  donc, 
quai  des  Orfèvres,  consulter  l'un  de  nos  grandsmar- 
chands  de  médailles,  il  vous  renseignera. 

Mon  ami  court  à  l'adresse  indiquée.  L'expert  re- 
garde le  trésor,  puis  lentement  il  ouvre  un  tiroir  : 

—  Tenez,  dit-il  en  souriant,  voilà  d'où  sort  votre 
trouvaille.  Ce  sont  des  médailles  pour  terrassiers. 
Elles  sont  anciennes,  mais  frustes  et  sans  valeur.  J'en 
expédie  tous  les  mois  à  mes  correspondants  d'Arles 
et  de  Nîmes.  Les  touristes  en  sont  insatiables  ! 


Quelques  anecdotes  encore  plutôt  gaies,  mais  véri- 
diques,  pour  achever  ce  chapitre.  Casligat  ridendo 
mores. 

Un  grand  savant  devant  l'Eternel,  président  de  la 
Sociéié  archéologique,  suivait  à  Nantes  des  travaux 
de  terrassement  près  de  la  cathédrale.  Il  voulait  re- 
trouver les  anciennes  constructions  de  la  place  Saint- 
Pierre.  Mais  il  comptait,  aussi,  faire  quelques  trou- 
vailles heureuses. 

Déjà,  en  vidant  leurs  brouettes,  les  ouvriers  lui 


334  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

avaient  présenté  des  monnaies  sans  valeur.  Il  espé- 
rait mieux. 

En  effet,  dans  une  excavation,  presque  à  fleur  du 
sol,  un  terrassier  avise  un  pot  vulgaire  et  rempli  de 
terre.  Il  l'apporte  précieusement  à  Térudit  archéolo- 
gue, qui  le  vide  avec  soin  et  trouve,  au  fond,  non  des 
médailles,  mais  sa  photographie  avec  ces  mots  ironi- 
ques : 

Lasciate  oyiii  ^peranza. 

Près  de  Xamur,  une  vache  tombe  malade.  Impos- 
sible de  la  guérir.  Son  propriétaire  la  fait  abattre.  Le 
boucher  qui  la  dépèce  relire  de  l'estomac  du  rumi- 
nant une  quadruple  pistole  de  Franche-Comté.  Vile 
il  va  trouver  un  numismate,  lui  raconte  l'aventure  et 
lui  présente  la  pièce  d'or.  Celui-ci  l'achète  un  gros 
prix  à  cause  de  sa  belle  patine. 

Un  peu  plus  tard,  il  consulte  les  augures  de  la  ré- 
gion, qui  ne  peuvent  se  regarder  sans  rire. 

Où  le  truquage  va-t-il  se  nicher  ? 

A  Londres,  dans  la  Tamise,  lors  du  creusement  du 
tunnel,  on  trouva  en  abondance  des  médailles  en 
bronze  des  Croisades,  faites  avec  le  denier  de  Guil- 
laume le  Conquérant,  son  buste  de  face  d'un  côté,  de 
l'autre  un  sujet  quelconque,  avec  une  inscription  en 
lettres  de  l'époque. 

Pendant  quelque  temps,  elles  firent  la  joie  des 
amateurs  de  rareté.  L'un  d'eux  écrivit  même  une  bro- 
chure à  leur  sujet.  Tout  alla  bien  jusqu'au  moment 
où  un  professeur  d'hisloire  démontra,  en  Allemagne, 
la  mvslification.  Néanmoins,  les  fausses  médailles 
gardent  toujours  leurs  prix. 

Après  le  2  décembre,  le  Prince  président  résolut 


MÉDAILLES  ET  MONNAIES  3S5 

de  faire  battre  monnaie  à  son  effigie.  Le  graveur  sou- 
mit une  maquette  que  Louis  Bonaparte  oublia  dans 
un  tiroir.  La  nouvelle  pièce  de  cinq  francs  n'ayant 
provoqué  aucune  observation,  le  modèle  parut  accepté 
et  l'exécution  en  fut  commandée.  Pendant  le  tirage 
d'essai,  une  épreuve  fut  apportée  à  l'Elysée.  Le  prince 
trouva  trop  rouflaquette  une  mèche  en  accroche 
cœur  collée  sur  la  tempe,  suivant  la  mode  du  temps. 
Il  ordonna  de  retoucher  la  gravure  et  de  refaire  le 
coin.  Mais  il  était  trop  tard.  Le  balancier  avait  déjà 
frappé  quelques  pièces. 

Combien  rares  aujourd'hui  !  un  de  ces  écus  à  la 
mèche  fut  adjugé  récemment  cinquante  louis. 

Il  y  a  encore  preneur  au  même  prix. 

Un  épris  de  gravures  s'avise,  un  jour,  de  faire  des 
infidélités  à  sa  passion  favorite.  Il  se  lance  éperdu- 
ment  à  la  conquête  des  monnaies  anciennes.  Pris  par 
une  sorte  de  fringale,  il  en  achète  tant  qu'il  peut. 
Bientôt,  son  médaillier  déborde. 

Vient  chez  lui  un  vieil  ami,  son  conseil  ordinaire  : 

—  Vous  en  avez  trop  maintenant,  il  faut  épurer. 
Les  bonnes  pièces  y  gagneront  beaucoup.  Ce  n'est 
pas  la  quantité,  niais  la  qualité  qu'il  faut  poursuivre. 
Si  vous  le  voulez,  je  vous  enverrai  un  type  très  fort. 
Pour  votre  nettoyage  obligatoire,  il  vous  guidera 
dans  votre  sélection. 

—  Vous  avez  peut-être  raison.  Je  commence  à  être 
gavé.  Envoyez-moi  votre  homme,  puisque  vous  me 
le  recommandez. 

Le  marchand  indiqué  procéda  avec  soin.  Il  expur- 
gea tout  ce  qui  ne  lui  parut  pas,  disait-il,  le  dessus 
du  panier  et  il  consentit  à  acheterce  rebut.  Seulement 
l'amateur  dut  se  résoudre  à  un  grand  sacrifice. 


356  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Un  an  après,  celui-ci  tombe  à  l'improvisle  chez  le 
donneur  de  bons  avis.  Que  voit-il  dans  une  vitrine? 
Toutes  les  pièces  expurgées  ! 
Moralité  : 

Aimez  qu'on  vous  conseille  et  non  pas  qu'on  vous  floue. 

Du  même  genre,  mais  avec  variante. 

Un  honnête  et  consciencieux  expert,  ne  voulant 
tromper  personne,  mettait  de  côté,  pour  la  fonte, 
dans  un  sac  à  mitrailles,  toutes  les  pièces  fausses 
qu'il  rencontrait. 

Un  hébreu,  dont  le  profd  avait  quelque  chose  du 
bec  de  faucon,  se  présente  chez  lui.  Il  a  su  qu'il  avait 
des  rebuts  à  vendre.  Il  achète  le  stock  pour  quelques 
louis. 

Quelques  années  après,  le  vendeur  est  appelé  pour 
expertiser  le  médaillier  d'un  député  de  Rouen,  qui  ve- 
nait de  mourir. 

O  surprise  I  II  retrouve  toutes  ses  monnaies.  Le 
juif  au  nez  crochu  les  avait  vendues  jadis  au  défunt, 
comme  bonnes,  de  200  à  300  francs  pièce.  Gros  profit. 
L'usure  rapporte  moins. 


Finissons  par  une  préface. 

M.  Frœhner  a  mis  les  lignes  suivantes  sur  la  pre- 
mière page  du  Catalogue  des  médailles  fausses,  re- 
cueillies par  l'expert  Hoffmann,  dans  sa  longue  et 
irréprochable  carrière  et  offertes  par  sa  sœur  au  Cabi- 
net des  médailles  de  notre  Bibliothèque  nationale  : 

«  Les  plus  grands  érudits,  Eckhel  en  tête,  ont 
«  publié  des  monnaies  fausses  et  il  n'est  pas  certain 
a  que  le  collectionneur,  trompé  souvent,  ne  se  laisse 


MÉDAILLES  ET  MONNAIES  357 

«  pas  tromper  encore.  Seslius  a  cru  qu'une  disserta- 
«  lion  sur  l'œuvre  des  faussaires  entraverait  la  fraude. 
«  Elle  n'a  rien  entrave,  pas  plus  que  les  brochures 
«  infiniment  mieux  faites  de  Pinder  et  de  Friedlàn- 
«  der.  Musées  et  amateurs  on*:  continué  d'acheter 
«  des  pièces  suspectes.  » 

Concluons,  avec  le  savant  Frœhner,  que  les  livres 
ou  les  empreintes  ne  suffisent  pas  à  l'étude  des  falsi- 
fications. Ce  ne  sont  que  les  monnaies  elles-mêmes 
qui  peuvent  rendre  service  aux  numismates  cî,  leur 
apprendre  à  se  méfier. 

Et  maintenant  regardez  bien  dans  vos  médaiJliers 
les  monnaies  d'or  des  papes. 


MEUBLES 


Si  les  meubles  parlaient.  —  Mélamorphose  d'une  cré- 
dcnce.  —  Les  moyenogeurs.  —  Mon  banc  gothique.  — 
Sièges  squclelles.  —  Les    commodités    de  la    conversation. 

—  Maquillage  de  la  dorure.  —  La  table  du  maréchal  de    Ri- 
chelieu. —  La  cuisine  de  la  marqueterie.  —  Marque  à  froid. 

—  Loyales  copies.  —   En  ncurrice.  —  La  stalle  du  patron  I 

C'était  pendant  la  vente  Crosnier. 

Le  baron  Magnus  avait  poussé  vainement  jusqu'à 
250  000  francs  la  table  de  travail  Louis  XV  sur  la- 
quelle le  célèbre  directeur  des  sucreries  d'Egypte 
avait  écrit  qu'il  se  tuait,  parce  qu'il  ne  pouvait  pas 
payer  ses  dilTérences.  Après  quelques  enchères  fié- 
vreuses, immédiatement  couvertes  par  les  suren- 
chères qui  partaient  de  tous  les  coins  de  la  salle 
Georges  Petit,  le  baron,  malgré  sa  passion  pour 
le  dix-huitième  siècle,  avait  dû  battre  en  retraite. 

Rentré  d'assez  mauvaise  humeur  à  son  hôtel,  il 
s'était  enfermé  dans  sa  chambre  pour  se  remettre  de 
sa  défaite  en  fumant  un  cigare.  La  nuit  tombait.  La 
voix  glapissante  du  crieur,  retentissant  encore  à  ses 
oreilles,  le  berçait  de  ses  chiffres  vingt  fois  répétés. 
Comme  au  son  d'une  cloche,  il  s'assoupit  peu  à  peu 
et  dans  son  sommeil  entendit  un  murmure  confus 
qui  s'élevait  de  tous  les  coins  de  l'appartement.  On 
eût  dit  qu'une  classe  enfantine  prenait  ses  ébats  dans 


MEUBLES  359 

le  grand  salon.  On  se  disputait  ferme,  car  les  interlo- 
cuteurs n'étaient  pas  d'accord.  Mais,  chose  curieuse, 
on  ne  voyait  personne.  Des  voix  étouffées  sortaient 
des  vitrines  closes,  des  commodes  ventrues,  des  bu- 
reaux à  cylindre,  des  armoires  de  Boule.  Bientôt,  ha- 
bitué au  bruit,  le  baron  distingua  des  paroles. 

—  Vous,  mon  aînée?  disait  un  cadre  Louis  XV  à 
une  stalle  gothique  ;  mais  si  l'on  grattait  votre  tein- 
ture au  brou  de  noix,  on  trouverait  encore  du  chêne 
neuf! 

—  C'est  bien  à  vous  de  parler,  ripostait  le  noble 
débris  du  moyen  âge.  Comme  si  l'on  ne  savait  pas 
que  votre  dorure  truquée  couvre  les  coups  de  gouge 
d'un  sculpteur  du  faubourg  Saint- Antoine  ! 

—  Pourmoi,  ajoutait  doucement  une  bergèreéqui- 
voque,  je  me  garantis  pure  et  sans  tache  et  je  prends 
comme  juge  mon  voisin,  ce  tambour  à  broder,  venant 
de  Trianon. 

—  Allons  donc,  fit  un  écran  révolté.  Des  meubles 
de  Marie-Antoinette  !  Il  n'y  aurait  pas  assez  de  palais 
pour  les  loger  aujourd'hui.  On  vous  a  fait  trop  d'hon- 
neur en  vous  recevant  ici.  Vous  sortez  de  la  Butte. 

—  Je  vais  vous  mettre  d'accord,  faisait  un  lit  à 
quenouilles,  sous  sa  courtepointe  en  vieille  broderie 
vénitienne.  Si  quelqu'un  ici  mérite  des  égards,  c'est 
moi.  J'ai  abrité,  sous  mon  baldaquin,  les  grâces  char- 
mantes de  Diane  de  Poitiers. 

—  En  voilà  une  légende  ! 

Un  éclat  de  rire  général  salua  les  prétentions  de 
la  couchette  historique. 

Ce  fut  le  signal  du  désordre.  Tous  les  meubles  par- 
laient à  la  fois  et  se  jetaient  avec  furie  leurs  vérités. 
On  reprochait  à  la  commode  ses  bronzes  surmoulés, 
aux  sièges  leurs  velours  de  Gènes  lyonnais,  on  Irai- 


360  TRUCS   ET  TRUQUEURS 

tait  le  sopha  de  vulgaire  assemblage,  on  levait  sans 
pilié  la  laiissc  marqueterie  d'un  bureau  Louis  XV. 
Bref,  chacun  aiguisait  ses  traits,  déshabillait  son 
voisin  en  évoquant  ses  tares.  L'aulhenlicilé  du  mobi- 
lier s'écroulait  sous  les  sarcasmes. 

Enfin,  un  piano  Erard,  qui  s'était  tenu  coi  au  milieu 
de  ce  dénigrement  universel,  hasarda  timidement  : 

—  Je  ne  veux  pas  troubler  vos  querelles.  Disputez- 
vous  à  loisir,  mais  je  fais  des  réserves  en  ce  qui  me 
concerne.  Je  suis,  quoique  un  mince  personnage,  le 
plus  vieux  de  la  maison. 

On  se  tut,  car  il  avait  raison.  La  consternation  de- 
vint générale.  Le  silence  se  fit  aussitôt. 

Le  baron,  n'entendant  plus  rien,  s'éveilla  de  son 
cauchemar,  au  milieu  d'une  obscurité  complète.  II 
tourna  le  commutateur  électrique.  L'appartement 
s'éclaira.  Les  trésors  des  siècles  accumulés  dans  l'hô- 
tel avaient  repris  leur  aspect  vénérable.  Le  grand 
amateur,  sortant  de  son  mauvais  rêve,  dans  unéton- 
nement  hagard,  se  reprit  vite  et  dit  en  souriant  : 

—  Je  crois  avoir  perçu  comme  une  dispute  chez  un 
de  mes  confrères.  Pauvre  ami!  C'est  bien  fait!  Il  n'a- 
chète ({ue  du  faux! 

Puis,  jetant  autour  de  lui  un  coup  d'œil,  il  ajouta 
avec  présomplion  : 

—  J'en  ai  là  pour  (juinze  cent  mille  francs! 


Vous  pensez  bien  que  tout  ceci  n'est  qu'un  conte. 
Si  les  meubles  parlaient,  les  nuits  des  collectionneurs 
deviendraient  trop  amères.  L'amour,  et  surtout 
l'amour  des  antiquités,  se  nourrit  d'illusions.  Les 
brouillards  les  plus  épais  sont  ceux  qui  enveloppent 


MEUBLES  361 

les  amateurs.  Il  est  bon  que  les  vieux  Idois  restent 
sans  voix  et  gardent  leur  mystère.  Néanmoins  si  les 
meubles  sont  muets,  certains  experts,  nés  malins, 
savent  parfois  les  faire  s'exprimer  par  gestes. 

Voici,  pour  ma  part,  ce  qui  m'arriva,  au  temps  où, 
moi  aussi,  j'étais  obsédé  jour  et  nuit  par  la  hantise 
de  la  collection. 

Sur  la  proposition  d'un  marchand  de  la  rive  gauche, 
je  lui  avais  acheté  une  crédence  de  la  Renaissance 
dont  les  détails  adorables  m'avaient  beaucoup  séduit. 
La  somme  était  ronde.  Elle  dépassait,  je  crois,  10  000 
francs.  J'avais  hésité  quelque  peu  à  me  décider,  mais 
l'importance  du  prix  demandé  n'était  pas  seule  en 
cause.  Ma  première  impression,  et  surtout  ce  coup 
d'oeil  rapide  de  l'amateur,  dont  on  a  souvent  parlé, 
était  plutôt  fâcheux.  Le  meuble  me  paraissait  trop 
beau  et  d'un  état  de  conservation  extraordinaire  pour 
son  âge.  Bref,  pour  vaincre  mes  hésitations,  il  avait 
fallu  les  avis  éclairés  et  l'attestation  formelle  d'au- 
thenticité donnée  par  un  spécialiste  qui  vint  avec 
moi  l'examiner  dans  ses  arcanes  les  plus  secrètes. 

Je  tairai  son  nom.  Que  l'on  sache  seulement  qu'il 
passait,  avec  raison,  pour  un  érudit  de  première  force 
en  fait  de  bois  anciens  et  qu'il  eut  l'une  des  belles 
collections  de  Paris. 

Le  meuble  avait  donc  pris  place,  depuis  quelques 
jours,  dans  ma  galerie  de  la  rue  Victor-Masse  lorsque 
E.  Vannes,  antiquaire  fort  habile,  vint  voir  chez  moi 
un  objet  qui  l'intéressait.  En  passant  devant  la  cré- 
dence, il  s'écria  subitement  : 

—  Tiens,  mon  meuble  I 

—  Lequel  ? 

—  Cette  crédence  !  Ah  !  mais  on  lui  a  fait  une  jolie 
toilette. 

16 


362  TRÛCS  ET  TRUQUEURS 

—  Commonl?  lui  dis-je. 

—  Ccrlaincmcut.  Elle  n'est  pas  venue  au  monde 
comme  vous  la  voyez.  On  l'a  beaucoup  eniLcIlic. 

Et  mon  expert,  de  me  raconter  la  genèse  du  bahut. 

Celait  jadis  un  cofTre.  Un  antiquaire  d'Oi'léans 
l'avait  monté  sur  pieds  pour  en  faire  une  crédence. 

E.  Vannes  lavait  acheté  dans  cet  état,  et  ne  trouvant 
pas  aussi  vile  qu'il  l'espérait  à  s'en  défaire,  il  s'était 
décidé  à  l'envoyer  à  l'hôtel  Drouot.  Depuis,  une  main 
habile  avait  remplacé  les  pilastres  trop  simples  par 
de  belles  colonnes  en  forme  de  toupies  et  le  pan- 
neau de  fond  par  un  motif  de  sculpture  de  grande 
allure.  Le  meuble  gardait  l'aspect  d'un  bahut  du 
xvi''  siècle,  mais  c'élail  un  assemblage  de  morceaux 
divers. 

—  Tenez,  ajouta  mon  expert,  le  couvercle  du  coffre 
se  levait.  Un  double  fond  s'ouvrait  sur  un  ressort 
secret.  Il  a  disparu,  mais  le  trou  existe  toujours,  et 
Aoicila  place  des  charnières  bouchées  à  la  cire  noire. 

Je  vérifiai.  C'était  la  pure  vérité. 

—  Vous  faut-il  d'autres  preuves?  Mon  meuble 
avait  été  brûlé  par  mes  enfants  dans  deux  endroits. 
Les  voici. 

Et  il  m'indiqua  deux  places  où  l'on  voyait  encore 
du  bois  calciné. 

—  Oui,  c'est  bien  ma  crédence.  Non  seulement  je 
la  reconnais  par  les  yeux,  mais  aussi  par  le  nez,  car 
elle  exhalait  à  l'intérieur  une  forte  odeur  de  parfu- 
merie qui  n'a  pas  disparu. 

Mes  illusions  tombaient  une  à  une.  Il  ne  restait 
plus  qu'à  faire  reprendre  le  meuble  au  marchand  qui 
me  l'avait  vendu.  Ce  ne  fut  pas  aisé.  Or,  au  cours  de 
l'enquête  qu'il  me  fallut  entreprendre,  une  découverte 
mit  un  atout  inattendu  diais  mon  jeu.  En  recherchant 


MEUBLlilS  363 

les  étapes  successives  parcourues  par  mon  bahut,  je 
vis  qu'à  sa  sortie  de  l'iiôlel  Drouot,  il  avait  fait  une 
petite  station  dans  une  maison  de  l'avenue  Kléber. 
0  surprise  !  c'est  là  qu'habitait  le  fin  connaisseur  en 
bois  anciens  que  j'avais  été  consulter  et  qui  m'avait 
garanti  rauthenticilc  du  meuble.  Quand  le  marchand 
me  vit  sur  cette  piste  dangereuse,  il  ne  s'opposa  plus 
à  une  expertise.  J'obtins  l'annulation  du  marché.  Tel 
lut  le  dénouement  de  cette  pièce  à  tiroirs. 


Medice,  cura  te  ipsum,  direz-vous  à  votre  donneur 
de  conseils.  Vous  ne  vous  trompez  pas,  je  vous  affirme 
que  cette  aventure  m'a  évité  bien  des  écoles.  C'est 
ainsi  que  se  forme  l'expérience  ?  J'ai  gardé  une  mé- 
fiance justifiée  pour  les  meubles  moyenâgeux  qui 
arrivent  jusqu'à  nous  en  trop  bonne  santé.  Pourtant 
elle  m'a  rempli,  en  même  temps,  d'admiration  pour 
ces  ébénistes  hors  ligne  qui  dépensent  tant  de  génie 
pour  refaire  du  génie.  Je  les  ai  interrogés.  J'ai  visité 
leurs  ateliers,  leurs  entrepôts  de  vieux  matériaux. 
J'ai  pénétré  dans  ces  hangars  où  sont  entassés,  au 
hasard  delà  rencontre,  colonnes  tournées,  frises,  cha- 
piteaux, portes  délicatement  fouillées,  pilastres,  cor- 
niches sculptées,  baldaquins  moulurés.  Et  je  me  suis 
écrié,  comme  ce  facétieux  marchand  de  la  place  Cli- 
chy  :  «  Les  voilà,  les  meubles  de  la  Renaissance  !  » 

Naturellement,  entre  ces  débris,  de  si  beau  style 
qu'ils  soient,  et  un  meuble  complet,  il  y  a  du  chemin 
à  parcourir.  Materiam  superahat  opus,  disaient  les 
anciens. 

Si  Cuvier,  à  l'aide  d'une  seule  vertèbre,  avait  quel- 
que mérite  à  reconstituer  un  squelette  de  dix  pieds 


364  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

de  long,  il  n'est  guère  plus  facile  de  créer  un  bahut 
du  xvie  siècle  avec  un  panneau  ancien  et  un  morceau 
de  frise.  Aussi  l'ébénisle  parisien  est,  en  son  genre, 
aussi  fort  que  le  grand  naturaliste.  Suivez-moi.  Je 
vais  vous  introduire  à  Montmartre  chez  un  de  ces 
étonnants  faiseurs  de  miracles. 

Voyez-vous  ce  grand  hall,  divisé  en  boxes,  comme 
une  galerie  d'exposition?  Il  regorge  de  bahuts  sculp- 
tés, de  dressoirs,  d'armoires,  de  tables,  de  bancs,  de 
pots  à  aumône,  d'escabelles,  de  stalles,  de  chaises  cu- 
rules  et  de  faudesleuils  admirables  de  style  et  d'une 
patine  telle  que  les  siècles  seuls  semblent  l'avoir  pro- 
duite. Eh  bien!  tout  cela  est  moderne.  Ces  merveilles 
sont  copiées  sur  les  plus  beaux  meubles  des  musées  de 
toute  r  Europe  par  d'habiles  sculpteurs,  qui  travaillent 
à  l'année  dans  un  atelier  abrité  des  regards  profanes, 
sous  la  salle  même  où  vous  admirez  leurs  œuvres. 
Parfois,  quand  le  style  le  comporte,  on  sertit  dans 
le  meuble  une  pièce  ancienne,  panneau  sculpté,  pi- 
lastre ou  frise,  et  c'est  pour  l'acheteur  un  appAA  dont 
il  ne  soupçonne  pas  le  danger. 

Toutefois,  quelles  précautions,  quels  soins  minu- 
tieux, quelles  ruses  de  procédés,  quel  art  avant  d'ar- 
river à  cette  évocation  parfaite  du  vieux  ! 

Non  seulement  les  sculpteurs  opèrent  avec  les  ou- 
tils d'autrefois,  en  imitant  le  tour  de  main  des  huchiers 
du  xv«  siècle,  mais  les  matériaux  eux-mêmes  sont 
anciens.  Les  gros  biJlots  des  vieux  pressoirs,  venus 
d'Anjou  ou  de  Bourgogne,  fournissent  des  madriers 
séculaires,  où  l'on  taille  en  plein  bois  des  rondes 
bosses  et  des  hauts  reliefs.  Des  meubles  sans  valeur, 
de  grossiers  buffets  villageois,  des  commodes,  des 
huches  à  pain,  fournissent  les  planches  de  fond,  les 
tablettes,  les  tiroirs.  Tout  cela  est  recoupé,  retaillé  à 


MîiUBLES  365 

la  dimension  du  meuble,  mais  avec  les  mêmes  assem- 
blages et  sans  faire  tomber  ni  la  poussière,  ni  la 
crasse  des  siècles.  On  jurerait,  pour  un  peu  plus,  que 
les  toiles  d'araignées  elles-mêmes  ont  été  conservées. 
Et  les  garnitures  !  Quel  tour  de  force  !  L'intérieur 
des  bahuts  est  revêtu  de  velours  frappé,  sur  lequel 
s'entrecroisent  des  galons  d'or  pâli.  Les  ferrures,  les 
charnières,  les  serrures,  quand  elles  ne  sont  pas  em- 
pruntées à  de  vieux  meubles,  sont  façonnées  dans  la 
maison  par  des  serruriers  d'art,  noircies  à  la  peau  de 
buffle,  brûlées  au  vitriol,  rouillées  dans  de  la  balle 
d'avoine  mouillée.  C'est  la  perfection  absolue.  Le 
souci  de  l'exactitude  est  poussé  au  point  que  les  ser- 
rures sont  fixées  par  des  clous  grossiers,  et  que  dans 
l'assemblage  l'usage  de  la  colle  est  soigneusement 
proscrit. 


Mais  le  plus  effrayant,  c'est  la  patine.  J'ignore  par 
quel  prodige  on  a  pu  arriver  à  donner  aux  cariatides 
de  certaines  stalles  ce  ton  chaud  et  doré  des  anciens 
violons  italiens.  Peut-être  entre-t-il  de  lor  dans  le 
vernis.  Les  arêtes  sont  adoucies  à  la  pierre  ponce, 
ad  unguem;  les  parties  saillantes  usées  aux  endroits 
sur  lesquels  la  main  ou  les  vêtements  doivent  pro- 
duire des  frottements.  C'est  prodigieux  d'exactitude 
et  de  rendu. 

A  des  artistes  de  cette  force,  il  est  inutile  de  parler 
de  coups  de  bâtons  pour  simuler  des  chocs  et  «  avilir» 
un  meuble,  comme  je  l'ai  déjà  relevé.  Inutile  aussi  de 
leur  demander  s'ils  tirent  des  coups  de  fusil  chargés 
de  cendrée  pour  produire  des  trous  de  vers.  A  quoi 
Ion  recourir  à  des  moyens  aussi  vulgaires  ?  Leurs 


3C6  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

vieux  bois  ont  déjà,  par  avance,  des  cassures  et  des 
piqûres  de  vers.  Les  huchiers  modernes  les  ré- 
parent et  les  bouchent  à  la  cire.  C'est  bien  plus  fort 
que  d'en  simuler  d'artificiels. 

Etonnez-vous,  après  cela,  si  les  sceptiques  y  reg'ar- 
dent  5  deux  fois.  Dites-nous,  collectionneurs  de  tous 
les  pays,  si  vous  n'avez  jamais  été  trompés. 


Moi-même,  j'ai  eu  affaire  à  un  de  ces  artistes.  Ré- 
capé,  le  grand  marchand  d'antiquités,  avait  vendu  à 
un  peintre  célèbre  un  banc  gothique  dont  j'avais  fort 
envie,  pour  ses  peintures,  ses  ogives  délicates,  son 
dais  sculpté.  Je  ne  pus,  pendant  longtemps,  déter- 
miner M.  L.  Watelin  ni  à  s'en  dessaisir,  ni  à  me  le 
laisser  reproduire.  Il  m'objectait,  avec  quelque  rai- 
son : 

—  On  dira  que  la  copie  est  chez  moi  et  l'original 
chez  vous. 

Il  se  décida  enfin,  par  amitié,  à  me  donner  l'auto- 
risation nécessaire. 

Je  confiai  la  reproduction  à  M.  Malard,  un  sculp- 
teur très  habile. 

—  N'épargnez  rien,  lui  dis-je.  Vous  avez  carie 
blanche.  Je  veux  un  travail  parfait,  le  chef-d'œuvre 
de  la  similitude. 

Il  s'en  tira  à  son  honneur.  Pour  1  400  francs,  j'eus 
un  modèle  admirable.  Tout  y  était,  les  coups  de 
ciseau,  le  patinage  de  la  peinture,  les  trous  de  vers, 
l'usure  du  siège.  J'avais  acheté,  chez  Boislève,  du 
velours  ciselé  ancien,  et  j'avais  fait  exécuter  un  cous- 
sin magnifique.  Bref,  le  meuble  resta  dix  ans  rue 
Victor-Masse,  sans  que  personne  élevât  le  moindre 


MEUBLES  367 

doute  sur  son  aulhcnlicité.  Cela  m'amusait  beaucoup 
(le  voir  les  plus  grands  oracles  eux-mêmes  s'y  tromper. 

A  l'approche  de  ma  vente,  Emile  Molinier,  —  un  fin 
connaisseur  !  — en  fit  une  description  dithyrambique. 
Je  le  laissai  faire.  Mais,  au  moment  de  donner  le  ca- 
talogue à  l'impression,  je  trouvai  que  la  mystification 
avait  assez  duré  et  je  lui  dis  :  «  Il  serait  peut-être  bon 
de  ne  pas  indiquer  l'époque.  » 

Ce  fut  un  trait  de  lumière  pour  Emile  Molinier.  Il 
modifia  sa  rédaction.  «  La  chayre  à  dosseret  »  du 
xv''  siècle  se  vendit  à  peu  près  le  prix  qu'elle  avait 
coûté.  Autrement,  elle  eût  fait  50  000  francs. 


MM.  les  ébénistes  en  vieux  n'ont  pas  toujours  be- 
soin de  créer  un  meuble  de  toutes  pièces.  Il  est  I  ie  i 
plus  avantageux,  en  effet,  de  profiter  d'un  bahut  ou 
d'un  coITre  parfaitement  authentique  et  de  lui  faire 
subir  quelques  embellissements  adroits. 

Un  des  procédés  les  plus  usités  consiste  à  sculpter 
un  sujet  ou  des  motifs  sur  un  panneau  uni,  à  rem- 
placer un  entablement  ou  une  colonne  trop  simple 
par  des  pièces  analogues  plus  décoratives.  Cette  pro- 
thèse ligneuse  se  fait  sans  dommage  pour  le  meuble, 
à  condition  de  respecter  les  bâtis  et  les  encadrements 
primitifs. 

D'autres  fois,  on  ajoute  des  appliques  de  marbre, 
fendillées  et  recollées,  des  rinceaux  ou  des  filets 
d'ivoire,  voire  même  de  petits  panneaux  de  peinture 
i\  sujets  mythologiques  qui  sont  eux-mêmes  d'adroits 
truquages. 

A  certains  bahuts  du  xvi"  siècle,  on  enlève  leurs 
bossages  d'ébène  et  on  colle  à  la  place  un  bloc  de 


s»?»  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

vieux  chêne  où  le  sculpteur  reproduit  une  figure 
d'après  les  gravures  du  temps.  Tout  est  ancien,  sauf 
la  sculpture. 

Le  plus  souvent,  on  compose  des  meubles.  Avec 
un  banc  gothique,  on  en  fait  deux.  A  l'un,  on  laisse 
un  fond  authentique  et  on  ajoute  un  dais  moderne 
bien  copié.  A  l'autre,  on  fabrique  un  fond  et  on  ajuste 
le  dais  ancien. 

On  a  vendu  dernièrement,  enAllemagne,  un  coffre 
pour  une  somme  énorme.  Il  faisait  l'admiration  de 
tous  les  connaisseurs.  Seul,  un  érudit,  fort  avisé  en 
pareille  matière,  M.  Jean  Gross,  resta  sceptique  de- 
vant cette  huitième  merveille  du  monde  des  curieux. 
L'objet  était  ancien,  en  effet,  mais  voici  les  ingré- 
dients entrés  dans  sa  composition.  Une  petite  porte 
de  reliquaire,  deux  panneaux  de  coffret,  un  dessus 
de  porte  et,  comme  pièce  principale,  un  vieux  coffre 
à  farine.  Les  heurtoirs  étaient  vénitiens.  Les  gonds, 
d'origine  allemande. Quant  à  la  serrure,  il  fut  impos- 
sible de  reconnaître  sa  provenance,  mais  elle  avait 
déjà  servi  à  d'autres  usages,  car  elle  n'était  pas  dis- 
posée pour  fermer  un  coffre. 


Si  du  vieux  chêne  moyen-âgeux,  nous  passons  aux 
couleurs  plus  gaies  du  bois  de  rose  ou  du  satiné 
xvni*^  siècle,  il  devient  presque  impossible  de  ne  pas 
se  perdre  dans  le  maquis  de  la  contrefaçon.  C'est 
l'époque  à  la  mode,  le  style  qui  convient  le  mieux  à 
nos  appartements  modernes,  décorés  de  teintes 
claires  et  vêtus  d'étoffes  pimpantes.  On  s'arrache  à 
prix  d'or  les  délicates  productions  des  ébénistes  du 
temps  de  Louis  XV  et  de  Louis  XVI,  tables  rognons 


Meubles  369 

arlisliquement  découpées,  secrétaires  à  médaillons 
de  marqueterie,  commodes  ventrues  aux  bronzes 
ciselés,  tables  à  ouvrages  à  blouse  de  soie  et  toute  la 
série  de  ces  petits  meubles  charmants  :  guéridons, 
poudreuses,  tambours  à  broder,  bonheurs  du  jour, 
qui  animent,  sans  l'encombrer,  le  boudoir  d'une  jolie 
femme. 

Comme  ils  ont  fait  du  chemin  ces  enfants  gâtés  de 
la  curiosité,  ces  merveilles  de  Cressent,  Riesener,  VÀ- 
geon,  Cramer,  Dautriche,  David  Roentgen,  Ericourt, 
Leleu,  Desguerres,  dont  personne,  à  l'époque  roman- 
tique, ne  soupçonnait  la  beauté,  et  que  se  disputent 
aujourd'hui  les  milliardaires  des  deux  mondes  ! 

Victor  Hugo  avait,  pav Notre-Dame  de  Paris,  présidé 
au  triomphe  du  gothique.  L'impératrice  Eugénie  pré- 
para l'apothéose  du  style  Louis  XVI.  Elle  s'était  prise 
d'une  telle  passion  pour  Marie-Antoinette  qu'elle  re- 
mit en  vogue  tout  ce  qui  pouvait  rappeler  le  souvenir 
de  cette  reine  infortunée.  Des  myriades  de  chefs- 
d'œuvre  sortirent  des  greniers  où  ils  sommeillaient 
depuis  près  d'un  siècle.  Or,  conséquence  inévitable, 
la  production  du  xvni«  siècle,  pourtant  d'une  belle 
abondance,  n'ayant  pas  laissé  assez  d'épaves  authen- 
tiques pour  satisfaire  à  cette  demande  subite  et  dé- 
raisonnée,  le  truquage  s'empara  de  cette  époque 
jusqu'alors  négligée.  C'est  maintenant  le  plus  beau 
fleuron  de  sa  couronne.  Vous  allez  pouvoir  en  juger. 

Les  meubles  les  plus  indispensables  d'un  salon,  et 
partant  les  plus  recherchés,  ce  sont  les  sièges.  Natu- 
rellement, ce  sont  aussi  les  plus  contrefaits.  Rien  de 
plus  facile  que  de  copier,  sur  des  photographies  ou 
des  dessins,  de  jolis  modèles  Louis  XV  ou  Louis  XVI 
de  fauteuils,  de  chaises,  de  bergères,  de  canapés  ou 
de  tête-à-téte. 

16. 


370  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Avec  des  garnitures  anciennes  et  une  dorure  con- 
venablement vieillie,  voilà  de  quoi  tromper  les  neuf 
dixièmes  des  acheteurs.  Les  ébénistes  maquilleurs 
n'y  ont  pas  manqué. Ils  s'y  sont  même  employés  de  si 
bon  cœur,  que  le  client,  malgré  toute  sa  candeur,  a 
fini  par  ouvrir  les  yeux,  et  pour  ne  pas  être  abusé 
par  l'enveloppe,  a  décidé  de  ne  plus  acheter  que  des 
bois  nus,  c'est-à-dire  sans  dorure  ni  garniture. 

0  sancla  simplicitas  !  Pauvres  amateurs  !  Leur 
ruse  n'a  pas  tari  longtemps  les  recettes  des  fabricants 
de  vieux  neuf.  Aujourd'hui,  aux  innombrables  de- 
vantures des  marchands  d'antiquités,  trônent  des 
rangées  de  ces  bois  étroits  et  incommodes,  pour  qui 
nos  aïeux  avaient  cependant  inventé  le  titre  de 
«  commodités  de  la  conversation  ». 

Copiés  sur  d'anciens  modèles  par  des  ouvriers  plus 
ou  moins  habiles,  exécutés,  comme  jadis,  avec  les 
assemblages  perpendiculaires  au  sommet  du  dossier, 
on  leur  a  passé  plusieurs  couches  de  peinture.  On  les 
a  garnis  de  vieilles  sangles  de  lits,  fixées  dans  leur 
épiderme  délicat,  à  l'aide  de  gros  clous  rouilles.  Les 
pieds  ont  été  usés  en  biseau,  dans  le  sens  où  ils 
frottent  le  plus.  Le  siège,  les  accoudoirs,  ont  reçu  un 
revêlement  de  vieille  étoffe  et  des  bordures  de  galons 
comme  si  on  avait  voulu  les  mettre  en  état  de  servir. 
Mais  tout  cela,  c'était  pour  «  la  frime  »  !  En  un  tour 
de  main,  nos  ingénieux  industriels  ont  arraché  toute 
cette  garniture  qui  leur  avait  donné  tant  de  mal  à 
établir.  Ils  ont  déchiré  l'étoffe,  cassé  les  galons,  cou- 
pé les  sangles,  passé  la  potasse  sur  la  peinture,  et 
exposé  aux  yeux  distraits  des  passants  des  sièges 
squelettes  où  pendent  encore  par  lambeaux,  témoi- 
gnages en  apparence  irrécusables  du  passé,  des 
Joques  effilochées  avec  leurs  vieux  clous  ^  de  l'épo- 


MEUBLES  371 

que  ».   La  pluie  et  le  soleil,  collaborateurs  incons- 
cients de  la  fraude,  achèvent  dehors  le  patinage. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  que,  là  encore,  comme 
pour  toutes  les  pièces  d'ameublement,  l'assemblage 
est  élevé  à  la  hauteur  d'une  inslitulion.  De  deux 
sièges  en  mauvais  état,  on  en  fait  un  passable  en 
prenant  à  chacun  les  morceaux  les  mieux  conservés. 
Inversement,  ce  qui  est  moins  honnête,  d'une  pièce 
ancienne  en  bon  état,  le  truqueur  en  fait  deux,  quel- 
quefois trois,  en  intercalant  dans  chaque  copie  un 
fragment  authentique.  Dans  ce  cas,  le  marchand 
avoue  un  pied  refait,  et  le  montre  à  l'acheteur,  qui 
ne  manque  pas  de  s'écrier  :  «  Quel  brave  homme  ! 
S'il  ne  me  l'avait  pas  avoué,  je  ne  l'aurais  pas  vu  !  » 

La  plus  récente  et  la  plus  ingénieuse  de  ces  sortes 
de  transformation  consiste  à  faire  de  petits  canapés 
Louis  XVI  avec  un  fauteuil  coupé  en  deux.  On  réunit 
les  deux  côtés  par  un  milieu  moderne  et  on  a  ainsi, 
en  sacrifiant  un  sièged'un  prix  relativement  modique, 
un  meuble  recherché  et  chèrement  coté. 


Un  maquillage  plus  innocent  s'applique  à  ces  larges 
fauteuils  Louis  XV,  souvent  de  belle  forme  et  d'a- 
gréable décoration,  dont  le  siège  et  le  dossier  étaient 
primitivement  cannés.  On  enlève  le  treillis  de  paille, 
on  dore  les  bois,  puis  on  les  garnit  d'anciennes  étoffes 
ou  de  tapisseries.  Dorure  à  part,  tout  est  ancien.  Il 
s'agit  plutôt  d'une  toilette  que  d'une  falsification. 

Cependant,  comme  un  amateur,  en  achetant  fort 
cher  un  siège  Louis  XV,  a  le  droit  d'exiger  qu'on  lui 
fournisse  le  meuble  tel  qu'il  était  sorti  des  mains  de 
l'ébéniste  du  xvni^  siècle,  nous  lui  dirons  : 


372  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

—  Méfiez-vous  des  meubles  dorés  !  On  imite  tout, 
même  l'ancienne  dorure. 

Il  existe,  en  effet,  des  spécialistes  qui  savent  faire 
un  travail  aussi  soigné  qu'autrefois.  Ils  peuvent,  avec 
des  procédés  à  eux,  vieillir  de  deux  cents  ans  les  bois 
qu'ils  viennent  de  mettre  en  or. 

Voulez-vous  savoir  comment  ils  opèrent  ? 

C'est  facile.  Nous  servons  une  eau  e  utile. 

Le  bois  à  dorer  est  couvert  d'une  couche  de  blanc, 
qu'on  laisse  sécher.  Puis,  on  passe  plusieurs  couches 
de  rouge  avec  du  bol  d'Arménie,  pour  donner  une 
assiette  à  l'or.  Enfin,  on  dore  à  l'eau. 

Ce  travail  terminé,  on  maquille  les  meubles.  Avec 
un  drap,  promené  avec  soin  sur  les  aspérités,  on 
fatigue  l'or  pour  découvrir,  par  places,  l'assiette 
rouge.  Puis,  avec  un  vernis  spécial,  additionné  d'al- 
cool, on  fixe  des  colles  faibles  —  des  jus  de  colles, 
disent  les  doreurs  —  teintées  de  nuances  variées  (or 
vert,  or  jaune,  or  rouge),  donnant  le  ton  ancien  qu'on 
veut  obtenir.  C'est  le  point  délicat.  Seuls,  les  maîtres, 
comme  M.  Tardif,  le  triomphant  doreur  du  buste  de 
Garnier,  à  l'Opéra,  arrivent  à  la  perfection.  Il  n'y  a 
plus  ensuite  qu'à  refrotler  avec  un  drap  imprégné  de 
poussière  impalpable  pour  adoucir  le  ton  d'or,  et  le 
tour  est  joué. 

Un  chef-d'œuvre  de  ce  genre  occupa,  il  y  a  quelque 
vingt  ans,  la  chronique  judiciaire.  On  peut  citer  les 
noms.  Ils  sont  imprimés  tout  vifs  dans  la  Gazette  des 
Trihimaux. 

Au  mois  de  janvier  1886,  un  banquier  bien  connu 
vendit  à  M.  Perdreau,  antiquaire  notoire,  nourri 
dans  le  sérail,  par  l'intermédiaire  de  deux  «super- 
posés »  également  antiquaires,   une  table  du  plus 


MEUBLES  373 

pur  Louis  XV,  merveille  de  sculpture  et  de  dorure. 

Dans  la  ceinture  du  meuble,  se  trouvait  même  un 
cartouche  portant  les  armes  de  la  famille  de  Riche- 
lieu. 

Ce  phénix  des  bibelots  avait  été  payé  30  000 
francs.  C'était  donné,  pour  un  meuble  où  le  vainqueur 
de  Mahon  avait  peut-être  écrit  ses  billets  doux. 

Cependant,  quand  M.  Perdreau  essaya  de  revendre 
sa  table  à  l'un  des  rares  amateurs  de  Paris  qui  pou- 
vaient s'offrir  une  aussi  royale  fantaisie,  le  richissime 
baron  lui  rit  au  nez  : 

—  Je  la  connais  votre  table  ;  on  l'a  offerte  à  bien 
d'autres.  Combien  l'avez-vous  payée  ? 

—  30  000  francs. 

—  Il  y  a  deux  mois,  on  me  l'a  propost'e  pour  la 
moitié  de  ce  prix. 

Stupéfaction  du  marchand  qui  court  aux  informa- 
tions. Procès.  Nomination  d'experts.  On  découvre 
que  la  table  était  tout  bonnement  copiée  sur  un  ori- 
ginal du  Garde-meuble.  La  sculpture  et  l'ébénisterie 
avaient  été  exécutées  sous  la  direction  d'un  habile 
aniiquaire,  et  la  dorure  était  l'œuvre  de  i\L  Fournier, 
très  connu  alors  par  ses  magnifiques  restaurations. 
Mais  le  comble,  c'est  que  les  intérieurs,  qui  parais- 
saient en  bois  plein  et  vieux,  n'étaient  que  des  placa- 
ges !  On  avait  scié  des  vieux  bois  en  lamelles  assez 
minces,  et,  conservant  les  parties  jadis  exposées  à 
l'air,  on  les  avait  appliquées  sur  le  bâlis  neuf  de  la 
table.  L'ensemble  avait  tout  à  fait  l'apparence  de  bois 
poudreux,  vieilli  par  les  siècles. 

AL  Perdreau  gagna  son  procès.  Le  marché  fut 
annulé.  Les  débats  révélèrent  un  détail  piquant.  La 
dupe  avait  acheté  la  table  sur  une  épreuve  photogra- 
phique dont  le  fond  représentait,  non  l'intérieur  du 


374  TRUCS  ET  TRUQUI  URS 

vieux  château  où  la  table,  disait-on,  avait  été  décou- 
verte, mais  le  panneau  d'un  atelier  du  boulevard  de 
Clichy. 


Paido  minora  canamus. 

C'est  pour  vous  que  je  vais  écrire,  petits  meubles 
en  marqueterie,  que  les  bourses  modestes  vont  cher- 
cher au  Louvre  ou  au  Bon  IMarché,  ou,  à  moins  bon 
compte,  chez  le  marchand  de  bric  à  brac  qui  les  vend, 
et  au  besoin  les  garantit  comme  anciens. 

Jolis  bibelots  aux  tons  aimables  et  séduisants,  aux 
courbes  harmonieuses,  charmants  madrigaux  du  style 
Louis  XVI,  vîtes-vous  passer  l'ombre  de  la  Dubarry 
ou  bien  la  Reine,  un  jour  d'ennui,  vous  effleura-t-elle 
du  bout  de  son  éventail  ?  Hélas  !  votre  histoire  est 
plus  simple  et  votre  carrière  se  borne  à  quelques 
printemps  tout  au  plus. 

A  IMontmartre,  tout  autour  de  la  butte,  travaillent 
d'ingénieux  ouvriers.  Ils  achètent  des  carcasses  de 
meubles  sans  valeur,  commodes  branlantes,  secré- 
taires boiteux,  tables  de  nuit  décharnées.  Ils  assem- 
blent ces  matériaux  par  teinte  ou  par  épaisseur  de 
bois.  Ici,  ils  prennent  la  façade,  là  les  côtés  ou  le 
dessus  du  meuble  décati,  en  conservant  le  bâtis  de 
l'époque,  les  tenons  grossiers,  les  mortaises  trop  lar- 
ges. Ils  se  gardent  surtout  de  négliger  les  fonds,  à 
peine  travaillés,  où  nos  pères, qui  ne  soignaient  pas  ce 
qu'on  ne  devait  pas  montrer,  laissaient,  sans  les  ra- 
boter, la  surface  des  planches  avec  leurs  traits  de  scie. 

Les  adroits  ébénistes  gardent  ce  qui  est  bon  et 
remplacent  ce  qui  leur  paraît  trop  mauvais.  Ils  font 
le  nécessaire  pour  avoir  un  bâtis  solide.  Puis,  ils  ter- 


xMEUBLES  375 

minent  la  carcasse  en  arrondissant  les  arêtes,  en 
donnant  du  jeuaux  tiroirs,  qu'un  apprenti  est  chargé 
d'ouvrir  et  de  fermer  toute  la  journée,  en  ajoutant  de 
vieilles  serrures,  dont  ils  font  la  place  trop  grande, 
en  fourrant  dans  les  joints  un  mélange  de  poussière 
et  de  poudre  à  punaises,  pour  simuler  la  poussière 
du  bois. 

Le  squelette  est  prêt.  Il  ne  reste  plus  qu'à  rhabiller 
richement.  Le  marqueteur  entre  en  scène. 

C'est  un  spécialiste.  Il  a  relevé,  sur  d'anciens  et 
beaux  modèles,  un  très  grand  nombre  dedessins.il  a 
des  cartons  pleins  de  décalques,  arabesques,  médail- 
lons, rosaces,  fleurs,  petits  paniers,  instruments  de 
musique  ou  de  jardinage,  toute  cette  ornementation 
pimpante  et  gracieuse  des  artistes  du  xvui'^  siècle.  La 
commode  dite  de  M""^  de  Pompadour,  au  Louvre,  est 
pour  lui  une  mine  de  documents  inépuisable. 

Permettez-moi  maintenant  quelques  explications 
techniques.  Le  placage  du  fond  dit  en  bois  de  rose  se 
faisait  jadis  avec  le  satiné,  arbre  des  colonies,  dont  la 
coupe  ressemble  à  l'acajou.  Aujourd'hui,  l'ébénisterie 
commune  n'emploie  plus  que  des  bois  français,  teintés 
à  l'aide  de  procédés  infiniment  variés.  On  fait  de  l'a- 
cajou clair  en  appliquant  sur  du  sycomore  ou  de  l'é- 
rable une  infusion  de  bois  de  Brésil,  ou  sur  du  tilleul 
une  décoction  de  garance.  On  obtient  l'acajou  foncé 
en  trempant  le  châtaignier  dans  un  bain  de  gomme 
gutte,  le  hêtre  ou  le  cerisier,  préalablement  traités  à 
l'eau  de  chaux,  dans  un  bain  de  campèche.  Quant 
aux  bois  vulgaires,  on  se  contente  d'une  dissolution 
de  gomme  laque  rouge  dans  l'eau  ammoniacale  émul- 
sionnée  d'huile  de  lin  et  de  cire. 

11  y  a  beau  temps  que  l'acajou  a  disparu  des  forêts 


376  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

de  Sainl-Domingue  et  des  ilc?  Bahama,  pour  faire 
place  aux  plantations  de  caféier  !  On  ne  le  trouve  plus 
que  dans  les  vieux  meubles  Louis-Philippard,  les  ar- 
moires à  glace,  les  guéridons,  les  pianos  à  queue,  les 
bibliothèques  massives,  qui  vont,  peut-être  avant  peu, 
être  demandés  comme  matière  précieuse. 

L'ébéniste  du  xx"  siècle  n'en  cherche  pas  si  long. 
Il  découpe  ses  fonds  dans  les  feuilles  de  marqueterie 
toutes  préparées  qu'il  trouve  dans  le  commerce,  et 
combine  ses  motifs  avec  du  bois  teinté  en  vert  ou 
laissé  au  naturel,  suivant  les  besoins.  Puis,  il  fait 
son  collage  sur  le  bâtis  tout  préparé,  avec  les  mêmes 
procédés  qu'autrefois.  Le  travail  terminé,  il  brûle 
le  bois  autour  du  motif,  pour  faire  l'ourlet,  ajoute 
quelques  chocs,  des  manques  et  le  tout  est  achevé. 
L'oeuvre  du  bronzier  commence.  Soyez  certain  qu'il 
se  montrera  aussi  expérimenté  que  son  collaborateur. 

Lorsque  le  meuble  revient  à  son  premier  berceau, 
rien  ne  l'empêche  plus  de  prendre  place  dans  le  salon 
d'un  amateur.  Il  est  complet.  Même  on  a  eu  soin, 
pour  ne  pas  avoir  au  collage  une  marqueterie  trop 
lisse,  d'injecter  un  peu  d'eau  sous  le  placage  qui  se 
soulève  par  endroits,  comme  dans  les  meubles 
anciens. 

Sur  ce  thème  très  simple,  d'autres  notables  exploi- 
teurs brodent  des  variations  à  l'infini.  Les  maîtres 
faussaires  achètent  tout  simplement  de  vieux  meubles 
d'un  placage  vulgaire,  les  dépouillent  de  leur  vête- 
ment et  les  habillent  ensuite  de  marqueterie  déli- 
cieusement combinée.  A  une  commode  d'un  élégant] 
modèle,  mais  dépourvue  de  bronzes,  ils  ajoutent,  véri-J 
tables  paradoxes  de  ciselure,  des  poignées,  des  chutes,! 
des  pieds  moulés  sur  des  chefs-d'œuvre  anciens.  Oui 


MEUBLES  377 

bien  encore  ils  la  parent  avec  goût  de  plaques  de 
Wegdwod  ou  de  Sèvres.  D'une  console  ou  d'un 
bureau  en  acajou  fort  ordinaire,  ils  font  un  meuble 
charmant  en  l'incrustant  de  petites  tringles  de  cuivre 
et  en  rivant  des  cannelures  aux  pieds.  Il  y  a  des 
ouvriers,  aussi  adroits  que  des  escamoteurs,  qui  se 
livrent  à  ce  travail  de  patience,  selon  la  formule,  sans 
démonter  le  meuble. 

Il  ne  reste  plus  qu'à  le  déposer  chez  un  com.père  de 
province,  qui  le  renverra  dans  quelques  mois,  à  Pa- 
lis,  avec  les  fiches  de  chemin  de  fer,  pour  ceux  qui 
croient  encore  à  la  trouvaille  provinciale  légendaire. 
Et  même,  pour  s'éviter  des  frais,  quelques-uns  se 
servent  d'étiquettes  préparées  ad  hoc  avec  toutes  les 
maculatures  nécessaires. 


Evidemment,  nous  dira-t-on,  si  savants  qu'ils 
soient,  les  conservateurs  de  musée 

sont  ce  que  nous  sommes, 

Us  peuvent  se  tromper  comme  les  autres  tiommes. 

Alors  à  quoi  bon  faire  du  bruit  autour  de  quelques 
erreurs  involontaires  et  jeter  du  discrédit  sur  nos 
richesses  nationales  ?... 

A  quoi  bon  ?  Mais  à  faire  respecter  la  vérité  et  les 
droits  imprescriptibles  de  l'histoire  !  Que  diriez- vous 
donc  si  nous  passions  en  revue  la  kyrielle  de  faux  qui 
meublent  nos  palais  nationaux,  depuis  Compiègne  et 
Trianon,  la  maison  natale  de  Napoléon  I"  à  Ajaccio, 
jusqu'au  cachot  du  Masque  de  fer  à  l'île  Sainte-Mar- 
guorile  ? 

II  faudrait  un  volume  pour  énumérer  ces  reliques 


378  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

historiques,  aussi  vraies  que  le  fauteuil  de  Dagobort 
du  Cabinet  des  médailles,  et  que  le  lit  de  Jeanne  d'Al- 
bret  avec,  dans  le  fronton,  la  date  de  la  naissance 
d'Henri  IV. 

En  1793,  les  chàteauxfurentvidésdefond  en  comble 
par  les  comités  révolutionnaires.  Vers  1835,  Louis- 
Philippe  songea  à  rendre  à  ces  résidences  royales 
leur  splendeur  perdue. 

Comment  les  mandataires  réussirent-ils  dans  cette 
reconstitution  qui  pouvait  être  si  intéressante? 
L'exemple  de  Versailles  est  là  pour  le  dire.  Ce  fut 
une  curée  de  marchands  sans  scrupules,  un  flot  d'en- 
vois d'amateurs  plus  généreux  qu'éclairés. 

Hélas!  la  crédulité  des  visiteurs  estsi  solide  qu'elle 
ne  se  laisse  pas  influencer  par  les  critiques  les  mieux 
fondées.  Le  raisonnement  ne  peut  triompher  du  sen- 
timent. Ce  n'est  pas  facile  de  communiquer  la  dé- 
fiance. Semblable  à  la  Cassandre  antique, nous  n'au- 
rions, probablement,  pas  plus  qu'elle,  la  faculté  de 
vous  faire  croire.  Aussi  mieux  vaut  ne  pas  chercher  à 
faire  tomber  les  écailles  de  certains  yeux. 

Cependant,  puisque  nous  venons  de  parler  d'écaillé, 
nous  achèverons  ce  chapitre  du  mobilier  par  un  ré- 
quisitoire contre  une  relique  fameuse  qui  fait  pleurer 
d'attendrissement  les  dynastiques  fidèles  et  convain- 
cus, lorsqu'ils  parcourent  les  belles  salles  du  château 
de  Pau.  Il  s'agit  de  l'écaillé  de  tortue  d'Henri  IV,  «  lou 
brès  deu  nouste  Henric  ». 

Vous  l'avez  vu  le  berceau  du  futur  Vert  Galant  ou, 
tout  au  moins,  vous  en  connaissez  des  reproduc- 
tions. Sur  une  table,  recouverte  d'un  somptueux 
tapis  de  velours  fleurdelysé,  repose,  comme  la  carène 
d'un  navire,    une  carapace    épaisse,   montée  d'ar- 


MEUBLES  379 

gent  et  rembourrée  de  coussins.  Au  dessus,  des 
'jannières  se  dressent  en  un  faisceau  que  relie  une 
couronne  de  chêne  et  de  lauriers  avec  le  casque  à 
panache  blanc  du  «  chemin  de  l'honneur  et  de  la 
victoire  ». 

Tel  serait  le  nid,  un  peu  dur,  où  Henri  d'Albret,  son 
grand-père,  frotta  d'un  «  cap  d'ail  »  les  lèvres  du  nou- 
veau-né et  les  humecta,  en  guise  de  lait,  d'une  goulte 
de  vin  de  Jurançon.  C'est  là  qu'il  prit  le  petit  Béar- 
nais pour  l'élever  dans  ses  bras,  le  contempler  et 
s'écrier  ;  «  Ma  brebis  a  enfanté  un  lion  !  » 

Eh  bien!  au  risque  de  contrister  des  âmes  sensibles, 
rien,  absolument  rien  ne  prouve  que  nous  soyons  en 
présence  du  berceau  de  la  dynastie  des  Bourbons.  Il 
est  possible  que  la  légende  dise  vrai,  mais  il  est  plus 
probable  encore  qu'elle  nous  trompe  de  point  en 
point. 

La  première  fois  que  l'on  parle  de  la  célèbre  ber- 
celonnette,  c'est  en  1788,  deux  cent  vingt-cinq  ans 
après  la  naissance  du  fds  de  la  reine  de  Navarre. 
Nous  connaissons,  par  les  registres  de  la  Chambre 
des  comptes,  le  nom  de  ses  six  nourrices.  Nous  savons 
par  une  enquête  de  1599,  conservée  à  la  Bibliolhèque 
nationale  (Fonds  liarlay,  n°  304,  fo  439)  qu'il  fut 
tenu  au  baptême  «  dans  un  vaisseau  et  fontaine  d'ar- 
gent »,  mais  de  carapace  de  tortue,  pas  la  moindre 
trace  1 

Bien  plus,  dans  les  inventaires  du  château,  dressés 
au  xvn^  siècle  et  conservés  aux  archives  départemen- 
tales des  Basses-Pyrénées,  il  n'est  pas  môme  fait  men- 
tion d'un  berceau  ayant  servi  à  Henri  IV.  Un  récipient 
aussi  bizarre  qu'un  test  de  tortue  aurait  dû  cependant 
frapper  les  scribes.  S'ds  n'en  ont  pas  parlé,  c'esl  bien 
probablement  qu'ils  ne  l'ont  jamais  vu. 


i80  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Tout  à  coup,  dans  une  fêle  à  Pau,  en  l'honneur  du 
duc  de  Guiche  de  Grammont,  le  13  juillet  1788,  la 
royale  couchette  sort  du  château  au  son  du  tambou- 
rin, de  la  flûte  et  du  violon,  décorée  de  guirlandes, 
de  perles  et  de  pierres  précieuses,  portée  sur  les 
épaules  de  quatre  montagnards  et  saluée  par  les 
acclamations  enthousiastes  de  la  foule. 

D'où  vient-elle  ?  Oui  prit  si  longtemps  soin  de  la 
conserver  à  l'admiration  des  Béarnais  ?  Nul  ne  le  sait, 
mais  nul  non  plus  ne  le  demande,  tant  est  grand  le 
délire  public  pour  la  relique  ! 

Arrive  1789.  La  garde  nationale  de  Pau  s'intitule  : 
«  Régiment  des  Gardes  du  Berceau  ».  Le  14  juillet 
1790,  fête  de  la  Fédération,  la  couchette  d'écaillé  est 
exposée  sur  l'autel  de  la  patrie.  Le  2  mars  1791,  elle 
figure  encore  dans  la  fête  de  la  réception  du  modèle 
de  la  Bastille,  et  reçoit,  sur  l'autel  élevé  au  cours 
Bayard,  les  hommages  du  peuple,  entre  la  bannière 
du  déparlement  et  la  maquette  de  la  citadelle  du  des- 
potisme! 

Mais  c'est  sa  dernière  sortie.  Les  historiens  locaux 
s'accordent  à  dire  que,  le  l"mai  1793,  les  envahisseurs 
du  château  emportèrent  la  précieuse  coquille,  avec 
d'autres  «  emblèmes  de  la  tyrannie  »,  pour  en  faire  un 
«  autodafé  patriotique  sur  la  place  des  exécutions  ». 

Voilà  les  faits  relevés  en  grande  partie  dans  Le 
Berceau  d'Henri  IV,  publié  en  1893  par  M.  Hilarion 
Barthety,  auquel  nous  emprunterons  encore  quelques 
citations. 

Voyons  maintenant  la  légende.  En  1802,  les  gazettes 
menaient  grand  bruit  de  la  visite  de  Bonaparte  au 
champ  de  bataille  d'Ivry  et  du  relèvement  de  la  cou- 
ronne commémorative  renversée  par  la  Révolution. 
Le  Journal  des  Basses-Pyrénées,  en  commentant  cet 


MEUBLES  381 

hommage  au  roi  de  Navarre,  annonce  une  nouvelle 
plutôt  inattendue  : 

«  Le  bai-ceau  d'Henri  IV  n'a  pas  été  brûlé,  comme  on  l'a 
cru.  Ce  monument  précieux  a  été  conservé  par  les  soins  du 
citoyen  d'Espalungue  d'Arros,  commandant  du  château,  du 
citoyen  Lamaignère,  sergent  de  la  garde,  et  du  citoyen  Beau- 
regard,  directeur  de  l'enregistrement,  lequel,  amateur  dhis- 
loire  naturelle,  avait  une  carapace  de  tortue  exactement 
semblable  à  celle  du  berceau  d'Henri  IV,  dont  il  voulut  bien 
faire  le  sacrifice  et  qui  fut  livrée  à  la  fureur  populaire  pour 
être  brûlée  le  1"  mai  1793.  » 

Ainsi  c'était  un  faux  berceau  que  le  peuple  avait 
détruit.  Le  véritable  existait  toujours  comme  en  té- 
moignait la  correspondance  échangée  entre  les  sau- 
veteurs, et  si  jamais  Bonaparte  venait  «  faire  un 
pèlerinage  digne  de  lui  dans  la  patrie  du  grand 
Henri  »,  il  était  hors  de  doute  que  les  courageux  ci- 
toyens recevraient  «  un  témoignage  d'estime  et  de 
considération  »  du  premier  consul  de  la  P^épublique. 

La  note  fît  peu  de  bruit.  Elle  n'alla  peut-être  même 
pas  à  son  adresse,  car  le  témoignage  d'estime  attendu 
et  sollicité  (l'article  était  d'Espalungue  lui-môme) 
n'arriva  pas  aux  intéressés.  Bien  plus,  quand  Na- 
poléon, empereur,  passa  à  Pau  le  2'2  juillet  1808,  il 
n'y  fut  réservé  dans  les  réceptions  aucune  place  pour 
le  berceau. 

Il  faut  arriver  en  1814,  au  rétablissement  des  Bour- 
bons, poar  assister  à  sa  rentrée  en  scène.  De  Beaure- 
gard  était  mort,  son  gendre  Delaporte  en  exil,  mais 
avant  son  départ  il  avait  confié  la  précieuse  relique  à 
un  menuisier  chez  lequel  on  l'alla  prendre  pour  la 
déposer  à  la  mairie. 

Le  22  juillet  suivant,  à  l'occasion  des  fêtes  données 
au  duc  d'Angoulême,  le  berceau  fut  solennellement 


382  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

reporté  au  château,  et  le  futur  Charles  X,  à  défaut  des 
^^auveteurs,  décora  de  l'ordre  du  Lys  le  petit  Julien 
Lemaigncrc,  âgé  de  huit  ans,  petit-fds  du  concierge 
du  château,  qui  avait  opéré  la  pieuse  substitution.  De 
son  côté,  le  gendre  de  M.  de  Beauregard  fit  paraître 
une  brochure  racontant  la  surprenante  conserva- 
lion  du  berceau  royal  et  publiant  la  correspondance 
échangée  en  1793  entre  les  intéressés.  On  y  voit  : 
1°  une  lettre  de  Lamaignère  au  commandant  du 
château  d'Espalungue  d'Arros  ;  2"  la  réponse  à  cette 
lettre;  3^  une  lettre  du  commandant  à  de  Beaure- 
gard; 4°  la  réponse  à  cette  lettre  ;  5°  le  récépissé  dé- 
livré par  de  Beauregard  au  sergent. 

Ces  cinq  pièces  sont  datées  du  30  avril  1793,  mais 
nous  avons  de  bonnes  raisons  de  croire  qu'elles  ont 
été  composées  en  1814.  Pourquoi,  s'il  en  était  autre- 
ment, ne  les  aurait-on  pas  fait  paraître  en  1802  dans 
l'article  du  Journal  des  Basses-Pyrénées,  à  uneépoque 
où  la  situation  politique  devait  rendre  les  Palois  plus 
sceptiques  qu'en  1814? 

Pourquoi  l'auteur  de  la  brochure  n'a-t-il  pas  pré- 
senté les  originaux  au  duc  d'Angoulème  commepièces 
justificatives  ? 

Pourquoi  personne  n'a-t-il  jamais  eu  connaissance 
de  ces  titres  si  précieux  ? 

Pourquoi  enfin,  lorsque  le  marquis  de  Chenel  publia 
en  1818  une  nouvelle  Notice  sur  la  conservation  du 
berceau,  ces  lettres  sont-elles  reproduites  avec  des 
variantes  telles  qu'il  est  indiscutable  que  l'auteur  n'a 
jamais  eu  les  originaux  sous  les  yeux  ? 

Nous  irons  plus  loin.  Le  simple  bon  sens  démontre 
l'invraisemblance  de  ces  cinq  lettres  échangées  en 
1793,  en  une  seule  journée,  à  la  veille  d'une  érneute 
qui  pouvait  être  sanglante.  Si  le  fidèle  gardien  et  le 


MEUBLES  383 

commandant  du  château  avaient  voulu  sauverle  ber- 
ceau, ils  l'eussent  fait  en  cachette  sans  laisser  de 
traces  écrites  qui  pouvaient  leur  coûter  la  tête. 

D'ailleurs  lisez  ces  lettres  dans  la  très  curieuse 
monographie  de  M.  Barthety,  aujourd'hui  à  peu  près 
converti  à  nos  idées.  Vous  y  trouverez  la  preuve  in- 
déniable d'une  rédaction  faite  après  coup  et  pour  les 
besoins  de  la  cause. 

Croyez-vous  que  des  gens  qui  risquent  la  guillotine 
écrivent,  ainsi  que  le  fait  de  Beauregard  : 

.le  persiste,  monsieur,  comme  je  vous  l'ai  dit,  avec  un 
grand  plaisir,  à  cnlrer  dans  vos  vues  pour  sauver,  s'il  est 
possible,  de  la  fureur  révolutionnaire,  un  meuble  aussi  pré- 
cieux aux  Béarnais  qu'à  la  France, 

Esl-il  possible  qu'un  commandant  de  château 
adresse  à  son  concierge  une  missive  ainsi  rédigée  : 

Vous  retirerez  un  reçu  pour  votre  décharge.  Vous  sentez 
comme  moi,  mon  cher  Lamaignère,  Timportance  de  se  mettre 
en  règle  à  cet  égard,  je  vous  remercie  de  votre  zèle  à  me 
prévenir  du  complot,  et  je  pense,  comme  vous,  qu'il  convient 
d'user  de  ruse,  les  forces  que  nous  pourrions  opposer  étant 
insuffisantes.  Je  suis  toujours,  mon  cher  Lamaignère,  tout 
à  vous. 

Signé  à  l'original  : 

Espalungue  d'Arros. 

Et  la  lettre  du  concierge  au  commandant  !  Celle-là 
mérite  une  publication  intégrale  : 

Monsieur  le  baron, 

Je  viens  d'être  instruit  que  l'on  se  propose  de  venir  enle- 
ver le  berceau  d'Henri  IV  pour  le  brûler  devant  l'hôpital. 
J'ai  pensé,  monsieur  le  baron,  qu'il  y  aurait  un  moyen  de  le 
soustraire  à  la  fureur  populaire  en  demandant  à  monsieur  de 
Bc.iui-ogard,  qui,  comme  vous  le  savez,  a  une  écaille  de  tortue 
de  même  grandeur,  de  l'échanger  avec  celle  du  berceau,  que- 


384  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

j'irai   lui   porter  noclurnement,  si  vous  goûtez  mon  idée  ; 
j'attends  vos  ordres  à  ce  sujet  et  ai  l'iionneur  d'être,  etc.. 

Il  ne  reste  plus  qu'à  nous  dire  par  qui  ce  concierge 
si  lettré  fit  porter  sa  missive  et  pourquoi  il  n  alla  pas 
tout  simplement  trouver  son  supérieur.  Peut-être, 
après  tout,  ne  pouvait-il  quitter  son  cordon  I 

Non,  tant  qu'on  ne  nous  aura  pas  montré  les  ori- 
ginaux, nous  n  accepterons  pas  ces  lettres  qu'on  dirait 
écrites  par  Vrain-Lucas.  Une  seule  chose  nous  étonne, 
c'est  qu'on  ait  pu  jamais  les  prendre  au  sérieux. 
Résumons-nous. 

Il  y  avait  en  1788,  au  cl\aleau,  un  berceau  d'Henri IV 
dont  nous  n'nvons  aucune  représentation  et  que  rien 
ne  nous  autorise  à  authentifier. 

Ce  premier  berceau  disparut  en  1793.  Dix  ans  plus 
tard,  à  l'époque  où  «  Napoléon  perçait  sous  Bona- 
parte )),on  annonça  que  le  véritable  avait  été  conser- 
vé, mais  sans  apporter  aucune  preuve  à  l'appui. 

En  1814,  lorsque  la  carapace  reprit  sa  place  dans 
la  chambre  natale  d'Henri  IV,  on  jugea  utile  de  pu- 
blier des  lettres  qui  ne  peuvent  avoir  été  écrites  en 
1793  ni  rédigées  par  les  signataires  indiqués.  Per- 
sonne n'en  a  vu  les  originaux. 

Nous  voulons  donc  bien  croire,  quoique  rien  ne  le 
démontre,  que  l'écaillé  de  tortue  de  1788  avait  reçu 
ie  Béarnais  à  sa  naissance.  Mais  celle  qui  se  trouve 
aujourd'hui  au  château  de  Pau  n'est  que  le  vulgaire 
échantillon  d'un  cabinet  d'histoire  naturelle. 
Qu'on  l'envoie  au  iMuséum  I 


Revenons  aux  meubles  meublants. 

N'existe-t-il  donc  aucun  moyen  de  déjouer  toutes 


MEUBLES  385 

lesruses,etderecomiaUre  avec  ccrliludc  un  spécimen 
ancien  ?  Hélas  !  en  loules  les  branches  de  la  curio-' 
silé,la  réponse  est  la  même.  Voyezbeaucoup  d'objets, 
étudiez  les  modèles  inattaquables  de  nos  musées  na- 
tionaux. Faites-vous  l'œil  et  tâ'^'  ez  d'arriver  à  ce 
flair  qui  permet  d'avaler  l'huître  et  de  laisser  l'écaillé 
aux  autres. 

Sans  doute,  les  maîtres  ébénistes,  à  Paris  notam- 
ment, signaient  leurs  œuvres  aussi  bien  que  les  gra- 
veurs et  les  peintres,  en  faisant  précéder,  le  plus 
souvent,  leur  nom  des  initiales  M.  E.,  «  maître  ébé- 
niste ».  Ils  avaient,  à  cet  efTet,  une  marque  qu'ils 
frappaient  à  froid  au  fond  des  tiroirs,  dans  les  dessous 
des  meubles,  ou  sur  le  sommet  des  montants  des 
commodes.  Soulevez  le  marbre  et  vous  trouverez  sou- 
vent leur  estampille.  Ils  indiquaient  ainsi  leur  pa- 
ternité. Les  adroits  faussaires  de  la  troisième  Ré- 
publique n'hésitent  pas  à  contrefaire  les  signatu- 
res du  temps  de  Louis  XV  ou  de  Louis  XVL  Une 
marque  aujourd'hui  n'est  plus  une  garantie,  c'est 
un  attrape-nigau'1. 

Dans  les  imitations  maladroites,  on  pourrait  aussi 
dire  :  «  Allez  à  l'endroit  qui  s'use  avec  le  temps.  Les 
truqueurs  ne  songent  pas  à  tout.  Il  y  a,  dans  tous  les 
objets,  des  parties  qui  frottent  sans  cesse,  les  tiroirs, 
les  portes, lespieds.Regardezsil'usure  estnaturelle  ». 
Mais  cette  remarf[ue  n'est  applicable  qu'au  meuble 
de  pacotille,  et  chez  ceux-là  la  fraude  parle  toute 
seule.  Nul  besoin  d'autre  critérium.  Quant  aux  chefs- 
d'œuvre  de  la  copie,  ne  comptez  pas  sur  ce  moyen 
d'investigation.  L'astuce  des  fabricants  a  pensé  à 
tout.  Le  maquillage  est  irréprochable  et  l'usure  aux 
bons  endroits. 

Il  devient  donc  presque  impossible  de  reconnaître 

17 


386  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

une  reproduction  bien  faite.  Au  lemps'où  les  vieux 
meubles  se  vendaient  moins  cher  que  des  neufs,  c'était 
peine  perdue  de  les  imiter.  L'ouvrier  n'y  aurait  pas 
retrouvé  son  temps.  Aujourd'hui,  les  épaves  du  passé 
se  vendent  à  un  tel  prix  qu'on  peut  se  donner  la 
peine  d'en  faire  avec  tout  le  soin  qu'y  mettaient  nos 
pères,  car  les  procédés  sont  connus.  Les  beaux  mo- 
dèles abondent,  nos  ébénistes  n'ont  pas  la  main  plus 
lourde.  En  y  mettant  le  prix,  il  n'y  a  pas  de  raison  pour 
ne  pas  faire  aussi  bien  qu'eux.  C'est  ce  qui  arrive 
*ous  les  jours. 

Ne  vous  étonnez  donc  pas  si  certains  amateurs,  se 
défiant  du  vieux  neuf,  s'adressent  à  quelqu'un  de 
ces  admirables  et  honnêtes  ébénistes  d'art,  comme 
nous  en  avons  tant  à  Paris,  et  qui  exécutent  des 
copies  aussi  irréprochables  que  des  fac-similés  et  les 
vendent  comme  telles. 

Avant  la  guerre,  les  grands  faiseurs  se  nommaient 
Janselme,  Fourdinois,  Beurdcley,  Dromard,  Monbro. 
Leurs  œuvres,  «  leurs  enfants  »,  comme  ils  les  appe- 
laient, ont  décoré  les  plus  riches  hôtels  du  faubourg 
Saint-Germain.  Aujourd'hui,  vous  pouvez  être  cer- 
tains qu'il  s'en  est  glissé  plus  d'un  dans  les  galeries 
de  collectionneurs,  qui  ne  croient  pourtant  avoir  que 
de  l'aulhentique  chez  eux.  Mais  ils  sont  si  bien  faits, 
ces  beaux  meubles  de  style,  qu'on  se  les  dispute  aux 
enchères  comme  des  originaux!  On  paye  9  160  francs 
une  copie  par  Dasson  de  la  commode  de  Riesener  à 
Fontainebleau,  marqueterie  de  bois  de  couleur  avec 
bronzes,  et  8  500  francs  la  reproduction,  par  Beur- 
deley,  du  fameux  bureau  à  cylindre  de  Riesener,  au 
Petit  Trianon. 

L'hiver  dernier,  la  vente  des  meubles  d'art  de  la 
maison  Millet,  l'ébéniste  ctbronzier  bien  connu  du 


MEUBLES  387 

boulevard  Beaumarchais,  avait  mis  en  émoi  le  ban  et 
l'arrière-bandes  amateurs,  tout  comme  s'il  s'était  agi 
de  pièces  originales.  Grand  meuble  Régence  en  bois 
de  violette  satiné,  à  deux  portes,  orné  de  bronze  doré, 
d'après  l'original  de  M.  Chappey;  table  Louis  XVI  en 
bois  satiné  et  amarante,  avec  dessus  en  marqueterie, 
d'après  le  modèle  de  Reisener  au  Garde-meuble  na- 
tional, gaines  Louis  XVI  en  acajou  et  médaillons  en 
porcelaine  deWedgwood,  meuble  d'appui  Régence  en 
bois  lustré  des  îles,  avec  portes  ornées  de  panneaux 
en  laque  de  Coromandel,  sont  montés  à  des  prix 
superbes.  Et  c'était  justice,  comme  on  dit  au  tri- 
bunal. 


Il  faut  signaler  cependantle  danger  de  ces  nouvelles 
éditions  des  œuvres  du  xvin*  siècle.  Les  ébénistes 
d'art  ont  beau  les  vendre  pour  ce  qu'elles  sont,  il  peut 
toujours  se  trouver,  à  point  nommé,  un  adroit  com- 
père pour  les  maquiller  et  leur  donner  un  état  civil 
vieux  de  plusieurs  siècles.  Les  trucs  mis  en  œuvre 
sont  innombrables.  Le  renard  de  la  fable  n'avait  que 
cent  ruses  dans  son  sac,  mais  ses  petits-fils  en  ont 
inventé  des  milliers.  Tantôt,  c'est  un  vieux  colonel, 
décoré  et  blessé,  qui  n'a  conservé  que  des  débris 
d'une  opulence  ancienne,  —  allez  donc  vous  défier 
de  ce  témoignage  vivant  de  nos  gloires  militaires  !  — 
Tantôt,  c'est  une  vieille  comtesse  chargée  par  une 
congrégation  religieuse  expulsée  d'arracher  au  fisc 
les  plus  belles  pièces  du  mobilier  conventuel. 

Un  autre  moyen,  qui  réussit  encore  mieux  vis-à-vis 
des  amateurs,  consiste  à  insérer  dans  les  journaux, 
en  bonne  place,  une  annonce  dans  ce  genre  : 


388  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Rue   delà  Pompe,    î?8, 
Par  suite  de  départ 

MAGNIFIQUE  MOBILIER  A  VENDRE 

Tapisseries,  oi)jets  d'art. 

Meubles   anciens    de  style. 

«  Encore  un  truc  de  marchand  !  »,  se  diiramalcur 
en  lisant.  Cependant,  à  tout  hasard,  il  se  rend  à  l'a- 
dresse indiquée.  Il  trouve  un  appartement  encombre 
de  meubles,  dont  une  très  jolie  femme  vient  lui  faire 
les  honneurs.  Après  une  conversation  un  peu  pro- 
longée, il  est  rare  qu'il  distingue  très  bien  l'ancien 
du  moderne.  Il  achète  des  meubles  dont  il  n'a  nul 
besoin  et  donne  asile  dans  sa  galerie  aux  repro- 
ductions modernes  qu'un  marchand  avait  eu  l'idée  de 
recommander  aux  beaux  yeux  de  cette  courtière 
interlope. 

Le  procédé  classique,  vieux  comme  le  commerce 
de  la  curiosité,  et  qui,  pour  cela  peut-être,  réussit 
neuf  fois  sur  dix,  consiste  à  envoyer  l'objet  en  nourrice 
dans  quelque  château  de  province  où  se  sont  vendues 
jadis  de  belles  pièces  anciennes.  Le  maître  du  logis, 
M.  d'Argentcourt,  plus  ou  moins  atteint  de  ce  mal  que 
Panurge  appelait  «  impécuniosité  »,  consent,  moyen- 
nant une  forte  commission,  à  prêter  aux  marchands 
son  nom  et  ses  lambris  historiques  pour  authentifier 
des  ébénisleries  toutes  fraîches  sorties  de  l'atelier. 
Avec  une  telle  provenance,  on  achète  les  yeux 
fermés. 


Bien   plus,     les  musées   eux-mêmes   se    laissent 


MEUBLES  389 

prendre  au  truc,  lémoiii  la  stalle  de  Cluny  dont  le 
souvenir  cuisant  n'est  pas  encore  oublié  dans  le 
monde  où  passa  la  tiare. 

Lhistoire  vaut  la  peine  d'être  contée.  Elle  conso- 
lera peut-être  quelques  victimes,  ce  qui  ne  maufjue 
pas  d'arriver  chaque  fois  que  l'on  trouve  en  défaut 
la  science  officielle. 

En  l'an  de  grâce  1890,  vivait  à  Orléans  un  sculpteur 
sur  bois  nommé  Caillot,  qui  s'était  fait  une  spécialité 
de  la  reconstitution  des  meubles.  Il  en  fournissait 
toute  la  région.  Le  conservateur  du  château  de 
Blois  lui-même  en  commandait  pour  décorer  ses 
salles  désertes,  et  plus  d'un  marchand  parisien  en 
enlevait  au  passage  les  spécimens  les  mieux  réussis. 

Un  jour,  un  des  apprentis  de  la  maison  vint  à  Paris, 
et,  comme  de  juste,  s'empressa  de  visiter  nos  musées 
où  il  savait  trouver  de  bons  modèles  à  étudier.  Ba- 
quin  parcourait  les  salles,  en  admirant,  comme  ils  le 
méritent,  ces  merveilleux  bois  sculptés  du  moyen 
âge  et  de  la  Renaissance,  lorsqu'un  meuble  lui  arra- 
cha un  cri  de  surprise. 

—  Tiens,  la  stalle  du  patron  ! 

Il  s'approcha.  Pas  de  doute.  C'était  une  superbe 
stalle  du  xv«  siècle,  telle  qu'on  en  voit  dans  le  chœur 
de  certaines  cathédrales.  Il  la  connaissait  bien,  car 
il  y  avait  travaillé  quelques  années  auparavant. 

De  retour  à  Orléans,  il  ne  manqua  pas  d'aviser 
M.  Caillot  de  sa  découverte.  L'honnête  sculpteur,  in- 
capable de  se  faire  le  complice  d'une  mystification 
malhonnête,  écrivit  au  conservateur  pour  l'avertir. 
Il  ajouta  qu'il  avait  pris,  pour  établirsachayèrea  haut 
dossier  du  vieux  bois  de  charpente  et  une  trappe 
de  cave.    On  réunit  la  commission.   On  scruta    la 


390  iRUGS  i:t  truque i: us 

slalle  sur  tous  les  assemblages.  La  conclusion  una- 
nime fut  en  faveur  de  la  parfaite  aullienlicilé  de 
Toeuvre  d'un  liucliicr  du  temps.  Pour  un  peu  plus, 
on  aurait  traité  l'auteur  de  la  lettre  de  «  fumiste  ». 

Cette  fois,  c'en  était  trop.  L'artiste  Orléanais  se 
récria.  Il  raconta  l'incident  sous  le  sceau  du  secret  à 
un  journaliste  de  son  pays.  Trois  jours  après,  la  slalle 
truquée  faisait  le  tour  de  la  presse,  et  la  commission 
mandait  ^L  Caillot  à  Paris. 

Ce  ne  fut  pas  long. 

Il  enleva  deux  vis,  et,  sous  une  pièce  cachée,  il  mon- 
tra aux  yeux  ébahis  des  conservateurs  récalcitrants 
sa  marque  à  froid  et  la  date  de  fabrication  du  siège. 
Impossible  de  douter  plus  longtemps.  Il  ne  restait 
plus  qu'à  chercher  la  fdière  des  pérégrinations  de  la 
slalle. 

L'enquête  révéla  que  la  stalle  avait  été  achetée  600 
francs  à  M.  Caillot,  par  un  antiquaire  de  Paris.  Celui- 
ci  l'avait  glissée,  on  ne  sait  trop  à  l'aide  de  quelles 
complicités,  dans  le  grenier  d'un  vieil  hôtel  du  fau- 
bourg Saint-Germain.  Dûment  authentiquée,  elle 
avait  été  présentée  à  Cluny  et  vendue  9  000  francs. 

Le  marchand  rendit  l'argent  et  reprit  son  meuble. 
Mais  les  médisants  prétendent  qu'il  le  revendit  un 
mois  après  à  un  Russe,  avec  deux  mille  francs  de  bé- 
nélice,  comme  ayant  appartenu  au  musée  de  Cluny. 


i         OBJETS  DE  VITRINE,  BIJOUX, 
ARGENTERIE,  ORFÈVRERIE  RELIGIEUSE 
ET  ÉMAUX 


Les  cages  à  bijoux.  —  Le  Minotaiire  de  la  mode.  — 
Bijoutiers  de  Montmartre. —  Bijoux pseudo-mérovingiens.  — 
Un  fermait  répuljlicain.  —  Strass  et  caillou  du  Rhin.  —  Le 
celluloïd  complice.  —  Joyaux  populaires.  —  Un  mot  de  Cel- 
lini.  —  Camelots  de  villes  d'eaux.  —  Poursuites  en  correc- 
tionnelle. —  Made  in  Germany.  —  Chez  les  Kabyles.  —  Orfè- 
vrerie religieuse.  —  La  loi  de  séparation.  —  Thomas  and  (W 
—  Médaillons  du  château  de  Madrid.  —  Une  châsse  limou- 
sine. —  Porte-lumière  reconstitué.  —  Reslrictionmentale.  — 
D'après  Phiiippotaux.  —  Creux  révélateurs.  —  La  coupe  du 
baron  Pichon.  —  Les  émaux  d'Odessa.  —  La  tiare  pontiC- 
cale. 

BIJOUX 

Quel  plaisir  pour  les  yeux  d'inventorier  ces  élé- 
gantes volières  qui  s'appellent  des  vitrines  !  Leur 
armature  en  acier  poli  encadre  discrètement  des 
tablettes  de  satin  blanc  ou  de  velours  rouge. 

Ce  sont  les  cages  réservées  aux  oiseaux  rares  de  la 
curiosité.  L'une  est  consacrée  aux  bijoux,  aigrettes, 
bagues,  bracelets,  affiquets  et  culbutes.  L'autre,  aux 
souvenirs,  aux  béquilles  de  cannes  et  aux  couteaux 
pliants  à  lames  d'or.  Celle-ci  abrite  les  montres  aux 
boîtiers  ciselés,  guillochés,  émaillés  à  deux  ors  et 


392  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

ressemblant  quelquefois  à  des  vases  ou  à  des  corbeil- 
les. Celle-là  renferme  les  drageoirs  en  agate  arbo- 
risée,  les  boîtes  rondes  ou  ovales,  avec,  dans  des 
médaillons,  des  portraits,  des  paysages  ou  des  allé- 
gories. Enfin,  dans  une  dernière,  plate  afin  de  pouvoir 
se  pencher  pour  mieux  voir,  s'alignent  en  rangs  pres- 
sés les  boucles  et  les  boutons  de  porcelaine,  d'acier, 
ou  de  cailloux  du  Rhin. 

IMais  quelle  tristesse  de  reconnaître  que,  là  encore, 
le  loup  s'est  introduit  dans  la  bergerie.  Bien  rares, 
en  effet,  les  bijoux  anciens  indiscutables  !  Minus- 
cules, délicats,  victimes  de  leur  fragilité,  dévorés  par 
le  Minolaure  de  la  mode,  jetés  à  la  fonte  pour  rendre 
quelques  grammes  d'or,  ils  devaient  en  partie  dispa- 
raître. C'était  leur  destin.  Papillons  de  la  galanterie, 
ils  ont  vécu  comme  des  éphémères. 


De  la  Renaissance,  les  musées  exposent  encore 
quelques  rares  joyaux  bien  authentiques,  longuement 
«  loupés.  »  Les  conservateurs  ont  appris  à  se  défier 
des  parfaits  ouvriers  d'art  que  possèdent  l'Allemagne 
et  l'Autriche,  et  qui  savent  aussi  bien  assembler  des 
fragments  que  reconstituer  en  entier,  d'après  les  mo- 
dèles gravés  dans  les  livres  des  maîtres  du  xvi®  siècle. 
In  tenui  lahor,  a  dit  Virgile,  en  parlant  des  abeilles. 
Mais  la  difficulté  du  travail  ne  les  fait  pas  reculer. 
Ils  ont  refait  les  carcans,  les  miroirs,  les  trousses,  les 
manicles,  les  fronteaux,  les  enseignes  d'or,  les  pend- 
à-cols  ornés  d'émaux,  les  ferrets  de  ceinture,  les  amu- 
lettes en  argent  doré,  les  reliquaires  en  cristal  de 
roche,  les  montres  en  forme  de  têtes  de  mort,  de 
croix  ou  ciselées  de  sujets  galants  et  mythologiques. 


OBJETS  DE  VITRINE,  BIJOUX,  ARGENTERIE         393 

Ces  artistes  décorateurs  ignorent,  nous  aimons  à 
le  croire,  le  délictueux  usage  fait  de  leur  talent.  Ils 
livrent  le  bijou  battant  neuf.  Les  marchands  se 
chargent  de  l'habiller.  Avant  d'y  ajouter  perles  ou 
pierres  précieuses,  prodiguées  plus  ou  moins  géné- 
reusement, selon  le  prix  qu'on  veut  donner  à  l'objet, 
ces  successeurs  montmartrois  de  Benvenuto  Cellini 
vieillissent  le  joyau.  Un  bain  chimique  pour  les 
pièces  en  or  ou  en  argent  :  voilà  la  patine  obtenue. 
Les  maîtres  fourbes  ont  un  tour  de  main  pour  ma- 
quiller les  applications  d'émail.  Ils  font  chauffer  la 
pièce  afin  de  la  dilater,  puis  la  plongent  dans  l'eau 
froide.  L'émail  se  fendille,  éclate  par  places.  C'est  à 
s'y  tromper. 

N'essayez  pas  de  reconnaître  à  l'usure  leurs  ingé- 
nieuses imitations.  Toutes  les  parties  soumises  au 
frottement  sont  passées  à  la  pierre  ponce.  Même,  au 
besoin,  quelques  martelages  ajoutent  à  l'illusion  et 
simulent  les  blessures  reçues  au  cours  des  siècles. 
Un  peu  de  graisse,  une  exposition  prolongée  à  la 
fumée,  et  il  ne  reste  plus  qu'à  livrer  l'objet  au  lapi- 
daire. 

Les  bijoux  du  moyen  âge  eux-mêmes,  diadèmes, 
agrafes  de  manteau,  fibules  en  bronze,  bagues  épis- 
copales  en  or  massif,  anneaux  de  pèlerinage  ou  de 
fiançailles  à  devises,  longues  patenostres,  boucles 
ornées  d'émaux  et  de  cabochons,  épingles  à  cheveux, 
fermoirs  d'aumônière,  sont  imités,  copiés,  avilis  avec 
une  telle  perfection  qu'on  les  jurerait  sortis  de 
tombes  seigneuriales. 

Un  certain  Lepoitevin,qui  opérait  sur  les  frontières 
de  Belgique,  copiait  sans  scrupule  les  reproductions 
en  couleurs  des  traités  d'orfèvrerie  mérovingienne, 
et  simulait  des  fouilles  pour  mieux  engeigner  ses 

17. 


394  ÏKUGS  ET  TRUQUEURS   • 

dupes.  Les  plus  clairvoyants  s'y  laissaient  prendre, 
tant  ce  truqueur  émérite  possédait  Tart  des  paroles 
dorées...  plus  dorées,  à  coup  sûr,  que  ses  bijoux. 

Un  jour,  il  achète,  chez  un  horloger,  une  broche  en 
doublé  pour  trois  francs.  Il  la  passe  au  feu,  la  tord 
légèrement,  la  salit,  et  la  vend  à  un  amateur  comme 
fibule  mérovingienne  !  Quand  l'acquéreur  s'aperçut 
du  tour,  il  était  trop  tard.  Les  amis  faisaient  déjà 
gorge  chaude  de  sa  déconvenue. 

La  victime  fut  bientôt  vengée.  Le  plus  acharné  des 
rieurs,  un  dilettante  sceptique,  qui  se  vantait  de 
n'avoir  jamais  été  «  mis  dedans  »,  connut  à  son  tour 
l'adresse  de  Lepoilevin.  Ce  mystificateur  éhonté  lui 
présenta  un  fermail  carlovingien  si  bien  conservé  qu'il 
Tacheta  malgré  sa  défiance.  Deux  jours  après,  en  dé- 
barrassant sa  trouvaille  de  son  empâtement  séculaire, 
il  fit  venir,  peu  à  peu,  sur  le  pourtour  encrassé  de  la 
boucle,  les  mots  gravés  en  creux  de  Vive  la  Répu- 
blique !  Il  en  fut  d'autant  plus  marri  qu'il  était  forte- 
ment conservateur. 


Quittons  ces  temps  nébuleux  et  arrivons  à  ce  xviii® 
siècle  poudrerisé  et  charmant,  qui  fut  l'époque  la 
plus  brillante  du  bibelot. 

Petites  corbeilles  et  paniers  fleuris,  en  forme  de 
broches,  bagues  marquises,  pende-loques  ornées  de 
marcassite,  tous  ces  jolis  bijoux  aux  pierreries  multi- 
colores sont  fabriqués  à  la  grosse  en  Allemagne  et 
se  vendent  de  25  à  40  francs.  On  les  fait  en  argent 
avec  garnitures  de  fausses  pierres.  Aux  vitrines  de 
la  rue  de  Rivoli  ou  du  Palais-Royal,  elles  ne  trom- 
pent personne.  Dans  les  villes  d'eaux,  pour  se  dis- 


OBJETS  DE  VITRINE,  BIJOUX,  ARGENTERIE       393 

traire  du  traitement,  certains  malades  peu  avertis, 
ou  d'adorables  flâneuses  en  quête  de  souvenirs  de 
voyage  et  n'écoutant  que  leur  fantaisie,  mordent  à 
l'hameçon  de  temps  à  autre.  C'est  du  toc,  mais  c'est 
l'illusion  à  bon  marché. 

Vous  connaissez  ces  fulgurants  bijoux  en  cailloux 
du  Rhin,  boutons,  boucles  de  ceinture,  broches, 
peignes,  pendants  d'oreilles,  croix  du  Saint-Esprit, 
dont  raffolaient  nos  bisaïeules  ?  Ils  jettent  des  feux 
comme  du  diamant,  et  sur  un  corsage  un  peu  som- 
bre, ils  éclatent  comme  des  étoiles  au  firmament.  Un 
de  mes  amis  acheta  jadis  àM™^  Vail,  cette  intelligente 
marchande  près  du  carreau  du  Temple,  une  parure 
de  24  grands  boutons  et  12  petits,  qui  sont  bien  ce 
que  l'on  peut  voir  de  plus  parfait.  Un  marchand  de 
diamants  s'y  trompa  dans  une  soirée,  où  ils  garnis- 
saient une  robe  de  velours  noir,  et  il  dit  à  la  dame  qui 
les  portait  : 

—  Vous  avez  sur  vous,  madame,  une  véritable  for- 
tune. 

Pour  obtenir  cet  effet,  les  joailliers  du  xvni»  siècle 
employaient  soit  la  composition  vitreuse,  inventée 
par  Strass  et  susceptible  de  recevoir  difïércnles 
teintes,  soit  le  caillou  du  Rhin  (cristal  de  roche  ou 
topaze  blanche),  presque  toujours  taillé  en  table.  Ils 
montaient  ces  pierres  sur  des  paillons  de  métal  ar- 
genté. Au  fond  de  la  sertissure,  ces  observateurs  éclai- 
rés déposaient  un  point  d'encre  de  Chine,  destiné  à 
refléter  la  lumière. 

Les  imitations  modernes,  que  l'on  trouve  dans 
toutes  les  boutiques  de  bijoutiers  et  chez  les  grands 
couturiers,  sont  fabriquées  avec  du  cristal  étamé 
comme  une  glace  et  enduit  d'un  vernis  pour  proléger 
l'étamage.  La  taille  est  presque  toujours  octogonale. 


396  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

On  les  livre  clans  le  commerce  toutes  prêtes  à  être 
posées  dans  l'alvéole  d'argent. 


Très  imitées  aussi,  les  tabatières,  bonbonnières,  na- 
vettes, étuis  cylindriques  pour  la  cire  d'Espagne,  car- 
nets de  bal,  breloques,  flacons  balustre  et  boîtes  en 
or  émaillées.  On  les  fabrique  en  Belgique  et  en  Hol- 
lande et  l'on  vend  503  francs  des  objets  qui  en  vau- 
draient 5  000,  s'ils  étaient  vrais. 

On  inonde,  depuis  quelques  années,  le  marché  de 
Paris  de  belles  boîtes  rondes  en  écaille,  piquées 
d'étoiles  dor,  pourvues  de  miniatures  des  moins  au- 
thentiques. C'est  le  celluloïd  qui  se  fait  complice  des 
truqueurs.  Il  a  l'élasticité  de  leur  conscience,  il  peut 
se  tourner,  se  polir,  se  mouler  dans  des  matrices 
chauffées.  Il  est  transparent  comme  la  plus  belle 
écaille.  Quelques-unes  de  ces  créations  nouvelles  ont 
le  profil  de  Louis  XVI,  repoussé  sur  une  feuille  mince 
de  cuivre  doré.  Plus  d'un  marchand  y  a  été  pris.  On 
s'est  môme  servi  du  celluloïd  pour  faire  des  boîtes  à 
mouches  et  des  montures  ajourées  d'éventails.  C'est 
d'un  danger  permanent.  Le  feu  d'une  cigarette  peut 
enflammer  et  réduire  en  cendres  ces  bibelots  éphé- 
mères. Avant  d'acheter,  flairez  de  très  près.  Vous 
reconnaîtrez  l'odeur  persistante  du  camphre. 

Contrefaites  ces  montres  du  wf  siècle  au  boîtier 
hexagonal  en  cristal  de  roche  jadis  si  pur,  si  limpide, 
aujourd'hui  parsemé  de  taches  nuageuses.  Très  re- 
produites surtout  ces  jolies  montres  Louis  XVI,  avec 
médaillon  peint,  entouré  d'une  ceinture  d'émail 
translucide  bleu  de  roi,  vert  ou  rose. 

La  mode  est  revenue  à  ces  jolis  émaux  transpa- 


OBJETS  DE  YITRIXE,   BIJOUX,  ARGENTERIE        31.7 

renls.  On  en  met  non  seulement  aux  boîtiers  de 
montres,  mais  ils  servent  encore  à  orner  des  taba- 
tières, des  drageoirs,  mille  petits  bibelots  ravissants, 
délicieux,  décorés  en  outre  de  guirlandes,  de  rangs 
de  perles,  de  rubans,  de  cornes  d'abondance,  de 
fleurs  d'acanthe,  de  colombes  et  de  carquois  à  deux 
ors.  Tels  les  relatent  les  livres  de  Lazare  Duvaux  et 
tels  les  créaient  les  orfèvres  du  temps  de  Marie- 
Antoinette,  les  Auguste,  les  Debeche,  les  Cassin,  les 
Laurent  et  les  Hauer.  C'est  très  bien  fait.  On  va  même 
plus  loin  pour  les  montres,  on  pousse  le  souci  de 
lexaclitude  jusqu'à  les  pourvoir  d'un  mouvement 
ancien  enlevé  à  un  «  oignon  »  sans  valeur. 


N'existe-t-il  donc  plus  de  bijoux  du  xvni«  siècle? 
On  en  rencontre,  mais  de  moins  en  moins.  Certains 
collectionneurs  avisés,  désespérant  démettre  la  main 
sur  les  coiTrets  à  bijoux  des  grandes  dames,  ont  songé 
à  recueillir,  dans  les  provinces,  ces  parures  villa- 
geoises jalousement  conservées  de  mère  en  fille, 
croix  normandes,  Saint-Esprits  d'Auvergne,  dotés 
de  gros  cabochons  de  couleurs  comme  des  orfèvre- 
ries mérovingiennes,  larges  agrafes  d'argent  poite- 
vines, croix  huguenotes  des  Cévennes.  L'idée  est 
heureuse  et  l'on  peut  espérer  encore  d'intéressantes 
trouvailles.  Mais  il  faut  se  presser.  La  contrefaçon 
s'est  déjà  emparée  de  ces  modestes  joyaux.  Les  bi- 
joux d'Auvergne,  vendus  aux  baigneurs  de  Royat,  du 
Mont-Dore,  de  la  Bourboule,  se  fabriquent  dans  une 
rue  voisine  du  boulevard  du  Temple,  et  les  croix  nor- 
mandes dans  le  quartier  de  l'Opéra. 


398  TRUGS  ET  TRUQUEURS 


A  côté  de  tant  de  myslifications,  il  faut  faire  grâce, 
est-il  besoin  de  le  répéter?  aux  honnêtes  reconstitu- 
tions. De  grands  artistes,  sur  la  demande  de  riches 
amateurs,  refont  les  bijoux  anciens  avec  fidélité. 
Malgré  tout,  on  sent  la  copie.  Et  puis,  gare  à  un 
moment  donné,  à  la  mise  en  circulation  comme 
pièces  de  «  Tépoque  »  ! 

On  voudrait  voir  nos  ciseleurs  modernes  suivre 
l'exemple  de  Benvenuto  Cellini.  L'illustre  Florentin 
raconte  dans  ses  Mémoires  que  le  pape  Clément  VII 
le  fit  appeler  au  Vatican  pour  lui  montrer  un  collier 
d'or  étrusque,  d'une  finesse  admirable,  que  le  hasard 
venait  de  faire  découvrir  dans  quelque  hypogée  des 
maremmes  pontificales. 

—  Hélas  !  répondit  le  grand  sculpteur,  ne  me 
demandez  pas  de  reproduire  un  tel  chef-d'œuvre.  Je 
ne  pourrais  en  faire  qu'une  maladroite  copie. 


ARGENTERIE 

Presque  aussi  introuvables  que  les  anciens  bijoux, 
les  produits  de  la  vieille  argenterie  française  ont  ce- 
pendant leur  place  marquée  dans  toutes  les  vitrines. 
Flambeaux,  cafetières,  aiguières,  salières,  sucriers, 
vaisselle  plate  armoriée  s'étalent  sur  les  étagères  à 
l'abri  d'une  glace  qui  les  préserve  de  l'oxydation  et 
des  tentations. 

Regardez,  mais  ne  touchez  pas!  de  loin  c'est  quel- 
que chose  et  de  près  ce  n'est  rien  I  Ce  luxe  extraordi- 


OBJETS  DE  VITRINE,  BIJOUX,  ARGENTERIE        399 

naire  de  poinçons  que  vous  apercevez  à  travers  les 
vitres  n'est  leplus  souvent  qu'un  trompe-l'œil.  Toutes 
ces  pièces  ont  été  fabriquées  en  Allemagne  ou  en 
Suisse  et  importées  frauduleusement  au  grand  dom- 
mage de  nos  orfèvres  français.  Non  seulement  ces 
vieux  Paris  de  contrebande  ne  sont  pas  du  «  temps  », 
mais  ils  n'ont  même  pas  le  titre.  C'est  une  double  et 
téméraire  tromperie. 

Interrogez  les  possesseurs  de  cette  orfèvrerie  de 
pacotille.  Ils  vous  répondront  qu'ils  ont  fait  leurs 
achats  pendant  les  loisirs  d'une  villégiature  sur  les 
bords  de  la  Manche  ou  de  la  Côte  d'azur.  Ils  se  sont 
adressés  à  ces  bric-à-brac  qui  exhibent  à  leurs  éta- 
lages toute  la  kyrielle  des  argenteries  légères  et 
repoussées,  dans  les  styles  les  plus  réjouissants, 
boîtes  à  mouches,  bénitiers,  encriers,  bougeoirs, 
tasses  à  vin  avec  incrustation  de  monnaies,  couteaux 
à  papier  faits  à  l'aide  d'anciens  crochets  à  ciseaux, 
pots  à  lait  invraisemblables  de  composition  et  de 
décor. 

—  C'est  de  l'argent  au  titre,  leur  a  dit  le  camelot, 

Etilsont  acheté  sans  s'apercevoir  delà  petite  quan- 
tité de  matière  employée  dans  ces  pièces,  boursou- 
flées comme  des  beignets  sortis  de  la  poêle. 

Voilà  bientôt  une  vingtaine  d'années,  les  orfèvres 
de  Paris  s'émurent  de  cette  invasion  d'argenterie  re- 
poussée. Un  des  leurs  se  mit  en  campagne  et  finit  par 
découvrir  chez  plusieurs  brocanteurs  d'irréfutables 
pièces  à  conviction.  Chez  le  premier,  il  se  rendit  ac- 
quéreur d'une  pelitcjardinière  en  argent  de  l'époque 
Louis  XVI  avec  poinçon  à  l'appui  ;  chez  le  second, 
d'un  sucrier  Louis  XV;  et  chez  le  troisième,  de  deux 
petits  vases  de  style  Louis  XIV,  également  revêtus 
d'anciens  poinçons.  Il  se  fitdélivrer  des  factures  por- 


400  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

tant  «  garanti  argent  vieux  Paris  »  et  paya  comptant 
sa  marchandise. 

Forle  de  ces  arguments,  la  compagnie  des  orfèvres 
porta  plainte  entre  les  mains  du  procureur  de  la  Ré- 
publique, et  les  marchands,  imprudents  ou  trop  ingé- 
nieux, défdèrent  en  police  correctionnelle  avec  les 
représentants  des  fournisseurs  étrangers.  Malgré  une 
habile  défense,  ils  ne  purent  prouver  leur  bonne  foi. 

—  Vous  avez  trop  d'expérience  du  métier,  dit  le 
président  à  l'un  des  prévenus,  pour  vous  tromper  sur 
l'origine  des  objets  et  sur  la  valeur  des  poinçons. 
Cependant  vous  les  avez  vendus  garantis  sur  facture, 
comme  étant  du  vieux  Paris. 

—  Ce  n'était  pas  mon  intention.  Dans  le  commerce, 
«  a-rgent  vieux  »  signifie  seulement  «  marchandise 
d'occasion  ». 

Une  accusée  déclara,  avec  assurance,  que  son 
sucrier,  acheté  comme  ancien  à  l'hôtel  des  ventes, 
avait  été  revendu  comme  tel  de  la  meilleure  foi  du 
monde  : 

—  Cependant  vous  étiez  en  relations  d'affaires  avec 
une  fabrique  allemande  ? 

—  C'est  vrai,  mais  je  savais  qu'elle  ne  tenait  que 
des  objets  de  grossières  imitations.  Chaque  fois  que 
j'ai  vendu  des  pièces  provenant  de  cette  maison,  je 
me  suis  toujours  refusée  à  en  garantir  l'authenticité. 

—  Qu'avez-vous  fait  du  bordereau  de  votre  achat 
à  l'hôtel  Drouot  ? 

—  Je  l'aurai  très  probablement  détruit,  comme  je 
le  fais  pour  tous,  au  fur  et  à  mesure  des  paiements. 

Le  tribunal  fut  aussi  impitoyable  que  le  permettait 
la  loi.  Les  prévenus  furent  condamnés  à  des  amendes 
variant  de  1000  à  3  000  francs. 

Comme  dans  la  chanson,  la  |^)eine  était  légère. 


OBJETS  DE  VITRINE,  BIJOUX,  ARGENTERIE        401 


Elle  n'arrêta  pas  la  fraude.  Paris  continue  à  rece- 
voir des  envois  ininterrompus  de  vieille  orfèvrerie 
française  «  madein  Germany  »,  sous  le  règne  de  Guil- 
laume I"  et  de  Frédéric  III.  Aujourd'hui,  ce  n'est 
plus  l'or  du  Rhin,  c'est  l'argent  allemand  qui  nous 
envahit.  Plats  repoussés,  gobelets  dorés  ornés  de 
médaillons,  canettes  à  profils  d'empereur,  hanaps  et 
vidrecomes  décorés  de  compositions  allégoriques, 
coupes  de  confréries,  hiboux  et  autres  oiseaux  déco- 
ratifs, passent  la  frontière  sans  relâche.  Le  «  cha- 
renron  »,  ce  poinçon  indicateur  de  la  provenance 
étrangère,  est  si  peu  apparent  que  les  amateurs  n'y 
prennent  'garde,  et  qu'ils  n'ont  d'yeux  que  pour  les 
vieux  poinçons  très  accusés,  outrageusement  faux. 

Après  tout,  depuis  la  loi  du  19  brumaire  an  "VI,  les 
marques  «  Vieux  Paris  »  sont  abandonnées.  Les  tru- 
queurs qui  les  imitent  échappent  aux  peines  rigou- 
reuses réservées  au  faussaire. Ils  ne  peuvent  être  pour- 
suivis que  pour  tromperie  sur  la  marchandise  vendue. 
Aussi,  s'en  donnent-ils  à  poinçon  —  que  veux-tu. 

Ils  ont  même  trouvé  un  procédé  sûr.  Au  lieu  de 
fabriquer  de  pseudo-marques,  toujours  moins  par- 
faites que  les  anciennes,  ils  achètent  à  vil  prix  des 
pièces  d'argenterie  de  rebut  et  détachent  les  em- 
preintes originales  pour  les  souder  à  des  pièces  mo- 
dernes. Quelquesciselures,  opporlunémentrajoutées, 
dissimulent  la  soudure,  et  le  tour  est  joué. 

Il  n'est  pas  nouveau.  Dès  1747,  la  Cour  des  Mon- 
naies condamnait  des  orfèvres  parisiens  qui  usaient 
de  ce  stratagème.  Ces  subtils  personnages  fabri- 
quaient des  étuis,  des  boîtes,  des  tabatières  à  bas 


402  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

titre,  et  entaient  à  la  place  voulue  aes  marques  de 
charg-e  et,  de  décharge  des  fermiers,  des  poinçons  de 
la  maison  commune  des  orfèvres,  enlevés  à  des 
pièces  de  rebut.  Puis,  ils  ajoutaient  leur  marque  de 
maître.  L'objet  portait  ainsi  toutes  les  garanties  d'un 
.titre  honnête,  tandis  que  l'acheteur  n'avait  en  sa  pos- 
isession  qu'un  alliage  frauduleux. 
I  Et  pourtant  si  nous  trouvions  aujourd'hui  de  ces 
truquages  du  règne  de  Louis  XV,  nousinquiéterions- 
nous  de  savoir  leur  titre?  Faux  ou  non,  les  curieux 
s'en  empareraient  avidement. 


Cette  invention  de  M.  Josse  me  rappelle  une  ruse 
quej'ai  vu  pratiquer  dans  la  basse  Kabylie  aux  orfèvres 
nomades.  L'Algérien,  comme  on  le  sait,  est  passionné 
pour  les  bijoux.  Depuis  les  grands  chefs  de  douars, 
qui  conservent  dans  leurs  harems  de  vraies  fortunes 
d'orfèvrerie,  jusqu'à  la  petite  mendiante  qui  enserre 
ses  maigres  poignets  dans  de  modestes  bracelets 
d'argent,  tout  le  monde,  sur  la  terre  africaine,  est  fou 
de  parure.  Mais  l'indigène  a  été  si  souvent  trompé  par 
les  juifs  qu'il  est  devenu  méfiant.  Il  surveille  la  fabri- 
cation. 

Dès  que  l'orfèvre  nomade  a  dressé  son  atelier  en 
plein  vent,  allumé  son  creuset,  établi  ses  moules, 
toujours  les  mêmes,  le  Kabyle  vient  faire  son 
choix.  Il  commande  un  bracelet,  une  bague  ou  une 
épingle  de  haïk,  et,  pour  être  sûr  du  titre,  il  fournit 
lui-même,  sous  la  forme  d'une  pièce  de  cinq  francs, 
le  métal  destiné  à  la  fonte.  Le  juif  regarde  l'écu.  Il 
est  bon.  C'est  une  effigie  française. 

—  Tiens,  dit-il  à  son  client,   en  lui  montrant  une 


OBJETS  DE  VITRINE,  BIJOUX,  ARGENTERIE        403 

pièce  espagnole  ou  démonétisée  de  même  valeur 
fiduciaire,  si  lu  veux,  je  te  fondrai  ton  bzaïm  pour 
rien.  Mais  je  mettrai  cette  pièce  au  creuset  à  la  place 
de  la  tienne. 

Que  risque  le  berbère?  Il  accepte.  D'où  premier 
bénéfice  pour  le  juif  de  2  fr.  50. 

Le  creuset  est  mis  au  feu,  l'argent  entre  en  fusion, 
et  coule  dans  la  lingotière.  L'indigène  ne  perd  aucun 
mouvement  de  l'opérateur. 

—  Voilà  qui  est  fait,  dit  le  juif. 

Il  sort  le  bijou  du  moule  et  le  jette  dans  le  seau  à 
rafraîchir,  au  milieu  d'une  eau  noire  de  limaille. 

Deux  minutes  après,  il  le  rend  au  Kabyle,  qui  s'en 
va  ravi  avec  un  joyau  qui  ne  lui  a  rien  coûté  de  fabri- 
cation. 

Pauvre  dupe  !  le  bijoutier  s'est  livré  à  une  légère 
substitution.  Comme  ce  sont  toujours  les  mêmes 
objets  qu'on  lui  demande,  il  a  déposé  d'avance  au 
fond  du  rafraîchissoirun  certain  nombre  de  modèles 
à  très  bas  titre.  Au  lieu  de  la  pièce  fabriquée  devant 
le  client,  il  en  a  retiré  une  autre,  semblable  de  forme, 
mais  contenant  un  fort  alliage  de  cuivre  et  valant 
25  sous. 

Le  fils  d'Israël  a  donc  gagné  2  fr.  50  en  changeant 
la  monnaie,  et  1  fr.  25  en  remplaçant  un  bijou  par 
le  client.  D'où  un  petit  bénéfice  de  3  fr.  75  sur  une 
opération  de  5  francs,  en  somme  75  0/0  de  gain. 
Que  les  temps  sont  changés  !  Le  juif  errant  de  la 
légende  n'avait  jamais  que  cinq  sous  dans  sa  poche. 

Si  la  Libre  Parole  connaissait  ce  tour  des  Hébreux 
africains  ! 


A  PariSj  sur  la  place  de  la  Trinité,  s'ouvrait,  il  y 


404  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

a  une  dizaine  d'années,  le  magasin  garni  de  tapisse- 
ries de  l'orfèvre  Bouquet. 

Nul  mieux  que  lui  n'était  à  même  de  reproduire, 
avec  exactitude,  les  œuvres  du  xviii®  siècle.  Il  avait  su 
se  former  le  goût  par  l'étude  des  planches  laissées 
par  Forty,  Masson  et  Germain,  s'entourer  de  bons 
modeleurs,  d'excellents  ciseleurs,  et  sortir  de  la 
ferraille  de  nombreux  poinçons  de  maîtres  ou  de 
fermiers  du  droit  de  marque. 

D'une  exécution  irréprochable,  ses  copies  des  flam- 
buxea  de  Lehendrick,  des  sucriers  de  Roussy,  des 
salières  de  Janety,  des  bougeoirs  de  Jossey  ne  se  comp- 
taient plus.  Il  écoulait  au  vidgwn  peciis  des  four- 
chettes, des  salières,  des  cafetières  empruntées  aux 
meilleurs  modèles,  mais  il  vendait  ad  lihilum  du 
vieux,  du  neuf  et  du  vieux  neuf. 

Quand  on  l'interrogeai  t  sur  rauthenticité  d'un  objet, 
il  répondait  invariablement  : 

—  C'est  de  l'époque  (sous-entendu  de  la  nôtre). 

Mais  il  se  gardait  bien  de  rien  garantir  sur  facture. 
Suivant  la  tradition  des  grands  magasins,  il  reprenait, 
sans  difficulté,  tout  ce  qui  avait  cessé  de  plaire.  Aussi 
sa  clientèle  lui  était  fort  attachée. 

Je  le  fréquentais  beaucoup.  Je  le  vois  encore  dans 
mes  souvenirs,  avec  sa  figure  rasée  comme  celle 
d'un  chanoine,  sa  lèvre  railleuse  et  sa  démarche 
Irahiante,  car  il  était  une  victime  de  la  goutte. 

Avec  l'autorisation  du  baron  Pichon,  il  avait  fait 
une  merveilleuse  copie  de  l'une  des  plus  belles  pièces 
de  sa  collection,  la  terrine  de  1730,  ayant  appartenu 
à  l'infant  don  Philippe,  gendre  de  Louis  XV.  Mais 
le  célèbre  collectionneur,  doué  comme  personne 
d'une  vue  pénétrante,  se  contentait  de  cueillir  chez 
Bouquet  plus  d'une  heureuse  trouvaille.  Il  avait  tou- 


OBJETS  DE  VITRINE,  BIJOUX,  ARGENTERIE         405 

jours  SU  lui  laisser  ce  qu'il  appelait  «  ses  drogues  ». 

Ce  discernement  désespérait  l'orfèvre.  Il  rêvait 
toujours  de  mettre  le  baron  en  défaut,  au  moins  une 
fois  dans  sa  vie.  Il  attendait  une  occasion,  comme  le 
chat  guette  la  souris. 

Un  jour,  je  rentre  chez  lui.  Le  visage  glabre  de 
Bouquet  s'éclaire  d'un  fin  sourire  : 

—  Ça  y  est,  me  dit-il,  en  clignant  de  l'œil,  mais 
motus  ! 

Et  il  me  raconte  qu'après  avoir  acheté  un  vieil  écrin 
de  maroquin  rouge,  armorié  et  doré  au  petit  fer,  il 
s'était  ingénié  à  reconstituer  l'écuelle  que  l'étui 
contenait  jadis.  Avec  patience,  il  avait  fabriqué  une 
pièce  épousant  exactement,  à  l'intérieur  de  la  boîte, 
les  contours  de  la  peau  de  chamois.  Puis,  il  avait  re- 
produit sur  l'écuelle,  comme  un  témoignage  incon- 
testable d'authenticité,  le  blason  frappé  sur  le  cou- 
vercle de  l'étui. 

—  Le  baron  a  coupé  en  plein!  Elle  est  bien  bonne, 
n'est-ce  pas?  et  il  se  mit  à  rire  bruyamment. 

Je  ne  pouvais  rester  dépositaire  d'un  tel  secret.  Je 
pris  un  air  sévère.  Cependant,  j'eus  quelque  peine  à 
persuader  Bouquet  du  danger  de  sa  supercherie  avec 
l'un  de  ses  meilleurs  clients. 

—  Vous  avez  raison,  me  dit-il  enfin.  Il  faut  que  le 
grand  argentier  sache  qu'il  peut  se  tromper  tout 
comme  les  autres.  Je  vais  l'en  prévenir,  mais  il  me 
faudrait  une  devise  latine.  Je  signerai  simplement 
au  bas. 

—  'S[e[[ez  :  inleiligenti  joauca. 

—  Qu'est-ce  que  ça  veut  dire  ? 

—  A  qui  comprend,  peu  de  mots  suffisent. 

Le  maître  des  maîtres  comprit.  Il  retcurna  l'écuelle 
avec  ces  mots  : 


406  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

—  J'ai  ri,  me  voilà  désarmé.  Mais  ne  recommencez 
pas  ou  gare  à  vous  ! 
Personne  ne  connut  rien  de  l'aventure. 


ORFEVRERIE    RELIGIEUSE 

C'est  à  vous  que  j'en  veux,  superbes  vestiges  de 
rorfèvrerie  religieuse  du  moyen  âge,  crosses  épisco- 
palcs,  ciboires,  pixides,  baisers  de  paix,  encensoirs, 
navettes,  custodes,  monstrances,  croix  procession- 
nelles, chefs  d'argent,  châsses,  plateaux  d'otîrande, 
bras  reliquaires,  coffrets  précieux,  orgueils  de  nos 
musées  nationaux,  joyaux  sans  prix  des  antiques 
monastères,  sujets  d'envie  pour  les  milliardaires  de 
tous  pays.  Est-il  rien  de  comparable,  dans  la  vitrine 
d'honneur  d'une  galerie,  au  reflet  de  vos  ors  passés, 
aux  teintes  délicieusement  archaïques  de  vos  émaux 
champlevés  ou  translucides? 

Et  pourtant,  vous  aussi,  vous  excitez  trop  de  con- 
voitises. Vous  nous  trompez  parfois  !  Sous  le  man- 
teau de  la  religion,  vous  cachez  souvent  une  ame  de 
tartuffe  et  votre  aspect  sacré  ne  sert  qu'à  nous  mysti- 
fier plus  cruellement  ! 

On  a  commencé  par  vous  restaurer.  De  grands  ama- 
teurs prenant  en  pitié  vos  membrures  défoncées, 
votre  épiderme  écaillé,  vos  côtes  perforées,  vos  chefs 
bossues,  vos  pieds  cassés,  vous  ont  confiés  à  de 
véritables  artistes.  On  a  refait  votre  corps  délicat.  On 
vous  a  rendu  votre  superbe  revêtement  d'émail. 
Vous  avez  pris  place,  avec  une  jeunesse  nouvelle, 
au  milieu  des  témoins  des  siècles  passés,  dont  vous 
êtes  les  ancêtres  et  les  plus  grands  seigneurs. 


ORFÈVRERIE  RELIGIEUSE  407 

Mais  la  penle  était  dangereuse.  Comme  toujours, 
après  vous  avoir  complété,  on  a  cherché  à  vous 
imiter.  Les  émailleurs  limousins,  élèves  de  saint  Éloi, 
qui  alluma  les  fours  de  Solignac,  ont  laissé  de  dignes 
continuateurs.  Vos  rangs  se  sont  grossis  de  tant  de 
recrues,  que  vous  êtes  plus  nombreux,  ô  trésors 
d'orfèvrerie  religieuse  !  que  vous  n'étiez  aux  plus 
beaux  siècles  de  foi. 


La  loi  de  séparation  de  l'Église  et  de  l'État  a  eu  la 
plus  singulière  répercussion  sur  le  mobilier  artistique 
des  églises,  couvents,  monastères  et  collégiales.  Bien 
avant  sa  promulgation,  les  bruits  les  plus  étranges 
de  confiscation,  d'expropriation,  de  spoliation  à  main 
armée,  circulèrent  dans  les  journaux  du  monde  reli- 
gieux. Ce  fut  un  cri  d'alarme  qui  retentit  douloureu- 
sement sous  les  arceaux  des  vieilles  basiliques. 

Songez  donc  quelle  somme  énorme  représente  ce 
patrimoine  d'objets  d'art  dispersés  dans  toute  la 
France  et  classés  ou  non  par  les  Monuments  histo- 
riques !  La  Vierge  dorée  d'Amiens  n'a-t-elle  pas  trouvé 
marchand  à  800  000  francs  ?  Une  église  de  village 
dans  la  Côle-dOr  ne  possède-t-elle  pas  deux  tor- 
chères en  bois  du  xyiii"^  siècle,  estimées  l'an  dernier 
120000  francs?  Le  retable  en  bois  du  Crotoy  n'a-t-il 
pas  provoqué  l'offre  de  la  construction  du  clocher 
de  l'église  ?  La  Vierge  de  Germain  Pilon,  au  Mans, 
ne  vaut-elle  pas  un  million  ?  Le  reliquaire  du  Puy, 
200  000  francs?  A  Notre-Dame  de  Paris,  Tétole  et  la 
chasuble  de  Thomas  Becket  ont  preneur,  en  Angle- 
terre, pour  quatre  millions,  et  l'admirable  trésor  de 
Conques,  exposé  en  1889,  a  alléché  un  syndicat  qui 


4  08  TRUCS  ET  TRUQUEUR5 

a  offert  de  l'autel  portatif  plus   d'un  million,  et  î'î 
l'ensemble,  vingt  millions  au  comptant  I 


Dois-je  passer  sous  silence  le  grand  exode  des  sain- 
tes reliques  chez  les  brocanteurs?  Le  scandale  vient 
d'éclater,  et  je  ne  puis  parler  que  des  premières  révé- 
lations. On  sailpeu  encore^  mais  on  saura  tout,  quand 
ce  livre  aura  paru.  Je  n'écris  donc  qu'un  prologue. 
Le  drame  se  dénouera  en  justice. 

Le  chef  de  l'association  Thomas  and  C°  s'est  cons- 
titué prisonnier.  Voici  la  substance  de  ses  premières 
déclarations.  Tantôt  il  cherchait,  par  une  circulaire 
autographioe  et  signée  Dubois,  à  ébranler  les  cons- 
ciences fragiles;  tantôt,  abrégeant  les  délais,  il  se 
présentait  dans  les  presbytères  avec  un  thème  pré- 
paré à  l'avance  : 

—  Monsieur  le  curé,  disait-il,  la  loi  de  séparation 
est  une  iniquité,  les  inventaires  sont  le  prélude  d'une 
véritabl'e  spoliation.  Assisterez- vous  à  la  consomma- 
tion de  votre  ruine  ?  Ne  protesterez- vous  pas  contre 
un  vandalisme  impie  ?  Votre  église  possède  des  objets 
précieux.  Les  laisserez-vous détourner  deleuralïecla- 
tion  sacrée?  C'est  votre  droit  et  votre  devoir  d'user  de 
représailles,  je  vousoffremes  services.  Je  suis  l'agent 
attitré  de  riches  antiquaires  étrangers.  Je  vous  pro- 
pose un  moyen  légitime  de  vous  défendre.  Je  m'en- 
gage à  vous  remplacer  par  des  copies  parfaites  les 
originaux  de  vos  trésors.  Croyez-le,  la  science  des 
antiquaires  est  grande  {sic).  Nul  de  vos  fidèles  ne 
pourra  s'apercevoir  de  la  substitution,  pas  môme  le 
receveur  de  l'enregistrement  qui  ne  posscde  aucune 
compétence  artistique.   L'échange  se  fera  i-ur  place. 


ORFÈVRERIE  RELIGIEUSE  409 

Vous  loucherez  une  légilimc  indemnité,  un  gros  prix 
de  ce  qui,  en  somme,  est  votre  bien.  Les  objets 
sacrés  appartiennent  au  culte  et  non  à  l'Etat. 

Ces  insinuations,  ces  appels  à  la  révolte,  firent-ils 
trébucher  la  dignité  sacerdotale?  Dans  un  premier 
interrogatoire,  le  sieur  Thomas  a-t-il  dit  la  vérité? 
Il  avait  bien  savonné  la  pente.  Y  fit-il  glisser  quel- 
ques inconscients,  comme  il  la  prétend  ?  Certains 
desservants,  sollicités  par  ce  chemineau  de  Tart,  out- 
ils dispersé  des  trésors  dont  ils  avaient  la  garde  ?  Lo 
troc  devenant  une  œuvre  pie,  des  photographies 
arrivèrent- elles  dans  les  grandes  officines  "des  tru- 
queurs belges  ou  parisiens  ?  Des  copies  modernes 
vinrent-elles  prendre  ensuite  la  place  des  objets  sé- 
culaires ?  Y  eut-il  un  vol  aérien  des  icônes  vers  des 
régions  inconnues,  des  départs  précipités  au  delà  de 
la  Manche  ou  de  l'Atlantique?  Pour  l'honneur  du 
clergé  des  petites  paroisses,  nous  hésitons  à  croire 
que  des  curés  prévaricateurs,  se  soient  laits  les  auxi- 
liaires des  agents  attitrés  d'un  trust  gigantesque. 

Ce  qui  est  certain,  c'est  que,  pour  aller  plus  vite 
en  besogne,  les  écumeurs  des  églises  ont  qui'té  le 
truquage  pour  passer  au  cambriolage.  C'est  ainsi 
qu'ils  se  sont  audacieusement  approprié  la  châsse 
d'Ambazac,  le  trésor  du  musée  de  Guéret,  le  reli- 
quaire de  Solignac,  la  statue  de  saint  Beaudine, 
la  Vierge  de  laSauvetat,  la  colombe  eucharisliipie 
de  l'église  de  Lagucnne.  Ils  ont  opéré  dans  beau- 
coup d'autres  endroits,  sans  oublier  ma  petite  com- 
mune de  Collettes  où  ils  ont  trié,  brisé  et  mutilé 
tout  ce  qui  n'était  pas  en  matière  précieuse.  Maisces 
actes  de  déprédation,  ces  vols  et  ces  pillages  avec  le 
concours  d'une  automobile  et  à  l'aide  d'outils  achetés 
àNew-Haven,  ne  rentrent  pas  dans  notre  sujet.  Si. 

18 


410  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

nous  stigmatisons  les  maquillages  des  faussaires, 
nous  ne  racontons  pas  les  exploits  des  chevaliers  de 
la  pince  monseigneur.  Nous  n'écrivons  pas  les  nou- 
veaux mémoires  de  Rocambole.  Bornons-nous  à  dé- 
plorer que,  dans  cette  spécialité,  Antoine  Thomas, 
tonnelier  de  son  état,  médecin  malgré  lui  et  trop 
souvent  ravageur  de  sacristies,  se  soit  préparé  pour 
l'avenir  une  réputation  légendaire.  Mieux  eût  valu, 
pour  lui,  ne  pas  avoir,  dans  les  feuilles,  la  gloire 
éphémère  des  vedettes  sensationnelles.  Thomas 
est  sous  les  verrous.  On  ne  connaît  que  ses  premiers 
aveux,  la  justice  informe.  La  parole  est  au  parquet 
de  Limoges.  Attendons  les  révélations  curieuses  de 
l'instruction. 

Il  faut  bien  le  reconnaître,  les  inventaires  ont  fait 
beaucoup  jaser.  La  Vierge  en  marbre  de  Commeny 
a-t-clle  été  réellement  descellée,  remplacée  par  sa 
congénère  en  plâtre  ;  puis,  ramenée  dans  sa  niche 
par  la  gendarmerie  qui  mit  un  terme  à  son  escapade  ? 
Rien  de  surprenant  que  les  anecdotes  aillent  leur 
train,  plutôt  du  domaine  du  conte  que  de  la  réalité. 
Comme  dit  le  psaume,  omnis  homo  mendax.  Il  ne 
faut  donc  pas  trop  ajouter  foi  au  singulier  profit  que 
certains  aigrefins  ont  su  tirer  de  la  séparation.  Aussi 
je  ne  vous  donne  l'histoire  qui  suit  que  pour  ce 
qu'elle  vaut. 

A  Tépoque  où  la  Chambre  discutait  l'abolition  du 
Concordat,  un  quidam  de  la  brocante  proposa  de 
déposer  'dans  une  chapelle,  pour  la  vénération  des 
fidèles,  une  main  reliquaire  en  argent  enrichie  d'é- 
maux et  de  pierreries.  Il  va  sans  dire  que,  récem- 
ment fabriquée,  les  ossements  qu'elle  contenait 
étaient  aussi  récents  que  le  reste.  INIoyennant  une 
large  offrande,  le  conseil  de  fabrique  accepta  aisé- 


ORFEVRERIE  RELIGIEUSE  411 

ment.  Il  délivra  même  à  ravance  une  déclaration  de 
propriété.  Songez  donc  !  quelle  félicité  célesteo  ur 
les  marguilliers  de  soustraire  honnêtement  une  re- 
lique de  grand  prix  à  l'avidité  du  fisc  et  de  se  gaudir 
coram  populo  de  sa  piteuse  déconvenue  ! 

Accompagné  d'un  huissier  et  son  reçu  à  la  main,  le 
mystificateur  se  présenta,  le  jour  de  l'inventaire, 
pour  revendiquer  son  bras.  Après  avoir  reconnu  la 
régularité  de  son  titre,  le  receveur  donna  l'exeat.  Peu 
de  temps  après,  ainsi  revêtue  de  tous  les  sacrements, 
la  bienheureuse  relique  fut  revendue,  avec  preuves  à 
l'appui,  comme  provenant  de  l'église  de***. 


Revenons  aux  restaurations.  Où  commencent- 
elles,  où  finissent-elles? 

Les   plus  belles  collections  en  sont  les  victimes. 

Un  marchand  bien  connu  avait  acheté  à  Francfort 
un  fragment  d'argent  du  xiii«  siècle  qu'il  ne  pouvait 
arriver  à  identifier.  Il  s'en  fut  consulter  l'orfèvre  C, 
qui  lui  dit  : 

—  Mais  vous,  avez  là  un  morceau  de  chandelier 
d'autel  du  xni«  siècle  ! 

—  Vous  croyez  ?  Eh  bien  !  complétez-moi  le  chan- 
delier tout  entier. 

L'orfèvre  exécuta  la  commande.  On  reconstitua  le 
chandelier.  Rien  n'y  manqua,  patinage,  bosselure, 
oxydation,  et  M.  Fould,  alors  ministre,  acheta  l'ob- 
jet une  vingtaine  de  mille  francs.  Viollet-le-Duc 
le  fit  graver  dans  son  Dictionnaire  du  mobilier.  Or, 
à  quelque  temps  de  là,  tout  se  découvrit.  La  «  ré- 
paration »  fut  trouvée  sinistre.  Le  vendeur  dut 
reprendre  l'objet.   On   ignore  le  sort  du  porte-lu- 


411  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

mière,  mais  la  gravure  figure  tuujours  dans  VioUel- 

le-Duc. 

t 

Dans  le  legs  Rotscliild,  au  Louvre,  raonstrances, 
pixides,  baisers  de  paix,  ont  été  si  réparés,  si  complé- 
tés, si  rafistolés,  qu'on  a,  pour  certains,  osé  émettre 
des  doutes  sur  leur  authenticité. 

Du  reste,  on  ne  peut  que  rester  très  effrayé  quand 
on  contemple,  au  musée  des  Arts  décoratifs,  les  admi- 
rables reproductions  faites  par  la  maison  Cliristofle 
du  calice  avec  sa  patène  en  argent  du  xii^  siècle,  qui 
est  au  Louvre,  et  du  chef  en  cuivre  argenté  et  doré 
de  Saint-Etienne  de  Muret  qu'exhibe  le  trésor  de 
l'église  de  Saint-Sylvestre  (Haute-Vienne). 

Et  la  vierge  d'argent  du  marchand  viennois  !  Son 
histoire  n'est-elle  pas  légendaire  ?  Elle  arriva  à  Paris 
dans  le  plus  piteux  élat.  Le  premier  collectionneur 
lui  fit  mettre  une  tète,  le  second,  une  couronne  et  un 
sceptre  enrichis  de  pierreries,  le  troisième,  un  enfant 
Jésus  qui  présente  un  fruit  à  sa  mère.  Aujourd'hui,  la 
sainte  statuette  fait lornement  d'un  musée. 

Et  les  chasses  du  Kensington  ?  Etaient-elles  fausses  ? 
élaicnt-ellcs  réparées  ?  Bien  fin  qui  le  dira,  car  les 
artisans  d'art  qui  exécutent  de  tels  prodiges,  quand 
vous  les  consultez,  sont  d'un  mutisme  et  d'une  discré- 
tion absolus.  C'est  la  restriction  mentale  du  père 
Sanchez,  interdite  par  les  théologiens  mais  préconi- 
sée par  Escobar. 

ÉMAUX  l'EINTS  ET  CHAMPLEVÉS 

Ont-ils  étoile  la  façade  du  château  de  Madrid,  ces 
huit  médaillons  ovales  émaiilôs  par  Pierre  Gourtoys, 


ÉMAUX  PEINTS  ET  CIIAMI'LEVES  4)3 

accrochés  mainlenant  aux  murs  du  musée  de  C4luny? 
O'itils  été   peints    d'après   les    dessins   du    Prima 
lice,  ces  Dieux  de  VOhjmpe  dont  les  draperies  dissi 
mulent  les  raccords  des  cuites  ? 

Alexandre  Lenoir  a,  selon  M.  L.  Dimier,  laissi 
croire  qu'ils  figuraient  au  château  de  Madrid  et,  par 
une  singulière  contradiction,  il  a  raconté  dans  ses 
Mémoires  qu'il  les  vit,  en  1797,  rue  Galandc,  chez  le 
ciseleur  Cave. 

Celui-ci  prétendait  les  tenir  des  descendants  de 
Témailleur.  Il  avait,  d'après  eux,  la  certitude  qu'ils 
n'avaient  jamais  été  mis  en  place  à  cause  des  troubles 
survenus  lors  de  leur  achèvement,  à  l'époque  de  la 
mort  de  Henri  II,  en  1559. 

Et  cependant,  on  peut  lire  dans  le  catalogue  de 
1883,  dressé  par  M.  du  Sommerard  : 

Ces  plaques,  exécutées  à  Limoges  et  signées  par  Pierre 
Courloys,  cmailleur  français,  à  la  dale  de  150'J,  sont  des 
pièces  d'émail  de  la  plus  grande  dimension.  Elles  ont  1  m  G5 
de  hauleur  sur  1  m  de  largeur.  Elles  faisaient  partie  de  la 
décoration  extérieure  du  cliâteau  de  Madrid,  bâti  au  bois  de 
Boulogne  par  le  roi  François  I"'  et  achevé  sous  le  règne 
d  Henri  II. 

Plus  tard,  le  comte  de  Laborde,  MM.  Darcel,  Jouin 
et  Emile  Molinier,  ont  perpétué  la  légende. 

Or,  sous  le  titre  un  peu  sévère,  Le»  Imposlures  de 
Lenoiy,  M.  L.  Dimier,  dans  une  intéressante  bro- 
chure, a  démontré,  avec  preuves  à  l'appui,  que  ces 
éblouissants  émaux  non  seulement  n'avaient  jamais 
été  placés  à  Madrid,  mais  encore  qu'ils  ne  reprodui- 
saient pas  des  peintures  du  Primatice,  car  Apollon, 
Jupiter,  Mercure  et  Saturne  sont  tirés  d'une  suite 
d'après  le  Rosso  par  Caraglio,  et  Hercule  et  Mars, 
copiés  sur  des  estampes   que  Boivin  grava  d'après 


414  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Lucas  Penni.  La  Charité  est  de  Marc-Antoine,  d'a- 
près Raphaël. 

Il  faut  donner  acte  à  >L  Dimier  de  ces  rectifications. 
Le  grief  reproché  à  Lenoirn'est  pas  grand  et  s'elTace 
devant  les  services  qu'il  a  rendus  h  l'art,  surtout  en 
sauvant,  au  péril  de  sa  vie,  le  mausolée  de  Richelieu. 

c<  Le  travers  d'inventer  est  commun  aux  anti- 
quaires »  ,  dit  le  critique.  Il  a  raison.  Bien  des 
mystifications  ont  été  pratiquées  dans  le  monde 
des  érudits.  Benjamin  Fillon,  le  grand  archéologue 
vendéen,  ne  s'en  est  pas  privé. 

Les  huit  médaillons  n'en  restent  pas  moins  des 
œuvres  authentiques  et  autrement  belles  que  ces 
mystérieux  travaux  des  émailleurs  modernes  qu'une 
descente  de  justice  fit  découvrir  dans  une  officine  de 
la  rue  Bleue. 


La  déposition  de  M.  X...,  fabricant  d'émaux,  de- 
vant la  Commission  d'enquête  sur  la  situation  des 
ouvriers  et  des  industries  d'art,  est  à  retenir  : 

—  On  me  demande  tous  les  jours  des  émaux  an- 
ciens... On  les  envoie  à  Amsterdam,  de  Là  à  Francfort. 
Ils  acquièrent  ainsi  une  notoriété.  A  l'hôtel  des  ventes , 
il  se  tA'ouve  des  amateurs  pour  se  les  disputer.  On 
m'apporte  un  jour  un  émail  peint  représentant  un 
Triomphe  de  la  Vierge,  et  on  me  demande  si  je  puis 
le  réparer.  Je  réponds  : 

Oui,  c'est  facile,  il  n'est  pas  éclaté,  pas  trop 
endommagé,  je  reconstituerai  les  endroits  défec- 
tueux. 

—  Comment  fcrez-vous  ? 

—  Comme  j'ai  fait  quand  j'ai  fabriqué  la  pièce. 


ËMAUX  PEINTS  ET  CIIAMPLEVES  41o 

—  F'abriqué  ?  Vous  voulez  rire!  J'ai  acheté  cet 
émail  10.000  francs.  Vous  n'avez  pas  la  prétention  do 
me  faire  croire  qu'il  a  été  fait  chez  vous? 

—  Mais  c'est  un  dessin  de  Philippoteaux  que  j'ai 
trouvé  dans  Vllhislralion  et  que  j'ai  arrangé.  Je  vais 
vous  montrer  le  calque  de  votre  pièce. 


Je  suis  arrivé  h  rencontrer  un  de  ces  continuateurs 
des  maîtres  orfèvres  et  émaillcurs  d'autrefois.  Je  ne 
le  nommerai  pas,  car  s'il  ne  figure  ni  sur  le  Dotlin, 
ni  sur  l'annuaire  d'Hachette,  ni  sur  l'almanach  Azur, 
c'est  qu'il  a  sans  doute  ses  raisons,  et  je  les  respecte. 

J'ai  vu  chez  lui  une  petite  châsse  en  émail  champ- 
levé  dont  un  des  côtés  avait  été  refait  si  habilement 
que  je  ne  l'aurais  certainement  pas  découvert,  s'il 
ne  me  l'avait  pas  fait  remarquer.  Plus  osé  que  bien 
des  chirurgiens  de  l'appendicite,  il  procède  à  chaud. 
Au  lieu  de  remplacer  l'émail  manquant  par  un  enduit 
à  froid,  qui  change  de  couleur  au  bout  d'un  certain 
temps,  il  fait  recuire  de  l'émail  par  les  mêmes  procé- 
dés qu'autrefois.  Il  prépare  d'abord  des  échantillons 
de  pAte,  et  procède  aux  essais.  La  vitrification  s'opère 
séparément  de  façon  à  s'assurer  qu'à  la  cuisson,  la 
couleur  restera  identique  à  celle  du  modèle.  Puis, 
quand  il  tient  son  ton,  il  garnit  sa  pièce  et  la  met  au 
feu.  La  fusion  de  l'émail  se  faisant  à  une  température 
moins  élevée  que  celle  du  cuivre,  les  cloisons,  les 
ornements,  les  moulures,  ne  courent  aucun  risque, 
à  condition  d'arrêter  l'opération  à  temps.  Après  la 
cuisson,  il  emploie  la  pierre  ponce  pour  mettre  do 
niveau  la  partie  ancienne  et  la  partie  moderne. 

—  Par  quel  moyen,  dis-je  à  cet  habile  homme, 


416  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

rendez-vous  aux  parties  dorées  la  patine  que  le  feu 
leur  enlève? 

—  En  faisant  brûler  du  foin.  La  fumée  maquille 
admirablement  l'objet  en  l'encrassant.  J'essuie  au 
chiffon  et  j'obtiens  des  fonds  bistrés. 

—  En  effet,  c'est  très  simple,  fis-je  stupéfait. 

Et,  au  milieu  des  pièces  émaillées,  tout  en  scrutant 
un  calice  étonnamment  oxydé  par  le  temps  ou  le  jus 
de  réglisse,  je  demandai  négligemment  à  mon 
aimable  émailleur  : 

—  Comment  reconnaître  les  parties  restaurées 
des  parties  anciennes  ? 

—  Je  vais  vous  le  dire,  mais  vous  me  garderez  le 
secret  ? 

—  Parbleu  ! 

—  Eh  bien  !  passez  votre  doigt  sur  la  partie  émail- 
lée.  Sentez-vous  une  légère  dépression?  C'est  le 
refait.  Dans  la  crainte  de  mettre  trop  de  pâte,  on 
remplit  presque  toujours  insuffisamment  les  cloisons. 
Et  la  pièce  sort  du  four  avec  ces  différences  de  niveau. 
Pour  bien  faire,  il  faudrait  tout  reponcer.  Mais  on 
détruirait  la  fleur  de  la  pièce.  On  garde  les  creux,  de 
crainte  de  pis. 

Comme  critérium,  c'est  plutôt  faible,  car  on  arrive 
à  une  telle  perfection  d'imitation,  qu'il  ne  faut  pas 
s'étonner  que  tant  de  collectionneurs  d'Europe  et 
d'Amérique  aient  acheté  à  leur  insu  de  faux  émaux. 
Par  contre,  on  a  déclaré  parfois  apocryphes  des 
objets  tout  à  fait  authentiques  —  une  revanche  de  la 
tiare.  —  Mais  le  cas,  reconnaissons-le,  est  beaucoup 
moins  fréquent. 


EMAUX  PEINTS  ET  CHAMPLEVÉS  417 

La  coupe  du  baron  Pichon  peut  pa'^ser  pour 
uac  exception  presque  unique. 

Au  mois  d'octobre  1883,  un  Espagnol  cherchait  à 
vendre  à  Paris  une  coupe  en  or  avec  couvercle,  du 
XIV*  siècle,  décorée  d'émaux  de  basse  taille,  représen- 
tant la  vie  de  sainte  Agnès.  Des  antiquaires  autori. 
ses,  les  princes  des  experts,  virent  le  vase  précieux 
et  le  déclarèrent  moderne.  Des  amateurs  l'avaient  dé- 
daigné. Le  baron  Pichon,  plus  courageux,  risqua 
9000  francs,  environ  .3  000  francs  au-dessus  du  poids 
de  l'or. 

L'achat  souleva  un  beau  toile  dans  le  monde  de  la 
ciu'iosité.  La  coupe  n'élait,  disait-on,  qu'un  assem- 
blage d'ancien  et  de  moderne. 

Le  baron  laissa  dire. 

Il  étudia,  au  pied  de  la  coupe,  une  inscription  du 
xvn*  siècle,  qui  le  mit  sur  la  piste  de  la  vérité.  C'était 
un  cadeau  de  Jacques  I*"^  d'Angleterre  au  connétable 
de  Castille,  don  Juan  Fernandez  de  Velasco,  à  l'occa- 
sion de  la  paix  de  1G04. 

L'objet  avait  été  déposé  au  couvent  de  Mcdina  del 
Pomar  par  les  ducs  de  Frias.  Les  religieuses,  à  court 
d'argent,  s'étaient  décidées  à  l'envoyer  vendre  à 
Paris.  Le  flair  du  baron  l'avait  bien  servi;  il  possé- 
dait une  pièce  historique  d'une  voleur  inestimable. 

Le  revirement  des  experts  fut  instantané.  Les  dé- 
tracteurs les  plus  obstinés  de  la  coupe  furent  les 
plus  acharnés  à  vouloir  l'acquérir.  Or  l'heureux  pos- 
sesseur résista  à  toutes  les  offres,  jusqu'au  jour  où  il 
consenti!  à  céderson  ciboire  près  d'un  demi-million. 
.11  est  aujourd'hui  en  Allemagne. 


18. 


418  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Mais  il  est  bon  de  mollre  en  regard  l'aventure  des 
émauxd'Odcssa.  Ils  étaient, aussi,  translucides  et  sur 
or.  Ils  passaient  pour  avoir  été  arrachés  d'un  devant 
d'autel  dans  un  monastère  du  Danube.  Comme  preuve 
à  l'appui,  on  montrait  un  dessin  reproduisant  l'autel 
avec  leur  emplacement  après  la  spoliation  des  van- 
dales. Une  grande  publication  illustrée  fut  décidée 
pour  faire  connaître  le  trésor  urbi  et  orhi. 

Pendant  que  le  monde  savant  s'extasiait  devant  les 
photographies  qui  circulaient,  le  British  Muséum, 
sollicité  par  un  de  ses  correspondants,  envoya  un 
délégué  à  Odessa  pour  acquérir  les  plaques  merveil- 
leuses. Celui-ci,  dès  son  arrivée,  fut  conduit  chez  le 
vendeur.  Tout  le  temps  que  le  mandataire  anglais 
les  tenait  dans  ses  mains  et  les  examinait  sans  rien 
dire,  le  négociateur  odessien  ne  cessait  de  répéter: 

—  Bellissiyniis  !  superhissimus  ! 

—  Jgnorantus,  ignoranta,  ignorantum,  lui  répon- 
dit, à  la  fin  impatienté,  l'archéologue  anglais  dans  le 
latin  de  la  Toinette  de  Molière.  Mais  ces  émaux  sont 
flambants  neufs  !  L'air  avec  le  temps  ternit  les  surfaces 
métalliques  et  l'or  aie  même  ton  à  l'avers  et  au  revers. 
Nulle  part  aucune  trace  de  vétusté  et,  de  plus,  dans 
les  émaux  byzantins,  les  inscriptions  ne  sont  jamais 
en  relief.  ^G'est  un  nouvel  échantillon  d'un  fabricant 
habile  que  je  connais  bien. 

Sur  ce,  il  reprit  la  route  de  l'Angleterre. 


Et  les   pierres  précieuses? 

Les  saphirs  doublés,  les  chrysophelines  de  Russie, 
les  émeraudes  de  Russie,  les  diamants  reconstitués 
jusqu'à  un  32«  de  carat,  les  rubis  de  Siam  vendus 


EMAUX  PEINTS  ET  CIIAMPLEVÉS  419 

pour  des  rubis  de  Birmanie  qui  valent  cinq  fois  plus, 
et  que  l'on  ne  peut  reconnaître  qu'à  l'aide  des  rayons 
X  qui  transforment  les  unsen  braise  ardente,  tandis 
que  les  autres  ne  présentent  aucune  fluorescence  ! 

Et  les  perles  qu'on  imite  si  bien  aujourd'hui 
qu'elles  sont  presque  aussi  belles  que  les  vraie?,  dont 
elles  ont  l'éclat  irisé,  le  poids,  la  dureté,  et  qu'il  faut 
une  véritable  habitude  professionnelle  pour  les  re- 
connaître, lorsqu'elles  sont  mélangées  dans  un  col- 
lier! 

N'en  dirons-nous  rien? 

Hélas  !  un  livre  entier  ne  suffirait  pas  à  traiter 
cette  délicate  matière  qui  ressort  plutôt  delà  chimie 
que  de  l'art  !  D'ailleurs,  nous  causerions  trop  de  cha- 
grin à  nos  lectrices  qui  cesseraientpeut-être  d'aimer 
des  parures  qui  font  leur  joie,  le  jour  où  elles  doute- 
raient de  leur  authenticité.  N'a-t-on  pas  dit  qu'un 
soir  de  gala,  à  l'Opéra,  la  moitié  des  diamants  qui, 
dans  les  loges,  ruissellent  sur  les  épaules  des  spec- 
tatrices, étaient  d'adroites  reconstitutions? 

Contentons  nous  d'un  petit  détail  peu  connu  qui 
servira  de  mot  de  la  fin  à  ce  chapitre  des  bijoux,  des 
joyaux  et  de  l'orfèvrerie. 

La  tiare  du  pape  est  fausse  !  La  couronne  resplen- 
dissante qui  couvre  son  chef  vénéré  dans  les  céré- 
monies solennelles  est  un  carton  pâte.  La  coiffure 
véritable  pèse  un  tel  poids,  avec  sa  décoration  mas- 
sive, qu'on  la  laisse  au  trésor  du  Vatican.  Elle  écra- 
serait  la  tête  du  Saint-Père. 

«Si  non  e  vero... 


TABLEAUX  ANCIENS 


Le  Pactole  roule.  —  Ancien  avant  1809,  moderne  après.  — 
Le  Rembrandt  du  Pecq.  —Trop  de  Raphaël.  —  Un  continua- 
teur de  Greuze.  —  Wallcau  et  Frago  de  contrebande.  —  Les 
lotonisles.  —  Trucs  de  faussaires.  — La  Jouvence  des  pein- 
tres. —  En  voulez-vous  des  primitifs  ?  —  Complicité  incon- 
sciente de  la  douane.  —  Comment  on  tourne  la  loi  Pacca.  — 
On  l'oas /e portera.— Portraits  d'héritage.  —  La  madone  de 
Dresde.  —  Copies  ou  répliques.  —  Les  deux  Marat.  —  Les 
dessous  de  latelier  d'Hyacinthe  Rigaud.  —  Verba  volant. 


Depuis  cinquante  an.?  les  marcliands  de  faux  ta- 
bleaux voient  ruisseler  le  Pactole  entre  leurs  doigts. 
Grâce  à  beaucoup  d'audace  et  sans  grands  déboursés, 
ils  deviennent  aussi  riches  que  Crésus.  Pour  réussir 
la  formule  est  bien  simple.  Avant  tout  estimer  que 
scrupule  n'est  qu'un  mot  de  dictionnaire.  Ensuite 
prendre  une  vieille  toile,  une  palette  bien  préparée, 
et  donner  quelques  pièces  d'or  àun  artiste  besogneux. 
Enfin  ajouter  un  mépris  profond  pour  l'amaleur  et 
une  connaissance  sérieuse  du  cœur  humain.  On  peut 
alors  amener  plus  sûrement  qu'à  la  loterie  un  gros 
lot  de  50  000  francs.  Avouez  qu'il  y  a  de  quoi  tenter  les 
Robert-]\Iacaire  de  la  peinture. 

Aussi  quel  débordement,  quelle  inondation,  quel 
déluge,  dans  les  vitrines  des  marchands,  les  salles  de 
l'hôtel  Drouot,  les  galeries  des  amateurs  !  Un  livre 


TABLEAUX  ANCIENS  421 

entier  ne  suffirait  pas  à  décrire  la  marche  de  ce  cata- 
clysme, 

El  la  garde  qui  veille  aux  barrières  du  Louvre 
N'en  défend  pas 

le  plus  célèbre  de  nos  musées. 

Tout  ce  que  nous  pouvons  essayer,  c'est  de  fixer- 
comme  le  petit  soldat  de  Stendhal,  racontant  Water- 
loo, quelques  traits  de  cette  grande  bataille  des  faux 
et  des  vrais  tableaux. 


Atout  seigneur  tout  honneur.  Commençons  par 
les  tableaux  anciens,  et  posons  cette  question  préa- 
lable : 

«  A  partir  de  quelle  époque  peut-on  appeler  un  ta- 
l)leau  ancien  ?  » 

La  chose  a  son  importance,  car  si  les  marchands  ne 
garantissent  presque  jamais  les  pompeuses  attribu- 
tions de  leurs  toiles,  ils  ne  peuvent  cependant  se  re- 
fuser à  mettre  sur  leur  facture  «  Tableau  ancien  », 
comme  le  cas  s'est  présenté  tout  récemment. 

L'acheteur  d'un  Fragonard  et  d'un  Goltzius  de- 
mandait la  résiliation  de  la  vente,  alléguant  que  ces 
peintures  étaient  modernes.  Le  vendeur  répliquait 
qu'il  n'avait  pas  garanti  que  les  tableaux  fussent  des 
maîtres  à  qui  on  les  attribuait,  mais  seulement  qu'ils 
étaient  «  anciens.  » 

Au  cours  des  débats,  les  experts  fixèrent  à  l'année 
1800  la  démarcation  entre  l'ancien  et  le  moderne. 

—  En  matière  de  critique  artistique,  dirent-ils,  ou 
dans  la  langue  courante  des  connaisseurs,  le  quali- 
ficatif d'ancien  est  réservé  à  tout  objet  d'art  antérieur 


422  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

à  1800.  Et  pour  ne  parler  que  de  la  peinture,  tout 
tableau  qui  aura  été  peint  avant  1800  pourra  valable- 
ment et  légitimement  être  dit  ancien,  de  même  que 
tout  tableau  peint  à  une  époque  postérieure  à  1800 
devra  être  â'ilmoderne.  C'est  ainsi  d'ailleurs  que  l'in- 
terprète l'administration  des  douanes. 

Conformons-nous  donc  à  d'aussi  graves  autorités. 
Voyons  les  contrefaçons  qu'ont  eu  à  subir  les  œuvres 
des  maîtres  du  pinceau  antérieures  à  1800. 


L'érudit  conservateur  du  Cabinet  des  estampes, 
Henri  Bouchot,  qui  vient  de  disparaître,  cachait,  sous 
ses  allures  de  «  bon  géant  »,  l'esprit  le  plus  fin  et  le 
plus  parisien  du  monde.  On  usait  et  même  on  abusait 
de  sa  science  artistique  pour  lui  faire  expertiser 
tableaux,  miniatures  et  gravures.  Son  bureau  de  la 
rue  de  Richelieu  tournait  certains  jours  à  l'office  de 
renseignements.  Mais  il  se  vengeait  des  importuns 
en  exécutant  impitoyablement  les  croûtes  qu'on  vou- 
lait lui  faire  admirer  comme  des  chefs-d'œuvre. 

—  Remportez  votre  tableau,  disait-il  devant  moi 
h  une  vieille  dame.  Je  n"ouvre  jamais  un  paquet  où 
l'on  m'annonce  un  Rembraudt  ou  un  Raphaël. 

C'était  parler  en  sage.  Tout  tableau  poussé  au  noir 
n'est-il  pas  pour  les  farceurs  un  Van  Ryn,  tout  sujet 
de  piété,  un  divin  Sanzio,  comme  on  dit  familière- 
ment? Il  circule  de  par  le  monde  plus  de  trois  cents 
faux  tableaux  de  Rembrandt  :  il  ne  se  passe  pas  de 
mois  où  l'on  ne  fasse  grand  bruit  de  la  découverte 
d'un  nouveau  Raphaël.  Soyons  donc  sceptiques  et 
méfions-nous  des  chefs-d'œuvre  inédits  de  ces  maî- 


TABLEAUX  ANCIENS  423 

très,  surtout  s'ils  portent  une  signature.   Plus  une 
toile  est  mauvaise,  plus  elle  est  signée. 


C'était  le  cas  de  ce  fameux  Rembramlt  du  Pecq 
qui  a  fait  couler  de  tels  flots  d'encre,  et  dont  la 
question  d'authenticité  n'est  pas  encore  tranchée. 

En  1890,  une  vieille  dame  mourait  au  Pecq  laissant, 
avec  un  mobilier  bourgeois,  un  pseudo  Claude  Lor- 
rain qui  valait  bien  vingt  francs,  et  un  grand  tableau 
de  l'école  hollandaise  que  l'expert  Gandoin,  chargé  de 
la  vente,  catalogua  : 

Rembrandt  (école  de),  Jésus  et  les  disciples  d'Em- 
ma us. 

D'où  venait  cette  toile?  On  l'ignorait.  M^^Legrand, 
la  dernière  propriétaire  qui  l'avait  héritée  de  son  père, 
M.  Destriche,  ingénieur  en  chef  de  l'artillerie  sous 
Napoléon  P"",  le  tenait  pour  authentique  et  en  avait 
refusé  30  000  francs.  Mais  cette  circonstance  n'était 
connue  que  de  ses  amis  et  du  médecin  qui  Tavait  soi- 
gnée. Cela  suflil  pourtant  pour  éveiller  l'attention 
d'un  allemand,  marchand  de  tableaux  à  Paris, 
M.  Bourgeois  qui  avait  habité  le  Pecq. 

Il  vint  voir  les  prétendus  Pèlerins  d'Emmaiis,  le 
matin  de  la  vente,  puis  chargea  un  menuisier  de  l'en- 
droit de  pousser  les  enchères. 

La  vente  commence.  L'expert  prend  la  parole: 

—  «  Nous  vendons  un  tableau  attribué  à  Rem- 
brandt, il  est  signé  en  toutes  lettres  et  daté  de  165G. 
Nous  demandons  200  francs.  » 


4 54  ^RUCS  ET  TRUQUEURS 

Personne  ne  dit  mot.  On  va  baisser  la  mise  à  prix, 
lorsqu'un  grand  tapissier  de  Paris,  qui  se  trouve  là 
par  hasard,  couvre  renchère  et  pousse  la  toile  jus- 
qu'à 4  000  francs  contre  le  représentant  de  M.  Bour- 
geois. A  ce  moment,  fatigué  par  la  chaleur  des  en- 
chères, il  quitte  la  salle  elles  Pèlerins  d'Emmaûs  sont 
adjugés  à  4  050  francs. 

Quelques  heures  plus  lard,  M.  Bourgeois  était  en 
possession  de  son  acquisition  où  il  reconnaissait 
Abraliam  à  Vétable  avec  les  anges,  et  conviait  tout 
Paris  à  admirer  son  «  Rembrandt  du  Pecq  ».  Ce  fut 
un  défilé  ininterrompu  d'artistes,  d'amateurs  et  de 
curieux.  Tout  le  monde  s'accordait  à  trouver  le  ta- 
bleau superbe.  Un  collectionneur  fameux,  M.  0.,  en 
offrit  75  000  francs.  Des  Américains  demandèrent  à 
le  louer  pour  l'exhiber  dans  diverses  villes  des  Etals- 
Unis. 

Or,  l'émotion  causée  par  la  découverte  eut  un 
écho  inattendu.  Le  légataire  de  la  vieille  dame  pour- 
suivit le  commissaire-priseur,  l'expert  et  l'acquéreur. 
L'odyssée  continua  par  un  voyage  devant  le  tribunal 
de  Versailles.  Tout  en  reconnaissant  que  la  res- 
ponsabilité de  l'expert  était  engagée  dans  une  certaine 
mesure,  pour  n'avoir  pas  suffisamment  signalé  la  va- 
leur de  l'œuvre,  il  refusa  de  se  prononcer  sur  la 
question  d'authenticité  et  se  borna  à  déclarer  la  vente 
valable. 

Tout  ce  qui  reste  aujourd'hui  de  celte  discussion 
qui  passionna  le  monde  de  l'art  et  de  la  curiosité 
pendant  trois  mois,  c'est  un  «  attendu  »de  jugeraentet 
l'opinion  de  deux  grands  maîtres,  MM.  Bonnat  et 
Gérome,  qui  déclarèrent,  au  milieu  de  l'emballe- 
ment universel,  que  le  tableau  n'avait  jamais  été  de 
Rembrandt. 


TABLEAUX  ANCIENS  425 

L'affaire  du  Pecq  oubliée,  les  mânes  du  génial 
créateur  de  la  Ronde  de  nuit  n'en  restèrent  pas  da- 
vantage au  repos.  Vingt  autres  surgirent  depuis  le 
Jeune  homme  faisant  deshuUes  de  savon,  de  la  vente 
Soenens  à  Gand,  revendu  138  000  francs  à  un  Amé- 
ricain et  reconnu  faux,  jusqu'au  Ca2)itainc  en  justau- 
corps de  buffle,  exposé  au  Petit-Palais,  qui  arrachait 
récemment,  dit  Henri  Pvochefort,  cette  exclamation 
à  un  visiteur: 

—  Tiens  !  ma  femme,  si  tu  veux  savoir  ce  qu'est  un 
faux  Rembrandt,  tu  n'as  qu'à  regarder  celui-là! 


Apres  Rembrandt,  c'est  P»ap]iacl  qui  délientle  record 
du  truquage.  Comment  en  serait-il  autrement,  quand 
on  voit  payer  531  000  francs  un  portrait  présumé  du 
frère  de  Léon  X,  simplement  daté  de  1514  !  Sil'auteur 
de  la  Transfiguration  avait  peint  toutes  les  œuvres 
que  les  mystificateurs  lui  attribuent  cyniquement,  il 
aurait  vécu  deux  ou  trois  siècles  en  travaillant,  sans 
goûter  de  repos,  môme  hebdomadaire. 

Curieuse  coïncidence!  Les  prétendus  néo-Raphaël 
existent  toujours,  sous  forme  de  copie,  dans  quelque 
musée  d'Allemagne  ou  d'Italie,  et  c'est  toujours  le 
vendeur  qui  possède  l'original. 

Il  y  a  une  quinzaine  d'années,  c'est  la  Sainte  Fa- 
mille dite  la  Madone  de  Lorette,  qui  se  retrouvait 
comme  par  hasard  à  Hyères,  dans  la  galerie  d'un 
amateur.  Plus  tard,  on  ramenait  de  Russie  les  véri- 
tables cartons  de  Raphaël,  près  desquels  ceux  de 
Hamplon  Court  n'étaient  que  de  la  gnognote. 

Tout  récemment  un  collectionneur  anglais  s'annon- 
çait possesseur  de  l'original  de  la  Belle  Jardinière  et 


426  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

se  déclarait  prêta  faire  don  de  son  tableau  au  Louvre 
en  échange  de  la  «  copie  »  qui  figure  au  Musée. 

Cependant  la  meilleure  histoire  est  encore  celle  de 
ce  professeur  étranger,  qui  avait  rapporté  de  Suisse 
un  Rapliaël  inédit  et  en  avait  envoyé  la  photographie 
aux  connaisseurs  les  plus  notoires.  Il  reçut  un  certain 
nombre  de  lettres  en  remerciement  de  son  envoi,  et 
les  inséra  comme  certificats  d'authenticité  dans  un 
catalogue  répandu  à  profnsion.  Un  expert  déclara  que 
le  tableau  ne  valait  pas  500  francs. 

Le  morceau  pouvait  faire  pendant  à  cette  Visita- 
tion  qu'un  digne  prêtre  voulait  vendre  comme  œuvre 
du  maître  d'Urbino,  malgré  sa  physionomie  em- 
preinte de  fausseté. 

—  Regardez,  disait -il,  quelle  admirable  toile  I 
N'est-ce  pas  un  véritable  enseignement  théologique, 
une  éloquente  prédication  ? 

Et  comme  un  des  assistants  manifestait  quelques 
doutes  sur  l'authenticité  du  Sanzio,  il  ajoutait  : 

—  Simon  tableau  n'était  pas  de  Raphaël,  il  serait 
d'un  ano:e  ! 


J'ai  choisi  Raphaël  et  Rembrandt.  J'aurais  pu  pren- 
dre aussi  bien  Léonard  de  Vinci,  Claude  Lorrain  qui 
se  plaignait  déjà  de  son  vivant  qu'on  contrefaisait  ses 
tableaux,  Velasquez  dont  les  toiles  mêmes  de  la  ga- 
lerie Lacaze  sont  aujourd'hui  contestées,  Titien  dont 
on  annonce  tous  les  jours  la  découverte  d'une  nouvelle 
œuvre,  dans  l'ancien  comme  dans  le  nouveau  monde. 
Mais  la  mode  n'est  plus  aux  grands  maîtres.  L'admi- 
ration depuis  tant  de  siècles  s'est  usée  sur  leurs  mé- 
rites. 


TABLEAUX  ANCIENS  4 £7 

Leurs  œuvres  sont  connues,  décrites,  cataloguées. 
Les  amateurs  ont  reporté  leurs  convoitises  sur  d'au- 
tres époques,  et  sur  des  peintres  moins  célèbres  mais 
plus  réjouissants.  Au xvin"  siècle,  les  fortes  enchères  I 

A  Boucher,  à  Nattier,  à  Fragonard,  à  Chardi.i,  à 
Watteau,  à  Greuze,  les  honneurs  des  galeries  fameu- 
ses —  et  les  sollicitudes  intéressées  des  faussaires  ! 

Rien  de  plus  aisé  que  d'imiter  les  Greuze.  Un 
peintre  détalent,  nommé  Abrier, ena,  d'après  l'Inter- 
médiaire des  Curieux,  inondé  le  marché  sous  le  se- 
cond Empire.  On  peut  bien  le  nommer  puisqu'il  est 
mort  depuis  1863  et  que  ses  œuvres  sont  aujourd'hui 
en  bonne  place  chez  des  collectionneurs  qui  se  garde- 
ront bien  d'y  reconnaître  des  faux.  Sur  un  chûssis 
du  temps  avec  des  jus,  des  vernis  jaunes,  une  expo- 
sition prolongée  au  soleil,  il  mûrissait  des  petites 
têtes  de  Greuze  qu'il  accrochait  négligemment  dans 
son  atelier  au  milieu  de  ses  peintures  mythologiques 
et  discrètes. 

—  Tiens  !  vous  avez  un  Greuze?  faisait  l'amateur. 

—  Je  ne  sais  pas,  disait  Abrier  sans  s'interrompre 
de  peindre. 

—  Mais  si,  c'est  un  Greuze.  Vendez-le-moi. 
Abrier  lançait  un  gros  prix. 

—  Ah  !  vous  voyez  bien  que  c'est  un  Greuze.  Ace 
prix-là... 

—  Nullement,  mais  je  l'aime  et  j'y  tiens.  Voilà  tout. 
Le  connaisseur  emportait  la  toile,  et  Abrier  sortait 

d'une  armoire  une  nouvelle  délicieuse  tête  de  Greuze. 

Un  autre  peintre,  vers  la  même  époque,  ne  pouvant, 
lui  non  plus,  vendre  sa  peinture,  s'était  misa  faire  des 
Watteau. 

Il  les   signait   de  son   nom,  mais  les  marchands 


A 28  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

effaçaient  la  signature  et  les  vendaient  pour  des  ori- 
ginaux. C'est  un  de  ces  pastiches,  où  les  défauts  du 
maître  étaient  exagérés  à  dessein,  qui  fitdire  à  Cham, 
le  caricaturiste  : 

—  Non  e  vero,  car  il  est  bien  trop  Watteau. 

Qui  sait  où  sont  ces  faux  Watteau  ?  Qui  dira  les 
péripéties  qu'ils  ont  subies  et  les  étapes  qu'ils  ont  par- 
courues à  i'hôtel  Drouot  ou  ailleurs  ?  Le  raffincur 
Ernest  Gronier,  un  amateur  raffiné,  avait  acheté  son 
Lorgneuv  250000  francs.  La  toile  a  obtenu  à  la  vente 
péniblement  7  000  francs.  L'écart  peut  autoriser 
'toutes  les  suspicions. 

Et  Fragonard,  le  maître  charmant  des  Baigneu- 
\ses  et  de  La  chemise  enlevée,  l'auteur  aussi  de  ce 
Billet  doux  qui,  h  la  môme  vente  Cronier,  a  fait 
tout  près  du  demi-million,  comme  il  est  imité,  comme 
il  est  copié,  comme  il  est  truqué  !  Non  seulement 
les  marchands  malhonnêtes  pastichent  sa  manière 
si  caractéristique,  mais  des  amateurs  eux-mêmes, 
—  sans  nul  esprit  de  lucre,  je  me  hâte  de  l'avouer,  — 
font  des  dessins  de  Frago  presque  aussi  beaux  que 
des  originaux.  Le  conquérantdetantde  beaux Turner 
chez  les  Anglais,  M.  Groult  —  pourquoi  ne  pas  le 
nommer?  —  a  pris  sa  manière,  son  coup  de  crayon, 
ses  types.  G'est  admirable.  A  la  vente  Beurdeley,  un 
autre  grand  amateur,  rival  souvent  heureux  du  pos- 
sesseur envié  de  tant  de  merveilles  et  que  l'on  nomme 
en  petit  comité  le  bon  Samaritain,  acheta  un  dessin 
de  Fragonard  la  jolie  somme  de  30000  francs.  Un 
charitable  ami  lui  dit: 

—  Il  est  faux,  c'est  Groult  qui  l'a  fait. 
L'amateur  consterné,  tourmenté  de  soupçons  qu'il 

désire  promplementéclaircir,  court  avenue  Malakoft 
i.iontrer  son  acquisition.  Mais  le  dess'  i  était  authen- 


TABLEAUX  ANCIENS  429 

lique.  Le  bon  Samaritain  on  fut  quitte  pour  la  pour 
et  son  rival  se  contenta  du  rare  plaisir  d'avoir  pu 
passer  aux  yeux  d'un  connaisseur  pour  l'auteur  d'un 
Fraffo  original. 


Puisque  je  viens  de  citer  le  nom  du  fin  collection- 
neur Camille  Groult,  pourquoi  ne  pas  raconter  le  cu- 
rieux épisode  auquel  il  fut  récemment  mêlé? 

C'était  pendant  la  dernière  exposition  à  la  salle 
Petit,  enjuinl9(j7.  On  y  venait,  comme  on  dit  vulgai- 
rement, «  se  rincer  l'œil  »  devant  les  Fragonard  et  les 
Chardin. 

Le  Louvre  possède  peu  de  tableaux  de  Chardin, 
ce  maître  de  la  mise  en  lumière  qui  sut  arranger  des 
tableaux  pleins  de  saveur  avec  les  objets  les  plus 
vulgaires,  des  légumes,  du  gibier  et  même  des  chau- 
drons plus  brillants  que  ceux  des  ménagères  hollan- 
daises. 

Aussi  la  commission  d'achat  jeta  son  dévolu  sur 
deux  toiles,  portraits  des  fils  du  joaillier  Godefroy, 
se  faisant  pendant,  qu'exposait  M"*"  Emile  Trepard  : 
VEnfant  au  violon,  tenant  son  instrument,  et  YEn- 
fant  au  tatou,  debout,  regardant  tourner,  sur  une 
table  et  près  d'une  écritoire,  le  dé  pesé  sur  un  pivot. 

Déjà,  malgré  la  pénurie  de  son  budget,  elle  ea 
avait  préparé  l'achat  pour  la  somme  de  350  000  francs. 
L'Etat  n'avait  plus  qu'à  ratifier  les  négociations, 
quand  une  sourde  rumeur  se  propagea  par  la  presse. 

Il  y  avait  un  autre  Enfant  au  toton,  dans  les  gale- 
ries de  ^L  Groult  !  C'était  une  œuvre  de  première 
f[ua!ilé,  avec  un  charme  infini,  un  ragoût  extra- 
ordinaire, bien  supérieure  à  celle  du  Louvre. 


430  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Grand  émoi  dans  le  Tout-Paris  artistique  !  Ce  fut 
bientôt  l'événement  du  jour,  l'actualité  dans  les  ga- 
zettes. Les  commentaires  vont  leur  train.  Chacun  y 
met  du  sien.  On  accourt  plus  que  jamais  à  la  salle 
Georges  Petit.  Le  toton  est  assiégé.  Il  faut  faire 
queue  et  attendre  son  tour  pour  défiler  devant  le  ta- 
bleau contesté.  Les  snobs  ajustent  leur  monocle.  Les 
experts  sortent  leur  loupe.  Les  amateurs  se  font  un 
cornet  de  leur  main.  Les  marchands  se  retiennent 
à  quatre  pour  ne  pas  débarbouiller  de  leur  salive  un 
coin  du  tableau.  Affirmations  des  uns,  dénégations 
des  autres,  réserve  des  diplomates  qui  se  bornent  à 
pousser  d'incertains  hem  !  ou  peuh  !  Jamais  on  ne 
vit  pareille  confusion.  Tôt  capila,  tôt  sejisus.  La  solu- 
tion reste  trouble.  Le  plus  clair,  c'est  l'augmentation 
des  recettes,  rue  de  Sèze. 

Sous  le  prétexte  de  juger  et  de  comparer,  les  cu- 
rieux les  plus  curieux  voudraient  bien  profiter  de 
l'occasion  pour  voir  les  merveilles  entassées  dans  les 
nombreuses  galeries  de  l'avenue  Malakoff.  Mais  plus 
que  jamais  les  portes  du  sanctuaire  restent  closes. 

Il  leur  faut  se  borner  à  entendre  raconter  par  les 
amis  de  la  maison  que  le  toton  Groult  signé, 
daté  de  1741,  a  été  gravé  en  1742  par  Lepicié,  qui  en 
a  reproduit  le  coin  de  table  et  même  l'empâtement 
masquant  une  déchirure.  Ils  savent  par  cœur  les 
pérégrinations  du  tableau,  dont  on  peut  suivre  la 
trace  à  la  vente  de  La  Roque,  en  1745,  où  il  fut  ad- 
jugé 25  livres,  à  celle  deCypierre,  en  1845,  où  il  fut 
payé  650  francs  par  le  marquis  de  Montesquiou,  qui 
le  céda  à  M.  Groult,  pour  25  000  francs.  Ils  ajoutent 
que  la  toile  a  bien  les  dimensions  indiquées  dans  les 
catalogues,  25  pouces  sur  27. 

.tVlors,  les  tolonistes  du  Louvre  ne  se  tiennent  pas 


TABLEAUX  ANCIENS  43J 

pour  ballus.  Ils  accumulent  preuves  sur  preuves,  ar- 
guments sur  arguments.  L'Enfant  au  toton  n'est  ja- 
mais sorli  de  la  famille  de  M"i^  Trépard,  qui  le  tient 
du  cousin  d'Auffuste  Godefrov.  La  ressemblance  de 
son  ancêtre  est  frappante,  comparée  à  d'autres  docu- 
mr'nls.  D'après  eux,  leur  toile  est  la  seule  originale, 
le  tableau  concurrent  n'est  qu'une  variante  du  thème 
initial,  expoïé  au  salon  de  1738.  Chardin,  on  en  a  la 
certitude,  s'est  reproduit  souvent,  témoin  les  deux 
éditions  de  la  Mère  laborieuse,  du  Bcncdicite  et  les 
nombreuses  répliques  destinées  à  la  Suède. 

Le  Louvre  s'en  émeut.  Il  ne  lui  convient  pas  de 
rester  plus  longtemps  sur  la  sellette.  Le  maître  Bon- 
nat,  de  la  commission  des  achats,  déclare  que  le  To- 
ton de  la  salle  Petit  a  le  faire  de  Chardin  et  qu'il  est 
sûrement  de  lui.  Le  grand  conseil  est  convoqué.  Il  tra- 
vaille, compulse  les  auteurs,  interroge  les  critiques 
compétents.  Bref,  l'aréopage,  dans  un  rapport  sou- 
mis au  directeur  des  Beaux-Arts,  conclut  à  la  confir- 
mation de  l'achat:  Bignas  est  i)ïtrare!  Le  ministre 
passe  outre  et  ratifie. 

Le  temps  me  manque  pour  me  procurer  l'enquête, 
la  lire  et  l'analyser.  Du  reste,  est  ce  possible  ?  Le  pu- 
blic doit-il  en  avoir  connaissance?  Les  doutes  sont- 
ils  dissipés?  Ils  sont  comme  des  plantes  à  fortes  ra- 
cines, on  ne  les  arrache  pas  aisément.  Saura-ton  ja- 
mais à  quoi  s'en  tenir?  Après  tout,  il  y  a  bien  deux 
Léon  X  en  Italie,  et  ilsy  vivent  depuis  longtemps  en 
bonne  intelligence. 

Peut-être  trouverait-on  une  solution  dans  le  Mer- 
cure de  France  dont  Dufrcsny  laissa  la  direction  au 
chevalier  de  la  Roque,  ami  et  protecteur  de  Chardin, 
comme  le  fut  pour  \\'alleaU;  .M.  de  Julienne. 


432  TRUCS  ET  TRUQUEURS 


Comment  tant  de  tableaux  fabriqués  sous  la  prési- 
dence de  M.  Fallières  arrivent-ils  à  passer  pour  an- 
ciens? Par  quels  procédés  magiques  les  faiseurs  de 
miracles  peuvent-ils,  en  quelques  jours,  les  vieillir  de 
plusieurs  siècles?  Leurs  ruses,  hélas  !  n'ont  rien  de  bien 
mystérieux.  Si  c'est  un  secret,  il  y  a  beau  temps  que 
Polichinelle  l'a  crié  à  tous  les  échos.  J'ai  passé  moi. 
même  en  revue,  dans  le  Truquage,  les  meilleures  re- 
cettes de  cette  cuisine  si  dure  à  digérer. 

Or,  depuis  vingt  ans,  les  faussaires  n'ont  presque 
rien  inventé  pour  l"abri({uer  leur  vieux  neuf. 

C'est  toujours  la  vieille  toile  sur  laquelle  on  fait 
une  copie  ou  mieux  un  arlequin  emprunté  à  plusieurs 
tableaux  de  même  maître:  un  bras  par  ci,  une  figure  par 
là.  La  peinture  sèche,  on  lui  donne  le  ton  doré  avec 
un  vernis  de  Hollande  jaune  et  commun,  ou  un  ver- 
nis fin  coloré  à  la  sépia.  On  simule  la  crasse  en  im- 
prégnant les  empâtements  de  jus  de  réglisse,  et  l'on 
cuit  les  couleurs  au  soleil,  ou,  pour  aller  plus  vite,  au 
four  de  boulanger.  Les  craquelures  se  font  avec  une 
pointe  d'aiguille.  Les  malins  appliquent  une  plaque 
de  métal  sur  la  toile  et  frappent  à  coup  de  marteau. 
Le  vernis  s'étoile  comme  une  glace  brisée. 

Néanmoins  le  faire  laisse  souvent  à  désirer.  Les 
copies  sont  rarement  correctes  de  dessin.  Dison  aussi 
qu'elles  reproduisent  non  pas  l'àme,  mais  seulement 
l'épiderme  du  modèle.  Dans  sa  remarquable  préface 
du  Trésor  de  la  Curiùsitê,  ^i.  Thibaudeau  a  écrit 
qu'elles  péchaient  par  la  sécheresse,  la  dureté,  ou 
qu'elles  étaient  molles  et  froidement  faites.  11  y  a  une 
certainepeine,  qui  résultede  l'incertitude  du  pinceau, 


TABLEAUX  ANCIENS  433 

cherchan'.  par  rimitalion,  les  formes  d'un  dessin  ou 
les  Ions  d"une  couleur  qui  ne  leur  appartient  pas. 

Rien  n'est  plus  vrai  cpie  ces  observations  du  savant 
critique. 

La  transformation  est  aussi  l'un  des  trucs  très  em- 
ployés pour  les  portraits.  Il  consiste  à  substituer  au 
visage  laid,  décrépitet  desséché  d'une  vieille  le  frais 
minois  d'une  femme  resplendissante  de  jeunesse  et 
de  beauté.  Très  facile  le  procédé:  échancrer  le  cor- 
sage, boucher  les  rides,  mettre  du  rouge  sur  le  Visage, 
changer,  en  un  panier  de  fleurs,  le  petit  chien  carlin 
(jui  repose  sur  les  genoux. 

C'est  le  ruissellement  sur  la  toile  de  la  fontaine 
magique  de  Jouvence.  Il  ne  reste  plus,  pour  écouler 
ce  Xatlier  de  famille,  qu'à  le  faire  coter  dans  une 
vente.  Deux  compères  poussent,  l'un  contre  l'autre, 
jusqu'à  80  000  francs,  ce  mensonge  impudent  qu'ils 
revendent  ensuite  sur  bordereau  avec  un  tout  petit 
bénélice. 

Souvenez-vous,  à  l'occasion,  que  la  photographie, 
plus  habile  que  l'œil,  révèle  les  repeints  récents.  C'est 
le  meilleur  des  juges  d'instruction. 


Cependant,  depuis  que  l'exposition  des  Primitifs 
a  mis  à  la  mode  les  peintres  français  du  xv^  siècle, 
l'arsenal  des  truqueurs  s'est  enrichi  de  quelques  nou- 
velles armes.  Ils  peignent  sur  bois,  d'après  des  minia- 
tures, avec  des  fonds  d'or  passés,  de  grandes  scènes 
historiques,  illustrées  de  légendes  en  belles  lettres 
gothiques  chamarrées  d'armoiries  ou  de  devises.  Re- 

19 


434  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

doutez  ces  cliapitrcs  de  Tordre,  ces  entrées  de  sou- 
verains, ces  bals  à  la  cour.  C'est  trop  beau  pour  être 
vrai.  Aucun  des  maîtres  d'antan,  revenant  ici-bas,  ne 
voudrait  revendiquer  la  paternité  de  ces  œuvres 
souillées  par  les  méfaits  des  restaurateurs. 

Des  Allemands,  simplistes,  ont  trouvé  un  truc 
d'une  naïveté  telle  qu'on  s'étonne  qu'il  ait  pu  trom- 
per personne.  Mais  il  faut  croire  que  la  crédulité  des 
acheteurs  est  sans  bornes,  puisque  de  prétendus  ma- 
lins s'y  sont  laissé  prendre. 

Comme  beaucoup  de  primitifs  flamands  ont  été 
reproduits  en  chromolithog-raphie,  ces  aigrefins 
choisissent  un  sujet  assez  peu  connu  et  usent  patiem- 
ment Tenvers  du  papier  à  la  pierre  ponce.  Quand  il 
ne  reste  plus  de  la  chromo  qu'une  pellicule,  plus 
mince  qu'une  pelure  d"oignon,  ils  fixent  le  pseudo- 
tableau avec  une  colle  inattaquable  sur  une  vieille 
toile  ou  un  vieux  panneau.  Une  pression  prolongée 
fait  adhérer  Teslanipe  aux  aspérités  de  la  toile  et  du 
bois.  II  ne  reste  plus,  après  ce  marouflage,  qu'à  ver- 
nir et  à  présenter  dans  un  cadre  vermoulu. 

J'ai  vu  un  Van  Eyck  ainsi  cuisiné  qui  avait  trompé 
un  amateur  pour  trois  cents  francs.  Il  est  vrai  que  le 
prix  aurait  dû  mettre  l'acheteur  sur  ses  gardes. 


Si  les  procédés  de  maquillage  n'ont  guère  varié, 
sans  doute  parce  qu'ils  étaient  arrivés,  comme  l'im- 
primerie et  quelques  autres  arts,  à  la  perfection  du 
premier  coup,  la  façon  d'écouler  les  faux  maîtres 
anciens  se  modifie  tous  les  jours. 

Dès  qu'une  ficelle  est  dévoilée,  les  pirates  du  pin- 
ceau en  trouvent   une  autre.  C'est  la  lutte  du  trait 


TABLEAUX  ANCIENS  43o 

et  du  bouclier,  et  ce  n'est  pas  toujours  le  bouclier 
qui  a  le  dessus. 

En"  désirez-vous  quelques  exemples  ? 

Un  collectionneur  voyageait  en  Italie.  On  lui 
montra  un  crucifiement  peint  sur  bois  qui  lui  plut  et 
dont  le  prix  lui  parut  raisonnable.  Le  marché  conclu, 
Tacheteur  voulut  emporter  son  tableau. 

—  Signor,  dit  l'antiquaire,  ne  prenez  pas  cette 
peine.  Je  le  ferai  remettre  à  votre  hôtel. 

—  Inutile,  je  puis  bien  m'en  charger. 

—  Non,  non,  je  ne  le  soufTrirai  pas. 

—  Je  préfère  l'emporter. 

—  Vous  n'avez  donc  pas  confiance  en  un  honnête 
marchand?  Eh  bien  !  signez  au  dos  du  tableau.  Vous 
serez  sûr  qu'on  ne  vous  le  changera  pas  pour  un 
autre. 

L'amateur  met  son  nom.  Puis,  au  moment  de 
partir,  l'insistance  et  les  garanties  de  l'antiquaire  lui 
semblent  suspectes.  Il  prend  le  cadre  sous  son  bras  et 
l'emporte,  malgré  des  protestations  indignées. 

De  retour  à  Thôtel,  il  contemple  son  panneau.  La 
trouvaille  est  bonne.  Il  enlève  la  crasse,  il  passe  un 
linge  fin  sur  les  empâtements  et  pour  faire  disparaître 
toute  trace  de  poussière,  il  désencadre  la  peinture. 
0  surprise  !  Il  trouve  deux  panneaux  collés  l'un  sur 
l'autre.  Le  premier,  le  seul  apparent,  était  un  original 
estimable,  l'autre,  celui  de  dessous,  une  copie  sans 
valeur.  C'est  ce  dernier  qui  portait  sa  signature  et 
que  le  marchand  comptait  lui  livrer.  En  cas  de  ré- 
clamation, la  grille  aurait  fait  foi. 


Un  autre  brocanteur,  un  Français  celui-là,  achetait 


43.6'  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

de  vieux  tableaux  de  l'école  italienne  et  leur  faisait 
subir  une  restauration  si  complète  qu'elle  pouvait 
passer  pour  une  nouvelle  peinture.  Une  fois  la  toile 
vieillie,  secundum  arlem,  il  apposait  dans  un  angle, 
à  la  cire,  le  cachet  d'un  pape  du  xv'^  ou  du  xvi"  siècle- 
Puis  il  envoyait  en  Amérique  la  photographie  de  sa 
«  trouvaille  ».  Le  gros  prix  demandé  n'effrayait  pas 
toujours  les  acheteurs.  Plus  d'un  numéro  de  cette 
pseudo-galerie  papale  passa  les  mers  avec  un  retour 
en  bank-notes. 


En  ce  temps-là,  les  multi-millionnaires  américains 
n'y  regardaient  pas  de  trop  près  dans  leurs  achats. 
On  aurait  pu  fréter  des  paquebots  entiers  avec  les 
croûtes  que  tous  les  pays  de  l'Europe  leur  faisaient 
avaler,  comme  à  des  poulets  aiïamés  !  Les  droits 
exorbitants  de  20  0/0  que  la  douane  prélevait  à  l'ar- 
rivée n'arrêtaient  pas  les  marchands,' bien  au  con- 
traire. Ils  s'en  servaient  fort  habilement  pour  leur 
petit  «  gommerce  »  malhonnête. 

Un  courtier  en  tableaux  de  Londres  avait  com. 
mandé  à  un  peintre  besoigneux  une  Scène  de  buveurs 
dans  le  goût  de  l'école  flamande.  Au  jour  dit,  le  ta- 
bleau arrive.  Il  est  parfait.  Même  on  peut  lire  au  bas 
la  signature  de  Jan  Steen  avec  la  date  de  1672,  cal- 
quées sur  le  fac-similé  que  le  catalogue  du  musée  de 
Piotterdam  met  imprudemment  à  la  portée  des  faus- 
saires. 

Le  marchand  examine,  se  déclare  satisfait,  et, 
après  avoir  payé  l'artiste,  lui  dit  : 

—  Votre  tableau  est  si  bien  que  je  ne  sais  vrai- 
ment pas  pourquoi  vous  ne  le  signeriez  pas.  Voilà 


TABLEAUX  ANCIENS  437 

une  palette,  des  pinceaux.  Mettez  donc  votre  ncm 
sur  la  toile. 

Très  flatté,  le  peintre  a  vite  fait  d'étaler  une  couche 
de  peinture  sur  la  signature  de  Jan  Steen,  et  de  la 
remplacer  par  la  sienne. 

Trois  semaines  plus  tard,  le  tableau  parlait  pour 
New- York  à  l'adresse  du  correspondant  habituel  du 
marchand.  Mais  en  même  temps  une  lettre  anonyme 
avertissait  la  douane  américaine  qu'elle  allait  être 
victime  d'une  fraude  et  que  certain  tableau,  signé 
d'un  inconnu,  était  un  chef-d'œuvre  de  l'école  hollan- 
daise, valant  200000  francs. 

Un  douanier  avisé  en  vaut  dix.  Le  directeur  des 
douanes  de  New-York  fit  appeler  des  experts.  On 
enleva  la  couche  de  peinture  portant  le  nom  du 
peintre,  et  la  prétendue  signature  originale  apparut. 
Le  courtier  anglais  eut  à  payer  une  amende  de  500/0 
d'abord,  soit  100000  francs,  plus  les  droits  de  20  0/0. 
Au  total,  140000  francs. 

Mais  trois  jours  plus  tard  il  vendait,  ainsi  authenti- 
qué par  les  experts  de  la  douane,  son  Jan  Steen 
250000  francs,  ce  qui  lui  laissait  encore  un  honnête 
bénéfice. 

Hélas  !  les  meilleurs  métiers  se  gâtent.  Ne  dit-on 
-pas  que  le  gouvernement  des  U.  S.  vient  de  nommer 
un  vérificateur-priseurpourproléger  les  gogos  contre 
les  contrefaçons  ?  Ce  fonctionnaire  est  autorisé  à  ser- 
vir d'expert  à  l'acheteur,  et  il  a  bon  œil.  ToutMontmar- 
Ireestdans  la  désolation.  Il  faudra  chercher  d'autres 
artifices  pour  écouler  les  vieux  maîtres  de  la  butte. 


Si  les  experts  du  nouveau  monde  ont  fort  à  faire 


438  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

pour  surveiller  chez  eux  l'importalion  des  tableaux, 
le  fisc  italien  a  plus  de  mal  encore  [)our  empêcher 
l'exode  des  chefs-d'œuvre  de  son  pays.  On  sait 
qu'une  loi  draconienne  défend  de  faire  sortir  du 
royaume,  des  œuvres  d'art  italiennes  sans  l'autorisa- 
lion  expresse  du  gouvernement.  Les  propriétaires 
des  galeries  de  tableaux  ne  peuvent  en  disposer  à 
leur  gré,  même  quand  ils  ont  à  satisfaire  d'impérieux 
besoins  d'argent.  Ils  se  sentent  sous  la  surveillance 
des  agents  de  l'Etat,  et  surtout  des  acheteurs  natio- 
naux qui  leur  ont  fait  des  offres  à  prix  réduits  et  atten- 
dent que  la  famine  les  oblige  à  céder. 

A  quoi  servirait  le  truquage  sinon  à  frauder  le 
gouvernement  ?  D'ingénieux  marchands  de  Paris  et 
de  Londres  se  sont  mis  en  rapport  avec  ces  princes  au 
blason  dédoré.  Ils  font  exécuter  d'habiles  répétitions, 
convenablement  vieillies,  et  leur  font  prendre  la 
place  des  originaux  dans  les  galeries  historiques.  Les 
vrais  chefs-d'œuvre  passent  les  Alpes  et  vont  prendre 
rang  dans  les  collections  continentales  ou  américai- 
nes. 

Jusqu'ici  tout  va  bien,  on  se  défend  comme  on  peut 
d'une  loi  injuste.  Cependant,  comme  la  vente  a  été,  et 
pour  cause,  soigneusement  dissimulée,  que  va-t-il 
arriver  de  ces  copies  substituées,  à  l'insu  de  tous,  aux 
tableaux  anciens  ? 

Quand  la  galerie  passera  en  vente,  après  décès  ou 
autrement,  qui  songera  à  douter  de  l'authenticité  de 
ces  faux  chefs-d'œuvre  attestée  par  des  preuves  sé- 
culaires ?  De  par  la  loi,  c'est  un  Italien  qui  devrait 
être  dupé,  puisque  les  œuvres  d'art  doivent  rester 
dans  le  pays.  Mais  l'original  ayant  pu  sortir  clandes- 
tinement, il  n'y  a  pas  de  raison  pour  qu'à  son  tour  la 
copie  ne  fasse  pas  le  même  voyage  et  alors,  gare  à 


TABLEAUX  ANCIENS  439 

nous  !  Il  faudra  être  d'une  belle  force  pour  reconnaî- 
tre-le  pastiche  avec  son  dossier  d'attestations  com- 
posé de  toutes  les  herbes  de  la  Saint- Jean  ! 

Cave!  Nous  sommes  tous  les  jours  exposés  en 
France  à  subir  le  même  sort.  Une  bande  de  marchands 
interlopes  exploite  les  châteaux  historiques  oîi  l'on 
sait  exister  des  portraits  de  famille  ou  des  tableaux 
de  maîtres  anciens.  Si  le  propriétaire  accepte  leurs 
offres  d'achat,  ils  font  exécuter  des  copies  pour  rem- 
plir les  cadres,  et  les  amis  du  vendeur  ne  s'aperçoi- 
vent de  rien.  Un  beau  jour,  le  domaine  change  de  pos- 
sesseur. Le  nouveau  châtelain,  qui,  de  très  bonne 
foi,  croit  posséder  des  originaux,  les  vend  comme 
tels.  Et  voilà  encore  des  dupes  ! 

Parfois,  c'est  dans  un  but  fort  respectable  que  s'opè- 
re, celte  substitution.  Lors  d'un  partage  après  décès, 
le  fils  aîné  hérite  les  portraiis  de  famille:  il  en  fait 
faire  des  copies  pour  ses  frères  et  sœurs,  moins  avan- 
tagés. Rien  de  mieux.  Mais  si  le  peintre  est  assez 
habile  pour  faire  de  ces  copies  des  véritables  fac-si- 
milés, saura-t-on  dans  cinquante  ans  reconnaître  les 
originaux  ? 


Il  y  a  quelques  années,  un  baronnet  du  comté  de 
Leicester,  Georges  W.,  mourait  en  laissant  à  son  fils 
Herbert  tous  ses  biens,  meubles  et  immeubles,  à  l'ex- 
ception d'une  quinzaine  de  tableaux  de  famille  qu'il 
léguait  à  sa  fille.  Contrarié  de  voir  le  parloir  du 
château  dépouillé  de  ses  nobles  trophées,  le  jeune 
héritier  fit  venir  un  peintre  parisien  qui  remplaça  les 
toiles  par  des  duplicatas  et  les  originaux  furent  ex- 
pédiés à  la  sœur.  Or,  des  amis  complaisants  insi- 


44  0  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

lîucrent  que  le  baronnet  avail  gardé  les  tableaux 
anciens  et  envoyé  à  leur  place  des  copies  sans  valeur. 
Un  procès  s'ensuivit.  Des  experts  comparèrent  les 
peintures  contestées.  On  examina  les  craquelures, 
les  vernis,  le  grain  de  la  toile,  les  bois  des  châssis. 
Il  fut  impossible  de  juger  entre  quelles  mains  se 
trouvaient  les  originaux.  Il  fallut  faire  venir  de  Paris 
l'auteur  des  pastiches  qui  trancha  le  débat  en  mon- 
trant un  signe  particulier  qu'il  avait  apposé  à  l'envers 
des  panneaux. 


Des  copies,  hâtons-nous  de  le  dire,  ne  sont  pas 
toujours  sans  valeur.  Elles  peuvent  même,  en  raison 
du  talent  de  leur  auteur,  être  jugées  supérieures  aux 
originaux.  N'existe-t-il  pas  des  copies  de  Breugel  le 
Vieux  par  Paibens,  qui  valent  les  tableaux  sortis  de 
la  main  même  du  vieux  maître  ?  Le  plus  beau  musée 
de  l'Europe  ne  serait-il  pas  fier  de  posséder  ce  lac- 
similé  du  portrait  de  Léon  X  par  Raphaël  que  le  man- 
dataire infidèle  du  pape  Clément  VII  commanda  à 
André  del  Sarte  pour  ne  pas  livrer  l'original  au  duc 
de  Mantoue  ?  Et  plus  près  de  nous,  chacun  ne  pré- 
férerait-il pas  certaines  copies  par  Delacroix  ou 
Fantin  Latour  à  des  originaux  signés  par  d'illustres 
inconnus  ? 

Bien  plus,  c'est  souvent  la  conviction  d'avoir  sous 
les  yeux  un  original  qui  en  fait  tout  le  charme,  et 
M.  Jean  Gross  en  cite  un  curieux  exemple. 

On  connaît  la  célèbre  Madone  de  Raphaël  du  mu- 
sée de  Dresde.  Historiquement  il  est  prouvé  que  le 
Sanzio  peignit  ce  chef-d'œuvre  en  1518  pour  le  cou- 
vent de  San  Sisto,  à  Plaisance,  et  qu'Auguste^IIl  de 


TABLEAUX  ANCIENS  441 

Saxe  l'acheta  12000  sequins  en  1753.  Le  départ  de  la 
Madone  pour  Dresde  fut  relardé  quelques  années  par 
les  discussions  entre  le  fisc  et  les  moines  sur  les 
droits  de  douane,  et  pendant  ce  temps  des  bruits  de 
fraude  circulèrent.  On  prétendit  que  les  religieux 
avaient  fait  exécuter  subrepticement  une  copie  du 
Raphaël  pour  garder  le  tableau  authentique. 

Or,  tout  récemment,  un  richissisme  Américain, 
propriétaire  de  mines  et  plus  que  milliardaire,  vient 
de  déclarer  que  la  légende  était  véritable,  et  qu'il 
avait  acheté  la  il/adone  originale  aux  moines  de  Plai- 
sance, la  remplaçante  son  tour  par  une  bonne  copie. 

Et  voilà  les  critiques  des  deux  mondes  bouleversés  ! 
Le  Raphaël  de  Dresde,  qui  avait  passé  jusque-là  pour 
un  tableau  d'un  prix  inestimable,  qui  avait  causé  des 
impressions  presque  divines  à  ses  admirateurs, 
n'était  plus  bon,  pour  quelques-uns,  qu'à  orner  une 
église  de  village! 


Gardons-nous  de  prendre  parti  dans  un  si  grave 
débat.  Les  maîtres  anciens,  on  le  sait,  ne  se  faisaient 
pas  faute  de  copier  eux-mêmes  leurs  tableaux  et  d'en 
tirer  plusieurs  exemplaires,  bien  heureux,  lorsque, 
comme  Rubens,  ils  ne  faisaient  pas  faire  le  tableau 
parleurs  élèves,  en  se  contentantd'ymettreleurnom. 

Ces  «  répliques,  »  chaque  fois  qu'il  s'en  découvre, 
soulèvent  d'interminables  débats  entre  les  posses- 
seurs des  tableaux  jumeaux,  chacun  prétendant  dé- 
tenir l'original.  Le  plus  curieux  c'est  qu'ils  ont  raison 
tous  deux,  comme  le  cas  s'est  produit  pour  le  double 
portrait  de  Madame  Geoffrin  par  Nattier  possédé  à 
la  fois  par  le  comte  d'Etampes  et  par  M.  Reinach. 

Le  rapport  des  experts,  dans  ce  procès  curieux, 

19. 


442  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

révéla  que  presque  tous  les  peintres  du  xviii'  siècle 
se  répétaient.  M"""  Vigée  Lebrun  avait  vendu  jusqu'à 
douze  fois  le  portrait  de  Monsieur,  frère  aîné  du  roi, 
et  Nattier,  tout  aussi  souvent,  les  portraits  de  Mes- 
dames, filles  de  Louis  XV,  de  madame  de  Château- 
roux  et  de  tant  d'autres. 

En  1885,  M.  Terme,  conservateur  d'un  des  musées 
de  Lyon,  avait  envoyé  à  Texposilion  des  Portraits  du 
siècle,  un  admirable  tableau  de  David  représentant 
Marat  dans  sa  baignoire. 

Dès  l'ouverture  du  salon,  un  des  descendants  du 
grand  peintre,  M^^'David-Chassagnolle,  protesta  con- 
tre cette  attribution,  prétendantêtreseulepropriétaire 
de  l'original,  tandis  que  le  tableau  exposé  était  une  des 
deux  copies  exécutées  par  ordre  de  la  Convention  par 
des  élèves  de  David. 

Le  possesseur  du  Maral  contesté  résista.  Il  l'avait 
acheté  à- M.  Durand-Ruel,  lequel  le  tenait  du  prince 
Napoléon  à  qui  le  baron  Jérôme  David  l'avait  donné. 
Le  tableau  était  donc  authentique,  c'était  une  répli- 
que et  non  une  copie. 

Fait  curieux  I  Les  premiers  experts  nommés  par  le 
tribunal,  MM.  Lafenestre,  Cabanel  et  Haro,  se  pro- 
noncèrent en  faveur  des  héritiers  David.  Mais  pres- 
que aussitôt  Cabanel  se  dégagea  par  lettre  publique. 
En  appel,  la  cour  donna  raison  au  Marat  lyonnais. 
Les  attendus  du  jugement,  tout  en  déboutant  M""» 
David-Chassagnolle  de  sa  demande,  dirent  qu'elle 
possédait  bien  en  effet  le  tableau  original  de  David, 
brossé  par  le  maître  au  moment  même  de  la  mort  de 
Marat,  mais  que  la  toile  de  M.  Terme,  plus  achevée, 
plus  complète,  présentait  des  différences  et  d'heu- 
reuses modifications  qui  empêchaient  d'y  voir  une 
copie. 


TABLEAUX  ANCIENS  443 

C'était  un  tableau  que  le  maître  avait  peint  à  lêle 
reposée,  après  sa  première  œuvre.  S'être  fait  aider 
par  un  élève  ne  pouvait  enlever  à  son  Marat  le  litre 
de  peinture  de  David. 


Hyacinthe  Rigaud  usait  du  même  procédé.  Quand 
il  fit  le  portrait  de  François  La  Peyronnie,  le  chirur- 
gien de  Louis  XV,  il  pria  Daullé  de  mettre  dans  la 
légende  de  la  gravure  qu'il  avait  seulement  peint  la 
tête  et  les  mains. 

J'avoue  que  celte  peinture  en  partie  double,  que 
j'ai  longtemps  possédée,  m'intrigua  beaucoup.  C'est 
si  peu  dans  les  mœurs  de  nos  maîtres  d'indiquer 
leurs  collaborateurs!  Rigaud  employait  donc  des 
confrères,  au  vu  et  au  su  de  ses  contemporains,  à  lui 
peindre  en  partie  ses  portraits  ! 

Le  hasard,  souvent  meilleur  indicateur  que  saint 
Antoine  de  Padoue,  me  fit  trouver  le  mot  de  l'énigme. 
Un  jour,  en  bouquinant  à  la  bibliothèque  de  l'Insti- 
tut, je  vis  au  catalogue  des  manuscrits  : 

Rigaud  (H.).  Mémoire  de  Vargent  que  f  ai  donné  des 
copies  quefay  fait  faire  pendant  Vannée  1004  et  sui- 
vantes. 

Quelques  instants  après,  j'avais  devant  moi  un  in-  : 
quarto  relié  en  parchemin  et  contenant  une  cinquan-' 
laine  de  feuillets.  C'était  le  relevé  des  sommes  ver- 
sées par  le  grand  peintre  à  ses  collaborateurs. 

Ah!  quel  homme  d'ordre  que  ce  Rigaud!  Son  gé- 
nie de  peintre  était  doublé  du  talent  d'un  véritable 
comptable.  Il  notait  les  plus  petites  dépenses.  Le 
mémoire  pourrait  faire  pendant  à  celui  de  M.  Purgon 
dans  le  Malade  imaginaire I 


m  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Et  quel  balaillon  de  rapins  il  avait  à  son  service, 
les  uns  tout  à  fait  inconnus,  les  autres  déjà  célèbres 
ou  en  passe  de  l'être  ! 

Lisez  avec  moi! 

Nattier,  une  copie  du  roi,     .     .  21  1.  » 

Verly,  pour  la  cravalte  du  roi     .  2  1.  » 

—  pour  percer  de  la  dentelle  3  1.  » 
Mon  frère,  habillé  M.  du  Refuge  60  1.  » 
Leroy,  ébauché  deux  cuirasses 

deM.de  Boufflcrs .     ...         51.         y> 

Siez,  copie  ébauchée  de  M.  de 
Lafonlaine 7  1.  4  sous. 

Bailleul,  copie  de  M.  Rollet      .      20  1. 
—           —      AL   le  maré- 
chal   de   Villeroy,    sur    une 
toile  de  4  livres 70  1. 

Parroccl,  pour  le  fond  de  Mon- 
seigneur     1401.         » 

Tournières,  copie  de  Bossuet   .       1201.         » 

Prieur,  cinq  cravattes  de  Mon- 
seigneur             8  1.         » 

—  copie  de  M.  le  Cardinal  de 

Noailles 16 1.         » 

—  copie  du  cardinal  de  Bouil- 
lon     24  1.         .> 

—  copie  du  roy  d'Espagne  .  120  1.  » 
De  Launay,    deux    copies    du 

porirait  de  Louis  XV  ...  801.  » 
Ranc,  fini  lacuirasseetlcsmains 

de  M"^  de  Vendôme  ...  141.  » 
Hulliot,  les  fleurs   de  M'"'   de 

Croissy  d'Hozier  ....  361.  » 
—      fait  le  bras  du  fauteuil 

deM.de  Vertamoud.     .     .     .        11. 10  sols. 


TABLEAUX  ANCIENS  445 

Leclerc,  habillé  M.  cl  M-^e  Re- 
naud      121.        » 

Et  combien  d'aulres  ainsi  jusqu'à  1726,  fin  du  livre 
de  caisse  de  Rigaud. 


Nos  lecteurs  ne  s'étonneront  jjIus  désormais  quand 
ils  trouveront  en  lisant  cette  prudente  et  suggestive 
réserve  dans  certains  livrets  : 

L'expert,  obéissant  aux  nécessites  du  catalogue,  a 
baptisé  ses  tableaux  des  noms  qui  choquent  le  moins 
la  vraisemblance. 

Du  reste  au  compte-rendu  d'une  vente  après  décès, 
on  relevait  récemment  des  adjudications  de  ce  genre  : 

Breughel,  Paysage    ....  73  francs. 

Murillo,  saint  François  .     .     .  220  francs. 

Ruysdael,  Paysage     ....  170  francs. 

Taunay,  Paysage  avec  figures.  101  francs. 

Le  pinceau  de  Robert  Macaire  avait  dû  passer 
par  là.  La  galerie  sortait  de  la  boutique  d'Elie 
Magnus,  le  marchand  imposteur  de  Balzac. 

On  eût  pu  dire  en  la  visitant,  comme  le  fit  un  cri- 
tique acerbe  chez  un  financier  bien  connu: 

—  Très  curieux,  vos  maîtres  anciens.  Seulement 
les  plus  beaux,  ce  sont  les  faux  ! 


Certes,  si  les  auteurs  de  ces  cyniques  mystifica- 
tions se  faisaient  prendre  la  main  dans  le  sac,  il  leur 


449  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

en  cuirait.  Nous  avons  encore  des  juges  dans  Paris. 
Mais  le  moyen  de  les  saisir  sur  le  fait?  Les  continua- 
teurs de  Rembrandt  et  de  Léonard  de  Vinci  ne  se 
vantent  pas  de  leurs  prouesses. 

Si,  pourtant  !  Quelque  invraisemblable  que  la 
chose  paraisse,  un  maître  faussaire  se  fit  gloire  un 
jour  d'être  l'auteur  d'un  superbe  Titien,  acheté  fort 
cher  par  un  grand  courtier  de  tableaux.  Fureur  de 
l'acquéreur  qui  aurait  bien  voulu  avoir  la  preuve  delà 
contrefaçon!  Mais  l'aveu  n'avait  eu  qu'un  seul  témoin, 
et  en  justice  «  testis  unus  »  ne  prouve  rien  ou  si  peu 
qu'il  vaut  mieux  n'en  pas  parler.  Le  plaignant,  dési- 
reux de  confondre  le  coupable,  imagina  de  mettre 
un  huissier  à  ses  trousses  pour  recueillir  sur  papier 
timbré  la  moindre  parole  imprudente  capable  de 
passer  pour  un  aveu.  L'officier  ministériel  suivit  le 
peintre  pendant  huit  jours.  Au  café,  il  s'asseyait  à 
une  table  voisine  de  la  sienne.  Au  restaurant,  il  dînait 
à  ses  côtés.  Le  soir  il  l'accompagnait  dans  les  music- 
halls  ou  les  brasseries  à  femmes.  Mais  le  peintre,  se 
sentant  peut-être  surVeillé,  ne  renouvela  pas  sa  dan- 
gereuse vantardise.  A  cette  chasse  au  faux,  ce  fut 
le  gibier  qui  fatigua  le  chasseur. 

L'huissier  renonça  à  la  poursuite  elle  mystificateur 
demeura  impuni. 


Arrêtons-nous.  Nous  avons  montré  quelques  as- 
pects de  cette  lèpre  des  faux  tableaux  qui  sévit  si 
cruellement  sur  le  monde  des  arts.  Sans  avoir  la  pré- 
tention d'avoir  tout  dit,  nous  espérons  que  l'étendue 
du  mal  est  maintenant  démontrée. 


TABr.EAUX  ANCIENS  447 

Empruntons  au  spirituel  Courteline  le  mot  de  la 
fin.  Il  a  horreur  du  truquage.  D'après  récho  d'un 
journal,  pour  s'en  garer,  il  aurait  réuni  les  plus 
détestables  croûtes  qu'il  ait  pu  rencontrer  et  les  mon- 
tre avec  orgueil  : 

—  Ce  sont,  dit-il,  des  navets  éclos  dans  le  potager 
des  beaux-arts. 


tiivant 
,  orip> 


TABLEAUX  MODERNES 


Les  vacli33  maigi-es-   —  Au  pays  des  dollars.  —  Trop  de 
Salons.  —  Délugedcpeinturcs.  —  Commondcpar  lél<5gramme. 

—  Tableaux  d'exporlalion.  — A  force  déplumer  la  poule  aux 
œufs  d'or.  —  La  loi  de  1893.  —  Ilarplgnics  contrefait.  —  Com- 
ment on  fait  un  Fromentin.  —  Avoir  un  pseudonyme  sans  le 
savoir.  —  Signatures  et  homonymes.  —  LeOT.  —  La  vue  des 
bruyères  appartient  à  tous.  —  Fromentin  dédoublé.  —  Bou- 
guereau  agrandi.  —  Reflet  révélateur.  —  Propos  de  dessert. 

—  Frédéric  Humbert  ou  Roybet.  — Au  pays  de  V Angélus.  — 
'"t'.Tplin  e'  '     "~t.  —  Un  Daubigny  qui  revient  cher. 

voisiii.  ^-^'enez  garde  à  la  pelnhire. 

T  '^  soir  X 
Les  temps  se  -  .  ur  les  peintres.  Nos  chers 

^-•^•j  vv,    I         eries  a 

maîtres  ont  coni  .  .„j  d'or.  Pendant  vingt  ans,  ce 
fut  un  Pactole  de  c  ,  ars,  de  quadruples,  de  roubles, 
de  g-uinées,  roulant  de  toutes  les  parties  du  globe 
dans  leurs  escarcelles.  De  1872  à  1892,  la  peinture 
française  accapara  le  marché  aux  tableaux  sur  les 
deux  hémisphères.  Los  toiles  s'enlevaient  avant  d'être 
achevées.  On  s'inscrivait  pour  être  servi.  Comme 
pour  les  automobiles,  on  eût  facilement  négocié  avec 
prime  une  simple  promesse.  Un  peu  plus,  un  tour 
de  faveur  aurait  été  mis  aux  enchères,  comme  le 
fit,  pour  calmer  les  impatiences  de  ses  clientes,  un 
artiste  capillaire  très  célèbre  en  l'ai't  d'onduler  les 
chevelures. 
Dans  la  plaine  Monceau,  s'éleva  tout  un  quierart 


TABLEAUX^  MODERNES  449 

d'hôtels  coquets  ou  somptueux,  couronnés  par  de 
vastes  ateliers  aux  larges  baies  inondées  de  lumière. 
Ce  fut  un  rayonnement  d'un  éclat  incomparable, 
l'apothéose  de  l'école  française,  un  feu  d'artifice  qui 
éclatait  et  éblouissait. 

Malheureusement,  cette  belle  fcle  n'eut  qu'une 
durée  éphémère.  Voilà  qu'un  voile  de  deuil  couvre 
les  chevalets  des  ateliers.  Les  acheteurs  boudent,  les 
prix  baissent.  La  vache  à  lait  se  tarit  peu  à  peu,  et 
des  plaintes  amères  s'accentuent  devant  la  marée 
basse  delà  caisse.  L'âge  d'or  n'est  plus  qu'un  souve- 
nir, l'âge  d'argent  touche  à  son  déclin,  l'âge  d'ai- 
rain apparaît  à  l'horizon. 

On  peut  même  voir,  ô  décadence  !  dans  un  des 
quartiers  les  plus  fréquentés  de  Paris,  un  vieux  rapin 
déchu  qui  s'e&t  mis  en  boutique.  Sur  une  estrade,  en- 
touré d'un  public  ébahi,  il  exécute  sa  peinture  à  la 
minute,  toujours  le  même  tableau,  suivant  le  pré- 
cepte d'IIcnner,  seul  moyen  dclre  original. 


Essayerons-nous  de  chercher  les  causes  de  cette 
crise  néfaste  qui  succède  à  tant  d'années  de  jorospé- 
rité? 

Discuterons-nous  la  grosse  question  du  nombre 
toujours  croissant  des  salons,  des  expositions  pro- 
vinciales, universelles  et  surtout  particulières  ?  En 
surexcitant  la  production  de  trop  de  pinceaux,  avec 
ou  sans  talent,  cette  multiplicité  d'exhibitions  fatigue, 
décourage,  blase  lamateur,  sollicité  de  trop  de  côtés. 

Dévoilerons-nous  la  prodigalité  des  récompenses 
décernées  aux  artistes  étrangers  ?  Les  jurys  déve 
loppent  ainsi  les  écoles  rivales  et  ferment  peu  à  peu  à 


45Ô  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

nos  nationaux  les  débouches  du  pays  où  ils  importent. 

Dirons-nous  la  série  des  tableaux  hùLifs  et  bâclés, 
les  répliques  prodiguées  sur  le  même  modèle?  En 
subissant  Fentraînenient  des  intermédiaires,  les 
peintres  ne  paraissent  pas  se  douter  qu'ils  se  font 
concurrence  à  eux-mêmes. 

Non,  celle  thèse  sortirait  trop  de  notre  cadre.  Pas 
de  dissertation  sur  ce  sujet  délicat.  Bornons-nous  à 
étudier  la  fraude  qui  provoque,  comme  pour  les  vins, 
la  mévente  des  tableaux  de  nos  artistes  français. 


A  la  suite  des  expositions  universelles  de  Paris  et 
de  Londres,  les  usiniers  de  Chicago,  de  Cincinnati 
ou  de  Philadelphie  s'aperçurent  tout  à  coup  qu'il 
existait  un  luxe  appelé  «  art  »  et  que  rien  n'était  plus 
distingué  que  d'exhiber  une  galerie  de  tableaux. 

Sitôt  pensé,  sitôt  fait.  Entre  deux  coups  débourse 
((  time  is  money  »,  ils  télégraphièrent  à  leur  agent 
continental  de  leur  fournir  une  collection  par  le  plus 
prochain  paquebot.  Le  prix  importait  peu.  Ce  qu'il 
fallait,  c'étaient  des  maîtres  de  l'école  de  1830  et 
quelques  modernes  :  un  Daubigny,  deux  Troyon, 
trois  jNIillet,  un  Bouguereau,  six  Meissonier,  trois 
Chintreuil,  deux  Détaille,  un  Charles  Jacques,  un 
Rosa  Bonheur,  cinq  Théodore  Rousseau,  le  tout  en- 
tremêlé de  maîtres  célèbres  anciens,  Rubens,  Rem- 
brandt, Claude  Lorrain,  Terburg,  Gérard  Dow,  Franz 
Hais. 

Grand  embarras  du  courtier  !  Que  faire  ?  Répondre 
que  les  Delacroix,  les  Rousseau,  les  Lefebvre,  les 
Boudin  à  ciel  bleu  d'Italie  ne  courent  pas  les  rues  et 
qu'on  ne  peut  s'en  procurer  du  jour  au  lendemain, 


TABLEAUX  MODERNES  451 

même  à  coups  de  dollars?  C'était  perdre  la  bonne 
petite  commission  et  se  fermer  de  superbes  débou- 
chés. Quel  correspondant  eût  consenti  à  commettre 
semblable  impair"?  Une  demande  est  faite  pour  être 
remplie,  ou  les  affaires  ne  seraient  plus  les  affaires. 
Un  client  désire  des  Corot?  L'article  manque  sur  le 
marché  ?  Fabriquons-en. 

Et  Ton  fit  peindre  dans  les  arrière-boutiques, sans 
doute  pour  les  avoir  de  meilleure  qualité,  des  Diaz, 
des  Decamps,  des  Courbet.  Les  steamers  de  la  Com- 
pagnie transatlantique  chargèrent  des  ballots  de 
toiles  peintes,  facturées  au  plus  juste  prix,  c'est-à- 
dire  que  ce  qui  revenait  à  deux  cents  francs,  cadre 
compris,  était  coté  dans  les  cinquante  mille.  Seuls, 
les  tableaux  des  maîtres  vivants  :  Jean-Paul  Laurens, 
Donnât,  Morot,  avaient  coûté  la  forte  somme,  les 
membres  de  l'Institut  n'ayant  pas  l'habitude  de  don- 
ner leurs  coquilles. 

L'appétit  venant  en  vendant,  nos  excellents  mar- 
chands se  dirent  qu'ils  étaient  bien  simples  de  faire 
tant  de  frais  pour  les  œuvres  des  vivants,  puisque 
les  morts  coûtaient  si  bon  marché.  Ils  gravirent  de 
nouveau  la  côte  de  Montmartre  et  commandèrent  à  la 
fois,  dans  la  même  officine,  où  règne  le  struggle  for 
Ufe,  tous  les  desideratas  de  Jonathan  ;  cela  leur  fit 
une  notable  économie  de  temps  et  surtout  d'argent. 

Jusque-là,*  il  n'y  avait  que  demi-mal.  Les  inven- 
teurs du  trust,  qui  nous  font  avaler  tant  de  beurre 
végétal,  de  porc  trichine,  de  conserves  avariées,  se 
déclaraient  satisfaits.  Le  commerce  marchait.  Les 
douanes  augmentaient  leur  chiffre  d'exportations. 
Après  tout,  tant  pis  pour  les  Yankees  !  Ils  n'avaient 
qu'à  mieux  s'y  connaître  ou  à  choisir  des  experts. 

Mais,  hélas  !  un  beau  jour,  il  prit  fantaisie  aux 


4  5S  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

collectionneurs  d'oulre-mer  de  réaliser  en  dollars 
leurs  merveilleuses  galeries.  Un  d'eux,  et  des  plus 
notoires,  remit  en  caisse  les  maîtres  qui  faisaient 
son  orgueil  et  les  expédia  à  ]M.  Bernlieim  jeune  pour 
faire  une  vente!  Quelle  surprise,  quelle  désillusion! 
quel  écroulement!  Ce  n'étaient  que  copies,  pastiches, 
croûtes  à  vingt-cinq  francs  la  pièce  !  Les  cachets  des 
ventes,  les  marques  d'amateurs,  les  signatures,  tout 
était  apocryphe,  copié,  falsifié.  L'infortuné  spécula- 
teur américain  dut  reprendre  sa  marchandise  frela- 
tée, l'expert  ayant  refusé,  avec  juste  raison,  de  la 
présenter  à  l'hôtel  Drouot. 


Cette  mésaventure  et  quelques  autres  du  même 
genre  soulevèrent  un  toile  général  dans  tout  ce  que 
la  peinture  compte  de  marquant  —  qu'on  ne  me  fasse 
pas  dire  de  marchand.  Tant  que  l'Amérique  gar- 
dait nos  croûtes,  tout  allait  bien.  Du  moment  qu'elle 
avait  la  prétention  de  nous  les  renvoyer,  halte-là  !  Il 
n'était  que  temps  d'aviser. 

On  demanda  au  Parlement  de  prendre  des  mesures 
eontre  les  faussaires.  Il  le  promit,  mais  les  morts  de 
la  légende  allant  plus  vile  que  nos  législateurs,  il 
fallut  quinze  ans  pour  arriver  à  un  résultat.  Enfin,  en 
1895,  parut  la  fameuse  loi  qui  punit  les  fourberies 
des  Scapins  de  la  peinture  d'un  emprisonnement  d'un 
an  à  cinq  ans  et  d'une  amende  de  seize  à  trois  mille 
francs. 

Bientôt  des  incidents  retentissants  apprirent  aux 
contrefacteurs  qu'il  y  avait  une  police  correctionnelle, 
boulevard  du  Palais.  Pour  quelque  temps,  les  ama- 
teurs furent  rassurés.  Nous  ne  citerons  qu'une  affaire 


TABLEAUX  MODERNES  453 

qui  dévoila,  dans  des  débats  non  dépourvus  de  gaîté 
les  dessous  de  ce  commerce  illicite  mais  productif  des 
faux  tableaux  de  maître  :  ah  iino  disce  omnes. 

Un  jour  notre  grand  peintre  Harpignies,  qui  porte 
si  allègrement  ses  quatre-vingts  ans,  faisait  un  tour 
de  promenade  sur  le  boulevard  Montparnasse,  quand 
il  avisa,  à  une  vitrine, deux  grandes  aquarelles  signées 
de  son  nom,  et  ma  foi  !  fort  séduisantes.  Mais  elles 
avaient  aux  yeux  du  vieux  maître  un  tort  impar- 
donnable, elles  n'étaient  pas  de  lui  I 

Il  entre,  il  s'informe,  il  proteste. 

Le  marchand,  troublé,  argue  de  sa  bonne  foi  et 
donne  l'adresse  du  courtier  qui  les  lui  avait  remises  en 
dépôt,  un  certain  V.,  domicilié  près  du  Luxembourg. 

Harpignies  n'hésite  pas.  Il  se  fait  conduire  au  par- 
quet, dépose  une  plainte  en  contrefaçon.  Le  commis- 
saire de  police  reçoit  un  mandat  du  juge  d'instruction. 
Dès  le  lendemain,  au  petit  jour,  il  se  présente  chez 
le  courtier  en  tableaux  pour  procéder  aux  perquisi- 
tions. D'aquarelles,  pas  la  moindre  trace,  mais,  dans 
une  pièce  servant  autrefois  de  cuisine  —  l'endroit 
n'était-il  pas  admirablement  choisi?  —  le  représen- 
tant de  l'autorité  saisit  1"35  toiles  signées  des  noms 
les  plus  illustres  :  Corot,  Delacroix,  Diaz,  Troyon, 
Daubigny,  Fromentin,  Jacque,  Rousseau,  et  bien 
d'autres,  du  même  acabit. 

Ce  fut  une  belle  audience  que  celle  du  18  décembre 
1903  !  La  huitième  Chambre  semblait  une  annexe  de 
l'hôtel  Drouot.  Des  commissionnaires  apportaient  à 
pleins  crochets  des  piles  de  toiles  de  toutes  tailles  et 
de  tous  aspects.  On  cherchait  sur  le  prétoire  le  mar- 
teau du  commissaire  priseur  ! 
-  Au  banc  des  accusés,  très  à  son  aise,  jovial,  portant 


454  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

beau,  V.  (c'était  un  ancien  modèle)  se  défendait  pied 
à  pied  contre  Finterrogatoire  du  président  Pug&t. 

—  Vous  faisiez  exécuter  des  copies  dans  les  musées 
par  de  jeunes  peintres  besogneux,  et  vous  patiniez 
ensuite  les  toiles  pour  leur  donner  l'apparence  du 
vieux? 

—  Voudriez-vous  me  dire  la  loi  qui  interdit  de 
vieillir  un  tableau,  monsieur  le  président?  Les  mar- 
chands de  nouveautés  exhibent  tous  les  jours  dans 
leurs  vitrines  des  étoffes  auxquelles  ils  ont  donné  l'as- 
pect défraîchi  des  teintes  anciennes. 

—  Ces  commerçants  n'attribuent  pas,  comme  vous, 
une  valeur  exorbitante  àleur  marchandise. 

V.  se  tourne  vers  le  public  en  souriant  : 

—  Voyons,  il  faut  être  sérieux.  Si  je  vous  fais  200 
ou  300  francs  un  Daubigny  qui  en  vaut  10  000,  croyez- 
vous  que  j'exagère  les  prix  ?  Le  client  flaire  un  coup. 
Il  se  dit  qu'il  va  m'enlever  un  tableau  de  maître  pour 
un  morceau  de  pain  et  qu'il  le  revendra  la  forte 
somme.  S'il  y  a  quelqu'un  qu'on  cherche  à  tromper 
dans  le  marché,  c'est  moi. 

—  Tout  cela  ne  nous  dit  pas,  poursuit  le  président, 
comment  des  toiles  entrées  chez  vous,  neuves  et  ano- 
nymes, en  sortaient  quelques  jours  plus  tard  vieillies 
et  signées? 

—  En  ce  qui  concerne  les  signatures,  dit  V.,  je  ne 
puis  répondre.  Je  ne  veux  pas  dénoncer  un  père  de 
famille. 

—  Votre  défense  est  piteuse,  interrompt  le  subs- 
titut. 

—  Je  ne  me  vante  pas  d'avoir  l'éloquence  de 
Cicéron. 

La  vérité  est  que  V.  liait  connaissance  dans  les  res- 
taurants de  la  rive  gauche,  où  ils  venaient  prendre 


TABLEAUX  MODERNES  455 

leurs  repas,  avec  de  jeunes  peintres  peu  fortunés.  Il 
leur  faisait  d'abord  retoucher  quelques  méchantes 
toiles.  Puis,  quand  il  s'était  assuré  de  leur  talent,  il 
leur  commandait  des  tableaux  «  dans  le  genre  »  de 
tel  ou  tel  maîlre.  Au  besoin  il  leur  apportait  des  pho- 
tographies, des  gravures,  leur  donnait  des  conseils. 
—  Vous  voulez  faire  un  Fromentin  ?  Rien  de  plus 
facile^  Prenez  au  Louvrele  cheval,  à  Chantilly  le  be 
douin,  au  Luxembourg  le  paysage.  Vous  aurez  un 
tableau  complet  qui  ne  sera  la  copie  d'aucun  autre, 
mais  où  le  plus  malin  des  connaisseurs  ne  pourra 
rien  trouver  à  reprendre. 

La  toile  exécutée,  V.  sortait  deux  ou  trois  louis 
de  sa  poche  et  commandait  un  autre  grand  maître 
dans  les  mêmes  prix.  Il  avait,  comme  on  le  voit,  pour 
principe  de  ne  pas  gâter  ses  fournisseurs.  Il  donna 
même,  un  jour,  cinq  francs  pour  un  travail,  encore  la 
pièce  était-elle,  comme  ia  peinture,  archi-fausse. 

Chose  curieuse  !  Dans  ce  procès,  on  ne  vit  pas  de 
plaignants!  Aucun  des  clients  de  V.  ne  se  porta  partie 
civile.  Il  s'y  rencontrait  pourtant  un  sociétaire  de  la 
Comédie-Française  qui  lui  avait  acheté,  disait-on, 
toute  une  galerie.  Mais  l'excellent  acteur  ne  trouvait 
sans  doute  Les  Plaideurs  comiques  que  dans  la 
maison  de  Molière.  Il  brilla  par  son  absence.  Peut- 
être  se  trouvait-il  satisfait  et  se  disait-il  que  ses  ta- 
bleaux vaudraient  un  jour  leur  pesant  d'or,  lorsque 
les  jeunes  peintres  qu'employait  V.  deviendraient  à 
leur  tour  de  ceux  qu'on  copie  ! 

V.  se  montra  d'ailleurs  très  crâne.  Il  ne  trahit  pas 
les  siens  et  ne  voulut  dire  ni  à  qui  il  achetait,  ni  à  qui 
il  vendait  ses  chefs-d'œuvre.  Je  me  trompe,  il  cita 
trois  personnes,  mais  toutes  trois  étaient  mortes, 
comme  par  hasard. 


456  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

—  Que  diable  !  fil  en  souriant  cet  accusé  débon- 
naire, je  ne  peux  empêcher  les  gens  de  mourir. 

Tant  de  bonhomie  et  de  douce  gaieté  ne  désarma 
pas  le  tribunal.  Après  un  réquisitoire  très  remar- 
quable du  substitut  Watline,  il  octroya  à  V.  quatre 
mois  de  prison  et  2  000  francs  d'amende. 

On  ne  sut  jamais  ce  que  devinrent  les  tableaux 
saisis.  Peut-être  figurèrent-ils  dans  une  vente  de  piè- 
ces à  conviction  et  font-ils  aujourd'hui  la  gloire  d'une 
ofalerie  inconnue. 


Comme  on  le  voit,  la  nouvelle  loi  aurait  du  bon,  si 
on  l'appliquait  plus  souvent.  Mais  le  parquet  a  bien 
d'autres  chats  à  fouetter  que  de  s'occuper  de  faux 
tableaux,  surtout  quand  personne  ne  le  prie  d'inter- 
venir. 

Nous  sommes  cependant  en  progrès  et  l'on  ne  ver- 
rait plus  se  produire  impunément  de  mystification 
semblable  à  celle  qui  marqua  les  débuts  de  W.  Beau- 
quesne,  il  y  a  quelque  vingt  ans. 

Un  marchand  parisien  en  renom  reçut  la  visite  d'un 
courtier  en  tableaux  qui  lui  offrait  plusieurs  toiles 
militaires  signées  Cardin. 

—  Cardin?  Connais  pas,  dit  le  marchand. 

Mais  comme  les  tableautins  de  l'inconnu  étaient 
amusants,  il  les  acheta  et  en  redemanda  d'autres, 

Pendant  deux  ans,  le  marchand  plaça  dans  sa  clien- 
tèle des  scènes  militaires  de  Cardin  sans  pouvoir  arri- 
ver à  faire  sa  connaissance.  Tantôt  le  peintre  était 
malade,  tantôt  il  était  en  voyage,  tantôt  un  parent  de 
province  lui  avait  fait  manquer  le  rendez-vous. 

Enfin,  en  1880  et  1881,  le  marchand,  toujours  plu 


TABLEAUX  MODERNES  457 

charmé  du  talent  de  son  inconnu,  envoya  deux  Car- 
din au  Salon  et  découvrit  ainsi,  sans  le  vouloir,  le  pot 
aux  roses. 

Le  peintre  Wilfrid  Beauquesne,  en  visitant  l'Expo- 
sition, s'arrêta  par  hasard  devant  les  pseudo-Cardin 
et  reconnut  des  œuvres  qu'il  avait  vendues. 

Comme  il  habitait  la  campagne,  il  mettait  rarement 
les  pieds  à  Paris,  et  jamais  chez  les  marchands  de 
tableaux.  L'exploiteur,  qui  le  faisait  travailler  à  deux 
francs  de  l'heure  (le  prix  d'un  fiacre),  en  profilait 
pour  effacer  sa  signature  et  la  remplacer  par  un  nom 
de  convention.  Excellent  truc  pour  empêcher  son 
prisonnier  de  briser  ses  fers  et  d'élever  ses  préten- 
tions! 

Le  plus  fort,  c'est  que  ce  lourde  Rodilard  ne  tom- 
bait pas  alors  sous  le  coup  de  la  loi. 

Le  courtier  ne  fut  pas  poursuivi.  Bien  plus, 
W.  Beauquesne  ayant,  à  la  suite  de  cette  affaire, 
traité  directement  avec  le  marchand,  son  exploiteur, 
furieux,  exhiba  un  effet  de  cinq  cents  francs  impayé^ 
montant  d'une  avance,  et  fit  saisir  le  signataire. 

Le  tribunal  valida  la  saisie,  «  attendu  que  les  con- 
trats faits  entre  artistes  et  intermédiaires  doivent  être 
assimilés  à  ces  espèces  d'actes  faits  entre  lesfemme,'' 
galantes  et  les  tapissiers,  pour  frustrer  leurs  créau'^ 
ciers  ». 

N'est-ce  pas  charmant,  et  ne  doit-on  pas  s'applau- 
dir de  voir  de  si  beaux  jugements  devenus  désormais 
impossibles? 


Nel'ai-jepas  déjà  dit?  la  lutte  du  filou  et  du  législa- 
teur ressemble  à  celle  de  la  cuirasse  et  du  boulet.  Dès 

20 


^58  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

qu'un  invenlcur  découvre  une  plaque  blindée  capa- 
ble de  soulenir  le  choc,  l'adversaire  trouve  un  pro- 
jectile nouveau  d'une  plus  grande  pénétration. 

La  loi  défend  de  contrefaire  une  œuvre  d'art?  Belle 
afl'aire,  on  ne  la  signera  pas,  ou  si  peu,  que  ce  ne 
sera  pas  la  peine  d'en  parler! 

Voici  un  Effet  de  crépuscule  au  bord  d'un  étang 
tout  à  fait  dans  la  manière  de  Corot.  Le  maître  de 
VilIe-dAvray  n'aurait  pas  fait  mieux.  Que  dis-je?  Il 
l'eût  signé,  tant  le  tableau  est  excellent  1  Et  voilà  le 
pickpocket,  comme  un  subtil  maquignon,  qui  ajoute 
dans  un  coin  de  terrain  les  deux  lettres  0  T. 

Arrive  un  client  fureteur  dans  le  magasin  : 

—  Tiens!  vous  avez  un  Corot? 

—  C'est  bien  possible,  car  c'est  rudement  peint. 
Toutefois,  je  ne  garantis  rien. 

—  Comment  !  mais  voilà  la  signature  !  0  T  !  C'est 
Il  fin  du  mol  Corot.  Les  premières  lettres  sont  sans 
doute  sous  la  retouche. 

—  C'est  bien  aussi  mon  avis.  Vous  le  savez,  on 
est  si  souvent  trompé  ! 

Et  le  noble  amateur,  qui  s'y  connaît,  achète  sans 
garantie  le  tableau  qui  est,  d'après  lui,  «  indubita- 
blement »  de  Corot. 


Un  aulre  procédé,  fort  en  honneur,  consiste  à  pro- 
fiter d'une  heureuse  homonymie  pour  donner  à  un 
peintre  moins  connu  la  notoriété  du  grand  maître 
qui  porte  le  même  nom.  Un  de  ces  aigrefins,  qui 
font  sans  scrupule  de  la  lettre  initiale  A  d'un  Agapit 
SLevens  un  Alfred  Stevens,  ne  craignit  pas  un  jour 
d'aller  demander  à  Bennerdes  tableaux  dans  le  genre 


TABLEAUX  MODERNES  4o9 

tl'Henner.  Il  aurait  gralté  le  B  cl  le  lour  eût  été  joué! 
Mais  ces  honnêtes  propositions  furent  si  bien  reçues 
que  le  courtier  éconduit  évita  à  ses  confrères  des 
démarches  inutiles.  On  ne  vit  pas  sur  le  marché  des 
nvmphes  de  Benncr  avec  un  H  aspiré  ou  non. 

^falheùreusement,  pour  un  maître  qui  refuse  de  se 
prêter  à  ce  subterfuge,  combien  de  rapins,  moins 
consciencieux,  ne  craignent  pas  de  s'entendre  avec 
les  marchands  pour  créer  une  profitable  équivoque  ! 


Un  jeune  peintre  de  talent,  M.  Didier-Poujet,  s'est 
fait  connaître,  depuis  quelques  années,  par  de  jolis 
paysages,  généralement  pris  dans  les  vallées  de  la 
Creuse,  où  s'étalent  aux  premiers  plans  des  tapis  de 
bruyères  roses  du  plus  gracieux  effet.  C'est  un  succès. 
Tout  le  monde  en  veut,  et  M.  Didier-Poujet  est  de- 
venu «  le  peintre  des  bruyères.  » 

Inutile  de  dire  qu'on  le  copie  à  outrance.  Les 
bruyères  sont  à  tout  le  monde,  disent  les  marchands. 
S'il  nous  plaît  de  nous  placer  au  même  endroit,  pour 
prendre  le  même  paysage,  nul  n'y  peut  trouver  à 
redire.  La  nature  ne  porte  pas  d'écriteaux  avec  «  mo- 
tif gardé  ». 

Partant  de  ce  principe  commode,  nos  pirates  de  la 
toile  font  des  Didier-Poujet  et  les  vendent  dans  les 
deux  hémisphères,  au  détriment  du  véritable  titulaire 
du  genre.  Malheureusement,  un  de  ces  trop  adroits 
imitateurs  s'est  récemment  laissé  prendre.  Il  avait 
copié  un  «  arrangement  »  de  Didier-Poujet,  croyant 
avoir  affaire  à  un  tableau  sur  nature.  Le  peintre  lésé 
le  fit  condamner  en  prouvant  que  son  contrefacteur 
n'avait  pas  pu  se  placer  au  même  endroit  que  lui, 


460-  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

par  la  bonne  raison  que  le  site  même  n'existait  pas. 
Il  était  presque  entièrement  d'imagination. 

La  leçon  ne  fut  pas  perdue. 

Maintenant,  on  fait  plus  que  jamais,  dans  les  offi- 
cines montmartroises,  des  tableaux  de  bruyères.  Seu. 
leraent  on  ne  copie  plus  M.  Didier-Poujet.  On  se 
contente  de  signer  Vivier-Pouillet  ou  Saint-Dié-Pujet. 
Ce  n'est  pas  tout  à  fait  le  même  nom,  mais  en  Amé- 
rique ou  en  Autriche,  cela  suffit  pour  tromper 
l'acheteur.  Serions-nous  plus  malins,  si  on  nous  pré- 
sentait des  noms  japonais  estropiés? 


Tout  ce  grabuge  vient  des  amateurs.  Ils  ont  le 
tort  de  s'en  rapporter  uniquement  à  la  signature, 
source  de  presque  toutes  leurs  déceptions.  Les  mar- 
chands le  savent  et  ils  en  abusent.  Si  leurs  clients 
décidaient  leur  choix  d'après  la  valeur  de  l'œuvre, 
les  ruses  les  mieux  ourdies  se  trouveraient  inutiles. 
On  ne  copie  pas  certains  maîtres.  On  peut  imiter  leur 
signature,  mais  leur  faire  reste  à  l'abri  des  plus  ha- 
biles contrefacteurs. 

Au  lieu  de  cela,  quesepasse-t-il,  neuf  fois  sur  dix? 

Le  collectionneur  court  à  la  signature,  cherche  un 
numéro  de  catalogue,  un  cachet  de  vente,  un  signe 
d'authenticité  pour  suppléer  à  l'insuffisance  de  ses 
connaissances  en  peinture. 

Un  marchand  qui  sait  son  métier  se  charge  d'y 
mettre  bon  ordre. 

Un  faux  tableau  est  comme  un  escroc,  il  a  tou- 
jours des  papiers  en  règle.  Quand  il  n'en  a  pas,  on  lui 
en  fabrique. 

ISa-t-on  pas  récemment  poussé  l'audace  jusqu'à 


TABLEAUX  MODERNES  4  61 

faire  graver  des  tableaux  de  Técole  de  1830,  fabriqués 
depuis  deux  mois  à  peine,  afin  de  présenter  une  es- 
tampe à  l'appui  de  leur  authenlicilé  ? 

—  Mon  Théodore  Rousseau?  Il  est  bien  connu  !  Il 
a  été  gravé  àTeau-forte. 

Et  cette  preuve,  qui  n'en  est  pas  une,  suffit  à  plus 
d'un  prétendu  connaisseur. 

t 

Ces  combinaisons  machiavéliques  des  Vautrin  de 
la  curiosité  ne  sont  pas  employées  par  des  profes- 
sionnels plus  prudents,  qui  se  contentent  du  maquil- 
lage. Ce  sont  eux,  on  le  sait,  qui  achètent  après  le 
décès  d'un  peintre  les  esquisses,  les  tableaux  inache- 
vés, voire  même  les  toiles  barbouillées,  portant  le 
cachet  de  la  vente.  Ils  savent  mieux  que  personne 
utiliser  ces  restes.  D'habiles  copistes  reprennent  les 
esquisses,  achèvent  les  tableaux,  peignent  môme  de 
nouvelles  compositions.  Personne  ne  s'en  défie,  le 
cachet  de  l'atelier  est  apposé  au  revers.  A  part  la 
toile  et  le  châssis,  tout  est  faux. 

Un  de  ces  mystificateurs,  sous-officier  d'académie 
s'est  créé  une  légendaire  réputation  par  son  ingénio- 
sité à  faire  deux  tableaux  avec  un  seul.  Il  avait  acheté 
à  la  vente  d'Eugène  Fromentin  une  superbe  étude  de 
Fauconnier  arabe,  peinte  sur  bois.  De  retour  chez 
lui,  il  examinait  so"n  acquisition  en  se  demandant 
quel  bénéfice  honnête  il  en  pourrait  tirer,  quand  une 
lumineuse  idée  lui  vient.  Il  appelle  son  menuisier 
et  lui  fait  scier  le  panneau  dans  son  épaisseur. 

Il  eut  ainsi  deux  planches.  L'une,  celle  de  dessus, 
portait  toujours  l'original  de  Fromentin.  L'autre, 
celle  de  dessous,  avait  à  l'envers  le  cachet  de  la  vente 


4G2  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

et  était  enlicremenl  blanche.  Elle~  ne  le  resta  pas 
longlemps.  On  y  peignit  un  second  Fauroniiier  arabe 
quepersonne,  vu  le  cachet  parfaitement  authenti({ue, 
ne  songea  à  suspecter. 

Cet  habile  homme  a  plus  d'un  tour  dans  son  sac  ! 
i  C'est  lui  qui  ayant  acheté  fort  cher  une  Vénus  et  les 
Amours  de  Bouguereau,  s'aperçut,  en  retournant  le 
tableau,  qu'il  y  avait  du«  rentré  ».  Le  grand  peintre, 
comme  on  le  sait,  assez  économe  de  sa  nature,  avait, 
en  clouant  le  châssis,  rabattu  en  haut,  en  bas,  sur 
les  côtés,  une  bonne  quantité  de  toile.  Que  fait  notre 
marchand  ?  Il  se  dit  que  si  un  tableau  de  cinquante 
centimètres  se  vend  20000  francs,  un  de  soixante- 
quinze  en  vaudra  30000.  Il  démonte  son  Bouguereau, 
le  met  sur  un  plus  grand  châssis,  fait  venir  un  peintre 
travaillant  dans  la  manière  du  maître  et  complète  la 
composition  dans  les  marges  blanches. A  Chicago, per- 
sonne ne  s'aperçut  de  l'impudent  agrandissement. 

Ce  maître  truqua  illeur  ne  fut  pris  en  défaut  qu'une 
seule  fois.  Il  avait  fait  restaurer  un  paysage  de  Cons- 
table,  acheté  fort  bon  marché,  vu  son  état  de  complet 
délabrement.  IU'olTrit  àM.  Th.,  un  œuvriste,  suivant 
la  récente  néologie,  qui  ne  recherche  que  les  tableaux 
si  rares  du  paysagiste  anglais.  Naturellement,  il  se 
garda  bien  d'avouer  qu'il  avait  fait  réparer  des  ans 
l'irréparable  outrage.  Le  spécialiste  allait  se  décider 
à  signer  le  chèque,  quand  un  détail  le  frappa  : 

—  Voyez  donc,  dit-il  au  marchand,  ce  reflet  de 
pont  dans  l'eau. 

—  Je  le  vois,  faille  bon  apôtre,  quelle  transparence  ! 
Comme  le  pont  s'y  dessine  bien  !  On  dirait  l'objet 
lui-même  renversé  ! 

—  Oui,  fait  observer  doucement  M.  Th.,  seulement, 
la  balustrade  n'est  pas  la  même  I 


TABLEAUX  MODERNES  463 

En  elTet,  le  restaurateur  chargé  de  repeindre  le 
pont  avait  modifié  le  dessindu  gardeibu,  mais  il  avait 
oublié  de  retoucher  le  reflet  ! 


Aucun  des  grands  maîtres  du  xix"  siècle  ni  môme 
du  xx"  n  a  échappé  à  cette  peste  de  la  contrefaçon. 
C'est  le  sujet  de  toutes  les  conversations,  la  source 
inépuisable  des  potins  que  Ton  se  raconte  au  dessert, 
pour  dilater  la  rate  et  activer  la  digestion. 

Et  les  rosseries  d'aller  bon  train  ! 

Plus  n'est  question  de  Corots  «  trouillebertisés  », 
mais  on  se  raconte,  d'après  le  Cri  de  Paris,  le  désap- 
pointement de  M.  R.,  qui  possédait  un  petit  Corot 
fait  en  Italie,  fin,  délicieux,  perlé,  envié  de  tous  les 
amateurs,  et  qui  eut  la  douleur  à  la  Centennalc  de 
1900d'en  retrouver  le  véritable  auteur,  un  Américain 
nommé  Harrisson. 

On  sourit  aussi  de  la  mésaventure  de  James  Tissot, 
le  peintre  de  la  Vie  de  Jésus,  rencontrant  chez  son 
propre  encadreur  une  aquarelle  signée  de  son  nom, 
et  dont  le  sujet  n'avait  rien  de  religieux  —  bien  au 
contraire  ! 

On  rappelle  la  surprise  de  M.  V.,  notable  collée tionv 
neur,  qui,  faisant  admirer  à  ses  a^mis  deux  Roybet 
qu'il  venait  d'acheter  :  la  Bénédiction  à  la  cow  de 
Louis  XlIIel  Richelieu  attendant  le  roi,  se  vit  saluer 
de  cette  double  exclamation  : 

—  M"-^  d'Hautefort?  Ah  !  la  bonne  histoire.  C'est 
Thérèse  Humbcrt  ! 

—  Votre  cardinal  de  Richelieu  ?  Allons  donc!  C'est 
Romain  Daurignac  ! 

Vérification  faite,  il  se  trouva  que  M.  V.  avait  dans 


464  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

ga  galerie  les  deux  moitiés  d'un  tableau  de  Frédéric 
Humbert,  Louis  XIII cl  M"^  de  Hautcfort,  médaillé  au 
Salon  de  1886.  Et  pourtant  Roybet  était  parfaitement 
dans  son  droit  en  signant  les  deux  moitiés,  car  il 
était,  affirma-t-il,  l'auteur  du  tableau  tout  entier  ! 

Notre  Franz  Hais  moderne  avait  exécuté  cette 
scène  historique  à  la  demande  de  Frédéric  Humbert, 
en  prenant  pour  modèles  des  membres  de  la  famille. 
Lhéritier  des  Crawford  avait  signé  le  tableau,  mais 
il  avait  oublié  de  signer  le  chèque.  Roybet  ne  s'était 
donc  fait,  avec  raison,  aucun  scrupule  de  racheter  son 
œuvre  à  vil  prix,  au  moment  de  la  déconfiture  des 
Humbert,  et  d'en  tirer  le  meilleur  parti  possible. 

On  dit...,  mais  que  ne  dit-on  pas?...  que  le  marché 
est  inondé  de  faux  Yan  Gorp,  un  peintre  dans  le 
genre  de  Boilly,  dont  les  œuvres,  d'un  glacé  et  d'un 
fini  remarquable,  se  fabriquent  à  la  grosse  en  Alle- 
magne. 

On  dit...  qu'au  temps  où  les  Georges  Michel  étaient 
en  pleine  vogue,  un  ladrone  di  primo  cartello  en  fit 
faire  450  à  un  seul  pasticheur,  à  100  francs  pièce,  et 
les  revendit  1  500  000  francs  en  Amérique! 

On  dit...  que  les  meilleurs  Boudin  sont  d'un  cer- 
tain Guillois,  qui  les  brossait  à  la  douzaine  et  avait 
ringénieuse  idée  de  se  les  dédicacer  à  lui-même  : 
«  A  Guillois,  son  ami  Boudin  «.  —  «  A  mon  vieux 
camarade  Guillois,  son  dévoué  Boudiu.  » 


De  toutes  les  histoires  saïtapharniques,  qui  trou- 
blèrent les  nuits  de  nos  grands  collectionneurs  et 
défrayent  maintenant  le  Landerneau  des  bricabraco- 


TABLEAUX  MODERNES  465 

philes,  les  plus  amusants  regardent  Millet,  le  célèbre 
auteur  de  V Angélus. 

Elles  remontent  déjà  loin  !  La  vente  Secrétan  n'était 
pas  faite  et  personne  ne  pouvait  soupçonner  qu'on 
paierait  800  000  francs  une  paysannerie,  fût-elle  si- 
gnée J. -F.  Millet.  Cependant  les  tableaux  du  maître  se 
vendaient  dès  ce  moment  assez  cher  pour  tenter  la 
cupidité  des  truqueurs. 

Pendant  l'été  de  1891,  M.  de  C...,  propriétaire  du 
château  de  Tourlaville,  près  de  Cherbourg,  se  trou- 
vait chez  un  encadreur  du  pays,  quand  un  monsieur 
fait  son  entrée,  un  tableau  sous  le  bras. 

—  Tenez,  Masson,  dit-il  à  l'encadreur,  regardez 
donc  un  peu  ce  tableau  que  j'ai  trouvé  chez  un  de 
mes  parents  à  Gréville  (Gré ville  est  le  pays  natal  de 
Millet).  Est-ce  que  ça  vaut  quelque  chose? 

Masson,  qui  passait,  à  tort  ou  à  raison,  pour  s'y 
connaître  en  peinture,  examine  quelque  temps  la 
toile  d'un  air  entendu  : 

—  Ça,  c'est  un  pur  Millet  !  Ça  vaut  de  l'or  I 

Le  monsieur  remercie  etsort.  SanstarderM.  deC, 
vivement  intéressé,  se  précipite  à  sa  suite  et,  après 
bien  des  efforts,  réussit  à  lui  enlever  le  tableau  pour 
2  000  francs. 

Quelques  mois  plus  tard,  M.  de  C...,  revenu  à  Pa- 
ris, fait  expertiser  son  acquisition,  et  apprend  qu'il 
vient  d'être  roulé  par  un  mystificateur  et  son  com- 
père. Sur  sa  plainte,  la  police  de  Cherbourg  fait  une 
descente  chez  Masson  et  saisit  50  faux  Millet. 

Et  d'une! 


Charles  Chaplin,  l'amoureux  du  roseetdes  puber- 
tés charmantes,  a  débuté  par  des  paysages  et  des 

20. 


466  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

animaux.  Mais  il  avait  complètement  oublié  ses  œu- 
vres de  jeunesse,  quand  un  inconnu  vint  un  jour  lui 
en  remettre  une  sous  les  yeux.  Il  la  reconnut  sur-le- 
champ.  C'était  un  tableau  représentant  un  troupeau 
de  cochons,  inscrit  au  salon  de  1848  sous  le  titre  de: 
Dans  les  Cévennes.  Seulement,  sa  signature  avait 
cédé  la  place  à  celle  de  Millet  1  Un  Belge,  qui  vou- 
lait absolument  un  tableau  du  peintre  des  paysans, 
avait  chargé  un  marchand  voisin  de  l'Opéra  de  lui  en 
trouver  un.  On  lui  avait  vendu  un  Chaplin  pour  un 
Millet,  24  000  francs. 
Et  de  deux  ! 

t 

Un  certain  Notlav,  quelque  temps  après  la  vente 
de  ï Angélus,  se  mit  à  faire  des  Millet.  Il  en  signait, 
paraît-il,  plus  que  Millet  lui-même  n'en  avait  peint 
dans  toute  sa  vie.  «  Il  mit  dedans,  dit  le  Cri  de  Paris, 
les  deux  Louvres  »,  le  Musée  et  le  magasin. 

D'abord,  le  Musée,  auquel  il  refila  une  Famille  de 
'paysans  de  derrière  les  fagots  de  Barbizon,  et  qui 
était  de  lui,  Notlav.  Puis,  le  magasin,  représenté  par 
son  sympathique  propriétaire,  le  notoire  collection- 
neur, M.  Chauchard. 

J'ignore  ce  qu'il  faut  croire  de  la  mésaventure  du 
grand  et  généreux  amateur,  mais  celle  du  Louvre, 
hélas!  n'est  point  une  légende. 

M.  Lafenestre,  alors  conservateur  du  département 
de  la  peinture,  avait  acheté  3000  francs  une  Pay- 
sanne allaitant,  signée  F.  Millet  et  datée  de  1841. 
C'était  donné!  Malheureusement,  le  prix  aurait  dû 
faire  réfléchir  léminent  conservateur,  qui  est  à  la 
fois  un  écrivain  exquis  et  un  très  galant  homme,  mais 
qui  n'eut  pas  ce  jour-là  la  main  heureuse. 


TABLEAUX  MODERNES  467 

L'œuvre  de  jeunesse  de  Millet  n'était  pas  plus  tôt 
exposée  que  les  critiques  d'art,  Arsène  Alexandre  en 
tête,  les  collectionneurs  représentés  par  Henri  Ro- 
chefort,  et  les  héritiers  du  peintre,  en  la  personne  de 
son  fils  et  de  son  neveu,  s'accordèrent  à  dévoiler  le 
faux.  La  signature  était  calquée  sur  «  la  grilYe  de  la 
vente  »  et  quant  à  la  date  1841,  elle  était  notoire- 
ment erronée,  puisque  la  première  scène  rustique  de 
Millet,  le  Vanneur,  date  de  1849! 

Cette  déconvenue,  arrivant  aux  temps  troublés  de 
la  tiare,  jeta  quelque  peu  d'ombre  sur  le  phare  lumi- 
neux d'où  rayonne  la  compétence  de  nos  conserva- 
teurs nationaux. 

Et  de  trois  1 


La  dernière  est  plus  amusante.  Elle  me  permettra 
de  terminer  par  la  note  gaie  cette  revue  des  faiseurs 
de  miracles  en  peinture. 

Il  existait,  et  il  existe  encore,  non  loin  de  l'Arc  de 
triomphe,  un  ménage  de  collectionneurs  passionnés. 
Le  mari  bibelote  avec  rage,  la  femme  tempère  ses 
achats  par  une  prudente  économie.  Monsieur  voit, 
rue  Laffitte,  un  Daubigny  qui  lui  paraît  de  bon  aloi 
Il  l'examine,  demande  le  prix  (vingt  mille  francs), 
recule  devant  la  somme,  puis  se  décide  à  sauter  le  pas 
et  rentre  chez  lui  fort  embarrassé  pour  faire  part  à 
sa  moitié  de  son  acquisition. 

Au  premier  mot  de  tableau,  madame  se  récrie  : 

—  Vous  n'allez  pas  encore  m'encombrer  de  vos 
peintures  ?  On  ne  sait  plus  où  accrocher  la  moindre 
chose.  On  dirait  une  boutique  de  brocanteur! 

—  Mais,  chère  amie...  C'est  un  Daubigny  superbe! 
pas  trop  cher...  une  occasion  I 


468  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

—  Ne  m'apportez  pas  votre  Bord  deVeauicl,  ou  je 
le  fais  sortir  par  la  fenêtre  ! 

Impossible  de  lutter  contre  une  pareille  obstina- 
tion. 

Le  mari,  tout  penaud,  retourne  rue  Laffitte  et  prie 
son  vendeur  de  garder  le  Daubigny  en  dépôt,  pour 
tacher  de  le  placer  : 

—  Si  on  vous  propose  un  prix  inférieur  à  20000, 
prévenez-moi,  je  verrai  ce  que  j'aurai  à  faire.  Au 
delà  de  ce  chiflVe,  vendez  sur  le  champ.  La  moitié  du 
boni  sera  pour  vous. 

Un  mois  se  passa. 

Dans  un  dîner,  auquel  assistait  la  fine  fleur  de  la 
curiosité,  on  joarle  de  la  hausse  des  tableaux  et  en 
particulier  des  Daubigny.  Chacun  de  renchérir  et  de 
lancer  de  si  beaux  prix  que  madame  commence  à 
regretter  d'avoir  arrêté  son  mai*i. 

Le  lendemain,  elle  court  chez  le  marchand.  Le  ta- 
bleau y  est  toujours  I 

Le  prix? 

50000  francs,  40000  pour  vous.  Et  vous  pouvez 
acheter  de  toute  confiance,  madame.  C'est  un  place- 
ment de  mère  de  famille,  les  Daubigny  vont  encore 
monter. 

Madame  ne  se  le  fait  pas  dire  deux  fois.  Elle  fait 
porter  le  tableau  dans  son  automobile  et  le  soir,  au 
moment  de  se  mettre  à  table,  elle  annonce  à  son  mari 
cette  excellente  affaire  qui  coûte  à  la  bourse  com- 
mune 20000  francs  d'abord,  plus  10000  de  commis- 
sion, total:  30 000  francs! 

Huit  jours  après,  M.  Ch...,  un  de  cesdisséqueurs 
impitoyables  dont  le  diagnostic  fait  autorité,  ap- 
prend aux  époux  furieuxque  leur  «  cher  »  Daubigny 
est  archi-faux. 


TAPISSERIES,  TISSUS  ET  DEiNTELLES 


Nids  à  vermine.  —  Les  mignardises  de  Boucher.  —  Cote 
des  tapisseries.  —  Les  Qaalre  saisons  de  Bouclier.  —  Ren- 
trayage  et  décoloration.  —  Restauration  et  ravivage.  — 
Marque  des  Gobelins.  —  Ventes  de  copies  sur  expertise 
d'originaux.  —  Vieux  bois  et  tapisserie  moderne.  —  Tu 
peurre  tans  les  eblnards.  —  Pipelet  truque  aussi.  —  Tapis  en 
Espagne.  —  Bourre  révélatrice.  —  Art  récréatif.  —  La  den- 
telle se  meurt.  —  Hostilité  des  couturiers.  —  La  folie  des 
points  anciens.  —  Dentelle  d'imitation.  —  Quelques  diagnos- 
tics. —  80  millions  de  fabrication  annuelle.  —  Pris  au  piège. 

TAPISSERIES 

Déjà  bien  loin  le  temps  où  la  mère  Vail,  dans  son 
magasin  de  la  rue  du  Pelit-Thouars,  recueillait  les 
vieilles  étoffes  et  les  vieilles  tapisseries  que  lui  ap- 
portaient ses  voisines,  les  marchandes  de  vieux  ga- 
lons, installées  au  marché  du  Temple.  Elle  les  ache- 
tait, comme  on  dit  vulgairement,  pour  un  morceau 
de  pain.  Mais  elle  savait  que  les  belles  choses  res- 
semblent au  bon  grain,  et  qu'il  suffit  d'attendre  le 
moment  propice  pour  voir  se  développer  leur  valeur, 
comme  le  germe  semé  en  terre  sort  ses  feuilles  au 
printemps. 

.  Sa  terre  à  elle  c'étaient  ses  tiroirs,  ses  placards,  ses 
armoires,  oîi  elle  amassait  des  trésors  obtenus  à  vil 
prix. 


470  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Elle  disait  souvent: 

—  J'attends  les  Améneains. 
Comme  les  Juifs  disent: 

—  Nous  attendons  le  Messie. 

Or,  les  temps  sont  révolus.  Les  Américains  sont 
venus.  Ils  ont  emporté  nos  plus  belles  tapisseries,  ils 
emporteront  les  autres.  Les  milliardaires  ne  comptent 
pas.  Ce  n'est  pas  comme  pour  les  tableaux:  aucun 
de  ces  chefs  d'oeuvre  ne  revient  de  ceux  qui  ont  passé 
l'Atlantique. 

Déjà  un  lapis  de  billets  de  banque,  recouvrant  cer- 
taines tentures,  n'atteindrait  pas  leur  valeur,  tant 
la  fièvre  des  enchères  est  arrivée  à  son  paroxysme. 

Un  seul  panneau  de  VHistoire  de  Psyché,  tissé  à 
Beauvais  d'après  les  compositions  de  Boucher,  a 
fait,  en  1904,  à  la  vente  Achille  Leclerq,  101  000 
francs.  Trois  panneaux  de  la  même  suite,  à  la  vente 
Cronier,  en  1905,  ont  été  vendus  81000,  105  000  et 
300  000  francs  !  Dans  la  même  vente,  les  deux  pan- 
neaux de  VHistoire  de  don  QuicJioUe,  chef-d'œuvre 
des  Gobelins,  d'après  Coypel,  ont  atteint  200000 
francs,  et  les  deux  pièces  de  la  Comédie  italienne, 
également  sorties  de  la  célèbre  manufacture  royale, 
316  000.  En  190G,  on  donnait  27.000  francs  d'un 
simple  panneau  de  Beauvais  aux  armes  de  France, 
dit  de  la  Chancellerie,  et  les  quatre  Triomphes  d'Au- 
dran,de  la  baronne  de  Ilirsch,  étaient  adjugés  396000 
francs. 

Ces  chiffres  ont  leur  éloquence,  surtout  quand  on 
les  rapproche  de  l'injuste  dédain  où  tous  ces  «  nids 
à  vermine  »  étaient  tombés  au  commencement  du 
xixe  siècle  1  Le  savant  Darcet  n'a-t-il  pas  écrit,  en 
l'an  IX,  dans  sa  brochure  sur  les  Gobelins,  devenue 
introuvable: 


TAPISSERIES,  TISSUS  ET  DENTELLES  471 

«  Rien  n'empoche  que  îa  Manufacture  nationale 
des  Tapisseries  françaises  ne  reprenne  toute  sa  splen- 
deur et  qu'elle  ne  fasse  oublier  ce  mauvais  goût  qui 
avait  fait  remplacer  les  belles  batailles  de  Lebrun  par 
les  mignardes  productions  des  de  Troy,  des  Natoire 
et  des  Boucher.    » 

Que  ne  revient-il  un  instant  parmi  nous,  cet  esti- 
mable érudit  de  Fan  IX  !  Il  apprendrait  avec  satis- 
faction qu'un  courtier  agissant  pour  un  Crésus  de 
la  5*  avenue,  à  New-York,  proposa  d'acheter  à 
l'amiable,  pour  la  coquette  somme  de  deux  millions 
cinq  cent  mille  francs,  les  admirables  Quatre  saisons 
de  ce  Boucher  si  dédaigné,  qui  ornent  le  petit  salon 
d'un  hôtel  de  l'avenue  Malakoff,  visité  récemment  par 
le  roi  d'Angleterre. 

—  J'aime  mieux  mes  Boucher,  lui  répondit  simple- 
ment l'amateur. 

De  tels  prix,  est-il  besoin  de  le  dire  ?  s'adressent 
aux  pièces  exceptionnelles,  jalousement  conservées 
dans  les  demeures  seigneuriales,  à  l'abri  d'un  jour 
trop  vif,  et  restées  aussi  fraîches  et  aussi  intactes 
que  lorsque  Louis  XV  ou  Louis  XVI  en  faisaient 
hommage  aux  aïeux  du  châtelain.  Elles  sont  si  rares, 
ces  splendeurs,  que  ce  n'est  vraiment  pas  la  peine 
de  les  faire  entrer  en  ligne  de  compte  sur  les  prix 
courants  des  tapisseries. 

Faute  de  ces  grives  introuvables,  la  curiosité  s'est 
rabattue  sur  des  merles  encore  appréciables.  Elle  a 
consciencieusement  dépouillé  les  petites  villes  de 
province,  où  l'on  voyait  encore,  il  y  a  un  demi-siè- 
cle, dans  les  salons  de  «  compagnie  »,  chez  certaines 
familles  bourgeoises,  des  tentures  de  verdures  d'Au- 
busson  ou  des  panneaux  flamands  à  grands  person- 
nages. Les  marchands  ont  enlevé  d'abord  les  raeilleu- 


472  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

res  pièces,  puis  les  médiocres.  Maintenant,  ils  achè- 
tent les  morceaux  et  jusqu'aux  moindres  loques.  Le 
réparateur  se  charge  d'en  faire  des  tapisseries  pré- 
sentables. 

On  refait  aujourdhui,  en  effet,  non  seulement  les 
bordures,  mais  des  placards  entiers,  avec  ces  débris 
troués  comme  des  morceaux  d'amadou.  Des  maisons 
spéciales  tissent  l'endroit  qui  manque.  Puis  on  la 
rapporte  à  la  place  voulue,  de  façon  que  les  plus  ma- 
lins s'y  trompent.  Mais,  hélas  !  toute  médaille  a  son 
revers. 

Le  «  rentrayeur  »,  pour  ne  pas  détruire  l'harmonie 
de  la  composition,  échantillonne  ses  laines,  ses  soies, 
ses  ors,  sur  les  tons  de  la  vieille  tapisserie  qu'il  est 
chargé  de  compléter.  Le  travail  terminé,  tout  est  au 
point.  C'est  parfait.  ÎMais  les  nouvelles  laines  ne  gar- 
dent pas  leurs  couleurs  intactes.  Elles  passent,  elles 
baissent  de  ton,  et  tandis  que  la  partie  tissée  sous 
Louis  XV  ne  change  plus,  l'œuvre  des  tapissiera mo- 
dernes s'éclaircit.  Bientôt  elle  fait  tache,  et  c'est  aussi 
laid  qu'un  pantalon  rapiécé. 

Un  de  mes  voisins  de  campagne,  en  Sologne,  pos- 
sédait un  superbe  panneau  de  Beauvais,  épave  des 
splendeurs  de  Chambord,  représentant  les  grandes 
Armes  royales  sur  fond  bleu  fleurdelysé.  La  pièce 
était  intacte  à  l'exception  d'un  carré  de  cinquante 
centimètres,  rongé  par  les  rats.  On  fit  refaire  le  mor- 
ceau, et  j'avoue  que,  lorsque  la  tapisserie  revint  de 
l'atelier,  je  n'aurais  su  retrouver  la  place  de  la  répa- 
ration. 

Deux  ans  plus  tard,  je   revins   chez   le   Solognot. 

—  Tiens  !  fis-je  à  mon  ami,  avec  prudence,  on  di- 
rait que  votre  tapisserie  est  tachée  ? 

—  Mais  non,  répondit-il,  vous  vous  trompez. 


TAPISSERIES,  TISSUS  ET- DENTELLES  473 

C'était  la  pièce  qui  commençait  à  passer.  L'an 
d'après,  elle  était  bleu  clair,  puis  elle  passa  au  bleu 
gris,  et  chaque  été,  lorsque  les  vacances  me  rappro- 
chaient de  mon  voisin,  la  discordance  était  plus  sen- 
sible. Il  était  le  seul  à  ne  pas  vouloir  en  convenir. 
Cependant,  pour  échapper  à  mes  railleries,  il  se  dé- 
cida à  faire  repeindre  à  l'aquarelle  la  malencontreuse 
réparation,  sans  en  rien  dire  à  personne. 


On  complète  et  on  repeint.  C'est  à  ces  deux  opé- 
rations fondamentales,  très  justifiables  en  soi  quand 
on  n'en  dissimule  pas  les  résultats,  que  se  borne  à 
peu  près  tout  le  maquillage  des  tapisseries. 

Des  manufactures  spéciales,  telles  que  celles  ins- 
tallées à  Aubusson,  la  maison  Braquenié,  à  Paris,  ou 
même  les  ouvriers  de  la  Manufacture  des  Gobelins, 
en  dehors  de  leurs  heures  d'atelier,  sont  en  mesure 
de  compléter  n'importe  quelle  tapisserie  ancienne,  et 
même,  à  l'occasion,  de  reproduire  un  panneau  tout 
entier.  Cependant  cette  dernière  opération  est  si  coû- 
teuse que  les  marchands  ne  songent  guère  à  y  recou- 
rir. Ils  n'y  trouveraient  pas  leur  compte,  même  en 
faisant  disparaître  la  marque  et  en  vendant  la  pièce 
comme  ancienne.  Seuls,  les  amateurs  qui  désirent 
compléter  une  suite  dont  ils  possèdent  tous  les  su- 
jets à  l'exception  d'un  seul,  peuvent  s'offrir  ce  luxe. 
C'est  ainsi  qu'on  vient  de  vendre  les  quatre  tapisse- 
ries des  Gohe\'n\s,i\heslesPorlières des  Dieux,  d'après 
Audran.  Les  trois  premières:  Vénus  onle Pinntemps, 
Cérès  ou  Y  Eté,  Bacchus  ou  V  Automne,  étaient  exécu- 
tées au  xvni'=  siècle,  la  quatrième,  Saturne  ou  l'/Zi- 
ver,  au  xix^. 


474  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Quant  au  ravivage  des  tentures  dont  les  couleurs 
sont  «  mangées  »,  c'est  l'enfance  de  l'art,  et  je  n'en 
parlerais  pas  si  je  n'avais  à  détruire  une  légende  que 
les  réparateurs  et  les  marchands  cherchent  à  accré- 
diter. En  dehors  des  lavages  et  des  nettoyages,  il 
n'existe  pas  de  secrets  pour  rendre  aux  laines  et  aux 
soies  leurs  couleurs  primitives.  «  Le  temps,  dit 
M.  Gerspach,  dans  son  beau  livre  sur  la  Manufacture 
royale  des  Gobelins,  exerce  sur  les  couleurs  une  ac- 
tion plus  ou  moins  lente,  mais  continue,  11  arrive  un 
moment  où  les  matières  colorantes  se  désagrègent, 
s'affaiblissent  cl  finissent  par  disparaître.  On  ne  peut 
reconstituer  ce  qui  n'existe  plus.  » 

Les  réparateurs  se  contentent  donc  de  repeindre 
les  vieilles  tapisseries.  On  trouve,  dans  le  commerce, 
des  couleurs  liquides  toutes  préparées.  Ce  sont  les 
mêmes  qui  servent  à  la  peinture  sur  toile  ayant  pour 
but  l'imitation  des  tapisseries.  Pour  mieux  faire  pren- 
dre les  couleurs,  le  réparateur  flambe  le  tissu,  comme 
on  flambe  les  cheveux  après  la  tonte,  et  enlève  ainsi 
à  la  laine  le  duvet  mousseux  qui  s'opposerait  à  la  pé- 
nétration des  couleurs. 

Quand  le  travail  est  bien  fait,  il  ne  laisse  guère  de 
traces.  Vous  vous  apercevrez,  cependant,  qu'une 
tapisseï  ie  a  été  repeinte  en  écartant  le  point  avec  une 
épingle.  Les  brins  de  laine  qui  composent  la  trame 
ne  peuvent  avoir  été  également  atteints  par  la  cou- 
leur. Ceux  de  dessous  seront  plus  clairs  et  vous  aurez 
la  preuve  de  la  fraude.  Quant  au  procédé  indiqué 
jadis,  qui  consiste  à  mouiller  le  coin  de  son  mouchoir, 
puis  à  le  frotter  sur  le  coloris  suspect,  il  ne  vaut  plus 
grand'chose.  On  fixe  maintenant  les  couleurs  à  la 
vapeur  :  elles  ne  laissent  aucune  trace  sur  le  linge. 


TAPISSERIES,  TISSUS  ET  DENTELLES  47a 


La  contrefaçon  ne  s'attaque  pas  seulement  aux  ta- 
pisseries anciennes.  Les  modernes  elles-mêmes  ont 
à  se  défendre. 

Notre  vieille  Manufacture  nationale,  sans  rivale 
dans  le  monde  entier,  en  a  fait  récemment  l'expé- 
rience. A  l'exposition  de  Saint-Louis,  une  manufac- 
ture allemande  écoulait  aux  Américains,  sous  le  nom 
de  «  véritables gobelins  »,  des  œuvres  d'une  fabrica- 
tion très  inférieure.  En  revanche,  les  prix  étaient 
d'une  élévation  on  ne  peut  plus  supérieure. 

Il  fallut  aviser  et  empêcher  que  le  terme  de  «  gobe- 
lins  »  ne  devînt,  comme  ceux  de  cognac  ou  de  Cham- 
pagne, un  mante  au  commode  pour  cacher  toute  espèce 
de  falsification. 

>L  Jules  GuilTrey,  le  savant  directeur  de  la  Manu- 
facture, décida  que  toutes  les  tapisseries  de  haute 
lisse  sortant  de  ses  ateliers  porteraient,  tissée  dans 
leur  lisière,  une  marque  spéciale  accompagnée  de 
deux  dates,  celle  du  commencement  et  celle  de  l'a- 
chèvement de  l'ouvrage,  ainsi  que  le  monogramme 
des  artistes  ayant  coopéré  à  l'exécution.  La  marque, 
un  G  majuscule,  traversé  d'une  broche  laissant  voler 
quelques  brins  de  laine  pour  garnir  la  panse  de  la 
lettre,  a  été  déposée  au  greffe  du  tribunal. 

Qu'on  se  le  dise  à  l'étranger  i 


Si  MM.  les  chevaliers  de  haute  et  basse  lisse  s'atta- 
quent rarement  aux  grands  morceaux  dont  le  style 
du  dessin  et  l'aisance  de  la  composition  les  découra- 
gent, les  petites  tapisseries  d'ameublement,  chaises, 


476  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

fauteuils,  canapés,  écrans,  sont  leur  terrain  de  chasse 
favori.  C'est  un  véritable  maquis  où  ils  tirent  à  bout 
portant  sur  les  amateurs  assez  naïfs  pour  s'y  aven- 
turer. 

Pensez  donc!  un  ameublement  Louis  XV  ou 
Louis XVI  en  tapisserie  vautaujourd"huide20  à  40000 
francs.  Quand  il  s'agit  de  qualité  exceptionnelle,  il  n'y 
a  plus  de  prix  ! 

A  la  liquidation  Cronier,  n'a-t-on  pas  vu  vendre 
205000  francs  un  meuble  de  salon  recouvert  en  an- 
cien Beauvais,  d'après  les  cartons  de  François  Casa- 
nova ?  Dix  fauteuils  et  un  canapé  de  Séné,  provenant 
du  château  des  comtes  de  Castelleux,  avec,  au  dos- 
sier, des  bergers  et  des  bergères  de  Boucher  enca- 
drés de  draperies  bleues  et,  sur  le  fond  crème  du 
siège,  des  gerbes  de  fleurs  et  des  attributs  de  pasto- 
rales, ont  été  poussés,  à  la  vente  Chappey,  en  mars 
1907,  jusqu'à  450000  francs. 

Cela  vaut  la  peine  de  se  mettre  en  campagne  ! 

Non  seulement  on  restaure,  on  répare,  on  complète, 
non  seulement  on  fait  une  garniture  de  canapé  avec 
deux  tapisseries  de  fauteuils,  mais  encore  on  refait 
complètement  l'ameublement  en  fabrication  mo- 
derne. 

Dernièrement,  croyant  avoir  trouvé  la  pie  au  nid, 
un  financier,  demeurant  non  loin  de  Saint-Augustin, 
invitait  ses  amis  à  venir  admirer  un  superbe  meuble 
Louis  XVI  qu'il  venait  d'acheter. 

—  Ça,  fit  un  connaisseur  de  grand  goût  en  regar- 
dant de  près  les  tapisseries,  c'est  du  moderne. 

—  Du  moderne  ?  Des  meubles  que  j'ai  fait  exper- 
tiser et  que  j'ai  payés  15  000  francs  ! 

—  Mon  cher  ami,  insista  l'oracle  extra -lucide, 
vous  avez  été  roulé  1 


TAPISSERIES,  TISSUS  ET  DENTELLES  477 

Pour  Jtrancher  le  nœud  gordien  on  fit  venir  Ch. 
^ilannheim,  primus  inter  pares.  Il  n'eut  pas  un  ins- 
tant d'hésitation  : 

—  Ces  sièges,  dit-il,  ne  me  sont  jamais  passés 
sous  les  yeux.  C'est  une  mauvaise  copie.  L'ameuble- 
ment qu'on   m'a   donné  à  expertiser  était  vrai. 

Le  dindon  de  la  farce  alla  trouver  le  commissaire 
de  son  quartier  qui  fit  une  descente  de  police  chez  le 
marchand  de  meubles.  La  perquisition  fit  découvrir, 
dans  une  pièce  écartée,  le  véritable  mobilier  ancien, 
sur  lequel  s'était  prononcé  l'érudit  expert.  Dansl'ar- 
rière-bou tique,  cinq  imitations,  plus  ou  moins  heu- 
reuses, attendaient  la  venue  des  clients  pour  prendre 
leur  volée  dans  toutes  les  directions. 

L'affaire  fut  enterrée,  mais  sans  fleurs  ni  couronnes. 


t 


D'un  bout  de  l'année  à  l'autre,  «  du  pensif  Odéon 
aux  tristes  Batignolles  »,  cette  farce  des  faux  ameu- 
blements est  mise  en  scène  par  des  tripoteurs  émé- 
rites. 

Les  faufileurs  se  procurent  des  tapisseries  d'Aubus- 
son  modernes,  dans  les  manufactures  spéciales,  cou- 
pent les  marques  de  fabrique,  exposent  les  panneaux 
au  soleil  ou  à  la  pluie  et  en  garnissent  ensuite  des 
sièges  tout  aussi  modernes  et  tout  aussi  maquillés 
que  les  tentures. 

Même,  certains  friponeaux,  plus  audacieux,  ne  font 
pas  les  frais  d'achat  de  véritables  tapisseries,  et  j'ai 
vu  des  naïfs  acheter  pour  du  point,  des  tissus  fabri- 
qués au  métier  Jacquard. 

Ce  sont  là  des  attrape-nigaud  trop  apparents.  Il 
faut  plaindre  ceux  qui  s'y  laissent  prendre  :  la  contre- 


478  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

façon  bien  faite  est  fort  dangereuse.  Les  modèles 
copiés  point  par  point  sur  des  tapisseries  anciennes, 
les  laines  assorties  aux  tons  passés  du  xvni^  siècle,  il 
suffit  de  peu  de  chose  pour  les  maquiller  et  les  mettre 
au  point.  Une  fois  la  dernière  main  apportée  au  tru- 
quage, un  expert,  môme  compétent,  peut  s'y  tromper. 

En  voilà  pour  une  dizaine  d'années,  jusqu'à  ce  que 
le  temps  et  la  lumière,  ayant  mangé  les  couleurs,  le 
pseudo-Bcauvais  perde  son  brillant  plumage. 

Les  grands  fraudeurs,  —  j'entends  ceux  qui  dis- 
posent de  ressources  financières  importantes,  — 
achètent  à  prix  d'or  des  modèles  anciens  et  les  font 
copier.  On  m'a  cité  un  brave  Berlinois,  naturalisé 
parisien,  qui  possède  un  admirable  écran  de  Boucher, 
payé  fort  bien  20  000  francs,  et  qu'il  reproduit  cons- 
ciencieusement tous  les  hivers  depuis  dix  ans. 

—  Que  foulez-fous  !  dit-il  quand  on  lui  en  fait  le 
reproche,  si  che  ne  broduisais  pas  jaque  année  une 
bedite  bièce,  che  ne  choindrais  bas  les  teux  pouls. 
Cha  met  tu  peurre  tans  les  ébinords  ! 

Chaque  exemplaire  lui  coàle  mille  francs,  il  le  vend 
six  mille,  et  garde  toujours  son  modèle  ancien,  qui 
ne  perd  pas  de  valeur,  au  contraire. 

t 

Certains  mystificateurs  ne  se  donnent  môme  pas  la 
peine  de  monter  leurs  fallacieuses  tapisseries  sur  des 
meubles  assortis.  Ils  emploient  les  premiers  sièges 
venus,  Empire,  Restauration,  ou  même  Louis-Philip- 
pe. Tout  leur  est  bon.  Cette  monture  incohérente 
leur  sert  môme  pour  mieux  empaumer  leur  dupe. 

Dennery,  le  fécond  auteur  des  Dewa:  Orphelines,  de 
la  Grâce  de  Dieu,  de  Marie- Jeanne  ou  la  Femme  du 


TAPISSERIES,  TISSUS  ET  DENTELLES  ill 

peuple, ei  déplus  dedeux cents  pièces  à  succès,  était, 
comme  on  sait,  un  fervent  de  bibelots  d'Extrême- 
Orient,  dont  il  a  laissé  un  musée  plein  d'intérêt.  Par 
contre,  il  s'y  connaissait  moins  bien  en  art  français, 
et  plus  d'une  fois  il  eut  à  se  repentir  d'être  sorti  de 
son  domaine  favori. 

Un  jour,  il  avise,  à  la  devanture  d'un  honorable 
brocanteur  du  quartier  de  l'Europe,  un  canapé  et  six 
sièges  en  acajou  de  cet  affreux  modèle,  lourd,  empâ- 
té, Louis-Philippard,  dont  on  trouve  encore  des  sur- 
vivances dans  certaines  loges  de  concierges.  Mais, 
ô  surprise  !  à  la  place  du  reps  ou  du  velours  crasseux 
qui  ornent  d'ordinaire  l'ameublement  de  M'"' Pipelet, 
Dennery  aperçoit  d'adorables  tapisseries  Louis  XV. 
Sur  les  sièges  s'étalent  les  fables  de  Lafontaine,  d'Ou- 
dry,  et  sur  les  dossiers,  des  sujets  galants  de  Huet. 
Tout  cela  est  bien  un  peu  poussiéreux,  un  peu  fané. 
Mais  avec  un  nettoyage,  il  y  aura  de  quoi  faire  un 
ameublement  charmant. 

—  Vous  regardez  mes  fauteuils  ?  fait,  à  ce  moment, 
le  jovial  commerçant.  Croyez-vous  qu'en  voilà  un 
massacre  !  Avoir  été  enlever  ces  tapisseries  à  un 
meuble  ancien  pour  les  remonter  sur  ces  affreux 
bois  ! 

Dennery,  qui  compte  faire  du  feu  avec  les  «  affreux 
bois  »,  n'hésite  pas  à  acheter  le  canapé  et  les  six 
sièges  pour  une  somme  rondelette.  Quand  l'ameu- 
blement arrive  à  son  hôtel,  il  fait  bien  vite  déclouer 
les  tapisseries  et  s'aperçoit  avec  douleur  qu'il  n'y  a 
d'ancien  que  les  bois! 


t 


430  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

TAPIS 

Place  aux  tapis,  à  ces  magnifiques  mosaïques  de 
laines  bouclées  en  Orient  et  en  Extrême-Orient,  où 
tous  les  pays  musulmans  ont  laissé  comme  un  reflet 
des  Mille  et  une  Nuils  ! 

Hélas  !  si  on  ne  les  contrefait  pas  encore  en  Europe 
(rimitation  parfaite  coûterait  trois  fois  plus  cher 
qu'on  ne  pourrait  la  vendre),  des  ateliers,  dirigés 
par  des  Européens,  refont  grossièrement  en  Perse, 
au  pays  d'Abbas-le-Grand,  les  modèles  du  xvi^  siècle, 
à  grand  renfort  de  procédés  mécaniques  et  de  teintu- 
res chimiques. 

Voyez  les  catalogues  illustrés  !  Allez  dans  les  grands 
magasins  parisiens  et  demandez  à  voir  les  tapis  du 
Daghestan,  du  Khorassan  et  de  la  Turquie  d'Asie. 
Vous  serez  édifié  ! 

Inimitables  également  les  somptueux  tapis  brodés 
d'Espagne,  dont  M.  Pierpont-Morgan  possède  une 
si  merveilleuse  série,  bien  qu'on  ait  émis  des  doutes 
sur  la  provenance  royale  de  la  collection.  Il  paraîtrait, 
en  effet,  que,  lors  de  la  restauration  des  Bourbons, 
ces  tapis  furent  retrouvés  au  grand  complet,  la  Ré- 
publique espagnole  ayant  respecté  les  richesses 
dynastiques.  S'il  en  est  ainsi,  les  marchands  auraient 
allégué  une  origine  illusoire  pour  séduire  leur  riche 
client.  Mais  M.  Pierpont-Worgan  se  console.  Il  pos- 
sède des  pièces  hors  de  pair,  et  il  ne  serait  pas,  en 
tout  cas,  le  premier  aux  yeux  de  qui  on  aurait  fait 
briller  l'étiquette  de  châteaux en  Espagne. 

Comme  dernière  information,  constatons  que  les 
acrobates  du  tapis  brodé  savent  trop  bien  qu'il  n'y  a 
plus  de  Pyrénées.  Ils  exploitent  la  France  à  l'instar  de 


TAPISSERIES,  TISSUS  ET  DENTELLES  481 

leur  propre  pays.  Une  avenlure  récenle  vient  de  le 
prouver. 

La  scène  se  passe  à  la  douane,  devant  un  nnagnill- 
que  tapis  en  velours,  semé  de  fleurs  de  lys  en  relief. 
L'objet  vient  des  Castilles  et  la  tradition  dit  qu'il 
recouvrait  les  marches  d'un  trône.  Cependant,  le  use, 
toujours  soupçonneux,  fait  une  enquête  pour  savoir 
s'il  doit  ou  non  l'exempter  des  droits  qui  frappent 
les  marchandises  modernes  : 

—  Ce  tapis  est  antérieur  au  xviii'^  siècle  et  doit 
passer  en  franchise,  dit  l'expert  de  l'importateur. 
C'est,  à  n'en  pas  douter,  da  pur  Louis  XIII. 

—  C'est  du  pur  xix^  siècle,  réplique  M.  Fernand 
Roger,  l'expert-conseil  des  douanes  aui  a  le  coup 
d'œil  rapide  du  détective.  Cela  saule  aux  yeux, 
ajoute-t-il. 

—  Pas  le  moins  du  monde. 

—  Vous  allez  bien  voir. 

Il  tire  un  canif  de  sa  poche,  le  passe  sous  une  fleur 
de  lys,  la  soulève  légèrement  et  attire  délicatement  à 
lui...  quoi  ?  Des  épreuves  d'imprimerie  de  Paul  et 
Virginie,  qui  servaient  de  bourre  et  donnaient  du 
relief  à  la  fleur  brodée. 

Ne  doutez  pas  du  trait.  Il  vient  de  m'èlre  conté  par 
M.  Roprer  lui-même. 


ETOFFES 

Depuis  une  vingtaine  d'années,  les  anciens  tissus, 
que  personne  ne  songeait  à  disputer  aux  marchands 
de  guenilles,  sont  recherchés  passionnément.  On  en 
garnit  des  vitrines,  on  en  fait  des  albums,  où  tous  les 

21 


482  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Spécimens  connus  depuis  les  temps  mérovingiens  et 
même  les  civilisations  reculées  de  l'Egypte  ou  de  la 
Grèce  antique,  trouvent  leur  place. 

Les  érudils  et  les  collections  publiques  ne  sont  pas 
seuls  à  recueillir  ces  vestiges  ducostume  ou  de  l'ameu- 
bîement  d'autrefois  :  orfroi  de  chasuble,  damas  ve- 
louté, velours  de  Gênes,  lampas,  gros  de  Tours,  drap 
d'or  vénitien,  salin  broché,  brocart  et  ras  de  Chypre. 
Non,  Cluny  et  le  musée  de  Lyon  ont  des  rivaux  ou 
plu  tôt  des  rivales  sans  nombre.  Lâchasse  auxvieilles 
étoffes  est  un  passe-temps  féminin  ! 

On  les  utilise  de  mille  façons  plus  ingénieuses  les 
unes  que  les  autres.  On  en  fait  de  l'art  décoratif, 
qu'un  mauvais  plaisant  appelait,  devant  moi,  de 
«  l'art  récréatif  ».  Les  gilets  de  marquis  servent  à 
draper  des  chevalets;  les  broderies  sur  soie  blanche 
garnissent  des  écrans  de  lumière  ;  les  vestes  orienta- 
les coiffent  les  dossiers  des  sièges  ;  les  robes  à  pa- 
niers se  transforment  en  courtepointes;  les  voiles  de 
lutrin  se  mettent  sur  les  coussins;  les  velours  de 
Gènes  recouvrent  des  socles  de  statues  ;  les  satins 
à  petites  rayures  enveloppent  les  missels  des  dévotes; 
les  brocarts  font  de  charmantes  chaises  à  porteur  et 
les  brocatelles  revêtent  de  mignons  coffrets  que  de 
vieux  galons  d'or  garnissent  sur  toutes  les  coutures. 

Cependant,  malgré  l'engouement  du  jour,  on  con- 
trefait encore  fort  peu  les  vieilles  étoffes.  Mais  pa- 
tience !  Les  prix  montent  tous  les  jours.  Quand  nos 
bons  industriels  les  trouveront  suffisamment  rému- 
nérateurs, ils  se  mettront  à  l'œuvre. 

En  attendant,  ils  se  font  la  main  sur  les  tissus  de 
style  Louis  XIV,  Louis  XV,  Louis  XVI,  fabriqués 
couramment  et  fort  honnêtement  par  les  maisons 
lyonnaises.  Ils  achètent  une  pièce,  ets'inspirant  de  la 


TAPISSERIES,  TISSUS  ET  DENTELLES  483 

vente  des  coupons  qui  réussit  si  bien  aux  grands 
magasins,  ils  la  débitent  en  morceaux  de  1  mètre  à 
1  mètre  50  qu'ils  maquillent  avec  des  traces  de  clous 
rouilles,  des  taches  d'encre,  des  placards  d'huile, 
des  coulures  simulées  et  des  reprises. 

Bien  cuisinés,  on  envoie  ces  coupons  dans  les  villes 
d'eau,  où  le  high-life,  qui  n'y  regarde  pas  de  trop 
près,  les  avale  comme  des  débris  de  tentures  ou  des 
garnitm-es  arrachées  à  des  sièges. 

Si  vous  craignez  de  vous  laisser  prendre  à  ces  ten- 
tatives relativement  grossières,  examinez  le  dessin. 
Quand  le  tissu  est  moderne,  comme  il  aéléfabriqué 
sur  le  métier  Jacquard,  les  imperfections  de  détail 
se  reproduisent  dans  chaque  motif,  à  la  même  place. 
Au  contraire ,  les  pièces  anciennes  ayant  été  exécutées 
à  la  tire,  l'ouvrier  devait  consulter  la  mise  en  carte, 
chaque  fois  que  le  motif  revenait.  Alors  les  défauts, 
s'il  en  existe,  ne  peuvent  figurer  toujours  aux  mêmes 
endroits. 

Vous  me  direz  que  ce  critérium  n'est  guère  de  mise 
dans  les  morceaux  qui  ne  comportent  qu'un  seul 
grand  dessin  ou  qui  ne  reproduisent  que  des  motifs 
dilTérents.  C'est  très  vrai,  mais  vous  avez  toujours  la 
ressource  de  consulter  des  spécialistes.  Il  y  en  a 
de  très  savants,  comme  M.  Raymond  Cox,  le  conser- 
vateur du  musée  des  Tissus,  à  Lyon.  Ils  sont  l'obli- 
geance même  et  vous  tireront  sûrement  d'embarras. 


Ce  goût  de  reconstitution  des  anciennes  étoffes, 
poussé  aujourd'hui  très  loin  par  certains  fabricants, 
remonte  à  la  Restauration,  à  ce  fameux  bal  donné 
parla  duchesse  deBerry,  où  tous  les  danseurs  figu- 


484  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

raient  des  personnages  du  mariage  de  Marie  Stuartet 
de  François  II.  Sous  Napoléon  III,  le  paslichage  ne 
lit  qu'augmenter.  On  fit  du  louis-quatorze  à  décor  dit 
Bérain  et  du  louis-quinze  rocaille.  C'est  de  cette 
époque  que  date  l'imitation  des  tons  passés  des  vieil- 
les soies,  si  utiles  maintenant  aux  travaux  des  tire- 
laines  de  la  contrefaçon. 

Aujourd'hui,  l'Allemagne,  l'Italie,  l'Espagne,  re- 
produisent avec  art  les  anciens  modèles.  Ce  sont  des 
matériaux  précieux  pour  les  mécréants.  Ils  les  em- 
ploient comme  maquettes.  Seulement,  à  l'étranger, 
ces  copies  d'ancien  s'appellent  loyalement  desrecons" 
titutions.  L'honorable  maison  Kofî,  de  Berlin,  est 
arrivée  à  des  résultats  très  intéressants.  Mais  quand 
ces  tissus  ont  passé  par  certaines  mains  cyniques,  ils 
y  ont  laissé  leur  virginité.  Ces  malfaiteurs  les  ont 
trempés  dans  un  bain  quelconque  de  teinture,  opéra- 
lion  qu'ils  avouent  ingénument  et  qui  vous  fait 
dire  : 

—  Le  brave  homme  !  il  ne  me  cache  pas  que  son 
étoffe  a  été  reteinte  ! 

Oui,  mais  il  oublie  de  vous  dire  qu'elle  est  pos- 
térieure à  l'Exposition  de  1900. 


DENTELLES 

La  dentelle  est  une  parure  divine.  Injustement  dé- 
daignée par  les  élégantes  du  siècle  passé,  voici  que 
la  mode,  capricieuse  et  ironique,  ramène  ses  tissus 
diaphanes,  rappelant  le  givre  ou  la  nervure  gothique 
et  servante  estomper  de  leur  fin  réseau  les  lignes  un 


TAPISSERIES,  TISSUS  ET  DENTELLES  485 

peu  sévères  du  costume  féminin.  La  somptueuse  Ir- 
lande, le  triste  Chantilly,  le  Venise  avec  ses  l'euil- 
lages,  et  îa  Valenciennes  aux  mailles  solides,  carrées, 
régulières,  transparentes,  toutes  ces  merveilles  lé- 
gères, décoratives,  qu'on  dirait  tissées  de  fds  d'arai- 
gnée,  retrouvent  aujourd'hui  de  zélées  adoratrices. 

Hélas!  faut-il  le  dire?  Les  fées  de  l'aiguille  dont 
les  doigts  agiles  faisaient,  pour  la  joie  de  nos  aïeu- 
les, naître  le&  exquises  dentelles  de  Burano,  d'Alençon 
et  de  Bruxelles,  les  magiciennes  du  fuseau  qui  pré- 
sidaient à  la  venue  au  monde  des  frêles  Bruges  et 
des  Malines  impondérables,  ne  sont  pour  rien  dans 
les  toilettes  de  nos  élégantes. 

Telle  grande  dame  qui  rougirait  de  mettre  ou  de 
porter  des  fourrures  de  lapin,  un  collier  de  fausses 
perles,  se  pare  de  faux  Clianlitiy  et  de  faux  Irlande 
sans  s'en  trouver  gênée  le   moins  du   monde. 

D'ailleurs,  les  grands  couturiers  ne  veulent  pas  de 
vraies  dentelles,  encore  bien  moins  de  dentelles  an- 
ciennes, et  ces  oracles  ayant  parlé,  nos  jolies  brebis 
de  Panurge  de  la  mode  obéissent  et  se  taisent  «  sans 
murmurer  »,  comme  le  grognard  de  feu  Scribe. 

Les  raisons  de  M.  Dimanche  sont  pourtant  faciles 
à  deviner  ! 

Bien  que  nos  tyrans  du  costume  aient  habitué  leur 
clientèle  à  des  prix  dépassant  les  plus  coûteux  objets 
d'art,  il  y  a  limite  à  tout,  même  aux  notes  des  princes 
du  ciseau.  Cinquante  francs  de  dentelles  ajoutées  à 
une  robe  augmentent  la  facture  de  cinq  cents  francs. 
"N^oyez  à  quel  total  on  arriverait  avec  des  garnitures 
à  500  ou  1  000  francs  le  mètre  !  Il  serait  nécessaire  de 
prendre  sur  le  bénéfice  de  1  000  pour  100  que  tout 
habilleur  qui  se  respecte  se  réserve  pour  la  façon,  ou 
il  faudrait  vendre  la  robe  un  prix  si  exorbitant  que 


486  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

les  clientes  réduiraient  ensuite  leurs  dépenses.  De 
plus,  une  garniture  aussi  précieuse  ne  se  coupe  ni  ne 
se  taille  ;  elle  doit  être  employée  telle  quelle.  Enfin 
nos  princes  de  la  grande  couture  voient  dans  le  port 
de  la  dentelle  un  obstacle  à  leur  «  inspiration  »  et  sur- 
tout un  encouragement  pour  la  cliente  à  faire  resser- 
vir à  plusieurs  costumes  la  belle  et  coûteuse  garni- 
ture, au  détriment  de  nouvelles  acquisitions. 

Ne  trouvez-vous  pas  que  cet  ostracisme  a  comme 
un  air  de  finesse  cousue  de  fil  blanc  ? 


Pour  vous,  mesdames  et  chères  lectrices,  qui  sou- 
mettez la  mode  à  vos  charmes  au  lieu  de  suivre  ses 
caprices  en  esclaves,  vous  adorez  les  vieilles  den- 
telles, fluides  et  aériennes,  et  vous  avez  mille  fois 
raison.  Seulement  vous  avez  peur  de  vous  tromper  et 
d'être  trompées.  Vous  attendez  quelques  conseils 
avant  de  vous  lancer  à  la  chasse  des  points  précieux 
et  des  passements  délicats. 

Eh  bien  !  rassurez-vous.  Dans  la  poursuite  à  la- 
quelle vous  allez  vous  livrer,  vous  avez  à  craindre 
l'imitation,  —  c'est-à-dire  la  dentelle  mécanique,  fa- 
cile à  reconnaître  —  mais  vous  n'avez  pas  à  redouter, 
pour  le  moment,  du  moins,  la  concurrence  de  den- 
telles à  la  main  modernes.  Le  prix  n'y  est  pas  encore. 

Tenez,  voici  des  chilîres  irréfutables. 

En  1905,  deux  cols  et  manches  en  vieux  point  de 
Venise  à  la  rose  font  à  Thôtel  Drouot  1  4G0  francs, 
un  grand  volant  et  un  devant  de  robe  en  point  de 
Bruges,  1000  francs.  En  1906,  un  volant  au  point  de 
V^enise  de  l'époque  Louis  XIV  aux  Armes  d'Autriche 


TAPISSERIES,  TISSUS  ET  DENTELLES  487 

et  au  chiffre  de  la  famille  royale  de  France,  donnée  à 
Marie-Anloinelle  à  roccasiou  de  son  mariage,  fut 
adjuge  7  000  francs.  Il  mesurait  3  m.  35  !  En  1907,  un 
grand  voile  d'application  d'Angleterre  a  valu  6  100 
francs,  et  seize  mètres  du  môme  travail,  3  000  francs 
seulement.  Deux  grandes  quilles  en  point  de  Venise 
à  grand  relief,  un  grand  col,  une  aube  en  guipure 
de  Flandres,  de  3  m.  30  de  long-,  une  pointe  en  den- 
telle de  Flandres  n'ayant  pu  atteindre  la  demande  de 
25000  francs,  ont  été  adjugés  à  18  100  francs  pénible- 
ment. 

Nous  sommes  loin,  très  loin  du  prix  de  revient,  au 
temps  où  les  courtisans  de  Louis  XIV  payaient  une 
paire  de  manchettes  15  000  livres  et  où  le  cardinal 
de  Rohan,  troublant  les  dévolions  des  dames,  offi- 
ciait à  Versailles  avec  une  aube  de  30  000  écus!  Un 
artisan  de  Chantilly  faisait  alors  un  mètre  de  dentelle 
dans  son  année.  Pour  certains  bonnets,  il  ne  pou- 
vait produire  plus  de  35  cenlimètn^s  par  an  !  Essayez 
donc  un  peu  de  faire  confectionner  à  Arg^entan,  à 
Bayeux,  à  Luxeuil  ou  dans  la  Haute-Loire,  quelques 
mètres  de  ces  dessins-là  !  En  payant  4  francs  des  ou- 
vrières, qui  gagnaient  à  l'origine  0  fr.  20,  vous  verrez 
à  quels  jolis  chiffres  vous  arriverez  ! 

D'ailleurs,  nous  avons  des  points  de  comparaison. 
En  1855,  la  ville  d'Alençon  ayant  exécuté  une  robe 
toute  entière  au  point  du  pays.  Napoléon  III  l'acheta 
200  000  francs  et  l'impératrice  en  fit  faire  un  rochet 
qu'elle  envoya  au  pape.  Le  voile  de  mariée  offert, 
en  1880,  par  la  ville  de  Bruxelles  à  la  princesse  Sté- 
phanie, coûta 45  000  francs.  Le  rochet  en  point  à  l'ai- 
guille, dédié  à  Léon  XIII  par  le  diocèse  de  Bayeux  et 
de  Lisieux,  dessiné  par  M.  Lefebure  et  exécuté  dans 
ses  ateliers,  fut  payé  50000  francs.  J'ignore  le  prix. 


i'^9  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

da  voile  de  mariée  de  M"**  Boni  de  Caslellane,  mais 
jejnrerais  bien  qu'il  dépassait  encore  ces  prix. 

Vous  voyez  que  tant  que  la  curiosité,  cette  habile 
faiseuse  de  hausses,  n'aura  pas  donné  une  valeur 
outrée  aux  vieilles  dentelles,  elles  échapperont  à  la 
contrefaçon.  On  les  revendrait  moins  cher  comme 
objets  anciens  qu'elles  ne  coûteraient  à  faire  exé- 
cuter comme  neuves. 

Recueillez  donc,  pendant  qu'il  en  est  encore  temps, 
ces  réseaux  si  fins  qu'on  les  dirait  tissés  avec  les  fils 
de  la  Vierge  qui  flottent  dans  l'air.  Si  vous  n'en  trou- 
vez pas  l'emploi  dans  votre  toilette,  gardez-les  pré- 
cieusement dans  vos  tiroirs.  Oubliez-les  dans  vos 
coffrets.  C'est  un  trésor  pour  l'avenir,  ces  réserves 
d'antan! 


Est-ce  à  dire,  mesdames,  que  Ton  ne  cherchera  pas 
a  vous  tromper?  Bien  au  contraire,  mais  vous  pourrez 
aisément  déjouer  toutes  les  ruses  si  vous  savez  dis- 
tinguer la  dentelle  à  la  main  de  la  dentelle  mécanique. 

On  copie  aujourd'hui  presque  toutes  les  dentelles; 
pointsdeVenise,  de  Bruxelles,  de  Bruges,  d'Argentan, 
d'Angleterre,  d'Alençon,  de  Baveux,  de  Marly,  points 
coupés,  fils  tirés,  craponne,  duchesse,  blonde,  tout 
est  refait. 

Les  dessins,  bien  ombrés,  souvent  très  artistiques, 
sont  exécutés  avec  tous  les  perfectionnements  qui 
s'introduisent  sans  cesse  dans  la  fabrication. 

Cependant,  les  produits  les  plus  soignés  du  métier 
n'arrivent  pas  au  fini  et  à  la  beauté  des  dentelles  à  la 
main.  Regardez  de  près. 

Vous  trouverez  la  même   différence   qu'entre  un 


TAPISSERIES,  TISSUS  ET  DE-\TELLES  489 

cachemire  de  l'Inde  et  un  cachemire  français.  Bien 
plus,  la  divergence  sera  plus  sensible  encore,  car 
l'action  irrégulière  de  la  main  de  Touvrière  s'exerce 
ici  à  la  fois  sur  les  fils  déchaîne  et  sur  les  fils  de  trame. 
Elle  saute  pour  ainsi  dire  aux  yeux. 

Examinez  donc  une  dentelle  de  près.  Si  elle  est  an- 
cienne, les  mailles  du  réseau  ne  seront  pas  symétri- 
ques, mais  tantôt  rondes,  tantôt  ovales,  tantôt  défor- 
mées à  droite,  tantôt  à  gauche,  tantôt  en  bas,  tantôt 
en  haut.  Si  elle  est  mécanique,  le  réseau  tout  entier 
gardera,  au  contraire,  la  régularité  géométrique. 
Même  remarque  pour  le  dessin.  La  main  de  la  den- 
tellière n'arrive  jamais  à  reproduire  deux  motifs  exac- 
tement semblables,  tandis  que  le  métier,  opérant 
mécaniquement,  avec  une  force  toujours  la  même, 
donne  aux  fils  une  tension  égale  et,  par  conséquent, 
un  dessin  régulier. 

Voyez  ensuite  les  fds.  Autrefois,  on  les  filait  à  la 
quenouille  et  au  fuseau,  on  bs  dévidait  au  rouet.  Ils 
présentaient  quelques  irrégularités,  mais  ils  arri- 
vaient à  une  finesse  poussée  jusqu'à  l'extrême.  Au- 
jourd'hui, on  emploie  des  procédés  expéditifs.  La 
régularité  du  travail  est  parfaite,  mais  on  n'obtient 
pas  la  même  finesse.  Il  y  a  un  point  où  la  machine  est 
obligée  de  s'arrêter.  A  force  d'étirer  le  fil,  il  se  bri- 
serait. 

Quand  on  vous  présente  une  pièce  d'une  certaine 
dimension,  faites  attention  aux  raccords.  Le  travail 
de  la  dentelle  à  la  main  était  trop  long  et  trop  minu- 
tieux pour  qu'une  seule  ouvrière  pût  faire  à  elle  seule 
un  morceau  complet.  Le  dessin  d'ensemble,  partagé 
en  petites  bandes  de  dix  à  vingt  centimètres,  pas. 
sait  en  des  vingtaines  de  mains  guidées  par  la  carte 
sur  laquelle  courait  leur  aiguille.  Tous  les  motifs 

21. 


490  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

terminés,  a  la  raboutisseuse  »  les  mettait  bout  à  bout 
pour  en  former  un  ensemble,  comme  pour  les  anciens 
cachemires  de  l'Inde. 

Le  métier  mécanique,  lui,  ne  connaît  pas  d'inter- 
ruption. C'est  un  tissu  suivi  et  continu  qui  peut  s'al- 
longer sans  cesse,  comme  une  étoffe  tissée. 

A  ces  remarques,  qu'une  longue  habitude  pourra 
seule  vous  permettre  de  rendre  fructueuses,  ajoutez 
l'épreuve  du  toucher.  La  véritable  dentelle,  avec  une 
grâce  sans  apprêt,  garde  une  élasticité  que  ne  connaît 
point  l'imitation.  Au  chiffonner,  elle  est  moelleuse, 
souple,  savonneuse.  Lorsqu'on  le  tient,  elle  procure 
aux  doigts  une  sensation  agréable,  bien  différente  de 
celle  rcche  et  sèche  du  produit  mécanique. 


Calais,  le  grand  centre  des  dentelles  françaises 
d'imitation^  exporte  annuellement  plus  de  quatre- 
vingt  millions  de  ses  produits.  Un  simple  faubourg 
de  la  ville,  Saint-Pierre,  qui  comptait  en  1825  trois 
mille  habitants,  en  possède  aujourd'hui  cinquante 
mille. 

Certes,  notre  amour-propre  national  doit  se  réjouir 
d'une  telle  prospérité.  Mais,  dans  ces  millions  de  den- 
telles, quelle  mine  inépuisable  pour  les  aigrefins  qui 
veulent  tromper  l'acheteur  naïf! 

On  patine  les  points  modernes  avec  de  l'eau  oxygé- 
née, du  permanganate  de  potasse,  du  thé,  cent  in- 
grédients divers.  On  découpe  l'intérieur  pour  imiter 
les  jours  variés  de  la  vraie  dentelle,  et  on  encolle  le 
morceau  par  un  apprêt  très  ferme,  pour  l'empêcher 
de  se  défiler.  On  simule  des  déchirures,  de  faux  rac- 
commodages. On  met  des  pièces  à  l'aide  de  débris 


TAPISSERIES,  TISSUS  ET  DENTELLES  491 

empruntés  à  de  vieux  passements.  Les  taches  de 
rouille  se  font  avec  de  l'acide  qui  brûle  les  fils  par 
place.  Enfin,  pour  obtenir  ce  ton  indéfinissable  des 
vieilles  dentelles,  conservées  pendant  des  siècles  au 
fond  d'une  armoire,  et  l'aspect  un  peu  cotonneux 
que  donne  l'usure,  on  les  fait  bouillir  longtemps  dans 
l'eau,  puis  on  les  fait  sécher,  sans  les  apprêter,  à  un 
soleil  ardent.  L'opération,  plusieurs  fois  renouvelée, 
simule  l'usure  à  merveille. 


La  Grèce  et  l'Italie  se  sont  fait  une  spécialité  des 
fausses  dentelles.  Les  pays  frontières  tels  que  la  Bel- 
gique, l'Allemagne  et  l'Espagne,  fabriquent  aussi  de 
pseudo-vieux  points.  C'est  surtout  pour  éviter  des 
droits  de  douane  et  faire  concurrence  aux  produits 
français  que  les  étrangers  maquillent  artificiellement 
leurs  envois.  On  a  saisi,  l'an  dernier,  à  la  frontière 
de  l'Est,  à  la  suite  de  réclamations  multiples,  de 
nombreux  colis  mensongèrement  déclarés.  Une  seule 
de  ces  expéditions  consistait  en  plusieurs  sacs  de 
pommes  de  terre,  — •  ô  Parmentier,  quel  abus  on 
fait  de  ton  nom  !  —  remplis  de  fausses  vieilles  den- 
telles, et  pesant  plus  de  150  kilos  1 


Pour  finir,  une  jolie  histoire,  arrivée  à  un  notable 
spécialiste  anglais,  renommé  pour  son  habileté  à  dé- 
couvrir les  vieux  points,  et  son  adresse  non  moins 
grande  à  les  vendre  un  très  gros  prix. 

Il  avait  confié  aune  exposition  récente  un  rochet 
en  point  de  France  qui  avait  fait  primer  d'admiration 


492  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

les  fabiicanls  les  plus  compétents.  Trois  mois 
durant,  la  dentelle  merveilleuse  avait  fait  l'ornement 
de  la  vitrine  d'honneur.  Puis,  le  moment  de  la  clô- 
ture arrivé,  on  l'en  avait  tirée  pour  la  remettre  à  son 
propriétaire.  On  s'aperçut  alors  qu'elle  était  couverte 
de  taches. 

Grand  émoi  ! 

L'exposant  refuse  de  reprendre  l'objet,  et  veut  se 
îaire  payer  la  dentelle  40  000  francs.  On  fait  venir 
des  experts.  Ils  examinent  la  pièce,  recherchent  la 
nature  des  taches,  interrog-ent  les  gardiens,  donnent 
leur  langue  au  chat  et  sont  sur  le  point  de  renoncer 
à  leur  enquête,  quand  l'un  d'eux,  plus  avisé,  arrache 
la  tenture  qui  servait  de  fond  à  la  vitrine  : 

—  Voilà  la  coupable  !  s'écrie-t-il.  Cette  étoffe  con- 
tient du  soufre.  Elle  a  fait  noircir  les  fds  de  la  den- 
telle qui  ont  dû  être  blanchis  au  blanc  de  céruse.  Fai- 
sons faire  l'analyse. 

On  porte  la  dentelle  au  laboratoire.  En  effet,  les  fils 
avaient  été  préparés  au  blanc  de  plomb,  qui  noircit 
au  contact  de  l'acide  hydrosulfurique.  Or  comme 
sous  Louis  XIV  ce  mode  de  blanchiment  n'était  pas 
en  usage,  il  en  fallut  conclure  que,  dans  la  dentelle, 
la  matière  était  beaucoup  plus  jeune  que  le  dessin. 

On  fit  entendre  au  particulier  qu'il  serait  sage  de 
ne  pas  insister  pour  obtenir  des  dommages  et  inté- 
rêts. 


LA  TÎAÎIE 


L'année  de  la  tiare.  —  En  Tauiide.  —  Les  fouilles  d'Olbia. 

—  Deux  compères  adroits.  —  Les  voyages  de  la  tiare.  — 
L'aréopage  du  Louvre.  —  Un  achat  de  200.000  francs.  — 
Premiers  bruits  fâcheux. —  Elina.  —  Devant  le  juge  d'ins- 
truction. —  Un  joyeux  fumiste.  —  Entrée  en  scène  de  Ro- 
dolphe Rouchomowsky.  —  Adsuin  qui  feci.  —  Un  ciseleur 
prodigieux.  —  Comment  fut  fabriquée  la  tiare.  —  Un  sar- 
cophage lilliputien.  —  Le  jugement  de  Salomon.  —  Inter- 
wiew  de  M.  Clermont-Ganeau.  —  Les  déductions.  —  Les 
expériences.    —    Rouchomowski   recommence  son    travail. 

—  Saïtapharnès  aux  Arts  décoratifs. 

L'an  de  grâce  190.3  marquera  dans  les  fastes  de  la 
cm'iosiLé.  Nous  aurons  désormais  l'année  de  la  tiare 
comme  celle  de  la  guerre  ou  de  l'éruption  du  Mont 
Pelé.  Dans  vingt-cinq  ans,  elle  servira  de  point  de 
repère  à  la  mémoire  affaiblie  des  vieux  amateurs 
pour  fixer  la  date  d'un  achat  ou  d'une  heureuse  trou- 
vaille. 

—  C'était  l'année  de  la  tiare,  diront-ils. 

La  tiare!  Se  peut-il  qu'après  avoir  passionné  le 
monde  entier,  soulevé  des  discussions  acharnées  en- 
tre savants,  experts,  critiques  d'art,  conservateurs  de 
musées,  accaparé  pendant  trois  mois  les  journaux  des 
deux  hémisphères,  occupé  même  la  tribune  du  Par- 
lement, un  silence  si  complet  se  soit  fait  sur  cette  ex- 


494  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

traordinaire  aventure  artistique?  Ce  n'est  pas  encore 
Toubli,  mais  tant  d'événements  se  sont  succédé  de- 
puis, tant  de  questions  troublantes  ou  ridicules  ont 
passionné  l'opinion  publique  —  ce  suffrage  univer- 
sel des  badauds  —  que  la  tiare  n'est  plus  qu'un  mot 
vague,  un  symbole,  une  entité,  synonyme  de  tru- 
quage colossal  et  de  bévue  de  science  officielle.  A 
chaque  découverte  d'un  faux  dans  un  musée,  on  dit 
bien  toujours:  «  C'est  une  nouvelle  tiare!  »  Mais  dé- 
jà les  journalistes  qui  écrivent  le  mot  et  les  lecteurs 
qui  le  lisent  ne  se  rendent  plus  compte  de  ce  qu'il 
représente  ni  du  concours  inouï  de  mystifications, 
d'impudences  et  d'imprudences  qu'il  rappelle. 

J'ai  sur  ma  table  le  paquet  des  journaux  et  des  re- 
vues qui  en  ont  parlé.  On  y  discute  esthétique,  ar- 
chéologie, philologie,  épigraphie,  ethnographie  et 
môme  zootechnie.  C'est  effrayant  :  la  guerre  russo- 
japonaise  a  fait  couler  moins  d'encre.  Dédale,  qui 
construisit  le  labyrinthe  de  Crète,  n'aurait  pu  trou- 
ver rien  de  plus  compliqué.  L'article  du  jour  dément 
l'article  de  la  veille,  celui  du  lendemain  lance  l'affaire 
sur  une  piste  opposée.  Les  personnages  surgissent  on 
ne  sait  d'où.  Il  y  a  des  X  mystérieux,  véritables 
mythes  de  la  fable.  Bref,  c'est  un  imbroglio,  aussi 
difficile  à  démêler  qu'un  roman  d'aventures  ou  une 
pièce  à  tiroirs. 

Je  vais  pourtant  essayer  de  fixer  cette  mémorable 
épopée  pour  l'édification  de  nos  arrière-neveux, 
puisqu'elle  se  présente  à  nous  sous  une  tournure 
picaresque,  je  lui  en  conserverai  les  allures.  Mais 
j'en  dégagerai  l'affabulation.  M'inspirant  des  procé- 
dés en  usage  chez  les  maîtres  du  genre,  je  vais  donner 
à  mon  récit  impartial  des  sous-titres  suggestifs  et 
captivants.  Il  y  aura  un  prologue:  en  Tauride  et, 


LA  TIARE  «95 

cinq  parties:  les  mystères  du  Louvre,  Elina,   Rou- 
chomowski,  le  jugement  de  Salomon. 

Je  frappe  les  trois  coups.  La  toile  se  lève.  Atten- 
tion !  Je  commence. 


EN  TAUPJDE 

En  entrant  au  musée  impérial  de  l'Ermitage,  on  est 
ébloui  par  d'incomparables  objets,  la  plupart  en  or, 
d'une  beauté  d'exécution,  d'une  souplesse  de  style 
absolument  uniques.  Ils  proviennent  des  fouilles  exé- 
cutées dans  la  région  du  Bosphore,  dans  les  ruines 
des  villes  grecques  de  Crimée  ou  de  l'ancienne  Cher- 
sonèse,  dans  les  sépultures  barbares  qui  abondent 
sur  les  bords  du  Don.  A  côté  de  cet  entassement  de 
merveilles,  on  ne  voitplus  rien,  ni  les  antiquités  étrus- 
ques ou  romaines,  ni  les  statues,  ni  les  vases  antiques, 
dignes  cependant  des  plus  beaux  musées  de  l'Europe. 
Le  visiteur  n'a  d'admiration  que  pour  ces  fabuleux 
bijoux  qui  donnent  une  si  haute  idée  du  génie  grec 
dans  les  arts  appliqués. 

Pour  conserver  aux  musées  impériaux  d'aussi  pré- 
cieuses découvertes,  les  fouilles  en  Russie  sont  étroi- 
tement surveillées.  Mais  comment  interdire  aux 
paysans  les  coups  de  pioche  clandestins  ?  Comment 
empocher  les  marchands  de  colporter  leurs  trouvail- 
les et  les  amateurs  de  les  acheter  ?  Des  antiquaires 
réalisèrent  des  bénéfices  sérieux.  Le  succès  les  allé- 
chant, ils  utilisèrent  les  moindres  débris  trouvés  dans 
cette  Tauride  mystérieuse  où  Gluck  fit  gémir  la  tou- 
chante Iphigénie.  Puis,  comme  il  arrive  toujours, 
après  avoir  réparé,  reconstitué  et  complété,  ces  bons 


496  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

marchands  enarrivèrent  à  créer  de  toutes  pièces.  Un 
véritable  atelier  d'orfèvrerie  néo-grecque,  où  les  faus- 
saires collaboraient  avec  des  érudits  expérimentés  et 
des  épigraphistes  compétents,  s'établit  dans  la  Russie 
méridionale. 

Un  des  premiers  produits  de  cette  singulière  ma- 
nufacture fut  un  plat  d'argent  au  repoussé,  représen- 
tant, dans  le  creux,  une  scène  de  sacrifice,  et  sur  le 
marli,  une  frise  de  palmettes  en  forme  de  coquilles. 
Offert  à  Rome,  vers  1894,  au  comte  Tyszkiéwitcli,  il 
lui  parut  suspect.   L'amateur  en  refusa  l'acquisition. 

Peu  à  peu,  cependant,  les  industriels  se  perfection- 
nèrent. Mettant  à  profit  le  Corpus  des  inscriptions 
d'Olbia,  pillant  les  planches  de  nombreux  ouvrages 
d'archéologie,  ils  firent  voir  le  jour  à  des  objets  plus 
remarquables.  Un  masque  d'or,  avec  dédicace  de  Pan- 
taclès,  fils  de  Cléoinbrotos,  un  diadème,  reprodui- 
sant le  dessin  d'un  vase  antique,  plusieurs  paires  de 
sandales  en  or,  furent  achetés  par  le  musée  de  Cra- 
covie,  sans  compter  les  bijoux  de  petites  dimensions, 
bracelets,  bagues,  boucles  d'oreilles,  vendus  à  divers 
amateurs.  En  peu  de  temps,  s'écoulèrent  ainsi  quatre 
cent  mille  roubles  de  néo-orfèvrerie.  Le  coup  de 
maître  fut  une  couronue  murale,  ornée  de  neuf  mé- 
daillons représentant  des  tètes  de  divinités,  un  vais- 
seau, un  aigle  sur  un  dauphin,  des  lions  déchirant  un 
cerf,  avec  une  dédicace  à  Achille  Pontarque  par  Kal- 
linicos.  L'éminent  historien  Curtius,  qui  conservait, 
en  1895,  à  Berlin,  la  collection  des  antiques,  s'y  laissa 
prendre  et  l'acquit  pour  le  compte  du  musée.  Mais, 
reconnue  fausse  avant  même  de  prendre  place  dans 
les  vitrines  et,  après  une  discussion  mémorable  à  la 
Société  archéologique  de  Berlin,  la  couronne  fut 
renvoyée  à  son  pays  d'origine. 


LA  TIARE  497 

On  savait  tout  cela  à  Paris,  dans  le  monde  savant. 
Sur  tout  ce  qui  arrivait  de  la  Russie  méridionale 
planait  une  défiance  légilinie.  Cependant,  moins  d'une 
année  après,  un  marchand  viennois  présentait  au 
musée  du  Louvre  un  lot  de  bijoux  provenant  de  la 
région  suspectée.  Les  conservateurs  les  accueillaient 
avec  enthousiasme. 

Le  roman  de  la  tiare  commençait. 


LES   MYSTERES  DU   LOUVRE 

Au  mois  de  mars  1896,  deux  étrangers,  des  Vien- 
nois, descendaient  à  l'hôtel  du  Louvre.  L'un  se  faisait 
inscrire  sous  le  nom  de  Szymanski.  L'autre,  qui  gar- 
dait l'incognito,  s'appelait  Antoine  Vogel  (  «  l'oiseau  », 
en  français).  Il  était  antiquaire  à  Vienne,  4«  arrondis- 
sement, Margarethenslrasse,  21.  Les  deux  courtiers 
venaient  présenter  à  notre  grand  musée  national 
plusieurs  bijoux  dune  importance  exceptionnelle, 
qui  leur  avaient  été  confiés  à  Vienne,  le  mois  précé- 
dent, par  un  marchand  juif  d'Otchakoff,  le  russe 
Schapschelle  Hochmann. 

Le  lot  se  composait  d'un  collier,  de  deux  couvre- 
oreilles  et  d'une  coiffure  en  forme  de  tiare,  le  tout  en 
or,  trouvé  sur  l'emplacement  de  l'antique  colonie 
grecque  d'Olbia,  voisine  d'Otchakoff. 

Le  joyau  du  trésor  était  la  tiare,  superbe  casque 
en  forme  d'œuf,  pesant  460  grammes  d'or  et  somp- 
tueusement revêtu  d'ornements  el  de  figures  en  relief 
sui-  toute  sa  surface.  Une  inscription  indiquait  qu'elle 
avait  été  offerte  par  la  colonie  d"01bia  au  roi  scythe 


498  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Saïlapharnès  pour  obtenir  sa  protection,  environ  200 
ans  avant  Jésus-Christ. 

Hochmann  avait  apporté  la  tiare  à  Vienne  au  mois 
de  février  1896.  11  s'était  abouché  avec  un  marchand 
d'antiquités,  le  Polonais  Szymanski,  et,  sur  son  con- 
seil, avait  proposé  l'objet  au  musée  impérial. 

La  coiffure  du  roi  scythe  avait  été  fort  admirée. 
Les  archéologues,  M^L  Schneider,  Benndorf,  Bor- 
mann,  Bûcher;  les  collectionneurs,  le  comte  Wilc- 
zek,  le  baron  de  Roth-schild,  MM.  Dumba,  Manthner, 
avaient  opiné  pour  l'authenticité.  Seul,  M.  Bûcha 
avait  fait  des  réserves. 

L'énormité  du  prix  empêcha  l'affaire  de  se  conclure. 
Hochmann,  qui  n'avait  de  passeport  que  pour  un 
mois,  regagna  son  pays  en  chargeant  Vogel  et  Szy- 
mensky  de  ses  intérêts. 

Un  mois  après,  les  deux  courtiers  débarquaient  à 
Paris  et  se  faisaient  adresser,  par  M.  Laferrière,  alors 
président  du  Conseil  d'Etat,  à  MM.  Kaempfen  et  Hé- 
ron de  Villefosse.  Après  examen  approfondi  de  la 
part  de  ces  deux  savants,  la  tiare  fut  présentée  au 
conservatoire  du  Louvre,  qui  en  vola  l'acquisition 
pour  200  000  francs. 

Disons,  pour  les  curieux,  que  la  docte  assemblée  se 
composait  de  MM.  Kaempfen,  président,  directeur 
du  musée  et  de  l'école  du  Louvre;  Héron  de  Ville- 
fosse,  Michon,  Ravaisson-Mollien,  antiquités  grec- 
ques ou  orientales;  Lafenestre  et  Benoist,  peinture; 
Michel  et  Molinicr,  Renaissance  ;  Pierret  et  Revillout, 
antiquités  égyptiennes;  Ledrain,  Assyrie;  Benedite, 
musée  du  Luxembourg  ;  Bertrand  et  Salomon  Rei- 
nach,  musée  de  Saint-Germain. 

Le  Conseil  des  musées  qui  approuva  l'acquisition 
comprenait:  MM.  Bonnat,  Henuer,  Barrias,   Colli- 


LA  TIARE  4  99 

gnon,  Roiijon,  Gonsc,  Aynard  et  Franck-Chauveau. 

L'argent  nécessaire  au  paiement  fut  avancé  par 
MM.  Corroyer  et  Théodore  Reinacii. 

Vogel  loucha  la  somme  en  deux  fois,  signa  les  re- 
çus de  son  nom  et  de  son  adresse,  et,  véritable  «  oi- 
seau de  passage  »,  s'envola  à  tire-d'aile.  II  versa, 
avoua-t-il  plus  tard  à  un  journaliste,  8G  000  francs  à 
Hochmann,  40  000  à  Szymansky  et  garda  pour  ses 
soins  74  000  francs,  une  petite  fortune. 

La  tiare  fut  déposée  au  Louvre,  oi^i  son  arrivée,  dans 
la  salle  des  antiques,  à  côlé  des  bijoux  Campana,  ne 
causa  pas  la  moindre  émeute.  Bien  plus,  le  public 
parut  ignorer  l'existence  de  cette  perle  de  nos  riches- 
ses artistiques.  La  grande  salle  des  bijoux  antiques 
continua  à  étaler  ses  vilrines  dans  le  vide.  Les  rares 
visiteurs  pas-aient  sans  s'arrêter  devant  cette  cou- 
ronne en  pain  de  sucre,  et  réliquelte  «  tiare  ofl'erle 
au  roi  Saïtapharnès  par  le  Sénat  et  le  peuple  d'Ol- 
bia  »  n'éveillait  dans  l'esprit  des  masses  aucun  .sou- 
venir hislorique. 

Il  n'en  fut  pas  de  même  à  l'étranger.  Une  véri- 
table émotion  s'empara  de  tout  le  monde  savant  à 
l'idée  que  le  Louvre,  musée  de  l'Europe  où  il  entre 
le  moins  de  faux,  avait  ouvert  ses  portes  à  la  coiffure 
suspecte  du  monarque  scytiie. 

Dès  le  mois  de  mai,  M.  Wesselovs^sky,  professeur 
de  droit  musulman  à  l'Université  de  Saint-Péters- 
bourg, dénonça  le  travail  moderne  de  l'objet.  Au 
mois  d'août,  M.  Adolphe  Furlwàngler,  conservateur 
du  musée  de  Munich,  dans  Cosmopolis,  indiqua  les 
pièces  copiées,  et  peu  de  temps  après,  M.  de  Stern, 
directeur  du  musée  d'Odessa,  démasqua  les  faus- 
saires d'OtchakolT  au  congrès  des  archéologues  rus- 
ses, à  Riga. 


50a  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Maiscomme  cette  théorie  fut  contredite  par  M.  Kie- 
seritsky,  conservateur  des  antiquités  du  musée  de 
l'Ermitage,  ainsi  que  par  MM.  de  Yillefosse,  Théo- 
dore Reinach,  Michon  et  autres  archéologues,  chacun 
coucha  sur  ses  positions  —  et  la  tiare  au  Louvre. 

Vainement,  à  la  rentrée  des  Chambres,  M.  Paschal 
Grousset  se  fit  l'écho  des  savants  sceptiques.  Une 
réplique  de  M.  Roujon,  directeur  des  Reaux-Arts, 
commissaire  du  gouvernement,  s'appuyant  sur«  tout 
ce  qu'il  y  a  de  compétent  et  d'autorisé  dans  la  science 
française  »,  déclara  la  tiare  «  une  excellente  acqui- 
sition dont  il  fallait  remercier  et  féliciter  les  musées 
nationaux  ».  Le  budget  fut  voté  sans  opposition.  Il 
ne  resta  du  débat  du  28  novembre  1896  qu'une 
réponse  piquante  de  M.  Gauthier  de  Clagny  à  M.  Pas- 
chal Grousset,  demandant  si  le  travail  était  antique 
et  authentique  : 

—  Il  le  deviendra  ! 

Le  silence  se  fit  sur  les  mystères  du  Louvre.  Les 
honnêtes  marchands  d'Otschakoff  en  profitèrent  pour 
envoyer  l'année  suivante,  à  Londres,  un  nouveau  lot 
d'objets  que  le  Rritish  Muséum  refusa  net.  Un 
grand  marchand  de  médailles  et  d'antiques  ne  crai- 
gnit pas  d'en  faire  l'acquisition. 


ELINA 

Sept  ans,  presque  jour  pour  jour,  avaient  passé 
sur  la  couronne  du  tyranneau  d'Olbia.  Les  polémi- 
ques, qui  avaient  accompagné  son  apparition,  étaient 
oubliées,  lorsqu'un  incident  inattendu  vint  remettre 
en  question  son  authenticité  et  donner  à  l'affaire  un 


LA  TIARE  50 1 

retentissement  considérable.  Cette  fois,  les  discus- 
sions dépassèrent  Taréopage  des  savants.  La  grande 
masse  du  public  allait  se  passionner  pour  ou  contre 
la  tiare  de  Saitapharnès. 

Au  moisde  mars  1903,  M.  Boucard,juge  d'instruc- 
tion, recherchant  les  auteurs  de  dessins  et  aquarelles 
faussement  attribués  à  Henri  Pille,  interrogea  un 
artiste  montmartrois,  M.  Mayence  dit  Elina.  Celui- 
ci  repoussa  énergiquement  l'accusation  dont  il  était 
l'objet,  invoquant  cette  excellente  raison  que,  n'ayant 
jamais  été  peintre  ni  dessinateur,  il  était  parfaite- 
ment incapable  de  produire  les  œuvres  contestées. 
En  revanche,  il  fit  une  déclaration  étrange  sur  les 
truquages  dont  aurait  été  victime  le  Louvre.  Dans 
sa  déposition,  où  la  fantaisie  Chat-Xoiresque  se  mê- 
lait à  une  précision  troublante  de  détails,  au  milieu 
de  racontars  de  concierges  sur  une  fabrique  de 
fausses  momies  installée  à  Monlrouge,  il  se  déclara 
l'auteur  de  la  tiare  d'Olbia. 

«  Vers  1888  ou  1889,  dit-il  en  substance,  existait, 
tout  en  haut  de  Montmartre,  rue  de  Norvins,  une  fa- 
brique d'objets  d'art  antiques,  dont  les  directeurs, 
MM.  Baron  et  Barré,  sont  aujourd'hui  décédés. 
J'étais  au  nombre  des  artistes  dont  on  utilisait  les 
services, 

«  En  l'année  1894,  M.  Spitzer,  un  des  clients  les 
plus  importants  de  la  maison,  commanda  une  cou- 
ronne dont  il  apporta  le  dessin.  Je  fus  chargé  du  tra- 
vail. La  tiare  fut  faite  d'une  feuille  d'or  du  poids  de 
458  grammes,  payée  4  500  francs,  et  livrée  au  bout 
de  quelques  mois.  Or,  comme  le  sort  réservé  à  celte 
tiare  m'intriguait,  je  pris  soin  de  marquer  mon 
œuvre,  en  trois  endroits,  de  points  noirs  indélé- 
biles.   D'ailleurs,  j'ai  pratiqué  la  soudure  suivant 


502  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

les  procédés  modernes.  On  la  retrouvera  sans  peine, 
elle  est  recouverte  par  un  autel  destiné  au  sacri- 
fice. » 

Le  lendemain,  toute  la  presse  reproduisait  cette 
stupéfiante  révélation.  Une  catastrophe  imprévue, 
un  coup  de  grisou  dans  une  mine,  un  naufrage,  un 
tremblement  de  terre  provoqueraient  moins  de  reten- 
tissement. Oh  !  ce  n'était  plus  le  temps  des  discus- 
sions courtoisement  savantes!  Il  ne  s'agissait  plus 
d'arguments  empruntés  à  l'épigraphie,  à  l'histoire,  à 
l'esthétique!  L'auteur  du  faux  se  dévoilait.  Il  s'offrait 
à  en  administrer  la  preuve!  Le  public  simpliste  ré- 
sumait la  question  en  deux  lignes:  les  conservateurs 
du  Louvre  ont  payé  200  000  francs  une  antiquité  fa- 
briquée à  Montmartre. 

Pendant  trois  jours,  la  salle  des  bijoux  antiques  ne 
désemplit  pas.  Un  des  gardiens  compta,  du  jeudi  au 
samedi  soir,  plus  de  30  000  visiteurs  devant  la  fa- 
meuse vitrine.  Elina  devint  célèbre.  II  daigna  se 
laisser  interwiewer  par  tous  les  grands  journaux  à 
qui  il  conta  sur  sa  personne  les  détails  les  plus  fan- 
taisistes. 

Cependant,  ses  allégations  ne  rencontrèrent  pas 
partout  la  môme  créance.  Les  conservateurs  attaqués 
le  traitèrent  de  «  joyeux  mystificateur  »,  autrement 
dit  de  fumiste.  A  l'Institut,  on  le  supposa  atteint  d'a- 
liénation mentale.  Les  démentis  arrivèrent  de  tous 
côtés.  L'orfèvre-ciseleur  Barré,  qui  n'était  pas  mort, 
quoi  qu'en  ait  dit  Mayence,  déclara  qu'il  ignorait 
même  l'existence  de  la  tiare.  Son  prétendu  associé 
Baron  ne  put  rien  dire  —  et  pour  cause  — ,  mais  sa 
veuve  affirma  qu'il  n'avait  jamais  eu  de  rapports  avec 
Elina.  Enfin,  le  gendre  de  M.  Spitzer  fit  observer, 
avec  juste  raison,  que  son  beau-père  ne  pouvait  avoir 


LA  TIARE  503 

commandé  la  tiare  en  1894,aUenclu  qu'il  étail décédé 
le  23  avril  1890. 

Cependant,  la  presse  ne  désarma  pas.  Elle  était  trop 
belle,  l'occasion  de  ridiculiser  la  science  officielle  ! 
Le  torrent  d'insinuations  malveillantes  continua  à 
couler  sur  nos  musées  nationaux,  alimenté  par  la 
verve  inépuisable  de  V Intransigeant  et  des  journaux 
d'opposition.  La  tiare  par  ci,  la  tiare  par  là!  On  ne 
pouvait  rencontrer  un  ami  dans  la  rue  sans  qu'il  se 
crût  obligé  de  vous  donner  son  opinion,  ni  dîner  avec 
des  archéologues  sans  que  la  tiare  fût  la  pièce  de  ré- 
sistance du  menu. 

La  caricature  s'en  empara.  Carand'Ache,  dans  une 
histoire  sans  paroles,  peignitle  cauchemar  d'un  mem- 
bre de  l'Institut  qui  croit  voir  Saïtapharnès  se  coiffer 
de  sa  tiare  et  venir  satisfaire  un  besoin  au  pied  du 
lit  même  du  savant.  Raoul  Ponchon  plaisanta  dans 
sa  Gazette  rimée  ce  fameux  joyau  : 

Casque  si  l'on  veut  ou  bien  fez, 
Qui  couronna  de  son  grimoire 
Le  clicf  de  Saïlapharnès, 
Dont  1  histoire  a  perdu  mémoire. 

Quelle  bonne  pâture  pour  les  nouvelles  à  la  main! 

Les  échottiers  firent  des  mots.  On  parla  d'hommes 
tiares,  de  voleurs  à  la  tiare. 

Les  gamins,  dans  les  rues,  chantèrent  sur  un  air 
connu  : 

C'est  la  tiare,  la  tiare,  la  tiare, 
C'est  la  tiare  qu'il  nous  faut. 

Ce  ne  furent  pourtant  ni  les  dessins,  ni  les  chan- 
sons qui  tirèrent  le  Conservatoire  du  Louvre  de  son 
impassibilité. 

Le  23  mars  —  quatre  jours  à  peine  après  la  décla- 


504  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

ration  d'EHna  —  un  journal  du  matin  publiait  une 
lettre  de  M.  Lifschitz,  bijoutier  du  quartier  des  Ar- 
chives, qui  déclarait  avoir  vu  travailler  sous  ses  yeux, 
à  Odessa,  le  véritable  auteur  de  la  tiare,  un  graveur 
russe  du  nom  de  Roucliomowski.  L'objet  avait  de- 
mandé huit  mois  de  travail,  de  1895  à  1896,  et  avait 
été  payé  2  000  roubles.  Une  autre  lettre,  tout  aussi 
précise,  d'une  dame  russe  ayant  connu  Rouchomow- 
ski  à  Odessa,  confirmait  la  première,  et  représentait 
l'artiste  comme  digne  du  plus  grand  intérêt. 

Ces  faits  nouveaux  rouvraient  l'ancienne  polémi- 
que de  1896.  1\I.  Héron  de  Villefosse  n'hésita  pas.  Il 
demanda  au  ministre  de  l'Instruction  publique  l'au- 
torisation de  retirer  provisoirement  la  tiare  des  vitri- 
nes. Dès  le  lendemain,  cette  décision  fut  portée  à  la 
connaissance  du  public.  On  apprit  ainsi  que  le  savant 
conservateur  des  antiquités  grecques  et  romaines 
avait  conçu  «  des  doutes  graves  »  sur  l'authenticité 
de  la  tiare.  Le  public  en  conclut  que  le  Louvre  avait 
élé  bel  et  bien  dupé.  Le  véritable  auteur  était  désor- 
mais révélé. 

L'artiste  montmartrois  ne  s'entêta  pas.  Déjà  forte- 
ment battu  en  brèche  par  ses  contradictions  inces- 
santes, il  comprit  qu'il  était  temps  de  s'exécuter,  et  il 
le  fit  en  des  termes  qui  ne  manquaient  pas  d'une  cer- 
taine désinvolture  : 

—  Tout  ce  que  j'ai  raconté  sur  la  fabrication  delà 
pièce  était  forgé...  Maintenant  que  je  considère  mon 
but  comme  atteint,  j'arrête  la  plaisanterie.  J'aurai 
du  moins  eu  le  mérite  de  remettre  sur  le  tapis  la  ques- 
tion de  l'authenticité  de  la  tiare  et  d'avoir  attiré  l'at- 
tention du  public  sur  les  fabriques  clandestines  d'ob- 
jets truques. 

Et  satisfait  d'avoir  alimenté   les   revuistes  de  fin 


LA  TIARE  50b 

d'année  en  couplets  inédits,  M.  Mayence,  dit  Elina, 
alla  passer  l'été  à  Dinard,  où  le  Tout-Paris  donnait 
son  adresse  «  Villa  de  la  Tiare.  » 

è 

ROUCHOMOWSKI 

Le  nom  du  ciseleur  russe,  qui  allait  remplacer  sur 
la  scène  de  l'actualité  le  fantaisiste  «  homme  à  la 
tiare  »,  avait  déjà  été  prononcé  dans  les  polémiques 
de  savants  à  savants.  jMais  qui  donc,  à  part  leurs  au- 
teurs, songeait  à  lire  ces  mémoires  archéologiques  ou 
épigraphiques  ?  Israël  Rouchomowski  (en  russe  Uzpan 
et  PyxocuohcJiin)  était  alors  aussi  ignoré  à  Paris  que 
Thomas  and  C*'. 

On  finit  pourtant  par  se  rappeler  que  ]\I.  de  Stern, 
en  dénonçant,  dans  la  Revue  philologique,  le  truquage 
de  la  tiare,  avait  nommé  Rouchomowski.  Les  Débats 
du  3  octobre  1897  avaient  même  publié  un  démenti 
du  graveur  russe.  Mais  le  mystérieux  faussaire  était 
resté  introuvable  à  Odessa.  C'est  du  moins  ce  que 
prétendaient  M..  Salomon  Reinachet  ses  confrères  de 
l'aréopage. 

Il  ne  le  fut  pas  longtemps. 

Un  journal  du  matin  pria  un  de  ses  correspondants 
de  se  mettre  en  rapport  avec  l'artiste,  et  le  télégraphe 
lui  apporta  cette  réponse  : 

Odessa,  23  mars. 

Le  îçraveur  Israël  Rouchomowski,  demeurant  à  Odessa, 
rue  Ouspenskaïa,  numéro  30,  déclare  catégoriquemea 
être  l'auteur  de  la  tiare:  il  dit  l'avoir  exécutée  ea  1896  sur 
la  commande  d'un  individu  venant  de  Kertch.  Roucho- 
mowski offre,  moyennant  1  200  francs,  d'arriver  à  Paris. 

22 


Î,Ô6  TRUCS  ET  TRL'QUia'RS 

Celte  fois,  c'en  ctail  Irop.  Le  ministre  de  Tlnstiuc- 
lion  publique,  M.  Chaumié,  appelé  à  donner  au  Séna 
des  explications,  annonça  qu'une  enquête  allait  être 
ouverte.  Le  28  mars,  on  apprit  qu'elle  était  confiée  à 
M.  Glermont-Ganneau,  membre  de  l'Institut,  profes- 
seur au  Collège  de  France.  M]\L  Kaempfen  et  Héron 
de  Villcfosse  lui  firent  remise  de  la  coiffure  litigieuse, 
qui  fut  placée  sous  scellés,  dans  un  local  spécial 
du  Louvre.  Rouchomowski  reçut  les  1  200  francs 
qu'il  demandait  pour  son  voyage,  avec  recommanda- 
tion de  faire  diligence.  Le  5  avril,  il  débarquait  à  Paris 
via  Varsovie-Berlin,  et  descendait  au  Central  Hôtel, 
sous  le  nom  de  Bardes. 

La  curiosité  parisienne  fut  portée  à  son  comble. 
Les  revues  illustrées  donnèrent  la  photographie  de 
l'homme  qui  avait  roulé  l'Institut.  Leurs  confrères 
de  la  presse  quotidienne  se  contentèrent  de  portraits 
écrits,  mais  suffisamment  suggestifs. 

«  La  tête,  bizarrement  petite  pour  l'épaisseur  du 
buste  et  la  longueur  des  membres,  avait,  à  certains 
moments,  avec  les  deux  trous  bleus  des  grosses  lu- 
nettes à  branches  d'or,  quelque  chose  d'une  tète  de 
mort.  » 

On  sut  comment  Rouchomowslti  s'habillait,  on  le 
suivit  à  son  hôtel,  au  petit  restaurant  israélite  où  il 
mangeait.  On  porta  son  talent  aux  nues.  Des  orfèvres 
de  la  rue  de  la  Paix  lui  firent  un  pont  d'or  pour  l'en- 
gager à  travailler  pour  eux.  Le  pauvre  graveur,  qui 
ciselait  à  Odessa  des  matrices  de  lettres  d'ornement 
à  estamper  des  boîtes  métalliques,  se  vit  arriver  à 
la  célébrité.  Il  crut  avoir  conquis  ce  Paris  que,  dans 
son  imagination  de  Lithuanien,  il  se  représentait 
comme  le  paradis  des  arts.  A  tous  les  journalistes  qui 
l'interrogeaient  fiévreusement  sur  l'enquête,  conduite 


LA  TIARE  507 

par  M.  Clermont-Ganneau  dans  le  plus  grand  secret, 
il  répondait  avec  un  sourire  de  dédain  : 

—  La  tiare  ?  mais  ce  n'était  pas  de  l'art,  c'était 
grossier,  ce  n'était  rien...  Ah  !  si  vous  voyiez  mon  sar- 
cophage ! 

On  la  vit  cette  merveille  des  merveilles,  ce  comble 
delà  patiencect  de  la  finesse  d'exécution.  Tout  Paris 
défila  au  salon  des  Artistes  français,  devant  la  vitrine 
où  elle  trônait,  telle  un  diamant  de  la  Couronne. 

Hélas  !  elle  n'avait  pas  été  payée  200  000  francs 
par  des  académiciens  à  habit  vert  et  à  décorations 
multiples.  Le  gros  public  se  dit  : 

—  Ce  n'est  que  ça? 

Les  critiques  d'art,  plus  justes,  admirèrent  la  pa- 
tience du  ciseleur,  qui  avait  creusé,  dans  un  bloc  d'ar- 
gent massif,  ce  minuscule  sarcophage,  l'avait  décoré 
sur  toutes  ses  faces  de  petites  scènes  en  bas-relief  : 
la  Course  à  la  mort  et  les  six  âges  de  la  vie,  et  y  avait 
enfermé  un  imperceptible  squelette  en  or  fin,  dont 
on  apercevait,  en  soulevant  le  couvercle  du  tombeau, 
la  perfection  anatomique  irréprochable,  les  mem- 
bres articulés  et  les  plus  infimes  détails  observés, 
jusqu'aux  points  de  suture  des  fontanelles  sur  le 
crâne.  Ils  y  virent  le  triomphe  de  l'infiniment  petit, 
quelque  chose  comme  ces  tournures  d'ivoire  qu'on 
renfermait  jadis  dans  des  noisettes.  Toutefois  ils  y 
cherchèrent  vainement  l'imagination  artistique  et  la 
pensée  créatrice.  Rouchomowsky  resta  à  leurs  yeux 
un  artisan  d'une  surprenante  habileté.  Ils  lui  refusè- 
rent le  titre  d'artiste. 

Deux  mois  après,  le  rapport  de  M.  Clermont-Gan- 
ncau  paraissait,  tranchant  définitivement  la  question 
d'authenticité  du  casijued'or.  La  tiare  cessait  d'être  à 
l'ordre  du  jour,  et  personne  ne  s'occupait  plus  de 


508  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Rouchomowsky,  qui  regagna,  je  pense,  la  Russie  en 
maudissant  FingTatitude  des  Parisiens. 


LE  JUGEMENT  DE    SALOMON 

C'est  le  2  juin  1903  que  le  ministre  de  l'Instruction 
publique  et  des  beaux-arts  reçut  les  conclusions  de 
Tenquête.  M.  Clermont-Ganneau  avait  rendu  son 
jugement  qui  —  soitditsans  aucune  allusion  à  M.  S. 
Reinach  —  n'était  pas  précisément  le  jugement  de 
Salomon.  L'cminent  professeur,  en  effet,  ne  parta- 
geait pas  la  tiare  en  deux  :  une  partie  ancienne  et  un 
complément  moderne.  Il  concluait  à  la  totale  inau- 
tlienticité  du  couvre-chef  du  tyranneau  scythe. 
C'était  Técrasement  définitif  des  saïtapharuistes. 

Dès  la  publication  de  ce  rapport  dans  le  Journal 
officiel, ']C  voulus  en  avoir  le  cœur  net  et  tenir  de  son 
auteur  lui-même  les  renseignements  sur  cette  éton- 
nante affaire.  J'allai  interviewer  M.  Clermont-Gan- 
neau. 

Avenue  de  l'Aima,  au  5^  étage,  l'appartement  d'un 
travailleur.  Dans  le  salon,  des  objets  antiques  qui 
récréent  la  vue  d'un  archéologue  et  lui  permettent 
d'attendre  sans  trop  d'impatience.  J'aperçois,  à  côté, 
une  petite  pièce  de  travail,  dont  les  murs  disparais- 
sent sous  d'innombrables  volumes.  Ce  sont  les  do- 
cuments précieux  qui  ont  servi  aux  recherches  de 
J'éminent  membre  de  l'Institut  sur  les  antiquités  hé- 
braïques et  phéniciennes,  la  Palestine  inconnue, 
l'authenticité  du  Saint-Sépulcre,  les  fraudes  archéo- 
logiques en  Palestine,  la  coupe  phénicienne  de  Pa- 
leslnna,  Icsl  sceaux  et  les  cachets  syriens  et  tant 


LA  TIARE  509 

d'autres  retentissantes  communications  qui  lui  ont 
donné  une  place  d'honneur  dans  le  monde  savant. 

Je  suis  introduit  dans  le  sanctuaire.  Ce  n'est  pas 
une  bibliothèque,  c'est  un  dépôt  d'archives.  Des 
livres  partout,  sur  les  chaises,  sur  les  tables,  sur  le 
parquet,  de  véritables  montagnes  de  papier  se  dres- 
sant dans  tous  les  coins.  Pas  une  place  libre  sur  le 
bureau.  Il  faut  un  plancher  solide  pour  ne  pas  s'ef- 
fondrer sous  une  telle  charge  ! 

L'auteur  de  la  Stèle  de  Mésa  vient  à  moi,  la  main 
cordialement  tendue,  la  cigarette  aux  lèvres  : 

—  Tout  à  votre  disposition,  me  dit-il,  et  il  m'indi- 
que un  fauteuil  en  face  de  lui,  de  l'autre  côté  de  la 
cheminée. 

M.  Clermont-Ganneau  a  la  physionomie  sympathi- 
que. Ses  yeux  s'abritent  derrière  un  lorgnon.  11  porle 
toute  sa  barbe,  poivre  et  sel. 

—  Trêve  de  préambule,  me  dit-il.  Je  vais  droit  au 
fait. 

Je  reçois  un  jour  un  appel  téléphonique.  C'était 
M.  Chaumié  lui-môme  qui  me  demandait  d'experliser 
la  tiare.  Mon  premier  mouvement  fut  de  décliner  celte 
mission. 

L'art  grec  n'est  pas  mon  domaine  propre.  Je  me 
suis  confiné  dans  les  antiquités  orientales  et  sémiti- 
ques. J'ai  réussi,  on  l'a  rappelé,  à  établir  la  fausseté 
des  fameuses  «  poteries  moabites  »  de  Berlin,  et 
celles  du  prétendu  manuscrit  original  de  la  Bible,  le 
Deuléronome  de M.Shapira,  offert  au  British  Muséum. 
Pourtant  la  compétence  qu'on  veut  bien  me  reconnaî- 
tre ne  s'étend  pas  à  n'importe  quel  terrain.  J'étais 
dans  la  situation  d'un  oculiste  appelé  en  consultation 
pour  une  maladie  d'oreilles.  Je  demandai  àrélléchir. 

Pendant  quelques  jours  on  insista.  Mon  nom  avait 


510  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

été  indiqué  au  ministre  pendant  une  séance  du  Sénat. 
Il  tenait  beaucoup  à  me  charger  de  l'enquête.  Peut- 
être  avait-on  résolu  en  haut  lieu  de  ne  charger  de  celte 
besogne  aucun  des  anciens  élèves  de  l'Ecole  d'Athè- 
nes. Un  d'eux  était  en  cause.  La  corporation  se  sou- 
tient et  n'aime  pas  à  démolir  l'un  des  siens.  Petite 
franc-maçonnerie  bien  excusable  de  camarades. 

Je  dus  céder  cependant.  Le  choix  de  ma  personne 
était  presque  impératif. 

—  Connaissiez-vous  déjà  la  tiare?  demandai-je. 

—  Non,  répond  i\L  Clermont-Ganneau.  Je  n'avais 
pas  été  consulté  lors  de  l'achat.  Je  n'avais  fait  que 
l'apercevoir,  comme  louL  le  monde,  en  traversant,  en 
curieux,  la  salle  des  bijoux  antiques,  au  Louvre.  J'a- 
joute que  cette  ignorance  ne  dut  pas  être  étrangère 
au  choix  du  ministre.  J'allais  pou'.oir  aborder  l'en- 
quête avec  des  impressions  toutes  fraîches. 

Or,  il  me  fallait  la  tiare  pour  l'examiner  à  mon  aise, 
en  dehors  de  toute  influence.  J'eus  quelque  peine  à 
l'obtenir.  Quand,  enfin,  je  tins  entre  mes  mains  la 
pièce  controversée,  je  fus  frappé,  tout  d'abord,  par 
l'état  de  conservation  dans  lequel  elle  était  venue 
jusqu'à  nous.  L'objet,  à  première  vue,  ne  semblaitpas 
avoir  souffert  ;  mais  quand  on  l'examinait  de  près,  on 
s'apercevait,  non  sans  surprise,  qu'en  réalité,  la  tiare 
avait  reçu,  çà  et  là,  sur  tout  son  pourtour,  un  grand 
nombre  de  coups,  de  contusions,  nettement  visibles 
sur  le  métal,  sous  la  forme  de  bosses  plus  ou  moins 
profondes. 

Je  ressentis  le  coup  de  foudre  qui  frappa  saint 
Paul  sur  le  chemin  de  Damas.  Ma  religion  était  éclai- 
rée. Les  coups,  remarquez-le  bien,  intéressaient  les 
creux,  les  champs,  les  parties  plates,  et  respectaient 
les  reliefs,  les  œuvres  vives,  les  grandes  scènes  his- 


LA  TIARE  iif 

loriées,  qui  faisaient  l'intérêt  du  casque.  Les  parties 
les  plus  exposées  aux  chocs  étaient  indemnes.  Les 
autres,  les  creux,  que  les  coups  n'auraient  pas  dû  at- 
teindre, étaient  criblées.  Il  y  avait  là  autre  chose  que 
l'intervention  du  hasard. 

J'y  regardai  de  plus  près.  Tous  ces  chocs  étaient 
réguliers  et  produits  par  un  outil.  On  avait  respecté 
les  reliefs,  pour  ne  pas  déprécier  la  valeur  artistique 
du  travail. 

Dès  ce  moment,  mon  opinion  était  faite.  Le  fait 
nouveau  se  dégageait  de  Fexamcn  intrinsèque  de  la 
pièce.  Il  ne  me  restait  plus  qu'à  confirmer  mon  ob- 
servation par  les  dires  de  M.  Rouchomowski,  et, 
après  avoir  interrogé  l'objet,  à  questionner  Ihomme. 

Le  ciseleur  russe  est  un  artisan  d'aspect  fort  mo- 
deste, dépourvu  d'instruction  artistique,  sans  aucune 
notion  archéologique.  Il  me  parut,  à  première  vue, 
incapable  d'avoir  conçu  cette  gigantesque  mystifica- 
tion. 

Il  m'expliqua  qu'on  lui  avait  commandé  la  tiare, 
dont  il  ignorait  absolument  les  aventures  depuis 
qu'elle  avait  quitté  ses  mains. 

—  Pardon  de  vous  interrompre,  fis-je  doucement. 
Rouchoraowski  vous  a-t-il  nommé  la  personne  qui 
lui  avait  fait  exécuter  son  travail?  Les  Novosli,  le 
Jonzchnoie  Obozrenie  d'Odessa  et  plusieurs  journaux 
russes  ont  rapporté  que  des  Français  auraient  joué 
un  rôle  important  dans  l'affaire,  en  procurant  les  do- 
cuments nécessaires.  S'agit-il  d'un  de  nos  compa- 
triotes? 

—  Rouchomowski  n'a  voulu  articuler  aucun  nom. 
J'ai  respecté  ses  scrupules,  et  dans  mon  rapport,  j'ai 
désigné  par  X  le  personnage  mystérieux. 

—  Mais  ce  nom  n'est-il  pas  connu  par  ailleurs,  et 


512  TRUCS  ET    TRUQUEURS 

n'a-t-il  pas  été  maintes  fois  prononcé  à  l'étranger 
dans  les  polémiques  saïtapharnisles? 

—  Je  ne  veux  pas  le  savoir.  Rappelez-vous  que  je 
n'avais  pas  à  connaître  des  tenants  et  aboutissants 
de  celle  affaire.  J'avaisseuleraent  à  me  prononcer  sur 
rauthenticité  de  la  pièce.  Je  m'étais  tracé  mon  rôle 
d'avance.  Je  ne  suis  ni  un  policier,  ni  un  juge  d'ins- 
truction. Je  n'ai  accepté  que  de  donner  mon  opinion 
sur  un  objet  controversé.  Le  reste  n'est  pas  de  mon 
i'cssort. 

Pendant  huit  jours,  j'interrogeai  le  ciseleur  d'O- 
dessa sans  lui  montrer  la  tiare.  II  m'apporta  des  pho- 
tographies exécutées  dans  son  atelier,  où  le  casque 
d'or  était  encore  intact  avant  les  bosselures.  Il  dé- 
balla des  croquis,  des  études,  des  calques.  Enfin,  il 
me  remit  une  gravure  découpée  dans  un  ouvrage 
allemand,  dont  il  avait  oublié  le  titre,  et  oii  il  avait 
puisé  la  majorité  de  ses  inspirations. 

Je  lui  demandai  des  détails  précis  sur  l'exécution. 
De  mémoire,  il  m'indiqua  des  4)oints  de  repère,  que 
le  pus  vérifier,  et  qui  se  trouvaient  exacts.  Le  relief 
exceptionnel  de  la  main  de  rAchille,  une  crevasse 
dans  la  cuisse  gauche  d'Anliloque,  l'addition  dans 
l'intérieur  d'une  lamelle  d'or,  pour  consolider  le  mé- 
tal sous  les  spires  du  serpent.  Il  me  raconta  que  la 
tiare  lui  avait  été  commandée  pour  être  offerte  en  ca- 
deau à  un  professeur  d'archéologie  deKarkov,  à  l'oc- 
casion de  son  jubilé,  et  qu'on  lui  avait  fourni  non 
seulement  les  documents  dessinés,  mais  des  frag- 
ments d'or  déjà  décorés  d'ornements,  qu'il  n'eut  qu'à 
copier,  et  dont  il  utilisa  même  le  plus  important  dans 
la  confection  de  la  couronne. 

La  pièce  avait  été  exécutée  en  trois  parties  :  la 
calotte  supérieure,  emboutie,  et  deux  zones,  dûment 


LA  TIARE  513 

courbées  et  soudées  verticalement  à  leurs  bords  ex- 
trêmes, puis  soudées  horizontalement  l'une  à  l'autre, 
et  réunies  à  la  calotte  par  une  dernière  soudure. 

Tout  cela  devait  être  facile  à  vérifier. 

Je  réclamai  la  désignation  d'experts  et  je  priai  les 
hommes  de  l'art  choisis  par  l'administration  des 
Beaux-arts  de  donner  leur  avis  motivé  sur  l'exécution 
matérielle  de  l'objet.  Le  clan  des  orfèvres,  représenté 
par  Falize,  Lalique,  André  et  autres,  déclara  sans 
réserve  que  Benvenuto  Cellini  était  mort  et  qu'on 
ne  connaissait  dans  le  monde  entier  aucun  artiste 
capable  de  créer  un  tel  trésor.  J'insistai.  Je  déclarai 
qu'il  y  avait  trois  soudures  dans  la  tiare  et  qu'il  était 
pour  moi  de  la  plus  grande  importance  de  pouvoir 
retrouver  leurs  traces.  Les  hommes  de  l'art  se  passè- 
rent le  casque  de  main  en  main  et  reconnurent  celles 
des  deux  zones  inférieures.  Mais  ils  déclarèrent  que  la 
partie  supérieure  n'en  renfermait  aucune,  le  tra- 
vail ayant  été  complètement  embouti.  C'était  la  né- 
gation d'une  partie  des  déclarations  de  Roucho- 
mowski.  Sa  sincérité  et  sa  bonne  foi  étaient  mises 
en  doute. 

Cependant,  quelques  jours  après,  André  revint. 
Mon  affirmation  l'avait  rendu  perplexe.  Pour  s'éclai- 
rer une  dernière  fois,  l'habile  restaurateur  du  coffret 
de  l'Escurial  me  demanda  à  revoir  la  tiare.  Après 
un  long  examen  : 

—  Non,  décidément,  dit-il,  il  n'y  a  pas  de  soudure. 

Et  il  sortit,  emportant  cette  conviction  bien  sin- 
cère. 

Mon  argumentation  fléchissait  sur  ce  point.  Le 
lendemain,  voulant  épuiser  tous  les  moyens,  je  priai 
André  de  revenir  encore.  Cette  fois,  je  vis  la  figure 
du  prestigieux  restaurateur  exprimer  unétonnement 

22. 


514  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

profond.  Mettant  le  doigt  sur  une  des  bandes  ajou- 
rées de  la  calotte  : 

—  La  soudure  est  là,  me  dit-il,  mais  la  bande  a 
été  repercée  après  coup  et  le  découpage  a  fait  dispa- 
raître presque  toutes  les  surfaces  soudées. 

Rouchomowski  avait  dit  la  vérité. 

Je  poursuivis  mon  enquête.  Je  retrouvai  les  ou- 
vrages où  le  ciseleur  russe  avait  puisé  ses  motifs.  Les 
Antiquités  de  la  Russie  méridionale,  de  MM.  Tolstoï 
et  Kondekoff,  avaient  fourni  les  scènes  de  la  vie 
Scythe  qui  se  déroulent  sur  la  zone  inférieure.  Le 
Bilder-Atlas  zur  Weltgeschichte,  de  Weisser,  sorte 
d'album  populaire  édité  en  Allemagne,  avait  donné 
la  fresque  de  Jules  Romain,  d'après  Raphaël,  repré- 
sentant la  victoire  de  Constantin  sur  Maxence  et  le 
bouclier  de  Scipion  de  notre  Cabinet  des  médailles, 
qui  a  inspiré  la  scène  de  Briséis  rendue  à  Achille 
par  Agamemnon. 

Un  dernier  point  restait  à  vérifier.  M.  Roucho- 
mowski était  il  capable  d'avoir  exécuté  la  tiare? 
Pour  cela,  il  n'y  avait  qu'à  le  mettre  à  l'œuvre,  sous 
mes  yeux,  avec  ses  outils  que  j'avais  pris  soin  de 
faire  venir  d'Odessa. 

Mais  que  de  difficultés  afin  de  lui  fournir  l'or  néces- 
saire à  son  travail  !  Aucun  crédit  n'avait  été  ouvert 
concernant  les  frais  d'expertise.  Après  de  nombreuses 
démarches,  j'obtins  de  la  Monnaie  des  feuilles  au 
même  titre  que  l'or  employé  dans  le  chef  de  Saïta- 
pharnès,  un  métal  très  pur,  choisi  ainsi  par  les  faus- 
saires, pour  se  rapprocher  autant  que  possible  de 
celui  dont  on  se  servait  dans  l'antiquité  pour  la 
fabrication  des  objets  précieux. 

Je  lui  fis  copier  dans  l'album  de  Weisser  deux  petits 
gujets  ne  figurant  pas  sur  la  tiare.  Il  les  exécuta  sur 


LA  TIARE  815 

métal  avec  la  même  technique  que  le  travail  de  l'objet 
controversé. 

Loin  de  me  contenter  de  cette  preuve,  qui  aurait 
pu  pour  bien  d'autres  sembler  définitive,  je  voulus 
mettre  tous  les  atouts  dans  mon  jeu.  Je  lui  comman- 
dai une  reproduction  partielle  de  la  tiare  elle-même, 
une  tranche  allant  du  sommet  à  la  base  et  compre- 
nant un  spécimen  de  chaque  motif  de  décoration  ou 
de  figuration. 

Il  repoussa  et  cisela  sonfac  similé  sur  trois  plaques 
d'or  séparées,  courbées  au  même  gabarit  que  la  tiare 
et  assemblées  entre  elles  par  le  même  genre  de  sou- 
dures horizontales. 

J'étais  fixé. 

Il  n'y  avait  plus  qu'à  rédiger  mon  rapport  et  à  rendre 
la  tiare  avec  les  essais. 

—  Et  Elina,  fis-je,  en  manière  de  conclusion  à  la 
charmante  conférence  que  je  venais  d'entendre  ? 

—  Elina  ?  Il  n'a  joué  dans  l'affaire  que  le  rôle  du 
mineur  qui  fait  exploser  le  grisou.  Croyez-moi, 
ajouta-t-il,  en  me  reconduisant,  c'est  une  lamentable 
histoire  ;  il  vaut  mieux  l'oublier  et  faire  comme  ces 
ménagères  qui  jettent  une  pincée  de  cendres  surune 
immondice.  Je  retourne  à  mes  chères  études,  comme 
disait  monsieur  Thiers. 


Ainsi  finit  la  comédie.  On  connaît  les  conclusions 
du  rapport.  La  tiare,  qui  n'était  plus  antique  mais 
n'était  pas  non  plus  tout  à  fait  en  toc,  fut  remise  au 
musée  des  Arts  décoratifs.  L'œuvre  de  Rouchomowski 
y  attend,  dans  une  ombre  prudente,  que  M.  Georges 
Berger  juge  à  propos  de  l'exposer  dans  la  section 


518  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

d'art  moderne.  Gageons,  maintenant  qu'elle  est  re- 
connue fausse,  qu'elle  n'aura  pas  au  Pavillon  de 
Marsan  plus  de  visiteurs  qu'elle  n'en  avait  au  Louvre, 
quand  on  la  croyait  vraie. 

Un  dernier  mot.  Pendant  l'enquête,  un  barnum, 
pour  l'exhiber  en  Amérique,  en  avait  offert,  dit-on, 
le  prix  qu'elle  avait  coûté,  à  la  condition  qu'on  lui 
garantît  qu'elle  était  fausse. 

Faut-il  le  croire  ? 

P.  S.  —  Une  nouvelle  tiare  a  surgi  :  la  couronne 
de  Hongrie,  aujourd'hui  en  plein  exercice,  serait  deux 
fois  fausse.  Cette  vénérable  coiffure  ne  représenterait 
qu'un  mélange  de  pierres  fines,  de  perles  et  de  pla- 
que en  émail  assemblées  à  plusieurs  époques.  La 
bulle  d'envoi  en  l'an  mille  du  pape  Sylvestre  ne 
peut  prétendre  à  aucun  état  civil.  Le  Saint-Siège  l'a 
fait  constater.  C'est  M.  Jean  de  Bonnefons  qui  af- 
firme, dans  le  Journal  du  23  avril  1907,  avec  preuves 
à  l'appui,  que  ce  document  et  l'objet  sacré  sont  sans 
authenticité. 


TDIBRtS-POSTE 


Au  Biilish-Museura.  —  Les  vignelles  les  plus  chères  du 
monde.  —  Débuts  de  la  pliilalélic.  —  La  famille  Benoilon. 

—  Douteux  post-ofùce  de  Maurice.  —  Grandes  raretés  im- 
possibles à  imiter.  —  Contrefaçons  grossières.  —  Eloge  en 
vers.  —  Maquillages  de  timbres  vrais.  —  Intenviev  d'un 
grand  expert.  — Effigie  renversée.  —  Fabrique  de  filigra- 
nes. —  Fausses  dentelures  et  marges  factices.  —  Timbres 
bénits.  —  Tète  bêche  de  la  République  de  1843.  —  L'ambi- 
tion perd  les  truqueurs.  —Epreuve  par  Icau  bouillante.  — 
La  loi  ne  punit  pas  les  contrefacteurs    de  timbres    anciens. 

—  Concurrence  à  la  maison  Symian  et  Cie.  —  Des  timbres 
f;inx  plus  recherchés  que  des  vrais.  —  Le  lavage.  —  Lé- 
gende des  petits  Chinois. —  Emissions  pour  collectionneurs.— 
Alius  des  surcharges.  —  Un  nègre  affranchi. 

Elle  a  trouvé  sa  place  d'honneur,  la  collection  de 
limbre.s-poste  1  Saluez-la  comme  un  grand  person- 
nage; elle  siège  au  British  Muséum  de  Londres,  au 
milieu  des  incunables  et  des  manuscrits  enluminés. 
Dans  des  cases  perpendiculaires,  les  petits  carrés  de 
papier  étiquetés,  alignés  en  bataillon,  forment  par 
leur  polychromie  de  curieuses  mosaïques.  Pas  de 
poussière  déposée  en  buée,  pas  d'éclatante  lumière 
qui  absorbe  et  qui  dévore  la  couleur.  Dos  vitrines 
bien  closes  avec  des  couvercles  faciles  à  tirer.  Il  faut 
même  une  autorisation  spéciale  pour  être  admis  ,^ 
contempler  les  grandes  raretés  dans  un  comf  arti- 
ment  réservé  avec  prudence,  comme  Tenferdt  nokr 


518  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Bibliothèque  nationale-.  Songez  donc!  la  vitrine  ren- 
ferme, au  milieu  de  bien  d'autres  trésors,  les  deux 
Post-Office  de  l'Ile  Maurice  de  1847  dont  on  ne 
connaît  que  vingt-quatre  exemplaires!  Le  dernier 
passé  aux  enchères,  le  13  janvier  1904,  un  «  deux 
pence  »  bleu  neuf,  a  étéacheté  parle  prince  de  Galles, 
héritier  du  trône,  la  jolie  somme  de  36  250  francs. 

Pauvres  billets  de  banque  !  vous  n'êtes  plus  les  plus 
chères  gravures  du  monde  entier!  Comme  une  auto 
de  80  à  l'heure,  elle  a  fait  du  chemin  depuis  un  de- 
mi-siècle, la  collection  des  petits  timbres-poste! 

Victorien  Sardou  doit  sourire  s'il  relit  le  dialogue 
de  Fanfan  dans  la  Famille  Benoîton,  où  il  mit  si  spi- 
rituellement en  scène  la  bourse  aux  timbres  des 
Champs-Elysées. 

Vous  connaissez  le  passage;  je  le  reproduis,  non 
selon  la  brochure,  mais  avec  les  variantes  du  premier 
manuscrit  autographe  de  la  pièce  que  je  possède 
dans  ma  bibliothèque  : 

FANFAN 

«  Papa  me  dit  un  soir  en  arrivant  :  —  Fanfan,  les 
«  timbres  Sud  vont  monter,  marche  là-dessus  !  — 
«  Moi,  je  coursa  la  Bourse,  j'achète  tous  les  Sud  qui 
«  étaient  sur  la  place  contre  mes  Anglais  et  mes  Ita- 
(y  liens.  Bibi  Lasalle  qui  ne  savait  pas  disait:  «  Il  est 
«  fou  ce  Fanfan,  d'accaparer  comme  ça  tous  les  Sud: 
«  il  va  écraser  le  marché!  »  Mais  à  4  heures  1/2,  qui 
«  est-ce  qui  faisait  une  tête  !  C'est  eux,  parce  qu'on 
«  a  su  que  M.  Davis  était  arrêté.  Et  voilà  les  Sud  qui 
«  ont  monté,  monté,  monté  à  cause  de  son  portrait 
((  rui  est  dessus. 

«  Je  les  ai  revendus  avec  un  bénéfice,  et  ils  ra- 


TIMBRES-POSTE  819 

«  geaient  les  autres!  (Riant.)  Ah  !  ils  ne  sont  pas  de 
"  force...  et  s'ils  savaient  Topération  que  je  mijote 
«  aujourdliui  sur  le  Mexique!  » 

ciiAMPROSÉ,  ahuri 
«  Abrutissant  !  » 

Ce  dialogue  s'échangeait  en  1865  sur  la  scène  de 
l'ancien  Vaudeville  de  la  place  de  la  Bourse. 


Aujourd'hui,  le  petit  cercle  des  initiés  s'est  agrandi 
comme  celui  que  produit  une  pierre  jetée  dans  l'eau: 
l'amusement  de  collégiens  est  devenu  une  collection 
sérieuse,  classée,  cataloguée.  Chapeau  bas!  elle  a  pi- 
gnon sur  rue,  un  nom  tiré  du  grec  (1)  des  sociétés  et 
des  journaux  spéciaux.  Elle  touche  à  l'histoire,  aux 
mœurs,  à  l'art,  à  la  méthode,  à  la  diplomatie,  à  la 
géographie.  Dans  le  monde  entier,  des  milliers  de 
marchands  font  chaque  année  plusieurs  centaines  de 
millions  d'affaires. 

Et  savez-vous  à  combien  revient  une  collection 
ordinaire?  50  à  100000  francs.  Les  chiffres  décuplent 
quand  il  s'agit  de  cabinets  célèbres,  comme  celui  de 
l'empereur  de  Russie  qui  comprend  190000  pièces, 
celui  du  prince  de  Galles,  ceux  du  duc  d'Edimbourg 
et  du  comte  de  Shaftcsbury.  La  vente  de  la  collection 
Erard  Le  Roy  d'Etiolles,  après  des  combats  homéri- 
ques, des  trêves  et  des  reprises,  s'est  terminée,  au 
bout  de  trois  mois,  en  juin  1907,  sur  un  total  de 
827  752  francs. 

(1)  Du  grec  ytXo;,  qui  aime;  aTc^cioc.  aiTranchisscmenU 


520  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Enfin  un  milliardaire  américain,  avec  une  grosse 
artillerie  de  plusieurs  millions,  ferait  inutilement  le 
siège  de  la  reine  des  collections,  celle  de  M.  de  la 
R.,  à  Paris,  montrant  avec  orgueil  plus  de  250  000 
pièces,  proiluit  d'une  sélection  et  d'une  recherche 
obstinée,  implacable  :  saluons,  sans  le  nommer 
davantage,  ce  grand  capitaine  des  limbrophiles. 

Vous  pouvez  le  croire,  les  truqueurs  n'ont  pas 
manqué  d'apparaître  vite,  avec  leurs  manipulations 
clandestines.  Les  premières  tromperies  datent  de  la 
naissance  môme  de  la  philatélie.  Oh  I  bien  timide- 
ment au  début  !  Comme  la  calomnie  de  Basile,  leur 
petite  industrie  a  fait  ses  premiers  pas  en  rasant  le 
sol  en  Allemagne,  en  Angleterre,  en  Amérique. 

Puis,  elle  s'est  glissée  tout  doucement  à  Paris,  vers 
1864,  aussitôt  que  la  Bourse  des  Champs-Elysées, 
ouverte  aux  achats,  eut  remplacé  celle  des  Tuileries 
où  les  échanges  seuls  étaient  permis. 

De  jeunes  éphèbcs,  adeptes  du  maquillage,  vendi- 
rent, en  imitation,  aux  naïfs  amateurs,  les  Libéria, 
les  Guyane,  les  trois  grands  chiffres  du  Brésil,  les 
cygnes  d'Australie  et  les  Office  de  Hambourg.  Puis, 
la  fraude  s'agrandit  et  fit  tache  d'huile.  Les  mysti 
ficateurs  établirent  des  dépôts  chez  les  papetiers, 
les  débitants  de  tabac,  les  petits  marchands  peu 
scrupuleux.  Bientôt,  dans  tout  Paris,  on  écoula  des 
timbres  faux,  rares  ou  communs.  Le  truquage  envahit 
le  commerce  des  timbres  comme  un  pays  conquis. 

Depuis  il  a  gardé  ses  positions.  Il  s'est  même  for- 
tifié de  tous  les  moyens  stratégiques  que  lui  ont 
fournis  les  progrès  des  arts  et  des  sciences.  La  contre- 
façon atteint  maintenant  une  telle  perfection  que 
les  plus  malins  y  perdent  leur  géographie  et  que  des 
experts  renommés  exigent  parfois  plusieurs  séances 


TIMBRES-POSTE  521 

et  l'emploi  d'instruments  de  précision  (microscope, 
agrandissement  photographique),  avant  de  se  pro- 
noncer sur  l'authenticité  d'un  type.  Il  leur  arrive 
même  ,  dans  les  grandes  occasions,  d'hésiter  à  poser 
leurs  conclusions. 


Un  de  nos  grands  arbitres  de  la  philatélie  (1)  au  dia- 
gnostic incomparable  vit  arriver,  dans  ses  comptoirs 
du  boulevard  Montmartre,  un  jeune  homme  parlant 
un  français  panaché  d'accent  étranger,  qui  lui  offrit 
un  fragment  de  lettre  où  se  voyaient  trois  timbres 
de  Maurice  Post  Office,  oblitérés  à  date  ancienne. 
L'expert  les  compara  avec  des  photographies  de  tim- 
bres authentiques  :  pas  de  différence,  mais  les  marges 
étaient  si  belles,  les  teintes  si  vives,  qu'il  eut  des 
doutes  et  proposa  au  vendeur  de  se  rendre  chez  un 
grand  collectionneur  où  la  vérification,  à  l'aide  de 
pièces  indiscutables,  eût  été  possible.  Le  jeune 
homme  prit  rendez-vous  pour  le  lendemain,  mit  ses 
timbres  dans  son  portefeuille  et  ne  revint  pas.  Le 
savant  arbitre  se  demande  encore  s'il  a  eu  sous  les 
yeux  des  exemplaires  authentiques  et  inconnus  de 
ces  vignettes  rarissimes  ou  des  réimpressions  sur  la 
planche  originale. 

Le  bruit,  en  effet,  courut,  il  y  a  une  vingtaine 
d'années,  que  la  gravure  du  Post  Office  de  1847avait 
été  retrouvée  dans  un  vieux  coflre-fort  du  gouverne- 
ment par  un  modeste  employé  qui  avait  tenu  sa  trou- 
vaille secrète  et  comptait  là  dessus  pour  faire  fortune 


Rassurez-vous,  des  faits  de  ce  genre  sont  plutôt 


522  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

rares.  On  connaît,  à  ([uelques-uns  près,  tous  les  tim- 
bres de  premier  choix.  L'apparition  snr  le  marché 
d'un  nouvel  exemplaire  soulève  une  légitime  émo- 
tion. On  fait  une  enquête,  la  figurine  est  scrutée  au 
microscope,  on  la  compare  avec  les  originaux.  Il  est 
plus  facile  à  un  contrefacteur  d'écouler  cent  timbres 
à  100  francs  qu'un  seul  à  1  000  francs. 

Puis,  la  contrefaçon  des  grandes  raretés  devient 
malaisée.  Les  exemplaires  authentiques  restent  dans 
les  coffres  de  grands  marchands  ou  de  riches  ama- 
teurs, thésauriseurs  féroces,  renfermant  leurs  ri- 
chesses sous  de  triples  serrures.  Les  manufacturiers 
en  faux  ne  pouvant  se  procurer  les  modèles  n'ob- 
tiennent que  des  reproductions  imparfaites;  les  meil- 
leures d'entre  elles  ne  parviennent  pas  à  reconstituer 
ce  tout  que  forme  l'impression  ancienne  avec  le  pa- 
pier et  la  gomme.  Des  yeux  exercés  ne  s'y  trompent 
pas. 

Faut-il  dire  pour  cela  que  l'on  n'imitera  pas  le  2 
c.  rose  Guyane  anglaise  1850  qui  vaut  6000,  celui 
de  1856,  rectangulaire,  1  c.  rouge,  10  000  francs  ? 
Crovez-vous  sincèrement  que  le  2  c.  bleu  Hawaïl851, 
recherché  à  8  000  francs  ou  le  81  p.  bleu  sur  bleu, 
Moldavie  1858,  aux  environs  de  10000,  le  3  lires,  neuf, 
jaune  du  gouvernement  provisoire  de  Toscane  1860 
à  2000  francs  ne  trouveront  pas  de  contrefacteurs? 
Je  l'affirmerais  qu'on  ne  me  croirait  pas. 

«  Rara  avis  »,  a  dit  Horace.  On  les  imite  ces  oi- 
seaux rares,  comme  on  imite  tous  les  autres  timbres; 
seulement,  les  faussaires  qui  les  écoulent  n'élèvent 
pas  leurs  prétentions  jusqu'à  faire  délier  les  cordons 
de  la  bourse  des  grands  collectionneurs.  Leurs  imita- 
tions grossières  sont  destinées  aux  débutants  naïfs  et 
même  quelquefois  aux  demi-connaisseurs.  Ceux-ci, 


TIMBRES-POSTE  523 

pour  quelques  francs,  croient  enrichir  leur  album 
d'un  timbre  précieux.  Ceux-là,  trop  rusés,  se  figurent 
faire  un  chopin,  suivant  le  terme  consacré. 

Qu'a  pu  révéler  la  revue  des  cent  mille  timbres 
français  passée  en  juin  1907  à  Tancien  hôtel  des 
agents  de  change,  rue  Ménars?  Dans  cette  série  de 
vignettes  multicolores,  de  libertés,  d'allégories  et 
d'effigies  napoléoniennes  créée  de  1849  à  nos  jours, 
ne  s'est-il  pas  glissé  quelques  brebis  galeuses? 


Il  y  eut  autrefois  un  petit  juif  levanlin  qui  recher- 
chait activement  les  vieilles  collections  d'écoliers. 
Plus  l'album  étaitmisérable,  plus  les  timbres  étaient 
communs  et  mal  collés,  plus  il  l'eslimait.  Son  travail 
consistait  à  y  ajouter  des  Ceylan  1854,  4  p.  rose  et  8 
p.  brun  dont  il  avait  acheté  une  provision  en  Alle- 
magne et  il  laissait  négligemment  l'album  à  la  portée 
du  client.  Immanquablement,  l'amateur  qui  recon- 
naissait, en  tournant  les  feuillets,  des  timbres  cata- 
logués 1  000  ou  1  500  francs,  n'avait  pas  de  cesse 
avant  que  l'ingénieux  marchand  ne  lui  eût  cédé  l'al- 
bum. Il  s'apercevait  ensuite,  mais  trop  tard,  qu'il 
avait  acheté  100  ou  200  francs  des  timbres  qui  valaient 
20  sous. 

Cet  hébreu  ténébreux  devait  être  proche  parent 
du  vieux  brocanteur  qui  vendait  à  l'auteur  inconnu 
de  VEloge  de  la  •philatélie  tant  de  timbres  rares  oblité- 
rés ou  neufs,  tous  plus  beaux  les  uns  que  les  autres. 

Par  un  bonheur  étrange  et  providentiel, 

J'avais  eu  pour  vingt  sous  les  timbres  de  Maurice, 

Pour  trente  les  plus  beaux  de  la  Réunion 

Et  pour  deux  francs  cinquante,  unique  occasion, 

Tous  ceux  de  la  Guyane  et  tous  ceux  de  la  Suisse. 


524  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Malheureusement,  le  possesseur  de  tant  de  trésor; 
eut  un  jour  l'idée  de  les  étaler  devant  un  expert  se 
rieux  : 

Il  examina  tout  sans  changer  de  visage, 
Puis,  d'un  ton  goguenard  qui  me  glaça  les  os  : 
«  Je  n'avais  pas  encor  vu,  dil-il,  à  mon  âge, 
«  Un  album  tout  entier  rempli  de  timbres  faux!  » 


Tout  un  monde  interlope  se  fait  ainsi  des  rentes  en 
trompant  les  amateurs  naïfs.  Les  uns  impriment  de 
fausses  surcharges  sur  les  timbres  des  Colonies 
françaises,  ce  qui  est  vieux  jeu,  quoique  toujours  lu- 
cratif; les  autres  oblitèrent  des  Alsace-Lorraine;  un 
troisième  fabrique  très  ingénieusement  des  marges 
à  des  timbres  primitivement  dentelés,  improvise  des 
têtes-bêche  et  des  timbres  à  centre  renversé. 

Ceux  qui  ne  se  sentent  pas  assez  habiles  pouropé- 
rer  eux-mêmes,  n'ont  qu'à  s'adresser  à  l'étranger.  Il 
n'y  a  pas  de  mois  où  un  marchand  de  timbres  ne  re- 
çoive des  offres  d'honorables  industriels  d'Allemagne, 
d'Angleterre,  d'Italie,  d'Egypte,  du  Japon,  qui  lui 
proposent  les  timbres  de  leur  pays  parfaitement 
imités. 

Un  habile  copiste  de  Turin  fournit  pour  16  fr.  10 
toute  la  série  de  Sardaigne,  Parme,  ]\Iodène,  Rome, 
Deux-Sicile  et  Naples,  «  gravure  très  jolie  en  cuivre 
impossible  aies  connaître  des  véritables  «.Il  se  charge 
même  de  l'oblitération  avec  des  cachets  anciens 
dont  il  a  fabriqué  tout  un  arsenal. 

Un  autre,  habitant  Genève,  publie  à  la  quatrième 
page  des  journaux  cette  annonce  suggestive  : 


TIMBRES-POSTE  S25 

FAC-SIMILÉS  l^-^  CHOIX 

de  France,  Belgique,  Italie,  Allemagne 

et  Colonies 

SPÉCIALITÉ  DE  COLONIES  FRANÇAISES 
ET  ALLEMANDES   (type  aigles) 

Imitations  de  surcharges  sur  timbres  autlienliques 

PRIX-COURANT 

2.000  variétés  et  échantillons  gratis 

24  Récompensco  aux  Expositions  internationales 

Marque  déposée  à  Berne,  n-  16062 

Etje  ne  parle  pas  des  pseudo-timbres  lithographies 
et  bons  enfants  qui  se  vendent  aux  néophytes  en  pa- 
quets ou  deux  sous  la  pièce,  collés  sur  des  pancartes 
chez  les  marchands  de  tabac,  libraires  et  papetiers 
du  monde  entier.  Ces  copies  maladroites  sortent 
presque  toutes  d'une  imprimerie  de  Hambourg. 

Bien  entendu,  ces  tripatouillages  ne  sont  pas  éga- 
lement dangereux.  Tous  ces  truquages  sont  bien 
usés  1  Mais  il  faut  une  réelle  sagacité  quand  il  s'agit, 
non  plus  d'imitation,  mais  de  timbres  authentiques 
dont  on  a  décuplé  la  valeur  par  des  manœuvres 
fraudideuses. 

Comment  reconnaître  un  timbre  de  Ceylan  dentelé, 
qui  vaut  30  francs,  devenu,  par  l'opération  du  tru- 
queur, un  non  dentelé  de  150  francs?  On  une  fausse 
surcharge  sur  un  timbre  des  Colonies  Françaises  de 
1877  de  2  francs  qui  en  fait  un  Tahiti  valant  100 
francs? 

Comment  découvrir  les  restaurations  malhonnêtes, 
les  raccommodages,  les  grattages,  les  modifications 
de  teintes,  les  fausses  tètes-bêche  et  raille  autres 
ruses  des  adeptes  de  la  Philoutélie? 


526  TRUCS  ET  TRUQUEURS 


J'ai  voulu  en  avoir  le  cœur  net.  Je  suis  allé  consul- 
ter un  expert,  extra-lucide,  mon  excellent  et  vieil 
ami  Arthur  Maury,  connu  dans  les  cinq  parties  du 
monde,  c'est  la  boussole  des  timbrophiles.  Il  me  re- 
çoit, non  dans  son  officine  du  boulevard  Montmartre, 
mais  dans  son  hôtel  de  la  rue  Spontini,  peuplé  de 
fantoches  et  d'ombres  chinoises.  Par  son  entraîne- 
ment de  tous  les  jours,  il  était  mieux  à  môme  que 
personne  de  me  renseigner  sur  la  contrefaçon.  Il  la 
connaît,  comme  on  dit. 

—  Vous  tombez  bien,  fit  le  grand  chef  de  la 
confrérie,  après  avoir  entendu  l'objet  de  ma  demande. 
Voici  justement  une  collection  que  je  suis  chargé  de 
passer  au  crible.  Elle  fourmille  de  rafistolages,  de 
ficelles  et  même  de  fabrications  inédiles  et  auda- 
cieuses. 

—  Les  premiers  achatsd'un  débutant,  sans  doute? 

—  Au  contraire,  il  s'agit  d'un  amateur  trop  éco- 
nome qui  s'est  laissé  tenter  par  l'occasion. 

—  Se  défier  de  l'occasion,  elle  cache  souvent  un 
piège  ! 

—  Presque  toujours:  le  collectionneur  n'hésite 
pas  à  acheter  des  exemplaires  défectueux  lorsqu'il 
les  trouve  à  vingt-cinq,  cinquante  pour  cent,  au-des- 
sous du  cours. 

—  Et  on  lui  en  donne  pour  son  argent? 

—  Vous  allez  voir. 

Maury  ouvrit  l'album  au  hasard,  se  pencha,  et, 
la  loupe  en  main,  examina  quelque  temps  une  page 
sans  rien  dire.  Je  respectai  son  silence. 

—  Tenez,  dit-il  tout  à  coud,  voilà  qui  est  amusant  1 


TIMBRES-POSTE  827 

Que  trouvez-vous  de  particulier  à  ce  25  mil.  Espagne 

—  Parbleu  !  c'est  puéril.  Le  centre  est  renversé, 
la  reine  Isabelle  a  la  tête  en  bas. 

—  Eh  bien  !  c'est  plus  ingénieux  que  vous  ne  le 
pensez.  Ce  timbre  est  en  deux  couleurs:  le  cadre 
bleu,  le  centre  rose.  Le  truqueur  a  tout  simplement 
exposé  sa  vignette  au  soleil  en  couvrant  la  partie 
bleue  d'un  cache.  Phébus,  complice  inconscient,  a 
décoloré  le  rose  et,  sur  ce  centre  redevenu  libre,  la 
têle  a  été  réimprimée  sens  dessus  dessous  au  moyen 
d'une  photogravure. 

—  La  physique  est  une  belle  science  ! 

—  Et  la  chimie  la  surpasse  encore.  Elle  a  fourni 
des  réactifs  pour  virer  au  noir  ce  lOreis  bleu  du  Bré- 
sil, et  au  jaune,  ce  Mercure  bleu  d'Autriche. 

—  Vous  m'effrayez,  maître  Maury. 

—  Attendez,  nous  en  verrons  bien  d'autres...  Ah  ! 
voilà  un  Empire  français  1  fr.  qui  ne  me  dit  rien  qui 
vaille...  Je  m'en  doutais,  c'est  un  rapiéçage.  On  l'a 
fabriqué  avec  un  80  centimes  carmin  auquel  on  a 
collé  la  bandelette  du  bas  empruntée  à  1  franc  de 
la  République. 

Voyez  plutôt,  on  a  simulé  un  cachet  à  date  ancienne 
pour  cacher  le  raccord. 

—  Rien  ne  vous  échappe. 

—  Je  me  méfie  toujours  des  oblitérations.  C'est  si 
facile!  Un  coup  de  tampon  et  le  tour  est  joué.  Pas- 
sez plutôt  votre  doigt  sur  ces  fortes  valeurs  d'Aus- 
tralie du  Sud.  Sentez-vous  un  petit  sillon? 

—  Parfaitement. 

—  Eh  bien  !  il  y  avait  là  le  mot  reprint  ou  spéci- 
men pour  indiquer  le  fac-similé.  Le  filou  a  gratté 
l'inscription  et,  pour  cacher  son  petit  méfait,  a  re- 


528  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

couvert  Tenaroit   attaqué  d'un   cachet   fantaisiste. 

—  Il  me  semble  qu'en  regardant  en  transparence, 
la  supercherie  doit  sauter  aux  yeux. 

—  Vous  croyez?  Si  je  vous  disais  certains  tours  de 
main  pour  imiter  jusqu'aux  vergeures  et  aux  filigra- 
nes? Il  y  a  pour  cela  des  procédés  étonnants.  Tan- 
tôt on  appuie  au  recto  du  timbre  une  mince  plaque 
de  cuivre  sur  laquelle  le  filigrane  est  à  jour,  et  on 
frotte  ensuite,  à  la  pierre  ponce,  tout  le  papier  qui 
affleure.  Tantôt,  on  imprime  le  filigrane  au  moyen 
de  gravures  sur  bois  enduites  d'huile,  en  un  ton  pour 
le  filigrane  ordinaire,  en  deux  tons  pour  les  filigra- 
nes ombre  et  clair.  J  ai  vu  des  imitations  à  donner 
la  chair  de  poule  au  directeur  de  la  Banque  de 
France. 

—  De  plus  en  plus  fort!  m'écriai-je. 

—  Je  ne  vous  parle  pas  des  surcharges  fausses. 
C'est  unemyslification  trop  vulgaire,  bien  qu'elle  n'ait 
pas  clé  sans  profit  pour  le  vendeur  de  ces  Gwalior, 
de  ces  Arores,  de  ces  Gabon  et  de  ces  Madère.  Mais, 
regardez  ces  fausses  dentelures  !  Elles  sont  faites  à 
l'aide  de  petits  découpoirs  frappés  sur  le  billot  des 
fleuristes.  Le  truc  a  permis  de  trouver  ce  Hongrie 
vert,  première  émission,  très  rare,  dans  une  enveloppe 
postale  de  valeur  correspondante  amincie  et  dentelée. 

—  Cela  me  paraît  assez  facile,  mais  l'opération  in- 
verse est-elle  possible,  et  peut  on  faire  d'un  timbre 
dentelé  un  timbre  non  dentelé  ? 

—  Cet  album  en  est  plein.  Tenez,  voici  des  Ceylan 
où  le  truqueur  ne  s'est  pas  mis  en  grands  frais  d'ima- 
gination. Il  a,  sans  vergogne,  coupé  la  dentelure. 
C'est  bien  naïf,  carie  timbre  n'a  plus  de  marge...  Ah  ! 
ah  !  voilà  qui  est  plus  habile  !  Regardez  ce  Queens- 
land  1860  2  pence  bleu,  qui  vaudrait  200  francs  s'il 


TIMBRES-POSTE  529 

clait  aullionliquc  ?  C'est  (out  simplement  un  timbre 
même  valeuf  de  rémission  18G2  dont  on  a  suipi'uiié 
la  dentelure. 

—  ^''ous  plaisantez  !  Ce  timbre  a,  sur  toutes  ses 
faces,  une  marge  d'au  moins  trois  millimètres  ! 

—  Elle  est  artificielle.  On  a  rogn.3  les  e'ente'urcs 
du  timbre  au  ras  du Tdet  extérieur  à  l'aide  d'un  canif 
et  d'une  règle.  Puis,  avec  les  mêmes  instruments,  on 
a  entaillé,  dans  du  pa[ier  pareil  à  celui  du  timbre,  un 
carré  exactement  de  môme  format.  Au  milieu  de  ce 
cadre  détaché  on  a  recollé  le  timbre.  Les  coupes  ont 
été  faites  en  biseau,  malgré  le  peu  d'épaisseur  du 
papier,  et  les  truqueurs  ont  un  tel  doigté,  qu'il  est 
presque  impossible  de  reconnaître  le  collage. 

—  C'est  prodigieux  I  Cependant  si  on  le  trempait 
dans  l'eau? 

—  Il  résisterait,  me  répondit  l'expert  avisé^  car  le 
raccord  s'obtient  au  moyen  d'une  composition  à  base 
d'alcool  ou  déllier.  ♦■ 

—  Les  falsificateurs  ont  répondre  à  tout  et  je  me 
demande  comment  les  dissé({ueurs  comme  vous  ar- 
rivent à  déjouer  leurs  ruses. 

—  Il  nous  en  échappe,  croyez-le  bien.  Nous  ne 
sommes  pas  sorciers.  Dans  une  collection  contami- 
née, où  il  ne  nous  est  permis  ni  de  décoller  les  tim- 
bres, ni  de  les  faire  baigner  dans  l'alcool,  ni  de  nous 
livrer  à  d'autres  opérations  délicates  que  je  pourrais 
vous  énumérer,  nous  sommes  un  peu  désarmés.  Par 
bonheur,  la  perfection  dans  l'imitation  est  presque 
impossible  à  atteindre.  En  pliant  un  timbre  douteux 
dune  certaine  façon,  les  collages  cèdent  aux  angles, 
le  raccord  des  estampilles,  les  fausses  grilTes  d'an- 
nulations sautent  aux  yeux,  les  dentelures  imitées  ne 
se  raccordent  pas  avec  les  vraies.  Il  y  a  toujours  un 

23 


o30  TIIUGS  ET  TRUQUEURS 

pelit  quelque  chose  qui  nous  met  la  puce  à  l'oreille. 
Le  plus  (JiHicile  est  souvent  de  convaincre  le  collec- 
tionneur qu'il  a  élé  tronqié  : 

«Vous  prétendez,  monsieur,  nous  répond-il,  que  ce 
timbre  est  faux  ou  falsifié,  mais  je  l'ai  décollé  moi- 
même  d'une  lettre,  et  d'une  lettre  de  mon  père 
encore Votre  insinuation  porte  atteinte  à  l'hon- 
neur de  ma  famille,  monsieur  !  « 

Aussi,  reprend  Maury,je  ne  donne  plus  mon  avis 
que  lorsque  je  suis  consulté  officiellement  comme 
expert.  Autrement,  je  garde  pour  moi  mes  réflexions 
et  mes  petits  secrets  techniques. 

A  ce  moment,  retentit  la  sonnerie  du  téléphone. 

—  Vous  permettez  ? 

Et  mon  interlocuteur  de  saisir  le  vibrateur.  Je  le 
vois  sourire. 

—  Tenez,  prenez  l'autre  récepteur  !  etj'entendis  : 
«  C'est  une  vieille  dame,  disait  la  vendeuse,  qui 

a  fait  choix  de  tout  un  lot  de  timbres  portugais  du 
Jubilé  de  Saint-Antoine.  » 

—  Eh  bien  !  vous  connaissez  le  tarif,  qu'est-ce  qui 
vous  embarrasse  ? 

—  La  cliente  demande  s'ils  sont  bénits. 

—  Répondez  que  nous  nous  informerons  auprès 
de  notre  correspondant  de  Lisbonne. 

Sans  plus  s'émouvoir,  le  grand  marchand  raccro- 
cha l'appareil,  tandis  que  je  laissais  éclater  un  fou  rire 
contenu  depuis  un  instant. 

—  La  plaisanterie  vous  semble  bonne,  me  dit 
IMaury,  mais,  sachez-le,  les  filous  n'imaginent  que 
des  blagues  productives.  Grâce  à  ce  truc  de  «  timbre 
bénit  »,  des  vignettesd'un  1/2  reis  se  sont  vendues  à 
des  âmes  bien  pensantes,  jusqu'à  trois  francs. 

—  Après  cela,  lui  dis-je,  il  faut  tirer  l'échelle.  Si 


TIMRRES-POSTE  SSl 

les  procédés  de  la  contrefaçon  sont  simples,  un  maître 
fourbe,  en  les  combinant,  peut  en  tirer  des  elTets  ex- 
traordinaires, comme  un  virtuose  des  quatre  cordes 
de  son  violon.  Seulement,  avant  de  vous  quitter,  je 
voudrais  apprendre  de  vous  quel  est  le  plus  beau  tru- 
quage qui  vous  soit  passé  sous  les  yeux  ? 

—  Je  n'ai  que  l'embarras  du  choix.  Pourtant,  je 
crois  que  la  palme  revient  à  l'inventeur  des  lète-bêchc 
de  la  République  de  1849.  Vous  savez  ce  qu'on  appelle 
tèle-bèche  ?  Ce  sont  des  timbres  qui  se  présentent 
dans  une  feuille  à  l'envers  par  rapport  à  tous  les  autres. 
C'est  un  défaut  de  composition  provenant  d'une  né- 
gligence de  l'ouvrier  chargé  de  serrer  les  clichés  dans 
la  forme  au  tirage.  Voici  ce  que  j'écrivais  en  1896. 

Il  me  tendit  ?e  Collectionneur  de  Timbres-Poste  fon- 
dé en  18G4  et  je  lus  comment  un  truqueur  fut  con- 
fondu : 

«  Un  beau  jour,  le  monde  des  collectionneurs  fut 
mis  en  émoi  par  l'apparition  sur  le  marché  d'une  paire 
de  tète-bêche  15  centimes  vert  République  1849,  non 
oblitérés,  superbes,  avec  de  grandes  marges,  et  dont 
on  demandait  10000  francs. 

«  On  avait  déjà  découvert  une  de  ces  couples  rares 
sur  une  lettre  retour  d'Amérique,  et  un  richissime 
amateur  avait  sorti  la  forte  somme,  malgré  le  mau" 
vais  état  des  timbres  rognés  et  fort  maculés.  Mais, 
quand  les  deux  tête-bêche  neufs  apparurent,  il  y  eut 
une  méfiance  générale. 

M  La  rareté  ne  trouvant  pas  preneur  à  10  000  francs, 
tombe  à  9  000,  puis  à  8,  puis  à  6  ;  enfin ,  elle  est  ache- 
tée par  un  grand  marchand  de  province,  et  elle  ferait 
tranquillement  aujourd'hui  la  gloire  d'une  riche  col- 
lection s'il  ne  s'était  produit  un  léger  incident. 

«  L'existence  du  15  centimes  tête-bêche  était  pos- 


532  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

sible,bien  qu'on  n'eu  ait  jamais  rencontré.  On  savait, 
cependant,  qu'une  planche  de  ce  timbre,  dont  il  avait 
été  fait  des  tirages  dits  d'essai,  portait  cette  faute.  Mais 
on  ajoutait  que  le  40  G.  rouge-orange  de  la  même  épo- 
que devait  toujours  avoir  été  imprime  couramment. 
«  Erreur,  affirme  avec  fatuité  le  Christophe  Colomb 
du  15  c.  Le  collectionneur  qui  m'a  vendu  le  vert  a  des 
papiers  en  r^gle.  Il  possède  la  série  complète,  le  40  c. 
rouge-orange  inclus.  Je  fais  le  pari  de  le   moutrer.  » 
«  Le  pari  est  tenu  devant  témoins.  Il  était  témé- 
raire :  non  pas  que  le  timbre  de  40  c.  n'ait  pas  été 
exhibé  à  l'heure  dite,  seulement  les    perdants  exigè- 
rent, comme  la  justice  du  moyen-àge,  l'épreuve  de 
l'eau  bouillante.  Or,  on  sait  ([ue  certaines  colles  fortes 
ne  se  dissolvent  pas  à  l'eau  froide.  Il  en  est  de  même 
du  vernis,  du  collodion  ou  autre  agglulinatif spécial; 
mais,  à  100»  l'insolubilité  faiblit,  surtout  si  on  a  soin 
d'additionner  l'eau  d'un  peu  d'alcool.  L'expérience 
décisive  eut  lieu.  Le  résultat  fut  pitoyable  :  l'un  des 
timbres  nageant  dans  une  cuvette  se  détacha  peu  à 
peu,   partiellement,  devant  les  regards  tendus  des 
assistants.    Le   menteur   avait    payé    d'audace,    sa 
confusion  fut  complète.   Il  avait  choisi  un  timbre 
en  bordure  de  la  feuille,  et  muni,  par  conséquent, 
d'une  très  grande  marge.    Sur   cette  marge  même, 
il  avait  collé  la  tète  en  bas,  un  timbre  semblable, 
réduit  à  l'état  de  mince  pellicule   par  un  procédé 
inconnu,  peut-être  celui  qui  sert  à  décalquer  les  gra- 
vures sur  verre.  Une  pression  vigoureuse  avait  ter- 
miné l'opération. 

(C  Inutile  de  dire  que  l'épreuve  de  l'eau  fut  aussi 
fatale  au  15  c.  qu'au  40  c.  et  que  le  marchand  de  pro- 
vince se  fit  rembourser  illico  du  prix  de  son  acqui- 
sition. > 


TlMDRliS-POSTE  S33 


Une  rcfloxion  s'impose  d'elle-même  nprès  ce  petit 
fibrégc  des  ravages  de  ce  nouveau  pliylloxéro,  pro- 
jiagé  avec  une  rapidité  in(|uiélanle  dans  la  province 
de  la  pliilalélio. 

Il  n'y  a  donc  plus  de  juges  à  Paris  ? 

Distinguons. 

Lorsqu'un  amateur  s'aperçoit  qu'on  lui  a  vendu 
comme  erreur  d'impression,  pour  la  modique  somme 
de  7  à  800  francs,  un  essai  de  timbre  Empire  français 
de  5  francs  encolla,  dentelé,  et  aminci  à  la  pierre 
ponce,  il  lui  est  toujours  loisible  d'intenter  ^i  son  ven- 
deur une  action  civile  pour  tromperie  sur  la  qualité 
de  la  marchandise  vendue. 

Si  la  victime  peut  produire  une  facture  avec  ga- 
rantie, si  les  termes  du  marché  ne  prêtent  à  aucune 
ambiguïté,  si  le  marchand  ne  peut  arguer  de  sa  bonne 
foi  ni  de  son  ignorance,  le  dupé  obtiendra  peut-être 
du  dupeur  l'annulation  de  la  vente  et  le  rembourse- 
ment de  la  somme  versée  :  cependant  il  faut  encore 
que  le  courtier  soit  solvabîc. 

Quant  à  une  condamnation  afilictive  et  pénale,  n'y 
songeons  point.  Le  timbre  ancien  pour  album  de 
collection  n'est  pas  un  objet  d'art  protégé  par  la  loi 
de  1895. 

Des  lors,  on  comprend  qu'un  philatéliste  ne  se  sou- 
rie guère,  pour  une  simi)lc  brèche  au  coiitenu  de  son 
porte-monnaie,  de  perdre  son  temps,  de  se  faire  du 
mauvais  sang  et  de  s'exposer,  par  dessus  le  mar- 
ché, aux  railleries  des  bons  petits  camarades.  Apres 
celte  campagne,  il  aura  aj)pris  à  ses  dépens  que  dans 
le  monde  des  collectionneurs  on  ne  gagne  pas  ses 
chevrons  sans  recevoir  quelques  horions. 


531  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

A  part  quelques  aveux  discrets  et  voilés  qui  les  si- 
gnalent à  l'aréopage  des  timbrophiles,  les  faussaires 
sont  à  peu  près  assurés  de  Timpunité  en  France,  s'ils 
ont  soin  de  n'opérer  que  sur  des  morceaux  hors  d'u- 
sage. 

Le  pis  qui  puisse  leur  arriver,  en  cas  de  poursuite, 
c'est  d'être  condamnés  à  rembourser.  Le  plus  sou- 
vent, l'afTaire  se  termine  par  un  non-lieu  ou  par  un 
acquittement  (1). 

Il  n'en  est  pas  de  même  lorsque  la  fraude  s'exerce 
sur  les  timbres  neufs.  Ce  n'est  plus  le  collectionneur 
qui  est  lésé,  mais  le  Trésor.  Les  truqueurs  s'en  aper- 
çoivent à  la  différence  de  traitement  :  une  condamna- 
tion qui  peut  varier  de  deux  à  cinq  ans  de  prison 
leur  apprend  le  danger  de  faire  concurrence  à  la  mai- 
son Symian  et  C'e  (Art.  142  c.  p.). 


La  crainte  du  gendarme  (pas  plus  que  timor  Do- 
mmi)  n'a  jamais  arrêté  aucun  voleur.  Rassurez- 
vous,  on  continue  dans  tous  les  pays  du  monde  à  con- 
trefaire les  marques  postales. 

C'est  d'un  moins  bon  rapport  que  les  billets  de  ban- 
que, mais  c'est  aussi  moins  périlleux. 

Pressés  par  le  public,  les  agents  des  postes  man- 
quent du  temps  nécessaire  pour  un  examen  appro- 
fondi. Ils  se  bornent  à  vérifier  rapidement  les  mil- 
liers de  vignettes  qu'ils  tamponnent  automatique- 
ment, alors  qu'il  serait  quelquefois  nécessaire  de 
s'arrêter  et  d'en  regarder  plusieurs  à  la  loupe  pour 
reconnaître  les  faux. 

(1)  Police  correclionnelle,  10»  chambre,  4  juilletlPOô,  le  ba- 
ron de  Menasce  contre  Tumin. 


TIMBRES-POSTE  b35 

Naturellement,  dès  qu'une  contrefaçon  de  ce  genre 
est  découverte,  on  se  dispute  les  exemplaires  estam- 
pillés au  bon  coin,  qui  ont  pu  passer  à  la  poste.  Les 
rigoristes  qui  crient  comme  s'ils  étaient  écorchés 
lorsqu'il  se  glisse  un  timbre  douteuxdans  leur  album, 
achètent  ceux-là  à  prix  d'or. 

Un  adroit  falsificateur,  très  au  courant  de  cette 
manie,  en  a  récemment  profilé.  Il  avait  monté  une 
fabrique  clandestine  de  faux  timbres  allemands  de 
■10  pfcnnings.  Les  vignettes  très  bien  imitées  ne  pré- 
sentaient qu'un  écartcment  légèrement  plus  grand 
dans  le  mot  rcicJispost.  Aussi  passèrent-ils,  en  contre- 
bande, comme  une  lettre  à  la  poste,  jusqu'au  moment 
où  le  faussaire  se  laissa  prendre. 

On  trouva  chez  lui,  à  Francfort,  la  pierre  lithogra- 
phique et  l'encre  carmin  qui  avaient  servi  à  l'impres- 
sion: c'était  l'évidence  même  pour  le  tribunal.  Il  en- 
caissa un  an  de  prison. 

Conséquence  fatale  :  les  débals  de  l'audience 
avaient  attiré  l'atlenlion  des  collectionneurs,  les  piè- 
ces apocryphes  oblitérées  avaient  pris  de  la  valeur. 
De  5  marks  pièce,  elles  étaient  montées  à  10  et  même 
20  marks.  Notre  homme  avait  eu  soin  d'en  envoyer 
quelques  milliers  à  des  compères.  Ceux-ci  les  écoulè- 
rent et  lui  remirent,  à  sa  sortie  de  prison,  un  honnête 
pécule  qui  lui  permit  d'ouvrir  une  boutique. 

On  prétend  qu'en  présence  de  l'engouement  persis- 
tant des  collectionneurs,  il  se  mit  lui-même  à  imiter 
ses  timbres  faux  et  donna  le  jour  à  de  nouvelles 
créations. 

t 

Puisque  nous  sommes   aux  fraudes  de  timbres 


536  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

deslinées  à  tromper  les  Etals,  détruisons  une  fois  de 
plus  la  légende  du  lavage  des  timbres,  auquel  tant  de 
gens  persistent  h  croire.  En  admetlanl,  ce  qui  n'est 
pas  prouvé,  qu'il  soit  possible  de  faire  disparaître  les 
traces  d'oblitération  sans  dclériorer  le  dessin  ni  faire 
paiirles  couleurs,  le  temps  exigé  par  une  pareille  opé- 
ration la  rendrait  tout  à  fait  improductive.  Le  métier 
ne  rapporterait  pas  cent  sous  par  jour. 

Jadis  l'administration  des  postes,  constatant,  par 
la  statistique  des  lettres  qu'elle  transporte,  que  leur 
"nombre  était  supérieur  à  celui  des  timbres-poste, 
ouvrit  une  enquête.  Elle  ne  put  rien  découvrir  de 
suspect. 

On  reconnut  que  le  drainage  effréné  de  vieux  tim- 
bres, auquel  se  livraient  certaines  communautés  reli- 
gieuses n'avait  rien  de  répréliensible.  Elles  se  conten- 
taient de  trier  du  lot,  tout  à  loisir,  ce  qui  était  sus- 
ceptible d'être  vendu  aux  collectionneurs  et  jetaient 
le  reste  au  panier. 

Tout  au  plus  pouvait  on  leur  reprocher  de  laisser 
croire  aux  âmes  charitables  qu'un  million  de  vieux 
timbres  suffisait  à  racheter  un  petit  chinois  destiné  à 
périr  dans  les  eaux  bourbeuses  du  fleuve  Jaune. 

Ce  sont  donc  bien  des  timbres  faux  et  neufs  qui 
représentent  le  déficit  constaté  par  l'administration. 
Si  des  particuliers  arrivent  à  faire  resservir  des  tim- 
bres maculés,  il  n'y  a  là  que  des  tentatives  isolées  et 
qui  exigent  au  moins  la  complicité  du  destinataire. 
On  prélenil  ainsi  que  des  fraudeurs  enduisent  les 
timbres  d'une  sorte  de  vernis  prolecteur  avant  de 
mettre  leur  lettre  à  la  poste.  A  l'arrivée,  le  corres- 
pnodant  n'a  quà  laver  le  timbre  :  l'oblitération  pari 
avec  l'enduit. 

Plus  pratique,  le  coupable  trafic  qui  a  amené  la  ré- 


TIMBRES  POSTE  537 

vocation  de  plusieurs  employés  d'un  bureau  de  poste 
de  Paris.  C(!S  infidèles  agents  se  procuraient  à  vil  prix 
de  vieux  timbres  oblitérés  de  50  centimes  et  de  1  franc, 
et  les  collaient  sur  les  plis  chargés  à  la  place  des  vrais. 
Un  coup  de  tampon  un  peu  chargé  d'encre,  et  cela 
suffisait.  Jamais  la  fraude  n'eût  été  découverte  sans 
la  suprise  manifestée  par  un  employé  qu'on  avait 
oublié  de  mettre  dans  le  secret. 


L'administration  des  postes,  comme  la  Banque  de 
France,  est  donc  inévitablement  fraudée.  Oserai-je 
dire  qu'elle  prend  sa  revanche,  dans  une  certaine 
mesure  et  dans  certains  pays,  en  exploitant  la  curio- 
sité des  marchands  et  des  collectionneurs  ? 

Si  vous  avez  feuilleté  un  album  ou  un  catalogue,  il 
vous  est  certainement  arrivé  de  vous  arrêter  sur  un 
nom  de  pays  parfaitement  inconnu  et  de  vous  écrier: 

«  Comment,  ils  ont  des  postes  dans  ce  pays  perdu?  » 

Il  n'est  pas  nécessaire  qu'il  y  ait  un  service  postal 
pour  qu'il  se  fasse  une  émission.  Il  suffit  d'une  en- 
tente entre  une  petite  principauté  de  l'Inde  ou  de 
rOcéanie  et  un  gros  négociant  de  timbres.  L'émission 
est  tout  entière  vendue  au  commerce  et,  quand  elle 
est  épuisée,  on  recommence.  Rien  n'est  plus  simple, 
comme  vous  voyez. 

Un  autre  truc  à  l'usage  des  grands  Etats,  c'est 
l'abus  des  surcharges  sur  les  timbres  coloniaux.  Je  ne 
parle  pas,  bien  entendu,  de  fausses  surcharges, comme 
celles  des  timbres  de  la  Réunion  qui  ont  fait  tant  de 
victimes  à  Paris,  en  Angleterre,  en  Allemagne  et  aux 
Etats-Unis.  Déjeunes  truqueurs  s'attachaient  à  rûfler 
les  timbres  des  Colonies  frailçaises  parfaitement  au- 

23. 


538  TRUGS  ET  TRUQUEURS 

llienliqucs  chez  les  marchands.  Puis,  ils  appliquaient 
dessus,  à  l'aide  d'un  composteur,  rinscriplion  noire 
«  La  Réunion  «  5  ou  25  c.  et  vendaient  sans  vergo- 
gne ces  pseudo-timbres  de  50  à  100  francs  aux  affamés 
de  curiosités. 

Je  liens  à  signaler  surtout  les  surcharges  officielles 
dont  les  directeurs  des  postes  étrangères,  dans  cer- 
taines colonies,  usent  trop  largement.  Pour  grossir 
lour  budget,  il  en  est  qui  élèvent  cet  art  à  la  hauteur 
d'une  industrie. 

Les  Anglais  ont  donne  l'exemple  avec  Bangkok 
(Siam),  Johore,  Gwalior,  Sungei-Ujonz  (Etats  ma- 
lais), Jhind  (Etat  indien), 

Lorsqu'une  valeur  de  timbres  venait  à  manquer 
dans  ces  parages,  on  en  imprimait  vite  le  chiffre,  non 
pas  sur  un  seul  timbre,  mais  sur  deux,  trois  ou  qua- 
tre variétés.  Après  le  chiffre,  venait  la  valeur  en 
lettres,  puisles  grands,  puis  les  petits  chiffres.  Acha- 
que  émission  les  friands  de  la  nouveauté  se  préci- 
pitaient sur  ces  timbres.  Or,  chaque  série  était  mise 
au  rebut  presque  aussitôt  son  apparition,  au  grand 
dommage  des  marchands  qui  s'étaient  approvision- 
nés et  des  collectionneurs  qui  se  donnaient  au  diable. 

Bien  entendu,  le  stock  avait  beau  être  épuisé,  si 
on  en  voulait  absolument,  l'administration  des  pos- 
tes en  retrouvait.  Seulement,  ce  qui  valait  deux  sous 
en  coûtait  trente,  et  on  demandait  vingt  francs  de  ce 
qui  se  cotait  vingt  sous. 

Etonnez-vous  donc  après  cela  s'il  s'est  formé  à 
Londres  une  Société  for  the  Suppression  of  Spécu- 
lation Stamps,  dite  des  quatre  S! 

t 

■  Cette  carotte   des    surcharges    se    cultive-t-elle 


TIMBRES-POSTE  B39 

comme  on  le  prétend,  avec  le  café  et  la  banane,  dans 
les  colonies  françaises? 

Nous  ne  voulons  pas  le  croire. 

Tout  au  plus  se  permet-on,  au  delà  desmers, quel- 
que ruse  innocente  comme  celle  que  me  conta 
Maury  (1)  et  qui  terminera  agréablement  ce  cha- 
pitre un  peu  aride  du  truquage  des  timbres-poste. 

Le  transport  des  dépêches  à  dos  de  méharis  étant 
très  élevé,  on  a  fait  des  timbres  d'Obock  et  de  Djibouti, 
de  5,  25  et  50  francs.  Mais  les  gens  méfiants,  sachant 
combien,  dans  ces  pays  brûlés  du  soleil,  le  service 
postal  est  peu  actif,  exigent  que  les  timbres  qu'on 
leur  vend  soient  oblitérés. 

Pour  se  procurer  des  timbres  réunissant  ces  con- 
ditions, un  brave  mercanti  de  Djibouti  inventa  un 
truc  ingénieux.  Comme  il  n'ignorait  pas  que  ces 
timbres  de  fortes  valeurs  servaient  aussi  à  recouvrer 
des  taxes  fiscales,  il  engagea  des  nègres  sans  travail 
qui,  bonnement,  commettaient  quelque  menu  délit 
pour  lequel  ils  étaient  régulièrement  condamnés  à 
une  amende.  N'ayant  aucun  moyen  de  la  payer,  ils 
faisaient  de  la  prison.  A  leur  sortie,  ils  recevaient  une 
feuille  administrative,  sorte  de  quitus  sur  lequel 
était  collé  un  timbre  représentant  le  montant  de  l'a- 
mende. 

Or,  il  arriva  qu'un  jour  un  de  ces  nègres  «  affran- 
chis »  fut  condamné  à  cinq  francs  d'amende.  A  la 
grande  stupéfaction  du  tribunal,  voilà  le  pauvre  dia- 
ble qui  se  met  à  réclamer  énergiquement,  déclarant 
qu'il  connaissait  la  loi,  que  son  cas  était  taxé  vingt 


(l)  2  Décembre  1907.  Pauvre  Maury  !  le  jour  où  je  relis  ces 
lignes  sur  les  épreuves,  il  disparaît,  laissant  après  lui  des 
regrets  unanimes. 


540  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

francs  et  qu'on  lui  volait  son  gagne-pain,  car  les  tim- 
bres de  cinq  francs  lui  étaient  payés  bien  moins 
cher. 

Cet  aveu  dépourvu  d'artifice  fit  découvrir  la  com- 
binaison et  mit  fin  à  l'original  commerce  du  mercanti 
de  Djibouti. 


Comme  je  le  disais  en  commençant,  la  philatéliie 
sévit  plus  que  jamais.  Une  collection  disparaît, 
d'aulres  se  forment  sur  ses  ruines.  La  timbromanic, 
c'est  le  désir  incessant,  l'envie  jamais  satisfaite,  la 
cliasse  permanente  à  la  pièce  qui  manque.  Les 
albums  ont  Fhorreur  du  vide.  Il  faut  remplir  la  case 
blanche. 

Aussi  pour  finir,  je  me  permettrai  de  vous  donner 
un  dernier  conseil,  bon  cl  utile.  La  collection  a  ses 
petites  églises,  la  timbrologie  comme  les  autres.  Si, 
après  examen,  un  timbre  vous  paraît  louche,  pour 
sortir  de  perplexité,  n'hésilcz  pas. 

Je  vous  le  dis,  en  vérité,  allez  tout  de  suite  consul- 
ter le  clergé  de  votre  paroisse.  II  apaisera,  peut-être, 
vosinquiétudes.  S'il  en  est  autrement,  soyez  stoïques 
devant  l'amertume  douloureuse  de  la  désillusion. 
L'éducation  de  la  bourse  ne  se  fait  pas  gratuitement 
—  G.  O.  F.  D. 


COXCLUSIOX 


Les  vieux  moules  délain  —  De  la  dinanclerie  avec  les 
vieilles  casseroles  !  —  Le  ferronnier  ne  reconnaissant  plus 
ses  œuvres.  —  Le  chiffre  de  ma  Nini.  —  Le  buis  d'Australie. 
—  Bois  de  cerf  en  bois. —  La  cérop'.aslie  italienne.  —  Even- 
tails. —  Cuirs  de  Cordoue  hollandais.  —  Têtes  transposées 
sur  iiholographics.  —  La  folie  croissante  des  enchères.  — 
Réserve  prudente  des  anciens  curieux.  —  Les  néophytes  col- 
lectionneront-ils du  moderne  ? 


Que  de  truquages  ! 

Vous  connaissez  celle  jolie  vaisselle  d'élain,  qui  a 
fait  les  délices  de  la  petite  bourgeoisie,  et  même  de 
la  noblesse  quand  les  édits  somptuaires  envoyaient  à 
la  fonte  vaisselle  d'or  et  vaisselle  d'argent  ?  Le  peu 
de  valeur  de  la  matière  a  sauvé  quelques-unes  des 
œuvres  naïves  de  nos  vieux  potiers  d'étain.  Pas  assez 
cependant  pour  contenter  les  désirs  de  tous  les  ama- 
teurs. 

On  refond  les  étains,  comme  on  refond  les  pièces 
précieuses  d'orfèvrerie.  Un  simple  moulage  au  sable 
suffît,  le  travail  ancien  n'étant  jamais  très  fin.  Je  ne 
parle  pas,  bien  entendu,  des  plats  ou  des  buires  de 
François;  Briot  et  de  ses  émules  Gaspard  Enderlein, 
en  Suisse,  et  Jean-Baptiste  Gellée  en  France.  On 
obtient  ainsi  des  fac-similés  assez  bien  faits. 

Les  étains  modernes  ont  un  aspect  mat.  Ils  noir- 
cissent le  papier  et  ne  reluisent  pas  au  frottement 


542  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

avec  un  joli  ton  de  blancd'argenL  comme  les  anciens 
Soupesez  ces  paslichcs.  Le  métal  est  plus  lourd, 
qu'autrefois,  car  ralliagc  contient  plus  de  plomb. 
Question  de  bon  marché  ! 

Sachez  aussi  que  depuis  l'abolition  des  jurandes, 
l'outillage  des  anciens  maîtres  de  la  communautî'; 
n'a  pas  entièrement  disparu.  J'ai  vu,  chez  un  mar- 
chand d'ctain,  dans  une  grande  ville  du  midi,  tous 
les  moules  de  son  arrière-grand -père.  Je  n'avais 
qu'à  parler.  On  m'eût  confectionné  pintes,  pichets, 
assiettes,  plats  creux,  pots  à  oil,  écuelles,  gobelets, 
salières,  moutardiers,  et  même  ces  menus  ustensiles 
que  les  batteurs  d'étain  fournissaient  aux  églises  de 
village,  burettes,  aspersoirs,  navettes  à  encens  ou  bé- 
nitiers portatifs.  On  m'insinue  que  je  pouvais  exiger 
des  poinçons  usés  et  une  patine  ternie  à  l'aide  d'un 
bain  de  sulfhydrate  d'ammoniaque.  Je  me  bornai  à 
hausser  les  épaules.  Soyez  certain  que  ma  discrétion 
n'a  pas  été  imitée  par  tout  le  monde. 

D'autrescompères,  plus  malins,  ramassent  dans  les 
campagnes  ces  plats  communs,  à  bords  moulurés  et 
de  forme  Louis  XV,  qu'on  trouve  encore  assez  faci- 
lement, malgré  la  rafle  qu'en  font  les  étamcurs  pour 
les  mettre  à  la  fonte.  On  grave  surle  marli  un  sujet  dé- 
coratif ou  un  beau  blason,  et  on  les  écoule  dans  le  com- 
merce. Les  plats  étant  de  «  l'époque  »,  il  est  bien 
difficile  de  reconnaître  le  maquillage.  Cependant, 
laissez-les  tremper  dans  une  lessive  légère,  vous  re- 
connaîtrez si  la  gravure  est  récente.  Le  bain  enlèvera 
le  «  cambouis  »  ou  la  peinture  qui  aura  servi  à  noir- 
cir les  traits  :  le  dessin  apparaîtra  propre  et  brillant. 
Si  les  tailles  sont  anciennes,  elles  ne  changeront  pas- 

Ily  a  quelques  années,  l'administration  des  Domai- 
nes a  vendu  tout  un  lot  de  vieille  vaisselle  d'étain  qui 


CONCLUSION  543 

se  IrouvaiLà  l'hùlel  des  Invalides  depuis  sa  fondalion. 
Au  milieu  des  assiettes,  des  plats,  des  gobelets,  des 
cuillers,  s'étaient  glissés  des  vases  spéciaux,  munis 
d'une  anse,  remarquables  par  leur  petite  capacité,  qui 
n'atteignait  certainement  pas  un  litre.  Quel  avait  été 
leur  emploi  à  l'origine?  C'est  difficile  à  dire.  Mais,  par 
la  suite  des  temps,  on  les  avait  employés  à  un  usage 
nocturne. 

Un  brocanteur  qui  se  trouvait  à  la  vente  a  fait  subir 
à  Tafxtsdes  racines  grecques  un  nouvel  et  plus  gracieux 
avatar.  Supprimant  les  anses  il  a  créé  de  très  jolis 
vases  à  fleurs  pour  orner  les  consoles,  et  parfumer 
les  boudoirs  des  petites  maîtresses  de  son  quartier. 


Les  rcstauratears  sont  arrivés  à  accomplir  des 
prodiges  pour  compléter  les  chefs-d'œuvre  de  ferron- 
nerie que  la  rouille  et  les  injures  du  temps  nous  ont 
livrés  en  piteux  état.  Louis  Carrand,  à  Lyon,  avait  au- 
trefois des  ouvriers  prodigieux  pour  remetti*e  en  état 
les  serrures  du  xjv^  et  du  xv^  siècles. 

Gauvain,  le  prodigieux  artiste  dont  il  faut  citer  le 
•nom  toutes  les  fois  qu'on  parle  de  ciselure,  de  repoussé 
et  de  travail  de  forge,  avait  réalisé  de  véritables  tours 
de  force  pour  certains  grands  coHectionneurs. 

J'ai  vu  moi-même,  tout  récemment,  chez  un  de 
ses  émules,  une  serrure  gothique  à  fenestrage  dont 
il  ne  restait  plus  qu'un  morceau.  Le  rebouteur  de 
ferronnerie  était  en  train  de  refaire  l'objet  dniis  son 
entier,  avec  une  habileté  digne  de  Biscornet,  l'auteur 
des  pentures  du  grand  portail  de  Notre-Dame.  Soyez 
certain  que  cechef-d'œuvre, rouillé  etpatinésecu>îrfiun 
artem,  ne  sera  contesté  par  personne. 


514  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

Comme  je  disais  adieu  à  l'habile  ferronnier,  je  vis 
sur  la  porte  de  Farliste  un  heurtoir  d'un  galbe  sé- 
duisant. 

—  J'en  ai  deux  comme  cela,  un  ancien  et  un  mo- 
derne. 

—  Et  celui-là,  dis-je,  lequel  est-il  des  deux? 

Le  forgeron  hésita  un  instant,  puis  il  appela  un 
ouvrier  qui  passait. 

—  Est-ce  l'ancien,  lui  demanda-t-il,  que  nous  avons 
mis  là  ? 

L'ouvrier  ne  savait  que  répondre.  Le  patron  in- 
sista. 

—  Mais  non,  c'est  celui  d'ici. 
Je  sortis  rêveur. 


Le  baron  Majes,  qui  fut  un  des  grands  collection- 
neurs de  France  et  d'Europe,  pouvait,  grâce  à  ses 
millions,  se  payer  tousles  rarjora  du  monde.  Unmar- 
chand  autrichien  lui  apporta  un  jour  un  coffret  en 
fer  ouvragé  de  l'époque  Henri  II,  qu'il  lui  vendit 
pour  la  somme  rondeleltc  de  100  000  francs.  La  pièce, 
aussi  remarquable  par  le  fini  de  l'exécution  que  par 
l'état  de  conservation,  prit  place  dans  la  vitrine  du 
baron,  à  côté  des  salières  d'Oiron,  des  figulines  de 
Palissy,  des  plats  émaillés  de  Léonard  Limousin  et 
de  ces  merveilleux  cristaux  de  roche  dont  Biaise  Des- 
goffes  a  si  bien  reproduit  la  transparence. 

A  quelque  temps  de  là,  le  grand  banquier  trouva 
qu'il  avait  accumulé  trop  de  richesses  dans  sa  vitrine 
et  qu'il  était  prudent  de  sceller  par  une  serrure  de 
sûreté  ce  coffre-fort  vitré.  Malheureusement,  les 
montants,  d'une  très  grande  légèreté,  ne  laissaient 


CONCLUSiON  545 

guère  de  place  pour  la  pose  d'une  fermeture.  Il  fallait 
un  serrurier  d'une  habileté  prodigieuse  pour  incrus- 
ter son  travail  dans  la  minuscule  tringle  de  fer. 

Un  des  pourvoyeurs  attitrés  de  la  maison  se  char- 
gea de  présenter  un  ouvrier  dont  il  dut  garantir  à 
l'avance  la  dextérité.  Au  jour  dit,  il  revint  avec  son 
homme  en  lui  recommandant  la  bonne  tenue  et  la 
réserve  de  paroles  qu'exigeaient  la  qualité  du  digne 
successeur  du  duc  d'Aumonl  et  la  majesté  du  lieu 
où  il  allait  être  introduit.  Dès  son  entrée,  l'artisan 
oublia  ses  promesses  et  son  naturel  reprit  le  dessus. 

Mis  en  présence  de  la  vitrine^  il  examina  le  travail, 
affirma  qu'il  s'en  tirerait  à  merveille  ;  puis,  tout  à 
coup,  levant  les  yeux,  il  s'écria  : 

—  Oh  !  c'te  coffre  !  c'est  mon  enfant.  Je  le  recon- 
nais. J'étais  encore  gosse  quand  j'ai  travaillé  ce  mor- 
ceau-là. 

La  figure  du  baron  Majes  se  rembrunit. 

L'introducteur  avait  beau  tirer  le  serrurier  par  le 
pan  de  sa  veste  et  lui  faire  des  signes,  il  était  parti. 
Impossible  d'arrêter  sa  blague  parisienne  : 

—  C'est  de  la  belle  ouvrage  et  en  bonne  compa- 
gnie !  J'aurais  jamais  cru  la  retrouver  ici. 

Et  sans  voir  l'air  sévère  du  collectionneur,  le  ma- 
lencontreux bavard  continua  en  se  retournant  vers 
lui: 

—  Vous  croyez  que  je  me  paie  votre  tète  ?  Ehbien  1 
il  y  a  un  contrefond  où  j'ai  gravé  à  la  pointe  mon 
chiiTre  et  celui  de  ma  Nini. 

—  Prenez  vos  mesures,  dit  sèchement  le  maître 
de  céans.  Puis  il  le  congédia  d'un  air  hautain. 

A  peine  le  baron  Majes  fut-il  seul,  qu'il  prit  une 
pince,  souleva  la  première  feuille  de  fond  et  trouva 
un    chiffre    surmonté  d'un   cœur  enflammé,   aussi 


546  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

naïvement  dessiné  qu'un  tatouage  sur  le  bras.  Inutile 
de  dire  ce  qu'il  advint.  C'est  l'éternelle  conclusion 
de  ces  sortes  d'histoires. 


Aimez-vous  ces  menus  objets  en  buis  sculpté,  mé- 
daillons, râpes  à  tabac,  crucifix,  drageoirs,  étuis, 
grains  de  chapelet,  peignes,  affiquets,  quenouilles 
et  autres  petites  merveilles  délicatement  fouillées  par 
les  tourneurs  du  xvi*  et  du  xvn'^  siècles? 

Prenez  garde  !  Les  sculpteurs  sur  bois  d'autrefois 
ont  des  successeurs.  Mais  comme  nos  forêts  "de  France 
ne  peuvent  plus  leur  fournir  de  morceaux  de  buis 
assez  gros,  ils  emploient  du  buis  d'Australie.  Vous 
le  reconnaîtrez  aux  fibres  moins  homogènes,  aux 
veines  plus  prononcées. 


Ceci  rentre  encore  dans  mon  sujet,  bien  qu'aujour- 
d'hui on  n'attache  plus  aux  curiosités  naturelles  le 
même  prix  qu'autrefois.  Il  s'agit  des  faux  bois  de  cerf, 
qui  ornent  mainte  salle  des  gardes,  dans  nos  châ- 
teaux historiques. 

Jadis,  celui  d'Amboise  en  possédait  un  qui  faisait 
radrairationde  tous  les  voyageurs.  Mais  il  devait  être 
composé  de  plusieurs  pièces  adroitement  ajustées, 
car  jamais  on  neût  pu  trouver  un  animal  assez  grand 
pour  porter  ramure  aussi  phénoménale.  Le  bon  La 
Fontaine,  qui  la  vit  au  passage  en  1663,  quand  il 
allait  visiter  la  famille  de  sa  mère  à  Châtellerault, 
ne  crut  pas  à  cette  merveille  naturelle.  Il  écrivit  dans 
le  Recueil  amusant  des  Voyages: 


CONCLUSION  547 

Quand  bien  ce  cerf  aurait  esté 
Plus  ancien  qu'un  patriarche, 
Cet  animal  en  vérité 
N'eût  jamais  pu  tenir  dans  l'arche. 

Plus  près  de  nous,  la  déception  de  ce  petit  prince 
allemand  qui  voyageait  incognito  pour  enrichir  son 
cabinet  de  raretés  insignes.  J'ai  lu  quelque  part,  je 
ne  me  souviens  plus  où,  qu'il  arriva  à  la  tombée  du 
jour  dans  un  hôtel  bavarois  et  s'informa  des  ressour- 
ces que  peut  offrir  la  ville.  Rien.  Personne  à  voir, 
aucun  trésor  à  acheter.  Le  prince  se  couche,  décidé 
à  partir  à  la  première  heure. 

Quand  le  jour  est  venu,  il  se  met  à  sa  fenêtre  et 
aperçoit,  ô  surprise  !  des  bois  de  cerf  d'une  grandeur 
ejctraordinaire  ornant  la  maison  en  face  de  l'auberge. 
Ilnefait  qu'unbond  chez  le  propriétaire,  mais  le  bon- 
homme était  tenace.  Ni  l'or,  ni  les  promesses  ne 
peuvent  le  décider  à  s'en  dessaisir,  comme  le  meu- 
nier de  Sans-Souci. 

Quand  on  est  prince,  on  ne  doute  de  rien.  Notre 
grand  personnage  veut  avoir  le  dernier  mot.  Il  part 
ostensiblement  ;  mais  il  installe  dans  sa  chambre 
dhôtel  un  peintre  habile  avec  mission  de  prendre 
croquis  exact  de  la  superbe  ramure.  Le  soir  venu, 
son  chambellan  en  relève  les  dimensions.  Ces  don- 
nées précises  permettent  à  un  sculpteur  d'exécuter 
un  modèle  en  bois  absolument  semblable  au  trophée 
convoité.  Par  une  nuit  sombre  et  orageuse,  lesaffiliés 
du  prince  enlèvent  les  bois  de  cerf  de  la  façade  et 
mettent  la  copie  à  la  place  de  l'original.  Puis  ils  sau- 
tent en  voilure  emportant  leur  conquête,  on  pourrait 
dire  leur  rapt. 

Hélas  1  bien  mal  acquis  ne  profite  jamais.  Lorsque 
la  ramure  arriva  au  château,  le  prince,  de  ses  propres 


54  8  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

mains,  défit  le  paquet  et  s'aperçut  qu'elle  aussi  était 
en  bois  I 


Je  dirai  quelques  mots  de  ces  jolis  médaillons  en 
cire  du  xvi«  et  du  xvii^  siècles,  qui  se  prêtent  si  bien, 
avec  leurs  petites  dimensions,  aux  délicatesses  de 
l'ébauchoir.  Les  contrefaçons  qui  nous  arrivent 
d'Italie  sont  presque  toutes  coulées,  ce  qui  leur  en- 
lève la  finesse  de  détails.  Elles  sont  faciles  à  re- 
connaître, car  les  cires  modernes  se  laissent  aisément 
rayer  à  l'ongle.  Les  anciennes,  durcies  par  le' temps 
et  mélangées  d'une  comjiosition  dont  le  secret  est 
perdu,  ont  la  dureté  de  la  pierre. 

Les  pelils-fils  de  Fra-Diavolo  ont  plus  d'un  tour  à 
jouer  aux  cérophiles  novices  qui  voyagent  dans  leur 
pays.  Ils  vendent  pour  des  portraits  historiques  des 
lètes  polychromes,  anciennes  à  la  vérité,  détachées 
d"ex-volos  ou  de  tableaux  de  sainteté.  D'autres  fois, 
choisissant  des  physionomies  intéressantes  parmi  les 
débris  des  crèches  napolitaines  du  xviii*  siècle,  ils 
scient  les  tètes  dans  leur  épaisseur  pour  ne  conser- 
ver que  les  visages.  Ils  appliquent  ensuite  le  relief 
sur  un  disque  d'ardoise,  puis,  d'un  humble  figurant  de 
«  presepe ')  font  le  représentant  d'une  auguste  lignée. 

On  dit  aussi  qu'en  France,  il  se  rencontre  de  trop 
liabiles  continuateurs  du  cirier  Antoine  Benoît, ce  por- 
traitiste de  Louis  XIV,  qui  exécutait  d'après  le  vif. 
Le  Marat  et  le  Lepeletier  du  musée  Carnavalet 
seraient  de  leur  façon.  C'est  évidemment  une  méchan- 
ceté gratuite.  D'aucuns  prétendent  qu'ils  sortent  tout 
simplement  des  musées  de  cire  dOrsi  ou  de  Curlius. 
Ps'a-t-on  pas  contesté,   l'auteur  restant   inconnu,  la 


CONCLUSION  SI9 

merveilleuse  cire,  tête  de  jeune  fille  plus  petite  que 
nature,  de  la  collection  Wicar  au  musée  de  Lille? 
L'avocat  du  diable  en  suggère  bien  d'autres. 


Je  m'arrête.  Ils  sont  trop! 

Pour  être  complet,  j'aurais  dû  parler  de  ces  pim- 
pants éventails  à  la  gouache  du  xviii^  siècle,  avec 
leurs  sujets  galants  et  mythologiques,  et  leurs  déli- 
cates montures  en  ivoire  ou  en  nacre,  dorées,  sculp- 
tées et  repercées.  Que  d'Autels  de  l'Amour,  de 
Triomphes  d'Alexandre,  de  Renaud  aux  pieds  d'Ar- 
mide,  que  de  chasses,  que  de  pastorales  ont  reçu  le 
dernier  coup  de  pinceau  la  veille  de  leur  mise  en 
vciiie,  comme  vous  pouvez  vous  en  assurer  en  flai- 
rant le  vernis  ! 

J'aurais  dû  ne  pas  oublier  ces  beaux  cuirs  de  Cor- 
doue,  faits  d'ailleurs  en  Hollande  ou  en  Italie,  imités 
si  habilement  aujourd'hui,  non  plus  que  ces  coflVets 
en  cuir  incisé  et  doré,  copiés  dans  les  livres  du  xvi* 
siècle  et  vendus  dans  les  villes  d'eaux  aux  touristes 
désœuvrés. 

J'aurais  dû  citer  longuement  cette  dinanderic  de 
la  Meuse  si  hétéroclyte,  si  bien  polie  par  le  temps, 
fabriquée  plus  d'une  fois,  maintenant,  avec  le  cuivre 
rude  des  vieilles  casseroles  de  la  batterie  de  cuisine. 

J'aurais  dû  trouver  un  mot  pour  le  truquage  des 
photographies  découvertes  —  l'estampe  hélas  !  de 
demain  —  où  l'on  remplace  les  tètes  des  personnages 
par  d'autres,  ([ui  n'ont  jamais  posé  devant  l'objectif. 
Plaisante  et  cruelle  transformation  renouvelée  de 
Frédéric  le  Grand,  qui  avait  fait  peindre  à  son 
usage  des  scènes  du  roman  de  Thérèse  plidosophe  où 


ooO  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

les  personnages  avaient  les  traits  de  son  ami  d'Ar 
gens  et  de  sa  femme,  l'ancienne  danseuse. 
Mais,  comme  dit  le  poète  Ponclion  : 

Sur  quelle  marchandise  honnête 
A  celle  heure  peut-on  compter  r 
Esl-il  rien  de  ce  qu'on  achèle 
Qui  soit  ce  qu'on  croit  ache'e/? 


Il  en  va  de  môme  du  resle, 
Toul  est  en  loc,  en  simili. 
A  quoi  sert-il  que  l'on  prolcsle  ? 
La  fraude  est  un  f.iit  accomp'i. 


Depuis  vingt  ans  j'amasse  les  matériaux  néces- 
saires pour  servir  une  cause  morale.  Il  est  temps 
de  clore  ce  livre  qui  va  se  trouver  terminé  avant  le 
Dictionnaire  de  l'Académie. 

Je  le  ferme,  je  Favoue,  sur  de  sombres  pressenti- 
ments. Que  va-t-il  advenir  de  la  collection?  Faut-il 
croire  que  les  amateurs  devenus  plus  clairvoyants, 
les  marchands  plus  scrupuleux,  le  nombre  des  tru- 
quages diminuera?  Faut-il  prévoir,  au  contraire,  un 
accroissement  continu  des  contrefaçons,  un  afflux 
sans  cesse  renouvelé  de  mystifications  s'ajoutant  au 
stock  des  anciennes  et  submergeant  le  commerce  de 
la  curiosité  sous  un  déluge  de  faux? 

Hélas!  je  voudrais  me  tromper,  mais  je  redoute  le 
moment  où  l'on  ne  pourra  plus  démêler  le  bon  grain 
de  l'ivraie,  où  les  truquages  d'hier,  patines  par  le 
temps,  authentifiés  parleur  séjour  dans  les  grandes 
collections  et  leur  passage  dans  les  ventes  célèbres, 
seront  devenus  les  originaux  de  demain.  Ce  jour-là 
la  curiosité  aura  vécu.  Ceci  aura  tué  cela. 


CONCLUSION  5S1 

Ne  terminons  pas  cependant  sur  une  note  trop  pes- 
simiste. Les  doctrines  de  Scliopenhauer  ont  perdu 
leurs  adeptes  en  philosophie  :  ne  leur  donnons  pas  de 
nouvelles  recrues  dans  les  arts.  Je  ne  veux  pas  que 
ce  livre,  écrit  pour  les  collectionneurs,  devienne  To- 
raison  funèbre  de  la  collection. 

Il  y  a  quelques  années,  un  vent  de  désolation  et  de 
désespérance  souffla  sur  le  monde  des  amateurs. 
Avec  la  tiare,  le  doute  était  entré  dans  leur  âme.  Ils 
avaient  perdu  la  foi.  Ils  ne  croyaient  plus  à  rien.  Un 
régulateur  Louis  XV  en  bronze  doré,  admirable  de 
conservation,  tombait  à  vil  prix,  parce  qu'un  mauvais 
plaisant  s'écriait  qu'Elina  en  avait  revu  le  mouve- 
ment. 

On  s'est  r-.mis  depuis  d'une  alarme  aussi  chaude. 
On  s'est  habitué  aux  objets  frelatés,  comme  Mithri- 
date  au  poison.  Les  passionnés,  s'inspirantdu  mot  de 
Danton  sur  l'audace,  ont  continué  à  acheter  avec  une 
folie  croissante  d'enchères.  Les  aigrefins  ont  repris 
de  plus  belle  la  série  fructueuse  de  leurs  tripatouil- 
lages. Matalobos  règne  dans  Paris  tandis  que  les 
curieux  dignes  de  ce  nom,  ceux  qui  ont  fait  de  la 
collection  une  véritable  science,  et  des  arts  d'autre- 
fois un  culte  respecté,  ont  fermé  les  portes  de  leur 
sanctuaire.  Rien  n'y  pénètre,  rien  n'en  sort.  Ils 
n'achèteni  plus,  de  peur  de  laisser  des  brebis  ga- 
leuses contaminer  leur  troupeau.  Les  trésors  qu'ils 
ont  sélectionnés  depuis  trente  ans  leur  suffisent. 
Pauca  sed  bona.  Pratiquant  la  maxime  «  dans  le 
doute  abstiens-toi  »,  ils  achèvent  de  vieillir  dans  la 
contemplation  con  amore  de  leurs  merveilles  irré- 
prochables. 

Cependant,  au  pied  de  leur  tour  d'ivoire,  d'autres 
collectionneurs  se  lèvent.  De  nouvelles  bonnes  vo- 


552  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

lontés  voudraient  aussi  pénétrer  dans  la  mêlée,  et 
n'ayant  pas  de  millions  à  gaspiller,  jettent  des  re- 
gards inquiets  sur  ce  vaste  champ  de  la  curiosité  qui 
ne  leur  offre  que  des  pièges  et  des  fondrières.  Faut- 
il  donc,  de  crainte  d'être  trompé,  renoncer  à  ce  qui 
peut  devenir  le  plaisir  de  toute  la  vie?  Faut-il,  parce 
que  le  résultat  de  la  lutte  semble  douteux,  se  retirer 
avant^iiême  d'avoir  pris  les  armes? 

A  ceux-là  je  dirai  : 

La  curiosité  est  comme  la  langue  d'Esope.  C'est 
la  meilleure  et  la  pire  des  choses.  Réduite  à  une 
simple  bataille  à  coups  de  chèques  et  de  bank-notes, 
elle  devient  un  jeu  de  bourse,  un  amusement  de  dé- 
sœuvré, une  partie  de  baccarat  où  bien  des  cartes 
sont  biseautées.  Par  contre,  entre  les  mains  de  gens 
éclairés,  qui,  au  goût  et  au  flair  reçus  de  la  nature 
ont  su  ajouter  ce  que  l'étude  et  la  pratique  peuvent 
apporter  de  savoir  et  de  discernement,  elle  devient 
un  mets  des  plus  délicats. 

Vous  ne  trouvez  plus  «  d'ancien  »  ?  Que  vous  im- 
porte? Le  plaisir  de  la  collection  n'est  pas  unique- 
ment attaché  aux  siècles  passés. 

Ouvrez  les  yeux.  Nos  artistes  modernes  n'ont  pas 
dégénéré.  Ils  sont  toujours  les  petits-Ills  des  colosses 
de  jadis.  Chaque  Salon  annuel,  soyez-en  sûr,  recèle 
des  talents  inconnus  qui  seront  les  génies  de  l'avenir. 
C'est  à  vous  de  les  découvrir.  Achetez  leurs  œuvres. 
Suivez  l'exemple  des  habiles  précurseurs  que  vous 
connaissez.  Ils  ont  ouvert,  il  y  a  trente  ans,  leurs  ga- 
leries aux  peintres  impressionnistes.  Sans  l'avoir 
cherché,   ils  ont  fait  la  meilleure  des  spéculations. 

Préférez-vous  les  meubles,  les  bijoux,  les  objets  de 
vitrine  ?  Les  expositions  et  des  visites  dans  les  ate- 
liers   vous  permettront  une    récolte   sans  pareille 


CONCLUSION  553 

Emaux  cloisonnés  ou  translucides,  vases  à  reflels  mé- 
talliques cuivreux,  flammés  à  émail  mat,  cuirs  ciselés, 
pâles  de  verre,  bois  précieux  assemblés  selon  des 
rites  nouveaux  et  harmonieux,  médailles,  ivoires, 
plaquettes,  orfèvrerie,  vous  n'avez  que  l'embarras  du 
choix.  Votre  galerie  sera  d'autant  plus  précieuse  que 
pas  un  objet  ne  se  répétera,  car  vous  aurez  eu  soin 
d'acquérir,  non  pas  des  exemplaires  souvent  réédités, 
comme  les  objets  anciens,  mais  des  originaux  incon- 
testables dont  vous  vous  serez  assuré  le  modèle  pour 
vous  tout  seul. 

Sans  doute,  le  choix  est  malaisé.  Il  faut  une  pers- 
picacité infinie,  un  instinct  spécial,  un  don  de  se- 
conde vue  pour  prévoir  l'artiste  modeste  qui  sera  le 
maître  de  demain,  pour  découvrir  l'œuvre  non  encore 
»  cotée  »  que  se  disputeront  dans  quelques  années  les 
moutons  de  Panurge  de  la  curiosité.  Aussi  quelle 
joie,  plus  tard,  dans  ces  séries  patiemment  réunies, 
jalousement  conservées,  de  montrer  le  tableau  ou  le 
bronze  acheté  à  la  première  heure  pour  un  prix  mo- 
déré, alors  que  nul  n'en  soupçonnait  la  valeur  future, 
et  de  pouvoir  dire  :  a  Je  l'avais  deviné  !  » 

Certes,  à  ce  jeu-là,  on  ne  met  pas  à  tout  coup  dans 
le  mille.  Le  goût  le  plus  affiné  n'est  pas  infaillible. 
Mais  vos  erreurs  mêmes  serviront  la  cause  de  l'art. 
Vous  sèmerez  peut-être  à  tort  quelques  billets  de 
banque.  Vous  aurez  au  moins  la  satisfaction  et  le 
mérite  d'avoir  encouragé  des  débutants  qui  s'igno- 
rent encore.  Vous  éviterez  ainsi  le  stérile  plaisir  de 
porter  l'eau  à  la  rivière  de  Tripatouillopolis. 


APPENDICE 


LEGISLATION 

Faut-il  se  plaindre?  —  La  loi  de  18'.'5  protège  les  œuvres 
des  artistes  vivants  —  Rareté  des  cas  où  elle  trouve  son 
.Mpplicalion    —  Quid  des  maîtres  anciens  et  des  objets  d'a;-t? 

—  Article  423  du  code  pénal  et  article  1109  du  code  civil.  — 
Faites-vous  donner  un  reçu  en  règle.  —  Aullienliciléd  époque 

—  Les  ventes  publiques.  —  Responsabilité  du  commissaire 
priscur.  —  Soyez  modestes  dans  vos  réclamations. 

Un  de  nos  plusspiiilucls  vaudevillisles  avait  choisi 
pour  litre  d'une  de  ses  pièces  :  «  Doit-on  le  dire  ?  » 

Nous  pourrions  intituler  ce  chapitre  :  «  Doit-on  se 
plaindre?  » 

En  d'aulres  termes,  un  amateur  qui  vient  d'acheter 
un  Trouillebert  pour  un  Corot,  une  ciselure  de  Rou- 
chomowski  pour  un  cratère  antique,  un  fac-similé 
photographique  pour  une  signature  autographe,  un 
violon  de  Mirecourt  pour  un  Stradivarius,  une  chal- 
cographie de  Berlin  pour  une  estampe  originale  en 
couleurs,  doit-il  passer  sa  mésaventure  aux  profils  et 
pertes  ou  traîner  son  mystificateur  devant  les  tribu- 
naux ? 

Cruelle  énigme,  à  laquelle  plus  d'un  vieil  amateur, 
blanchi  dans  les  campagnes  de  l'hôtel  des  ventes, 
répondra  en  hochant  la  télé  : 

—  Croyez-en  mon  expérience  1  Vous  n'obtiendrez 


APPENDICE  555 

pas  facilement  gain  de  cause.  Même,  en  triomphant, 
vous  êtes  sûr  d'être  vaincu,  car  vous  aurez  amusé 
le  public  à  vos  dépens.  Gardez  donc  un  silence 
prudent! 

Si  l'on  insiste,  si  l'on  se  récrie  au  nom  de  l'hon- 
nêteté publique  outragée  et  de  l'impunité  assurée  à 
de  hardis  malfaiteurs,  le  vieux  philosophe  poursuit: 

—  L'amateur  trompé  ressemble  au  mari  que  ne 
craint  pas  de  nommer  Molière.  L'un  comme  l'autre, 
s'ils  poursuivent  en  justice  l'auteur  de  leur  infortune, 
n'ont  à  espérer  qu'une  condamnation  à  une  minime 
amende.  Mais  ils  apprennent  à  l'univers  entier  le  rôle 
de  dupe  qu'on  leur  a  fait  jouer.  Est-ce  là  le  but  que 
vous  désirez  atteindre  ? 

Avant  de  répondre,  à  notre  tour,  à  une  question 
aussi  délicate,  nous  croyons  qu'il  est  bon  d'exposer 
l'état  actuel  de  la  jurisprudence  et  de  rechercher 
quel  appui  une  victime  du  truquage  peut  attendre  de 
la  loi  dans  les  différentes  situations  où  le  mettent  ses 
exploiteurs,  rs'ous  verrons  ainsi  dans  quel  cas  il 
faut  porter  plainte  sans  hésiter,  dans  quels  autres 
il  y  a  lieu  d'entamer  une  action  civile,  et  nous  n'hési- 
terons pas,  lorsqu'il  pourra  s'élever  le  moindre  doute, 
à  conclure  par  le  conseil  de  la  sagesse  : 

Abstine  et  sustine. 


La  jurisprudence,  en  matière  de  tableaux  et  d'ob- 
jets d'art,  est  régie  par  l'article  423  du  code  pénal. 
Dans  certains  cas  déterminés,  la  loi  du  y  février  1805 
le  remplace  en  l'aggravant  : 

«  Quiconque  aura  trompé  Tacheteur  sur  le  titre 
des  matières  d'or  ou  d'argent,  sur  la  qualité  d'une 


556  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

pierre  fausse  vendue  pour  fine,  sur  la  nature  de 
toutes  marchandises.  .  sera  puni  de  l'emprisonne- 
ment pendant  trois  mois  au  moins,  un  an  au  plus, 
et  d'une  amende  qui  ne  pourra  excéder  le  quart  des 
restitutions  et  des  dommages-inlérêls,  ni  cire  au- 
dessous  de  cinquante  francs.  » 

C'est  net,  clair  et  précis. 

Certes,  l'arsenal  des  lois  offre  encore  beaucoup 
d'autres  dispositions  pour  réprimer  la  fraude.  Les 
lois  sur  la  contrefaçon,  celles  sur  la  concurrence  dé- 
loyale et  les  marques  de  fabrique,  l'article  405,  qui 
punit  l'escroquerie,  les  dispositions  rigoureuses  qui 
atteignent  le  faux,  toutes  ces  mesures  pénales 
peuvent,  à  l'occasion  et  nous  le  verrons,  être  invo- 
quées par  les  amateurs  lésés.  Mais  elles  se  prê- 
tent, presque  toujours,  à  de  sinueuses  interprétations 
Avec  des  maîtres  filous  habitués  à  passer  entre  les 
mailles  du  code,  mieux  vaut  s'en  tenir  à  l'article  423  : 
tromperie  sur  la  marchandise  vendue. 

Malheureusement,  pour  que  le  tribunal  puisse 
agir,  il  faut  : 

1"  Qu'il  y  ait  eu  vente  effectuée  ; 

2°  Qu'il  y  ait  un  plaignant. 

Or,  comme  les  collectionneurs  tiennent  beaucoup 
plus  à  leur  réputation  de  connaisseurs  qu'à  leur 
argent,  les  plaintes  sont  extrêmement  rares,  et  le 
législateur  s'est  vu  obligé  de  donner  de  nouvelles 
armes  à  la  vindicte  publique. 

C'est  ce  qui  a  amené,  sur  la  proposition  de  M.  Julien 
Goujon,  le  vote  de  la  loi  de  1895,  reproduisant,  sans 
y  rien  changer,  le  texte  d'une  proposition  de  loi  dé- 
posée dix  ans  auparavant  par  M.  Bardoux. 

Article  1.   —  Seront  punis  d'un  emprisonnement 


APPENDICE  557 

d'un  an  au  moins  et  de  vingt  ans  au  plus,  et  d'une 
amende  de  16  francs  au  moins  et  de  3  000  francs  au 
plus,  sans  préjudice  des  dommages-intérêts,  s'il  y  a 
lieu:  1°  Ceux  qui  auront  apposé  ou  fait  apparaître 
frauduleusement  un  nom  usurpé  sur  une  œuvre  de 
peinture,  de  sculpture,  de  gravure  ou  de  musique  ;  — ■ 
ceux  qui,  sur  les  mêmes  œuvres,  auront  frauduleu- 
sement et  dans  le  but  de  tromper  racheteur  sur  la 
personnalité  de  l'auteur,  imité  la  signature  ou  un 
signe  adopté  par  lui. 

Art.  2.  —  Les  mêmes  peines  seront  applicables  à 
tout  marchand  ou  commissionnaire  qui  aura  sciem- 
ment recelé,  mis  en  vente  ou  en  exposition  les  objets 
revêtus  de  ces  noms,  signatures  ou  signes. 

Art.  3.  —  Les  objets  délictueux  seront  confisqués 
et  remis'au  plaignant,  ou  détruits  sur  son  refus  de 
les  recevoir. 

Art.  4.  — La  présente  loi  est  applicable  aux  œuvres 
non  tombées  dans  le  domaine  public,  sans  préjudice 
pour  les  autres  de  l'application  de  l'article  423  du 
code  pénal. 

Art.  5.  —  L'article  4G3  du  code  pénal  s'applique 
aux  cas  prévus  par  les  articles  1  et  2. 

C'est  par  l'étude  de  ces  dispositions  que  nous  al- 
lons commencer  notre  petit  cours  de  jurisprudence  à 
l'usage  des  amateurs,  et  nous  prendrons  pouj-  guide 
le  trèsremariiuable  ouvrage  que  M.  Edouard  Copper, 
docteur  en  droit,  vient  de  publier  sur  la  matière, 
V Art  et  la  loi,  Irailé  des  questions  juridiques  se  ré- 
férant aux  artistes  et  aux  amateurs,  éditeurs  et  mar- 
chands d'œuvres  d'arl  (1).  L'ouvrage  tient,  et  au  delà, 

(1)  Pedone,  édilcur,  13,  rue  Soufflot,  Paris,  1903. 


558  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

les  promesses  de  son  litre.  Il  doit  avoir  sa  place  dans 
toutes  les  bibliothèques  des  collectionneurs. 


Le  simple  exposé  de  la  loi  de  1895  montre  en  quoi 
elle  dilTère  de  l'article  423. 

Plus  n'est  besoin  de  vente  efTeclive.  L'apposition 
seule  de  la  signature  est  considérée  comme  délic- 
tueuse. Nulle  nécessité  non  plus  d'un  plaignant.  La 
procédure  est  au  criminel,  le  parquet  peut  poursui- 
vre d'office. 

On  voit,  en  même  temps,  combien  nous  sommes 
loin  des  peines  anodines  réservées  à  la  contrefaçon 
et  à  l'usurpation  de  nom  sur  un  produit  fabriqué.  Un 
an  à  cinq  ans  de  prison,  seize  à  trois  mille  francs 
d'amende  !  Cela  peut  faire  réfléchir  un  imposteur  ! 

Malheureusement,  le  caractère  de  cette  loi  tend 
surtout  à  protéger  les  artistes  et  la  propriété  artisti- 
que. Elle  ne  vise  que  les  tableaux,  dessins,  gravures, 
sculptures,  et,  à  la  rigueur,  certains  objets  d'art  si- 
gnés. Gomme  la  propriété  artistique,  elle  ne  concerne 
que  les  œuvres  d'auteurs  vivants  ou  décédés  depuis 
moins  de  cinquante  ans. 

C'est  donc  l'infime  minorité  des  truquages  qui 
tombe  sous  le  coup  de  ses  dispositions,  et  l'on  peut 
déplorer  les  scrupules  du  législateur  qui  l'ont  fait 
s'arrêter  en  si  beau  chemin. 

Le  faussaire  qui  signe  un  Rembrandt  de  1634  n'est- 
il  donc  pas  aussi  coupable  et  plus  dangereux  que 
celui  qui  appose  sur  une  copie  le  nom  d'Harpi- 
gnies  ou  de  Bonnat  ?  Ces  maîtres  ou  leurs  amis  peu- 
vent dénoncer  la  fraude.  Personne  n'a  qualité  pour 
ven^f»'  la  mémoire   des  grands  morts  et  empêcher 


APPENDICE  559 

une  fructueuse  el  scandaleupeprofanatlon.  Ce  devrait 
èlre  à  la  loi  de  prendre  leur  cause  en  mains. 

Les  artistes  vivants,  du  moins,  n'ont  pas  à  se  plain- 
dre. Le  législateur  les  a  bien  traités.  Non  seulement 
les  faussaires  sont  frappés  des  peines  sévères  réser- 
vées à  l'escroquerie,  mais  encore  les  marchands  ou 
commissionnaires  qui  recèlent,  mettent  en  vente  ou 
exposent  les  œuvres  estampillées  d'une  signature 
artificielle  sont  réputés  complices  du  délit.  Ils  encou- 
rent le  même  châtiment. 

Grâce  à  cette  sage  mesure,  on  arrive  fatalement  à 
découvrir  l'auteur  du  délit.  Le  détenteur  de  l'œuvre 
fausse  se  voyant  présumé  l'auteur  de  la  fraude,  in- 
dique la  tierce  personne  qui  lui  a  remis  le  tableau. 
De  marchand  en  marchand,  on  remonte  au  falla- 
cieux signataire.  Autrement,  la  loi  resterait  illusoire, 
les  flibustiers  qui  signent  des  Millet,  des  Corot  ou 
desTroyon  ne  choisissant  pas  la  place  de  laConcorde 
pour  procéder  à  leur  coupable  opération. 

Ainsi,  pour  les  artistes,  pas  d'hésitation  possible. 
S'ils  découvrent  dans  une  vitrine  ou  dans  une  expo- 
sition quelconque  une  de  leurs  œuvres  signée  d'un 
autre  nom  que  le  leur,  ou  s'ils  voient  leur  signature 
sur  une  œuvre  qui  n'est  jamais  sortie  de  leurs  mains, 
ils  doivent  adresser  immédiatement  une  plainte  au 
procureur  de  la  République  contre  le  possesseur  de 
l'œuvre.  Ce  magistrat  obtempérera  sans  tarder  à  cette 
plainte  motivée  et  instruira  l'affaire  à  l'encontre  du 
possesseur  visé,  sauf  à  ce  dernier  à  exciper  de  sa 
bonne  foi  et  à  déclarer  de  qui  il  tient  l'œuvre  fraudu- 
leuse. Le  coupable  ne  saurait  échapper. 

Les  amateurs  ont-ils  les  mêmes  avantages  à  tirer 
de  la  loi  de  1895? 

Evidemment  non.    Le  simple  bon    sens   indique 


560  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

qu'ils  ne  pourront  y  avoir  recours  que  dans  des  cas 
1res  limités.  Cependant,  un  collectionneur  qui  vient 
d'acheter  une  œuvre  non  tombée  dans  le  domaine 
public,  un  pastel  faussement  signé  Millet,  par 
exemple,  a  tout  avantage  à  en  profiter.  Il  pourrait 
poursuivre  son  marchand  en  vertu  de  l'article  423, 
puisqu'il  y  a  eu  vente  cfîcclive;  mais,  comme  Millet 
est  mort  depuis  moins  de  cinquante  ans,  il  lui  est 
permis  de  porter  plainte  au  parquet  contre  son  trop 
ingénieux  fournisseur. 

Il  y  gagnera  une  notable  économie  de  frais,  une 
accélération  sensible  de  procédure,  et  en  cas  de  con- 
damnation, une  aggravation  considérable  de  peines 
contre  son  mystificateur. 

Dans  d'autres  cas,  il  n'a  pas  le  choix,  et  la  loi  de 
1895  seule  lui  permet  de  réprimer  certaines  fraudes 
préjudiciables  à  ses  intérêts.  C'est  ce  qui  arrive  quand 
l'amateur,  possesseur  d'une  œuvre  originale  non 
tombée  dans  le  domaine  public,  en  découvre  une 
copie  frauduleusement  signée  du  nom  du  véritable 
artiste.  L'article  423  ne  peut  lui  servir,  puisqu'il  n'y 
a  pas  eu  vente,  mais  il  peut  porter  plainte  au  par- 
quet et  faire  poursuivre  le  fraudeur  en  vertu  de  la 
loi  de  1895.  il  obtient  ainsi  réparation  du  préjudice 
causé  à  son  œuvre  originale  par  l'exposition  et  la 
mise  en  vente  d'une  copie  souvent  mauvaise  et  affi- 
chée à  vil  prix. 

Bien  plus,  certains  auteurs  affirment  qu'un  ama- 
teur peut  porter  plainte  et  arguer  une  œuvre  de  faux, 
sans  avoir  à  justifier  d'aucun  intérêt  pécuniaire  ou 
pécuniairement  appréciable.  Un  simple  curieux,  dé- 
couvrant à  la  vitrine  d'un  marchand  ou  dans  une 
exposition  précédant  une  vente,  un  tableau  notoire- 
ment  apocryphe,  peut  protester  dans  un   but  de 


APPENDICE  561 

moralité  publique  et  arrêter  un  truquage  éhonté. 

«  S'il  dénonçait  au  procureur  de  la  République  ce 
fait  illicite,  dit  M.  Copper,  l'engageant  à  faire  respec- 
ter la  loi  de  1895  et  à  faire  saisir  entre  les  mains  du 
commissaire-priseur  l'œuvre  frauduleuse,  nous  esti- 
mons que  le  procureur  de  la  République  devrait, 
sans  tarder  une  minute,  obtempérer  à  cette  plainte 
motivée  et  instruire  l'affaire.  » 

C'est  peut-être  beaucoup  compter  sur  le  zèle  de 
dame  Thémis,  et  nous  engagerions  fort  un  amateur 
à  y  regarder  à  deux  fois  avant  d'écrire  une  dénoncia- 
tion mal  fondée  dont  le  sort  le  plus  heureux  serait  de 
rester  sans  effet,  à  moins  qu'elle  ne  se  retournât  contre 
son  auteur. 

En  fait,  quoique  d'apparence  très  efficace,  la  loi 
de  1895  n'a  pas  donné  les  résultats  que  le  législateur 
en  pouvait  attendre.  Le  nombre  des  affaires  de  fraudes 
artistiques  instruites  depuis  dix  ans  se  réduit  à  pres- 
que rien.  Un  faux  tableau  n'est  pas  un  délit  patent 
et  un  commissaire  de  police  n'est  pas  forcément  ex- 
pert en  art.  Pour  que  le  parquet  puisse  poursuivre, 
il  faut  qu'on  lui  signale  et  qu'on  lui  prouve  le  tru- 
quage :  c'est  ce  qui  arrive  fort  rarement. 

Les  artistes,  par  nature,  se  montrent  assez  insou- 
cieux de  leurs  intérêts.  Quand  ils  quittent  l'atelier, 
ce  n'est  pas  pour  aller  s'enfermer  à  l'hôtel  Drouot 
ou  faire  une  tournée  chez  les  marchands  de  tableaux. 
Si  le  hasard  les  met  en  présence  d'une  œuvre  fausse- 
ment signée  de  leur  nom,  ils  jettent  feu  et  flamme, 
jurentdc  tirer  une  vengeance  éclatante,  puis  reculent 
devant  une  lettre  à  faire  ou  une  démarche  à  tenter. 

Quant  aux  amateurs,  s'ils  hésitent  à  se  plaindre 
d'un  vol  qui  vient  de  faire  à  leur  bourse  une  saignée 
cuisante,    comment    voulez-vous     qu'ils    prennent 

24. 


562  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

l'alarme  devant  un  faux  qui  ne  les  regarde  pas  et  que, 
par  simple  amour  de  la  morale  artistique,  ils  aillent 
s'armer  d'un  fouet  vengeur? 

De  temps  à  autre,  on  entend  donc  parler  au  Palais 
de  la  loi  de  1895.  Dans  ces  audiences-là,  on  ne  voit 
jamais  figurer  de  plaignants  :  aus^i,  bien  souvent,  les 
accusés  s'en  tirent  à  bon  compte. 


Laissons  donc  de  côté  les  cas  très  particuliers  où 
la  loi  de  1895  trouve  son  application  et  rentrons  dans 
la  généralité  des  truquages,  qu'ils  s'appliquent  aux 
meubles,  aux  tableaux,  aux  porcelaines  ou  même 
aux  limbres-poste. 

Lorsqu'un  collectionneur  s'aperçoit  qu'il  vient 
d'èlre  trompé,  après  le  premier  frémissement  de 
colère,  il  éprouve  presque  en  même  temps  un  double 
désir  :  faire  annuler  son  achat  et  voir  punir  son  mysti- 
ficateur. 

De  ces  deux  souhaits,  très  naturels,  le  premier  seul 
est  relativement  facile  à  réaliser.  Le  second  reste 
presque  toujours  illusoire. 

L'article  423,  remarquons-le,  s'applique  aux  ma- 
landrins qui  apposent  sur  les  œuvres  d'art  de  fausses 
marques  et  de  fausses  signatures.  Il  ne  vise  pas, 
comme  la  loi  de  1893,  les  marchands  ou  les  déten- 
teurs d'objets  apocryphes.  Or,  allez  donc  découvrir 
la  main  qui  a  tracé  cette  audacieuse  signature  de 
Rembrandt  ou  le  fer  qui  a  imprimé  sur  cette  com- 
mode la  marque  à  feu  de  Riesner  ?  Le  vendeur 
excipera  hautement  de  sa  bonne  foi.  Or,  le  doute 
profite  au  défendeur  :  quatre-vingt-dix-neuf  fois  sur 
cent,  il  échappera  à  toute  peine  afflictive. 


APPENDICE  563 

D'ailleurs,  les  pirates  de  la  curiosité  se  gardent 
bien,  la  plupart  du  temps,  d'apposer  des  marques  ou 
des  signatures  qui  pourraient  les  faire  prendre.  N'est- 
il  pas  plus  adroit,  au  lieu  de  signer  une  toile,  de 
mettre  le  nom  sur  le  cadre?  Les  deux  lettres  finales 
0  T,  au  bas  d'un  paysage  dans  le  goût  du  maître  de 
Ville-d'Avray,  ne  valent-ellespas  autant,  comme  nous 
l'avons  vu,  que  la  signature  Corot? 

Essayez  donc  de  faire  condamner  des  matois  de  cet 
acabit.  Vous  y  perdrez  votre  temps  et  votre   argent. 

Au  contraire,  si  vous  pratiquez,  ne  pouvant  faire 
autrement,  le  pardon  de  l'offense,  et  si  vous  vous 
contentez  de  poursuivre  la  résolution  du  marché,  les 
moyens  pour  y  arriver  sont  nombreux. 

Le  code  civil  (art.  1109)  dit,  en  effet,  qu'une  vente 
est  nulle  si  le  consentement  du  vendeur  a  été  donné 
par  erreur,  extorqué  par  violence  ou  surpris  par  dol. 

Laissons  de  côté  la  violence  qui  n'est  point  encore 
entrée,  à  notre  connaissance,  dans  le  doux  pays  de 
la  curiosité.  Reste  l'erreur  et  le  dol. 

L'erreur  est  une  cause  de  nullité  lorsqu'elle  porto 
sur  la  substance  même  de  la  chose  vendue.  Naturel- 
lement, en  fait  d'objets  d'art,  il  ne  peut  s'agir  seule- 
ment de  qualités  matérielles,  c'est-à-dire,  pour  un 
tableau,  d'être  une  peinture  sur  toile  ou  sur  panneau, 
pour  une  commode,  d'avoir  des  tiroirs,  un  dessus  de 
marbre  et  des  garnitures  de  bronze.  Les  qualités 
substantielles  visées  par  la  loi  sont  l'origine  et  l'au- 
thenticité, ou,  si  l'on  préfère,  la  garantie  d'époque, 
d'attribution,  ou  de  signature  qui  ont  décidé  le  co'^- 
lectionneurà  conclure  son  achat. 

En  pratique,  ce  sontles  termes  du  reçu  qui  servent, 
de  base  d'appréciation.  Peu  importe  qu'il  ne  spéiifie 
pas   la   promesse  formelle   de  garantir  l'acquéreur 


564  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

contre  tout  défaut  d'authenticité.  Le  fait,  pour  le 
marchand,  de  mentionner  que  l'objet  vendu  est  de 
tel  maître  ou  de  telle  époque,  affirme  suffisamment 
l'intention  des  parties  de  considérer  cette  qualité 
comme  essentielle.  Pour  que  le  vendeur  soit  dé- 
gagé de  toute  responsabilité  vis-à-vis  de  l'acheteur, 
il  faudrait  que  le  contrat  stipulât  expressément  une 
vente  «  sans  garantie  ».  Autrement,  la  présomption 
est  que,  par  son  silence,  il  garantit  l'aulhenticité  et 
l'époque. 

Dès  lors,  on  comprend  l'importance,  pour  l'ama- 
teur, de  se  faire  délivrer  un  reçu  en  règle,  et  pour 
les  truqueurs,  d'esquiver  celte  garanlie,  tout  en  ayan! 
l'air  de  la  donner  afin  de  ne  pas  effaroucher  l'ache- 
teur. 

Aucun  d'eux  ne  mettra  sur  sa  facture  «  sans  garan- 
tie d'aucune  sorte  »,  mais  il  aura  Fart  d'employer 
des  formules  ambiguës  qui  ne  jetteront  pas  de  doute 
sur  l'authenticité  de  l'objet  qu'il  vend,  mais  le 
couvriront  lui-même  vis-à-vis  de  la  loi. 

Lisez  donc  bien  votre  quittance. 

Un  tableau  facturé  «  ancien  »  ne  garantit  ni  la  si- 
gnature, ni  lattribution  d'auteur.  «  Attribué  à  »  est 
une  formule  de  non  garantie,  à  moins  d'erreur  gros- 
sière ou  d'escroquerie,  tel,  par  exemple,  un  tableau 
moderne  attribué  à  Murillo.  De  même,  le  libellé  : 
«  Vendu  un  tableau  signé  de...  «laisse  supposer  l'in- 
tention de  ne  pas  garantir  l'authenticité,  ou  pour  les 
objets  d'art  «  vendu  tel  qu'il  se  comporte  »  et  «  bien 
connu  de  l'amateur.  » 

Faute  d'un  reçu  explicite,  l'acheteur  est  désarmé. 
A  plus  forte  raison,  pour  les  achats  qui  n'ont  donné 
lieu  à  aucun  écrit,  et  qui  ont  eu  lieu  en  l'absence  de 
témoins.  Comment,  en  effet,  pourra-t-il  prouver  que 


APPENDICE  5G5 


l'œuvre  d'art  qu'il  représente,  atteinte  de  vice  rédhi- 
bitoire  et  substantiel,  est  bien  celle  vendue,  si  le 
marchand  le  nie  ?  Sa  seule  ressource  sera  de  déférer 
le  serment  au  vendeur.  Le  bon  billet  qu'il  aura  là  ! 


Supposons  donc  que  vous  ayez  en  poche  une  fac- 
ture acquittée  et  suffisamment  explicite.  Qu'allez- 
vous  faire  lorsque  vous  aurez  la  preuve  de  la  four- 
berie de  votre  marchand  ? 

Bien  entendu,  si  la  vente  a  été  faite  à  crédit,  vous 
ne  paierez  rien  et  vous  ferez  signifier  à  votre  vendeur, 
par  exploit  d'huissier,  à  avoir  à  reprendre  sa  mar- 
chandise. S'il  refuse,  ce  sera  à  lui  de  vous  actionner 
pour  refus  de  paiement.  Pour  sortir  victorieux  de  la 
lutte,  vous  n'aurez  qu'à  établir  devant  le  tribunal  les 
cas  de  nullilé  de  la  vente. 

Or,  dans  la  pratique,  l'acheteur  se  trouvera  rare- 
ment dans  une  situation  aussi  avantageuse,  les 
marchés,  dans  la  curiosité,  se  faisant  très  souvent  au 
comptant,  ou  par  chèque  à  vue. 

Lorsque  vous  vous  apercevrez  de  la  tromperie,  le 
marchand  aura  votre  argent,  et  vous  sa  pseudo- 
œuvre  d'art.  Il  s'agit  donc  d'opérer  l'échange,  et 
comme  le  joueur  de  muscade,  de  faire  rentrer  le  ros- 
signol dans  sa  cage  et  l'argent  dans  votre  bourse. 

Assurez-vous  bien,  tout  d'abord,  que  vous  n'avez 
pas  trop  attendu  et  que  vous  êtes  encore  dans  les 
délais  légaux.  Les  délits  réprimés  par  la  loi  de  1895 
se  prescrivent,  comme  ceux  d'escroquerie,  par  un 
intervalle  de  trois  ans.  Au  bout  de  ce  temps,  ils 
échappent  à  toute  poursuite  correctionnelle.  L'action 
en  nullité  pour  erreur  sur  la  substance  peut  être 


568  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

exercée  pendant  dix  ans.  Mais,  s'il  s'agit  de  «  vices 
cachés  »,  la  loi  exige,  sans  préciser,  que  Taclion  ait 
lieu  dans  un  «  bref  délai  ». 

Ce  n'est  pas  tout. 

Si  vous  êtes  dans  les  délais  normaux,  il  vous  faut 
encore  savoir  si  votre  vendeur  est  solvable.  Combien 
d'amateurs  ont  acheté  ainsi  à  des  brocanteurs  étran- 
gers et  de  passage,  ou  à  des  courtiers  n'ayant  aucune 
surface  !  Pour  ceux-là,  ils  n'ont  qu'à  se  frapper  la 
poitrine  en  faisant  :  «  par  ma  très  grande  faute  »  et 
à  passer  leur  achat  au  compte  profits  et  pertes. 
L'affaire  est  classée. 

Au  contraire,  s'il  s'agit  d'un  antiquaire  ayant  pi- 
gnon sur  rue,  vous  devez  essayer  d'arriver  à  une  ré- 
solution du  contrat  par  voie  amiable,  en  lui  propo- 
sant, par  exemple,  de  choisir  des  experts  pour  tran- 
cher le  différend.  S'il  refuse,  allez  trouver  un  avoué 
et  faites  intenter  une  procédure  civile.  Votre  rôle 
est  fini.  Celui  de  votre  avocat  commence. 


Je  l'ai  dit,  et  je  le  répète.  Soyez  deux  fois  sûr 
avant  de  vous  lancer  dans  le  maquis  de  la  procé- 
dure. Ne  vous  embarquez  pas  avant  d'avoir  pour 
vous  dix  preuves  pour  une,  car  môme  un  document 
en  règle  sera  discuté  par  votre  adversaire,  et  il  vous 
faudra  établir  qu'il  constitue  une  preuve  de  vente 
avec  garantie.  A  chaque  pas,  vous  allez  vous  trouver 
en  face  de  difficullés  nouvelles  d'interprétation. 

En  voici  quelques-unes. 

S'il  s'agit  de  la  fausseté  d'une  signature  ou  d'une 
attribution,  il  ne  peut  y  avoir  d'hésilation.  Un  tableau 
est  ou  n'est  pas  de  Delacroix,  une  terre  cuite  est  ou 


APPENDICE  567 

n'est  pas  de  Clodion.  Si  le  marchand  vous  a  vendu 
un  tableau  de  Delacroix,  une  terre  cuite  de  Clodion, 
et  que  les  experts  choisis  par  le  tribunal  s'accordent 
à  refuser  aux  objets  la  paternité  indiquée  sur  la  fac- 
ture, le  contrat  ne  peut  qu'être  résilié. 

Mais  qu'arrive-t-il  pour  des  objets  d'art  vendus 
sans  attribution  d'auteur,  par  exemple  pour  une 
épée,  un  coffret,  une  commode,  un  ivoire,  une  brode- 
rie, un  fauteuil  recouvert  de  tapisserie  ? 

Ce  qui  est  vrai  quant  à  l'authenticité  de  la  signa- 
ture s'applique-t-il  à  l'authenticité  de  l'époque? 
Lorsque  les  parties  n'ont  pas  mis  comme  condition 
essentielle  à  la  vente  que  l'objet  ait  été  exécuté  à  une 
certaine  époque  et  non  à  une  autre,  ce  silence  doit- 
il  faire  du  contrat  une  convention  pure  et  simple  ? 

Evidemment  non,  et  l'intention  des  parties  ressor- 
tira de  certains  faits  concomitants,  particulière- 
ment de  l'élévation  du  prix  stipulé,  qui  n'a  sa  raison 
d'être  que  si  l'objet  possède  certaines  qualités  de 
rareté  et  appartient,  notamment,  à  l'époque  même 
dont  il  porte  le  style.  Le  vendeur  d'une  pendule 
Louis  XVI  soutiendrait  vainement  qu'il  suffit  que  la 
pendule,  livrée  par  lui,  soit  du  style  Louis  XVI,  quand 
la  facture  s'élève  à  une  vingtaine  de  mille  francs.  Le 
prix  seul  indique  que  l'acheteur  a  eu  en  vue  un  objet 
ancien,  fabriqué  sous  le  règne  de  Louis  XVI. 

Malheureusement,  rien  n'est  plus  délicat  que  cette 
appréciation  de  prix.  Lorsque  l'écart  entre  la  valeur 
habituelle  d'un  objet  de  même  nature  et  le  prix  ven- 
du est  considérable,  il  ne  peut  y  avoir  doute.  Un 
Fragonard,  même  présenté  sans  réserves,  fac- 
turé deux  cents  francs,  une  faïence  de  Saint-Por- 
chaire,  vendue  modestement  cent  francs,  supposent 
que  les  parties  savaient  parfaitement  à  quoi  s'en 


568  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

tenir  sur  raulhenticité  des  objets.  Vous  n'aurez  que 
le  droit  de  rire,  si,  comme  cela  s'est  vu,  un  farceur 
met  dans  son  étalage  au  bas  d'un  tableau  cette  pan- 
carte. 

occasion:  Hubert  Robert  authentique.  Prix:  12  fr. 
Valeur  réelle  :  50  francs. 

Quand,  au  contraire,  une  pièce  a  été  vendue  quatre 
à  cinq  fois  sa  valeur  intrinsèque,  la  mauvaise  foi 
de  l'intermédiaire  devient  évidente,  surtout  s'il  s'in- 
titule expert,  et  s'il  ajoute  :  juré. 


En  dehors  de  l'authenticité  et  de  l'époque,  d'autres 
qualités  peuvent  avoir  déterminé  l'achat,  et  leur  dé- 
faut doit  faire  annuler  le  marché,  ou,  tout  au  moins, 
amener  une  diminution  notable  du  prix  de  vente. 

Certains  marchands  de  Paris,  après  avoir  vaine- 
ment cherché  à  vendre  un  objet  d'art,  après  l'avoir 
offert  pour  ainsi  dire  à  tout  venant,  et  en  argot  du 
métier  l'avoir  «  brûlé  »,  s'entendent  avec  un  pseudo- 
amateur de  province,  généralement  propriétaire 
campagnard  à  court  d'argent,  et  lui  envoient,  comme 
nous  en  avons  cité  tant  d'exemples, leur  rossignol  en 
nourrice. 

Survient-il  un  visiteur,  racolé  par  des  hôteliers  ou 
des voituriers  intéressés?  Le  maître  du  logis  fait  ad- 
mirer sonmobilicrhistorique,ses  tableaux  de  famille, 
ses  armes,  ses  tapisseries.  Il  n'aurait  jamais  consenti 
à  s'en  séparer  sans  la  diminution  de  ses  revenus,  la 
mévente  des  vins,  l'insolvabilité  des  fermiers.  Bref, 
devant  une  offre  sérieuse ,  il  se  laisse  fléchir,  et  l'émule 
du  cousin  Pons  emporte  une  œuvre  qu'il  croit  incon- 


APPENDICE  569 

nue  et  qui  a  couru  toutes  les  boutiques  des  bro- 
canteurs- 

Pourra-t-il  obtenir  la  résiliation  du  contrat  ? 

Il  y  parviendra,  très  probablement,  en  prouvant 
que  celle  circonstance  de  provenance  élait  pour  lui 
primordiale,  et  plus  sûrement  encore,  en  indiquant 
les  manœuvres  dolosives  employées  pour  extorquer 
son  consentement.  Il  y  a  eu  fraude  évidente  dans  cette 
mise  en  scène  imaginée  tout  exprès  pour  lui  faire 
acheter  d'un  soi-disant  châtelain  un  fond  de  boutique 
laissé  pour  compte. 

Qu'arrivera-t-il  également  pour  la  vente  d'une 
œuvre  d'art  complétée  ?  Un  chineur  a  écoulé  à  un 
novice  une  lasse  de  Sèvres  surdécorée,  une  esquisse 
portant  le  cachet  de  la  vente  de  Fromentin  et  deve- 
nue, après  un  séjour  dans  un  atelier  de  la  butte, 
un  tableau  complet,  un  meuble  de  Boule  dont  une 
notable  partie  aura  été  refaite.  Le  contrat  va-t-ilêtre 
annulé  de  yluno  ? 

Ici,  aucune  règle  fixe  ne  peut  être  précisée,  s'il  n'y 
a  pas  eu  de  convention  expresse.  Nous  entrons  dans 
la  catégorie  des  retouches,  restaurations,  repeints, 
c'est-à-dire  dans  les  vices  cachés. 


Le  vendeur,  en  effet,  est  obligé,  par  la  loi,  de  ga- 
rantir l'acheteur  contre  tous  les  vices  cachés.  Mais, 
tandis  que  l'erreur  sur  la  substance  entraîne  sans 
discussion  la  résolution  du  contrat,  le  cas  de  vice 
rédhibitoire,  tout  en  pouvant  donner  lieu  au  même 
résultat,  n'oblige,  le  plus  souvent,  le  vendeur  qu'à 
restituer  une  somme  plus  ou  moins  élevée.  En  re- 
vanche, la  preuve  est  plus  facile  à  faire  et  l'action 


570  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

offre  moins  de  difficullés,  car  il  suffit,  ditl'article  1641 
du  code  civil,  «  qu'il  y  ait  eu  dans  la  chose  vendue  un 
défaut  qui  la  rende  impropre  à  l'usage  auquel  on  la 
destinait  ou  qui  diminue  tellement  cet  usage  que 
l'acheteur  ne  l'aurait  pas  acquise  ou  n'en  aurait  Jonné 
qu'un  moindre  prix,  s'il  en  avait  eu  connaissance.  » 

C'est  une  quoslion  d'appréciation.  Le  tribunal  est 
souverain  pour  juger  si  le  vice  était  suffisamment 
caché  et  si  l'acquéreur  ne  pouvait  s'en  apercevoir 
qu'à  l'usage.  Il  est  également  seul  appréciateur  pour 
fixer  le  montant  de  l'indemnité  à  laquelle  le  vice  réd- 
hibitoire  peut  donner  lieu. 

«  On  peut  dire  du  vice  rédhibitoire,  écritîM.Copper, 
qu'il  en  est  comme  des  maladies:  il  y  en  a  d'inoffen- 
sives  pour  lesquelles  il  serait  puéril  de  se  droguer  et 
de  se  confier  à  des  médecins  ;  il  en  est  d'autres  qu'il 
faut  soigner,  mais  dont  on  guérit  aisément;  d'autres, 
quelques  soins  qu'on  ait  pris  à  leur  égard,  vous 
laissent  pour  le  restant  de  vos  jours  affaibli  et  inva- 
lide. Certaines,  enfin,  sont  mortelles.  » 

Ce  qui  signifie  qu'il  y  a  des  vices  tellement  insi- 
gnifiants qu'une  réclamation  à  leur  égard  n'aurait 
aucune  chance  d'être  admise  ;  par  exemple,  un  ta- 
bleau rentoilé,  un  bronze  à  patine  verte  vendu  comme 
patine  médaille.  D'autres  sont  facilement  réparables 
et  la  réparation  se  fera  aux  frais  du  vendeur  ;  un  ta- 
bleau, par  exemple,  qui,  avant  la  livraison,  viendraità 
être  crevé,  sans  que  le  rentoilage  à  effectuer  affecte 
aucune  partie  essentielle  de  la  composition.  Certains 
autres,  sans  porter  sur  la  validité  même  du  contrat, 
ne  sont  pas  guérissables:  le  vendeur,  par  exemple, 
a  faussement  affirmé  qu'une  tapisserie  a  fait  partie 
d'une  collection  célèbre  ou  qu'une  statue  en  marbre 
a  obtenu  une  médaille  au  Salon.  Il  y  am'a  diminu- 


APPENDICE  571 

tion  du  prix  payé.  Eufin,  il  y  a  les  vices  mortels  qui 
se  confondent  pratiquement  avec  l'erreur  de  subs- 
tance. Telle  miniature  du  xviii®  siècle,  qui  à  l'origine 
représentait  une  vieille  femme,  a  été  l'objet  de  re- 
touches si  complètes  qu'on  en  a  fait  le  portrait  de 
M"^  Raucourt.  L'acheteur  s'aperçoit  tardivement  de 
la  mystification.  Il  y  a  lieu  à  une  résiliation  de  vente. 

Quant  au  caractère  occulte  du  vice,  il  varie  selon 
les  connaissances  de  l'acheteur.  Une  reliure  ancienne 
habilement  redorée,  un  tableau  retouché,  une  com- 
mode avec  des  bronzes  modernes,  une  étoffe  reteinte, 
seront  difficilement  admis  comme  vices  cachés  si 
l'acheteur  est  un  amateur  connu,  un  marchand  de 
curiosités,  un  homme  du  métier,  s'intitulant  pompeu- 
sement expert.  Mais  le  tribunal  en  décidera  tout  au- 
trement s'il  se  trouve  en  présence  d'un  acheteur  sans 
connaissances  artistiques  lui  permettant  de  dis- 
cerner ces  défauts  avant  l'achat. 

Dans  aucun  cas,  il  ne  tiendra  compte  des  réserves 
de  non  garantie  ou  des  formules  imprimées  que  cer- 
tains marchands  mettent  en  tête  de  leurs  factures. 
Ce  serait  vraiment  trop  commode  de  s'exonérer  ainsi 
de  toute  responsabilité  ! 


Tout  ce  que  nous  venons  de  dire  pour  les  ventes 
à  l'amiable  s'applique  également  aux  ventes  publi- 
ques. 

Le  vendeur,  lorsque  la  vente  n'est  pas  judiciaire, 
est  tenu  de  garantir  l'acheteur  des  mêmes  qualités 
d'authenlicilé  de  signature,  d'authenticité  d'époque, 
etc.  L'acheteur  aura  même  une  garantie  de  plus,  celle 
du  commissaire -priseur  ou  de  l'expert,  les  réserves 


572  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

générales  insérées  en  petites  lettres  au  début  des  ca- 
talogues et  portant  qu'aucune  réclamation  ne  sera 
admise  après  la  vente,  n'ayant  aucune  force  juri- 
dique. 

Nous  ne  reviendrons  donc  point  sur  nos  pas,  et 
nous  nous  contenterons  de  dire  quelques  mots  de  la 
manière  dont  l'action  doit  être  entamée. 

C'est  toujours  contre  le  commissaire-priseur,  seul 
officiellement  responsable,  que  la  procédure  doit  être 
dirigée,  sauf  à  celui-ci  à  appeler  en  garantie  l'expert 
qui  a  dirigé  la  vente  ou  rédigé  le  catalogue.  Mais  le 
commissaire-priseur  ne  peut  être  actionné  que  lors- 
que le  vendeur  est  inconnu,  insolvable  ou  disparu.  Il 
ne  doit  réparation  que  du  dommage  causé  et  «  ce 
u  dommage,  dit  M.  Copper,  n'existe  que  du  jour  où 
((  il  est  certain  que  le  vendeur  ne  reprendra  pas  l'ob- 
((  jet  d'art  vendu  et  ne  restituera  pas  le  prix  touché. 
«  Cette  certitude  ne  sera  acquise  aux  débats  que 
«  lorsqu'une  action  judiciaire  aura  été  intentée  con- 
«  tre  le  vendeur  et  sera  restée  notoirement  infruc- 
((  tueuse.  » 

Dans  ce  cas,  le  commissaire-priseur  sera  tenu  aux 
mêmes  obligations  que  le  vendeur.  Il  devra  repren- 
dre l'objet  et  restituer  la  somme  versée,  s'il  y  a  erreur 
sur  la  substance,  indemniser  l'acheteur  s'il  y  a  seu- 
lement vice  rédhibitoire.  Il  pourra  même,  dans  cer- 
tains cas,  être  actionné  pour  faute  lourde,  en  vertu 
de  l'article  1382  du  code  civil,  et  condamné  à  des 
dommages-intérêts.  Mais,  dans  la  pratique,  MM.  les 
régents  de  l'hôtel  Drouot  sont  à  l'abri  de  toute  at- 
teinte, sinon  de  tout  reproche. 

Caveant  consules  ! 

C'est  à  l'acheteur  à  prendre  garde  avant  de  risquer 
une  enchère. 


APPENDICE  ^3 

t 

J'ai  fini,  et  au  moment  de  conclure,  me  voici  à  peu 
près  aussi  embarrassé  qu'en  commençant.  Comme  à 
Panurge,  pour  son  mariage,  les  inconvénients  de  la 
chicane  me  paraissent  balancer,  à  quelque  chose  près, 
les  avantages.  Cependant,  lorsque  tous  les  moyens 
de  conciliation  sont  épuisés  et  que  le  marchand  de 
mauvaise  foi  reste  intraitable,  il  faut  bien  en  arriver 
aux  voies  judiciaires. 

Dans  ce  cas,  croyez-moi,  soyez  modeste.  Conten- 
tez-vous d'un  faible  effort  et  du  moindre  résultat. 
Tâchez  d'obtenir,  en  invoquant  l'article  1641  sur  les 
vices  rédhibitoires,  une  indemnité  convenable  ou 
faites  résilier  la  vente  à  l'aide  de  l'article  1109.  Mais 
n'espérez  pas  voir  refermer  les  portes  d'une  geôle 
sur  votre  exploiteur.  Xi  l'article  42.3,  ni  même  la  loi 
de  1895,  ne  vous  vaudront,  en  pratique,  semblable 
satisfaction. 

Pour  réprimer  le  brigandage  de  MM.  les  truqueurs» 
il  faudrait  les  faire  comparaître  devant  un  jury  de 
collectionneurs.  Ils  ne  bénéficieraient  pas  souvent 
de  la  loi  Bérenger. 


FIN 


TABLE  DES  MATIÈRES 


INTHODUCriON 

Les  progrès  de  la  conlrefaron.  —  La  vieille  Iradilion  el 
la  nouvelle  école.  —  De  l'huilé  aux  charnières.  —  M.  Toul- 
/e  mon  Je,  collectionneur.  —  Le  reskiuraleur  a  engendré  le 
truqueur.  —  La  hausse  des  prix  en  a  iiiulliplié  le  nombre.  — 
Le  vrai  antiquaire.  —  liûdulp/ie,  allume  le  fjat.  —  La  curio- 
sité dans  les  meubles.  —  l'oal  ce  qui  est  adjwjé  nest  pas 
vendu.  —    La  réclame    par  le  vol.  —  Se  dit  expert  qui  veut. 

—  Experts-marchands  et  marchands-experts.  —  La  con- 
version du  fonctionnaire.  —  Peinture  trop  noire  ou  trop 
pâle Pag«    5 

LES    ANTIQL'ES 

La  pièce  de  dix  sous  de  M  de  Rolschild.  — Le  masque  de 
terre.  —  Un  antique  du  xvii'  siècle.  — Philippique  de  M.  Furt- 
wàngler,  —  Faux  dieux  et  fausses  déesses.  —  Anubia  et  le 
professeur  Berg.  —  Rayuns  Rœntgen.  —  Terres  cuites  de 
Tanagra.  —  Camille  Lecuyer.  —  La  siccité  des  siècles.  — 
Musée  Campana.  —  Le  vieil  argent  rompt  et  ne  plie  pas.  — 
Potiers  de  Rheinzabern.  —  Fouilles  de  Narce.  —  Bijoux 
de  Grues.  —  Orfèvrerie  de  Boscoreale.  —  Les  ouvriers  de 
San  Angelo.  —  La  terre  de  Virgile  et  de  Pulcinello.  —  Im- 
prudente confiance  de  M.  Biardot.  —  La  Roche  Tarpéienne. 
Page    24 

ARMES   ET   ARMURES 

Quelle  était  l'armure  de  Jeanne  d'Arc  ?  —  La  croisette  de 
Litini.  —  Ancien  musée  de  saint  Thomas  d'Aquin.  —  Ana- 
chronismes  du  catalogue.—  Cotte  de  mailles  de  Monaldeschi. 

—  Cénotaphe  apocryphe.  —  L'armure  des  quatre  points  cardi- 
naux.—  Consultation  sur  l'armurerie. —  Poignards  espagnols 
d'Auvergne.  —  Epée  de  Cambronne,  flamberge  de  l'amiral 
de  Bossu,  giberne  de  la  Tour  d'Auvergne.  —  Monographie 
de  lépée.  —  Corpus  delicti  !  —  La  confusion  des  pomçons. 

—  Surdécoration  et  reconstitution.  —  Modernes  batteurs  de 


TABLE  DES  MATIÈRES  57  r, 

Elate.  —  L'armure  de  Randcar  et  celle  d'Horace  Walpole.— 
'artiste  Gauvin.  —  Aux  disciples  de  sainte  Barbe.  Page    45 

AUTOGRAPHES  ET  MANUSCRITS 

Un  peu  de  graphologie.  —  Les  primitifs.  —  Autographes 
gratuits  et  obligatoires.  —  Dans  Vlsographieel  dans  le  fonds 
Béthune.  —  Le  manuscrit  de  Carmosine.  —  Couplets  du 
marchand  d'autographes.  —  Erreurs  de  Chambry.  —  L'album 
Vrain  Lucas.  —  Imprimé  pris  pour  un  original.  —  Repro- 
ductions photographiques.  —  Fausses  quittances  du 
XVI"  siècle.  —  Secrétaires  de  la  main.  —  Documents  et 
vieilles  chartes.  —  Erudits  mystifiés.  —  Billet  doux  du 
xiii*  siècle.  —  Mon  client  fait  défaut! Page    72 

BILLETS    DE   BANQUE 

Les  plus  précieuses  des  vignettes.  —  Graveurs  ingénieux, 
mais  criminels.  —  Giraud  de  Galebourse.  —  Confection  des 
billets.  —  L'hôtel  de  la  Vrillière.  —  Le  papier.  —  Auto-da-fé 
de  plusieurs  milliards.  —  Contrôle  des  émissions.  —  Modèles 
anciens  et  types  modernes.  —  Napoléon  1!I,  émetteur  de 
faux  billets.  —  Insouciance  du  public.  —  Billets  de  Sainte- 
Farce.  —  Quelques  faussaires  célèbres.  —  La  multiplication 
des  coupures.  —  Qui  casse  les  verres...  les  paye  en  billets 
faux.  —  Comment  reconnaître  la  fraude.  —  Rayez  avec  cinq 
francs.  —  Le  truc  de  Calino \    Page    102 

BRONZES,  PLATRES,  TERRES  CUITES  ET  MARBRES 

Un  intrusau  Louvre.  —  Une  erreur  de  Louis  Courajod.  — 
Les  Ccllini  de  contrebande.  —  lieux  bronzes  de  M.  Tliiers. — 
La  Jeanne  d'Arc  de  Cluny.  —  Méfaits  de  la  galvanoplastie.  — 
Les  bronzes  de  Barye.  —  Surmoulages  en  plâtre.  —  Une 
chasse  aux  pilVerari.  —  Les  sphinx  de  Visseaux.  —  Recetle 
pour  patiner.  —  Les  Clodion  de  la  rue  de  Bondy.  —  Médail- 
lons lie  Nini.  —  Les  exemplaires  de  C.  Balon.  —  L'adorable 
M""  de  la  Reynerie  —  Sculptures  en  pierre  de  Volvic.  — 
Transformation  des  tètes  de  Niobé.  —  La  lectrice  de  Marie- 
Antoinette.  —  A  Versailles.  —  Les  invalides  à  la  tète  re- 
faite     .- Page    125 

CÉRAMIQUES    ET    VERRERIE 

Expertise  par  correspondance.  —  Anciens  et  nouveaux 
prix.  —  L'honnête  province?  —  Epis  de  faîtage.  —  Le  crabe 
de  Palissy.  —  Charles  Avisseau,  de  Tours.  —  Néo-Oirons. 
—  Château-Trompeur.  —  Copie  des  Triomphes  de  Louis  le 
Juste.  —  Autographe  roval  sur  un  vitrail.  —  Tours  du  grand 
\itrarius.  —  Grisailles  de  jadis  et  grisailles  d'aujourd'hui.  — 
Les  plombs.—  Marque  de  Louis  Léveillé.  —  Porcelaine  des 


576  TRUCS  ET   TRUQUEURS 

lades.  —  Le  goût  pompier.  —  Chez  le  barbier,  —  Visite  à 
Cluny.  —  Près  de  Lôwenich  et  de  Schilïa.  -  Rien  que  du 
moderne.  —  Reconstitutions  de  Samson.  —  Les  chefs-d'œuvre 
à  bon  marché Page    149 

CISELLT.E   ET   DORURE 

Deux  paires  d'appliques  contestables  et  contestées.  — 
Enquête  laborieuse. —  Le  flair  du  vieil  ouvrier.  —  Jugemetn 
de  Salomon.  —  Pour  se  procurer,  de  bons  modèles.  — 
L'égratigneur  de  Fontainebleau.  —  Le  Goulhière  de  Dijon. 

—  Analysez  les  bronzes.  —  Montage  ancien  et  montage  mo- 
derne. —  Perfection  de  l'ancienne  ciselure.  —  On  pèle  les 
bronzes  comme  des  pèches.  —  La  dédorure.  —  Un  modèle 
qui  ne  l'est  pas.  —  Les  montures  de  Chine  du  D'  camus. 

—  Une  pendule  qui  fait  des  petits.  —  A  montre  moderne 
vieux  mouvement.  —  Un  maquillage  révolutionnaire.  — 
Bonnet  phrygien  sur  fleurs  de  lys Page    181 

DESSINS,     ENLUMINURES,    MINIATURES 

Le  marchand  de  1652.  —  Atelier  posthume  d'Albert  Durer. 

—  En  voulez-vous  des  Walleau  ?  —  D'après  les  fac-similés.  — 
Les  cachets  des  ventes  après  décès.  —  Le  Tripatouillopolis 
des  maîtres  caricaturistes. —  On  m'a  fuit  dire  des  bclises.  — 
Originaux  phototypés.  —  Gnûli  seaulon.  —  Enlumineurs 
commencement  de  siècle.  —  Les  espaces  blancs  d'un  Tô- 
rence.  —  L'image  de  la  Pucelle.  —  Comment  Philippe 
Le  Bon  entra  de  nos  jours  à  Lille.  —  Portraits  d'aïeux.  —  Chez 
le  minialuiiste.  —  Fécondité  de  Hall.  —  Médée  rajeunissant 
le  vieil  Eson Page    PJ9 

ÉQUIPEMENTS  MILIT.\IRES 

Collectionneurs  de  gloires  militaires.  —  Souvenirs  sans 
prix.  —  Shakos  suisses  et  shakos  français.  —  Défroque  de 
cirque.  —  Cesl  du  vieux  Ihéâlre  !  —  Trombones  devenus 
trompettes.  —  Plaques  lourdes  et  plaques  légères.  —  Sur- 
moulages et  matrices  anciennes.  —  Médailles  de  vétérance. 

—  Le  plan  de  l'arlilleur,  —Boutons  de  Waterloo.  —  Traineur 
de  sabretaches Page    222 


EX-LIBRIS 

Signatures  et  étiquettes.  —  Le  rôle  du  chiffonnier.—  Les 
Sociétés  d'Ex-libris.  —  Un  truqueur  par  trois  collection- 
neurs. —  En  chasse  sur  les  quais.  —  En  sauvageokinl.  — 
Découpages  de  recueils  d'armoiries.  —  Manières  d'utiliser 
les  restes.  —  Retirage  des  vieux  cuivres.  —  Reproductions 
en  héliogravure.—  ÙEx-libris  ana.  —  Marques  imaginaires. 
—Coïncidence  dangereuse.  —  Les  maraschinettes.  Page    236 


TABLE  DES  MATIÈRES  577 


GLYPTIQUE 

Intailles  et  camées.  —  La  parcelle  vaut  le  bloc.  —  L'cme- 
raiide  dePolycrate.  —  Dioscorides.  —  Sceaux  des  empereurs 
romains.  —  Gravures  erotiques  et  pierres  vénérées.  —  Tru- 
quages pratiqués  parle  clci'yé..  — Tailleurs  de  pierres  fines 
à  la  cour  de  France.  —  M-"  de  Pompadour  élève  de  Guay.  — 
Les  répliques  de  l'antiquité  sous  la  Renaissance.  —  Les  si- 
gnatures et  leurs  règles.  —  Camées  maroullés.  —  Transfor- 
mation des  onyx  —  Un  grand  duc  averti.  — Pierres  de  fo/zTe. 

—  Le  mot  de  Gallien.  —  Diagnostic  par  l'œil  et  la  mé- 
moire  Page    218 

GRAVLOES 

Symphonie  en  blanc  majeur.  —  Mezzo-tinle.  —  El  si  je 
veux  cire  trompé?  —  A  malin  malin  et  demi.  —  Désencadrez! 

—  Les  Lavreince  d'hôtel.  —  Hausse  des  gravures  en  couleur. 

—  La  Reichsdruckerel. —  Coloriage  à  lapoupée.  —  La  Chal- 
cographie du  Louvre.  —  Euphémismes  des  catalogues.  — « 
Planches  usées.  —  85  cuivres  originaux  de  Rembrandt.  — 
Fac-similés  d'Amand  Durand.  —  Épreuves  rarissimes  sous 
scellés.  —  Les  grattages.  —  Les  maniaques  de  la  grande 
marge.— Reprises  àla  plume.  —  Nielles  apocryphes.  —  La 
légende  des  portraits Page    262 

INSTRUMENTS  DE    MUSIQUE 

Le  roman  du  clavecin.  —  Stradivarius  de  50  000  francs. — 
Un  Guarnerius  de  15  francs.  —  Violon  sur  mesure.  —  La 
guiterne  du  baron  Davillier.  —  L'honnête  Vuillaume.  — Tol- 
becque.  —  Fabricants  de  vieux  neuf.  —  Du  1725  en  1907.  — 
Contrefaçons  à  grand  orchestre.  —  Demandez  le  catalogue.  — 
La  musette  du  peintre.—  Trop  de  provenances  illuslres'.'  —  Le 
clavecin  du  Petit-Trianon.  —  liPs  harpes  de  Marie-Antoinette. 

—  Elle  jouait  du  piano  forte  !.......    Page    383 


Plus  vite  que  le  calendrier.  —  Procédés  pour  patiner  l'i- 
voire. —  Ecole  d'ivoiriers  en  Allemagne.  —  La  révérende 
mère  complice  sans  le  savoir.  —  Sculpture  rétrospective.  — 
Signes  diagnostiques  de  truquage.  —  Le  bénitier  de  la  cathé- 
drale de  Milan.  —  Un  amateur  qui  sait  se  défendre.  —  Plainte 
au  parquet Page    308 


Le  krach.  —  Lettre  de  Christophe  Colomb.—  Plaquettes  go- 
thiques et  lettres  d'indulgence.—  Se  défier  des  feuillets  isolés. 
—  Interfoliotage.    —  Prix  d'autrefois   et  prix  d'aujourd'hui. 

25 


578  TRUCS  ET  TRUQUEURS 

—  Physiologie  du  bibliophile.  —  Tripatouillage  de  bouquins. 

—  L'hôpital  du  père  Lecureux.  —  Feuillets  refaits.  —  Ama- 
teurs truqueurs.  —  Fausses  éditions  originales.  —  Remboî- 
lages.  —  Tavolette  de  Bucherna  —  Livres  incomplets  — 
Dédicaces  apocryphes.  —  Sophistication  de  reliures.  —  Manie 
des  provenances.  —  Tous  connus!  les  bons  livres  armo- 
riés     Page    320 


MEDAILLES    ET  MONNAIES 

Faux  comme  un  jelon!  —  Médailles  frelatées.  —  Accouple- 
ments monstrueux.  —  Karolus  oméga.  —  Le  fciussaire  du 
Pirce  — Reproductions  de  Liard.  —  Le  tlialer  de  Keutschach. 
— Xumismales,  défiez-vous  de  la  pièce  inconnue.  —  Médailles 
pour  ter.assiers.  —  Tu  quoque  —  L'écu  à  la  mèche.  —  Ex- 
purgez !  —  Le  sac  à  mitrailles Page    345 


Si  les  meubles  pai-laient.  —  Métamorphose  d'une  cré- 
donce.  —  Les  moyenageurs.  —  Mon  banc  gothique.  — 
Sirees  squelettes.  —  Les    commodités    de  la    conversation. 

—  Maquillage  de  la  dorure.  —  La  table  du  maréchal  de 
Piichelieu.- —  La  cuisine  de  la  marqueterie.  —  Maïque  à 
froid.  —  Loyales  copies.  —  En  nourrice.  —  La  stalle  du 
patron  ! Page    358 

OBJETS   DE    VITItlNE,     BIJOUX,     ARGENTEMEj    ORFÈVREBIE 
RELIGIEUSE    ET    ÉMAUX 

Les  cages  à  bijoux.  —  Le  Minotaure  de  la  mode.  — 
Bijoutiers  de  Montmartre  —  Bijoux  pseudo-méi  ovingiens. — 
Un  fermait  républicain.  —  Strass  et  caillou  du  Rhin.  —  Le 
celluloïd  complice.—  Joyaux  populaires.  —  Un  mot  de  Cel- 
lini.  —  Camelots  de  villes  d'eaux  —  Poursuites  en  correc- 
tionnelle. —  Made  in  Germany.  —  Chez  les  Kabyles.  —  Orfè-^ 
vrerie  religieuse.  —  La  loi  de  séj)aration.  —  Thomas  and  C°.  ' 

—  Médaillons  du  château  de  Madiid.  —  Une  châsse  limou- 
sine. —  Porte-lumière  reconstitué  —  Resti'iclion  mentale.  — 
D'après  Philippotaux.  —  Creux  révélateurs.  —  La  coupe  du 
liaion  Pichon  —  Les  émaux  d'Odessa  —  La  tiare  ponli- 
licale Page    3^1 

TABLEAUX    ANCIKNS 

Le  Pactole  roule.  —  Ancien  avant  1800,  moderne  après.  — 
Le  Rembrandt  du  Pecq  —Trop  de  Raphaël.  —  Un  continua- 
teur de  Greuze  —  Watteau  etFrago  de  contrebande.  —  Les 
totonistes.—  Trucs  de  faussaires."—  La  Jouvence  des  pein- 
tres. —  En  voulez-vous  des  primitifs?  —  (;]omplicilé  incon- 
?c  ente  de  la  douane.  —   Comment  on  tourne  la  loi  Pacca. 


TABLE  DES  MATIÈRES  579 

—  On  vous  le  portera.  —  Portraits  d'héritage  —  La  madone 
de  Dresde.  —  Copies  ou  répliques.  —  Les  deux  Marat.  — 
Los  dessous  de  l'atelier  d'Hyacinthe  Rigaud.  —  Verba 
volant Page    420 

TABLEAUX  MODERNES 

Les  vaches  maigres.  —  Au   pays  des  dollars.  —  Trop   do 
Salons.  —  Déluge  de  peintures.  — Commande  par  télégramme. 

—  Tableaux  d'exportation.  —  A  force  de  plumer  la  poule  aux 
oiufs  d'or.  —  La  loi  de  1805.  -•  Harpignies  contrefait.  — 
Comment  on  fait  un  Fromentin  —  Avoir  un  pseudonyme  sans 
le  savoir.  —  Signatures  et  homonymes.  —  Le  0.  T.  —  La  vue 
des  bruyères  appartient  à  tous.  —  Fromentin  dédoublé.  — 
Bouguereau  agrandi.  —  Reflet  révélateur.  —  PropoH  de 
dessjert.  —  Frédéric  Humbert  ou  Roybet.  —  Au  pays  de 
VAnc/élus.  —  Chaplin  et  Millet.  —  Un  Daubigny  qui  revient 
cher Page    418 


TAPISSERIES,   TISSL'S   ET   DENTELLES 

Nids  à  vermine.  —  Les  mignardises  de  Boucher.  Cote 
des  tapisseries.  —  Les  Qiialre  saisons  de  Boucher.  —  Ren- 
trayage  et  décoloration.  —  Restauration  et  ravivage.  — 
Maï-que  des  Gobelins.  —  Ventes  de  copies  sur  expertise 
d'originaux.  —  Vieux  bois  et  tapisserie  moderne.  —  Tu 
peurre  tans  les  ébinards.  —  Pipelet  truque  aussi.  —  Tapis 
en  Espagne.  —  Bourre  révélatrice.  —  Art  récréatif.  —  La 
dentelle  se  meurt.  —  Hostilité  des  couturiers.  —  La  folie 
des  points  anciens.  —  Dentelle  d'imit'Otion.  —  Quelques 
diagnostics.  —  80  millions  de  fabrication  annuelle  —  Pi-is 
au  piège Page    41 9 


LA    TL\I.E 

L'année  de  la  tiare.  —  En  Tauride.  —  Les  fouilles  d'Olbia. 
—  Deux  compères  adroits.  —  Les  voyages  de  la  tiare.  — 
L'aréopage  du  Louvre.  —  Un  achat  de  200.000  francs.  — 
Premiers^bruits  fâcheux.  —  Elina.  —  Devant  le  juge  d'ins- 
truction. —  Un  joyeux  fumiste.  —  Entrée  en  scène  de  Ro- 
dolphe Rouchomowski.  —  Adsiim  qui  feci.  —  Un  ciseleur 
prodigieux.  —  Comment  fut  fabriquée  la  tiare.  —  Un  sarco- 
phage lilliputien.  —  Le  jugement  de  Salomon.  —  Interview 
de  ISL  Clermont-Ganeau.  —  Les  déductions.  —  Les  expé- 
riences.—  Rouchomowski  recommence  son  travail.  —  Saila- 
pharnès  aux  .\rls  décoratifs Page    403 

TIMBRES-POSTE 

Au  British-Museum.  —  Les  vignettes  les  plus  chères  di 
monde.  —  Débuts  de  la  philatélie.  —  La  famille    Bcnoilon 


580  TRUCS  ET  TRUQUI'URS 

-  Douteux  post-office  de  Maurice.  —  Grandes  raretés  im- 
possibles à  imiter.-  Contrefaçons  grossières.  —  Eloge  en 
ve-^  —  Maauillaf'es  de  timbres  vrais.  —  Interview  d  un 
-rand  expert  -  E^lTlgie  renversée.  -  Fabrique  de  filicranes 

-  Fausses  dentelures  et  marges  factices  -  Timbres  bénits^ 
_  Tèle  bêche  de  la  Ilépublique  de  1849.  -  L'ambition  i^erd 
10=  truqueurs.  —  Epreuve  par  leau  bouillante.  -  La  loi  ne 
nunit  pas  les  contrefacteurs  de  timbres  anciens.  -  Concur- 
rence à  la  maison  Symian  et  C'^  -  Des  timbres  faux  p  us 
■edieichés  que  des  vrais.  -  Le  lavage..  -  Légende  des 
pclits  Chinois.  -  Emissions  pour  collectionneurs^  -  Abus 
lies  surcharges.  -  Un  nègre  affranchi    ....    Page    41/ 

CONCLUSION 

T  0=;  vieux  moules  d'étain.  -  De  la  dinanderie  avec  les 
xMPiUos  ca'-^seroles  !  —  Le  ferronnier  ne  reconnaissant  p  us 
4'  œuvres  -Le  c/n-/r/-e  de  ma  Xini.  -  Le  buis  d'Australie. 
Pni"  ,  c  cerf  en  bois.  -  La  céroplastie  italienne.  -  Even- 
r;i,^°_  Cuirs  de  Cordoue  hollandais.  -  Tètes  transposées 
cur  photographies.  -  La  folie  croissante  des  enchères.  - 
ïu'seC  ^ruSenledes  anciens  curieux.  -Les  -op'nles 
coUeclionneront-ils  du  moderne? i 'inC    ou 

APPENDICE 

Faut-il  se  plaindre?  -La  loi  de  1895  protège  les  œuvres  des 
ar  i^ïesvfvaE  s.  -  Rareté  des  cas  où  elle  t'.-ouve  son  applj- 
llCon  -Quid  des  maîtres  anciens  et  des  objets  d  art?  -  Ar- 
f  c'e  4-^3  du  code  pénal  et  article  llU't  du  code  civil.  -  Fai  e.- 
vou.  donner  un  reçu  en  règle.-  Authenticité  d  époque.-  Les 
lentes  publiques.""  -  Responsabilité  du  commissaire  pn- 
leu     -  Soyez  modestes  dans  vos  réclamations.    Page    [>o3 


DIJON,    IMPRIMF.RIE    D.VRANTIERE 


ERRATA 


Pages  Lignes 


14         25  et  ^8     Lire  :  Mûhlbacher. 
141  "23         Bns  de  Nivenlieim,    et  non   de  Nevenheim. 

Suzanne  Jarente  de  la   Reynièro,  et  non  de 
la  Reynerie. 
443  3         Après  le  cachet  du  xve  siècle,  lisez  :  quel- 

ques-uns même  la  croyaient  du  xvie. 
146  25         Rétablir  ainsi    le  texte  :  les  prédictions  de 

Cassandre,  la  fille  de  Priam  etd'Hécube, 
se  sont  moins  souvent  réalisées. 
160  2         Deux  mots  omis  :  centrer  de  très  honnêtes 

industriels. 
Anguis  et  non  unçuis. 
aluit  quae  capra  tonantem. 
Coldoré  et  non  Codoré. 
Lire  :  J'achèterais  bien  ce  tryptique. 
Par  un  autre  et  non  par  un  autre  client. 
30  et  31     Rectifiez  ainsi  :  jusqu'au  jour  où  il  consen- 
tit à  céder  son  ciboire  à  ^L    Werteimer, 
de  Londres,    pour    8000  livres    sterlings. 
Il  est  aujourd'hui  au  Brilish    Muséum. 
485  14         Rétablir  le  texte:  mettre  un  collier  défaus- 

ses perles,  ou  porter  des  fourrures  de  lapin 
La  tient  au  lieu  de  le  tient. 
Rectifiez  ainsi  :  en  plusieurs  colis  sembla- 
bles à  des  sacs  de  pommes  de  terre. 
Mettre  en  bas  de  page   le  renvoi  de  la  page 

519. 
Rai'a  avis,  a  dit  Juvenal  et  non  Horace. 
Vulgum  pecus,  expression  d'un  latin  fantai- 
siste, correctement  sercum  pecus  (Horace, 
Ep.  I,  XIX). 


216 

21 

242 

H 

253 

11 

312 

18 

403 

26 

417 

30  et  ; 

490 

12 

491 

19 

521 

6 

522 

26 

o 


II^L^II^\J|    ^i'a-^*^  I  ■     fjKju  V  -   ■'«•w 


N  Eudel,   Paul^ 

8790  Trucs  ^-3-truouërs 

E8 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
SLIPS  FROM  THIS  POCKET 


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