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in 2010 witli funding from
University of Ottawa
littp://www.arcliive.org/details/trucsettruqueursOOeude
TRUCS ET TRUQUEURS
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
Le Quartier Saint-Pierre, in-8. .... Nantes, Vve Mellini
L'Hôtel Drouot et la Curiosité, 3 vol. . . G. Charpentier et C
La Vente Hamilton, t vol. inSo. . Paris, G. Charpentier et C
Charles Davilller, 1 vol. in-8" . . . Paris, G. Charpentier et C
Aimé Desmottes, 1 vol. in-is Le Puy, Mahchessou fi!
Les Ombres Chinoises de mon père, 1 vol. . .Paris, Rolvetb
Soixante planches d'orfèvrerie, 1 vol. in-4<> . . Paris, Olanti
Pornic et Gourmalon. 1 vol. in-18 Nantes, Scnwc
Les Locutions Nantaises, 1 vol. in-18 .... Nantes. Grimai
Vocabulaire blésois, in-i-2 lUois, MiGAULTet
Collections et Collectionneurs, in-1-2 . Paris, Charpentier et (
Constantinople, Smyrne et Athènes, 1 vol. in-1-2. Paris, Desi
L'Argot de Saint-Cyr, 1 vul. in- 18" . . . Paris, Paul Ollendop
Champfleury, sa vie et son œuvre, 1 vol. in-8* . . Paris, Sap
A La Bourboule, 1 vol. in-is Paris, Paul Ollendor:
Mosaïque, i-'rs, plaquette in-3-2, imprimée pour les anris de l'auteur
Un peu de tout, 2 vol. in-12 Paris, Libraire Molièi
Journal de bord, I vol. in-'.° Savenay, Allah
Le Colonel de Moucheron, in-18 Niort, Clouz(
A travers la Bretagne. 1 vol in-18 . . . Paris, Paul Ollendob
Alexandre Legros, 1 vol. in-8° Vannes, Lafol
Envois d'auteurs. 1 vul. in-12 Issoudun,LÉ;
L'Orfèvrerie Algérienne et Tunisienne, in-S» . Alger, Jourd,
Théâtre, 1 vol. in- 12 Paris, Librairie Molièi
D'Alger à. Bou-Saada. 1 vol. in-12 .... Paris, A. Challam
Mes vingt et un jours à la Bourboule, 1 vol. in-18, Niort, Clouzi
Champfleury inédit, 1 vol. in-12 Niort, Clouz
La Hollande et les Hollandais, 1 vol. in-12 . Paris, Le Soudii
Le Truquage, 1 vol. in-12 Paris, Librairie Molièi
Bibliographie de Royat, I vol. in-lx .... Paris, Le Sounn
Dictionnaire des bijoux de l'Afrique, 1 vol. in-8», Paris, LeroI
Les Prussiens â Cellettes Blois, Migault et]
Chez les Algériens (en pn'parationj
Published december 31-1907, Privilège of Copyright in
United States reserted under the Act approted March 5-1 9(
by F, Detnoly.
DIJON, imprimerie darantiere
PAUL EUDEL
"I
Trucs
et
Truqueurs
Altérations, Fraudes
et
Contrefaçons dévoilées
TROISIEME MILLE
LIBRAIRIE MOLIÈRE
il, RUE RICHELIEU, 17
PARIS
Tous droits de reproduction, de traduction et d'analyse réservés
pour tous les pays, y compris la Suède et Norvège.
IL A KTK TIR1-: DE CET OUVRAGE
TROIS F-XEMPLAIRES SUR PAPIER DU JAPON,
UN EXEMPLAIRE SUR PAPIER WATHMAN,
DEUX EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE,
ET QUATRE EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE COULEUR,
TOUS NUMÉROTÉS A LA PRESSE
A/
'0
AVANT-PPiOPOS
Ma préface ne sera qu'une suite de remer-
ciements à l'adresse de tous ceux qui m'out
prêté leur concours pour mener à bonne fin
ce livre, fruit de longues et patientes recher-
ches.
C'est pour moi, en même temps qu'un
devoir agréable, une véritable satisfaction de
témoiguer, dès la première page, ma grati-
tude au sujet des renseignements écrits ou
des indications verbales que m'ont fournis
sur:
Les A^itiques : M}»!. Glermont-Ganneau,
Frœliner et Boulanger, archéologues d'une
science profonde, D'' Ilanns Gross, juriscon-
sulte à l'Université de Czernowitz ;
Les Armes et les Armitres : M. le colonel
Henry, directeur du Musée d'artillerie et
MM. Charles Buttin, D' Billard, Maurice
1
2 PRÉFACE
IMaindron, qui ont écrit sur ce sujet de re-
marquables ouvrages ;
Les A2itograp1ies: M. Noël Gliaravay, l'ex-
pert en paléographie ;
Les Billets de banque : M. Albert Au petit,
l'un des secrétaires de cette haute adminis-
tration de la Banque de France ;
Les Bronzes : JNOL Paul Marmottan, écri-
vain distingué et collectionneur de la période
napoléonienne ; Laporte, ciseleur d'une
grande habileté;
La Céramique : MM. le général Avon, Otto
von Falke, du Kunstgewerbe-Museum de
Cologne, Edmond Ilaraucourt, directeur du
musée de Cluny; Charles Mannheim, le prince
des experts ;
Les Équipements militaires : MM. Perdriel
et Armand Lévy, très versés en cette spécia-
lité ;
Les Étoffes et les Tapisseries : MM. Guif-
frey, directeur des Gobelins ; Cox, conserva-
teur du musée des tissus de Lyon et Fenaille,
l'auteur d'un excellent ouvrag^e sur les tapis-
series ;
Les Ex-lihris : M. le docteur Bouland,
président de la Société française des collec-
tionneurs d'ex-libris;
PRÉFACE 3
La Glyptique '. MM. E. Babelon, de Tlnsti-
tnt et de La Tour, l'un des conservateurs du
Cabinet des médailles ;
Les Instruments de musique : MM. le comte
Eug-ène de Bricqueville, Cesbron et Fernand
de Léry, haut cotés dans le groupe des ama-
teurs de lutherie ;
Les Vitraux : M. Laumonncrie, l'un de
nos meilleurs peintres verriers ;
Les Livres: MM. Julien Chappée, Jules
Troubat, l'érudil bibliothécaire de la Biblio-
thèquenationale ;
Les Médailles et les monnaies : M. L. For-
rer, de Londres;
Les Meidjles : M. Fernand ^^'illiamson, an-
cien directeur du garde-meuble, etM. Fernand
Roger, expert consultant de l'administralion
des douanes ;
Les Timhres-poste : M. Arthur Maury, le
conseil de tous les philatélistes ;
Les Tatjïéaux anciens : M. Paul Lafond,
directeur du musée de Pau ;
La Législation : M. Edouard Copper-Royer,
juriste distingué, qui a écrit un remarquable
traité de droit sur les contrefaçons artisti-
ques.
Je m'en voudrais enfin de ne pas men-
4 PRÉFACE
donner, dans celle nomenclature des services
rendus, ceux d'un écrivain d'art qui débute
dans la carrière avec une solide érudition,
M. Henri Clouzot, dont je suis heureux d'être
le maître et l'ami, et qui a suivi tout mon
travail comme un collaborateur anonyme ;
A tous enfin, même à ceux que j'ai mis
plus d'une fois à contribution et qui désirent
ne pas être cités, mes plus vifs et mes plus
reconnaissants souvenirs.
Paul EUDEL.
30 octobre 1007.
TRUrS ET TRUQUEURS
INTRODUCTION
Les progrès de la contrefaçon. — La vieille tradition et
la nouvelle école. — De Vhuile aux charnières. — M. Toiil-
le^monde, collectionneur. — Le restaurateur a engendré le
truqueur. — La hausse des prix en a multiplié le nombre. —
Le vrai antiquaire. — Rodolphe, allume le gaz. — La curio-
sité dans les meubles. — Tout ce qui esl adjugé n'est pas
vendu. — La réclame par le vol. — Se dit expert qui veut.
— Exporls-marcliands et marchands-experts. — La con-
version du fonctionnaire. — Peinture trop noire ou trop
pâle.
Depuis vingt-cinq ans qu'a paru mon livre sur le
Truquage, les faussaires n'ont pas désarmé. La con-
trefaçon artistique n'a fait que croître et enlaidir.
Elle s'étale au grand jour, provocante, insolente,
elTrontée, dans la boutique du plus modeste brocan-
teur, commédans l'hôtel princierdugrand marchand.
Tantôt elle règne dans les vitrines du banquier mil-
liardaire, tantôt elle frappe aux portes mômes de
nos musées, et ses entrées y sont si bruyantes
que l'éclat en retentit aux quatre coins du monde.
Ah ! nous sommes loin du temps où, dans le fond
d'un arrière-magasin, le fraudeur novice élaborait
de ténébreuses mais peu dangereuses mystifications!
6 TRUCS ET TRUQUEURS
Où sont-ils ces roués innocents dont Champfleiiry a vn
les derniers représentants, quelques années avanl In
guerre ? Où est-il le galetas habité par la poussièr«
meublé misérablement, où le truqueur romantique, à
la lueur d'une chandelle de six, sur une table boiteuse,
préparait ses tours de passe-passe? Nos modernes
contrefacteurs sont des artistes, de grands artistes
parfois. S'ils n'ont pas pignon sur rue, c'est que
leur métier est de ceux qui exigent un anonymat
prudent.
Mais \icnne une opération un peu trop audacieuse,
une intrigue qui tourne mal, une victime qui crie
assez fort pour que la justice ouvre l'oreille, voilà
un procès retentissant qui soulève un coin du voile et
nous découvre quelle puissance d'organisation,
quelle hardiesse d'action, quel trésor de ruses la
fraude a su mettre à son service.
En vingt-cinq ans, les progrès du mal ont été si
effrayants que, loin d'espérer les enrayer, tout ce que
nous pouvons faire, comme les médecins en présence
de certaines maladies épidémiques, c'est d'essayer
d'en déterminer les causes.
L'amateur, est-il besoin de le dire ? est le premier
artisan de son malheur.
Il n'est pas nécessaire de faire appel à de lointains
souvenirs pour constater quelle transformation radi-
cale s'est opérée dans la physiologie du collection-
neur. Inutile de remonter au cousin Pons, de Balzac,
ou à son prototype Sauvageot, ce musicien de l'Opéra,
qui laissa, malgré la modicité de ses ressources, une
collection évaluée par les conservateurs du Louvre
INTRODUCTION 7
à plus de dix millions. Rcpoiiez-vous simplement aux
croquis tracés, il y a vingt ou vingt-cinq ans, par les
Cousin, les Bauchart, les BonnalTé. Les couleurs du
tableau ont tellement changé, les traits des person-
nages se sont si bien transformés, que la ressem-
blance n'y est plus. Vous vous croyez déjà devant
des portraits historiques.
Au xxe siècle, la passion du bibelot exerce sa tyran-
nie sur toutes les classes de la société. L'amour des
choses anciennes a cessé d'être l'apanage de quelques
chercheurs éclairés. Honnêtes gens plus ou moins
fortunés, ils mettaient leur gloire à découvrir eux-
mêmes les objets de leur choix, se formaient le goût
dans les musées, étudiaient les traités spéciaux, con-
sultaient les érudits, et finissaient presque toujours
par acquérir une compétence honorable. Aujour-
d'hui la collection est devenue un signe extérieur
de richesse, au même titre que les diamants des
théàtreuses arrivées. Quiconque fait fortune dans
les sucres, les pétroles ou les charjjons, éprouve le
besoin de s'entourer des merveilles de l'art et de se
métamorphoser en connaisseur. C'est un vernis qu'il
se donne, une notoriété qui le classe aux premiers
rangs des gens d'élite, grâce au tapage des Exposi-
tions rétrospectives et aux interwiews sensationnelles.
Ne lui parlez pas du bonheur d'acquérir à peu de
frais un gracieux bibelot, longtemps convoité. Il
vous regardera du haut de sa grandeur, avec le mépris
qu'ont les privilégiés du million pour tous ceux qui
ne peuvent mettre des liasses de billets bleus au
service de leur caprice. En revanche, il vous montrera
ses Gobelins, son Titien, son Fragonard, son bureau
de Choiseul, son lit de Diane de Poitiers, son aiguière
d'Oiron, son armoire de Boule ou son armure de
8 TRUCS ET TRUQUEURS
François I**'". Il vous écrasera d'un regard hautain eu
vous promenant devant ses merveilles : « Tachez
donc de m'en montrer autant ! »
Quelle proie facile que ces spéculateurs qui n'ont
de suffisant que leur insuffisance ! Après la Bourse,
pour se distraire, ils font leur station obligatoire chez
leur marchand attitré et dépensent sans compter leurs
bénéfices en achetant des objets d'art.
Sur quoi pourraient-ils baser leur choix? Ils n'ont
aucune connaissance artistique. Ils s'en rapportent
à leurs experts, aux affirmations des catalogues, aux
conseils intéresses de certains amis, ou, parfois,
n'écoutent que leur caprice, ce qui les renseigne
peut-être tout autant.
Un de ces princes de la finance, que le titre d'aca-
démicien porté par feu le baron de Rotschild em-
pêchait de dormir, recevait son pourvoyeur ordinaire
le matin, dans son cabinet, en se chauffant les pieds.
Sans tourner la tête ni interrompre la lecture de ses
journaux, il prenait l'objet derrière son dos :
— Qu'est-ce que c'est?
— Une boîte, répondait le marchand (tabatière,
étui, montre. C'était, pour l'instant, la fantaisie du
collectionneur).
— Combien?
L'expert disait un chiffre.
— Je le garde, le caissier va vous payer.
Ce n'était pas plus long !
De temps à autre, cependant, la négociation
échouait. Le richissime amateur rendait l'objet sans
mot dire. Le vendeur savait toute insistance inutile ; il
INTRODUCTION 9
remportait sa boîte. Un jour, il lui présenta une taba"!
tière magnifique en or, avec compartiments en émail
bleu et sur le couvercle le portrait d'une délicieuse
femme Louis XVI, par Sicardi.
— Combien ?
— Dix mille.
— Je n'en veux pas.
Sans se déranger, le financier repassa la boîte par
dessus son épaule.
Très intrigué, car la pièce était irréprochable et le
client peu habitué à s'arrêter devant l'élévation du
prix, le marchand voulut connaître la cause de son
insuccès. A l'entrevue suivante, il observa le manège.
Il s'aperçut que le financier essayait d'ouvrir les
boîtes. Quand il éprouvait une certaine résistance,
quelque beau que fût l'objet, il ne le trouvait jamais
à sa convenance. L'antiquaire se le tint pour dit.
Depuis lors, il ne manqua jamais, avant de passer
le seuil de son richissime acheteur, de mettre de
l'huile à toutes les charnières.
En même temps que la nature des collectionneurs
changeait, leur nombre s'accroissait d'une façon pour
ainsi dire illimitée. Jadis, en dehors des grands ama-
teurs, célèbres dans l'univers entier, on comptait les
gens de goût qui se livraient à la chasse du bibelot.
Chaque spécialité, tableaux, livres, ivoires, estampes,
porcelaines, avait son groupe de fidèles, petits cercles
un peu fermés où l'on se jalousait ferme, mais où,
du moins, tout le monde se connaissait. On était
« entre soi ».
Aujourd'hui, c'est Monsieur Tout-le-Monde qui
1.
10 TRUCS ET TRUQUEURS
collectionne. Depuis que la mode a décrété de bon
Ion Tamour des vieilleries, on met toute sa maison,
de la cave au grenier, au goût de Favant-dernier
siècle. L'argent qu'on dépensait à renouveler son
mobilier et à s'installer à la moderne, on le porte au
marchand d'antiquités, en lui demandant, comme à
un tapissier, d'improviser un salon Louis XVI, une
salle à manger Henri II, une chambre à coucher
Empire.
— Et surtout, ajoule-t-on, de l'authentique ! Don-
nez-nous des objets de l'époque !
Le mandat est exécuté tant bien que mal. Il n'y
a plus qu'à régler la facture.
Ahl qui nous donnera la statistique, même ap-
proximative, des collectionneurs des deux sexes,
seulement pour Paris, à ce début du xx® siècle ! C'est
la reproduction du Tout-Paris, ce répertoire que
prépare M. E. Renart. Vous ne pouvez plus entrer
dans le moindre intérieur, un peu élégant, sans
trouver de vieilles choses.
Tout ce monde ou tout ce demi-monde, assoiffé de
chic et de chèque, affairé, bourdonnant, capiteux,
ignorant, se bourre la mémoire, sans les comprendre,
de termes récoltés au hasard des soirées ou des vi-
sites, achète par caprice, récolte à tort ou à travers,
encombre ses pièces modern-style de bric à brac
hétéroclite. Il n'a aucune émotion d'art, il est surtout
fier de figurer en bonne place dans le nouvel armoriai
consacré aux collectionneurs.
Le bon bouillon de culture ! Comme l'on comprend
que le microbe du truquage s'y soit développé
INTRODUCTION 1 1
tout à son aise! Mais, hélas! il n'y a pas que l'ama-
teur naïf ou infatué de ses millions qui serve de cible
aux mystificateurs. Les plus fins connaisseurs, les
vieux collectionneurs blanchis sous le harnais, les
conservateurs de musées eux-mêmes, ne sont plus à
Tabri de leurs traits. Pour ceux-là, le maître fourbe
se fait savant, inventeur, sculpteur, ciseleur, mécani-
cien. Il étudie, il analyse, il compare. Il dépense à
ses fraudes plus de génie qu'il n'en faudrait pour
créer une œuvre honnête et authentique. Il devient,
tour à tour, Cellini, Stradivarius, Fragonard, Peni-
caud, Luca délia Piobbia, Clodion, Debucourt, Boule,
Rembrandt, Palissy, Caffieri, Corot. Il est insaisis-
sable. C'est Protée, c'est Janusà deux fronts. — C'est
le truqueur.
Eh bien ! cette fois encore, j'ai le regret de le dire,
les collectionneurs ont eu le sort qu'ils méritaient.
Ce sont eux qui ont fourni des armes à la contrefa-
çon. C'est leur manie de la restauration à outrance,
de la remise à neuf, qui a créé l'art de compléter les
objets. Du complément à la fabrication de toutes
pièces, il n'yavait qu'un pas. Les faussaires l'ont vite
franchi. On peut dire que notre admirable école de
restaurateurs est lancêtre de l'école beaucoup moins
honorable mais presque aussi habile des contrefac-
teurs.
Voyez cet amateur ! Il naime que ce qui reluit.
Chez lui tout est propre. Les émaux sont mastiqués,
les ivoires refouillés, les ors ravivés, l'argenterie asti-
quée, les ébréchures des porcelaines bouchées. Point
de pièces brisées, détériorées ou incomplètes. Il ne
demande pas seulement à son restaurateur une répa-
ration trompe-l'œi!, un travail destiné à rendre à
l'objet son équilibre et son harmonie. Il lui faut un
12 TRUCS ET TRUQUEURS
raccommodage invisible en la vitrine, même pour
les plus fins connaisseurs, une réfection complète,
dans la même matière, avec les mêmes procédés que
Tœuvre originale. Et voilà les André ou les Corplet
qui remettent au four de la terre d'Oiron pour fabri-
quer, avec le vernis, les incrustations, les ornements
en barbotine du maître du xvi* siècle, une anse d'ai-
guière ou un angle de salière.
OE'ivre admirable ! La faïence sort de leurs mains
avec une virginité nouvelle. Vienne une Exposition
rétrospective, elle fait, dans son intégrité retrouvée,
l'admiration de milliers de visiteurs. Nul n'établit
de dilTérence entre le travail du potier de Henri II et
celui de ses continuateurs du xix^ siècle. Bien plus,
l'objet passe à l'Hôtel Drouot, et des enchères retentis-
santes le classent dans les pièces célèbres. Personne
n'aperçoit l'invisible soudure, personne, sauf le tru-
queur qui applaudit au succès de l'opération et qui
en lire une morale à son usage.
— Oui peut le moins peut le plus, se dit il. Puis-
qu'on refait une moitié de faïence sans que les plus
réputés connaisseurs y voient autre chose que du
feu, pourquoi ne pas fabriquer la pièce tout entière?
Il le fait, et les recherches des restaurateurs
pour retrouver les procédés des anciens ouvriers
d'art en émaillerie, en orfèvrerie, en ébénisterie, en
céramique, en lutherie, servent, à l'insu de leurs
auteurs, à inonder le marché de faux émaux, de
fausses tiares, de faux meubles, de fausses faïences,
de faux instruments de musique. Seulement, le tru-
quage y gagne en perfection. Il y a vingt-cinq ans,
on pouvait reconnaître le pastiche. Aujourd'hui, c'est
trop bien fait. Il faut baisser pavillon.
LNTRODUCTION 13
t
La hausse des prix n'a pas été étrangère à ce déve-
loppement irrésistible de la contrefaçon. Bien plus,
elle a été le facteur indispensable.
Au temps où les objets anciens se vendaient moins
cher qu'ils n'auraient coûté à fabriquer, quel avan-
tage un faussaire eût-il trouvé à les imiter? Qui
nurait eu Tidée de truquer, quand les trumeaux de
Boucher s'empilaient à terre, sur les quais, que l'on
vendait pendant un an le mobilier de Versailles, que
l'ameublement doré de Chambord passait aux mains
des regratiers, qui en tiraient l'or en faisant brûler
les bois? Qui aurait songé à faire des meubles de
Boule quand pour 1 661 francs, à la vente Villers,
en 1812, on pouvait avoir « deux riches meubles re-
couverts de marbre bleu lurquin, ouvrant à trois
battants, avec des bas reliefs en bronze représen-
tant Apollon et Marsyas sur le panneau du milieu
et les Quatre Saisons sur les autres <) ? La seule main-
d'œuvre eût coûté dix fois cette somme, même en res-
tant au-dessous du mérite de l'original.
Tant que l'écart entre le prix intrinsèque de
l'objet et sa valeur de curiosité n'a pas augmenté, les
truqueurs ne se sont livrés qu'à de timides mystifi-
cations, faciles à déjouer, car ils ne pouvaient pas
encore payer la faconde ce qu'il fallait, ni employer
des matières coûteuses et rares. Mais le jour où la
valeur artistique a dépassé cent fois le prix de revient,
comme nous le voyons aujourd'hui pour presque
toutes les choses anciennes, le champ s'est ouvert
tout grand devant les contrefacteurs. Ils ont pu,
malgré le renchérissement constant de la main-
U TRUCS ET TRUQUEURS
(l'œuvre, consacrer la somme nécessaire à fabriquer
le vieux neuf avec le même soin, les mêmes pro-
cédés, les mêmes matériaux, qu'aux siècles pas-
sés. Or, comme l'habileté de main de nos ouvriers
d'art n'est pas inférieure à celle de leurs devanciers,
il a suffi d'y mettre le prix pour trouver des Riesener,
des Gouttières et des Caffieri ou tout au moins des
copistes irréprochables de ces maîtres.
Cette remarque s'applique à toutes les branches de
la curiosité. C'est la hausse formidable des prix qui,
non seulement invite les scapins du bibelot à la
fraude, mais encore leur donne les moyens de pous-
ser leurs impostures à la quasi-perfection.
Vers 1882, les augures de la curiosité répétaient
sur tous les tons que les objets d'art avaient atteint
leur maximum.
— Nous sommes à l'apogée, disaient-ils. Les prix
ne peuvent monter.
Ils ont monté, ils monteront encore. h'Escalade et
la Cruche cassée de Debucourt, vendues 5500 francs
à la vente Descloux, en 1889, viennent de faire
23000 francs. Le Départ et F Arrivée de la Diligence,
deux petits tableaux par Leprince, qui avaient été
adjugés 12 200 francs à la vente Miallet en 1902, sont
arrivés à 22500 francs à la vente Mulmacher. La
Promenade, un dessin de Moreau le Jeune, payé 5 100
à la vente Guyot de Villeneuve, en 1900, a réalisé
15 000 francs à la même vente Mulmacher. Deux
fauteuils et deux chaises en bois sculpté et doré, de
l'époque Louis XVI, avec l'estampille pour le service
du roi à Compiègne estimés 5000 francs il y a dix
ans, sont montés à 10 150 francs. En 1906, à la vente
du comte d'Yanville, on a payé 42 500 francs un buste
de Louis XIV, en pâte tendre de Mennecy, qui avait
INTRODUCTION i 5
fait 700 francs à la vente de la marquise de Turgot
en 1887, et 8000 francs un groupe d'enfants à cali-
fourchon sur un chien, de la môme fabrique, adjugé
440 francs à la vente du Sarlel, en 1894.
Et nous ne parlons pas des prix « du bon vieux
temps », comme disent les amateurs ! Nous aurions
trop beau jeu à comparer le presque demi-million
donné par MM. Krammer et Wildensteinpourlei?t//t'i
doux de la vente Crosnieravec les prix d'adjudication
des Frago sous le premier Empire, quand le Verrou
restait à 80 francs à la vente Jourdan, même sous
le second Empire, quand le Portrait de M'"^- de Graf-
figny faisait 51 francs à la vente du comte Thibeau-
deau en 1857 !
Ah ! nos bons compères peuvent jeter l'or à pleines
mains pour faire fabriquer de faux objets d'art ! Quel
que soit le prixqu ils y mettent, ils sont sûrs de ren-
trer cent fois dans leurs déboursés. C'est un place-
ment de père de famille.
Bien entendu, tout n'est pas bénéfice dans l'opéra-
tion. Il y a les risques, les « rossignols », qu'il faut
reprendre à un client trop clairvoyant ou éclairé par
un ami avisé. Il y a les frais de mise en scène, les
voyages à faire exécuter aux objets pour les ré-
importer à Paris avec des étiquettes de chemin de
fer rassurantes, les commissions allouées aux châte-
lains à court d'argent qui prennent en nourrice les
nouveau-nés du truquage et leur donnent l'allure
de loyaux et pieux souvenirs de famille.
Il y a surtout la part à verser aux compères, les dé-
penses énormes de réclame et de publicité, la poudre
16 TRUCS ET TRUQUEURS
aux yeux qu'il faut prodiguer en décor et en mise en
scène.
Le commerce de la curiosité, inutile de le dire, s'est
métamorphosé avec tout ce qui touche à la mode. Le
vieil antiquaire, enfoui, comme un personnage de
Rembrandt, dans sa boutique poussiéreuse, n'est plus
qu'une légende à reléguer dans le môme sac que les
trouvailles dElzévir à cinquante louis dans les boîtes
des quais. Le grand marchand du second Empire
lui-même est un type disparu, un original dont
les contemporains de Cora Pearl et de Marguerite
Hellaniior rap})ellcnt seuls les traits au cercle, pour
éblouir les néophytes.
En voulez-vous un exemple ?
La veille d'un jour de l'an, le père Heimman voit
entrer deux cHenls dans son magasin de la rue Cas-
tiglione. 11 faisait noir : le gaz, par économie, n'était
pas encore allumé. Le réverbère voisin éclairait va-
guement la boutique. Les visiteurs font le tour des
vitrines sans que le marchand quitte sonfauteud. C'é-
tait pourtant Napoléon III, accompagné de son aide
de camp, qui venait choisir un cadeau pour l'im-
pératrice.
L'empereur finit par découvrir dans la pénombre
un assez beau vase émaillé.
— Combien ce vase ?
— Huit mille francs.
— Je le prends, envoyez-le ce soir.
— A qui ?
Silence de l'impérial acheteur.
— Voulez-vous me donner votre adresse ?
— Aux Tuileries.
L'officier se penche vers Heimman et lui souffie :
— C'est l'empereur.
INTRODUCTION 17
Heimman alors de crier à son fils, toujours du fond
do son fauteuil :
— Rodolphe, allume tout de suite le gaz 1
Le type est d'un autre âge.
Le marchand du xx® siècle est un gentleman d'al-
lures anglo-saxonnes. Il habite un hôtel ou tout au
moins un somptueux appartement dans les quartiers
nouveaux. Plus de magasin. Plus d'enseigne. Dans
des salons décorés comme une riche habitation
particulière, un petit nombre d'objets hors ligne at-
tirent l'œil du visiteur. On se croirait chez un ama-
teur qui consentirait à céder, à force d'insistance,
quelques pièces de sa collection à des amis.
Autrefois, chez l'antiquaire en boutique, vous
pouviez avoir des doutes sur certains objets. Ici,
allez donc suspecter ces belles choses, exposées
en pleine lumière, livrées à votre examen sans au-
cune réserve ! Il faut que le marchand soit bien sur
de leur authenticité ou qu'il ait une fière idée du
snobisme et de la naïveté des amateurs pour risquer
cette mise en scène !
Bien entendu, les prix sont en rapport avec le
local. Dans le modeste magasin de jadis, si vous
étiez trompé, vous en étiez quitte pour quelques
billets de cent francs. Ici, Ion ne compte que par
billets de mille. Le progrès est incontestable.
Que voulez-vous? Il faut bien payer les frais géné-
raux. Il en coûtecher pour mettre en valeurdes pièces
douteuses ou maquillées. Les frais de salle à l'Hôtel
Drouot ne se donnent pas. Vous connaissez la re-
celte. On vend à la salle 8 un buste d'Houdon.
18 TRUCS ET TRUQUEURS
Après des enchères acharnées, le marbre est ad-
jugé 55 000 francs à un inconnu. Six mois après, un
financier, visitant un des hôtels les plus hauts cotés
de Bricabracopolis, aperçoit le chef-d'œuvre à la
place d'honneur, sur une console de bois sculpté et
doré Louis XV, tout ce qu'il y a de plus authen-
tique. Le maître du logis fait négligemment, en lui
désignant le buste :
— Vous ne connaîtriez pas quelqu'un qui voudrait
faire une bonne opération ?
— Cela dépend, répond l'amateur.
— Il s'agit de ce marbre. L'un de mes clients que,
par discrétion professionnelle, je ne puis nommer, l'a
payé 55 000 francs sans les frais (excusez du peu !).
Il s'est laissé depuis étriller dans les Sucreries du
jMaroc Je suis chargé de lui trouver acquéreur. II
perdrait volontiers 10 000 francs sur le marché.
Le collectionneur alléché offre vingt-cinq mille
francs et se voit prendre au mot. Le tour est joué 1
Le buste plus ou moins d'Houdon (d'où donc que tu
sors ? dirait un faiseur d'à peu près) a coûté 3000
francs au marchand qui, ne pouvant s'en débarrasser,
Ta envoyé à l'Hôtel Drouot oîi tout ce qui est adjugé
n'est pas vendu. Grâce au concours d'un compère, il
l'a fait monter à 55 000 francs. Son prix d'achat s'est
trouvé grevé des frais de vente d'environ 6 000 francs.
Mais, avec ces 6 000 francs, il a fait coter son marbre,
et l'a vendu 25000.
La comédie varie à l'infini. L^n des plus jolis scé-
narios vient d'être imaginé dans le Nouveau-Monde.
Sur ce marché américain, que nos mystificateurs
INTRODUCTION 19
européens ont trop longtemps considéré comme une
mine inépuisable, et qui commence à prendre lar-
gement sa revanche, un des plus notables marchands
de tableaux avait un Titien difficile à vendre.
L'objet « boudait », pour parler l'argot du métier.
Que fait notre Yankee ?
Il annonce dans les journaux que, pendant la nuit,
la toile a été enlevée de son cadre par un adroit
voleur, et promet une récompense de cinq mille
dollars à celui qui le mettra sur la piste du fdou.
L'information fait le tour de la presse. Les reporters,
qui veulent toujours en savoir plus long que le juge
d'instruction, consacrent des colonnes entières au
Titien, dont ils font une description enthousiaste, et
au voleur dont ils prétendent tous avoir retrouvé la
piste. Pendant un mois, on ne parle que du tableau.
Tout le clan des amateurs est en émoi. Bientôt le
Times et la Gazelle de Cologne reproduisent les
articles des journaux américains. Le Titien volé
occupe les deux hémisphères.
Un an se passe. Un beaujour, le marchand annonce
que le tableau est retrouvé. Il a payé les 5000
dollars de prime à un intermédiaire qui lui a fait jurer
qu'il ne poursuivrait pas le voleur. La brebis égarée
est rentrée au bercail. Chacun peut l'admirer à la
place d'honneur sur un chevalet encadré d'une dra-
perie.
L'habile négociant, on le devine, n'eut que l'em-
barras du choix entre toutes les offres qui affluèrent
dès le premier jour. Il se laissa fléchir. Le Titien
alla faire la gloire d'une des plus riches galeries de
San Francisco, où l'on dit qu'il a disparu, cette fois
pour tout de bon, dans le récent tremblement de
terre.
20 TRUCS ET TRUQUEURS
Fait étrange I
En même temps que le nombre des contrefacteurs
augmentait, celui des experts grandissait, sans que
l'on puisse dire : « Ceci a tué cela », ou tout au moins
l'a enrayé, comme la simple logique le commande-
rait.
Qu'est-ce donc qu'un expert, sinon le connais-
seur au coup d'œil infaillible, versé dans toute la
technique de l'histoire des arts, le limier chargé de
dépister les fraudes, le défenseur du vrai et du beau,
la sentinelle postée à l'entrée de l'hôtel Drouot et
disant au truquage : « Tu n'iras pas plus loin ? »
Au xx^ siècle, se dit expert qui veut. Tous les mar-
chands sont des experts et tous les experts sont mar-
chands. On prend le titre comme on s'intitule archi-
tecte. Cela n'engage pas davantage. Un mot sur une
carte, une adresse au Bottin : vous voilà classé. On
cite môme l'exemple d'un brave homme qui, ayant
emménagé dans un appartement sur la porte duquel
le locataire précédent avait oublié d'enlever la plaque :
Expert, fut choisi par des voisins comme arbitre
dans une contestation de tableaux. Il s'en tira, paraît-
il, à la satisfaction des parties. Il prit goût à la pro-
fession et devint, plus tard, grâce à ce caprice du
hasard, un des maîtres les plus réputés. Risum tenea-
tis, amici.
Champfleury, dans son Hôtel des commissaii^es-
priseurs, disait, voilà trente-cinq ans : « Le dic-
tionnaire qualifie d'expert l'homme qui a acquis par
l'usage la connaissance de son art. Les experts de l'hô-
tel Drouot ne se reconnaîtraient pas dans cette défi-
nition. »
INTRODUCTION SI
La vérité est que nous avons dans chaque spécia-
lité des experts fort habiles, érudits, avisés, très ca-
pables de séparer Tivraie du bon grain, chacun dans
sa spécialité. Celui-ci n'a pas son pareil pour les mé-
dailles, celui-là pour la céramique et les objets de
vitrine ; tel se consacre aux estampes, tel autre aux
livres rarse ; Tun triomphe dans les autographes,
l'autre dans les armes ou la ferronnerie. Voici un
maître pour qui la joaillerie ou l'orfèvrerie n'ont
plus de secrets ; son confrère s'est consacré à la pri-
sée des tapisseries et des meubles des haule.'^
époques. Dans les tableaux surtout, depuis les pri-
mitifs les plus naïfs jusqu'aux impressionnistes les
plus osés, toute une école de priseurs continue digne-
ment les traditions des Gersaint, des Mariette, des
Basan, des Joullain, des Remy, des Pérignon, des
Lebrun, ces inventeurs des ventes et des catalogues
au xvni^ siècle.
Mais si nous avons encore de? juges érudits et im-
partiaux, capables de déjouer les fourberies les mieux
ourdies, ces augures ne prononcent pas assez de
jugements. Il semble qu'ils aient tous un bœuf sur
la langue et que le mot d'ordre de la corporation soit
le silence.
Non seulement vous ne les entendrez jamais dé-
noncer, au nom de la morale publique outragée, un
faux éhonté, aperçu à lélalage d"un confrère, re-
connu dans les vitrines d'un collectionneur ou décou-
vert dans les salles d'un musée national ; mais vous
les voyez encore, dans les ventes qui leur sont con-
fiées, au fendes enchères qu'ils dirigent, fairepreuve
presque toujours d'une réserve excessive.
Je sais bien que le rôle d'Alceste n'est pas facile à
jouer dans le Paris du xx® siècle. Les grands éclats
TRUCS ET TRUQUEURS
d'indig-nation
Que doit donner le vice aux âmes vertueuses
ne sont plus guère de mise à noire époque de scepti-
cisme souriant et gouailleur.
Mais il y a vraiment trop dexperts-marchands
(c'est la quasi unanimité) et partant trop de MM. Josse
toujours disposés à l'indulgence pour l'orfèvrerie
qu'ils ont jadis fournie. Le moyen, lorsqu'un client
vous charge de faire passer sa collection en vente,
destimer 3 000 francs ce que vous lui avez vendu
10 000? On passe l'éponge sur la tare invisible ou si
on la signale, c'est négligemment, au moment de
mettre la pièce sur la table. Le catalogue est muet
sur le défaut.
« N'effrayons pas les acheteurs, le commerce de la
curiosité a déjà trop souffert. »
Et au nom de ce principe, le chœur des experts
répètesur tous les tons : « Pourquoi s'alarmer sans
raison? Y a-t-il donc tant de truquages qu'on veut
bien le dire? On en voit quelques-uns parbleu ! de
temps à autre. Mais ces finesses cousues de fil
blanc ne peuvent tromper personne. Un bon objet
parle de lui-même ».
Ah I le bon billet que voilà !
J'ai connu un érudit admirable, versé dans toutes
les branches de l'art, écrivain délicat et causeur char-
mant, pour qui aucune des branches de la curiosité
n'avait de secrets. Cet homme universel, ce Pic de la
Mirandole de la collection, était conservateur d'un des
plus grands musées de.., mettons de Constantinople.
Tant qu'il resta à son poste, il fut la terreur de la
contrefaçon. De Stockholm à Madrid, de Vienne à
New-York, la bande noire des faussaires trembla de-
INTRODUCTION 23
vant son diagnostic. Pas de semaine où il ne clouAt
un de ces aigrefins au pilori, soit à la Société des An-
tiquaires de Péra, soit à l'Institut de Turquie, soit
dans les grandes revues d'art de l'Empire Ottoman.
Un beau jour, ce fonctionnaire modèle trouva
son chemin de Damas. Il devint marchand à son
tour. Il passa, comme on dit, de l'autre côté du
comptoir. On le vit, alors, remuant des millions,
déterrer dans toutes les mosquées les antiques
objets du culte qu'il connaissait mieux que per-
sonne, puisqu'il les avait fait venir maintes fois aux
Expositions Universelles de Constanlinople. Il eut
pour acheteurs les multimillionnaires. Il devint le
confrère et l'ami des grands marchands. Jadis se-
mant la terreur, il débitait cet axiome à qui voulait
l'entendre: « tout est faux dans la curiosité ». Après
sa conversion, il devint muet comme une tombe, et
quand, par hasard, il desserrait les lèvres, quantum
mutatus ah illo ! transformé comme le plus fier des
Sicambres qui venait adorer ce qu'il avait brûlé, il
répétait à ses clients, pour capter leur confiance :
« chez moi tout est vrai ».
Dans les pages qui vont suivre, je me contenterai
d'exposer impartialement, pour chaque branche de
la collection, les mystifications et les tromperies dé-
couvertes par un vieux collectionneur. Je n'aurai
soulevé cependant que le coin d'un voile. Puissent
mes révélations, qui paraîtront à quelques-uns des
tableaux poussés au noir, ne pas être trouvées des
peintures trop pâles pour nos petits neveux de 1950.
ANTIQUES
La pièce de dix sous de M. de Rotschild. — Le masque de
terre. — Un anlique du xxiV siècle. — Philippique de M. Fuil-
wiingler. — Faux dieux et fausses déesses. — Anubia et le
professeur Berg. — Rayons Rœntgen. — Terres cuites de
Tanagra. — Camille Lecujer. — La siccité des siècles. —
Musée Campana. — Le vieil argent rompt et ne plie pas. —
Potiers de Rheinzabern. — Fouilles de Narce. — Bijoux
de Grues. — Orfèvrerie de Boscoreale. — Les ouvriers de
San Aiigelo. — La terre de Virgile et de Pulcinello. — Im-
prudente confiance de M. Biardot. — La Roche ïàrpéienne.
Des ouvriers ouvraient une tranchée. Gela se voit
lous les jours sur le sol parisien, bouleversé sans
cesse par les travaux du gaz, des égouts ou du mé-
tropolilain.
Celle l'ois, c'était rue Laffitte. Les badauds, — il y
en avait da temps de Rabelais, — entouraient le
talus. Figés sur place, ils regardaient, sans voir, le
trou au fond duquel se passait quelque chose, car il
n y avait de pressés que leurs rangs. C'était pour eux
comme un entr'aete dans le travail quotidien. L'hor-
loge tournait sans perte pour ces gens, la plupart
bien rétribués. Personne, du reste, ne demandait à
quoi devait servir cet abîme infranchissable.
Alphonse Allais passait par là.
— Vous ne savez pas qui fait faire ces fouilles? dit-
il gravement. C'est le baron de Rotschild qui a perdu
une pièce de dix sous!
LES ANTIQUES 25
Celte boutade d'un humoriste, maintes fois ren-
contré au Clial-Xoir lorsque ma demeure, rue Yictor-
.Massé, voisinait avecle cabaret du gentilhomme Salis,
peut servir d'épigraphe au chapitre des fouilles. Trop
souvent, pour des futilités de ce genre, les archéo-
logues se livrent à des travaux acharnés. Retournant
les champs bien avant qu'on ait « fait l'août », ils
fouillent, ne laissent nulle place où la pioche ne
passe et ne repasse. Parfois, ils mettent la main
sur le trésor caché et c'est alors, comme à Boscoreale,
un amoncellement de merveilles sans prix, mais le
plus souvent la terre ingrate ne leur livre que des
objets sans valeur, brisés, rouilles, méconnaissables.
Pas même la pièce de dix sous de M. de Pvotschild!
Certes, ce ne sont pas ces débris informes qu'un
collectionneur digne de ce nom mettra dans ses
vitrines, ou qu'un musée offrira à l'admiration de
ses visiteurs! Il leur faut des morceaux bien con-
servés, des spécimens d'art antique d'un beau galbe,
des documents jetant un jour inattendu sur l'histoire
des civilisations disparues.
Et comme rien n'est plus rare que les monuments
antiques de cet acabit, les fouilleurs clandestins se
sont mis à l'œuvre ! En Grèce, en Asie Mineure, en
Italie, partout où le génie antique a laissé des traces
de ses merveilleuses créations, ils ont découvert des
statues, des bas-reliefs en marbre, des vases étrus-
ques, des colliers d'agate, des bracelets de bronze,
des aiguilles d'ivoire, des lampes funéraires, des
mosaïques, des cratères d'argent et d'or, des mé-
2
i'6 TRUGS ET TRUQUEURS
dailles à fleur de coin. Personne n'a jamais assisté
à leurs trouvailles, mais qui oserait suspecter leur
bonne foi quand ils présentent les objets auxquels
adhère encore, comme témoin, une terre indélébile?
On achète. On publie iirbi et orbi le nouveau joyau.
On lui donne une place dhonneur. Puis, un beau
jour, un savant, qui passe par là, examine l'objet,
et, dans un article d'une grave revue, en démontre,
preuves à l'appui, la fausseté insigne. Il n'y a plus
qu'à le faire disparaître sans mot diie et à le reléguer
au grenier.
Ces audacieux mystificateurs, souvent hélas ! aidés
d'érudits qui les renseignent et leur évitent de fâ-
cheux anachronismes, se sont attaqués à toutes les
branches de l'art antique. Ils n'ont rien respecté, et
notre galerie des Antiques n'a pas même été épar-
gnée parleurs fourberies néo-classiques. 11 est vrai
que les musées étrangers n'ont rien à nous envier
sous ce rapport, au contraire.
Le marbre, surtout, se fait le complice delà fraude.
Avec une facilité déplorable, des truqueurs taillent des
têtes de Junon au nez décapité, dans des marbres du
Pentélique que les anciens n'employaient pas. Ils
ignorent que dans l'Altique les anciens tiraient de
Paros les blocs où Phidias et Praxitèle sculptaient
leurs chefs-d'œuvre immortels? A Athènes vous n'a-
vez que l'embarras du choix. La liste des pièges à
éviter serait trop longue. Il suffira de citer les plaques
de marbre avec leurs trous d'attache aux quatre
angles et l'éternelle légende :
£/n tel... fils d\tn tel... a consacré à Apollon...
Ces inscriptions votives, le plus souvent parsemées
desolécismes, de barbarismes, portent des points, non
au milieu, mais à la base des lettres. Quelquefois les
Li:S ANTIQUES 27
plaques sont formées de morceaux dont les carac-
tères ne se raccordent pas !
N'a-l-on pas des procédés infaillibles pour maquil-
ler, patiner ces pales imitations et les vieillir de
quatre ou cinq cents lustres?
Et cependant les plus érudils s'y laissent prendre!
Le musée des Antiques, au Louvre, exposa, plus de
cinquante ans, Fœuvre d'un sculpteur italien du
xvn" siècle, un bas-relief pseudo-grec, que les alliés
avaient échangé contre une belle statue antique.
C'était un intérieur de forges où un vieil ouvrier est
tellement affairé à fourbir une armure qu'il n'a-
perçoit pas un petit espiègle, caché derrière une
colonne, en train de lui tirer son bonnet. Ce sujet
parut tellement curieux à Champlleury qu'il voulut
le faire graver pour son Histoire de la Caricature an-
tique. 11 échappa à cette bévue, mais il fallut toute
la sagacité de j\I. Frœhner, alors à ses débuts d'ar-
chéologue, pour faire décrocher le pastiche.
Cette erreur de la science officielle, que la guerre
de 1870, déclarée quelques mois plus tard, fit promp-
tement oublier, a eu, de nos jours, de nombreuses
rééditions. Un savant allemand, M. Furtwângler,
dont l'infaillibilité n'est pas, malgré son érudite
perspicacité, à l'abri de quelques défaillances, a
dévoilé quelques-unes des plus récentes falsifications
d'antiquités.
C'est une tête de femme plus grande que nature,
datant soi-disant de la dernière époque de l'art ar-
chaïque, achetée par le musée de Berlin en 1898 et
fabriauée à Rome auelaues années auparavant. Rien
28 TRUCS ET TRUQUEURS
n'y manquait : marbre encrassé, mutilations artifi-
cielles au cou, trous forés dans la coiffure, figure
rayée de stries. La croûte, mal imitée, trop durcie
et sans trace de fibres ni de radicelles, avait pour
but de cacher tous ces défauts. Après le nettoyage, la
fraude éclata à tous les yeux.
C'est une Pallas Athéné, une tête d'homme, et une
tète de femme, copiées sur les originaux d'Egine,
sans doute par le môme imposteur, et vendues à des
naïfs.
C'est la Hera de Girgenti au British Muséum, à
Londres, admirablement truquée à l'aide d'acides et
de pointes de fer.
C'est la mystification des marbres du musée Torlo-
nia, à Rome, oii l'action corrosive du temps est imi-
tée à s'y méprendre.
C'est encore la tête de femme du musée Ny-Carls-
berg, à Copenhague, et l'Athlète de la collection Ja-
cobsen, dans la même ville.
Que M. Furtwângler nous permette d'ajouter per-
sonnellement à celle nomenclature le torse antique
auquel on a remis une tète et des bras et qu'un mu-
sée du Nord exhibe sur un socle, avec une longue
description au catalogue.
La fraude s'étend surtout aux monuments antiques
qu'on vousdira provenir deCrète. Lesfouillesrécentes
exécutées dans l'île du roi Minos ont fait éclore une
masse de dieux et de héros aussi récents que les per-
sonnages de la Belle Hélène !
Le professeur Berg, de Christiania, voyageait en
Egypte. C'était un savant très versé dans l'histoire
LES ANTIQUES 29
pharaonique. Comme Cliampollion, il savait déchif-
frer à livre ouvcrlles hiéroglyphes.
Il arrive à Assoiian, près de la première calaracle,
où s'arrêtent les bateaux des touristes qui rement ^nt
le Nil bleu. Là, le voyage s'achève par l'excursion à
l'île de Philé, célèbre par le tombeau dOsiris et par
le temple de Neclanebos.
A peine vêtus, des fellahs, en turbans blancs, en-
tourent la caravane pour lui vendre des scarabées
verts et dorés recueillis dans le pays. L'un d'eux,
aux larges épaules, remarque vite l'intérêt que le
savant norvégien prend à regarder les ruines. II
s'approche de lui et l'invite mystérieusement à le
suivre, pour visiter, sur la rive, les ruines d'une
nécropole inconnue.
Comment résister? Il s'agit peut-être d'une note
précieuse à mentionner sur le carnet de voyage. Qui
sait? peut-être une découverte à signaler, dans un
rapport bien documenté, à l'Université de Chris-
tiania. Le professeur Berg se laisse tenter et suit le
bédouin du désert.
Près d'une hutte construite en boue et en paille
hachée, son guide s'arrête. Il lui montre, avec un
geste d'admiration, un sarcophage encore à demi
enseveli dans le sable.
— Chez moi! A moi! Vendre, dit-il, tandis que
ses yeux blancs rient sur sa face d'ébène.
La curiosité du savant s'allume. Il veut voir de
])lus près. 11 se couche près du tombeau pour en étu-
dier longuement e^ peintures. Il déblaie de ses
mains, tremblante i démotion, le sable qui les mas-
que et peut ainsi contempler à son aise les laboureurs,
les bouviers, les moissonneurs, les batteurs de
grange, les pétrisseuses et les porteuses d'outre, qui
:n Tnvrs f.t truqueurs
se déroulent en longue théorie de peintures poly-
chromes sur le couvercle.
Cependant qu'un soleil torride chauffe l'enthou-
siasme du professeur, celui-ci vient de lire le nom
de la morte : « Anubia ! » et l'inscription hiérogly-
phique: «Pour qu'Osiris donne les provisions fu-
nèbres dont vivent les morts. »
Nul doute, c'est un monument funèbre de la XII'
dynastie, dans un admirable état de conservation !
Berg fait un signe au fellah qui attend patiemment
la fin de la contemplation. Assis les jambes croisées,
ce dernier mord à pleines dents un oignon. Il s'ap-
proche, paraît n'avoir pas compris et offre au savant
une galette de Doûra et quelques dattes séchées.
— Non, pas cela. Il faut me dégager complètement
le sarcophage et ensuite soulever le couvercle.
L'Egyptien ne se le fait pas dire deux fois. Il ap-
pelle quelques camarades qui s'empressent d'accou-
rir pour l'aider dans sa lâche.
Bientôt apparaît, dans son sépulcre, la momie
rigide et cousue dans une toile, avec, à la place de
la tête, un masque où brillent fixement deux grands
yeux d'émail blanc à la prunelle d'un noir de jais.
Près de la momie gisent quelques objets usuels,
des vases, un collier de verroterie, un chevet, un
miroir, des sandales, des c Iguilles divoire, sans doute
pour le « Double », ce personnage mystérieux qui
devait venir habiter près de la morte, suivant les
vieilles croyances qu'enseignaient les prêtres d'Isis.
Alors, le professeur sent son cœur s'épanouir. Il
songe à sa ville natale, à son cher musée, au don
qu'il peut lui faire, à la gloire qui en rejaillira sur
son nom dans les annales scientifiques.
Il débat le prix. Il est élevé, mais n'arrête pas le
LES ANTIQUES 31
savant. Bientôt le marché est conclu, à la condition,
pour éviter toute résiliation, de charger, séance
tenante, le sarcopliage sur une barque légère qui
descendra le Nil jusquà Alexandrie. Au port d'em-
barquement, la somme sera comptée avant l'expédi-
tion par les voies rapides pour la capitale de laNor-
véire.
Deux mois se passèrent.
A l'arrivée, le précieux colis fut déposé dans l'une
des salles du musée.
Convoquée immédiatement, la Commission des an-
tiques se mit en devoir d'entrer en possession. Elle
fit sans retard procéder au déballage et le sarcophage
sorti! intact de la paille du corbillard.
Mauvais présage ! Le cercueil d'avant Jésus-
Christ n'était guère vermoulu. Aussi, quelques
doutes s'élevèrent chez les égyplologucs. L'un d'eux
frappa de sa main les parois de sycomore. Le bois
rendit le son sourd du carton-pàte. Un autre trouva
que la prière à Osiris, dite le « proscynème », man-
quait de style. Celui-ci discuta la décoration pas
assez archaïque. Celui-là frotta, flaira et trouva une
odeur récente de vernis.
On souleva le couvercle de la gaine. On ouvrit la
toile cousue autour de la momie. De nouveaux argu-
ments surgirent. Le linceul ne paraissait pas jauni
par les siècles. Les grands yeux mystiques du mas-
que jouaient plutôt le verre que l'émail. Les bande-
lettes, semblables à de la mousseline, ne rappelaient
nullement le tissu de lin dont les taricheules, après
l'embaumement, enveloppaient, avec un habile tour
32 TRUCS ET TRUQUEURS
de mahi, les formes des cadavres. L'académie d'Anu-
bia ne paraissait pas très pure. Son galbe semblait
bien flou !
L'aréopage se partagea en deux camps. L'un tenait
pour l'aullienticité. L'autre contre. C'était le plus
nombreux, du resle.
— Mon cher collègue Berg, dit l'un des critiques,
TEgypte est le pays des mirages. Le soleil y dore
tout, même les pilules. Ne nous auriez-vous pas
rapporte l'une de ces nombreuses déceptions dont
parlent les revues scientifiques?
Très inquiet, appuyé contre une colonne, le pro-
fesseur ne répondit pis. Il ne se sentait pas la force
de discuter. Ainsi qu'un condamné, les yeux rivés
sur ses juges, il attendait son sort.
Les savants se consultèrent. Comment sortir d'in-
certitude? Quel moyen employer pour faire éclater la
vérité?
Dérouler les spirales infinies de l'étoffe? C'était,
peut-être, agir comme l'enfant qui brise sa poupée
pour savoir ce qu'il y a dedans. C'était courir le
risque de voir la préparation balsamique tomber en
poussière. L'exécution d'une résolution aussi pénible
pouvait faire perdre inutilement toute valeur à la
momie.
Et, cependant, laisser les choses en leur état,
c'était la perpétuité dans le doute. Un musée doit
être, comme la femme de César, à l'abri de tout soup-
çon. On ne saurait lui tolérer aucune erreur : tout ce
qu'il exhibe doit présenter un enseignement. Impos-
sible, enfin, de mettre un grand point d'interroga-
tion devant le numéro du catalogue.
Cruelle perplexité! L'hésitation allait grandis-
sant. Tous les esprits étaient tendus.
LES ANTIQUES 33
Tout d'un coup, un professeur de physique s'écria :
« Eurêka! » Comme Archimède sortant de son bain,
il s'élança dehors. Il revint, peu après, accompagne
d'un aide roulant un appareil photographique qu'il
avait pris dans son laboratoire.
— La science, dit-il, peut maintenant voir ce qui
se passe derrière un mur. Avec les rayons Roentgen,
nous allons, sans la démailloter, faire surgir Anubia
sur la plaque!
Hélas ! trois fois hélas ! II n'y avait, sous les ban-
delettes, aucune forme humaine. On vit lentement
apparaître un hideux simulacre, la plus vulgaire des
ombres, celle d'un mannequin d'osier.
0 truquage ! voilà bien de tes coups ! Tu opères
maintenant jusque sous le ciel bleu de l'Egypte, dans
les régions du Paradis terrestre.
Arrivons maintenant aux statuettes en terre cuite
de Tanagra.
Ces petites merveilles, qui tiennent de l'idéal ou
de la réalité, se vendaient sous les portiques ou sur les
voies sacrées pour servir à égayer la solitude des tom-
beaux et répondre aux rites funéraires de Corinlhe
et de la Cyrénaïque.
Camille Lecuyer leur avait voué un véritable culte.
C'était le plus aimable homme du monde. Causeur
fin, intelligent, spirituel et doux, bien que son stra-
bisme lui donnât un regard un peu anguleux. Sa col-
lection de Tanagra, résultat d'un goût éclairé et non
d'une victoire conquise par l'argent, faisait autorité
en la matière.
2.
34 TRUCS ET TRUQUEURS
Ce n'est pas lui qui se fût écrié, comme ce million-
naire parvenu, prenant le Pirée pour un nom d'homme:
— Oh ! ce Tanagra, quel génie !
Après avoir fait admirer à l'Exposition de 1878, au
Trocadéro, l'ensemble de ses terres cuites, il se décida
à s'en séparer. Sa vente produisit, en 1886, environ
r)0 000 francs. On se disputa ses Aphrodites, ses
Hermès, ses Terpsichores, ses Silènes ventrus, ses
Hercules filant aux pieds d'Omphale, nés delà fantai-
sie de prodigieux artistes qui n'ont pas livré leur
nom à la postérité. Un admirable chef-d'œuvre, une
Vénus sur un dauphin, conduite par l'Amour serrant
les guides et faisant claquer son fouet, fut achetée
3 000 francs par le musée de Copenhague.
Oui a bu boira. Lecuyer se remit à collectionner.
Je l'avais, dans le temps, quelque peu raillé sur la con-
trefaçon en général et sur celle des Tanagra en parti-
culier. Le coup avait porté dans les œuvres vives de sa
passion, et la blessure, sans s'être envenimée, saignait
toujours. Aussi, quand je voulus l'interroger et rai-
sonner avec lui pièces en mains, un sourire amer
passa sur ses lèvres :
— Vous seriez le dernier à qui je montrerais ma
collection.
Il se défiait de mes critiques. Il ne voulait pas que
l'on examinât si, malgré son œil exercé et sa science
profonde, des intrus s'étaient glissés dans ses vitrines.
Je ne puis donc me prononcer, puisque je n'ai jamais
vu ses Tanagra de l'avenue Kléber.
Mais j'ai été plus heureux avec mon vieil ami le doc-
teur Sapiens. Il me donna une consultation en règle
LES ANTIQUES 35
dans le petit appartement, où il vit au milieu de ses
livres et de ses documents. Celui-là n'est qu'un savant.
Il ne garde pas pour lui ce qu'il sait. Il l'apprend
aux autres.
— Les contrefaçons de Tanagra, fit-il avec son bon
gros rire communicatif, mais elles sautent aux yeux !
Les vrais sont minces comme une feuille de papier et
d'une légèreté telle que les amateurs craignent tou-
jours de les briser entre leurs doigts. Vingt-six siècles
ont donné à la pâte une siccité que les surmoulés,
passés au four, ne peuvent acquérir instantanément.
Il est impossible en quelques heures de chasser l'hu-
midité de la pâte moderne.
« Quant à la composition, elle est inimitable. Je
proposerais à ceux qui prétendent arriver à ce style
irréprochable n'importe quelle somme, à condition
de les enfermer et de les laisser travailler à leur guise,
sans autre inspiration que leur prétendu génie. Per-
sonne, j'en suis bien sûr, n'accepterait ma proposi-
tion. Il faudrait être plus fort que les membres de
l'Académie des Beaux-Arts I Encore ne produiraient-
ils que des « sujets de genre », comme on dit au-
jourd'hui.
« Certes, tous les Tanagra authentiques ne sont
pas des chefs-d'œuvre. Comme pour les marbres
grecs, comme en tout, du reste, l'art a évolué avec
son efflorescence, son sommet et sa décadence. Mais
les moins irréprochables des modèles anciens démo-
lissent, comme des châteaux de cartes, les meilleures
imitations des faussaires. »
Mon ami Sapiens avait raison en ce qui concerne
les compositions. Seulement son argumentation perd
toute sa force quand il s'agit de surmoulages et sur-
tout d'épreuves tirées dans les moules anciens que les
36 TRUCS ET TRUQUEURS
fouilles mellenl de temps à autre à jour et qui servent
à produire à l'infini des Lédas et des cygnes, des
joueuses d'osselets, des acteurs comiques et des bac-
chantes dansant le cake-walk, adorables figurines où
palpite tout le charme de la Grèce antique !
A coup sûr, la coloration de ces pastiches du xx
siècle est admirable. On a trouvé dans les tombes des
coquilles avec des poudres servant aux artistes anciens
pour leurs tons roses, violets, bruns, bleus et chair.
Mais à quoi bon les utiliser ? Avec les couleurs ac-
tuelles, on a toute la gamme nécessaire. On patine
à la cuisson. La croûte de sable que doit produire
l'encrassement des siècles adhère au feu, et pour com-
lilélerl'illusion, on enterre l'objctsousun pied d'alocs,
afin que les radicelles laissent des traces sur son épi-
démie.
Enfoncée l'école d'Athènes ! Gare à vous, conser-
vateurs du Louvre !
A la vente des antiquités Warneck, on dut consa-
crer des chapitres spéciaux aux terres cuites dou-
teuses, fausses ou modernes. Toutes trouvèrent des
acquéreurs, mais dans les prix doux. Un Silène ivre
G fr., un Pédagog-ue 29 fr., une Femme filant 12 fr.,
une Jeune fille maîtrisant un taureau 14 fr., une
Amazone sur un cheval blessé 19 fr., un IMidas en
Nymphe 25 fr.
Si l'exemple de ces amoureux de pièces truquées
vous tente, voici le moyen de vous pourvoir sans
attendre une vente à l'hôtel Drouot. Les Tanagra,
sachez-le, nous viennent de Naples, comme le miel de
l'Hymette arrive de Cette. D'habiles mouleurs s'y
font une spécialité des compositions antiques. Ils
coulent une pâte très fine dans d'excellents moules
etlivrent leurs figurines sans patine, dans la fraîcheur
LES ANTIQUES 37
de leur fabrication. Sur demande, ils les vieilliraient
aisément. Demandez le catalogue à prix marqué. On
vous l'enverra.
C'est encore à Naples que se débitent, à l'usage
des étrangers, dans un magasin spécial, des lécythes,
des cratères, des amphores, des vases étrusques cou-
^erts de peintures homériques avec des joueurs de
flûte, des Bacchus tenant le thyrse et le canthare,
des Tliétis apportant des armes à Achille et autres
motifs bien connus de décoration mythologique. Mais
la peinture ancienne est fort difficile à imiter. Le
secret du vernis n'a pas été retrouvé, et ces bar-
bouillages grossiers ne résistent pas à un pinceau
trempé d'alcali ou simplement d'alcool. Seuls, les
naïfs peuvent s'y laisser prendre.
Il est plus aisé de contrefaire la peinture mate sur
fond blanc, surtout lorsque les faussaires opèrent
sur des vases réellement antiques qu'ils décorent de
nouveaux sujets. L'objet, sali et artificiellement dé-
térioré, devient si difficile à reconnaître que l'on peut
voir au musée de Berlin deux grands lécythes ainsi
truqués {n°^ 2686 et 2687 du catalogue).
Les maîtres. fourbes opèrent comme pour les faux
Sèvres. Le vase est authentique, mais ils le surdé-
corent. Ils rétablissent des peintures effacées,
ajoutent des personnages, décuplent l'intérêt du
monument et arrivent à de véritables prodiges
par exemple pour la coupe de Néphélé de l'ancienne
collection Tyszkie^vicz , dont M. Furtwàngler a
démontré la fausseté.
Notre Louvre connut jadis plus d'une mésaventure
38 TRUCS ET TRUQUEURS
de ce genre. Quand on fit l'acquisition du musée
Campana, on ne se doutait pas des surprises qu'il
ménageait. Mais, au bout de quelques années, il
fallut bien se rendre à l'évidence. L'admirable col-
lection renfermait des objets restaurés, et même
fabriqués de toutes pièces.
Grand émoi dans l'aréopage des conservateurs! On
fait comparaître un brave homme, nommé Pennelli,
qui, après avoir longtemps soigné ses chères terres
cuites chez leur premier possesseur, les avait suivies
au Louvre où il était entré comme gardien. On inter-
roge le vieux serviteur. Il se trouble. II finit par
avouer qu'après avoir jalousement restauré les
chefs-d'œuvre de la Grèce et de Rome, il s'était
substitué aux potiers antiques et avait, lui aussi,
fabriqué des vases étrusques. Il indiqua, dans les
vitrines, les pièces sorties de ses mains. On les exila
sous les combles, mais trop lard, hélas! Le plus beau
vase de Pennelli avait été reproduit dans l'ouvrage
de Lenormant et de Witte sur les poteries grecques,
elVIiistoire des Romains, de Duruy, devait plus tard
le donner en exemple du plus pur style antique.
Cette pseudo-céramique ancienne est maintenant
dans les oubliettes. Ne la cherchez pas dans les
vitrines de notre musée national. Vous ne l'y verriez
plus. Mais, en revanche, je ne jurerais pas que vous
ne trouveriez par ci par là, quelques pièces du vi^
siècle avant J.-C. qu'il serait plus prudent de faire
redescendre à l'école napolitaine du xx* siècle de
notre ère. N'existe-t-ilpas certain vase des nouvelles
acquisitions, payé la somme rondelette de 10 000
francs, qui fit parler de lui plus que de raison ?
LES ANTIQUES 39
Croyez-moi. Entourez-vous de toutes les garanties
possibles. En fait d'antiquités, il ne faut admettre
comme vrai que ce qu'on a vu sortir de terre dans
les grandes fouilles. Encore n'est-on pas certain de
n'être pas la victime d'une mystification.
Nous avons eu en France les inscriptions de la
chapelle de Saint-Eloi, les vases de Nérac, les briques
de Neuvy-sur-Baranjon et de Vendôme. En Alle-
magne, un maître maçon de Rheinzabern, nommé
Kauffmann, découvrit, de 1824 à 1862, cent dix-sept
fours à poteries garnis de vases terminés ou en pré-
paration, des moules, des modèles, de la terre à mo-
fleler, et cent objets lous plus curieux les uns que
les autres. Le savant Hefner, qui accourait à chaque
trouvaille nouvelle, s'émerveillait de bonne foi et
relevait les noms de potiers romains à conson-
nances barbares qui figuraient sur les marques. Les
musées de Spire et de Luxembourg achetèrent à
l'cnvi ces raretés. Mais Kauffmann ne sut pas s'ar-
rêter à temps. Il multiplia tellement les pièces inté-
ressantes qu'il inquiéta ses acheteurs. Sa supercherie
fut découverte. Il ne mit, d'ailleurs, aucune mau-
vaise grâce à convenir de sa petite industrie et nul ne
songea à l'inquiéter.
En Italie, les fouilles sont surveillées ousontcensées
l'être par le gouvernement. Aussi la fraude est plus
difficile. Un savant allemand, M. Helbig, visitant la
villa Giulia, affectée aux antiquités trouvées en
dehors de Rome, acquit la conviction que les objets
exhumés dans les fouilles de Narce étaient tout ce
qu'il y a de plus de suspect et le déclara à qui voulut
l'entendre.
Tempête de protestations dans le monde officiel
italien ! Le ministre de l'Instruction publique, ému
40 TRUCS ET TRUQUEURS
du scandale, dépêche une commission sur les lieux.
On acquiert la conviction que les fouilles avaient
été menées non par le gouvernement, mais par des
marchands d'anliquilé et qu'aucun inventaire n'avait
été tenu à jour. Il y avait eu des additions, des sous-
tractions, des multiplications, voire même des divi-
sions, toutes les règles de l'arithmétique! Tel tom-
beau, indiqué comme ayant fourni cinquante objets,
n'en avait que dix quand on l'avait ouvert. D'où ve-
naient les autres? Mystère et discrétion.
C'est ce défaut de surveillance des fouilles qui ôle
souvent toute garantie aux affirmations des ven-
deurs. Un objet antique peut être d'une authenticité
indiscutable sans avoir été déterré pour cela dans
l'endroit même indiqué par l'inventeur. Un archéo-
logue vendéen d'une rare érudition, Benjamin Fillon,
emporté par le désir peut-être très légitime de doter
sa province d'une page d'histoire sensationnelle, n'a-
t-il pas publié, dans son bel ouvrage de Poitou et
Vendée, une découverte de bijoux antiques à Grues,
où jamais il n'en fut exhumé ? Mon ami regretté,
l'aquafortiste 0. de Rochebrune, eut bien de la peine
à pardonner à son savant collaborateur de lui avoir
fait graver ce prétendu trésor vendéen, qui avait
tout bonnement été rapporté des bords du Rhin par
le grand marchand d'antiquités Charvet.
Tout récemment, n'a-t-on pas prétendu également
que le fameux trésor de Boscoreale, au Louvre, était
faux et que les plus belles pièces avaient été fabri-
quées à Montmartre ? Oa connaît l'histoire. "Vers
1895^ des ouvriers mirent à jour dans la villa du dé-
LES ANTIQUE. 41
puté Prisco, au pied du mont \'ésuvc, tout un trésor
de pièces d'argenterie, enfouies depuis dix-huit siè-
cles, avec des bijoux en or, des bracelets, des mon-
naies à reffigie de Néron, de Galba, d'Olhon et autres
empereurs romains. Le Louvre reculant devant le
gros prix demandé par les détenteurs, le baron Ed-
mond de Rotschild aclieta quarante et une pièces,
couvertes de cendres solidifiées auxquelle-; adhéraient
encore des morceaux d'étofîe. II les fit nettoyer cl
restaurer par M. Alfred André et les offrit au Musée.
C'était un cadeau de 300 0(X) francs.
Ce trésor est-il vrai? Ce trésor est-il faux? Trans-
former cette dernière s; pp sition en certitude serait
vraiment téméraire. Les conservateurs du Louvre
n'ont jamais douté de son authenticité, mais ils n'a-
vaient pas douté non plus de celle de la tiare et leur
conviction n'est peut-être plus une raison concluante.
On peut le dire sans crainte de se tromper, l'orfè-
vrerie de Boscoreale est meiveilleuse de beauté. De
telles œuvres d'art ne détonneraient dans aucun
musée. Quelques-unes de ces pièces seraient-elles
plus récentes qu'il faudrait encore remercier M. de
Ivotschild de nous les avoir conservées. Mais, à notre
avis, on a eu tort de s'alarmer. Nous sommes bien en
présjnce d'ai'genterie ancienne, et s'il s'est glissé, ce
que je ne puis croire, quelques pièces douteuses, au
milieu d'exemplaires irréprochables, ce n'est pas une
raison pour rejeter l'ensemble en bloc.
Maintenant, ces patères, ces cratères, ces gobelets,
cet admirable vase aux cigognes, proviennent-ils de
Boscoreale ? C'est une autre affaire. Il n'y a pas qu'à
1 hôtel Drouotoù l'on fasse des ventes de « rapport»,
où l'on exploite la notoriété d'une provenance pour
écouler des objets qui, sans celte étiquette trom-
4 2 TRUCS ET TRUQUEURS
peuse, se seraient vendus un prix moindre. L'ar-
genterie de Boscoreale est composée d'époques et
de nationnlités si diverses, ses vases portent des noms
de propriélaires si dilTcrents, qu'il a fallu supposer,
pour expliquer leur réunion, des goûts de collection-
neur à leur dernier possesseur. A mon avis, s'il y a eu
fraude — ce qui n'est nullement démontré — c'est de
ce côte qu'il faut la chercher. On a réellement décou-
vert des vases anciens à Boscoreale, mais, en passant
de Naples à Paris, le trésor a recruté sur son chemin
des renforls inallendus. Il a fait boule de neige.
Il est très difficile d'imiter la patine de l'orfèvrerie
antique. L'argent qui a séjourné 1500 ans dans la
terre devient sec et se brise comme du verre. On ne
peut malheureusement chercher à le plier, sans ôter
toute valeur à l'objet. Le plus souvent, s'il était vrai,
il casserait net.
Les bijoux en or sont plus aisés à copier et le succès
de l'atelier d'Olbia, dont le directeur, le fameux Hoch-
mann, trompa le musée de Berlin et le plus grand
marchand de Londres, est là pour le démontrer.
A Bome, il existe un atelier où l'on fabrique les
bijoux étrusques. Ce sont des ouvriers venus de San
Angelo in Vado, héritiers des procédés de patience
transmis d'âge en âge, qui se livrcnl à ce travail. La
soudure, réduite en limaille impalpable, est exécutée
avec des arséniates au lieu de borax pour fondants.
Mais, malgré toute l'habileté des fabricants, ils n'arri-
vent pas à reproduire ce méandre de petites granula-
tions qui courent en cordonnet sur la plupart des
bijoux étrusques.
LES ANTIQUES 43
C'est, du moitTï, ce qu'avounit. à l'Académie de=
Inscriptions ci des Belles Lettres, Alessandro Castel
lani, le grand bijoutier romain.
Il n'en faut pas tant, cependant, pour tromper le
amateurs novices et les archéologues passionnés qui
voyagent en Italie avec l'idée fixe de découvrir la pie
au nid. Ceux-là sont pistés dès leur premier pas sur
la terre de Virgile et de Pulcinello. Partout oi!i leur
fantaisie les conduit, ils trouvent à point nommé de
superbes pièces. Ils rentrent au bout de quelques
mois se croyant pour le moins riches du trésor de
Verres, tandis qu'ils ne ramènent dans leurs pénates
que des exemplaires de choix de la fabrication ro-
maine contemporaine.
Ù
II en coûta cher au collectionneur Biardot, dont les
dépouilles opimes furent vendues après décès et par
autorité de justice, le 29 décembre 1904, sous la dési-
gnation, jusqu'alors inusitée, d' « orfèvrerie de style
antique ».
Cet amateur imprudent était fils d'un ancien entre-
preneur de travaux, qui donna à l'hôtel de Cluny les
grands morceaux d'architecture du jardin. Brouillé
avec son père, il part pour Naples, s'y marie, et
achète, morceau par morceau, des antiquités soi-di-
sant volées à Pompéi. Biardot se prive de tout, se
saigne aux quatre membres, couche sur la paille, et
emploie ses dernières ressources à devenir proprié-
taire de si belles choses. Très fier, il rentre à Paris.
Il oITre son trésor pour deux millions au Louvre. On
nomme une commission composée du duc de Luynes,
de MM. de Wilte et de Longpérier, qui vont voir les
44 TRUCS ET TRUQUEURS
objets rue Saint-Benoît et les déclarent faux. Il y
avait dans rensemble des choses pyramidales, un
casque copié sur le modèle des casques bavarois avec
la gouttière pour mettre la chenille, un bas-relief en
argent massif représentant les trois grâces, avec la
signature de Praxitèle, en italien. Les déesses por-
taient des feuilles de vigne! Et le reste à l'avenant.
Biardol meurt sans avoir perdu sa conviction à
raulhenlicilé de son trésor, et sa veuve vend la col-
lection une quarantaine de mille francs à un intermé-
diaire qui la promène à grands frais à travers l'Eu-
rope, sans arriver à la placer. Seul, le baron Lionel
de R., à Londres, se laisse tenter par un candélabre
qu'il achète 70000 francs, mais après expertise de
Térudit expert Francks, il rend l'objet et refuse de
payer l'acquisition.
Cette collection, mise sous séquestre et vendue
par autorité de justice, fut dispersée par le marteau
de M^ Bonnaud, assisté de l'expert Williamson.
Coupes, rhytons, aiguières, lampes, trépieds, diadè-
mes, canthares, candélabres, statuettes, colliers,
ceintures, boucliers, harnais de cheval, bracelets,
fd^ules, slrigiles, trouvèrent acquéreurs. Les modèles
ne manquaient pas de grûce, et puis n'étaient-ils pas
déjà un peu antiques, puisqu'ils dataient de 1850?
On réalisa la somme modeste de 4 268 fr., avec,
comme plus forte enchère, le prix de 300 fr. pour
un rhython en forme de tête de chevreuil. Les frais
de salle et de catalogue furent à peine couverts.
Il y a la roche Tarpéienne dans le Capitole de bhô
tel de Bouillon 1
ARMES ET ARMURES
Quelle élalt l'armure de Jeanne d'Arc ? — La croisetle de
Lilini. — Ancien musée de saint Thomas d Aquin. — Ana-
chronismes du catalogue. — Colle de mailles de Monaldeschi.
— Cénolaphe apocryphe. — L'armure des quatre points cardi-
naux.— Consultation sur l'armurerie. — Poignards espagnols
d'Auvergne. — Epée de Cambronne, flamberge de l'amiral
de Bossu, giberne de la Tour d'Auvergne. — Monographie
de lépée. — Corpus delicti ! — La confusion des poinçons.
— Surdécoration et reconstitution. — Modernes batteurs de
plate. — L'armure de Randcar et celle d'IIorace Walpole. —
L'artiste Gauvin. — Aux disciples de sainte Barbe.
Quelle était l'armure de Jeanne d'Arc ?
Les peintres n'hésitent pas, les sculpteurs encore
moins. Tous la représentent armée de pied en cap el
montant hardiment uu dexlrier caparaçonné d'acier.
Qu'en savent-ils ?
On lit sous la date 1490, dans YLiventaire du
cliàteau d'Aniboise «et des anciennes armures, que de-
tout temps ont esté gardées par les Roys defTunts-
jusqu'à présent » : « Harnoys de la Pucelle, garnis de
garde braz, d'une paire de mytons et d'un abillement
de teste où il y a ung gorgerez de maille, le bord
doré, le dedans garny de satin cramoisy, doublé de
mesme. »
Peut-on se fier à cette description qui date de G8 ans
après le supplice de Jeanne, ou baser des certitudes
40 TRUCS ET TRUQUEURS
sur des estampes d'un siècle après, gravées par des
artistes qui ne l'avaient jamais vue?
Quant aux historiens, ils restent d'une imprécision
certaine. Ouiclierat, Vallet de Viriville, Ch. Lemire,
Desnoyers, ne sont pas d'accord. Ils citent des docu-
ments qui se contredisent les uns et les autres.
Poser la question ce n'est donc pas la résoudre.
Sans doute parce qu'elle ne peut pas être résolue et
qu'elle s'enveloppe de troublantes hypothèses, après
un examen approfondi.
Il est certain que la bergère de Domrémy quitta la
robe à Vaucouleurs, fit couper ses cheveux en « sé-
bile », revêtit des vêtements d'homme pour coucher
« à la paillade » afin de défendre plus aisément sa
chasteté, si elle était faite prisonnière. Cela est acquis
et nous n'allons pas contre.
Les vieilles chroniques racontent que Jeanne
d'Arc portait un gippon (pourpoint) qui lui tombait
jusqu'aux genoux et se rattachait à des chausses
en housseaux de cuir par de fortes aiguillettes.
C'était presque une de ces combinaisons tout d'une
pièce, adoptées récemment par les Américaines.
Quand la vierge inspirée rejoignit ie roi à Chinon,
elle n'avait pas dix-neuf ans. Ses formes féminines
n'atteignaient pas encore tout leur épanouissement.
Pouvait-on songer à la revêtir d'un équipement de
luxe? Il aurait fallu plus d'une année pour le lui
préparer. Puis, il eût été si lourd qu'en tombant
de cheval, elle n'aurait pas pu se relever. Il est plus
probable que, pour protéger sa poitrine contre les
traits des arbalétriers, le roi lui fit donner quelques
pièces de l'armure d'un jeune cadet. Aussi la somme
de cent livres tournois versée, d'après les comptes,
à un maître armurier, sur laquelle s'appuient cer-
ARMES ET ARMURES 47
tains historiens, pourrait bien no s'appliquer qu'à des
ajustements faits à la hàle à la taille de la Pucelle-
L'héroïne n'avait certainement pas la salade ou
casque conique dont on la dotée. Elle se coiffait pour
combattre d'un simple chapel de fer, sans masque ni
bavière, sur lequel se brisa une pierre au siège de
Jargeau. Cuirassée, elle devait lètre comme insigne
du commandement, avec une courte jupe, huque
bleue ou vermeille, à moins qu'elle n'ait adopté le
jaseran ou cotte de mailles. Du reste, qui aurait pu
s'en rendre compte à l'époque où l'usage était sou-
vent de revêtir un habillement par dessus le har-
nais de guerre?
Mais, cuirasse ou jaseran admis, se garantissait-
elle davantage par des brassards, des cuissards et
des solerets, ces souliers de fer articulés ? Il est per-
mis d'en douter, puisqu'elle fut blessée à la cuisse
et que ses historiens parlent de manches collantes
avec des crevés gris, et affirment que l'archer qui fit
Jeanne prisonnière à Compiègne, le 24 mai 1430, dut
la tirer à bas de son cheval par son long habit.
^'ous comprendrez que, personnellement, devant
de telles incohérences, il me soit impossible de me
faire une conviction me donnant toute satisfaction.
Il est vrai que la noble viclime de Rouen déposa
elle-même ainsi dans son procès :
Interrogée quelles armes elle olTry à Saint-Denis : respoml
que ung blanc harnais entier à ung homme d'armes avec
une espée, et les gaigna devant Paris.
Cet holocauste n'était vraisemblablement repré.
sente que par une dépouille opime enlevée aux An-
glais et reprise lors de leur retour offensif, quelques
jours après, sur l'ordre de l'évèque de Thérouanne.
43 TRUCS ET TRUQUEURS
L'épée seule demeura au trésor de l'abbaye. Elle y
était encore au xvn^ siècle où Félibien la vit, mais on
discutait beaucoup alors son authenticité. Elle y resta
néanmoins jusqu'au 12 novembre 1793, date où elle
fut présentée à la Convention et bridée maladroite-
ment à la Commission des Aits.
Problème que lalgcbre ne saurait résoudre.
Qu'est devenue cette lame glorieuse ? Est-ce bien
elle que, sous le nom de « Croiselle de Jeanne
d'xVrc », nous vîmes figurer à la main de l'amazone
Litini dans une pantomime célèbre de l'ancien Hip-
podrome ?
Vous ne le croyez pas, ni moi non plus.
t
Sous Louis-Philippe, on put supposer que l'armure
de la Pucellc était revenue dans sa bonne ville de
Paris, car le Musée d'Artillerie la menlioiMiait dans
son catalogue officiel.
Je n'invente rien et je précise.
Place Saint-Thomas d'Aquin, à l'ancien couvent
des Dominicains qui, jusqu'en 1871, abrita les collec-
tions d'armes jadis enfermées à la Bastille, on pou-
vait voir, sous le no 14, l'armure que la «jeune guer-
rière » avait déposée à Saint-Denis et que les Anglais,
dans leur fuite précipitée, avaient abandonnée à Paris.
Elle figure encore aujourd'hui sous le n'' G. 178.
C'est une superbe pièce de fabrication milanaise,
complètement fermée pour servir au combat en
champ clos. La saignée des bras est couverte de
lames articulées. Les cuissards, articulés par devant
jusqu'à mi-cuisse, sont par derrière faits de lames
sur toute leur loncrueur. Le siège mobile recouvre le
ARMES ET ARMURES 49
garde reins et les cuissards. L'armeL est percé d'un
grand nombre de petits trous pour la vue. C'est une
armure d'homme. Une large brayelle, qui faisait lant
rire M'"« d'Ahranlès, ne permet pas d'en douter. Son
style la classe, comme époque de fabrication, dans
la première moitié du xvi'' siècle.
Voilà l'armure de Jeanne d'Arc, suppliciée en
1431 ! Bien entendu, on a, depuis longtemps, fait
disparaître léliquette. Mais jadis, pour les vieux gar-
diens, conservateurs jaloux de la tradition, elle resta
toujours la relique de la libératrice de la France. Une
consigne sévère leur défend heureusement de conti-
nuer à perpétuer la légende dans le public.
Ah ! l'on n'était pas difficile à l'époque romantique
sur les attributions d'armures !
La Panoplie de Carré et le catalogue de 1831 ri-
valisent de conjectures plus invraisemblables les unes
que les autres. Brochant par là-dessus, M"*= Caro-
line Xaudet grava en 1837, dans le Recueil de T. de
Jolimont et J. Cagniet, les plus belles pièces du mu-
sée en leur conservant leurs illustres provenances.
On y voit, sous le nom de Jean Boucicaut, mort
en 1421, une pièce de la seconde moitié du xvi« siècle ,
sous celui de Godefroy de Bouillon, chef de la pre-
mière croisade, mort en 1100, une armure italienne
décorée de repoussés dorés dans le goût de Jules
Romain. On y rencontre, désignée comme « espadon
du tempsde Philippe Auguste » (1180-1223), une épée
suisse à deux mains, et comme « la plus noble arme
des Français qui servait de sceptre au premier roi de
■.0 TRUCS ET TRUQUF.URS
France », une corsèquc, dite chauve-souris, du début
du XVI* siècle.
M"« Xaudet n'a pas gravé, et c'est grand dommage,
larmure de Bavard, où l'on a reconnu, depuis, le
chiffre et la devise des ISIédicis, ni celle de Renaud
de ^lontaiiban, un des quatre fds Aymon, ni cellî
de Roland, neveu de Charlemagne, magnifique tra-
vail milanais de la première moitié du xvi^ siècle,
portant la devise «Amour ne peult ou rigueur veult».
Je dois ajouter, pour être sincère, que le rédacteur
du catalogue de 1831 émettait certains doutes sur
ces deux dernières pièces et qu'il ne les croyait pas
plus anciennes que le « treizième siècle » !
Le catalogue actuel a fait table rase de toutes ces
fantaisies. On peut s'y fier, c'est un trésor d'érudition.
La science des armes anciennes, en effet, a fait
des progrès. Aujourd'hui, nous sommes plus pru-
dents dans nos attributions. Mais le respect des re-
liques aidant, nous rendons encore un culte usurpé
à bien des trophées historiques qui seraient fort en
peine de faire leurs preuves d'authenticité.
Croyez-vous à l'épée que Cambronne portait à Wa-
terloo ? Elle est à Nantes, au musée Dobrée. Toute
fluette, avec une poignée de nacre, bonne tout au
plus pour un académicien. Ce n'est pas avec une
arme de théâtre que le général intrépide commandait
sa vieille garde !
Acceptez-vous davantage l'épée de l'amiral de Bossu,
que les Hollandais conservent à Enckuisen, en sou-
venir de leur victoire sur le chef de l'armada espa-
gnole ? Je me figure difficilement un amiral maniant,
ARMES ET ARMURES 51
sur le pont de son navire, une épée de reître à deux
mains.
Que dites-vous de la djebira algérienne du musée
de Dinan, qui passe pour la giberne de La Tour
dAuvergne, le premier grenadier de France ?
Ajoutez-vous foi aux couteaux de Jacques Clément,
aux arquebuses de Charles IX, aux poignards de
Ravaillac, aux casques perforés du connétable Anne
de Montmorency, aux bâtons du prince de Condé,
aux glaives du bourreau qui décapita Marie Stuart,
(jue l'on trouve dans certaines collections particu-
lières?— Pourquoi pas, alors, la Durandal de Roland
à Ronceveaux?
En fait d'armes authentiques, le scepticisme s'im-
pose et je vais essayer de vous en fournir un exemple.
Vous êtes certainement allé à Fontainebleau et
vous avez, après ou avant la promenade en forêt,
visité son admirable château, ce glorieux monument
dont on peut dire sans exagération qu'il représente
quatre cents ans d'histoire de France. Que de souve-
nirs y flottent épars ! Et l'efflorescence artistique
qu'y fit naître François I^'' pour décorer ses somp-
tueuses galeries ! Et les adieux de Napoléon I", ce
génie militaire qui, pour agrandir ses états, comptait
pour rien la vie de ses sujets! Et le spectre deMonal-
deschi condamné à mort et tué sans pitié par des
spadassins, sur les ordres de sa royale amante! Vous
les connaissez les admirables peintures du Prima-
tice, le guéridon de l'abdication du conquérant
vaincu et le socle où se dressent l'épée et la cotte de
52 TRUCS ET TRUQUEURS
mailles du courtisan de la reine Chrisîine, sacrifié
par son implacable jalousie.
Ces temps derniers, dans une récente visite au
chûteau, j'ai voulu revivre ce sombre drame qui a
laissé sa trace par deux larges blessures, sur la
tunique de mailles impuissante à protégsr l'infor-
tuné. La foule entourait le calvaire. Le gardien réci-
tait par cœur les détails de la sanglante journée du
IG novembre 1657. Du doigt il indiquait l'inscrip-
tion:
Epêe et coite de mailles, dite secrète, que portait Je
marquis de Monaldeschi.
Je frémissais, je l'avoue. Il me sembla voir se sou-
lever les mailles sous les dernières palpitations de la
malheureuse victime. L'émotion rne gagna peu à
peu. Une avide curiosité m'attira vers ie trophée fu-
néraire. 0 surprise! Une réaction se produisit dans
mon esprit. Avec la rapidité de l'éclair un doute poi-
gnant m'envahit. Trop de mise en scène! Les deux
trous béants de la chemise de fer étaiént-ils bien
authentiques ? N'était-ce pas là encore une de ces
erreurs historiques auxquelles nul ne songe à arra-
cher ses voiles ?
« Fiat lux ! me dis-je, en sortant du château. Libre
aux autres de croire à une chimère. Mais il ne me
convient pas de m 'attendrir, peut-être une fois de
plus, devant le piédestal de l'imposture. J'en aurai
le cœur net ». Voici ce que m'a révélé mon enquête :
Le père Lebel, supérieur des Mathurins, a raconté,
dans tous ses détails, le drame de Fontainebleau, Il
assistait le marquis, gardé à vue dans la galerie. Et
de temps à autre, il allait implorer l'implacable sou-
ARMES ET ARMURES S3
veraine. De sa relation, il ressort que JMonaldeschi
se protégeait sous son pourpoint par une cotte de
mailles, pesant neuf livres, et bordée d'un collet sur
lequel vint s'amortir le coup de laiile qui devait le
décapiter. Mais bien loin de se laisser déchirer en
deux endroits, comme celle qu'on nous montre au-
jourd'hui, la chemise de fer faussa l'épée des assas-
sins sans se laisser entamer, et il fallut un coup de
poignard à la gorge pour achever la criminelle
besogne.
Le corps de JMonaldeschi fut immédiatement mis
en bière et enterré deux heures après à l'église
d'Avon 011 l'on voit encore sa pierre tombale. Les
religieux malhurins déposèrent ses armes dans leur
bibliothèque et les curieux furent admis à les con-
templer jusqu'aux troubles de 1793. Le couvent fut
démoli en 1820.
Telle est la part historique. L'amant de Christine
portait une cotte de mailles, sous ses vêtements. Fen-
dant plus de cent cinquante ans, les religieiix en
montrèrent une qu'ils disaient être la sienne, mais
dont il ne fut gardé aucune image.
Voyons maintenant si celle que l'on conserve dans
la galerie de Diane peut avoir appartenu à Monal-
deschi.
Tout d'abord, sommes-nous bien en présence de
la fameuse relique possédée par le couvent des Ma-
thurins? C'est possible, mais rien ne le prouve.
Après la Révolution, Napoléon fonda à Fontaine-
bleau une Ecole militaire. Le trophée put y rester de
1802 à 1808, mais ce n'est qu'une hypothèse. Il faut
54 TRUCS ET TRUQUEURS
admeltre, cependant, qu'il fut transféré à Saint-Cyr
avec le maté. ici de la première époque, bien ([uat -
cun registre d'entrée ne l'indique, car, en 1857, nou^
retrouvons sa trace au IMusée d'artillerie de Sainl-
Thomasd'Aquin, avec une note indiquant que Saint-
Cyr le lui avait versé. Plus lard, en 1861, on le remet
aux Tuileries, où l'Empereur le réclame pour le
faire figurer dans le musée d'armes quil organisait
à Pierrefonds. C'est de là qu'il vint occuper au
palais de Fontainebleau le piédestal où on l'exhibe
aujourd'hui, au grand frémissement des touristes.
Les souvenirs de j\Ionaldeschi auraient-ils pris un
chemin de traverse au milieu de leurs nombreuses
pérégrinations, pour être substitués à d'autres moins
authentiques ? Nous trouvons, en effet, un second
itinéraire. Un ancien fonctionnaire du Palais de
Fontainebleau affirme qu'avant 1834, les deux objets
figuraient déjà au Musée d'artillerie, place de Saint-
Thomas-d'Aquin. A celte date, Louis-Philippe les
aurait fait remettre à Fontainebleau, qu'ils n'auraient
pas quitté depuis cette époque.
Le temps me manquant pour pousser plus loin
mon enquête, d'autres feront les recherches néces-
saires pour établir la vérité. J'en resterai aux conjec-
tures que me suggèrent ces deux versions contradic-
toires et j'étudierai la question sous une autre face.
Au premier coup d'œil, pour un amateur exercé, la
cotte exhibée fait songer à celle d'un homme d'armes
du moyen âge, bien plus qu'à celle d'un seigneur
italien du xvii* siècle. Ses larges mailles, rompues
par deux ouvertures à fourrer le poing, font mal au-
ARMES ET ARMURES 55
gurer des armuriers qui l'ont fabriquée. Bref, la dé-
fiance commence quand on scrute le tricot de fer et
l'on arrive à celte conclusion :
La cotte de Monaideschi n'est pas du xvn" siècle.
Ses larges mailles la l'ont remonter au moins au xv*
siècle.
Consultez tous les musées d'artillerie : ceux dos In-
valides à Paris, du Belvédère à Vienne, de la Tour de
Londres, de l'Ameria real de ^Madrid et de Tzarkoïé-
Selo en Russie, vous verrez ce qu'étaient les colles
de 1657, orientales ou européennes. Dans certaines,
le tissu était si serré qu'aucune pointe ne pouvait
passer au travers. Pourquoi Monaideschi se fùt-il
chargé d'une tunique à maillons aussi larges ? Elle
Teût fatigué inutilement sans le mettre à l'abri des
stylets, dont la lame triangulaire pouvait passer à
travers, comme un doigt dans du beuire. D ailleurs,
toutes les cottes duxvii^ siècle avaient un collet mon-
tant, généralement d'une maille solide, destiné à pro-
téger l'encolure des coups de taille. Celle de Monai-
deschi, nous le savons, par le père Lebel, portait
ce collet. La pièce qu'on nous montre à Fontainebleau
n'en a pas trace.
Et ces deux trous sinistres ? Que vous en semble ?
Un coup de stylet rompt une seule maille, et en
écarte quatre. Rien de plus. Mais que veulent dire ces
grandes déchirures ? Monaideschi mort, les assassins
ne se sont pas acharnés à dépecer son jaseran, et ce
n'est pas, croyons-nous, les xMathurins qui auraient
eu intérêt à détériorer leur relique. Une cotte qui se
déchire comme un pourpoint de velours ! C'est une
injure gratuite d'attribuer auxarmuriers milanais de
1 057, chez qui l'amant de Christine avait dû se fournir,
un si piètre travail 1
53 TRUCS ET TRUQUEURS
Quant à Icpée, c'est encore pire. A Tcpoque du
diame, on portait des armes à gardes multiples ou à
coquille, des rapières, comme on les appelle commu-
nément. Celle de la Galerie de Diane est d'une forme
qui remonte à la première moitié du xvi^ siècle, et,
particularité qui nous a été signalée par j\I. Ch. Buttin,
un des érudils les plus versés dans l'étude des armes
anciennes, la fusée a été refaite à une époque mo-
derne. Or, l'arme de Monaldeschi devait être intacte.
A-t-elle travaillé depuis sa mort au point d'exiger
le remplacement de la fusée ? Donc, l'épée, comme
la cotte, est apocryphe. Elle pourrait même n'être
qu'une vulgaire arme de théâtre, car elle n'a pas, à
son talon, cette portion rélrécie, émoussée sur les
tranchants, que les Espagnols nommaient ricasso et
qui servait à appuyer deux doigts.
Vous me direz : « Et les véritables armes de Monal-
deschi, que sont-elles devenues? » Ça, je l'ignore.
Mais le mot de l'énigme est peut-être à Avon. Si l'on
faisait ouvrir la tombe de Monaldeschi, ce qui n'a pas
étéfait, je crois, depuis le père Lebel, on verrait, je pré-
sume, comment était armé l'amant de Christine. Tout
porte à croire, en effet, que les Mathurins l'ont en-
terré sans le dévêtir et qu'ils se sont procuré, dans
la suite, pour attirer les visiteurs à leur couvent, quel-
que vieille armure hors d'usage, dont ils ont fait la
cotte de mailles de Monaldeschi. Ce ne serait pas la
première fois que des artisans de fiction auraient mis
ainsi à profit la crédulité humaine.
Pendant que nous sommes aux armures, perle des
collections, orgueil des musées, rêve caressé souvent
ARMES ET ARMURES 57
en vain par tant d'amateurs, voyons un peu ce qu'en
ont fait nos modernes liâl^leurs. Hélas ! ce n'est plus
d'attributions erronées qu'il est question aujourd'hui.
Ces admirables pièces à l'épreuve des armes de jet
et des balles d'arquebuse n'ont pu résister aux atta-
ques réitérées des rcîtres de la contrefaçon. On fabri-
que aujourd'hui une panoplie complète comme le
plus habile « plalner » d'Allemagne. On imite l'ini-
mitable !
Rien n'est plus rare qu'une armure ancienne. Il
n en est venu aucune jusqu'à nous du xiv^ siècle, pas
une, pour ainsi dire, de la première moitié du xv^
siècle et un très petit nombre de la seconde moitié.
Quant aux armures comprises entre 1490 et 1510, ce
sont les rara avis de la collection. Comment voulez-
vous que les armuriers de la seconde moitié du xvi"
siècle et du début du xvii^ siècle aient laissé assez de
chefs-d'œuvre pour satisfaire à l'insatiable curiosité
des collectionneurs des deux mondes ?
D'ailleurs, ne l'oublions pas, les armures, même
les plus communes, coûtaient fort cher à l'époque.
Leur valeur en métal était suffisante pour qu'on les
rebattît continuellement à la mode du jour et suivant
la taille de leurs propriétaires successifs, au hasard
des héritages et des guerres.
Il n'y avait donc pas, à proprement parler, de
vieilles armures, et le nombre des modèles qui
auraient pu venir jusqu'à nous s'en trouve réduit
d'autant.
Heureusement, les successeurs des Tard-venus
du moyen âge ont mis bon ordre à cette disette.
Armures de joutes en acier repoussé et ciselé, cou-
vertes d'arabesques dorées, armures allemandes
M maximiliennes », gravées à l'eau forte, armures.
3.
58 TRUCS ET TRUQUEURS
milanaises pour le combat à pied, harnais blancs
passés au clair de la gendarmerie de François P"",
que de réparations, de substitutions, de mystères
vous recelez dans vos vastes flancs, profonds et muets
comme des tombeaux!
L n collectionneur de primo cavtello, dont TArmeria
fait aujourd'hui l'ornement d'un musée transatlanti-
que, vit un jour chez un marchand parisien un plas-
tron d'armure, repoussé et doré, de toute beauté.
— Monsieur le comte, lui dit l'antiquaire, cet objet
vient d'un château d'Allemagne, où l'armure com-
plète était signalée au xvni^ siècle par tous les ar-
chéologues, mais des héritiers imbéciles se sont par-
tagé la panoplie, et on ignore maintenant le sort des
autres pièces.
Le collectionneur sans marchander paya la for(e
somme pour le plastron et engagea son vendeur à
faire quelques recherches pour retrouver le reste de
l'armure.
Par un hasard miraculeux, on dénicha à Prague
la dossière, les coudières, les grègues. Le comte en-
chanté envoya le chèque. De Londres, un marchand
de la City écrivit qu'il avait l'armet, les épaulières et
les brassards. Nouvelle surprise et nouveau chèque.
A Turin, on retrouva les gantelets, les solerets et le
garde-reins. L'achat se fit par télégramme.
Enfin, pièce à pièce, la superbe armure se retrouva
toute montée dans la galerie de l'heureux collection-
neur. Il l'avait payée, par fractions, 300000 francs, à
peu près le double de ce qu'on aurait pu demandei*
d'un seul couppour l'armure entière. Mais plaie d'ar-
gent n'est pas mortelle, et la vue de son trophée, à
ARMES ET ARMURES 59
la place d'honneur de son musée, lui fit oublier la
douloureuse saignée.
Quelques jours plus tard, l'amateur convia ses amis
à admirer la merveille. Ils s'extasièrent. Les compli-
ments tombèrent dru comme grêle.
— Vraiment, dit l'un deux, faisant chorus avec le
cénacle, voilà un ensemble digne de figurer au Lou-
vre, à côté du bouclier et du casque émaillés de
Charles L\.
Cependant, il y a toujours des envieux, semblables
aux hiboux, qui ont horreur du soleiL Aussi quelques
dénigrements aigre-doux d'un ou deux jaloux, que
la trouvaille offusquait, complétèrent, comme il sied,
le triomphe.
Seul se tint sur la réserve un jeune érudit, formé
à l'école des Saglio, des Rewbell,jdes Bultin, des Ba-
chereau et de M. Maurice Maindron, qui forge, cisèle,
grave et a écrit un bon livre sur les Armes.
— Eh bien ! mon cher Lecurieux, fit le noble col-
lectionneur, en lui frappant doucement sur l'épaule,
vous ne me donnez pas votre avis? Comment trou-
vez-vous mon armure?
— Superbe, monsieur le comte, s'écria bien haut
l'avisé critique.
Et plus bas :
— Quand vos amis seront partis, je vous dirai, en
tète à tête, ce que j'en pense.
Intrigué et vaguement inquiet, le collectionneur
laissa s'éloigner ses visiteurs. Puis, resté seul avec
l'expert, il linvila à parler.
— Monsieur, commença Lecurieux, je crains fort
que vous n'ayez été mystifié. Mais, avant de pronon-
cer un arrêt définitif, nous allons, si vous le voulez
bien, disséquer ensemble votre armure.
60 TRUCS ET TRUQUEURS
J'ai cru, tout d'abord, je vous l'avouerai, à une
reproduction galvanoplastique en cuivre aciéré par
le procédé de Ihéliolypie comme celle qu'a faite la
maison Chrislofle pour l'armure authentique d'Henri II
exposée dans la galerie d'Apollon, au Louvre, depuis
1828. Mais il n'y a pas à s'y tromper. Ce n'est même
pas un de ces estampages à la matrice que l'on mar-
tèle après coup, pour faire croire à un travail ancien.
On vous a fait l'honneur du grand jeu.
— A moi ? on n'aurait pas osé !
— N'importe, je me méfie. A première vue, la
silhouette dénote je ne sais quoi de maladroit, de
dissonant, de mal équilibré. Les assemblages sont
loin d'être parfaits. La patine ne m'inspire pas con-
fiance. La rouille non plus.
— Halte-là ! je vous arrête. Je connais assez les
armes pour savoir que ce magnifique ton d'un bleu
noir ne s'imite pas.
— Vous croyez ? L'encre lithographique, l'acide
murialique, un séjour suffisant dans le fumier
donnent pourtant d'excellents résultats. Mais je n'in-
siste pas. Démontons l'armure, si vous le voulez
bien. Tiens ! l'armet a quelques trous.
— Ce sont des traces de balles. J'aurais pu les
faire bouclier, mais j'ai préféré garder ces trous
rouilles tels que le temps les a produits.
— Malheureusement, l'usure des siècles n'y est
pour rien. Si nous avions affaire à une rouille natu-
relle, les bords des trous seraient amincis. Ils ont ici
a même épaisseur que la pièce.
— Diable ! vous m'inquiétez.
— Voyons le plastron. Son épaisseur est bien
faible. Mauvais signe ! Les armures anciennes
étaient, en général, renforcées, surtout àlapoitrine^
ARMES ET ARMURES 61
exposée de préférence aux coups. De plus, si le
travail était ancien, le métal présenterait des inéga-
lités que nous ne retrouvons pas ici. La pièce est
d'une régularité désespérante.
— N'est-ce pas un témoignage de l'habileté de
l'artisan ? Voyez les traces du marteau !
— Ruse de faussaire. Les armures anciennes
étaient faites d'une étoffe de fer et d'acier, soudée
« à chaude portée », « au blanc soudant », comme
on disait alors. Aussi le travail de la forge n'était
jamais uniforme. La vôtre, d'une épaisseur partout
égale, est en tôle d'acier qui, ne se forgeant pas,
s'écrase sous les coups de marteau, suivant un cer-
tain sens que je vous apprendrai à connaître.
— Et ces ornements, ces ciselures, ces dorures ?
— A première vue, ils peuvent tromper des
novices, car ils sont copiés sur d'excellents modèles,
mais si le dessin paraît bon, la ciselure laisse à dé-
sirer. Elle est faite à l'acide, et vous n'y retrouvez
ni le ton particulier ni l'irrégularité du burin. Quant
à la dorure, regardez-la de près. Lui trouvez-vous
l'épaisseur de la dorure ancienne ? Il n'y a pas à s'y
tromper. *
— Vous m'effrayez.
— Ah ! voilà le comble. Votre faussaire n'était pas
avancé dans la connaissance des poinçons I II a tout
confondu, poinçons d'épreuve et poinçons de maître,
marque du « Loup de Passau » des armuriers de
Solingen et clefs couronnées des frères Nigroli de
Milan. C'est de la poudre aux yeux, du bluff effronté !
— Alors, je n'ai plus qu'à envoyer mon armure à
la ferraille?
— Vous auriez tort. Bien que moderne, la pièce
reste fort remarquable. Vous l'avez payée trop cher,
62 TRUCS ET TRUQUEURS
car sa vétusté n'a pas l'âge requis pour être qualifié '
d'ancienne, mais elle représente le travail de forgi^
d'un virtuose du marteau. A l'époque, elles coulaient
Ijon aussi, les belles plates! Consolez-vous en vous
disant que vous n'êtes pas seul à posséder de la fausse
monnaie archéologique et que votre harnais vaut
bien l'armure de joute allemande du musée du Bar-
gello de Florence, tout aussi moderne, mais moins
parfaite que la vôtre.
Les armures n'ont pas seules le fâcheux privilège
d'exercer la verve des faussaires. Ces messieurs de
la contrefaçon, comme Guzman, ne connaissent plus
d'obstacles. Dans le monde où l'on truque, on fait
arme de tout, c'est le cas de le dire.
Aimez-vous les cottes de mailles ? D'interlopes ar-
quebusiers en font venir à la grosse du Caucase, où
les montagnards continuent à les porter pour garder
leurs troupeaux. Les mailles sont grosses, très larges.
Vous jureriez une cotte du xv** siècle.
Cherchez-vous des petits modèles de couleuvrines
ou de mortiers ? On vous en fond sur d'anciens mo-
dèles, avec une patine admirable. Jadis, à l'ancien
hôtel de ville de Niort, les conservateurs du musée en
exposèrent un échantillon qui sortait tout simplement
de l'arrière-boutique d'un armurier du cru.
Préférez-vous les arquebuses, les arbalètes? D'ha-
biles mystificateurs incrustent d'ivoire des vieux bois
sans valeur, à votre intention. Les drapeaux, les gui-
dons? On en découpe dans de vieilles soies. Les cos-
tumes du xvi^ siècle ? On en confectionne à Rome de
toutes pièces, avec des tissus anciens, bourrés d'é-
ARMES ET ARMURES 63
toupe comme il sied dans les rondes bosses, et cousus
avec des fils lires sur des tapisseries de lépoque.
Tout est fraudé, vous dis-je, et les poignards espa-
gnols, malgré les mots Recuerdo (souvenir) et To-
ledo (Tolède), gravés sur la lame, sont tout simple-
ment auvergnats. C'est à Thiers, le centre de la cou-
tellerie française, qu'avait été fabriqué lepoignardde
Casério, sousles coups duquel tomba l'infortuné pré-
sident Carnot.
c^
Disons-le hardiment. De toutes les armes anciennes
les plus exposées aux tripatouillages, ce sont les
épées. Ces belles armes, ciselées artistement, d'une
polissure admirable et d'un travail recherché, que
citait en exemple La Bruyère, sontdevenues un objet
de trafic interlope. Que de lames, dans les collections
célèbres, passent pour avoir frappé d'estoc et de taille
dans des mêlées historiques, qui n'ont jamais ferraillé
que dans les drames de Paul Féval ou d'Alexandre
Dumas ! Que d'estocs, de glaives, de dagues de pa-
rements, sont attribués à d'illustres capitaines, qui
n'ont jamais été portés que par les Lagardère, les
d'Artagnanou les figurants de la Porte Saint-Martin!
Avec un fermoir d'aumônière coupé en deux, on
fait une garde. Une véritable épée du xv^ siècle sert
à en fabriquer douze, qui, toutes, portent la même
garde en fonte surmoulée. Dans de vieilles pertui-
sanes, on trouve ces belles lames larges et courtes,
chargées de gravure, du début du xvi* siècle, d'un si
heureux effet avec leur monture de bronze doré. La
Hollande a la spécialité des grandes épées à deux
mains, honneur qu'elle partage avec la Suisse et
64 TRUCS ET TRUQUEURS
rAllemagne. L'Italie excelle à travailler les sandedei
ou les cinque dea, ces larges dagues que les mar-
chands appellent à tort langues de bœuf. Un certain
San Quirico s'était fait une réputation pour ces somp-
tueuses armes de parement, presque aussi belles et
bien moins chères que celles du marquis de Man-
loue (1594), que le Louvre a récemment achetées 25
ou 30000 francs.
Comment s'étonner, après cela, si des collections
fameuses, comme celle de Des Mazis, au Musée d'ar-
tillerie, et du duc de Dino, achetée à Tamiable
1 "250 000 fr. par le Muséum métropolilan de New-
York, contiennent quelques brebis galeuses ? Com-
ment trouver surprenant que des sélections qui de-
vraient être irréprochables, comme les épées d'Ed.
de Beaumont, au Musée de Cluny, contiennent tant
de pièces anciennes d'où la sincérité de monture est
absente, et qui, sur une lame d'une façon portent une
poignée dune autre !
Apprenez donc à connaître Tanatomie de l'épée
avant de vous mettre collectionneur. Formez-vous
l'œil sur les bons modèles du musée d'artillerie, et
quand on vous présentera une arme à acheter, com-
mencez par examiner Tarchitecture. Rejetez impi-
toyablement tout assemblage disparate. Dans une
monture authentique, tout est en harmonie. Les bou-'
tons qui terminent les quillons rappellent les carac- '.
tcres de forme et de décoration du pommeau. Le
pommeau lui-même est proportionné à la lame. Plus
l'épée est forte, plus il est massif, comme contre-
poids. Il n'est pas rare, sous Henri IV et Louis XIII,
d'en voir de la grosseur d'un citron. Les épées de
théâtre ont toujours des pommeaux trop petits.
Regardez à la loupe les pièces rouillées et rongées.
AILMES ET ARMURES 65
Les lames d'autrefois étaient noircies ou bleuies, ar-
gentées ou dorées. On doit retrouver trace de ces
couvertures.
Méfiez-vous des lames gravées, surchargées d'or-
nements et d'inscriptions. Les bonnes lames sont
toujours simple?, peu épaisses, surtout aux tran-
chants, et ne doivent jamais conserver trace de la
lime.
Les lames anciennes en acier pèsent, en général,
deux tiers en moins que les lames modernes. Elles se
déchirent par feuilles. Les nôtres se brisent à l'en-
droit où se trouve une paille.
Pour reconnaître une épée ou une dague, il faut la
démonter, car in cauJa venenum. Un amateur possé-
dait une arme admirable dont l'attribution à don Juan
d'Autriche n'avait jamais été contestée. Un ami lui
paria un jour qu'elle était moderne. On déRt la poi-
gnée et l'on trouva, pour les fixer, des pointes de
Paris entre la fusée et la soie ! Vous dire la joie que
le confrère éprouva en tenant entre ses doigts le
corpus dclicLi !
C'.ci-t d'ailleurs sur la soie que sont imprimés les
poinçons pour les épées légères. Impossible d'en con-
naître lamarque sans démontage. Mais ces empreintes
si recherchées ne doivent pas jouer dans le diagnostic
un plus grand rôle que la signature dans les tableaux
anciens. De très belles épées françaises peuvent por-
ter des poinçons de Solingen ou d'Augsbourg, sans
être fausses, car nos fourbisseurs achetaient leurs
lames en gros en Allemagne. De plus, des armes
anciennes d'une grande valeur peuvent être revêtues
de faux poinçons. Pendant tout le xvi* siècle, les fa.
briques de Solingen, de Nuremberg et d'Augsbourg
copiaient impudemment les marques des grands fa-
65 TRUCS ET TRUQUEURS
bricanls de Tolède, dont les lames étaient si estimées
qu'on ne pouvait les exporter de la péninsule qu'avec
lautorisation royale, très difficile à obtenir. Mais ces
étonnantes épées étaient si légères et d'une telle élas-
ticité de trempe qu'on arrivait à les sortir en fraude
dans des boîtes rondes en bois où elles étaient dis-
posées en cercle, comme des serpents enioulés.
Un tour de gobelets excessivementpratiqué, comme
il Test d'ailleurs dans toutes les branches de la curio-
sité, c'est la surdécoralion. II consiste à refaire,
à compléter, à retravailler des pièces anciennes
dont l'authenticité est indiscutable et à leur donner,
à l'aide de la gravure ou de la damasquinure, une
valeur considérable. Rien n'est plus dangereux ni
plus difficile à reconnaître.
Ce fut une belle danse des armures que celte vente
delarue Villejuif, où de vulgaires harnais d'hommes
d'armes s'étaient transformés, par les soins d'artistes
prestigieux, en équipements de princes du sang, où
de simples lames, tout unies, avaient revêtu les plus
^glorieuses inscriptions, où des armets, sortis du bric
à brac, arrivaient somptueusement parés de damas-
iquinures d'une richesse et d'une fantaisie inouïes !
C'est le secret de Polichinelle dans la curiosité.
iZerspit employait toute une équipe de restaurateurs,
sous la direction Dournès père et fils, et de Gauvin,
dans les dernières années. Le gendre du père Dournès
conserve les traditions de cette pléiade d'habiles pra-
ticiens de la forge, de l'enclume et du marteau.
Le Musée des arts décoratifs possède de Gauvin
un admirable miroir de cadre Renais jance, ciselé
ARMES ET ARMURES 67
et damasquiné. C'était un artiste unique aans son
genre. Il avait le génie du pastichaure. Dans son
atelier de la rue Lebouis, il a travaillé pendant
une quinzaine d'années avec plusieurs ouvriers,
pour la gloire des galeries Rotschild et Basilewsky.
Il avait en permanence, dans un coin de la pièce,
une grande cuve pleine dun liquide noirâtre où
baignaient épées, sabres, poignards, pistolets. Il
aimait à les en tirer avec une pince pour faire ad-
mirera ses visiteurs « la patine des siècles ».
Jean Baffier, qui occupe aujourd'hui l'atelier de
son ami, a fixé dans ses Marges cVun carnet d'ouvrier
cette curieuse physionomie. Gauvin montrait volon-
tiers ses ouvrages. Quand il avait réussi un beau
casque damasquiné, il l'emportait sous son grand
paletot de velours et allait le faire estimer par les
marchands de vin du quartier.
Huit jours après, il revenait avec le même objet,
mais martelé, oxydé, ébréché et demandait une nou-
velle prisée. Les honorables commerçants se ré-
criaient et ne trouvaient plus aucune valeur à la pièce.
— Eh bien ! s'écriait Gauvin, c'est ce qui vous
trompe. \'ous avez estimé mon casque mille francs
quand il était intact. Maintenant qu'il est rouillé et
abîmé, je vais le faire payer dix mille francs au baron
de Rotschild.
Hélas I le pauvre Gauvin se vantait. Le ciseleur
magique, qui fit peut-être pour plus d'un million de
pièces anciennes, était fort mal payé par ses patrons
richissimes. Zerspit surtout se montrait d'une telle
parcimonie que Gauvin s'en vengea un jour par une
farce de rapin. Il signa son nom en toutes lettres à
l'intérieur d'un d.-s solerets d'une armure qu'il venait
de compléter, c'est-à-dire de refaire en grande partie.
68 TRUCS ET TRUQUEURS
On n'en finirait pas si l'on voulait seulement men-
tionner la centième partie des armes qui ont passé
par les mains de ces très habiles restaurateurs. Je
n'en retiendrai que deux armures. Chacune a son his-
toire, que je vais essayer de vous conter telles que je
les tiens d'un collectionneur de la vieille garde, l'un
des derniers survivants de ce bataillon du second em-
pire, qui comptait dans ses rangs le duc d'Aumale,
marquis de Thuisy, du Sommerard fils, le comte de
laBeraudière, le colonel Penguilly l'Haridon, Bazi-
lewski, Ghabrières-Arlès, Weber, le prince de Cara-
man Chimay, le prince SoltykolT, le vicomte de
Courval, Léonce Leroux, Odiot, Aimé Desmottes, le
prince L.Czartorisky, Eugène Piot, Ad. de Rotschild,
Ernest de Rozière, le comte de Pourtaiès, le comte
dArmaillé, le comte de Saint-Seine, Ed. de Beau-
mont, le baron Charles Davillier et bien d'autres,
dont plusieurs, parmi les plus regrettés, furent mes
maîtres ou mes amis d'antan.
En ce temps-là, Randcar père avait acheté, au
Havre, pour le prince Soltikofï, deux belles armures
de joute qui se trouvent aujourd'hui au Musée d'ar-
tillerie. Dans le même lot, il avait eu quelques pièces
détachées d'une armure gothique, mais le prince les
avait refusées, ne voulant que des équipements com-
plets. Randcar les avait gardées pour son compte.
Quelque temps après, Thabile antiquaire dénicha
d'autres pièces de la même époque et les fit porter à
son atelier de réparations, chez l'armurier des cui-
rassiers de la garde, près des Champs-Elysées. On les
mit à la forge. On les modifia de façon à compléter
ARMES ET ARMURES CO
l'armure gothique, en conservant soigneusement les
poinçons anciens, de telle façon que le harnais ter-
miné portait un nombre inusité de marques de toutes
provenances.
L'armure resta chez le père Randcar, à Vaugirard,
couchée sur un coffre de mariage, jusqu'à son départ
pour Lyon. Elle le suivit dans cette dernière ville et
à sa mort, son fils Louis Randcar en hérita. Il y
donna le dernier coup de « fion », en faisant ajourer
les bords des pièces ajoutées, par des percements en
trèfle tels qu'ils existaient déjà sur les plus anciennes'
et vendit l'armure à Zerspit. A la vente du célèbre ama-
teur-marchand, elle passa dans une collection célèbre
et on peut la voir maintenant au Musée métropoli-
tain de New- York.
La seconde histoire, aussi vraie, est peut-être plus
curieuse encore.
Horace Walpole avait acquis, en 1772, à la vente
du baron Crozat, une superbe armure pour le combat
à pied, entièrement dorée et damasquinée. Elle fut
achetée à la vente de Stamberry Hill, en 1842, par
le prince Demidoff. xV la vente de ce dernier, en
18G3, sir Richard Vallace s'en rendit acquéreur à un
tel prix que son père, le marquis d'Hertford, fut
sur le point de le faire interdire.
Sir Richard fit emballer soigneusement son armure
et la mit en dépôt dans une exposition à Londres,
en la faisant assurer pour la somme fabuleuse de
20.000 livres sterling. Le feu prit au bâtiment qui
.s'effondra. On ne retira de l'armure que des débris
informes, aplatis, sans Iracesd'ornide damasquinure,
TO TRUCS ET TRUQUEL'RS
et la compagnie d'assurances les vendit pour quel-
ques livres à Zerspit et à son associé à Londres. Plus
tard, le marchand parisien, devenu seul propriétaire
des glorieuses épav(;s, les fit restaurer. L'ouvrier
redressa le plastron qui ressemblait au dos d'un cra-
paud, boucha avec du plomb les trous de toutes les
pièces criblées comme une écumoire et polit le
tout à blanc.
A la vente de la rue Villojuif, l'armure fut ache-
tée par un Américain, et, après de nouvelles ré-
parations, alla rejoindre sa compagne de truquage
au Metropolitan Muséum. Elle ne se compose que
d'une cuirasse avec sa dossière et ses tassettes, d'un
armet et d'une paire de gantelets.
Que peuvent bien se conter ces deux nobles dé-
bris ?
**#
Amis lecteurs, disciples de sainte Barbe, protégés
de la sainte Hermandad, grands passionnés de tout
le harnais de joute, de parade ou de combat: bri-
gandines guerrières, bourguignottes bosselées, bas-
sinetsluisants,cabassets repoussés, cerveliers légers,
hauberts polis, heaumes étincelants, morions damas-
quinés, pots en tête pesants, coudières éclatantes,
gorgerins polis, gravières magnifiques, gantelets
articulés, merlins tailladés, masses hérissées, sole-
rets chevaleresques, colichemardes belliqueuses,
fauchards désarçonneurs, hallebardes gravées, lances
en quenouille, miséricordes ajourées, rapières à co-
quilles, pertuisanes dorées, chanfreins ciselés, ron-
daches asiatiques, éperons à large molette, arque-
buses à rouet, mousquets historiques, arbalètes in-
ARMFS ET ARMURES 71
crustées d'ivoire, à cric ou à tour, — j'en ai dit assez
long pour vous éclairer sur la jacquerie des batteurs
de plates modernes. Que la prudence vous ait en sa
sainte et digne garde !
Afin de ne pas abuser du sujet, je réclame mainte-
nant une suspension d'armes. Je réserve pour un
autre chapitre les révélations qu'attendent les con-
frères de la Sahretache et de la Giberne.
AUTOGRAPHES ET MANUSCRITS
Un peu de graphologie. — Les primitifs. — Autographes
gratuits et obligatoires. — Dans Ylsojraphieel dans le fonds
Bélhune. — Le manuscrit de Carmosine. — Couplets du
marchand d'autographes. — Erreurs de Chambry. — L'album
Vrain Lucas. — Imprimé pris pour un original. — Repro-
ductions photographiques. — Fausses quittances du
xvi- siècle. — Secrétaires de la main. — Documents et
vieilles chartes. — Erudits mystifiés. — Billet doux du
xm* siècle. — Mon client fail défaut!
Ëtes-vous bibliophile ? Aimez-vous ù vous entourer
d'auleurs anciens dans les belles éditions du temps?
Faites-vous vos délices des œuvres de vos contem-
porains, luxueusement imprimées sur papier de Hol-
lande ou de Japon ? Alors, vous aimez les auto-
graphes. Vous goûtez ce plaisir singulier et délicat
d'ajouter au texte imprimé une dizaine de lignes*
écrites par l'auteur.
Vivante expression de la pensée, i'aulogrnplie
n'est-il pas le complément du livre ? On surprend
Técrivain dans sa vie privée, ses labeurs, ses amours,
ses joies, ses peines. A nos regards indiscrets, il
montre ses faiblesses : le moindre billet le réfléchit,
quelquefois, comme un miroir où s'est fixé le carac-
tère même de l'épistolier.
Voyez ces mots espacés, ces lettres détachées,
presque sans liaisons entre elles. A l'aide de sa phy
AUTOGRAPHES RT MANUSCRITS 13
siologie spéciale, la graphologie vous dira : « Carac-
tère inluilif, primesautier, imaginalif. Écriture do
poêle. » Ici, au contraire, toutes les lettres sont liées
comme une démonstration mathématique : « Esprit
déductif, raisonneur. Saluons un savant. » Sur cette
page, les lignes montent si haut qu'il semblerait
qu'elles vont escalader le ciel : « Ambition légitime,
énergie, conliance en son talent. » Tombent-elles
comme les branches d'un saule pleureur? L'écrivain a
connu les mauvais jours. Il est arrivé à l'autre versant
de la vie littéraire. Il est vieux, malade, découragé.
Les lettres se heurtent-elles en tous sens, comme une
véritable chevauchée des Valkyries,les mots restent-
ils inachevés, les accents, les points sur les i, les
signes de ponctuation tombent-ils au hasard, comme
des grêlons un jour d'orage ? Tout trahit la passion,
l'enthousiasme, l'esprit combatif, parfois agressif.
Chaque pièce d'une collection possède ainsi sa phy-
sionomie personnelle. Ouvrons au hasard quelques-
unes de ces chemises où on les classe.
Voici la calligraphie moulée d'un philosophe, voilà
les pattes de mouche d'un fureteur. Ici la belle an-
glaise d'un poète aristocratique, là les majuscules
typographiques d'un artiste. Ce fécond romancier,
prodigue incorrigible, a rempli sa page en dix ou
douze lignes. Cet auteur célèbre a couvert ce billet
de lignes rapprochées et sans marges, pour demander
de l'argent à son éditeur. Un grand capitaine, véri-
table foudre de guerre, a fait sur cet ordre du jour
cracher, comme de la mitraille, l'encre de sa plume
fulgurante.
Sa main «ligne,
Quand il signe,
h'graligne
Le vélin.
74 TRUCS ET TRUQUliURS
Celle belle passion des aulographes date d'un siècle
à peine. Elle a débulé par lalbum, ce coquet keep-
sake que les jolies femmes de la Reslauralion cl du
gouvernement de Juillet tendaient, avec un sourire,
aux célébrités qui passaient dans leurs salons. On
voyait alors Arvers écrire son sonnet sur l'album de
M'^'^ Xodier. Ce fut ensuite révenlailque Ton fit cou-
vrir de signatures connues, puis le carnet de la con-
fession, où il fallait, avec un échantillon de son écri-
ture, divulguer ses plus secrètes préférences.
Depuis longtemps, l'amusement des salons était
devenu passion d'érudit. Auger, l'académicien, le
libraire Crapelet, Renouard, Monmerqué, Pixéré-
court. Fauteur de VEnfant du rnijslcre et de cent
autres mélodrames du boulevard du crime, se li-
vraient à la chasse aux petits papiers. A'ers le milieu
du xix^ siècle, l'autographomanie prit son essor.
Paris eut ses experts, des paléographes ! Charon d'a-
bord. Après Laverdet commença la dynastie des
Charavay. A Londres, MM. Sotheby présidèrent les
premières ventes d'autographes.
Dès lors, ce fut une mode, un engouement. Tout
le monde voulut collectionner. Tel rechercha les
chefs dÉlat, tel les musiciens, telles grands hommes
de la Révolution française. Les futés se contentè-
rent des auteurs modernes, et, pour enrichir leurs
carions sans bourse délier ni s'exposera se faire écon-
duirc, inventèrent des ruses d'apaches. Un Anglais
n'imagina-t-il pas décrire aux grands hommes dont
ilconvoilaitlasignature, en leurdemandanl de donner
L'ur nom à un navire qu'il allait lancer? 0 vanité
AUTOGRAPHES ET MANUSCRITS 73
humaine ! Le « bateau » réussit presque. Carlyle,
l'illuslre historien, s'y laissa prendre avec cent autres
et écrivit au prétendu armateur :
« J'espère que l'esquif qui va porter mon nom na-
vi<^uera plus heureusement sur les mers que je ne na-
vij^ue à travers la vie. »
Proudhon fut aussi mystifié de la sorte. Une pseudo-
écuyère de l'Hippodrome lui demanda des conseils
pour rentrer dans le chemin de la vertu. Le philosophe
tomba dans le piège et répondit par un traité de mo-
rale, plus tard publié dans un journal. Il s'aperçut
alors qu'on l'avait fait poser et entra dans une vio-
lente fureur.
â
En l'espèce, comme disent les avocats dans leur
jargon, l'histoire du manuscrit de Car»iosine d'Alfred
de Musset mérite d'être contée.
Le docteur Véron avait accepté l'œuvre à l'avance ;
mais, pour éviter d'interminables sursis, il avait, par
prudence, indiqué, sur le contrat, avec paiement
comptant, une date de livraison.
Or, le poète des Nuits ne travaillait qu'à ses heures.
Procédant lentement, il suivait le principe dcBoileau,
modifiait et raturait sans cesse. Son premier jet ve-:
nait troublé. Il l'éclaircissait peu à peu.
Or, quelques jours avant le délai fixé, il se blessa
sérieusement à l'index et se trouva dans l'impossibi-
lité de tenir une plume. Comment faire ? Seul, il pou-
vait se reconnaître au milieu des nombreux béquets
ajoutés à son œuvre. Puis il avait besoin d'argent.
Pour sortir d'embarras, sa gouvernante offrit de
76 TRUCS ET TRUQUEURS
lui servir de secrétaire. Il accepta, dicta le proverbe
cl fut prêt au jour dit.
Charmé de son exactitude, Véron eut alors un élan
de générosité. 11 étala devant le poète cinq billets de
mille francs.
Musset n'en revenait pas !
— C'est trop, dit-il.
— Mais non, répondit le Mécène, puisque je con-
serve le manuscrit.
Musset n'insista plus. Cependant, en rentrant chez
lui, il réfléchit qu'il n'avait pas de sa main tracé une
ligne de la copie. 11 fit part de ses scrupules à M"e Co-
lin, sa gouvernante, qui partit d'un grand éclatde rire.
— Le prévenir? A quoi bon ? Il le verra bien aux
fautes d'orthographe !
Qu'est-il devenu ce manuscrit non autographe de
Carmosine'l S'il passait aujourd'hui dans une vente,
il trouverait certainement des amateurs.
A cet âge d'or de l'autographe, les prix n'étaient
pas assez élevés pour exciter des convoitises malhon-
nêtes. On pouvait collectionner les yeux fermés. Ce
n'étaient ni les occasions, ni les trouvailles qui man-
quaient ! Mais ce beau temps dura peu. Bientôt, il
fallut payer les pièces rares, et la progression aidant,
on en arriva insensiblement à ce point de folie qui
vient de faire vendre en Angleterre un autographe de
Nelson, écrit la veille de Trafalgar, la somme énorme
de 90000 francs. Tout récemment, une série de lettres
de Dorothy Jordan, célèbre actrice, adressées au duc
de Clarence, plus tard William IV, ont trouvé preneur
à 335 livres sterling. Une lettre de Rembrandt de la
AUTOGRAPHES ET MA^TSCRITS 77
collection Meyer-Colin, à Berlin, a fait 7000 marks,
et plus récemment à Paris une lettre de Joséphine à
Napoléon a obtenu 2G0O en vente publique.
Les faussaires ont maintenant beau jeul
Lettres de souverains, billets de reine ou de grande
dame, ordres du jour de chefs d'armée, dépêches de
diplomates, signatures d'artistes, d'académiciens ou
de dramaturges, paraphes de financiers escroquant
des millions, poulets d'amour de maîtresses du Roy,
tout est imité, tout est falsifié. On pourrait chanter,
à la ronde, comme M. de Lescure, les couplets du
Marchand d'aulograplics, sur l'air de Vive la li-
UiograpJiie :
Reconnaissez l'àme ardente
Du vainqueur de Marengo
Dans celle page éloquente,
On n'en peut pas lire un mot.
Cet ordre est de Charles neuf
Malgré son air un peu neuf;
Mais de ce qui fait son prix
Combien vous serez surpris,
C'est que depuis une année
(Ici la dale en fait foi)
Une fièvre culanée
Avait emporlé ce roi.
Messieurs, j'ai des autographes
De tous temps, de tous pays,
Signatures et paraphes,
Que je vends non garantis.
78 TRUCS ET TRUQUEURS
A ce jeu des pcliU papiers, les plus défionls s'y lais-
sent prendre. On peut affirmer, sans craindre de se
tromper, qu'à l'heure présente, plusieurs milliers
d'autographes apocryphes se sont glissés dans les
cabinets des grands amateurs de l'Europe.
En 1881, quand mon ami l'érudil Etienne Charavay
dispersa la célèbre collection de l'honnête Chambry,
il y trouva toute une série de faux signés des plus
beaux noms : Jacques Amyot, Bayard, Brantôme,
Calvin, Charles VII, Jacques Cœur, la duchesse
d'Etampes, François I, Henri II, La Fontaine, Louis
X'VI, Luther, Marie-Antoinette, Michel-Ange, Am-
broise Paré, Diane de Poitiers, Rabelais, Raphaël,
Agnès Sorel.
Les premiers maquillages d'écriture remontent
loin. A la fin du xvni^ siècle, le fameux G. H. Ireland
contrefaisait déjà la signature de Shakespeare!
Comme à Fontenoy, MM. les Anglais tiraient les
premiers. L'imitation, il faut l'avouer, était grossière.
Mais le chauvinisme national n'y regarda pas de trop
près. Ireland produisit un sonnet que les plus grands
écrivains d'alors baisèrent à genoux, comme une
relique incontestable du « Cygne d'Avon ». Il réussit
môme à faire jouer, à Drury Lane, le 2 avril 1796,
une pièce inédite de Shakespeare, « "Voltigern », en-
tièrement de sa fabrication.
La France mit plus longtemps à entrer dans la
voie de la mystification. Mais elle se rattrapa avec
AUTOLiRAlMll::S KT MANUSCRITS 79
les faux que le Iriste Libri proJigua, pour les déna-
turer, sur les litres et les gardes des mauuscrils voles.
Quelques aunces après, ralTaire Vraiu Lucas, avec
ses "27 000 pièces fabriquées, attira ratteulion de tout
le monde savant sur les falsifications parisiennes.
Cette cause célèbre, digne des Tribunaux comi-
ques de Jules INIoinaux, est trop connue pour y re-
venir. Il en est longuement question dans mon livra
du Truquage. Que ceux qui veulent être mieux ren-
seignés s'y reportent et lisent la brochure d'Élienne
Charavay. Je tiens, cependant, h signaler aux curieux
une particularité généralement ignorée. A titre do
tératologie, la Bibliothèque nationale a recueilli le
dessus du panier de celte bouffonnerie monumen-
tale. j\IM. Bordier et Mabillc, les experts d'alors,
obtinrent de l'autorité judiciaire l'abandon d'un cer-
tain nombre de pièces, au profit do notre grand
établissementhislorique. Vous n'avez qu'à demander
le n° 709 des Nouvelles acquisitions françaises, au
Cabinet des manuscrits, et l'on vous apportera un
album relié où vous pourrez parcourir, tout à votre
aise, les lettres de Vercingétorix, de Cléopâlre, de
Dagobert, de Marie Magdeleine, de Christophe Co-
lomb, de Jules César, d'Enée, devenu contemporain
de Didon(!), et autres rariora que l'on n'a pas tou-
jours occasion de rencontrer sur les quais. Il n'y
manque, en vérité, qu'un autographe de Peau d'Ane
ouïe bon billet qu'avait La Châtre.
Disons-le bien vite, c'est de la stupeur qu'on
éprouve en parcourant cet étonnant album. Je ne
parle pas de la rédaction des lettres, — on la con-
naît, — ni du papier découpé dans de grandes
feuilles dont les morceaux s'emboîtaient exactement.
Non, ce qui est prodigieux, c'est le graphisme. Vrain
80 TRUCS ET TRUQUEURS
Lucas ne s'est jamais préoccupé d'imilei iCS origi-
naux. Il s'était fait un certain nombre d'écritures qu'il
employait à tour de rôle. De grandes lettres capitales,
imitant grossièrement l'onciale, lui servaient pour
toutes les époques reculées de l'histoire. Puis, il
avait une grosse ronde maladroite qui avait la pré-
tcnlion d'imiter l'œuvre des scribes du moyen âge,
une italienne du xvi^ siècle, une grande écriture
cursive du xvn« siècle et une plus fine pour le xvni^
siècle. Avec cet arsenal réduit, il suffisait à toutes les
commandes.
D'un peu loin, l'album a l'air d'un recueil de lettres
historiques, groupées par un Peiresc ou un Dupuy.
L'encre a une teinte suffisamment jaunie. Il faut
même avouer que, dans l'œuvre de Vrain Lucas, c'est
le côté le mieux réussi.
Aux manuscrits de la Bibliothèque nationale, le
fonds Béthune est sacro-saint. Saluez, érudits, cette
collection commencée par Philippe de Béthune, frère
de Sully, et continuée par son fils ! Figurer dans ces
beaux volumes en maroquin rouge armorié, c'est,
pour un document, un brevet d'authenticité.
Aussi, vers 1830, quand les auteurs deVlsograpliie,
ce recueil de tant d'écritures illustres, voulurent
reproduire des pièces indiscutables, ils puisèrent lar-
gement à celte source incomparable. Ils en tirèrent
entre autres le fac-similé dune lettre d'Anne de Bre-
tagne, que Leroux de Lincy, un peu plus tard, repro-
duisit dans sa Vie de la bonne duchesse.
Personne n'aurait jamais songé à soupçonner le
noble billet, si un savant breton, l'abbé Durville,
AUTOGRAPHES ET MA.NL'£:RÎTS 81
cnargé de rédiger le catalogue d'autographes du
musée Dobrée, n'eût conçu des doutes sur une autre
lettre d'Anne de Bretagne, qui figurait parmi les
perles de cette collection nantaise.
Feu Thomas Dobrée, il faut le dire, n'avait pas
toujours eu la main heureuse. L'abbé Durville cons-
tata qu'il avait payé fort cher tout un bouquet de
fausses lettres d'Anne de Beaujeu, d'Anne de Pisse-
leu, de la duchesse d'Etampes, âe Charles V, de
Charles Quint, de Diane de Poitiers, de François P"",
d'Elisabeth d'Angleterre, de Gabrielle d'Estrées, de
Louis Xll, de Marguerite de Valois, de Maximilien
d'Autriche, deJacques d'Albon Saint-André, d'Agnès
Sorel et de Talbot.
Mais la lettre d'Anne de Bretagne était-elle d'aussi
mauvais aloi?
Pour s'en assurer, l'avisé Nantais prit le train et
s'en fut consulter, à la Nationale, la lettre du fonds
Béthune. Jugez de sa surprise quand il s'aperçut que
le modèle reproduit par Vlsograpliie avait dû venir
au monde plusieurs siècles après la mort de la bonne
duchesse!
Il eut vite fait de se procurer le fac-similé d'un
billet olographe à l'abri de tout soupçon, conservé
au British Muséum, fonds Egerlon. Il disséqua, il
examina à la loupe les deux écritures, passa au
crible, une à une, toutes les lettres, les ronds des o,
les points des i, les crochets des;, les angles des >*,
les boucles des h et l'ouverture dos a. Mais il ne s'en
tint pas là. Il compara les nombreuses signatures
d'Anne de Bretagne conservées aux Archives natio-
nales et dans les Archives départementales de la
Loire-Inférieure. Bientôt, il ne put garder de doutes !
La lettre du fonds Béthune avec sou écriture trem-
4.
82 TRUCS ET TRUQUEURS
blée et ses lettres espacées, était fausse, archi-fausse !
Bien plus, comme j'ai pu le constater de visu, elle
a été rajoutée dans le volume après coup, car,
emprunté à un feuillet de garde, le papier sur lequel
elle est collée n'a pas la tranche dorée comme les
autres feuilles, et on voit qu'il a été remonté sur
onglet. Mais cette adjonction est cependant fort
ancienne, puisque la page s'est trouvée foliotée avec
tout le volume au début du xviiie siècle.
Quel intérêt, à une époque où les autographes
n'avaientguèrede valeur, un faussaire a-t-ilpu trou-
ver àcette substitution? J'avoue que je ne puis arriver
à le découvrir. Mais vous serez peut-être plus heureux
que moi, et je vous engage à chercher dans le manus-
crit français n" 2 929 la page 10 où s'étale la lettre
d'Anne de Bretagne « à son bon frère, cousin et
allyé le Roy très chrcstien ».
Rassurons notre amour-propre national. La France
n'a pas le monopole de cette coupable industrie. On y
est même mieux protégé qu'ailleurs grâce aux pré-
cieuses collections de fac-similés que les Charavay
publient sans se lasser, pour l'édification des ama-
teurs. Tous les pays où la collection d'autographes
est en honneur ont leurs annales de la fraude et
de la contrefaçon. Tour à tour, on a vu surgir des
fausses lettres de Walter Scott, à Edimbourg, de lord
Byron, à Londres, de Schiller, àWeimar, et les mys-
tifications de Spring ont ému tous les amateurs d'au-
tographes en Amérique, le paradis des faussaires.
Les autographophiles d'outre-mer veulent, à toute
force, des pièces introuvables. On leur en fait. La
AUTO-lUVriIES ET M.VNL'SCRITS 83
naïveté des Michel Chasles fait naître les Vrain Lucas.
Que de lettres de Marie Antoinette, de Louis XVI,
deJjillels de Maral, d'épîtres de M"!® de Pompadoiir
ont passé l'Atlantique, dont l'encre était à peine sèche
et le dernier point sur les i placé au moment de l'ex-
pédition !
Sans garantir, toutefois, la véracité de l'informa-
tion, ajoutons qu'un Yankee s'aperccvant qu'on l'a
mis dedans, se contente d'en rire et ajoute souvent
que la beauté du tour vaut bien le prix qu'on lui a
fait payer.
La circulation de tant d'écritures posthumes est
bien faite pour décourager les apprentis collection-
neurs. Beaucoup, j'en connais, n'aimant pas à être
trompés, ont abandonné la chasse aux autographes
et renoncé à leur plaisir favori, après quelques expé-
riences malheureuses. Ils ont eu tort. Il n'y a pas
besoin de posséder une science profonde pour se dé-
fendre contre les forbans de la plume. Avec un peu
d'attention et pas mal d'écoles, on peut arriver à dé-
couvrir la plupart de leurs fraudes. Je vais essayer
de dévoiler les plus dangereuses et de donner d'u-
tiles conseils aux néophytes.
Règle générale, méfîez-vous des petits feuillets. Si
tous les bouts de papiers qui portent de l'écriture ne
sont pas des faux, presque tous les faux sont écrits
sur des bouts de papier. Le faussaire enlève ainsi à
l'expertise ses meilleurs moyens d'investigation, tirés
de l'âge du papier, de son filigrane, de son apparence
générale, des moyens de transmission, marques pos-
tales, cachets à la cire, pliage spécial à l'époque de
84 TRUCS ET TRUQUEURS
]a lettre. Les fabricants d'écritures apocryphes n'en
sont plus au temps où Vrain Lucas se servait de
pRpier prosaïquement timbré d'Angoulême et oîi Ire-
iandécrivait une lettre de Shakespeare sur une feuille
marquée G. R. (grand raisin.)
Un petit carré de papier, détaché d'un livre, évite
le filigrane révélateur et permet de choisir, à coup sûr,
la date du papier. Un adroit Italien, qui fabriquait,
il y a quelques années, des fausses lettres du xv®
siècle, saints, papes, cardinaux, membres des familles
Sforza, Médicis, d'Esté, humanistes et savants de
marque, ne procédait jamais autrement. Bien plus,
pour éviter les erreurs qu'il eût pu commettre dans
le pliage du document et dans la façon dont la lettre
missive se cachetait, il les remontait sur du papier
blanc et épais du xvui*' siècle, comme si elles avaient
déjà figuré dans une ancienne collection.
De toutes les imitations, la moins dangereuse est
le calque. Les bords des lettres y sont toujours plus
ou moins irréguliers, le scribe le plus habile ne pou-
vant empêcher sa main de trembler dans une aussi
longue et minutieuse opération (jue l'imitation, trait
par Irait, d'une signature ou d'un billet. Une bonne
loupe, d'un fort pouvoir grossissant, ou, s'il le faut,
un agrandissement photographique, et vous re-
connaîtrez, à ne pas pouvoir hésiter, la coupable
copie.
Si le copiste s'est contenté d'imiter l'écriture, sans
la calquer, et que la ressemblance avec un spéci-
men authentique soit assez grande pour laisser
planer un doute, reportez-vous à l'encre. Les contre-
AUTOGRAPHES ET MANUSCRITS 85
facteurs n'ont pas encore inventé de substance qui
ait l'apparence parfaite de l'encre ancienne et passée.
Les plus habiles se servent de couleur à l'eau, sépia
ou autre. D'autres oftt recours à l'encre préparée
selon les antiques formules, avec la noix de galle et
du sulfate de fer. Ils lui donnent l'apparence de l'âge
en versant sur le faux une solution faible d'acide mu-
riatique ou oxalique. Mais passez la langue sur la
lettre ainsi maquillée, vous trouverez le goût de la
substance chimique.
Ces procédés coupables ne reproduisent d'ailleurs
jamais la teinte de l'écriture altérée par les siècles.
C'est du noir passé au rouge brun ou au gris sale,
c'est du jaune à peine visible, c'est tout ce qu'on
voudra, mais comparez avec un document authen-
tique : vous ne vous y tromperez jamais.
Un certain jour, un de mes amis m'apporta triom-
phalement une vieille gravure duxvi'^ siècle, poussié-
reuse, jaunie, tachée d'eau, déchirée, une vraie loque.
Je n'en aurais pas donné deux sous.
— Voyez, me dit-il, cette relique inestimable ! Je
l'ai rapportée de mon voyage à Rome.
J'eus un sourire approbateur, et pour ne pas le fâ-
cher, je laissai échapper complaisamment quelques
onomatopées approbatrices et non compromettantes
que mon ami trouva tièdes.
----r:^ Comment, dit-il, c'est tout ce que vous avez à
dire de ma trouvaille?
— Dame ! fis je, cette Nativité me semble intéres-
sante, mais son tirage n'estpcut-ètre pas exccllentet
quant à son état de conservation...
86 TRUCS ET TRUQUEURS
— Il s'agit bien de cela ! Regardez dans la marge...
en bas... à droite.... Vous y voilà... Ce nom à moitié
efTacé... que lisez-vous?
— Tiens ? je n'avais pas remarqué. En effet, on
dirait... Mais c'est la signature de Léonard de Vinci I
— Enfin ! Vous y êtes ! Voilà le trésor, la merveille
inestimable que j'ai découverte dans un carton où
personne n'avait fouillé depuis deux ans.
— Diantre ! mon cher, ceci mérite examen.
Je pris la feuille et je l'examinai au grand jour.
Cette première inspection ne lui fut pas favorable.
Cette vision, rapide comme l'éclair que l'on nomme
l'intuition, me montra la signature sous un aspect
douteux. Elle élnit d'un jaune pâle, presque effacée,
au beau milieu dune tache d'eau. Les traits des
lettres paraissaient réguliers, seulement les majus-
cules laissaient apercevoir des hésitations suspectes
dans le tracé.
Tout à coup, dans la lumière forte du soleil, la
vérité m'apparut. Je découvris le point faible, la
preuve évidente du truquage. Les déliés des lettres
étaient beaucoup plus effacés que les pleins. Si l'ef-
facement des traits avait été l'effet du temps, tout eût
été au même point de décoloration. Cette différence
de teinte entre les pleins et les déliés indiquait une
intervention chimique. La signature avait été lavée
à l'acide afin de la vieillir.
Pour plus de sûreté, je retournai la feuille et je
regardai en transparence. La signature à peine
visible au recto se détachait au verso en caractères
d'un noir admirable. La superficie seule avait été
attaquée par l'acide.
La démonstration était faite. Mon ami remporta
sa gra\ure qui pouvait avoir appartenu à l'auteur de
AUTOGRAPHES ET MANUSCRITS 87
la Joconde, mais qui avait certainement été signée
par un Vrain Lucas du xx^ siècle.
Un friand d'autographes ne peut pas tout savoir,
mais il y a des remarques qui peuvent le guider s'il
s'en souvient à propos.
Ainsi, il est utile d'apprendre, pour les pièces an-
ciennes, que l'on utilise les vieux parchemins des
tabellions en les faisant, au préalable, bouillir dans
l'eau. Il faut aussi se rappeler que le papier buvard,
les enveloppes et les plumes d'acier sont d'invention
tout à fait moderne. Nos pères séchaient leur écri-
ture avec du sable. Ils pliaient leurs lettres et les
fermaient à l'aide d'un cachet à la cire, qui déco-
lorait le papier en dessous. Cela n'arrive pas, bien
entendu, avec un faux cachet rapporté.
Au printemps de 1894, on fit grand bruit, en
Allemagne, de la découverte d'un autographe de
Luther. C'était la transcription, avec force ratures et
variantes, du choral célèbre : « C'est un rempart que
notre Dieu ! ». Du coup, se trouvait terminé l'in-
soluble débat philolog-ique sur l'origine de ce choral.
Le monde savant exulta. Ecriture, encre, papier,
tout semblait authentique. Seul, le docteur Max
Hermann eut des doutes et trouva dans l'écriture des
particularités suspectes II s'en ouvrit à un expert
chimiste des tribunaux qui examina l'encre. 0 sur-
prise ! elle était communicative. Le faussaire avait
oublié qu'au xvi^ siècle, l'encre à la noix de galle ne
copiait pas !
L'auteur de cette mystification et d'une centaine
d'autres lettres, également attribuées à Luther, fut
88 TRUCS ET TRUQUEURS
poursuivi. Les tribunaux l'acquittôrent pour aliéna-
lion mentale, dit M. Fedor von Lobeltilz, qui rap-
porte cette véridique histoire.
Les fac-similés de documents et d'autographes se
faisaient, il y a cinquante ans, par la lithographie.
Des industriels peu scrupuleux détachaient, des 7so-
yrapldes où ils figuraient, les feuillets portant l'écri-
ture de Vollnire, de Racine ou de La Fontaine, et à
l'aide de quelques maquillages appropriés, les écou-
laient à des débutants.
Ces supercheries étaient incapables de tromper un
véritable amateur. Outre le papier, qui décelait
indubitablement la fraude, ces trompe-l'œil, exécutés
par calque, présentaient les indécisions et les trem-
blements de contours inhérents à ce genre de copies.
Les procédés modernes de reproduction par la
photographie et ses dérivés sont autrement dange-
reux. Un cliché sur zinc, appelé « gilotage », du nom
de son inventeur, vous donne un fac-similé parfait.
Tiré sur papier du temps, avec une encre appropriée,
il est presque impossible à découvrir à première
vue. Surtout, l'épreuve de l'acide sur l'écriture et
parfois de légères traces de foulage à l'impression
peuvent guider l'expert.
Le gilotage, le croirait-on? a failli me jouer un
vilain tour et me faire passer pour un fraudeur.
Avant d'écrire ce livre, j'avais fait préparer une
circulaire qui devait être lancée urhi et orbi à tous
les collectionneurs, notoires. Mais, afin d'éviter le
sort réservé à ces papiers légèrement affranchis que
l'on jette au panier sans les ouvrir, mon manifesta
AUTOGRAPHES ET MA.NUSCRITS 89
artistique était imprimé à l'aide d'un cliché pris
directement sur mon écriture. Tirée sur papier à
lettre, ma petite proclamation paraissait, au premier
examen, sortie directement de mon écritoire.
Lorsque m'arriva ma commande de mille exem-
plaires, l'imitation me parut tellement parfaite que,
pour m'évitcr des ennuis, je crus prudent de sou-
mettre mon ingénieuse et honnête supercherie au
directeur des postes de mon quartier. Son œil exercé
reconnut vite une impression multipliée et non un
manuscrit unique. Il me rassura et me dit qu'à
moins d'une bévue d'employé inexpérimenté, je ne
devais redouter aucune difficulté de la part de sa
vigilante administration. Je jetai dans la corbeille
dusage le paquet de circulaires pliées comme lettres,
sous enveloppes non cachetées, avec les adresses
écrites à la main. Puis j'attendis le résultat.
11 m arriva quelques réponses aimables d'amateurs
éclairés, disposés à m'aider dans la tâche ingrate et
difficile que je poursuis depuis si longtemps avec
persévérance. Mais il advint aussi ce que je n'avais
pas prévu et ce que je ne pouvais prévoir: un bon
procès-verbal dressé par le receveur de la Villedieu,
m'annonçant qu'il avait relevé contre moi une con-
travention et que j'avais de ce chef à payer une
somme de cinquante francs, réduction de la forte
amende méritée pour la fraude commise vis-à-vis du
règlement.
11 me fallut r^^tourner au buronu qui m'avait donné
If'S premières indications et demander de nouveaux
renseiguemeuls. Le hasard voulu l qu'un inspecteur,
des postes se trouvât là et entendît mes explications-
11 lue démontra avec aulorilé que mon affranchisse-
ment était réellement insuffisant. « Je n'avais qu'à
90 TRUCS ET TRUQUEURS
m'exéculer, dil-il, et à m'eslimer heureux d'en être
quitte à si bon marché. »
Ne me lonanl pas pour battu, je rédigeai un petit
mémoire et j'assimilai mon cas aux instructions
données par les postes pour les circulaires sous pli
non cacheté, dont la taxe est de cinq centimes.
Le Dictionnaire de V Académie ûïl, en etTct, qu'une
circulaire est faite pour circuler de main en main,
qu'elle est toujours adressée à un seul destinataire
et n'a rien delà communication personnelle caracté-
risant la lettre. Mon appel aux collectionneurs, tiré
à un très grand nombre d'exemplaires, devait être
assimilé à une lettre de faire part, à une convoca-
tion pour un dîner d'association, à une invitation à
souscrire des actions. Bref, je déclarai ma surprise
d'une contravention dressée pour un envoi imprimé
typographiquemcnt sur cliché et contenu dans une
enveloppe ouverte.
Chose bizarre et nouvelle ! Le directeur des postes
et télégraphes de la Seine, ayant examiné la ques-
tion, reconnut que le procès-verbal devait être annulé
et ne recevoir, de ce chef, aucune suite.
J'avais joué quelque temps le rôle du coupable
par persuasion.
Il est possible d'aller plus loin. Les modernes fal-
sificateurs de textes sont arrivés, dans une certaine
mesure, à faire disparaître les deux indices fâcheux
qui permettent de reconnaître leurs mystifications.
En reportant sur pierre une épreuve du cliché zinco-
graphique, ils obtiennent un tirage lithographique
absolument dépourvu de foulage. Quant à l'incon-
AUTOGRAPIIF.S ET MANUSCRITS 91
vénient de l'encre d'imprimerie, voici ce qu'ils ont
découvert. Ils photographient le document à repro
duire et en tirent sur papier sali une épreuve tiè-
pâle. Ils couvrent ensuite les traits avec de l'encre
ordinaire, parfaitement attaquable à l'acide oxalique.
Caveat cmptor ! Que l'acheteur prenne garde !
L'Angleterre a été inondée de pseudo-autographes de
Charles Dickens fabriqués par ce procédé. On pho-
tographiait faiblement un original authentique et on
couvrait les lettres avec la sombre encre violette
dont Dickens aimait à se servir.
Malgré tant d'avantages, les procédés photogra-
phiques sont cependant peu employés. Cela tient
évidemment à ce que les pièces chères, les seules
sur lesquelles il y aurait plaisir et profit à tromper,
sont connues, cataloguées, reproduites en fac-similé,
dans une foule douvrages. Si l'on présentait à un
amateur une lettre de Rabelais reproduite chimi-
quement, il saurait immédiatement dans quel dépôt
public ou dans quelle collection elle aurait été pho-
tographiée. Il enverrait son concierge chercher les
agents.
Cependant, je ne puis croire, malgré les affirma-
tions d'experts assurément très compétents, que
MM. les faussaires se refusent toujours cette satis-
faction. Il me semble qu'une lettre de Marie-Thérèse
d'Autriche, reproduite sur un original de Vienne,
aurait bien des chances pour tromper un amateur de
Montpellier.
Qu'en pensez-vous ?
En tout cas, le gilotage s'emploie sans dangerpour
les simples billets de contemporains dont les formules
sont presque toujours les mêmes. La pièce est de
peu de valeur, mais les petits autographes font les
92 TRUCS ET TRUQUEURS
gros billets de banque. On se rattrape sur la quan-
tité.
Pendant la période boulangiste, on vendait cou-
ramment des cartes de visite du « brav'général »
avec deux mots de félicitations et sa signature. Plus
récemment, l'Allemagne a été inondée de fausses
cartes de remerciements de Bismark. Notre vieil
ennemi, pour ses quatre-vingts ans, avait reçu de
nombreuses lettres de félicitations. Il répondit à
quelques-unes et les amateurs se disputèrent immé-
diatement à prix d'or les remerciements du chance-
lier de fer. L'engouement devint irrésistible. Tout
le monde en voulait. Mais, un mois après, réveil
cruel! On s'aperçut qu'il y avait en circulation plus
de réponses que de lettres envoyées! Il fallut bien
convenir que d'ingénieux fdous avaient augmenté le
stock circulant, en faisant appel à la zincographie.
Aujourd'hui, en Allemagne, quand on catalogue une
lettre de Bismark, on ajoute cette mention : « N'est
pas une reproduction ».
Voici, maintenant, le dernier cri de l'autographia-
na. Il nous vient d'Italie, comme la divine harmonie.
C'est d'un art si ingénieux, que tout amateur de
bonne foi, quand il le connaîtra, conviendra qu'il
aurait pu s'y laisser prendre.
On sait l'intérêt qui s'attache de nos jours aux do-
cuments artistiques. Une lettre de Jean Goujon vaut
dix lettres de rois. Aussi, comme la rareté des auto-
graphes des maîtres du ciseau ou du pinceau s'ac-
centue, certains chercheurs, toujours en quête de
AUTOGRAPHES ET MANUSCRITS 93
nouvelles victimes, se sont ingéniés, au delà des
monts, à en fabriquer quelques-uns .
Pour cela, ils se procurèrent, Dieu sait comment !
— peut-être à la façon dont Libri se procurait des
enluminures de livres d'heures, — des feuillets de
comptes authentiques du xV et du xvi^ siècle. Ils
eurent grand soin de choisir des pages mentionnant
des églises ou des monuments auxquels travaillèrent
des artistes célèbres, Léonard de Vinci, Michel Ange
cl Raphaël, par exemple. Puis, profitant d'un modèle
de quittance déjà publié, qu'ils n'eurent qu'à copier
en changeant la date, ils ajoutèrent au bas du compte
l'émargement signé du grand homme.
Le tour était joué ! Il n'y avait plus qu'à dresser et
présenter le nouveau plat si bien préparé. Ces ha-
biles cuisiniers se gardèrent bien d'offrir leur relique
historique toute seule à un amateur, une fraude
isolée étant toujours plus aisée à découvrir. Ils la
glissèrent dans un lot indivisible, où les faux se
mêlaient aux pièces authentiques. C'est le système
employé par les marchands d'huîtres qui font filer
avec la marchandise, arrivée de Alarennes la veille,
des mollusques de huit jours et avariés.
Ai-je tout dil?
Pas encore. Il me reste à parler de faux auto-
graphes qui sont cependant des originaux et n'en
trompent pas moins les amateurs. Achetez-vous, par
exemple, une signature d'un de nos anciens rois? Il
vous est à peu près impossible de savoir si vous
mettez en portefeuille l'écriture du monarque ou
seulement celle de son secrétaire à la main. En 1897,
94 TRUCS ET TRUQUEURS
dans les débats de l'affaire Dreyfus, les Cliaravay se
déclarèrent incapables de l'econnaîlre l'œuvre de ces
imitateurs exlraordinairement habiles.
« Avoir la plume, disait Saint-Simon, dans ses
Mémoires, c'est être faussaire public et faire par
charge ce qui coûterait la vie à un autre. Cet exer-
cice consiste à imiter si exactement l'écriture du roi,
qu'elle ne puisse se distinguer de celle que la plume
contrefait et d'écrire en celte sorte toutes les lettres
que le roi doit ou veut écrire de sa main, et toute-
fois n'en veut prendre la peine. »
Autre danger, tout aussi difficile à éviter quand
on n'a pas sous la main un point de comparaison.
Se garder de prendre un personnage, dont la signa-
ture n'a pa? de valeur, pour son homonyme d'une
rareté insigne. Certains marchands sont passés
maîtres à ce petit tour de gobelets. Ils vous font
passer le père pour le fils, le frère pour le frère, et
souvent même intervertissent des personnages qui
n'ont pas le moindre lien de parenté.
N'est-ce pas à Georges Mo:ival, l'érudit archiviste
de la Comédie française, qu'on avait voulu écouler
ainsi une prétendue signature de Molière ? On le fit
venir dans un hùlel des grands boulevards. Le mar-
chand, un Viennois, était pressé de partir. 11 voulait
vendre et recevoir l'argent séance tenante. Il montre
triomphalement au prince des Moliéristes une pro-
curation sur vélin signée « Poquelin » ! Rien n'y
manquait. La pièce était pure de tout truquage, la
signature irréprochable. N'importe qui s'y serait
laissé prendre et aurait tiré son portefeuille de sa
poche. Mais Georges Monval, qui connaît aussi bien
la signature du grand comique que celle des membres
de sa famille, n'eut pas de peine à découvrir qu'il
AUTOGRAPHES ET MANUSCRITS 95
s'agissait du père de Molière, du tapissier du roi.
Le Viennois remporta son autographe.
Du reste que d'autographes suspects de MoUère
ont couru de par le monde ! Une signature contre-
faite mise au Las d'un document authentique où il
était question du grand comique passa jadis dans
une vente célèbre.
... Si vous trouvez demain
Deux lignes seulemrn écriles de sa main,
Vous seriez honoré par quiconque sait lire,
a dit François Coppée dans un sonnet célèbre.
Deux lignes, c'est cependant bien peu ! 11 y en a
trois écrites sur une bande de parchemin collée au
dos d'un tableau représentant une Sainte Famille où
Molière certifie que ce tableau lui a été donné « par
Sébastien Bourdon, peintre du roi et directeur de
l'Académie de peintuie >>.
Or, cette inscription contient deux erreurs: la
première, relevée par M. Eudore Soulié, c'est que
Sébastien Bourdon était recteur et non directeur de
l'Académie ; la seconde, signalée par M. Jules Loise-
leur : Ve de la signature porte un accent grave,
Molière n'en mettait pas. Ce n'est qu'en 1740 qu'on
vit apparaître, dans le Diclionnaire de l'Académie,
un accent sur les terminaisons en ière, encore était-
il aigu dans le début; il n'était grave que pour
celles en ère.
Et combien d'autres autographes de Molière con-
troversés :
96 TRUCS ET TRUQUEURS
« Le Devis delà construction d'un théâtre à bastir
au pallais aux Thuilleries » approuvé par deux lignes
signées: J. B. P. Molière;
L'exemplaire d'Ajidromède, de Corneille, imprimé
à Rouen en 1651, que possédait M. de Soleinne, et
qui contient, en face du titre, la liste des person-
nages, les noms des interprètes, tracés par Molière.
Un expert a déclaré, cependant, qu'il croyait l'écri-
ture authentique « sans en être sûr» (sic).
J'en passe etdes meilleurs; souvenez-vous qu'il est
très difficile de reconnaître une écriture dont on ne
connaît aucun autre spécimen que des signatures
Puis, si on vous présente une signature de l'auteur du
Misanthrope, sachez qu'il signa successivement :
Jean- Baptiste Poquelin, J. B. Poquelin, J.B. Poquelin
Molière et quelquefois de Molière. Il prit le de sur son
contrat de mariage. Chapelle, son ami, le lui donnait
toujours. Ce qui vous troublera le plus, enfin, c'est
d'apprendre qu'au milieu du xvii^ siècle, il existait
nombre de Molière dans le Bas-Languedoc.
Nous n'avons encore parlé que des curieux d'épî-
tres ou de pièces littéraires. Cependant, les collection-
neurs do documents et de vieilles chartes, quoique
plus effacés et moins connus, méritent aussi qu'on
s'intéresse à leurs recherches.
Ne sont-ils pas, d'ailleurs, les ancêtres des amateurs
d'autographes, ces Peiresc, ces Godcfroy, ces frères
Dupuy, ces Gaignières, ces Clairambault, dont les
inestimables cabinets enrichissent aujourd'hui la Bi-
bliothèque nationale ?
L'histoire des faux documents est pour ainsi dire
AUTOGRAPHES F.T MANUSCRITS 9)
impossible à écrire. Comme à Walerloo, il fauJiail
s'écrier : « Ils sont trop ! ». Les Bénédictins leur ont
consacré deux cents pages de leur Traité de diplo-
matique et depuis le xvui* siècle, les truqueurs de
parchemins et de titres n'ont fait que se multiplier.
Truqueurs, les abbés qui callig-raphiaient au nom
de Clovis, de Charlemagne ou du roi Dagobert, des
privilèges pompeux pour leur abbaye ! Truqueurs, les
seigneurs qui se faisaient rédiger des titres de famille
pour se rattacher à la famille d'Hugues Capet ou de
Louis le Débonnaire ! Truqueurs, les prélats qui for-
geaient des chartes de fondation leur attribuant le
gouvernement d'un monastère i
Le règne de Louis XIV connut d'étonnants faus-
saires, comme ce prieur des Carmes de Moulins, le
père André, qui fabriqua des chartes du ix® et du
x^ siècles, pour relier les Bourbons à la dynastie car-
lovingienne, surtout Jean-Pierre de Bar, qui, afin
de faire remonter la maison de Bouillon aux comtes
d'Auvergne, composait des pièces avec une si éton-
nante habileté, qu'il trompa Mabillon lui-même.
Malheureusement, pour le succès de ce truquage
généalogique, de Barfut mis à la Bastille à l'occasion
d'autres tours de son métier. En perquisitionnant
dans ses papiers, on trouva des brouillons, des spé-
cimens d'écritures de diverses époques, des docu-
ments authentiques grattés ou lavés, des essais
d'encre, des morceaux de parchemin ancien, bref tout
l'outillage d'un faussaire, que vous pouvez aller voir
aux Archives nationales. Tout y est encore conserve.
c
Plus désintéressés et souvent poussés par la seule
5
98 TRUCS ET TRL'QUEURS
vanité d'allirer raltenlion tics ériulils sur leurs dé-
couvertes, certains savants ont forgé des pirces an-
ciennes. Ils se sont contentés généralement de mon-
trer les copies. Impossible, et pour cause, de leur
faire produire les originaux.
Un des plus amusants exemples de ces mystifica-
tions scientifiques naquit en 1811 de la collaboration
d'un préfet impérial et d'un procureur de l'ancien
régime. Six chartes, cinq en patois du pays et une en
latin, surgirent à point nommé pour corser le discours
d'inauguration de l'hôtel préfectoral de Mont-de-
Marsan. La supercherie dura plus d'un demi-siècle,
jusqu'au jour oîi un érudit, plus avisé, découvrit que
les mystificateurs avaient placé sous le nom d'un
vicomte de Marsan du xu'' siècle, « prince législateur
el philosophe », des règles de politique religieuse
empruntées au Concordat de Napoléon I*"".
D'autres supercheries ont eu la vie plus dure, telle
la fameuse lettre adressée à César par Publius Len-
lulus, gouverneur de Judée, conservée dans la biblio-
thèque dos Lazaristes, à Rome, et dont on peut tra-
duire ainsi le début :
« J'ai appris, ô César, que tu désirais des renseignements
SU!- cet homme vertueux qui s'appelle Jésus-Christ, et que
le peuple considère comme un prophète et ses disciples
comme le fils de Dieu, créateur du ciel et de la terre. En
fait, César, on entend tous les jours raconter de lui des
choses merveilleuses. Pour parler bref, il ressuscite les morts
et guérit les malades... Si tu veux le connaître, comme tu
me l'as écrit une fois, fais-le-moi savoir et je te l'enverrai... »
Tout simplement !
Mais lord Howard ne vient-il pas d'acquérir, à la
vente du cabinet de M. Denon, à Londres, pour
2890 francs, une lame d'acier sur laquelle est gravée
AUTOGRAPHES ET MANUSCRITS 99
la copie de la senlcnce condamnant Jésus au sup-
plice ?
En 1893, on vendit au trésor musulman, pour la
somme de cinq mille livres turques, deux lettres
arabes attribuées à Mahomet et que les Ulémas, par '
fanatisme ou par cupidité, avaient déclarées authen-
tiques, bien qu'elles fussent écrites sur papier de
lin qui date du x« siècle, et que le grand prophète ait
vécu trois siècles plus tôt, à l'époque où l'on ne se
servait encore que de parchemin.
ci,
A l'automne de 1905, une singulière découverte arri-
vade Montmartre. Des ouvriers avaient trouvé, en dé-
molissant un pilier de la vieille église de Saint-Pierre,
un lambeau de parchemin jauni, sur lequel on lisait
quelques lignes d'une écriture fine et très nette. La
pièce n'était pas signée, comme on aurait pu le croire,
de Saïtapharnès, mais d'un contemporain de saint
Louis, Jean de Gisors, amoureux platonique de
'< damesele Aelis de Lisle ». Le précieux et mysté-
rieux parchemin était une attestation de vertu écrite
par le jeune homme pour sa dame sur le rempart,
au moment, sans doute, oîi il allait se battre. |
« Johan de Gisors mande saluez damesele Aelis de l'Isle, '
com a la fenme el monde que plus aime qui ne li apartiengne, '
elsisaciez de vérité que il vos aimme en tel manière comme
honment sa suer, et si poez avoir en lui altretel fiance conme
en un de vos frères u en deus, por lamor de sire Felipe et
por la voslre, et si saciez de vérité que il ne vodreit plus
vers vos ne mefere ne mesdire que vers sa mère.
100 TRUCS ET TRUQUEURS
« Et saciez de vérité que ces letres furent escrites del
Belvaiz et cil qui les esciist ne vosconul unques neniei. Dcu
vos en jur. Dcx vos saut. »
De la bulle, le pelit parchemin roula jusqu'à la
Commission du Vieux- Paris, et les charlistes les plus
autorisés furent invités à donner leur avis. M. Auguste
Longnon, membre de Tlnstitut, fut chargé du rap-
port, et formula cette prudente conclusion :
« Si certaines formes de lettres ou quelques exp"es-
eions paraissent tout d'abord éveiller des doutes, on
ne peut, néanmoins, relever, en la lettre de Jean de
Gisors, rien qui soit de nature à la faire considérer
comme un document supposé. »
Nous y consentons volontiers — mais sous toutes
réserves.
Croyez-vous également à la missive indéchiffrable
qui figura, dit-on, au procès de ]\Iarie-Antoinelte et
qu'elle traça à Taide de piqûres d'épingles, pour être
remise à un personnage anonyme, désigné sous le
nom du Chevalier de Saint-Louis? En tamisant une
p udre impalpable à travers les trous du papier, un
savant aurait pu lire récemment ces mots : Je vous
en prie. C'est déjà beaucoup comme indication pré-
cise. Attendons la découverte du reste du texte.
Pas plus vrai, n'est-ce pas, ce billet mystérieux
ces adieux sur papier jauni et trempé de ses larmes,
que la reine infortunée adressait à la princesse de
Lamballe. M. V., conservateur du musée de Blois,
montrait, avec respect, cette relique aux fidèles de
la royauté. Quand il avait savouré leur émotion, il
partait d'un grand éclat de rire et s'avouait l'auteur
patient de cet émouvant document.
AUTOGRAPHES ET MA.NLS jr.lTS 101
Un mot amusant pour finir ce chapitre un peu aride
sur l'aulographomanie.
Un de ces habiles calligraplics qui fabriquent, à
l'usage des parvenus en mal de noblesse, des attes-
tations signées de d'Hozier lui-même, était poursuivi
en police correctionnelle pour ses imprudences d'é-
critures.
Au début de l'audience, son avocat se lève :
— Mon client fait défaut, dit-il.
— 11 ne fait même que cela, répond le président.
BILLETS DE BAÎ^QUE
Les plus précieuses des vigaeUes. — Graveurs ingénieux,
mais criminels. — Giraud de Gatebourse. — Confeclion des
billets. — L'hôtel de la Vrillièrc. — Le papier. — Auto-da-fé
de plusieurs milliards. — Contrôle des émissions. — Modèles
anciens et types modernes. — Napoléon III, émetteur de
faux billets. — Insouciance du public. — Billets de Sainte-
Farce. — Quelques faussaires célèbres. — La multiplication
des coupures. — Qui casse les verres... les paye en billets
faux. — Comment reconnaître la fraude. — Rayez avec cinq
francs. — Le truc de Calino.
Ta qnoque, cliarmanle vignette que dessina Paul
Baudry dans le goût si pur des maîtres de la I\enais-
sance, tu subis la profanation du truquage ! Que de
fois on a maquillé ta robe rose et bleue, tes signa-
tures intègres et tes gravures doucement transpa-
rentes, sans tenir compte des avertissements mena-
çants des deux gros yeux de tes médaillons ! Plus
que les rares estampes du xvni*^ siècle, tu tentes le
burin d'ingénieux, mais criminels graveurs, dignes
d'être médaillés peut-être et dont l'Etat n'a pu ré-
compenser le talent qu'en les envoyant aux galères.
Ne mérites-tu pas, ô billet de Banque si désirable
et si désiré, de figurer dans la galerie des contre-
façons artistiques? Nul objet d'art ne t'égale, puis-
qu'en échange de ton papier illustré, on peut devenir
possesseur des plus excellentes merveilles de tous
les siècles.
BILLETS DE BANQUE 103
D'ailleurs les faussaires ne sont-ils pas des arlislcs
en leur genre? Ne faut-il pas presque du génie pour
déjouer les précautions minuliouses dont la Banque
de France, défiante et avisée, entoure la fabrication
de les précieuses figurines? On croit ré ver quand on
détaille les ressorts prodigieux mis en œuvre par
certains contrefacteurs. Les exploits de ces maîtres
escrocs revêlent une couleur presque légendaire,
comme les recherches des alchimistes du moyen âge
pour trouver la pierre philosophale.
Ecoutez plutôt ce récit du plus rude assaut qu'eut
jamais à soutenir la caisse de la rue de la Vrilliére.
Vers 1853, de faux billets de 100 francs arrivaient
dans le portefeuille de la Banque avec une régularité
désespérante. Eu vain les meilleurs limiers s'étaient-
ils mis en campagne pour découvrir les mystérieux
fraudeurs. En pure perte les caissiers avaient inventé
des moyens de contrôle spéciaux et dirigé des
enquêtes sur les personnages suspects qui se présen-
taient aux guichets. Rien n'aboutissait. L'arrivage
des billets de contrebande continuait de plus belle, et
la caisse, pour ne pas jeter le discrédit sur sa monnaie
fiduciaire, payait sans mot dire ces lettres de change
tirées par Tescroquerie sur la fortune publique.
Les billets n'étaient pas irréprochables, mais la
main qui les avait mis au monde était suffisamment
exercée pour tromper tout autre qu'un employé de
banque. On ne reconnaissait la fraude qu'à des dé-
fauts imperceptibles, tel, par exemple, un point
noir près de la tête du Mercure dars le cartouche
contenant l'article 139 du Code pénal. C'était la trace
104 TRUCS ET TRUQUEURS
d'une cheville trop longue oubliée dans la planche
de la vignette.
Pendant huit ans les recherches demeurèrent in-
fructueuses. Enfin en 1861, après des péripéties et
des fausses démarches sans nombre, les soupçons se
précisèrent et Ton acquit la certitude que le coupable
était un sieur Giraud de Gatebourse, nom prédestiné
s'il en fut. Il avait maison à Paris et château en Sain-
longe, tout près d'Aulnay, entretenait onze domesti-
ques, dix chevaux, une meute de chasse, recevait
beaucoup, fréquentait la magistrature, se faisait ado-
rer de la maréchaussée et semait l'argent avec la
même aisance qu'il se le procurait.
C'était tout simplement un ancien graveur aussi
hardi qu'habile. Il avait eu l'adresse, sous prétexte
d'apporter des perfectionnements à la fabrication des
billets, de se faire admettre dans les ateliers de la
Banque. Les procédés de la gravure et de l'impres-
sion n'avaient plus de secrets pour lui.
On arrêta, le 23 août 1861, ce successeur de Car-
touche et de Mandrin. Il passa aux assises le 15 avril
1862. Tout son ustensile de faux monnayeur, décou-
vert en Saintonge, figurait parmi les pièces à convic-
tion. Les débats révélèrent qu'il avait mis en circula-
lion 1603 billets de 100 francs et 144 de 200, rem-
boursés par la Banque pour la somme de 189100
francs. Mais le véritable chiffre des faux était sans
doute plus considérable encore.
Giraud fut condamné aux Iravaux forces à per-
pétuité. Transporté à Cayenne selon la loi du
30 mai 1854, il y trouva une fin effroyable. Essayant
de s'enfuir pour gagner en canot le territoire hol-
landais, il tomba à l'eau et resta enlisé dans les
vases. Son compagnon, un certain Pcncel, qui devait
BILLETS DE BANQUE lûS
monter plus tard sur réchafaud, réussit à s'évader.
Mais Giraud, moins alerte, ne put se dégager de
son linceul de boue. Il fut dévoré vivant par les
crabes.
L'imagination populaire n'accepta pas ce dénoû-
ment tragique. Elle ne voulut pas adme!tre que lau-
dacieux aventurier se fût laisse vaincre aussi misé-
rablement. Une légende se forma, comme plus tard
pour Troppmann. Le bruit courut dans les faubourgs
qu'on avait substitué à Giraud de Gatebourse le ca-
davre d'un forçat mort dans la nuit, et qu'on l'avait
secrètement embarqué sur un navire à destination du
Havre.
Des gens se disant bien informés chuchotaient que
la Banque de France le tenait prisonnier dans ses
caves, aussi secrètement que le Masque de Fer, et
l'employait à découvrir les fraudes.
t
Avant de parler des billets faux, il n'est pas inutile
de dire quelques mots de la fabrication des vrais. La
confection du papier monnaie est entourée de telles
précautions que le public s'en fait les plus fausses
idées, quand il n'en ignore pas absolument tous les
procédés.
Il manie ces précieuses vignettes, sans plus songer
à se demander par quelles transformations elles ont
passé avant d'arriver dans son portefeuille, qu'à
chercher comment on fabrique les timbres-poste, les
pièces de cinq francs, le gaz d'éclairage, les tickets
de métro et des milliers d'objets indispensables à la
vie d un Parisien du xx" siècle.
Essayons donc d'écrire l'histoire d'un billet de
106 TRUCS ET TRUQUEURS
Banque, et transportons-nous, ruedela Vrillière, dars
Tancien hôtel du comte de Toulouse, occupé par
notre grand établissement de crédit national depuis
1811.
Quelle princicre demeure, cet hôtel construit en
1735 par Mansard pour le secrétaire d'Etat Phéli-
peaux de la Vrillière! Acheté en 1713 parle comte
de Toulouse, il fut embelli de véritables trésors de
peinture et de sculpture sous la direction de Robert
de Cotte, premier architecte du roi. Plus tard la Ré-
solution y installa l'imprimerie du Bulletin des lois de
la République, origine de l'Imprimerie nationale, et
pendant treize ans ce fut alors, à l'intérieur, une
véritable dévastation.
En 1808, lorsque Napoléon I" autorisa les Do-
maines à céder le monument à la Banque de France,
moyennant la somme de deux millions, tous les
emblèmes rappelant l'ancien régime étaient effacés.
Seule la grande galerie, dite Galerie dorée, avait
échappé au vandalisme révolutionnaire, probable-
ment parce qu'on en avait fait un magasin à pa-
pier. Mais, disparus et dispersés dans les musées na-
tionaux,les tableaux de maître! Enchâssés jadis dans
ses lambris, ils avaient été remplacés par du papier
de tenture à cocarde et bonnet phrygien.
Dans cette galerie, la Banque de France, quand
elle quitta, en 1811, les jardins de l'hôtel Massiac,
place des Victoires, tint sa première assemblée d'ac-
tionnaires. Elle sert encore aujourd'hui au même
usage. Cependant de 1870 à 1875 son état de délabre-
ment obligea de la reconstruire de fond en comble. On
releva minutieusement les plans d'ensemble, on copia
les fresques du plafond, on détacha les groupes et
les ornements de la corniche, on enleva les boiseries
BILLETS DE BAXQL'E 107
sculptées, et tout fut remis en place dans une resli-
lution fidèle. Même les grands tableaux de X. Poussin,
de Véronèse, du Guerchin et du Guide, qui ornaient
les murs avant la Révolution, reparurent dans leurs
lambris ; comme les originaux ne pouvaient sortir du
Louvre ou des musées de Lyon, de Nancy, de Lille,
de Caen, on se contenta des copies. Vous croyez
entrer dans une salle de fêtes du temps de Louis XIV.
Vous êtes dans une construction du xix*^ siècle où
tout est moderne ou à peu près.
Au rez-de-chaussée de ce monument si bien tru-
que, à l'endroit occupé jadis par l'orangerie du mar-
quis de la Vrillière, est installée l'imprimerie qui
donne le jour au papier monnaie le plus authentique
du monde. C'est là que nous allons assistera la nais-,
sance de ces billets payables à vue, objet de tant de
convoitises et de labeurs.
La Banque fabrique elle-même son papier, à Biercy,
dans l'Aisne. Autrefois elle s'adressait à la manufac-
ture du Marais, près de Coulommiers, qui opérait
les manipulations dans un local exclusivement ré-
servé à ce service, sous la direction d'un délégué du
Tgouverneur.
•''" Maintenant l'usine de Biercy ne fabrique plus que
pour la Banque de France, les banques coloniales et
les banques étrangères.
Le papier à la forme est fait à la main et feuille par.
feuille. Le filigrane, très artistique avec ses trois
tons, s'obtient avec des moules gaufrés qui donnent des
différences d'épaisseurs .lu-qu'cn 188-J on s'est servi
de pur chilTon. Aujourd'hui on se contente de ramie,
108 TRUCS ET TRUQUKURS
ce qui n'empêche pas ce papier d'offrir une résistance
toute particulière et un son métallique spécial pres-
que impossible à imiter.
Inutile de dire que toutes les feuilles sont triées
une à une. Toutes celles qui présentent la moindre
imperfection sont impitoyablement rejetées et mises
au pilon. 40 0 0 seulement de la fabrication trouve
grâce aux yeux des contrôleurs. Le papier reconnu
bon, divisé en rames de 500 feuilles, vient prendre
place, après un nouvel examen, dans une caisse spé-
ciale de la rue de la A'rillière en altendant llieure
où il recevra les signes de sa valeur fiduciaire.
En dépit de tant de soins, le papier monnaie n'a
pas la vie dure. Il résiste deux ans, trois ans au plus.
Puis de la coquette vignette, sortie fraîche et pim-
j^ante des guichets de la Banque, il ne reste plus
qu'une loque usée, salie, fatiguée, criblée de trous
d'épingle, raccommodée en tous sens par des bandes
de papier végétal. Il en est de tellement modifiées,
parlesinfortunes inconnues qu'elles ont subies, qu'il
faut l'œil exercé du chef de la comptabilité pour les
identifier. On montre aux archives de la Banque des
débris arrachés au feu, d'autres à demi digérés, re-
trouvés dans l'estomac d'une chèvre, d'autres
méconnaissables, oubliés dans la poche d'une veste
de toile mise à bouillir à la lessive. Seuls les Oïdipes
de rh(Mel du comte de Toulouse peuvent déchiffrer
le mot de telles énigmes.
A
(^
Mais qu'on se rassure. Comme le phénix, ce pré-
cieux papier renaît de ses cendres. Jadis, quand on
avait conserve trois ansles billets hors de service, on
BILLETS DE BANQUE i09
les brûlait dans la cour devant l'hôtel du gouverneur.
On enfouissait dans une immense caisse de fer, ma-
nœuvrée au-dessus d'un brasero comme un moulin
à torréfier le café, des fortunes à payer des empires
par 100000 francs, pour les billets de 100 francs, par
500000 francs pour ceux de 500 francs, par millions
pour ceux de 1000 francs. Les habitants de la rue de
Radzivill ou de la rue de la Vrillière étaient avertis,
par cette « spumata », d'un holocauste au dieu des
richesses.
Aujourd'hui des cylindres lessiveurs remplis de
soude caustique se chargent de l'exécution. En deux
jours, trois jours au plus, le papier est réduit en une
pâle vile et sans valeur. Sic transit gloria mundi.
Lorsque la quantité de billets hors d'usage fait sen-
tir la nécessité d'en émettre de nouveaux, le gouver-
neur avise le conseil général et demande l'autorisa-
lion d'en créer. Le conseil indique le nombre d'al-
phabets (c'est le mot technique), la date qui leur sera
assignée et les diverses coupures. Mille billets sont
numérotés de 1 à 1 000 et forment une série. Chaque
série est désignée par une lettre de A. à Z, moins le
J. Le W forme la 25^ lettre. L'ensemble de '25 séries
constitue un alphabet, soit 25 000 billets. Les alpha-
bets se numérotent entre eux, suivant leur rang de
tMbrication. Le numéro de l'alphabet se place à côté
do la lettre de la série. Le numéro du contrôle, mis
au centre du billet, indique le rang individuel de
chaque billet dans la fabrication et permet de recons-
tituer les indices, s'ils ont di-^priru par l'arrachement
des bords du billet. De celte façon, le nouveau
110 TRUCS ET TRUQUEURS
billet aura son état civil spécial, sans double emploi
possible.
Limprimerie est sévèrement gardée. Xul, s'il n'ap-
partient au service, n'a le droit d'y pénétrer. Les ou-
vriers, choisis avec soin, sont tous des hommes de con-
fiance.
Les encres et les feuilles non distribuées, les ma-
trices des planches se renferment dans une caisse
dont le chef de l'imprimerie a seul la clef.
', Le billet de Banque n'est ni une lithographie, ni
une gravure en taille douce. C'est une vignette sur
bois. On dessine le billet à frès grande échelle, on le
réduit par la photographie aux dimensions régle-
■mentaires, et on le livre au graveur. Quand la planche
■est reconnue parfaite, on en fait des clichés en gal-
vanoplastie, et on s'en sert pour le tirage. C'est une
presse typographique, système Marinoni, Alauzct et
.Lambert, à deux couleurs, qui fonctionne aujour-
d'hui dans les ateliers de l'ancien hôtel du Bulletin
des lois.
En 1800, les premières émissions, uniquement com-
posées de coupures de 1 000 et de 500 francs, furent
imprimées en noir. Seuls, quatre mille billets de
5 000 francs, papier peu maniable et que le public
n'adopta pas plus que les rares coupures de 200 francs,
reçurent une belle teinte carmin. Ce premier type
avait été dessiné et gravé par Andrieux.
Depuis, les modèles se succédèrent. Le billet de
1 000, refait en 1817 par Normand et gravé par An-
drieux, subit une modification de détail en 1829 sous
la direction des mêmes artistes. En 1842, Barre père
grava une nouvelle planche sur acier qui lui demanda
trois ans d'efforts.
Le billet de 500, qui avait à lorigine été tiré sur la
m
planche servant aux bons de la caisse des comptes-
courants, fut dessiné spécialement en 1817 par Nor-
mand et gravé par Galle aîné. Plus tard Barre fourni',
un nouveau modèie, dont la réduction fut utilisé-
hienîôt après, pour le biiletnoir de 100 francs autorisé
par la Réi)ublique de 1848.
Sous l'Empire, les progrès de la photographie obli-
gèrent de renoncer à l'impression en noir. Un jour,
un des censeurs de la Banque mit sous les yeux de
l'impéralrice Eugénie un billet faux de 100 francs
reproduit par les procédés nouveaux.
— Je vais jouer un bon tour à Louis, dit-elle en
voyant la perfection de Fimitalion.
Et elle met le pseudo billet dans un tiroir de la
lablc impériale.
Dans la journée un quémandeur se présente. Napo-
léon III, qui se montrait volontiers accueillant pour
ses anciens compagnons d'infortune, ouvre le
meuble, y prend le premier billet qui lui tombe sous
la main et le donne au pauvre diable. Celui ci se
confond en remerciements, et, tout joyeux, court
chez un changeur monnayer ce papier qui lui repré-
sente un nombre incalculable de douces félicités.
Au premier coup d'œil, la vignette est reconnue
fausse. On conduit le porteur au plus prochain poste
de police et le commissaire lui demande d'où lui
vient ce billet.
— C'est l'empereur qui me l'a donné.
On le crut fou. Mais voyant qu'il persistait dans
son affirmation, on alla aux informations et il fallut
bien se rendre à l'évidence. C'était bien l'empereur
118 TRUCS ET TRUQUEURS
qui était coupable de celle émission de fausse mon-
naie.
L'aiïaire n'en resta pas là. Napoléon III, qu'il fal-
lut bien mettre au courant de Tincident, prit fort
mal la chose. Le gouverneur de la Banque de France
fut avisé et le Conseil résolut d'adopter pour l'im-
pression une couleur réfrac taire à la photographie. '
Le 3 août 1863, les premiers billets bleus furent mis
en circulation : ils étaient imprimés recto et verso
pour offrir encore plus de dilTicullé à la reproduc-
tion.
Chazal avait gravé la coupure de 100 francs, en
utilisant l'ancien modèle de Barre ; Cabasson avait
dessiné la vignette de 500 francs gravée par Pannema-
ker. Le même artiste avait composé et gravé le billet
de 100 francs ainsi que la nouvelle coupure démo-
cratique de 50 francs. Seul, le recto du billet de 100
francs était l'oeuvre d'un autre dessinateur nommé
Brisset.
Si surannés qu'ils nous paraissent aujourd'hui
avec leurs attributs mythologiques et leurs orne-
ments de mauvais goût, ces modèles traversèrent
tout lEmpire et les premières années de la troisième
République. Ce n'est qu'en 1882 que l'on commanda
à Baudry son billet de 100 francs, véritable œuvre
d'art, digne du grand pays dont il personnifie le cré-
dit et la fortune.
J. Robert fut chargé de la gravure et l'on demanda
le fdigrane à Chaplain, l'éminent graveur en mé ■
dailles.
Deux ans plus tard, Dupuis et Duval dessinèrent le
BILLETS DE BANQUE 113
billcl de 50 francs, gravé comme celui de 100 francs
par J. Robert.
En 1889, on eut l'idée, pour les fortes valeurs, de
compliquer encore le procédé par un tirage en deux
couleurs. Le billet de 1000 francs, payé 24 000 francs
à Paul Baudry, et celui de 500 francs, composé par
Dupuis, reçurent la superposition d'une vignclle
rose, gravée, comme la planche principale, par
J. Robert. Le résultat parut assez satisfaisant pour
être étendu aussitôt aux coupures de 100 francs et
de 50 francs.
Ajoutez à cette momenclature les billets de 20
francs et même de 5 francs, émis en 1870 pendant la
guerre, et vous aurez le catalogue complet de l'œuvre
gra\ é sorti des ateliers de la rue de la Yrillière.
Tant de modifications dans les types des vignettes
n'ont pas été apportées, on le conçoit, sans motifs
sérieux. Il y a toujours avantage à laisser à la mon-
naie fiduciaire l'aspect et la forme auxquels le public
est accoutumé.
Mais il est encore plus utile d'accumuler les pré-
cautions et les obstacles pour déjouer les contre-
façons, car vous savez que la forteresse de la Banque
a subi de nombreux sièges depuis plus d'un siècle
qu'elle existe !
Le premier auxiliaire des faussaires, disons-le
bien vile, c'est rindifférence du public, qui accepte
sans examen tous les billets de Banque, alors qu'il
vérifie, avec soin, la monnaie qu'on lui rend pour
s'assurer qu'elle ne contient pas de pièces fausses ou
d.Mnonclisces.
il4 TRUCS ET TRUQUEURS
Cette insouciance est telle qu'il existe dans les
irchives du palais des Mille et une nuits un billet fait
au crayon bleu, accepté par un naïf et présenté à
l'un des guichets de notre principal établissement
(inancier.
De temps à autre, il arrive aussi des billets de
100 francs, faits à la plume par des malheureux qui
ont dépensé vingt fois plus de temps et de talent
qu'il ne leur en aurait fallu pour gagner honnêtement
la même somme.
Mais ces essais ridicules n'inquiètent pas la
Banque. Ils ajoutent seulement un spécimen curieux
à la colleclion des billets faux, qu'un des chefs de
l'établissement conserve dans un grand album oblong,
affecté à cet usage depuis l'institution de rétablis-
sement.
On comprend, en voyant l'imperfection des imi-
tations rangées dans ce livre d'or des faussaires,
comment les contrefacteurs finissent tous par se
faire prendre.
Dans ces pages où s'étalent les pièces à conviction
depuis 1803 jusqu'à nos jours, règne une naïveté
déconcertante. Tantôt, c'est un faussaire étranger
qui met un s à mille francs. Tantôt c'est une repro-
duction photographique où Ion n'a pas su éviter des
manques. Les teintes du bleu sont invraisemblables,
le dessin informe, les compositions grotesques.
Et cependant on s'y est laissé prendre comme k\
ces reproductions inventées par la réclame, comme
à ces billets de mille francs de la Banque de Sainte-
Farce, lancés par la librairie anti-cléricale, visés par
Ernest Renan, encaisseur des analhèmes, et con-
trôlés par Léo Taxil. Après tout l'honnête caissier
dun banquier de Bloisn'accepla-til pas sans défiance
BILLETS DE BANQUE 115
une coupure froissée de cent francs émise par Pana-
mine Rozière et portant la griffe de cet inventeur des
pastilles d'oignon pour pot-au-feu?
Les contrefacteurs qui cherchent à faire de l'or
avec de fausses vignettes ne sont cependant pas tous
aussi primesautiers. Il a fallu à la Banque une atten-
tion sans cesse en éveil et un service de recherches
tout spécial pour arriver à déjouer les manœuvres
tentées contre sa caisse. On a vu que Giraud de
v'îatebourse resta huit ans impuni. Une autre affaire,
lion moins mystérieuse, avait auparavant fait passer
des nuits blanches aux censeurs.
C'est Maxime du Camp qui nous la raconte, dans
un article de la Revue des Deux Mo)ides de 1869, très
documenté et fort curieux.
« En 1832, un paquet de douze faux billets de
1 000 francs fut présenté au bureau du change. Ils
furent reconnus, une instruction fut commencée, et
à la suite d'une enquête secrète activement menée,
on acquit une conviction si étrange qu'il fut difficile
de pousser les choses à l'extrême. Les billets étaient
faits hors de France par un maréchal duc attaché à la
maison d'un souverain expulsé de son pays : un an-
cien directeur de la fabrication d'un des hôtels du
royaume le secondait dans cette œuvre peu légitime.
Le principal agent pour l'émission des billets à Paris
était un marquis, maréchal de camp, et le détenteur
n'était autre qu'un prince descendant direct d'une
lamille qui avait régné jadis sur une partie de l'est
de l'Europe. Tout ce roman invraisemblable eut un
demi-dénouement en septembre 1832, devantlapolice
correctionnelle, où l'un des inculpés passa sous le
nom de Colette. »
115 TRUCS ET TRUQUEURS
La modification des billets en 1862 mit quelque
temps le public à l'abri des escrocs. Mais, pendant
la guerre franco-allemande, le territoire fut inondé
de fausses coupures de 20 francs : elles venaient
d'Espagne où depuis longtemps les truqueurs ne
connaissent plus les Pyrénées. Ces petites valeurs,
d'un écoulement facile, tentèrent môme nos natio-
naux. En 1874, un dessinateur parisien assez connu,
Valentin dit Lemol, entraîné par son amour pour
une fille de brasserie, écoula à Montmartre de faux
billets de 20 francs. Il se servait d'une plaque en zinc
gravée et d'une presse à copier. Le jury lui accorda
les circonstances atténuantes, et le président Grévy
le gracia de ses dix ans de réclusion. J'ignore si
c'est ce même Lemot qui fit plus tard tant de cari-
catures contre le beau-père de Wilson.
En 1888, un assaut autrement dangereux fut dirigé
sur la Banque. Le 15 mai, la caisse principale re-
connut quinze billets faux de 500 francs. Le lende-
main douze autres furent encore présentés au gui-
chet. Les jours suivants, l'écoulement continuant, le
Conseil décida de suspendre l'émission des coupures
de ce type et prévint le public par la voie de la
presse. La panique fut des plus vives. On demanda
le remboursement en masse des billets de 500 francs.
Les journaux menèrent une si violente campagne, que
le cours des actions en Bourse en fut influencé.
Sur ces entrefaites, un réfractaire français réfugié
à Bruxelles, nommé Albert Potier Duplessy, se pré-
senta à la Légation et offrit de découvrir les auteurs
de la contrefaçon, à condition d'obtenir l'autorisation
BILLETS DE BANQUE 117
de rentrer en France. Le lendemain, il revint à la
charge, mais pour se rétracter. C'était pourtant lui, le
coupable. Grâce aux révélations de ses complices à
Londres et à d'imprudentes confidences à des co-
détenus, Duplessy fut condamné, le 4 mars 1880, à
5 ans de prison. La Banque avait remboursé 140
billets de 500 francs, fabriqués par cet adroit faus-
saire.
On n'en finirait pas, sil fallait détailler toutes les
tentatives coupables qui se dénouèrent devant les tri-
bunaux, au cours de ces dernières années. Mais aucune
n'égale en ingéniosité celle de Léonidas Coïdas. Ce
Grec subtil imagina, il y a deux ans, de découper et
de recoller des billets de 100 francs authentiques
pour en augmenter le nombre.
L'affaire est encore présente à toutes les mémoires.
Les journaux lui consacrèrent à l'envi des articles
en première page, et pendant huit jours Paris ne
parla que des billets truqués.
Le procédé était pourtant bien simple. Léonidas
prenait vingt coupures, aussi neuves que possible.
Puis, avecun rasoir il coupaitla petitemargeblanclic
au bord droit d'un billet, et la mettait à part. Le billet
ainsi diminué était toujours bon. Ensuite, à un se-
cond billet, il enlevait encore la bordure blanche,
mais cette fois en mordant un peu sur le bleu, puis
recollait à ce second billet la bande blanche du pre-
mier.
Quant à la lanière enlevée au deuxième billet, elle
lui servait à compléter le troisième une fois diminué
dune tranche un peu plus large que les précédentes
118 TRUCS ET TRUQUEURS
oL ainsi de siiile, jusqu'à ce qu'il arrivât au bord
gauclie du dernier ijiliet.
— Et alors ?
— Alors, le subtil personnage avait vingt et un
billets auxquels il manquait à tous un morceau.
Convenablement recollés et adroitement présentés
ils pouvaient impunément être lancés dans la circu-
lation, car ils étaient aulhenlïques.
Le tribunal pensa sans doute que l'invention de
Léonidas Choïdas ne manquait pas d'ingéniosité,
mais jugeant qu'après tout il s'était donné beaucoup
de mal pour peu de chose, il lui accorda des circon-
stances atténuantes et ne lui octroya qu'un an de
prison.
Et pour placer leurs émissions, quelle fertilité d'i-
magination déployée par les faussaires! On pourrait
faire un z'oman d'aventures avec les exploits ingé-
nieux que racontent les faits divers. Je n'en citerai
qu'une anecdote, mais elle est amusante.
Un portefaix, chargé de colis pesants sur un cro-
chet, s'arrête devant la boutique d'un changeur. Il
paraît émerveillé des sébiles remplies d'or et des
billets étrangers étalés en éventail. Tout d'un coup,
passe l)rusquement derrière lui un individu très af-
fairé, qui le bouscule violemment. Sous ce choc, le
portefaix tourne sur lui-même, perd l'équilibre et
laisse choir son lourd fardeau dans la glace de la de-
vanture. Elle vole en éclats. Grand émoi dans la bou-
tique.
— Surveillez l'étalage! Gare aux voleurs! crie le
BILLETS DE BANQUE 119
palronqui sort en halo, se précipile sur le maladroit
(lui gît par terre, le relève, le prend au collet et lui
crie :
— Vous allez payer le dégât.
L'autre proleste. Il est même un peu blessé. Il se
défend, dit qu'il a été bousculé, qu'il y a cas de force
majeure et qu'il ne payera rien.
Lafoule accourt. Comme toujours, le débat s'aigrit. \
Un sergent de ville intervient et conduit au poste le !
briseur de vitres et le changeur qui ne veut pas là-
cher sa proie. On s'explique devant le commissaire
de police. Le patron réclame cent francs pour le
dommage.
L'homme continue à résister et ne veut pas donner
son nom. « Il n'a pas d'argent, dit-il ». Instinctive-
ment, il porte la main sur sa poche, comme pour dé-
pendre son porte-monnaie.
— Fouillez cet homme, ordonne le représentant de
l'autorité.
On le fouille. On trouve dans son porte-monnaie un
billet de mille francs et quelques sous.
- C'est l'argent que j'allais placer à la Caisse d'é-
pargne, implore le malheureux.
-- Payez-vous, dit sans pitié le commissaire, en
tendant le billet au plaignant.
Celui-ci sort de son portefeuille neufbillets de cent
francs et se retire enchanté d'avoir touché son in-
demnité. On relâche le portefaix qui s'en va en '
pleurant.
Arrivé chez lui, le patron donne à son caissier le
billet. Ce dernier le tient dans ses mains, le met au-
jour, puis ses regards vont à son chef, debout devant
— M;iis il est faux ! s'écrie-t-il. " ' "^^ .
120 TRUCS ET TRUQUEURS
Le changeur avait été refait par Témissaire d'un
subtil contrefacteur!
Il ne suffit pas d'une habileté même peu ordinaire
pour tromper les experts de la Banque. Un faussaire
(lui voudrait arriver à un résultat satisfaisant devrait
connaître et même exceller dans quatre ou cinq mé-
licrs dilïéi-enls. C'est demander l'impossible. La
bande Fricderich à Zurich, découverte récemment,
s'en est vite aperçue. Elle n'était pas de force el une
partie du million préparé lui est restée pour compte.
Cependant le public n'est pas armé conlre la fraude,
comme on l'est rue de la Vrillièrc. Les insignes
larrons qui cherchent h glisser leur papier-monnaie
de contrebande, ont bien soin de le présenter plié,
sali, déchiré, recollé, non avec du papier pelure, mais
avec des bandes opaques qui dissimulent, dans cer-
taines parties, les défauts de fabrication.
Quand on vous offrira un billet usé et fatigué,
regardez-le de très près, et faites porter votre examen
sur quatre points que je vais vous indiquer.
Étudiez d'abord le papier. Celui de la Banque est
blanc, très mince, sonore au froissement. Il présente
en ou'tie un caractère tout spécial : il est absolument
piivé de défauts de fabrication, épaisseurs de pâtes,
clairs ou trous, matières étrangères. La sélection est
si rigoureuse que pas une feuille présentant la
moindre imperfection ne sort de l'usine de Biercy.
Le papier des billets faux est généralement plus
épais, plus lourd, et surtout plus luisant.
Regardez ensuite votre billet par transparence. Le
fdigrane, lettre ou tigure, doit présenter une netteté.
BILLETS DE BANQUE 121
parfaite, un fondu 1res caractéristique. On doit voir
trois teintes, une formée par le fond du papier, une
autre plus claire, une troisième plus foncée. Dans les
imitations, le filigrane, lorsqu'il y en a un, est toujours
grossièrement contrefait. Tantôt, on a usé, à travers
un patron, les parties claires au verso, en se servant
de pierre ponce ou de grattoir; tantôt on a employé
une impression à l'encre biaEche, ou une sorte de
gouache ; tantôt on a mis en usage un relief enduit
d'huile pour rendre, par la pression, le papier trans-
parent. — Aucun de ces trucs ne donne des résul-
tats satisfaisants.
Continuez votre dissection par la gravure. Le
billet authentique ne doit présenter aucun défaut,
aucune brisure dans les traits ni dans les tailles
qui forment les ombres. Même avec un procédé pho-
tographique, il est impossible d'arriver à la même
netteté ou à la même élégance.
^ Reportez-vous surtout au médaillon reproduisant
l'article 138 du Code pénal, qui, depuis le 28 avril 1832,
a remplacé la peine de mort par celle des travaux
forcés à perpétuité. Sur un billet mauvais, les lettres
ne sont jamais nettes ni bien alignées. Elles donnent
souvent l'apparence de taches.
Reste l'impression typographique faite sur des
galvanos, d'après les bois conservés dans des condi-
tions hygrométriques spéciales. Elle doit être'd'une
régularité parfaite, tous les billets offrant quelques
défauts étant rigoureusement rejetés. L'encre pré-
sente toujours la même teinte, ni plus claire ni plus
foncée. Il y a identité parfaite entre toutes les vi-
gnettes sorties des ateliers de la Banque. Au con-
traire, sur les billets faux, l'encre est tantôt plus
luisante ; tantôt plus effacée. La vignette bleue est
.--- .. 6
lf;2 TRUCS ET TRUQUKURS
presque toujours une esquisse pâlie, à peine ombrée;
le grisé rose disparaît presque complètement, quand
il n'est pas d'une teinte brique qui tranche grossiè-
rement sur l'ensemble du billet.
Il y a aussi les « indices », lettres ou chilTres qui
sont appliqués en double et diagonalement opposés
cnlre eux, pour se retrouver toujours au complet sur
une moitié du billet. Il y a également, au centre, un
numéro, dit de contrôle, permettant de reconstituer
les indices, s'ils ont disparu, par l'arrachement des
bords du billet. Mais le mécanisme très simple de
ce matriculage n'est inconnu de personne, encore
moins des faussaires. Il y a lieu seulement d'en tenir
compte dans le cas où deux billets de même valeur se
présenteraient avec les mômes indices. On en devrait
conclure que l'un des deux au moins est faux.
Ne comptez pas davantage sur une petite expé-
rience de chimie amusante que certains donnent
comme un critérium infaillible. On vous dira :
« Faites un trait avec une pièce de cinq francs sur
un billet de Banque, en choisissant de préférence la
marge et les médaillons. La pièce trace une raie
noire, comme si vous vous étiez servi d'un crayon.
Vous avez ainsi la preuve que la vignette sort des
presses de la Banque. Sur un faux billet rien n'aurait
apparu. »
Eh bien ! ce petit tour, très récréatif en société, ne
prouvé absolument rien, les faussaires ayant soin
d'imprégner leur papier d'un ingrédient chimique
produisant les mêmes effets avec la tranche d'argent.
Que reste-t-il donc comme moven infaillible de
BILLETS DE BANQUE 123
découvrir la fraude? Hélas ! il n'en existe pas. Aucun
procédé mécanique, spécial, précis, ne permet de re-
connaître une coupure authentique d'une contrefa-
çon.
Pour les billets de Banque comme pour les gravu-
res, les dessins, les tableaux, les objets d'art en
général, l'œil seul peut servir de guide. Il faut
l'exercer sans cesse, et pour les portefeuilles mo-
destes qui n'ont qu'à de longs intervalles la visite
d'un des petits chefs-d'œuvre de Paul Baudry, je
ne vois aucun moyen sûr de préservation à leur
indiquer.
Quant aux privilégiés qui manient par liasses les
coupures de 100 ou même de 1000 francs, je vais
leur enseigner le procédé préconisé par la Banque
elle-même et basé sur la régularité à peu près absolue
des vignettes.
Choisissez dans les billets, du côté où vous les
comptez, une figure, un ornement, un ensemble de
lettres, et ne regardez que ce détail au fur et à me-
sure que les feuilles vous passent sous les doigts. Au
bout de très peu de temps, la moindre défectuosité,
frappera machinalement votre regard. Vous n'aurez-
qu'à sortir le billet de la liasse à lui faire subir un
sérieux conseil de révision, porté sur les quatre
points indiqués plus haut : papier, filigrane, gra-
vure, impression.
— Et si l'authenticité de la vignette ne résiste pas
à l'examen ? me répondrcz-vous, faut-il porter mon
papier apocryphe à la Banque? Va-ton me rembour-
ser?
Lecteur! la question est brûlante. Permettez-moi
de ne pas y répondre directement. Si un faussaire
a imité votre signature sur une traite et qu'un por-
124 TRUCS ET TRUQUEURS
leur de bonne foi vienne vous présenter la valeur,
la paieriez-vous?
— Non certainement. Mais il s'agit d'un établisse-
ment tellement puissant qu'il peut ne pas se retran-
cher derrière son droit.
— Aussi, très souvent, la caisse inderanise-t-elleles
possesseurs de bonne foi, mais en aucun cas, sachez-
le bien, elle n'est tenue au remboursement. Dura
lex, sed lex.
Calino, qui vient de lire ces dernières lignes sur
les moyens imparfaits dont on dispose pour recon-
naître les billets faux, s'approche de moi et me tient
ce langage :
— Je ne vois pas ce qui vous embarrasse. Il n'y a
qu'à décider la Banque à faire entrer dans la sub-
stance du papier un ingrédient chimique, mystérieux
et indestructible. Quand on doutera d'un billet, il
n'y aura qu'à le brûler et à faire analyser les cendres!
BRONZES, PLATRES, TERRES CUITES
ET MARBRES
Un intrus au Louvre. — Une erreur de Louis Courajod. —
Les Cellini de contrebande. — Deux bronzes de ^L Thiers. —
La Jeanne d'Arc de Clunj\ — Méfaits de la galvanoplastie. —
Les bronzes de Barye. — Surmoulages en plâtre. — Une
cKasse aux pifferari. — Les sphinx de Visseaux. — Recette
pour patiner. — Les Clodion de la rue de Bondy. — Médail-
lons de Nini. — Les exemplaires de C. Balon. — L'adorable
M"* de \p Reynerie. — Sculptures en pierre de Volvic. —
Transformation des tètes de Niobé. — La lectrice de Maiie-
Antoinette. — A Versailles. — Les invalides à la tète refaite.
BRONZES
En 1892, deux statuettes de bronze, d'une patine
admirable, parurent sur le marché de Paris et mirent
en émoi tous les collectionneurs. Sujet : Adam et
Eve. Auteur : Riccio. Elles étaient si belles, que les
connaisseurs les plus réputés ne s'élevaient pas
contre cette attribution à l'un des maîtres les plus
exquis de la Renaissance italienne.
Eve tenta bien vite. Le pauvre Adam fut d'un pla-
cement moins facile. Il fit le voyage de Londres et
frappa aux portes du Brilish Muséum et de plusieurs
collections privées. Personne ne voulut le retenir. Il
revint sur les bords de laSeine, où Louis Courajod,
120 TRUCS ET TRUQUEURS
conservaleur-a(ijoiiil de la sculplure au Louvre, ra-
cheta 40 000 IVancs pour son musée.
Louis Courajocl, fervent de l'aii français du xni'^ eL
du xiv<^ siècles, en révéla l'un des jireniiers (il vau^
diail mieux dire en prêcha) l'incomparable beaulc et
la saveur primesaulière. C'est lui qui fit cnlr(,'r au
Louvre le tombeau de Philippe Pot, chef-d'œuvre de
l'école bourguignonne. Mais il connaissait moins
bien le qualrocento italien, et son enthousiasme
d'apôtre, qui l'avait si souvent bien servi, lui joua,
ce jour-là, un mauvais tour.
Depuis trois jours, Adam avait pris place dans les
vitrines de la Pienaissance, et son parrain était parti
en tournée d'inspection, quand un article du Figaro
déclara tout net que la statuette était moderne.
Jugez du tapage! Les 200 000 francs de la tiare
n'avaient pas encore blasé le public. Quarante billets
de mille dépensés par un conservateur du Louvre
sur le maigre budget des acquisitions, c'était alors
quelque chose d'insolite ! L'objet faux fit l'elTet de
la pierre dans la mare aux g-renouilles. On s'indigna.
On clabauda. Le nom de Courajod acquit en quelques
jours une célébrité que quarante ans de travaux et de
découvertes lui avaient refusée. L'infortuné savant
essaya une timide défense. Hélas! il lui fallut se rendre
à l'évidence. Il avait été victime d'habiles fraudeurs
italiens^ dont les ateliers, établis dans la ville des
doges, faisaient, depuis pas mal d'années, concur-
rence à ceux de Naples.
Ces imposteurs avaient copié la tête de leur Adam
dans un musée et le corps dans un autre. De là
l'erreur de Courajod. Heureusement les 40000 francs
n'étaient pas versés. On rendit l'objet aux marchands,
en les invitant d'aller se faire pendre ailleurs, mais
BRONZES, PLATRES, TERRES CUITES ET MARBRES 127
le dislingué conservateur ne se releva jamais de celte
mésaventure, qui lui fut d'autant plus cuisante qu'il
connut bientôt l'auteur de la révélation. C'était Emile
Molinier, alors conservateur adjoint au Louvre, qui
avait dévoilé la fraude. Il en avait suivi, disent les
mauvaises langues, toutes les péripéties avecle malin
plaisir de voir un confrère s'enferrer.
Les crudits sont sans pitié l
De tels accidents ne sont malheureusement pas
uniques dans les fastes des musées et des collections
célèbres. Ils sont légion les bronzes florentins, aux
patines admirables, accueillis comme des trésors de
la Renaissance et reconnus trop tard pour l'œuvre
d'audacieux fondeurs du xix'' siècle ! Oui cnumérera
seulement les faux Cellini répandus à travers le
monde?
Sur cent cinquante pièces altribuées à l'illustre
Florentin, dit un critique autorisé, une dizaine, à
peine, résistent à l'examen. Les autres sont d'habiles
reproductions, comme ce moulag'e du beau plat des
Amazones, qu'une académie des beaux-arts italienne
olîrait à l'admiration de ses visiteurs, et qui n'était
qu'un surmoulage exécuté par l'artiste français
Antoine Wechtc, mort en 18G8. Qu'est devenu ce
bassin ? Porte-t-il toujours sa belle étiquette au nom
de Benvenuto ou court-il le inonde avec son étal civil
usurpé?
Les bronzes donnés au Louvre par M. Thicrs ne
sont pas, on le sait, à l'abri de reproche, l'ne réduction
de la statue équestre de Bartholomeo GoUeone qu'il
avait, dit-on, achetée pour la mafj[ucttc de la statue
128 TRUGS ET TRUQUEURS
'iionumenlale de la place Sainl- Jean et Paul à Venise,
date de 1855, le catalogue l'indique avec franchise.
— On' est que la copie exécutée par l'artiste Ramus.
Dans la même série, à signaler le petit capitaine à
cheval qui représente, sans doute, le nnaréchal de Tri-
ivulce, chevauchant une monture toute moderne. L'his-
toire est piquante. M. Thiers avait payé le groupe un
bon prix, sans s'apercevoir que le cheval était hors de
iproportion avec le cavalier, puisqu'il avait fallu l'écar-
telerpour le mettre en selle. L'éminent homme d'état
■commanda un nouveau destrier au maître Frémiet,
et l'ensemble entra après sa mort au musée du Louvre.
Inutile de dire que, pour une fois, le moderne est
meilleur que l'ancien.
Et la statuette de Jeanne d'Arc à Cluny? Est-elle
vraie, est-elle fausse ?
En 1867, le fameux Randcar, de Lyon, qui ne détes-
tait pas, paraît-il, mystifier de temps à autre ses con-
temporains, avait offert le bronze au musée d'Orléans
ipour le prix modeste de 600 francs. Le conservateur,
M. Monlellier, conçut quelques doutes et s'abstint*
Randcar remporta sa statuette. A sa mort, son fils la
céda à Charvet, pour 3 000 francs, et l'antiquaire du
[Pecq la repassa à M. Odiot pour 10 000 francs. En
1889, voilà la Pucelle à l'Hôtel Drouot, oii M. Georges
Donalson, un Anglais, la paye 16 275 francs, et la
libératrice de la France tombe, pour la seconde fois,
aux mains de ses ennemis ! Par bonheur, le baron
Alphonse de Rotschild vivait encore. Il paya une
rançon royale et le petit bronze, dont le musée d'Or-
léans n'avait pas voulu pour 600 francs, fît son entrée
,à Cluny, Dieu sait à quel prix I
Nous nous garderons bien de contester l'aulhen-
BRONZES, PLATRES, TERRES CUITES ET MARBRES 129
licite de ce don princier, minutieusement passé au
crible par MM. Darcel, Vallet de Viriville, et bien
d'autres. — Cependant, pour quiconque a lu la sa-
vante étude de M. Desnovers, directeur du musée
d'Orléans, sur Ylconographie de Jeanne d'Arc, le
bronze de Cluny ne représente pas la Pucelle. Il
serait le portrait d'un jeune capitaine imberbe.
Qu'en dites-vous, à votre tour, monsieur Edmond
Haraucourt, vous qui avez le flair si subtil?
N'achetez donc des bronzes qu'en tremblant. On
surmoule admirablement les originaux, et les tru-
queurs ont des procédés de patine impeccables pour
maquiller leurs épreuves. Les plus fins connaisseurs
peuvent s'y laisser prendre, et je connais un original
qui n'achète plus que des modèles contemporains,
chez Barbedienne, pour ne pas être trompé sur l'é-
poque.
La galvanoplastie elle-même s'est faite complice
des faussaires. Aux Expositions de 1889 et de 1900,
Ja respectable maison Christofle avait étalé d'éton-
nantes séries de reproductions de l'antiquité, du
moyen âge et de la Renaissance. C'était à s'y mé-
prendre. D'ingénieux industriels en ont profité pour
s'approvisionner. Ils écoulent aujourd'hui, à l'étran-
ger, des reproductions galvanoplastiques perfection-
nées par un procédé nouveau, tel le mortier padouan
avec griffon et la statuette d'Arion du xv^ siècle,
de la collection Davillier, modèles empruntés au
Louvre. Ces copies se retrouvent au Musée des Arts
décoratifs. Mais comme il est facile de reconnaître
un galvano d'une pièce fondue ! Cette dernière vibre
130 TRUCS ET TRCQULiL'RS
avec un son métallique, Taulre ne rend qu'un bruit
sourd.
Un di' nos notables antiquaires parisiens voyageait
dans le midi de la France. A la devanture d'un mar-
chand, il aperçoit une vierge du xvi^ siècle merveil-
leuse. Le bronze doré semblait dune épaisseur et
dune patine invraisemblal)les. Conservation parfaite.
Bref, il ne manquait qu'un doigt à l'enfant Jésus el
un pied à sa mère pour que le groupe fût irrépro-
chable.
Notre antiquaire reçoit la commotion électrique.
— Je vous offre 2500 francs, dit-il au marchand.
— L'objet m'en coûte davantage, répond celui-ci.
D'ailleurs, je suis en marché pour le vendre un bon
prix à un musée.
On en resta là.
Quelque temps après, le marchand vient à Paris
t;hez l'antiquaire.
— Voulez-vous toujours de la Vierge?
— Je crois bien !
— Je ne vous la vends plus que 500 francs.
— Allons donc !
— Je suis un honnête homme et je vous préviens
ju'on m'en a olfert une autre sur photographie. La
voilà. Elle a les mêmes accidents.
Moralité. Quand vous ne serez pas sûrd'un bronze,
prenez une pointe et attaquez-le dans un endroit peu
apparent. Si c'est de la galvanoplastie, vous décou-
vrirez le cuivre rouge sous l'enveloppe fallacieuse de
la patine.
BRONZKS, PLAT1E-. TERRES CUITES ET MARBRES 131
Les bronzes modernes ne sont pas plus à l'abri
des fourberies que les anciens.
Vous savez quels prix élevés alleignent les œuvres
de Bavye'^ Bonaparte à cheval fait facilement 3500
francs, le Cerf qui lève une jambe, 1 500; V Eléphant
monté ■par un Indien, 2 500, la Lion et le tigre mar-
chant, 3 '200, le Taureau cabré, 1 700; Thésée combat-
tant le Minotaure, 2 000 francs.
Or il y a bronzes et bronzes, comme il y a fagots et
fagots. Ceux qui remontent à Barye lui-môme et
sortent pour ainsi dire de ses mains, fig-urent sur le
catalogue qu'il dressa avec soin. Ils valent quatre ou
cinq fois ceux qui se vendent encore chez les éditeurs.
C'est vm jeu pour nos habiles maquilleurs de pati-
ner des exemplaires modernes et de les faire passer
pour des premières épreuves, bien heureux quand
ils ne vous vendent pas des surmoulés clandestins et
sans valeur, portant cependant Barye ou A.L. Barye,
comme les marquait le « Michel- Ange de la ménage-
rie », ainsi que l'appelle Théophile Gautier.
t
PLATRES
Enfonçons-nous davantage dans les bas-fonds de
la contrefaçon et parlons un peu du plaire bronzé.
Il se débite ouvertement, dans les rues de Paris, ce
bronze du pauvre! parles soins de petits Italiens, qui
vousonVent, selon le goût du jour, les plus célèbres
productions de nos maîtres contemporains. Succes-
sivement, on a vu, sur les parapels des ponts ou
contre les grilles de clôture des squares, des étalages
,132 TRUCS ET TRUQUEURS
OÙ figurent le Chanteur Florentin, de Dubois, l'Arle-
quin, de Saint-Marceau, la Diane, de Falguière, le
Mozart enfant, de Barrias. Pour quelques pièces de
|nickel, on peut s'offrir des modèles que plusieurs
billets bleus ne suffiraient pas toujours à payer en
bronze chez Thiébault, Susse ou Barbedienne. Ce
' n'est pas la peine de se priver ! Qui n'a pas son pe-
!tit plâtre ?
Hélas I trop de monde en a. Les naïfs, les badauds,
les faux amateurs, se sont laissé prendre à ces tru-
quages grossiers. Ils ont acheté, comme épreuves
originales, de grossiers surmoulagcs oii le mouve-
ment général de l'œuvre est seul conservé, mais où
tous les détails sont empâtés, déformés, écrasés.
Le tour est facile à jouer. Ces industriels transal-
pins se mettent à trois ou quatre pour acheter un
bronze. Puis ils le moulent et obtiennent autant de
creux en gutta-percha qu'il leur en faut pour leur petit
commerce. Ceci fait, ils revendent le bronze qui leur
a servi de modèle, sans trop y perdre, et ils se parta-
gent les moules, prêts à tirer des centaines d'épreuves
en plâtre plus ou moins bonnes qu'ils recouvrent de
poudre de cuivre délayée à la mixture.
Allez donc les poursuivre I Ils sont insolvables, et
quand un sculpteur arrive à les traquer, le tribunal
lui octroie cinq francs de dommages et intérêts.
|Pas même de quoi payer l'huissier ! Le maître Fal-
guière, excédé de rencontrer sa Diane à tous les car-
refours, résolut cependant, un jour, de passer outre
et de se livrer à une battue en règle de pifferari.
11 promit une prime de 50 francs à toute personne
qui le mettrait sur la piste d'un fraudeur. Cela ne
fut pas long ! En huit jours, on lui dénonça dix mou-
leurs clandestins qu'il eut la satisfaction de faire con-
BRONZES, PLATRES, TERRES CUITES ET MARBRES 133
damner aux cinq francs d'amende traditionnels. Il
paya sans marchander les dix primes promises. Seu-
lement, au cours des débals, il apprit que les Maca-
ronis s'entendaient entre eux pour se dénoncer. Ils
payaient cinq francs d'amende, mais ils se parla-
geaient 50 francs de prime. Falguière arrêta le pclit
commerce.
L'imitation, depuis quelques années, s'est perfec,
lionnée. Le truquage a monté en grade. On peut
avoir, maintenant, dans plusieurs magasins de Paris,
patines avec des vernis de gomme laque, les repro-
ductions du Louvre et d'autres musées. Imitation de
bois : les tètes des sept péchés capitaux; imitation de
terre cuite : le Tanagrabien connu tenant une amphore
et rattachant sa chlamyde ; imitation de bronze :
Phryné devant l'aréopage et le vase exquis d'Hou-
don ; imitation de pierre : une des gai-gouilles de
Notre-Dame ; imilalion d'ivoire : la réduction de la
Vénus de Milo.
TERRES CUITES
Laissons ces maquillages grossiers, bons tout au
plus pour la hotte du chilTonnier, et arrivons aux con-
trefaçons bien autrement dangereuses de la terre
cuite.
En 1889, j'étais chargé d'organiser, au Trocadéro,
les expositions des salles du xviu* siècle.
134 TRUCS ET TRUQUEURS
Un marchand bien connu présente deux sphinx en
terre cuite avec des tètes de lemmc aux cheveux re-
levés à la Dubarry, revêtus de la patine du temps.
Le ban et l'arrière-ban de la curiosité qui compo-
saient la Commission d'organisation, s'exclament :
— C'est superbe ! Du Pigalle ou du Houdon !
Je hochai la tète, sans rien dire. Seul, je ne parta-
geais pas l'enthousiasme général.
— Il faut mettre, dirent les plus autorisés, ces deux
sphinx de chaque côté de la porte.
Sitôt dit, sitôt fait. On plaça, sur des socles, les deux
gardiennes, à l'entrée des collections du xvni" siècle.
A l'inauguration, le président Carnot s'arrêta devant
les sphinx allongés et les regarda longuement.
— C'est bien! dit-il à M. Larroumct, le directeur
des Beaux-Arts, qui l'accompagnait. S'ils sont à ven-
dre, vous pourriez peut-être y songer pour nos
musées.
Le propos fut rapporté au marchand, on l'interro-
gea sur ses intentions, pour être prêt à toute éven-
tualité.
— J'en voulais, dit-il, 12 000 francs ; mais, du mo-
ment où l'Etat les désire, je les laisserai, sans béné-
fice, à 8000 francs.
Pendant ces pourparlers, je reçusla lettre suivante :
Les sphinx qui sont auTrocadéro ont été vendus à l'IJùIel
Bouillon (sic) il y a un an. après avoir été achelés chez moi
pour corser une vente un peu maigre. Si vous voulez bien
descendre au Champ de Mars, vous les trouverez une nou-
velle fois dans mon exposition de terre cuite.
Signé : Vjsseaux.
En effet, les femmes au corps de levrettes étaient
exposées sous la couleur de la terra cotta sortant du
BRONZES, PLATRES, TERRES CUITES ET MARBRES 135
four, dans le rayon des ornements pour jardins, parcs,
places et palais.
Le maître potier élait présent, il m'expliqua l'his-
toire de ses terres cuites moulées sur des modèles en
pierre se dressant sur deux pilastres d'un vieil hôtel,
rue de la Roquette. Il vendait leur copie 250 à
300 francs, au besoin avec patine ancienne, cra-
quelée, fendillée. De nombreuses épreuves d'artiste
couraient déjà le monde. El il ajouta ironiquement :
— Regardez les sphinx du Trocadéro, vous trou-
verez sur le socle la signature de Gossin aîné, mon
beau-père et mon prédécesseur.
Ah ! celte patine de la terre cuite, c'est l'enfance
de l'art, tous les traités des réparateurs donnent des
formules. Il suffit de délayer, dans du lait, du blanc de
Meudon, passé dans un tamis très fin. Puis, il faut y
ajouter de l'ocre et une pincée de noir d'ivoire, sui-
vant la teinte à obtenir. Il est prudent aussi de tenir
le ton un peu corsé, car, de même que, dans la pein-
ture à la colle, il baisse un peu en séchant. Avec le
mélange on doit appliquer progressivement des cou-
ches très légères en ayant soin de ne procéder que
sur des surfaces bien sèches. Un autre procédé con-
siste à se servir de terre de Limoges et à remplacer
le lait par l'huile mélangée de beaucoup d'essence
pour avoir une peinlure mate. Mais il faut toujours
procéder avec les mêmes précautions qu'avec le lait.
Les lerre-cuitiers furent nombreux aux xvn® et
xvni^ siècles. Qui ne connaît leurs compositions
charmantes : les enfants de François Girardon, les
bustes de Jean-Jacques Caffîeri, les portraits de Jean-
136 TRUCS ET TRUQUEURS
Baptiste Lemoyne que Diderot mettait au dessus de
ses marbres, les bustes de Jean-Antoine Houdon,
l'auteur du Vollatre de la Comédie française, les bac-
chantes de Joseph-Charles jMarin, les têtes expres-
sives d'Augustin Pajou, les médaillons d'Augustin .
Renaud et de Philippe Laurent? ;
Mais le plus célèbre fut Claude Michel, dit Clodion, -
très imité d'abord par ses frères qui gardaient le nom
de Michel et plus tard à profusion par Lebroc. Qui
niera que Carrier-Belleuse et Mathurin Moreau ne
se soient beaucoup inspirés de ses compositions?
Aussi, ô Clo'lion. chantre délicieux des grâces fémi-
nines, que de méfaits on commet en ton nom ! Que
d'argile mise au four pour reproduire, plutôt mal que
bien, tes vases, tes nymphes, tes naïades, tes faunes
et tes groupes erotiques, où se retrouve rarement
la signature !
Un savant italien a proposé d'employer l'aiguille
aimantée pour reconnaître l'âge de ces terres cuites,
qui contiennent plus ou moins de fer dilué. Je vous
donne le procédé pour ce qu'il vaut, mais je préfé-
rerais m'en rapporter à la louche du maître, assez
facile à reconnaître pour un œil exercé.
Un certain quidam, bien connu, que je ne nom-
merai pas pour ne pas amoindrir le sculpteur du
même nom, s'est attaché à ces bustes « genre Clo-
dion », dont il vend les épreuves fort cher, lorsqu'un
mouleur, à sa dévotion, les a bien patinées selon la
formule. Il fait ainsi des Marie-Antoinette, des Pom-
padour ou des princesses de Lamballe, qui se dressent
sur des socles de marbre dans les cabinets des col-
lectionneurs nouvellement entrés dans la carrière.
Je soupçonne fort certaine Dubarry, de patine
flasaue, très décolletée, la tète tournée à droite, qui
BRONZES, PLÂTRES, TERRES CUITES ET MARBRES 137
orne la cheminée d'un hôtel de la plaine Monceau,
d'être du même acabit. Mais je ne puis l'affirmer, car
son heureux possesseur certifie avoir tous ses pa-
piers. (J'aimerais mieux un enfant naturel qui n'au-
rait pas d'état civil régulier.) 11 a payé ce buste,
épreuve unique, 1 800 francs. Sans le tenter, on lui a
offert d'ajouter un zéro. Je ne sais si c'est une illu-
sion d'optique, mais un endroit écaillé laisse aperce-
voir du blanc. Ne serait-ce pas tout bonnement un
plâtre transformé en terre cuite? Il y a, de par le
monde, rue des Saints-Pères, un magicien nommé
Caussinus, dont le pinceau aux habiles caresses
produit ce résultat.
Gare aussi aux refaits ! Des médecins orthopé-
distes pour terres cuites savent compléter l'incomplet.
Certain buste de ma connaissance a passé par l'hôpi-
tal des restaurateurs. Il représente un magistrat avec
sa perruque et son rabat. Le personnage est inconnu,
mais il a fière allure. Par malheur le masque seul
est ancien. On l'a posé sur des épaules modernes,
et, pour cacher l'ajustage, on a simulé une restaura-
lion au col.
Avez-Yousvu les quatre Clodionde la rue de Bondy ?,
Ce sont des bas-reliefs incrustés au deuxième étage
dune maison devant laquelle, du reste, on ne s'arrête
guère. Des femmes personnifient les saisons. Elles
sont à demi couchées dans une pose gracieuse et
nonchalante. Près d'elles, des amours lient des gerbes
de blé, tressent des guirlandes, allument le feu d'un
brasero ou boivent le jus de la treille.
Clodion avait sculpté ces plaques pour la façade;
138 TRUCS ET TRUQUEURS
d'une maison que posscdail un membre de sa famille,
mais elles étaient devenues de trop grande valeur
pour rester à leur place. Il y a plus d'un quart de
siècle, elles passèrent à l'hôtel des ventes et furent
réparées parle sculpteur Cruchet pour orner le salon
de l'hôtel du comte Pillet-Will.
Maintenant les originaux sont rue du Faubourg-
Saint-Ilonoré, les copies au n' 54 de la rue de Bondy,
les moules au musée du Trocadéro et, de nombreuses
copies, un peu partout.
Je ne sais si vous èlcs comme moi, mais j'adore les
Nini. Quel artiste prodigieux ! Il peut rivaliser avec
Iloudon, Pajou et Clodion. Il est l'expression la plus
aimable du règne de Louis XVI. Xul mieux que lui
n'a su, avec le fini un peu précieux de l'époque et par
des poses pleines de grâce, donner du charme à ses
modèles. Sa série de médaillons est, dans l'ensemble,
l'apothéose de la femme.
Nous savons, d'après la notice que lui a consacré
M. Storelli, l'un de ses admirateurs, que Jean-Baptiste
Nini, né en Italie, voyagea d'abord en Espagne, vint
à Paris et fut attiré à Chaumont, par M. Leroy, in-
tendant royal des Invalides, pour diriger la partie
artistique de sa fabrique de poterie. Mais ce fut là le
cadet de ses soucis. Il continua ses délicieuses créa-
tions, faisant d'abord sa maquette en cire, sur la-
quelle il prenait des creux en terre qu'il cuisait, sui-
vant les besoins du tirage, car il n'opérait pas sur des
moules en cuivre, comme on l'a cru longtemps. La
terre cuite aspire toujours un peu et permet de dé-
mouler plus facilement. On en est certain depuis
BRONZES, I'LATRi:S, TEARLIS CUITES ET MARCHES 130
qu'on a retrouvé les poinçons en ivoire, très minu-
tieusement travaillés, qu'il avait dû préparer lui-
même, car c'étaitun habile graveur. Ils reproduisent
dit ^I. Storelli, le nom de Nini et d'aulrcs des fleurs
de lys, des boutons et des croisilles d'étofîe qui sé-
duisent par la perfection de leur modelé.
Xini mourut vers 1787 et fut bien vite oublié dans
In tourmente révolutionnaire. Il fallait un art nou-
veau. On détrônait. On fit de même pour la charmante
école du xvni« siècle. Aux grâces aimables dcTépoque
de M™*^ de Pompadour succédèrent les réalités sé-
vères des modèles froids de l'art antique. Pendant
cinquante ans, on fit peu de cas des chefs-d'œuvre
que le potier de Chaumont avait laissés. Il y en avait
trop, surtout des Franklin qui servaient, jadis, aux
enfants à jouer au petit palet et d'autres à couvrir
le pot au feu ou à boucher l'été les trous pratiqués
dans les murailles pour laisser passer les tuyaux
de poêle. On n'en voulait pas alors àvingt souspièce.
Cependant, bien avisés, les Sauvageot du temps
les recueillaient à vil prix. Aujourd'hui, les épreuves
de Nini sont rares. On se les dispute dans les ventes
où elles se payent à peu près au poids de l'or.
Mais leur rareté n'existera plus, un industriel
éclairé a trouvé le moyen de produire une nouvelle
génération de Nini, qui ne cède en rien à la beauté
de la première.
Lorsque vous ferez dans le Blésois la tournée des
châteaux, vous en pourrez juger par vous-même.
Arrêtez votre automobile chez j\I. G. Balon, le suc-
<esseur de l'artiste Ulysse, qui essaya de moderniser
les faïences italiennes si belles avec leurs couleurs
jaunes et bleues.
140 TRUCS ET TRUQUEURS
Vous trouverez chez lui cinquante modèles de la
série des Xini en nouvelles épreuves admirablement
réussies comme ton, patine, finesse de pâte, et cou-
lées dans les anciens moules, dont il pourra vous
raconter la curieuse odyssée, car ce sont les vrais
moules d'antan sur lesquels il opère. .
Ils vinrent jadis entre les mains d'un plâtrier qui^
avait travaillé à Chaumont et qui comptait s'en ser-|
vir pour des reproductions communes en plâtre. Son
entreprise ne produisit rien de bon et il l'abandonna.
Plus tard, ils reparurent dans une vente publique di-
rigée par un commissaire-priseur aussi ignorant que
la foule qui l'entourait. Ils passèrent enfin entre les
mains d'amaleurs sachant les apprécier et qui com-
mencèrent par nettoyer, avec précaution et persévé-
rance, Fhuile grasse dont l'intérieur avait été revêtu
pour éviter l'adhérence au moulage.
Ce sont ces mêmes moules prêtés à M. Balon, qui
lui servent aujourd'hui pour son travail honnête, fait
h ciel ouvert, car ses médaillons sont vendus sur fac-
ture comme des reproductions modernes. Mais après,
une fois sorties de ses mains^ je ne réponds plus de
rien.
Pour arriver à la perfection, cet habile mouleur
n'épargne pas sa peine. C'est une véritable justice à
lui rendre que de raconter avec quels soins il procède.
Nombre d'essais infructueux avaient été tentés
avant lui. Le Louvre échoua. Limoges ne fut pas plus
lieureux dans ses imitations en biscuit. En effet, opé-
rer sur les vieux moules ne suffisait pas, il fallait re-
trouver la finesse de la terre. On essaya aussi, mais
sans succès, des moules en bois. L'épreuve manquait
de netteté dans les détails.
M. Balon opéra d'après les recettes transmises
I BRONZES, PLATRES, TERRES CUITES ET MARBRES 141.
dans le temps par Vernon, ancien potier de Chaumont '
et Bourdon, ancien préparateur de Nini. Dans ses
nombreux tâtonnements, il prit de la terre aux gise-
ments où Nini puisait, dit-on, puis à d'autres endroits,
la passa dans des tamis de soie de 120 fils au pouce,
pour obtenir une poudre impalpable, puis l'humecta
à Teau pour former une sorte de crème, tritura la
pâte et la laissa reposer deux ans afin que les molé-
cules se rapprochassent. Il moula enfin avec le plus
grand soin, à cause des détails, et mit au four à des
degrés différents.
Le résultat fut identique pour toutes les terres,
sauf des colorations différentes provenant des soins
donnés pendant la cuisson. Garantie de la flamme et
conservant son oxyde de fer, la terre cuite se revêtit
de rouge ou de jaune. Au contraire, sous l'action
directe de la flamme plus ou moins prolongée, la
terre sortit du four blanche ou noire, à cause du
commencement de vitrification.
Et voilà comment, récompensé de ses efforts per-
sévérants, M Balon obtient, ne coûtant pasle dixième
de la cote des anciens médaillons, des Grande
Catherine, des M™^ de Nevenheim et surtout des
M'"^ de la Reynerie, sa meilleure composition, puis
des Louis XV et des Franklin à légende et à lunettes,
qui sont admirables d'épreuves. Tous les détails y
viennent avec une finesse parfaite : les reliefs des
broderies minuscules, le chatoiement de la soie, les
découpures des dentelles, le grain, les fleurettes et
les plis des étoffes.
J'avoue que je n'oserai plus acheter un Nini soi-
disant authentique. En faisant un retour en arrière,
je soupçonne même maintenant un su^ierbe exera-
142 TRUCS ET Tra'QUKURS
plaire de M'""' de Vaudrenilà fleur de coin, placé dans
un ce: in cl mis sous vin verre, qui me fui monlré,
jadis, par un amaicur cnlliousiasie, de n'èlrc ({u'une
de ccsIk-IIcs roproduciion? modernes, cl je suis heu-
reux d'ailoucir ramcrlume de tant de criliques sur
la conlreraçon, en fêlicilant l'habile policr qui peut
ainsi vulgariser, pour le plaisir des yeux, l'œuvre
charman'c de Xini.
Sculcmenl, quand on vous montrera maintenant
de très beaux ?sini aux prix invraisemblables, son-
gez au céramisle de Blois qui ne signe pas les siens,
à moins c{ue le musée de céramique de Sèvres ne lui
demande, en lui commandanl dos reproductions, d'y
graver son nom à la pointe.
MARBRES ET PIEP.RES
Voulez-vous, pour vaiier notre voyage autour du
truquage, que nous passions au marbre et à la pierre ?
Il y a quehpies anni'es, un amateur bordelais, au
retour dune saison d'eaux en Auvergne, rapporta
une statuette de la Vierge taillée dans des matières
fort dures, granit, marbre et basalte, assemblées avec
goût. C'était un type curieux de Vierge mère. La tête
de l'Enfant Jésus semblait sortir de la poitrine de sa
mère. Des plaques en matière verte ornaient les vê-
tements.
Toute la ville défda chez l'heureux possesseur de
cette merveille. Amateurs, artistes, critiques d'art,
s'extasièrent sur le charme des figures, la simplicité
des attitudes, la grâce des draperies. Les uns y
BRONZES, PLATRES, TERRES CUITES ET MARBRES 1{3
voyaient une œuvre du xiii® siècle, J'aulres y recon-
naissaient le cachet du xv°, quel(iucs-uns même la
reculaient jusqu'au xvi''. Mais tous s'accordaient à en
faire une relique d'un antique et vénéré sanctuaire.
L'amateur, qui avait payé ce chef-d'œuvre 100
francs, l'emporta à Paris, espérant bien en tirer plu-
sieurs billets de mille. Mais, le premier antiquaire à
qui il offrit sa trouvaille refroidit son enthousiasme :
— Ça, une Vierge du xni" siècle ? Vous voulez rire !
C'est du travail de R., à Clermont-Ferrand. Je vais
vous en montrer d'autres échantillons.
Et le marchand montra au Bordelais él>ahi un mé-
daillon de François F'', fort bien exécuté dans une
plaque de marbre blanc ancien, et dans un cadre
d'ébène tout piqué de vers. Même, on avait collé au
revers des vieux papiers couverts d'écriture du xvi"
siècle.
— R. est un habile homme, continua impitoyable-
ment l'antiquaire. Voyez cette tète de guerrier en
marbre, incrustée dans une pierre de Volvic, qui
figure la cotte de mailles. N'est-ce pas joliment
troussé ? Un inspecteur des Beaux-Arts s'y est trompé
la semaine dernière. Pourtant R., qui est honnête,
me l'a vendue pour ce qu'elle est : un bon pastiche.
Ce sont ces niTitins de « chineurs » qui font le couj)
en reculant de plusieurs siècles l'acte de baptême de
ses œuvres. Vous n'êtes pas le seul à avoir été pris !
Les Bordelais, comme les Portugais, n'engendrent
pas la mélancolie. Le nôtre, en homme d'esprit, se
mit à rire et de retour au quai des Chartrons, conta
sa mésaventure à qui voulut l'entendre. Il flaire
maintenant à deux lieues de distance les marbres
d'Auvergne et n'en achèterait pas pour un empire.
444 TRUCS ET TRUQUEURS
Les hautes époques ne sont pas seules en cause
dans ce jeu de marbres faux. Le xviii* siècle est une
mine inépuisable pour les truqueurs. Que de jeunes
rapins, souvent pleins de talent, fabriquent, pour
payer leur terme, des bustes de Boucliardon ou de
Pigalle, des ligures de Falconnet ou de Lemoyne !
Le marchand qui fait la commande n'est pas géné-
reux, mais nos futurs maîtres ont trouvé un moyen
économique de se procurer à l'œil la matière pre-
mière. L'Ecole des Beaux- Arts met à leur disposition
des marbres pour leur apprendre à manier le ciseau
et leur abandonne ensuite leurs œuvres. Ils empor-
tent alors chez eux la tête de Brutus ou de Niohé
qu'ils avaient ébauchée et en la retaillant y trouvent
une petite Marie-Antoinette ou une comtesse Du-
barry. C'est tout bénéfice.
Les prix exorbitants atteints ces dernières années
par les chefs-d'œuvre des statuaires de Louis XV cl
de Louis XVI ont mis en branle des talents plus
exercés. De véritables artistes, dont on ne saurait
trop déplorer la complaisante collaboration, ont prêté
aux contrefacteurs le secours de leur ciseau.
Ne dit-on pas qu'un des premiers amateurs de«
notre époque, M. Rodolphe K., acheta, il y aune dou-
zaine d'années, un buste en marbre superbe d'exé-
cution et qu'il le paya la jolie somme de 60 000 francs?
Comme toujours, les premiers mois qui suivirent
l'acquisition furent une vraie lune de miel. Puis de
fâcheuses rumeurs parvinrent jusqu'à l'hôtel de
l'avenue d'Iéna. Le buste pourrait bien ne pas être
authentique, disait-on. Les doutes se précisèrent.
BRONZES, PLATRES, TERRES CUITES ET MARBRES 145
On cita des faits. Un connaisseur alla jusqu'à dé-
signer le modèle : un buste d'homme enterre cuite,
par Caffieri, conservé au Louvre, Il apporta mémo
une des reproductions en plâtre qu'on trouve cou-
ramment dans le commerce. Cette fois, il n'y avait
plus à hésiter, M. K. demanda une expertise.
Or, voici ce qu'elle révéla.
Dans l'original du Louvre, certains plis de dra-
perie étaient brisés par le temps. Le praticien chargé
de mettre au point et de faire la copie en marbre
avait rendu minutieusement tous les détails du mo-
dèle, y compris les cassures et les creux.
Un tel scrupule d'exécution, on le conçoit, n'avait
pas fait le compte du patron ! Il avait pris des tran-
ches de marbre et les avait fixées à la cire, pour
boucher les creux. Sous la patine et la poussière,
les experts retrouvèrent ce petit travail ingénieux.
La supercherie fut découverte.
Le vendeur reprit son buste.
Quelques années après, c'est Iloudon qui eut les
honneurs de l'expertise. Gela se passait à la 5® cham-
bre civile entre une notable marchande de curiosités
de la rue Drouot et une autre de ses consœurs moins
en vogue. Il s'agissait d'un buste d'homme en marbre
blanc, représentant Rousseau, l'architecte de Louis
XVI, accompagné de sa reproduction en terre cuite
et dun buste de femme que la vendeuse disait être
celui de son arrière- grand'mère, lectrice de Marie-
Antoinette. Deux mois après, M™® D. conçut des
soupçons si graves sur l'authenticité des Houdoa
7
146 TRUCS ET TRUQUEURS
qu'elle porta plainlc cl que le tribunal ordonna une
cxperlise.
Les deux premières pièces trouvèrent grâce devant
la critique. Mais le buste de femme fut condamné.
L'absence d'expression, l'imperfection des roses
dans la chevelure, la lourdeur des boucles retom-
bantes, l'exécution trop régulière de la dentelle, les
anachronismes de l'arrangement général firent en-
lever à l'auteur du Diderot et du Waslnngton la
paternité de cette œuvre posthume.
La vente fut annulée. M"'** D... triomphante obtint
même des dommages et intérêts.
Quand on voit la pendule en marbre des Trois
grâces de Falconnet, payée 100 000 francs par
1\L de Camondo à la vente Double, si bien reproduite
qu'elle a séduit des centaines d'acquéreurs, on reste
un peu rêveur.
Lorsqu'un rétable en albâtre italien du xv® siècle,
avec de hauts reliefs de sainteté sous des dais ajourés,
se vend 104 000 francs à la vente Paris en 1907, on se
demande si cette adjudication ne soulèvera pas l'en-
thousiasme dans le clan des truqueurs de Milan et
de Florence, et ne provoquera pas une nouvelle acti-
vité dans le mouvement de leurs ciseaux.
Les prédictions du vieux Cassandre se sont moins
souvent réalisées.
±
Les truqueurs ne se contentent pas d'envahir les
collections privées. Par ricochet, plus d'une pierre
(ou d'un marbre) est venu tomber dans les parterres
de nos musées. A Chàleau-Gonthier n'a-t-on pas ex-
posé toute une série de sculptures du xv^ et du
BRONZES, PLATRES, TERRES CUITES ET MARDRES .147
xvi" siècles, léguées par M. Bouleii-Lacroix, où se
liouvaient des pastiches exéculés vers 1835 par des
ouvriers romaniiques ?
Il faut aimer le grand art pour s'aventurer dans
les salles basses du Louvre, aussi froides qu'une cave
en été. Qui les fréquente? Quelques visiteurs et de
rares archéologues. Il faudrait creuser un puits et le
bourrer de documents autour de bien des numéros
du catalogue pour indi(iuer les restaurations, les
compléments et les transformations que certains
marbres ont subis.
Notre grand musée national n'a-t-il pas hospi-
talisé, sept ou huit ans, à la meilleure place de la
salle des Poncher, une prétendue tète dapôtre du
xm^ siècle ? Grâce aux sollicitations pressantes des
conservateurs du musée, la pièce avait été ofTerte
par un amatejiir bien connu. On lui avait fait les
honneurs d'un supplément au catalogue. Hélas I il
fallut reconnaître que l'objet était de fabrication
moderne et le faire disparaître dans les greniers.
Mais si nos augures des Beaux-Arts ont été parfois
victimes des malandrins, ce dont personne ne doute,
on ignore généralement qu'ils ont eux-mêmes mis la
main à la pâte, et que certaines transformations de
statues, sous Louis-Philippe, furent exécutées par
ordre ministériel.
Rassurez-vous. Il ne s'agit pas des antiques du
Louvre, pourtant si maquillés. L'objet du délit est à
Versailles, dans la cour d'honneur.
Napoléon pf, en 1810, avait ordonné l'érection sur
le pont de la Concorde des statues de huit généraux
tués à l'ennemi : Espagne, Lapisse, Saint-Hilaire,
Lasalle, Colbert, Hervo, Lacour etCervoni. L'exécu-
tion des statues fut commencée, mais on ne sait pour
148 TRUCS ET TRUQUEURS
quelle cause elles ne prirent jamais place sur le pont.
Emule de saint Vincent-de-Paul, le directeur de
riIôLel des Invalides les recueillit dans ses réserves
avec bien d'autres glorieux débris.
Lorsque Louis-Philippe procéda, vers 1835, aux
« embellissements » de Versailles, — le ciel nous pré-
serve du retour d'une telle calamité ! — on songea à
utiliser ces statues sans emploi. Mais la notoriété des
personnages ne semblant pas suffisante, ^L de Mon-
talivet résolut de les métamorphoser. Sur son ordre,
un sculpteur réparateur, nommé Laitié, décapita les
généraux et leur remit, à peu de frais, de nouvelles
tètes, comme à de vulgaires poupées. Colbert devint
Mortier, Espagne reçut sur ses épaules le chef de
Lannes, Hervo se mua en Masséna et Lasalle se dé-
guisa en Jourdan. Pour 4 000 francs, l'une dans
l'autre, on remit les statues en état et la liste civile
décora ainsi la cour du palais à bon marché.
Allez voir ces décapités ! Vous trouverez sous la
statue de Lannes la signature de Callemard, qui était
mort depuis quinze ans, en 1835 !
Ah! le roi-citoyen comprenait l'économie autre-
ment que son grand oncle Louis XIV 1
CÉRAMIQUE ET VERRERIE
Expertise par correspondance. — Anciens et nouveaux
prix. — L'honnête province ? — Epis de faîtage. — Le crabe
de Palissy. — Cliarles Avisseau, de Tours. — Néo-Oirons.
— Château-Trompeur. — Copie des Triomphes de Louis le
Jusle. — Autographe royal sur un vitrail. — Tours du grand
Vitrarius. — Grisailles de jadis et grisailles d'aujourd'hui. —
Les plombs.— Marque de Louis Léveillé. — Porcelaine des
Indes. — Le goût pompier. — Chez le barbier. — Visite à
Cluny. — Près de Lôwenich et de Schiffa. - Rien que du
moderne. — Reconstitutions de Samson. — Les chefs-d'œuvre
à bon marché.
Il y eut jadis deux amateurs de céramique, l'un vétéran,
l'autre néophyte. Le premier savait, le second brûlait
d'apprendre. Celui-ci questionnait. Celui-là renseignait.
Mais comme ils étaient éloignés de cent lieues, il en
résulta une correspondance que nous avons la bonne
fortune de pouvoir publier.
20 mars 1907.
Mon cher ami,
Vous avez mille fois raison de vouloir collectionner
les fa'iences et les porcelaines. Mais vous avez tort de
chercher en moi un expert infaillible et de compter
sur mes avis pour devenir un connaisseur.
Les quelques bonnes pièces que j'ai réunies dans
mes vitrines, et que vous voulez bien appeler les mer-
veilles de ma collection, je les ai achetées « au bon
150 TRUCS LT TRUQUEURS
temps ». Je veux dire à l'époque où Ton pouvait,
pour un prix raisonnable, s'oflVir le luxe d'une
tasse en pâle tendre de Sèvres ou d'un plal de vieux
Chine.
Maintenant, je n'achète plus. J'observe de loin la
mêlée des enchères, comme le poète Lucrèce, à l'abri
du rivage. Vous voulez vous lancer dans la tempête ?
Bon courage ! J'accompagne votre esquif de tous
mes vœux. Mais vous aurez à lutter.
Savez-vous qu'elles vont bien, les porcelaines
tendres? La vente du comte R. d'Yanville dépasse
tout ce qu'on peut imaginer. Ce beau buste de Louis
XV, en pAte tendre de Mennecy, que j'ai vu adjuger
700 francs à la vente de la marquise Turgot, en 1887,
vient de faire 42 500 francs ! Une tasse et sa soucoupe,
de la même fabrique, ornées de médaillons de per-
sonnages sur un fond vert à carrelages, sont allées à
25 000 francs. Deuxcachepols en ancienne porcelaine
de Chantilly, à décor polychrome et or, réserves de
bouquets de fleurs sur fond quadrillé bleu, datés de
1786, ont encore valu 6450 francs, en dépit d'un
coup de feu et de restaurations!
Aux ventes Chappey, quatre vases de Saxe, ornés
d'enfants simulant les éléments, ont fait 1 1 500 francs.
Deux porte-fleurs, en pâte tendre, annoncés avec res-
tauration, fêlure, catalogués de Sèvres, mais sans ga-
rantie de fabrique, ont été payés 1 700 francs alors
que, précédemment, ils n'avaient obtenu que 1 350
francs, lorsqu'ils étaient absolument intacts. Une
grande jardinière en pâte tendre de Sèvres, en forme
de nef, a été adjugée 46 000 francs. Deux vases de
même fabrique, fond bleu turquoise avec feuillages
en relief, anses rocaille, décor de médaillons, l'un
CERAMIQUE ET VERRERIE 151
sujet chinois, l'autre un bouquet de fleurs, ont été
disputés jusqu'à 72 000 francs, bien que l'un des
deux couvercles fût moderne.
Et toutes ces pièces en partie pour le commerce !
Quel prix faudra-t-il revendre? Je me le demande
avec terreur. Horresco refevens.
Du reste, ne regrettez pas d'avoir manqué ces
ventes. Vous reverrez quelques-unes des plus belles
porcelaines. J'ai remarqué, parmi les acheteurs, un
grand faïencier qui ne collectionne que pour se pro-
curer des modèles de reproduction. A votre prochain
voyage, surveillez les vitrines de l'avenue de l'Opéra .
Vous verrez peut-être quelques pièces de la vente
d'Yanville et de la vente Chappey reproduites à triple
exemplaire I
Je vous avoue qu'un tel engouement pour la porce-
laine me dépasse. Il y a vraiment du snobisme dans
cet amour de pâte tendre qui s'est emparé de nos
meilleurs collectionneurs. Combien, pourtant, nos
vieilles faïences françaises sont plus intéressantes!
Quelle variété de décor! Quel éclat de coloration!
Quelle belle allure de style, auprès des mignardises
de Sèvres, de Chantilly ou de Mennecy ! Tenez, la
simple terre vernissée, telle que la modelaient les
maîtres potiers du xvi" siècle, me semble plus savou-
reuse que toutes ces gentillesses de boudoir !
Enfin, je ne veux pas vous décourager et jouer
le rôle d'un éléphant égaré dans un magasin de por-
celaine! Vous habitez la province, l'honnête province,
qui, paraît-il, recèle encore des occasions insoup-
çonnées. Pour mon compte, je n'y crois guère. Mais^
vous serez peut-être plus heureux que tant d'autres,
et je reste, en tous cas^ tout à votre service pour;
152 TRUCS ET TRUQUEURS
VOUS donner mon avis sur les trouvailles que vous
m'enverrez à examiner.
Promellez-moi, cependant, de ne pas vous fâcher
de ma francliise. J'eslime qu'entre collectionneurs,
on ne se doit rien cacher, et que la devise de tout
amateur, digne de ce nom, doit être le vers un peu
rengaine :
Rien ne=t beau que le vrai, le vrai seul est aimable.
i, 28 mars 1907.
Cher maître,
Non, je ne serais pas assez ridicule pour me for-
maliser de vos avis, et je vous demande, au contraire,
de ne pas me ménager. La vérité, rien que la vérité.
Voilà ce que je désire.
Pour commencer, je vous envoie, précieusement
emballées, mesdeuxdernièresconquêtes, deux perles,
comme vous en avez rarement rencontré, j'en suis
sûr. Je ne vous dis pas quel prix je les ai payées.
Vous ne me croiriez pas. Mais sachez que je les ai
conquises avec joie, l'une et l'autre.
Le plat de Palissy me vient de Nantes, où un vieux
brocanteur l'avait accroché dans son arrière-bouti-
que de la place de Bretagne, sans se douter de sa
valeur.
Quant à la salière d'Oiron, je l'ai trouvée dans le
pays même, un petit bourg de quelques centaines
d'habitants, oii Ton n'arrive qu'en patache, comme au
temps de Sauvageot ou de du Sommerard. Le paysan
qui me l'a cédée s'en servaitpour son usage personnel,
sans se douter du trésor qu'il avait en mains !
Cependant, j'ai lutté, et, le croiriez-vous ? il a fallu
CERAMIQUE ET VERRERIE 153
y aller de quelques billets bleus ! Je n'ai peut-être
pas su dissimuler assez bien mon envie : en Poi-
tou, comme en Touraine, le paysan naïf est terrible-
ment rusé.
Enfin, la pièce est à moi! Qu'elle soit d'Oiron ou
de Saint-Porcliaire, peu m'importe I Elle est su-
perbe. Indiquez-moi bien vite un réparateur, pour
remettre l'angle qui manque, ou plutôt soyez assez
bon pour vous charger de la négociation. Je m'en
remets entièrement à votre expérience.
D'ici peu, j'espère vous faire part d'autres trou-
vailles, car on vient de m'écrire pour aller voir, dans
un château de Normandie, une série très importante
de vaisselle ancienne, qui s'y trouve depuis plus de
centans. C'est, paraît-il, presque tout en faïence. Vos
goûts seront satisfaits, j'espère. Que diriez-vous si
je mettais la main sur quelque belle pièce de cette
vaisselle de Manerbe, près Lisieux ?
Au besoin, je me contenterai d'un de ces beaux
épis de faîtage en terre vernissée qui coiffaient jadis
les demeures de la vallée du pré d'Auge et que roii
revendait, à Paris, pour des Palissy.
15 avril 1907.
Mon cher ami,
Vous ne connaissez pas encore toutes les bottes
secrètes de la brocante, et votre début n'est pas un
coup de maître, tant s'en faut. Votre plat de Palissy
n'est môme pas l'œuvre d'un de ses continuateurs,
Clerici ou Guillaume Dupré ! Cette imitation ne
datepas de cinquante ans.
La contrefaçon, pourtant, ne manque pas d'habi-
leté, et, au premier coup d'œil, il est permis de s'y
7.
154 TRUCS ET TRUQUEURS
tromper. Mais un indice aurait dû vous mettre sur
la voie. Comment n'avez-vous pas remarqué que,
parmi les reliefs de votre plat, figure un crabe ?
Un crabe !
Vous savez pourtant bien que Palissy a pris tous
ses moulages, repliles, poissons, branchages, aux
environs de Paris ?
Vous êtes tombé dans le même panneau que le
conservateur des objets d'art du moyen âge et de
la Renaissance au Louvre, que j'ai vu en fonctions,
dans ma jeunesse, et dont je respecte trop la pro-
fonde érudition pour vous le désigner autrement que
sous le pseudonyme de Carlin-Gaudet. Il collec-
tionnait pour son propre compte et avait réuni une
admirable série de céramique chinoise. Cela ne l'em-
pêcha pas d'exposer au Louvre un plat décoré d'une
superbe langouste, aux pattes détachées du fond —
tour de force qu'ignorait le potier de Catherine de
Médicis, mais que vous vous expliquerez aisément,
q.uand vous saurez que le plat n'était fait que de
plâtre verni.
Que voulez-vous ? Les faussaires ne sont pas m-
faiîlibles. N'ont-ils pas poussé l'audace jusqu'à fabri-
quer une figuline de Palissy avec un modèle em-
prunté à Clodion ? On a vu cette Bacchante passer en
droite ligne à l'hôtel Drouot et elle venait du cabi-
net d'un fanatique de Palissy !
Votre plat, à vous, n'est ni de la fabrique de Pull,
ni de celle de Barbizet. Je l'attribuerais plutôt à
Thomas Sergent ou à Claude Ponet, qui est mort
vers 1863.
Il est fort bien fait, trop bien même, car on y voit
les traces du tour de potier, dont Palissy ne s'est
jamais servi.
CÉRAMIQUE ET VERRERIE 155
Quand vous viendrez me voir, je vous montrerai
deux grands plats de Charles Avisseau, de Tours,
Vous verrez ce qu'on peut faire en s'inspirant de la
manière du maître, sans le copier. C'est d'un fini
admirable, et, cependant, la mode n'y est pas. Je
désespère de voir jamais la curiosité se lancer sur
les œuvres de ce grand artiste !
Votre salière m'a donné plus de mal à déterminer.
Mais je ne regrette pas ma peine. Mon enquête m'a
appris bien des choses que j'ignorais.
Je dois vous avouer que j'ai longtemps hésité à
voir un faux dans votre fragment. La terre blanche,
très fine, était bien celle des fameuses faïences,
(pourquoi ne dit-on pas poteries, puisque ce sont de
simples terres vernissées, sans aucune trace d'émail
stannifère ?). La coloration était la même, ton de vieil
ivoire pour les fonds, rouge brun, presque noir, pour
le décor par incrustation. Les petites figures, collées
à la barbotine, avaient, toutes, la naïveté, un peu
gauche, de ces fragiles produits de la Renaissance.
Cependant, je trouvais je ne sais quoi de sec et
de dur à l'œil dans les dessins d'ornement. L'en-
semble présentait une régularité que l'on ne retrouve
pas, par exemple, dans les pièces de Sauvageot, au
Louvre, ou de Dutuit, au Petit-Palais.
Je pris, comme on dit, le taureau par les cornes.
Je détachai un éclat dans la cassure et je le fis ana-
lyser à la Manufacture de Sèvres. On me répondit
que la matière était un mélange de terre de Château-
roux et de kaolin.
J'étais fixé, mais l'imitation était si parfaite que je
voulus retrouver le nom de ce merveilleux continua-
teur de l'atelier de Saint-Porchaire.
i56 TRUCS ET TRUQUEURS
Il fallait écarter la fabrique de Minlon, dont les
copies restent toujours fort au-dessous des originaux.
Je songeai, un instant, à un artiste de grand talent,
Prosper Jouneau, qui fabriqua, à sa manufacture de
Parthenay, il y a une dizaine d'années, dans le pays
même d'origine, des faïences d'Oiron. Or, P. Jou-
neau s'inspirait des modèles du xvi° siècle, plus qu'il
ne les copiait, et signait toujours ses pièces d'un P
et d'un J accolés.
Je me rabattis sur les restaurateurs.
Ah ! mon ami, quels grands méconnus que ces
modernes céramistes! Que de trésors de patience,
quelle somme énorme de talent, ils dépensent chaque
jour à arracher aux maîtres anciens le secret de leurs
procédés ! Pour eux, les potiers de Saint-Porchaire
n'ont plus rien de caché. Les neuf dixièmes des
célèbres faïences leur sont passés par les mains. Ils
ont refait les anses des aiguières, les pieds des
coupes, les panses des buires. Connaissant son ana-
tomie, avec un fragment de terre, ils ont reconsti-
tué un vase I
Ah! nous sommes loin du temps où l'on se conten-
tait de plâtre et de vernis ! Aujourd'hui, on modèle
la partie manquante en plastiline ou en cire. On en
fait un moule en ayant soin de le tenir plus grand
d'un dixième pour compenser le retrait du feu. Puis,
dans cette empreinte, on coule la pièce à refaire. On
la décore avec des fers à estamper, on remplit les
creux avec une terre colorée d'ocre rouge, et l'on
étend une glaçure légèrement colorée au jaune Pa-
lissy. Le morceau est ensuite passé au feu et collé
sur l'objet à compléter. La soudure est presque invi-
sible !
C'est vers un de ces cénacles que je dirigeai mes pas.
CERAMIQUE ET VERRERIE 157
Je montrai voire demi-salière à Corpict fils. Il ne
la reconnut pas pour être sortie de ses ateliers. Je
fus plus heureux au musée du Louvre, et en la
comparant avec les parties complétées des pièces
Sauvageot, je reconnus, à n'en pas douter, le travail
de Rondel, ce précurseur dans l'art de la restaura-
tion, qui est mort à Neuiily, il n'y a pas beaucoup
d'années.
Maintenant, comment cette pièce est-elle venue
s'échouera Oiron? J'y vois une mystification fruc-
tueuse, imaginée par quelque marchand, avec la
complicité dun paysan. Mais le fragment lui-même,
quelle est sa provenance ? Les moules du restau-
rateur de Sauvageot existent, je le sais. Ils sont en
bonnes mains, et leur possesseur actuel n'est pas
homme à se prêter à un truquage.
Je crois plutôt à une pièce manquée, dérobée, il y
a bien longtemps, par un ouvrier de Rondel. Elle
était peut-être destinée à refaire une salière du
Louvre.
Mon pauvre ami, c'est vous qui avez été refait !
28 avril IC07.
Cher maître,
Vous êtes sévère, mais, peut être, pas très juste.
Passe pour mon Palissy, qui, je m'en souviens main-
tenant, m'avait inspiré quelques doutes. J'avais
trouvé qu'il manquait de légèreté. Mais, jusqu'à plus
ample information, je tiens ma salière d'Oiron pour
bonne et je vous prie de la remettre à M. E. Corplet
pour la compléter. Tous les connaisseurs ne sont pas
de votre force. En admettant qu'il y ait quelques
doutes sur l'authenticité d'un si beau morceau, ce n'est
158 TRUCS ET TRUQUEURS
pas une raison pour l'écarter. On discute bien les
pièces du Kensington !
Je crois, pourtant, ces jours-ci, avoir désarmé la
guigne, et m'est avis que j'ai trouvé la pie au nid.
Figurez-vous un vieux château de la fin du xvi^ siècle,
flanqué de tourelles à poivrières, et décoré de
lucarnes dans le plus pur goût de l'époque. Tous les
aïeux y ont laissé leurs traces. C'est un vrai musée
historique, depuis les tables à pied tors, les sièges à
hauts dossiers recouverts de tapisseries, les bahuts
sculptés que possédait le maître de céans, capitaine
des gardes de Louis XIII, jusqu'aux bonheurs du
jour, aux commodes garnies de bronzes, aux meubles
de salon en Beauvais dont s'entourait son arrière
petite fille, dame d'honneur de Marie-Antoinette.
Le propriétaire, entre nous, a fait la fête. C'est X...,
le sportman habitué de chez Maxim's et de la Taverne
royale, entre minuit et deux heures du malin, ou de
l'un de ces cercles si ouverts que la police a dû les
fermer. En ce moment, il brûle ses dernières car-
touches. Vendus les portraits de famille ! Lavées les
bonbonnières et les boîtes à miniatures ! Envolées les
tapisseries d'après Audran et Coypel ! Les faïences,
depuis hier, ont pris le môme chemin, et c'est moi
qui leur ai fait un sort.
Ne croyez pas que j'entonne un chant de victoire
mal à propos. Je ne veux pas peser sur votre juge-
ment. Cependant, avant de faire mettre mon acquisi-
tion en caisses, j'en ai disirait quatre pièces qui vous
donneront une idée de l'ensemble. Quatre, pas plus!
mais c'est du nanan.
Attendez-vous donc à recevoir, dans quelques jours,
un bassin hispano-mauresque à reflets métalliques,
une curieuse assiette révolutionnaire représentant les
CÉRAMIQUE ET VERRERIE 159
Trois Ordres, une AssielLe de Mousliers aux armes
du duc d'Aiguillon, et un grand plat rarissime de
Nevers, représentant la reddition de la Roclielle et
daté de 1628, Tannée même du siège.
Je vous fais grâce de la nomenclature de la collec-
tion. Toutes les grandes fabriques y sont représentées !
Facnza avec ses grotesques et ses amours, Gubbio
aux reflets nacrés, Urbino avec ses arabesques,
Deruta, avec ses tons verdàtres, Castel Durante avec
ses portraits de nobles dames, Rouen, Delft, Sinceny,
Creil, Strasbourg. Marseille, Niederviller, Aprey, La
Rochelle, Lille, Bellevue et vingt autres. Il n'y
manque qu'une porcelaine des Médicis, un vase blanc
et bleu, au long bec en gradins, l'orgueil du Louvre,
pour rivaliser avec notre grand musée national.
J'ai aussi obtenu, en y mettant le prix, bien en-
tendu, un petit vitrail du xiv^ siècle, que j'ai fait
desceller sous mes yeux et qui est une vraie mer-
veille. Vous verrez au déballage.
9 juin 1907.
Mon cher ami,
Je vois que j'ai eu tort de faire le censeur. Vous
tenez à l'authenticité de votre salière. J'y consens.
Mais admettez au moins que vos échantillons d'au-
jourd'hui sont de pures mysLifications. Il est impos-
sible que tout le lot soit de cette valeur, ou alors,
vous auriez été roulé dans les grands prix.
Votre bassin hispano-mauresque, malgré sa déco-
ration d'arabesques, de rosaces à compartiments
rayonnants, de gazelles et de palmettes sur fond
crème, est tout ce qu'il y a de plus moderne. On en
labrique de pareils à la douzaine dans l'Estramadure.
160 TRUCS ET TRUQUEURS
Votre Mouslicrs est de la façon de Varages, dans
le Var, ou de Goult, dans le Vaucluse, deux très hon-
nêtes industriels, nullement complices de la fraude
dont vous avez été victime. Pour le vieillir, on a dû
s'en servir pour donner à manger aux volailles, car
j'y retrouve des traces de coups de bec.
Quant à votre faïence révolutionnaire, faites-en
votre deuil. Elle n'a pas vingt ans de date, et je ne
serais pas embarrassé pour vous dire de quel atelier
parisien elle sort J'en ai vu faire, sous mes yeux, de
toutes pareilles. C'était un enfant qu'on avait chargé
du décor, pour laisser au dessin et à la coloration
toute la gaucherie de l'art populaire. Et comme je
complimentais le bambin sur son habileté :
— On va le mettre à un autre travail, me répon-
dit le patron. Il fait trop bien!
D'ailleurs, je n'ai eu qu'à retourner votre assiette.
On a simulé les trois supports sur lesquels portaient
les pièces anciennes dans les moufles. Il est facile
de voir qu'on a gratté la couverte en trois endroits.
On a remplacé par des supports en forme de picot,
fabriques de nos jours dans des moules, les supports
triangulaires qui se faisaient autrefois à la main.
Votre plat de Nevers est fort bien fait et j'avoue
qu'il m'a fort intrigué. Cette allégorie d'une ville aux
pieds du roi, dessinée au trait et coloriée en camaïeu
bleu, ne différait point des pièces que j'avais déjà
vues. La gomme laque introduite récemment à chaud
dans une fêlure, pour conserver à la pièce sa sonorité,
me paraissait une preuve excellente d'authenticité.
Rien, au premier abord, n'excitait ma défiance, et
cependant, je doutais ! Je me disais qu'il était inad-
CERAMIQUE ET VERRERIE 461
missible qu'un tel morceau du Conrade de la pre-
mière époque n'eût été signalé par aucun historien
de la faïence. Même, il me semblait que la compo-
sition ne m'était pas tout à fait inconnue, et que
j'avais vu ce sujet quelque part.
Tout à coup, la mémoire me revint. Je courus à la
Bibliothèque nationale et je demandai un in-folio :
lesTriomphes de Louis le Juste, représentés en figures
énigmaliqucspar Jean Valdor, calcographe duroi,oî]
se trouvait le motif de votre plat, copié, il faut le dire
à la louange de votre faussaire, avec une louable
exaclilude. Seulement, en voulant trop bien faire, le
maître fourbe a maladroitement corsé son œuvre. Il
l'a datée de 1628 et le livre où il a choisi son modèle
est de 1649!
Vous le voyez, votre choix n'est pas heureux. Si ce
n'est pas un piège que vous avez tendu à ma perspi-
cacité, et si tout votre lot est de cette valeur, vous
avez, je le crains, fait une nouvelle école. Je flaire
quelque vaste mystification, dont votre clubman au-
rait été le complice, sinon l'auteur.
Votre vieille demeure normande ne me dit rien qui
vaille, et il s'y est passé jadis une histoire de vitraux
qui fait mal augurer des scrupules du seigneur du
lieu.
Vous n'ignorez pas que le château a reçu la visite
de Henri IV, après la bataille d'Arqués. Le vert ga-
lant s'y reposa quelques heures, avec ses compa-
gnons. Sa main royale, en souvenir de son passage,
écrivit, au diamant, sur une des vitres de la grande
salle :
Dieu gard de mal ma mie. Ce ^^o de septembre
i5S9. Henry.
1C2 TRUCS ET TRUQUEURS
Cette inscription, je la vois encore, avec ses
grosses lettres maladroites, disposées sur deux lignes,
au milieu d'un de ces minuscules carreaux verdâtres,
enchâssés dans des lamelles de plomb. J'en avais
même pris le croquis sur mon carnet de voyage, lors
de ma première visite au château.
Deux ans après, en repassant par 15, je voulus revoir
mon graffite. Il n'avait plus le même aspect! L'ins-
cription était maintenant sur trois lignes. Les lettres
ne ressemblaient nullement à celles dont j'avais le
dessin.
Fortement intrigué, j'interrogeai le vieux ser-
viteur chargé de guider les visiteurs. A force de
ruse et d'insistance, en mélangeant habilement l'in-
timidation et les arguments irrésistibles, je lui arra-
chai son secret.
Le brave homme, né dans le château, faisait depuis
quarante ans admirer l'inscription aux étrangers.
Seulement, certain jour, un Anglais, profitant de
son inattention, avait sorti le vitrail de son sertissage
de plomb et l'avait emporté sans rien dire.
Que faire ? Le gardien désolé conte la mésaventure
à son maître, qui voit tout de suite quel parti il peut
tirer de l'aventure. Il refait l'inscription dérobée sur
un vitrail du même ton (on en trouve dans le com-
merce) et le remet à sa place en tel état qu'on puisse
l'enlever aisément. Le vieux serviteur reçoit l'ordre
de s'éloigner pour laisser les visiteurs admirer à leur
aise l'autographe et, si l'envie leur en prend, le
dérober, au besoin, moyennant un pourboire fixé à
l'avance dont il rendra les deux tiers au châtelain.
Tout se passe pour le mieux dans le meilleur des
mondes. A l'heure présente, il circule, en Angleterre,
en France, en Allemagne et même en Amérique, une
CÉRAMIQUE ET VERRERIE 163
centaine de carreaux à l'inscriplion galante. J'ajoute
que celle pctilc induslrie a permis à X, de suljvcnir
aux réparations d'une salle basse de son château
sans bourse délier.
A propos de vitraux, examinez bien votre verrière.
Je sais qu'il existait dans l'ancienne cbopelle quelques
panneaux anciens, mais le sieur X. est bien capable
de les avoir déjà vendus et remplacés par des copies!
De telles substitutions nesontpas rares. Laumon-
nerie, l'un de nos premiers peintres verriers, me con-
tait encore, l'autre soir, au dîner de la Marmite, un
lourde Vitrarius, qui, s'il est vrai, ne manque vrai-
ment pas d'audace. On l'avait charge d'enchâsser,
dans un cadre de verre dépoli, un médaillon du
xve siècle, grisaille et or, représentant le vieux
Tohic. Notre industriel aurait fait exécuter un pas-
tiche du vitrail et vendu l'original à Chevalier, le
grand confiseur, pour un bon prix ! La copie serait
dans un musée. Je l'ai cherchée, je l'avoue, vai-
nement à l'endroit indiqué. « On a tout bousculé »,
m'a dit un gardien somnolent.
Par contre, il faut dire à sa décharge que, plus
tard, pris de remords, ce restaurateur habile, rem-
plaça par une copie une jolie tête de Vierge dans une
chapelle. Il fit don du panneau original au même
musée où les artistes peuvent aisément le contempler.
Je sais où il se trouve, nous irons l'admirer ensemble.
Décidément vous auriez bien dû m'envoyer votre
vitrail ou, tout au moins, me le décrire. Vousl'a-t-
on donné pour une oeuvre du xiv« siècle ? Alors, ce
ne peut être une « grisaille », c'est-à-dire cette pein-
ture sur verre, qui ne date que du xvi* siècle. Votre
164 TRUCS ET TRUQUEURS
panneau doit être fait de morceaux de verre teintés à
l'avance et assemblés, comme une mosaïque, dans
des sertissures de plomb, avec repeints sur certaines
parties artificiellement décolorées, les figures et les
mains, par exemple.
C'est bien cela, n'est-ce pas ?
Si vous aviez un peu plus d'expérience, il est pro-
bable que le faire de l'artiste suffirait pour vous in-
diquer si votre verrière est ancienne. Les œuvres de
la bonne époque, du xiii^ ou duxv® siècle, ont gardé,
malgré l'intensité des tons, une harmonie de couleurs
inimitable. Elles n'ont rien de criard, de « gueulard »,
dirait un rapin.
Dans tous les cas, ne vous fiez pas à la teinte du
verre. Depuis vingt ou trente ans, quelques grandes
maisons livrent au commerce des verres blancs ou
coloriés, tout pareils à ceux des anciennes fabriques.
Ils ont le même aspect, la même teinte, les mêmes
« bouillures ». Bien plus, les pasticheurs savent y
ajouter, par des procédés à eux, la patine que le temps
a donnée aux vieilles verrières exposées à la pluie,
au soleil, à la lune, à l'air salin. Ils arrivent à pro-
duire cette surface salie, piquée, rongée, champi-
gnonnée, ternie et sans éclat, si caractéristique dans
les vitraux de nos basiliques.
Voici plutôt ce que je vous recommande d'exami-
ner. Voyez les plombs. Ceux d'autrefois étaient d'une
extrême souplesse. On pouvait les tordre, les enrou-
ler autour des doigts, presque comme des rubans.
Ceux d'aujourd'hui contiennent de l'élain qui les
rend plus rigides et plus fermes. Jadis, ils étaient
plats et rabotés. Ils sont maintenant bombés et la-
minés.
CÉRAMIQUE ET VERRERIE 165
Faites attention à la section des verres. Les anciens
verriers les taillaient à l'aide d'une pointe de fer
rouge et la découpure présentait une tranche irrégu-
lière dentelée, provenant de l'égrugeoir. Depuis
le xvin« siècle, on emploie le diamant. La coupe est
devenue régulière et perpendiculaire. Il vous suffira
de soulever une lamelle de plomb et de vérifier
l'épaisseur pour reconnaître le procédé employé.
Scrutez les parties décolorées et repeintes, les têtes,
les mains des personnages. Aujourd'hui, quand on
veut enlever la teinte des verres du commerce, pour
remettre ensuite de nouvelles couleurs, on emploie
l'acide fluorhydriquc, qui décolorie complètement.
Au besoin, on peut garder des réserves à l'aide de
bitume de judée. Les maîtres verriers de jadis se
servaient de la roue pour user la surface du verre et
gravaient au burin. Ce procédé laissait des traces de
couleur sur les bords où l'outil ne pouvait aisément
pénétrer, et le travail présentait une irrégularité très
différente de la transparence radicale de la décolo-
ration à l'acide.
Mais je m'arrête. Je me laisse aller à vous faire un
cours de l'art du vitrail, et je ne sais seulement pas
quelle est la nature du vôtre. N'oubliez pas, cepen-
dant, si, contre toute attente, il s'agit d'une grisaille,
que le caractère seul du dessin peut vous guider, car
on se sert, pour les copies modernes, des mômes pro-
cédés qu'autrefois : les sulfures ou chlorures d'ar-
gent, suivant les tons que l'on veut obtenir. On
pousse même le souci de l'exactitude jusqu'à faire
revivre les plumes d'oie et les fibres de jonc qui te-
naient, alors, lieu de pinceaux.
1C6 TRUCS ET TRUQUEURS
' l" juillet 1007,
Cher; maître,
Vous êtes d'une perspicacité admirable, mais dé-
sespérante. Hélas ! comme vous l'aviez prévu, mon
vitrail est faux, lamentablement faux. X. est une
canaille. Je dépose une plainte au parquet et je vais
le mener par un chemin qui ne sera pas pavé de tes-
sons de vieux Rouen.
Cest fini. Je ne veux plus rien traiter avec des
gens de son espèce. J'aime encore mieux les mar-
chands. Avec eux, au moins, on se tient sur ses
gardes, et, grâce à un peu d'adresse, on arrive à se
défendre.
C'est ce qui vient de m'advenir, il y a deux jours,
avec un aigrefin d'antiquaire, à qui je venais d'achs-
ter une petite potiche en porcelaine de Saint-ClouJ,
au léger décor bleu, avec, en dessous, l'emblème
du soleil rayonnant de Chicaneau, l'inventeur de la
pâte tendre. C'était d'une conservation ! Je ne vous
dis que cela !
La somme était rondelette. J'exige un reçu en
règle. Mon homme va le rédiger dans son arrière-
boutique, et, comme il tarde à revenir, je furète dans
tous les coins. A côté d'un bahut, un placard fermé
attire mon attention. Je l'ouvre (que l'amateur exempt
de curiosité me jette la première pierre?) et je dé-
couvre une série de potiches toutes pareilles à la
mienne, qui n'attendaient, sans doute^ que mon dé-
part pour prendre place en vitrine. Je cours encore.
Le lendemain, autre surprise. J'entrevois à un éta-
lage une adorable tasse mignonnelte de Sèvres qui
me tente fort. J'entre dans la boutique. L'antiquaire
CERAMIQUE ET VERRERIE 167
était absent. Sa femme me reçoit, souriante, en-
gageante et coquette, sous son opulente chevelure
blond oxygéné. Je prends la lasse pour la mieux
examiner, et sans être grand clerc, il me suffit d'un
coup d'œil pour voir qu'elle est abominablement
moderne. Je la retourne. Elle portait en dessous la
marque de Sèvres !
— Garantissez-vous la provenance? demandai-je
à l'aimable vendeuse.
— Mais certainement, dit-elle.
— Vous ne vous trompez pas? C'est bien la marque
de Sèvres ? insistai-je. Malgré les deux LL entrela-
cées, j'en doute fort.
— La marque de Sèvres? Je n'en sais rien. Mais,
à coup sûr, ce sont les initiales de mon mari. Il s'ap-
pelle Louis Léveillé.
Vous conviendrez qu'après de tels déboires, le
dieu des collectionneurs me devait une compensa-
lion. Je l'ai trouvée chez un brocanteur de la vieille
école, qui ne sait ni lire ni écrire, mais s'entend assez
bien h dénicher les Sèvres pâte tendre et les porce-
laines de Chine. Mais quel Shylock ! Ah ! mon cher
maître, si je n'avais pas eu à cœur de réparer mes
échecs et de me réhabiliter à vos yeux, jamais je
n'aurais osé acheter ce petit sucrier rond en pâte
tendre, si douce pour moi avec ses réserves de fleurs
polychromes, sur fond gros bleu caillouté d'or, et
sa monture en bronze doré !
Jamais, non plus, je ne me serais risqué à débour-
ser la forte somme pour ces deux grands plats en
porcelaine de la Compagnie des Indes, aux armes de
France, que vous allez recevoir en-même temps que,
mon Sèvres.
168 TRUCS ET TRUQUEURS
]\Iais c est la fin de mes folies. Je reprends le train
dans dix jours, et vous avez juste le temps de me
dire ce que vous pensez de mes dernière acquisi-
tions.
12 juillet rJ07.
Mon cher ami,
Je vois avec plaisir que vous vous formez. Peste!
Deux pièges évités en huit jours ! L'évangile de la
méfiance que je vous ai prêché sur tous les tons com-
mence à porter ses fruits. Encore un effort, vous au-
rez l'âme d'un véritable collectionneur.
Je ne veux pas dire par là que vous n'ayez plus
rien à apprendre. Je ne suis pas comme un épigra-
phiste qui déclarait, avec dédain, devant moi, qu'il
fallait, en lisant, huit jours pour apprendre la céra-
mique. Quand on veut collectionner, il faut tout
savoir, et un volume entier ne suffirait pas à énu-
mérer les fourberies des seuls truqueurs de porce-
laines. Votre dernier achat en est, hélas! la preuve,
et s'il en est temps, je vous engage à rendre vos
pièces maquillées aux marchands.
Votre porcelaine des Indes, comme disent les anti-
quaires, est tout ce qu'il y a de plus moderne. Je n'ai
eu qu'à la faire sonner pour être fixé. Les Chinois,
sachez-le bien, n'avaient pas les mêmes gisements
de kaolin que nous. Ils opéraient avec une pâte pré-
parée vingt ans à l'avance, tandis que nous nous ser-
vons d'une matière qui vient d'être fabriquée. La
cuisson elle-même se faisait à un degré différent et,
donnait aux pièces une sonorité spéciale, provenant
de la siccité et sur laquelle il n'y a pas à se tromper.
Puis, vos plats ont l'émail trop blanc, trop uni.
CÉRAMIQL'E ET VERRERIE i69
S'ils étaient anciens, vous leur verriez une teinte lé-
gèrement bleulée, une surface un peu irrégulière,
avec de petits trous imperceptibles, produits par les
bulles d'air formées sous la couverte, à la cuisson.
Les ors sont ternes et bruns, la pâte est lourde,
massive, tandis que les ornements sur le marli ont
une régularité qui sent la contrefaçon d'une lieue.
J'ai déjà vu ces plats aux armes de France avec les
trois fleurs de lys d'or sur le fond bleu de l'écusson
entouré du collier du Saint-Esprit. Je ne crois pas
me tromper en leur donnant pour provenance une
fabrique disparue, voisine du boulevard du Temple,
où l'on faisait, en même temps, des faux Japon, à
décor pivoines rouges et or.
Rendez-les donc à votre antiquaire. S'il vous les
a vendus comme des plats de la Compagnie des Indes,
il ne peut se refuser à les reprendre, même s'il n'a
pas garanti l'ancieimelé. La Compagnie n'existe plus,
vous le savez, depuis 1770!
Quant à votre Sèvres, il est ancien, sans le moindre
doute. Mais celui qui vous l'a présenté devait savoir
qu'il avait subi autrefois une légère toilette.
C'était, à l'origine, un sucrier blanc, à décor de
fleurs. On a enlevé l'œuvre des artistes du xvn^ siècle,
et on en a fait une pièce à fond de couleur d'une va-
leur inestimable si elle était authentique. La mon-
ture en bronze moderne a parachevé l'oeuvre.
Vous êtes volé, c'est entendu. Mais l'objet est joli.
Peut-être a-t-il, avant la guerre, été transformé par
l'habile Machereau. Je vous engage aie garder. Vous
auriez de la peine d'ailleurs à gagner votre procès
puisque votre sucrier est indiscutablement ancien et
fabriqué à la Manufacture de Sèvres !
8
170 TRLCS ET TRUQUEURS
Ah ! mon ami ! quelle Louleille à rencre que celle
porcelaine de Sèvres ! J"ai reconnu assez l'acilemenl
le tour du myslificaleur, car sur la pâle tendre, il a
fallu employer la roue pour faire disparaître le décor
primitif entré dans la pùte et repasser au four. Je n'y
aurais vu que du feu, si c'eût clé de la pâte dure.
L'acide fluorhydrique aurait enlevé, comme avec la
main, tout le décor sur la couverte.
Du reste, en pâle dure, nos Robert-Macaire de la
porcelaine n'onl même pas besoin de faire disparaître
les anciens décors. N'onl-ils pas, à leur disposition,
ces milliers de pièces de rebut, vendues en blanc
par la Manufacture, de 1848 à 1873? Avant de les li-
vrer au commerce, on oblitérait la marque par une
encoche faite à la roue. Mais combien d'amateurs
connaissent la signification de ce signe? Le D''Graesse,
directeur du Musée céramique de Dresde, ne i'a-l-il
pas reproduite dans son Guide de Vamateur de 'porce-
laines, en 1880, avec la mention : Marque des •porce-
laines Manches depuis i86i9
D'ailleurs, une encoche est si facile à boucher! Un
peu démail et la farce est jouée. Les neuf dixièmes
des acheteurs ne s'en aperçoivent pas.
Et les contrefaçons qui nous arrivent d'Allemagne?
Les fausse.-) assiettes de Leipzig, les fausses statuettes
de Berlin, les faux vases de Ruhm! Quelle invasion !
Ouel déluge ! Chaque année, on en fabrique pour
plus de seize millions avec toutes les marques de
l'ancienne Manufacture : le double L de Louis XVI,
IX de Napoléon, l'L de Louis XVIII, l'X de CharlesX,
IL. -P. de Louis-Philippe. A la revente, ces seize
millions en font cinquante et plus I Une grande partie
de cet argent sort de France pour encourager la
iraude de nos voisins ! Triste ! Triste !
CÉRAMIQUE ET VERRERIE 171
Le plus curieux, c'est que tant de mystifications
éhontées ne guériront pas les amateurs de Sèvres !
C'est une passion invincible, j'allais dire une maladie
incurable. N'y aurait-il plus au monde que des
Sèvres faux, certains collectionneurs en achèteraient
encore I
M. Thiers, en son temps, représenta, admirable-
ment, le goût national pour le Sèvres, pompier et
cocardier, de la mauvaise période. Il se promenait
dans le palais de Versailles avec Champfleury.
— Ah ! voilà du Sèvres, s'écria le Président ravi,
devant un grand vase en pâte dure du temps de
Louis-Philippe.
— Cette bataille de Jemmapes, monsieur le Prési-
dent, ne vous paraît-elle pas quelque peu image
d'Epinal ?
— Sans doute I mais c'est du Sèvres.
— Et ces anses dorées, trouvez-vous qu'elles
s'adaptent au col?
Le Président contemplait et ne répondait pas.
— Admettez-vousces papillons voltigeantau-dessus
de fleurettes de fantaisie ? Et tous ces espaces mal
équilibrés et qui font trou?
M. Thiers fit quelques pas, comme à regret. Puis il
se retourna et lança comme adieu :
— Superbe, décidément, ce vase de Sèvres !
Le 5 août 1907.
Mon cher Maître,
Le hasard sert souvent bien les collectionneurs.
J'étais encore tout marri de mes déconvenues en por-
celaines et en faïences, et j'envoyais au diable les
172 TRUCS ET TRUQUEURS
surdécorateurs et leurs pinceaux astucieux, quand
je vis, chez un perruquier de village, dont les an-
cêtres rasaient, comme on dit, au doigt ou à la
cuiller, deux jardinières ravissantes en faïence, à
côté d'une galerie de médaillons en cheveux.
Je regardais, pendant qu'on m'accommodait, leurs
formes séduisantes. C'étaient deux commodes en
demi-lune avec des pilastres cannelés de chaque côté.
Au centre, des médaillons en camaïeu rose représen-
taient des jeux d'amour. Diantre 1 Ces porte-bouquets
me tiraient Iceil.
J'interrogeai le barbier:
— Oij les avez-vous trouvées ? fis-je au moment
des ablutions.
— Je les ai toujours vues chez mon père, qui posait
des sangsues et saignait au besoin. Elles viennent,
m'a-t-il dit, de la vente du mobilier d'un château voi-
sin, pendant la Révolution.
— Voulez-vous me les vendre?
— Tout dépendra du prix.
Je demandai à les voir de plus près. La marque de
Joseph Ilannong et le numéro d'ordre 38 se voyaient
en dessous.
Alors je n'hésitai plus!
— Je vous en olTre cent francs.
— Emportez-les, dit avec tristesse l'artiste capil-
laire. Je n'ai pas les moyens de refuser une telle
somme.
Vous en jugerez, je vous les envoie.
Le même jour, on est venu me proposer des grès
rhénans. C'était comme un avertissement du ciel !
Avec des grès, me suis-je dit, rien à craindre. La
pièce ne passe qu'une seule fois au four, et tout
CÉRAMIQUE ET VERRERIE 173
s'obtient du même coup: décoration en relief et co-
loration sur émail. Les maquilleurs y perdent leur
latin.
J'ai donc acheté, pas trop cher, à une vieille dame
dont le grand-père a fait la campagne d'xVllemagne
sous Napoléon P", quelques bons grès.
Avec les jardinières, je mets, dans la caisse qui
part aujourd'hui, deux spécimens des fabriques du
Rhin, un pot blanc de vieux Siegburg et une cruche
brune de Raeren. C'est d'une franchise d'exécution
et d'un galbe admirables. J'enjsuis enthousiasmé, car
je suis certain de leur provenance. xVu musée de
Cluny, vous en souvient-il ? on nous a raconté qu'il
fallut prier le directeur du musée de Cologne de
donner des indications pour rédiger d'une façon cer-
taine le catalogue des grès allemands.
Ah ! cette visite à Cluny, que nous fîmes l'an passé,
en compagnie d'un marchand avisé, M. Caillot, ce
qu'elle nous révéla 1 Que d'erreurs d'attributions !
Que de confusions de provenances ! Un gardien nous
accompagnait pour ouvrir les vitrines afin que nous
puissions prendre les pièces en mains !
Tantôt, d'après M. Caillot, c'est une fontaine de
Nevers à décor polychrome que le catalogue donne à
Rouen, tandis qu'il indique de Nevers un grand plat
de Rouen authentique. Tantôt, c'est un petit vase
bleu et blanc qui, après avoir été successivement de
Rouen, de Delft, est arrivé maintenant au Japon.
Tantôt, c'est un plat creux, bleu et jaune, qualifié
Rouen, qui sort, à n'en pas douter, de la fabrication
lilloise. Et ce seau à rafraîchir venant d'une faïen-
cerie de Hollande et que Caillot reconnut pour du
Rouen ? Et cette assiette bleue de Delft fabriquée à
Bristol, en Angleterre ? Et ces dindons, canards et
174 TRUCS ET TRUQUEURS
cygnes attribués tour à lour à Marseille, à Paris et
enfin à Hochst! Et ce service à café en Slrasbourg,
acheté du temps de M. Darcel et qui, malgré sa marque
Hannong en mauvais bleu, est bel et bien un produit
de Gazé, de Versailles ?
Après cela, comment voulez-vous qu'un débutant
dans la carrière ne se laisse pas tromper de temps à
autre ?
Le 23 aoùl 1907.
Mon cher ami,
Vous évoquez le souvenir de notre visite à Cluny.
Je m'y reporte souvent. Il était instructif devoir passer
au crible certaines attributions par master Caillot, un
expert aussi modeste qu'honorable. Il est certain qu'il
reste beaucoup à apprendre sur la céramique. Dans
le début, on a procédé par des probabilités. Chaque
jour amène de nouvelles découvertes. On en sait plus
long maintenant que du temps de Brongniart.
Ne vous fiez donc pas trop aux livres. Ils ont vieilli.
Vous connaissez certainement l'ouvrage d'Auguste
Demmin, longtemps le bréviaire des céramographes.
Eh bien ! il fourmille d'erreurs ! Alfred Darcel en fit
jadis une critique amère lorsque parut une 2« édition
considérablement « augmentée, écrivit-il, pour le
malheur de l'auteur et du lecteur ». Impitoyable, il
reprocha à Demmin d'avoir pris une date pour une
enseigne, une boutique pour une ville, un adjectif
pour un peuple, une marque de possesseur pour celle
d'un faïencier. Il dressa même le bilan des bévues de
l'auteur et railla ses porcelaines de Louis XIV, ses
couleurs à reflets métalliques de la Hollande, et ses
cérames peints au polychrome.
CÉRAMIQUE ET VERRERIE 175
Je suis cependant plus indulgent que ne l'était
Darcel. La mémoire est fugace. Les coquilles d'im-
primerie sont nombreuses et leserreurs de traduction
abondent. Quel est l'érudit impeccable?
Quoi qu'il en soit, Cluny et le Musée de Sèvres,
depuis le nouveau classement de sou conservateur
^L Papillon, peuvent servir d'enseignement par la
vue. Ce sont d'excellentes leçons de choses. C'est là
où il faut aller quand on veut bien étudier les faïen-
ces. On trouve sur les tablettes d^ leurs vitrines la
meilleure bibliothèque pour l'histoire des arts cé-
ramiques.
Maintenant, je voudrais vous conserver vos illu-
sions. Mais le moyen de le faire avec les échantillons
que vous m'envoyez ?
Vous avez été trompé pourbs grès comme pour le
reste, et la consultation que je suis allé demander
pour vous à un spécialiste, ne me fiant pas à mes
propres lumières, ne laisse pas l'ombre d'un doute.
Au premier coup d'œil, votre pot de Siegburg fait
songer aux imitations du fameux Lôwenich, qui
datent déjà du début du xix® siècle et qui abusèrent
tant de musées. L'émail, plus brillant que celui des
originaux, la pâte plutôt grise que blanche, semble
se rapporter au potier dénoncé par Dornbusch dans
son traité bien connu.
Mais les modèles de Lowenich sont loin du galbe
de votre pot. Il appartient sûrement à une série fa-
briquée il y a une trentaine d'années à Hoëhr
(Westerwald) où les ornements anciens sont repro-
duits avec une rare exactitude. Seuls, la pâte moins
blanche et l'émail plus mat, inattaquable par les
acides, permettraient de reconnaître la fraude, si le
176 TRUCS ET TRUQUEURS
faussaire n'avait pas émoussé les bords de son vase
au lieu de les amincir en biseau comme dans les ori-
ginaux.
Quant à votre cruche de vieux Raeren, elle n'est
ni du xvi^, ni du xvii« siècle.
Le potier qui l'a mise au four s'appelle Hubert
Schiffer, et vivait à Raeren, dans le dernier quart
du xix^ siècle. Il travaillait bona fide, dans le but
très louable de faire revivre les anciens grès d'Aix-
la-Chapelle. La vieille dame n'est probablement
coupable que d'une histoire. Seulement l'aigrefin
qui lui a vendu sa cruche a martelé le monogramme
H. S. qu'on devrait trouver au fond. Un observateur
prévenu découvre très bien les traces des lettres,
mais il faut le savoir.
Ne regrettez pourtant pas trop votre acquisition.
Rien de plus facile que de se tromper sur les grès de
Schiffer. Il s'en est glissé dans de grands musées et
chez des collectionneurs di primo cartello. Le seul
reproche qu'on peut leur adresser, c'est d'être trop
bien faits, trop réguliers, trop bien imités.
A tout prendre, vous avez là un bel échantillon de
fabrication rhénane. C'est du splendide truquage. Il
vaut bien ces assemblages que les marchands d'Aix-
la-Chapelle font avec les débris de plusieurs cruches.
Une belle pièce, même moderne, est bien préférable
à un recollage de disjeeta menihra !
Quant à vos deux porte-bouquets, leurs signatures
m"ont troublé, bien que ce soit l'a b c du faussaire
de connaître les marques. Cependant, l'émail parais-
sait bon, les peintures aussi. J'ai dû les soumettre
aux regards les plus exercés. Les uns m'ont affirmé
qu'ils étaient de l'époque, d'autres sont restés indécis.
CÉRAMIQUE ET VERRERIE 177
Quelques-uns ont déclaré qu'ils étaient faux et que le
modèle était de Sceaux et se trouvait à Cluny. Or, on
a pu à Strasbourg reproduire un modèle de Sceaux.
Une idée me traversa l'esprit. Pour simuler le
frottement incessant produit pendant des années, les
truqueurs usent les pieds l'un après l'autre. Aussi,
souvent, leurs pièces ne sont plus d'aplomb. Je mis
les jardinières sur la tablette de marbre de ma che-
minée. Elles boitaient. J'étais fixé.G'étaitaussi simple
que l'œuf de Christophe Colomb, mais encore fallait-
il l'avoir trouvé. Votre barbier ne sait pas manier que
le rasoir. C'est un jardinier qui cultive la carotte.
TELEGRAMME
Falaise 24 8 11 h. 20 m. Renonce collection rete-
nez SALLE VI HOTEL DrOUOT POUR VENTE DÈS MON
RETOUR.
Epilogue
Tout passe. Quelques mois plus tard, au découra"
gement de l'amateur déçu succédait un nouvel en-
thousiasme. Il avait trouvé un moyen sûr de collec-
tionner des céramiques authentiques. C'était de ne
plus acheter que du moderne. -
A l'exemple de Sèvres, il avait formé un musée
d'imitation. Son grand pourvoyeur était Samson,'
dont il était devenu le meilleur client. Il ne jurait
plus que par lui.
On le voyait, presque chaque semaine, sortir
de l'officine de la rue Déranger, avec sa valise de*
voyage, chargée de nouvelles acquisitions.
8.
178 TRUCS ET TRUQUEURS
II commença par les porcelaines de Chine. Pour
moins de cent francs, il s'offrit des assiettes coquilles
d'œufs, à trois, cinq et sept bordures, qui valent au-
jourd'hui 1000 francs par bordure. Pour un billet de
mille, une paire d'introuvables cornets à fond noir de
Tching Hoa, à décor de fleur de pêcher; pour douze
louis, la belle pièce de Kieng-long, qui s'est vendue
2G 000 francs à la vente Lelong. Il eut des vases, des
pots, des cornets balustres, des bouteilles aux bleus
fouettés, des statuettes en blanc d'ivoire, des assiettes
. de la Compagnie des Indes à cent sous pièce. Même
on le vit, un jour, faire charger dans son coupé une
potiche colossale de la dynastie des Ming.
Pour se venger des Sèvres pâte tendre et de leurs
déceptions, il se paya à bon compte le vase à tête
d'éléphant de la collection Wallace, qui vaut plus de
100 000 francs. Il acheta les assiettes à fond rose et
guirlande au marli au chiffre de la Dubarry et celles
de la comtesse de Lamballe, avec paniers et cartels
d'amours. Il consentit même à s'encanailler avec la
pâte dure, mais ce fut pour avoir le seau à lait de
Marie-Antoinette du Musée de Sèvres, qu'il trouvait
charmant avec ses tètes de bélier et ses rayures
dorées.
Il daigna aussi descendre jusqu'aux porcelaines
napoléoniennes de Dagoty qu'aimait tant Joséphine,
et dont elle ornait les cheminées de la Malmaison.
Il créa chez lui tout le département des porcelaines
allemandes, qui sont comme les miniatures de la cé-
ramique, les Frankenthal, les Furstenberg et les Lu-
vigsbourg; il eut le Pimiiste et la Guitariste, le Ber-
ger et la Bergère, qui furent adjugés à un prix assez
coquet à la vente Chappey, en avril 1907.
î-.es Saxe l'affolèrent. Il se passionna pour les
CÉRAMIQUE ET VERRERIE 179
groupes de Kandler, et avec un zéro de moins devint
possesseur de sept pièces du TriompJie de Bacchus,
qui valent 50 000 francs. Dans les groupes « crino-
lines » de d'Acier, il eut la Comtesse de Brûhl et le roi
Auguste le Fort bien au-dessous de la cote de 25 000
Irancs. Sa collection s'enrichit de la Porteuse de cho-
colat, d'après le tableau du musée de Dresde, du
Tailleur du comte de Bvïihl sur son bouc, de magots
à tête branlante, du groupe à'Ârlequin et Colom-
6ine adjugé 12 600 francs chez Christie, à Londres, du
chien carlin sur socle doré, payé 10 500 francs à la
même vente, sans oublier le cabaret semblable à
celui qui fut offert à M™^ Dennery, et que Ton exhibe
maintenant dans le musée du Bois de Boulogne.
Dans les faïences de Rouen, il choisit les pièces
les plus décoratives : les quatre grandes gaines des
saisons de la vente Hamilton, la grande fontaine de
coin de la collection Papillon, le plateau à décor cuir
et bleu de la vente Mame, qui vaut 26 000 francs.
Nevers fit son entrée dans ses vitrines avec la
grande Vierge sur socle, datée de 1636 au musée de
Nevers, et la belle buire bleue à réserves blanches
du Musée de Sèvres.
Il se fit livrer tous les beaux A. P. K. de Delft,
même le grand plat au marli rouge et paysage bleu
du Musée de Sèvres. Pour vingt napoléons, il emporta
une paire de potiches à décor polychrome, dont Sam-
son a créé le modèle pour rassortir un pendant à
Alaxandre Dumas fils. Pour douze écus il eut aussi
la bouteille du South Kensington en Delft doré.
Entre temps, son fournisseur de céramique néo-
antique lui vendit d'amusantes et spirituelles faïences
de Cifflé : le Savetier à l'cchope et la Bavaudeuse; le
plat de l'Adoration des mayes à Cluny, en faïence
180 TRUCS ET TRUQUEURS
d'Urbino ; le petit vase du South Kensington en
faïence de Rhodes.
Il eut des échantillons choisis en porcelaines de
Saint- Cloud, de Mennecy, de Chantilly, de Vincen-
nes, de Tournay, de Capo di Monte, de Chelsea, de
Derby, deWorcester ; d'admirables pièces en faïences
persanes et hispano-mauresques, Malaga, Valence,
Manisés; puis de beaux morceaux de Moustiers, Mar-
seille, Strasbourg, et toute la série des faïences ita-
liennes des xvi" et xvn' siècles, Gubbio, Deruta,
Faenza, Forli, Pesaro, Castelli, Durante, Caffagiolo.
Quand son musée toucha à la perfection, le céra-
mophile convoqua tous ses amis et leur ouvrit à deux
battants les portes de son salon.
Tous se récrièrent sur les merveilles qu'on leur
montrait. Pulchre ! Bene ! Recte !
Son triomphe fut complet. Il le savoura longue-
ment. Puis, il avoua sa supercherie à ses visiteurs
et leur montra, sur toutes les pièces, l'S initiale
de Samson, tel que nous le décrivons ici :
S grec, sur les lapis et porphyre porcelaines ;
S genre chinois sur les porcelaines de Chine et du
Japon ;
S arabe sur les faïences persanes et hispano-mau-
resques ;
S gothique sur les faïences italiennes, les Délia
Robia, les Palissy ;
Quatre S enlacés sur les porcelaines de Sèvres ;
Deux S barrés sur les Saxe ;
Un S barré sur les Capo di Monte, Vincennes,
Mennecy, Saint-Cloud, Chantilly et les porcelaines
Anglaises.
Et nunç erudimini.
CISELURE ET DORURE
Deux paires d'appliques contestables et contestées. —
Enquête laborieuse. — Le flaii- du vieil ouvrier. — Jugement
de Salomon. — Pour se procurer de bons modèles. —
L'égratigneur de Fontainebleau. — Le Goulhière de Dijon.
— Analysez les bronzes. — Montage ancien et montage mo-
derne. — Perfection de l'ancienne ciselure. — On pèle les
bronzes comme des pêches. — La dédorure. — Un modèle
qui ne l'est pas. — Les montures de Chine du D' Camus.
— Une pendule qui fait des petits. — A montre moderne
vieux mouvement. — Un maquillage révolutionnaire. —
Bonnet phrygien sur fleurs de lys.
Il y avait jadis un très habile ciseleur-bronzier, qui,
devenu aveugle, reconnaissait au toucher l'époque
d'un meuble. Il caressait de sa main les bronzes, ap-
préciait leurciselure, estimait l'épaisseur de ladorure,
et savait dire, sans se tromper, s'il s'agissait d'une
fabrication ancienne ou moderne.
Hélas ! il serait bien dérouté, aujourd'hui, s'il reve-
nait au monde ! Devant la perfection de certaines
imitations, il faut mettre bas toutes prétentions de
diagnostic. Des présomptions, tant qu'on voudra.
Des conclusions, c'est lettre morte !
Je ne suis pas expert et je ne veux point l'être.
J'aime les vieilles choses pour le plaisir qu'elles me
procurent, sans chercher à m'ériger en pontife de la
curiosité. Cependant, un beau jour, quelque diable
18Î TRUCS ET TRUQUEURS
malin me tentant, je me suis laissé distribuer un rôle
d'arbitre par messieurs les juges séant à la 3'=
Chambre.
Il s'agissait de quatre appliques en bronze doré,
vendues par un antiquaire de Londres et facturées,
comme d'époque Louis XVI, pour la somme ronde
de 19 000 francs. L'acheteur, un grand marchand
parisien, d'abord très satisfait de son acquisition,
avait autorisé une maison de bronzes à prendre mou-
lage de ses appliques et à en faire des reproductions.
Puis, certain de conserver par devers lui le souvenir
de sa chère trouvaille, il s'était défait des modèles
avec le bénéfice d'usage.
Malheureusement, son client, méfiant, avait voulu
s'entourer de preuves. Les bronzes, présentés à des
experts, subirent un examen minutieux et contra-
dictoire. Déclarés de fabrication moderne, ils re-
prirent le chemin du magasin. Le marchand dépité
télégraphia à l'antiquaire londonien d'avoir à lui
rembourser les 760 livres sterling contre restitution
des quatre appliques.
— Annuler la vente? Vous voulez rire, riposta
l'Anglais. D'abord, depuis dix mois, mes appliques
sont chez vous. Puis, lors de leur achat, vous saviez
parfaitement ce que vous faisiez, car vous êtes passé
maître en la partie sur le marché parisien. Ne
serait-ce pas plutôt certains surmoulages qui au-
raient chagriné votre client et lui auraient fait
vous rapporter des objets privés maintenant de leur
mérite d'originaux ? Mes appliques sont bien à vous.
Gardez-les.
La question ainsi posée ne pouvait se résoudre que
par un procès. La cause fut portée devant le tribunal
civil de la Seine. Avant de se prononcer sur le fond,
CISELURE ET DORURE 183
les juges nommèrent trois experts pour décider de
l'authenticité des pièces.
J'eus l'honneur de faire partie de l'aréopage, avec
un des experts assermentée? du tribunal et un hono-
rable antiquaire de la rue Lafayette. Naturellement,
comme nous étions trois, l'un de nous se contenta de
regarder faire. Les deux autres se mirent à étudier
de près les appliques litigieuses.
C'étaient de superbes bras de lumière, admirables
de dorure et de ciselure, recouverts de cette pelure
que le temps donne aux vieux métaux. L'antiquaire
londonien disait les avoir rapportés d'une résidence
royale du Tyrol, et ma foi ! rien dans leur galbe ni
dans leur fini ne démentait une si illustre origine.
Cependant, il devait y avoir une tare, puisque ]\Iann-
heim et Gauchez, deux experts avisés, les avaient
déclarés modernes. Pour plus de sûreté, nous réso-
lûmes de ne pas nous fier à nos lumières person-
nelles et de soumettre les bronzes à des profession-
nels.
Nous voilà en fiacre, avec les précieuses appliques,
roulant vers des faubourgs lointains. Suivant un itiné-
raire tracé d'avance, après l'avoir bien étudié, nous
devions aller frapper à la porte de fabricants renom-
més.
Dès le début de la première visite, nous nous
applaudissions de notre idée.
— Vous voulez savoir si vos appliques sont mo-
dernes? Rien de plus facile, nous dit le patron.
J'ai dans mes ateliers un vieux praticien qui n'hé-
sitera pas une seconde. Il connaît la manière de
travailler des ciseleurs du temps de Louis XVI comme
la sienne propre. Je vais le faire venir.
Nous remercions chaleureusement et nous n'avons
184 TRUCS ET TRUQUEURS
que le temps (Fcchanger un sourire de satisfaction
vaut l'entrée du vénérable artisan.
C'est un enfant du faubourg, au visage ridé par
cinquante ans de travail manuel, mais avec, au coin
des yeux, cet éclair de malice gouailleuse qui ne
quitte pas l'ouvrier parisien. Le contentement de se
voir pris pour arbitre éclate dans tous ses gestes et
corrige une certaine timidité que lui impose le cabinet
du patron.
— Montrez-moi les objets, nous dit-il. J'ai vu si
tellement de bronzes, qu'on ne me la fait plus ! Je vas
vous dire ça en deux mots.
Hélas ! Il ne nous le dit ni en deux, ni en dix. Pen-
dant près d'un quart d'heure, il tourne et retourne les
appliques en tous sens, les dévisse et les revisse, les
examine à la loupe et les présente à la lumière du
jour. Nous n'en pouvons tirer que des phrases hachées
et contradictoires.
— C'est du vieux... j'en mettrais ma main au feu...
Cependant, y pourrait bien se faire que ça soit aussi
du moderne... j'ai vu plus fort que ça... C'est de
l'ancien... c'est du moderne...
Nous prenons congé sans être plus avancés et nous
continuons nos consultations, comme Panurge quand
il voulut se mettre en ménage.
Boulevard Richard-Lenoir, on nous dit que nos
appliques sont anciennes, rue de Turenne, qu'elles
sont modernes. Au faubourg Saint-Antoine, elles re-
deviennent Louis XVI et rue de la Folie-Méricourt,
elles ne sont plus ni anciennes ni modernes.
Bref, découragés, nous remisons nos pièces à con-
viction au greffe, absolument aussi avancés qu'au
début, et nous nous donnons rendez-vous pour un
autre jour.
CISELURE ET DORURE 18.5
Cette fois, nous décidons de ne nous en rapporter
qu'à nous-mêmes. Les appliques soigneusement dé-
montées, nous mesurons toutes les pièces au compas,
de crainte de surmoulage, nous les scrutons à la loupe,
et nous finissons par découvrir de légères différences
dans le ton des dorures. Certaines parties étaient d'un
or plus rouge, plus chaud; d'autres, plus pâle et plus
jaune. Il y avait doute, mais il nous manquait la preuve
décisive et concluante.
Comment rédiger un rapport appuyé de conclu-
sions solides?
Depuis Salomon, on ne s'était point trouvé en pré-
sence d'une telle difficulté. Nous nous dîmes que, ne
pouvant user de son stratagème, il fallait couper
non l'enfant, mais, comme on dit vulgairement, la
poire en deux.
Aussitôt dit que fait. On chapitre séparément les
deux advej'saires dans la Chambre du Conseil. On
leur laisse entendre que leur cause est moins bonne
qu'ils ne l'imaginent. Bref on les amène à transiger.
L'antiquaire londonien reprend deux appliques et
rend 9 500 francs. Le marchand parisien garde les
deux autres pour la même somm3.
Quelques mois plus tard, les langues déliées, j'ap-
pris qu'il n'y avait eu à l'origine que deux appliques
parfaitement authentiques. Où les avait-on surmou-
lées? Chez qui les pièces refaites avaient-elles été
mélangées aux anciennes? Je l'ignore, mais chacune
des quatre appliques contenait moitié d'ancien et
moitié de moderne.
En partageant en deux ces bronzes semi-authen-
tiques, nous avions agi suivant la sagesse des nations.
1S6 TRUCS ET TRUQUEURS
Le bronze est, pour Tart, le métal par excellence. Il
enjolive les meubles de ses fantaisies les plus variées:
rinceaux'; plinthes, médaillons, chutes, sabots, mas-
carons, encadrements, moulures, trophées, frises à
grille, palmettes ajourées, festons de lauriers et
entrées de serrures. Il sert aussi dans l'ameublement
comme pièces détachées sous des aspects multiples :
cassolettes, trépieds, torchères, flambeaux, giran-
doles, lustres, bouts de table à bouquets, bras ap-
pliques à cor de chasse et à tête de cerf, chenets oii
les enfants jouent sur des rocailles. Ces ornements,
souvent d'un galbe si élégant, sont copiés, surmoulés,
refaits et dorés soit au mercure, soit à la pile.
Les modèles ne manquent pas. Il suffit maintenant
de s'adresser aux musées nationaux. Au Louvre
et au Trianon, moyennant certaines formalités, on
laisse dessiner les plus beaux bronzes de Martincourt,
Goulhière, Philippe Caffieri, Duplessis, Gobert,
Ihomire, qui enrichissent les meubles des grands
ébénistes. Boule, Riesner, Jacques Oeben, David
Roentgen, Jean Parfat, Georges Jacob. Faute d'au-
torisation, on profite d'un moment de distraction
d'un gardien pour prendre l'empreinte à la cire à
modeler. Il ne reste plus ensuite, avec des moules
bien faits, qu'à reproduire indéfiniment les chefs-
d'œuvre des sculpteurs, fondeurs, ciseleurs et do-
reurs d'autrefois.
Un quidam avait invente un autre procédé pour
se procurer des modèles à bon compte. Il se joignait
au groupe des visiteurs que les gardiens promènent
à travers les salles des palais nationaux, en choisis-
CISELURE ET DORURE 187
sant de préférence Fontainebleau ou Versailles, où
les beaux meubles abondent. Vous connaissez la
scène. Un seul gardien prend la tète de file, rexiguité
du personnel ne permettant pas d'en fournir un
second pour fermer la marche. 11 reste toujours
quelques traînards qui ne peuvent s'arracher à la
contemplation des merveilles qu'on leur exhibe.
L'ingénieux personnage se mettait à Tarrière-garde,
s'adossait à un meuble, et derrière son dos, ses mains,
armées d'un petit outil, soulevaient un peu le bronze
qu'il convoitait. En réitérant ses visites, il arrivait
enfin à délacher complètement le morceau et à s'en
emparer.
Mais « l'égratigneur », comme on l'appelait, finit
par se laisser prendre en flagrant délit : il dut avouer
les nombreux larcins commis par sa fructueuse four-
berie.
. D'autres moyens permettent de se procurer des
modèles ; le moins malhonnête consiste à prendre
tranquillement le moule des pièces que les amateurs
imprudents donnent à réparer.
On moule, on fond, on cisèle, on dore. Il ne reste
plus qu'à faire la toilette d'usage, à vieillir les tons
avec de la terre d'ombre mêlée de poussière, à
ajouter quelques chiures de mouche à la nicotine, à
saupoudrer de poussière, et servir chaud!
Les malins poussent la virtuosité jusqu'à ajouter
de vieilles marques, des C couronnés ou autres
signes employés par les ciseleurs de jadis.
Très recherché ainsi pour les entures, le poinçon
que mettait sur ses œuvres médiocres un certain
188 TRUCS ET TRUQUEURS
Goulhière, parent du grand artiste, établi à Dijon, et
qui profita du nom, sans avoir le talent raftiné de
celui qui sut le porter avec tant d'éclat.
Ce n'est pas tout de se tenir en garde contre la
fraude. Il faut encore pouvoir la reconnaître et la dé-
jouer.
Voici quelques remarques, dues à un de nos plus
habiles ciseleurs-bronziers, qui permettent de se re-
trouver dans le maquis de la contrefaçon.
La composition du métal ancien n'était pas la même
qu'à présent. Le vieux bronze se formait d'un alliage
de cuivre et d'étain, avec quelques grammes d'argent
par livre. On pouvait faire plier un bronze sans le
briser. Aujourd'hui, il se rompt. Voilà le progrès ! S
vous ne voulez pas recourir à un moyen aussi radical,
faites analyser une parcelle. S'il s'agit d'une pièce
récente, on trouvera du zinc à la place de l'étain.
Dans les objets volumineux exécutés en creux, re-
gardez l'intérieur. Les ouvriers d'autrefois em-
ployaient, pour soutenir le noyau, des broches plus
grosses et plus nombreuses. Ils les disposaient plus
attentivement en recherchant les endroits où elles
ne devaient pas abîmer le moule.
Les montures, non plus, n'étaient pas les mêmes.
Dans les vis, les filières et les tarauds étaient faits
à la main. Ils n'avaient ni le même aspect, ni la même
régularité que les vis à la mécanique. Les fers étaient
forgés à la grosseur voulue, chaque écrou traité
séparément.
Pour assembler les pièces détachées, on employait
CISELURE ET DORURE 189
des tiges du même bronze, appelées clavelles. Le
procédé a paru trop coûteux : on y a renoncé.
Examinez les soudures. On soudait jadis à la forge
avant l'invention du chalumeau à gaz. L'opération
était plus difficile et la soudure moins proprement
faite. Elle formait un peu placard.
En revanche, le tournage du dessus se faisait
admirablement soigné ; la moletle, dans le bronze
empire surtout, était d'une finesse inimitable. Le
travail s'opérait librement, plus à main levée. L'in-
térieur restait un peu large, moins uni qu'à présent.
La perfection de la ciselure, surtout, caractérise
les pièces anciennes. Chaque époque avait son genre
d'outil que l'ouvrier faisait lui-même. Le travail
Louis XIV était nervé au planoir avec des mattés
très unis. Le Louis XV était traité d'une façon plus
rustique. On employait des outils de mat qui
donnaient beaucoup de variété au travail. Sous
Louis XVI, la ciselure très fine, très douce, prove-
nait des mattoirs à la pointe, d'un très bel effet.
Aujourd'hui, nous avons de très bonnes mains,
mais nous n'avons plus les mêmes outils. Les nôtres
sont faits mécaniquement et donnent un résultat plus
criard. D'ailleurs, même en employant l'outillage
spécialàchaque époque, ceuxqui veulent faire de l'an-
cien n'y arrivent pas. Ce n'est pas ça !
Pour la dorure non plus, on n'a plus la même
qualité d'or. Le titre est moins élevé. On pose la
couverture des ors moins épaisse. C'est mou, c'est
flasque, ce n'est plus le beau ton chaud d'autrefois.
Faites votre profit de ces indications techniques
données par un homme du métier I
190 TRUCS ET TRUQUEURS
Celte conscience dans le travail des anciens doreurs
n'a pas échappe à certains écornilleurs, toujours à
l'affût d'un bon tour. Ils se sont dit qu'une poire ou
bien une pèche devenant plus savoureuse pelée
qu'avec sa peau, les bronzes anciens ne perdraient rien
à être dépouillés de leur couche d'or. Ils ont pelé
les bronzes qu'on a eu l'imprudence de leur donner à
nettoyer. Le procédé des chineurs était simple: sau-
poudrer les pièces de soufre et y mettre le feu.
Le soufre dissolvait l'or qu'ils retrouvaient dans les
cendres.
Bien qu'abusant de l'antique, l'Empire, onlesait,
est l'époque des belles ciselures. Janîais le fini de cet
art ne fut poussé aussi loin. L'école merveilleuse du
xviii® siècle s'était encore perfectionnée. Napoléon,
qui aimait le luxe, voulait, comme demeures, des
palais resplendissants. A son exemple, sa famille et
ses généraux firent des folies d'ameublement.
Murât fit venir à Naples des cargaisons de bronzes.
Elisa, grande duchesse de Toscane, transmit à Tho-
mire, élève de Pajou et de lloudon, auteur du bu-
reau du roi de Rome, des commandes prodigieuses,
qui sont au Palais Pitli, à Florence. Meubles, bras,
appliques, chenets, lustres dorés au mal, tous les
plus beaux modèles de ciselure française passèrent
les Alpes à l'envi !
Plus tard, la maison de Savoie, héritière de ces
magnificences, trouva les belles dorures un peu
ternies. Peu sensible au charme de la patine du
temps, elle ordonna un récurage général.
A quelle époque? Je n'en sais rien, mais j'ai en-
tendu raconter le fait par des voyageurs avisés.
On sortit des palais tous ces spécimens d'art pur
pour les mettre à neuf. Combien passèrent alors dans •
CISELURE ET DORURE 191
des mains infulèles qui les nclloyèrent jusqu'au
bronze, c'esl-à-dire les dédorèrent parlarecelle nou-
velle, à l'aide du courant magnétique dans un bain
de cyanure ! Et maintenant, on ne voit plus, dans
l'Italie napoléonienne, au lieu de ces dorures nour-
ries, cossues, pleines, que des bronzes vernis, d'as-
pect pale, anémiques et verdâtres.
Les mauvaises langues prétendent qu'en France,
nos cliAteaux nationaux ont subi le même sort, qu'il
y a lieu de contcsler la belle lanterne du petit esca-
lier de Trianon, que les lustres de Compiègne, notam-
ment, ne jettent plus que de la poudre aux yeux.
Mais ne dit-on pas aussi que certaines appliques
de nos ministères ont perdu, peu à peu, toutes leurs
pièces anciennes et que sur cinquante bobèches, il
n'y en a plus cinq authentiques?
Ah ! si l'on ajoutait loi à tous les racontars I
Voici cependant une aventure arrivée récemment
à un amateur de bronzes et dont je garantis l'authen-
ticité, car je connais les acteurs.
L'un de mes amis avait à faire réparer un bras de
lumière en bronze doré à l'or moulu, comme on di-
sait jadis. Méfiant de son naturel, il était allé porter
l'objet chez un ciseleur-bronzier en chambre, pour
faire exécuter la soudure sous ses yeux.
Tout au fond de Vaugirard, il trouve un jeune
liomnie à son établi, en train de reproduire une ex-
quise guirlande de fleurs. Ce qu'il faisait n'était pas
trop mal. On voyait qu'il était assez bon ouvrier.
Mais comment approcher d'un modèle qui sortait
évidemment des mains de Gouthière?
192 TRUCS ET TRUQUEURS
— Au lieu de tenter la copie de ce bronze, fait moni
ami qui regardait le modèle avec des yeux plon-
geants, vous feriez bien mieux de vous en défaire.
J'en ai justement le placement sur un meuble, et si
vous n'en vouliez pas trop cher...
— Ah ! monsieur ! Y pensez-vous ? Jamais je ne
retrouverai un pareil modèle. Voyez donc cette cise-
lure ! Quelle sûreté ! Quel fini ! Quel moelleux 1
— Je vous en donne trois cents francs !
. — Trois cents francs ! C'est une somme pour un
pauvre diable comme moi. Prenez la guirlande. Elle
est à vous.
Mon ami sortit trois billets de son portefeuille, et
la réparation de son applique finie, emporta le mo-
dèle de Gouthière exécuté par le petit ciseleur huit
jours auparavant. '
A la fin du xixe. siècle, le docteur Camus s'était
mis, pour son plaisir, à monter en bronze doré, de
style Louis XV, des porcelaines de Chine. Très épris
de cette rocaille, qui se renfle, ondule et serpente,
il garnissait de collerettes, de montants, de bordures,
danses, de feuillages, de terrasses et de socles les plus
délicieux vases et cornets en céladon bleu turquoise
qu'il pouYait rencontrer.
Charles Mannheim rendit à l'hôtel Drouoi, en 1902,
ces ciselures d'un faire gras et large. Les gens de
goût se les disputèrent.
Que deviendront ces œuvres originales ? Je pré-
sume qu'elles sont signées. Autrement, il sera quel.
CISELURE ET DORURE 193
que peu difficile au xxi' siècle de dislingucr les Ca'
mus des Caffieri.
t
J'ai gardé pour la fin les pendules en bronze doré.
Après le luminaire et les bronzes d'ameublement,
et peut-être même plus qu'eux, ce sont les bronzes
les plus imités. Ils offrent les meilleurs pasti-
chés.
Pendules du Dauphin, des Liseuses adossées, du
Temps barbu, avec sa faux, de l'Amour au carquois,
du Char embourbé, du Moineau de Lesbie, de l'En-
lèvement d'Europe, de l'Histoire écrivant sur des
ruines, des trois Grâces, du Taureau supportant un
cadran, cartels avec des bustes, des personnages ou
des urnes, on réédite tout. Parfois les reproductions
sont si belles qu'elles atteignent des prix d'originaux.
A la vente Millet, en 190G, n'a-t-on pas vu une
grande horloge astronomique Louis XV, en bronze
ciselé et doré d'après Caffieri, adjugée 5100 francs?
Que vaudrait maintenant, quoiqu'il soit récent, le
légulateurdu Louvre, œuvre de l'ébéniste Grohé,
dont on peut, dit-on, retrouver le poinçon sur le
meuble?
Bone Deus ! où allons-nous? C'est une épidémie
contagieuse qui s'étend comme une tache d'huile.
Des magasins entiers, à Paris, ne vendent que des
imitations. Malgré la campagne faite pour la suppres-
sion des pendules sur les cheminées, il n'y en a pas
assez pour les demandes. Tout le monde veut pos-
séder une pendule ancienne ou tout au moins le paraî-
tre, ce qui coûte moins cher et, pour bien des
gens, revient au môme.
9
Ià4 TRUCS ET TRUQUEURS
Faites comme eux si le cœur vous en dit. Vous ne
serez pas trompé sur la nature de la marchandise
vendue. Vous en aurez pour votre argent.
Mais sachez que vous n'êtes pas seul à vous appro-
visionner de ces magnifiques mais abusives repro-
ductions. C'est là que viennent puiser les fins matois
qui sèment des « occasions » sous les pas des tou-
ristes, depuis les rives de la Loire jusqu'à la Corniche
de la côte d'Azur.
Pendant une saison uans les Vosges, oîi je suivais
un traitement d'eaux plus ou moins efficace, j'avais
pris pension à un hôtel confortable, fréquenté en
grande majorité par des étrangers. La salle à manger,
presque somptueuse, était ornée, sur la cheminée,
d'une superbe pendule en bronze. De loin, elle faisait
son effet. Avec un peu de bonne volonté, on aurait
pu songer à l'œuvre d'un bâtard de Caffieri.
N'importe. Pour les Anglais, c'était du grand art.
Les jeunes misses s'interrompaient d'avaler leur « tea
and tostes » pour jeter des regards d'admiration sur le
bronze. Les vieilles mislrcss poussaient des : « Ah !
beautiful indeed! » et il se trouvait toujours un vieil
esquirepour demander au propriétaire de l'hôtel s'il
voulait céder sa pendule.
Invariablement, le digne restaurateur se fâchait.
Un souvenir, de famille ! Une pendule offerte par
la reine à son chef de cuisine et conservée dans la
maison depuis plus d'un siècle ! Ces étrangers, avec
leur or, ne doutent de rien !
Mais le lendemain matin, avant la montée en omni-
bus, la femme de riiolelier prenait le gentleman à
CISELURE ET DORURE H5
part. Elle lui déclarait que la pcudiile vouait de ses
parents à elle. Comme elle était mariée sous le ré-
gime de la séparation de biens, elle se déferait
volontiers de l'objet, si elle en trouvait un prix rai-
sonnable.
Le prix raisonnable, c'était deux mille francs. La
plupart du temps, l'Anglais se laissait faire.
Pendant mes vingt et un jours de bains et de
douches, j'ai vu deux fois emballer le Caffieri donné
par la reine à son cuisinier. Deux fois, subreptice-
ment, un nouvel exemplaire vint prendre la place
de l'ancien sur la cheminée, sans que personne s'en
aperçût.
Uno avulso non déficit aller aiirens... ou presque
aureus.
Vieux cadrans, mouvements enlevés à des coucous
sans valeur, marques authentiques dhorlogers, les
faussaires ne négligent rien de ce qui peut donner une
apparence de véracité à leurs coupables imitations.
Il existe pourtant de par le monde une pendule
audacieusement maquillée et qui n'est nullement une
contrefaçon. Son travestissement lui ajoute même un
attrait particulier.
Jugez-en plutôt.
Un fervent de l'époque révolutionnaire découvrit
un jour une pendule en bronze doré, montée sur un
socle de marbre blanc avec colonnettes en bronze
sur fond bleu métallique, d'un effet charmant.
Le sujet surtout était bien fait pour le tenter. Le
cadran, signé Fieffé, reposait sur des livres épars,
portant des titres dans la note du jour:
1!16 TRUCS ET TRUQUEURS
Liherté et égalité de ilQl ;
Journal des décrets de V Assemblée Nationale ;
Ils veulent notrebien.
Au-dessus du cadran, une ruche, surmonlée d'un
bonnet phrygien, laissait s'envoler des abeilles, sur
soleil rayonnant.
A gauche, un cricur public, coiffé d'un tricorne;
Vendait le Recueille (sic) des Lois. Il en tenait plu-
sieurs exemplaires sous le bras droit et en présentait
un au public, de la main gauche. A ses pieds des
attributs militaires, un baril de poudre, un fusil,
personnifiaient la défense de la patrie.
A droite, un homme du peuple, jeune et robuste,
^'appuyait sur le cadran, la main droite ouverte, la
gauche montrant la ruche bourdonnante. Il avait à
ses pieds des gobelets, une bouteille et un rouleau
de papier sur lequel on lisait : Le cri du cœur, dia-
logue entre VEsouflé (sic) et Francœur.
Les aiguilles, un peu trop fines pour le cadran et
bien ciselées, représentaient des lances, des haches,
un étendard. Sur le socle, à la partie supérieure,
deux médaillons en porcelaine de Sèvres, sans
intérêt, du reste, jetaient la seule note discordante
dans l'ensemble.
Que venaient faire là ces médiocres céramiques?
N'aurait-il pas mieux valu un socle nu que des or-
nementsd'aussi mauvais goût?
Le possesseur de la pendule résolut de les enlever.
Avec d'infinies précautions, il soulève une des pla-
ques. Les vis cèdent, le fâcheux décor tombe. A sa
grande surprise, il trouve, à la place, une grande
et superbe fleur de lis.
Vite, il passe à l'autre médaillon. Seconde fleur de
lis, en tout semblable à la première.
CISELURE ET DORURE 197
— Que veut dire cela ? fit notre amateur.
Et le voici qui regarde sa pendule dans tous les
sens, comme s'il venait de lui entendre sonner qua-
torze heures au lieu de midi.
A cet examen prolonge, il lui semble découvrir des
anomalies qui ne l'avaient pas frapp;'^ au premier
abord. La ruche n'est-elle pas un peu petite pour le
cadran ? On dirait qu'elle s'ajuste mal sur les rais
du soleil. Si elle était rapportée, elle aussi ?
Avec les mêmes précautions, il s'attaque à la ruche.
Il la démonte. Elle cachait — ô profanation ! — un
profil de Louis XVI !
Il passe aux livres. On avait rajouté, sur une mince
feuille de cuivre doré, des titres factices." Les véri-
tables réapparaissent et il lit :
Il veut noire bien.
Notre bonheur sera sa gloire.
Il est plus beau que le soleil.
La môme opération découvre labrochure ducrieur.
C'est VEdit du Roi, de 1774.
Les attributs militaires ont été rajoutés, les ai-
guilles changées ; bref, c'est une toilette complète
que le premier propriétaire de la pendule lui a
fait subir à l'approche de la tourmente révolution-
naire.
Habilement, il a fait disparaître l'image et les
attributs du despotisme, mais, en homme rangé et
économe, il n'a pas voulu détériorer sa belle pendule
et s'est contenté delà transfigurer.
Notre amateur croyait avoir acheté le symbole de
la foi d'un pur jacobin. Il n'avait plus devant les
yeux que la subtilité pusillanime d'un prudent op-
portuniste.
Il se consola cependant de sa mésaventure, car
103 TRUCS ET TRUQUEURS
c'était un homme de goût, digne d'apprécier un véri-
table objet d'art. Il serra précieusement les attributs
révolutionnaires et il écrivit sur le socle :
Je suis oiseau, voyez mes ailes,
Je suis souris, vivent les rats !
DESSINS, ENLUMINURES, MINIATURES
Le marchand de 165?. — Atelier posthune d'Albert Durer.
— En voulez-vous des Walleau? — D'cxiivbs les fac-similé. —
Les cachets des ventes après décès. — Le Tripatouillopolis
des maîtres caricaturistes. — On m'a fait dire des bélises. —
Originaux phototypés. — Gnôli seaulon. — Enlumineurs
commencement de siècle. — Les espaces blancs d'un Té"
ronce. — L'image de la Pucelle. — Comment Philippe
Le Bon entra de nos jours à Lille. — Portraits d'aïeux. — Chez
le miniaturiste. — Fécondité de Hall. — Mcdée rajeunissant
le vieil Eson.
DESSLXS
Les curieux du xvii® siècle aimaient à remplir leurs
portefeuilles de dessins originaux. Ils les faisaient
aussi relier en volumes, sous une couverture de
maroquin dore aux petits fers. Marchands de tableaux,
ou marchands d'estampes tenaient toujours un stock
de « crayons » à la disposition des amateurs. On
pouvait même s'approvisionner aux étalages en plein
vent du Pont-Neuf ou du Marché des Innocents.
Écoutez plutôt ce dialogue entre un marchand de
dessins et son client. Nous sommes en 1652. On se
croirait au xx* siècle :
— Çà, Monsieur Guérineau, voyons,
Montrez-nous un peu ces crayons ?
Sans doute, ils sont de conséquence...
200 TRUCS ET TRUQUEURS
— Ouy, Messieurs, ils sont d'importance,
Je m'en vais vous les montrer tous,
Vous verrez qu'ils sont louchez doux.
J'en aj' de beaux de Caravage,
Du Titien et du Garage,
J"aydes pièces du Tinloret,
Du Parmaisan, d'Albert Duret...
Quatre crayons faits par Bclange
Et trois autres par Michel Ange,
Un beau dessin de Raphaël,
Jamais homme n'en vit un tel...
Après jay, des peintres de France,
Tout ce qu'ils ont fait de nouveau,
Mais c'est quelque chose de beau.
Ce sont des dessins à la plume
En grand et en petit volume (1).
Ce que « Monsieur Guérineau « possède aussi, sans
s'en vanter, ce sont certainement de faux dessins.
Ah! les Cartouche du crayon se sont rais de bonne
heure à la besogne 1 Les faux Raphaël, les faux Mi-
chel Ange, les faux Albert Durer, ont envahi les ca-
binets du XVII® siècle, alors que personne, et pour
cause, ne songeait à opérer le même frelatagesur les
faïences, les dentelles ou les émaux. Il est à croire»
aujourd'hui, que plus d'une de ces fraudes, rendues
vénérables aujourd'hui par trois siècles de date, a dû
trouver asile dans les musées ou cabinets célèbres.
Voulez-vous un exemple ? Vous savez quelle quan-
tité prodigieuse de dessins a produits le pur génie
d'Albert Diirer. Il en existe dans toutes les galeries
de l'Europe et notamment, les plus beaux peut-être,
dans celle d'un archiduc, à Vienne. Si bien que l'on
ne sait ce que Ton doit le plus admirer de la maîtrise
du crayon ou de la fécondité créatrice qui a présidé
à la naissance de tant de chefs-d'œuvre.
(1) La Ville de Paris en vers burlesques, par Berlhod, 1652.
DESSINS, ENLUMINURES, MINIATURES 201
Eh bien ! celte abondance de dessins n'a pas sem-
blé suffisante, pour Tavenir, à un malicieux Nurem-
burgeois du xvi* siècle. Il s'est livré à la plus éton-
nante multiplication que les annales de la truquo-
manie aient jamais enregistrée.
Cet Imhoff, petit-fils de Wilibald Pirkeimer, l'ami
el le prolecteur du grand peintre, avait chez lui tout
un atelier de copistes, qui imitaient à s'y méprendre
le style du maître.
Grâce à ces ingénieux artistes, dont nous connais-
sons le plus expert, Hans Hofman, mort vers 1600,
tous les tableaux d'Albert Durer arrivèrent à la pos-
térité au moins en double exemplaire. Quant aux
dessins, personne n'a jamais su par quel coefficient
il fallait les multiplier.
ImhofT mort, ses héritiers et ses descendants se
transmirent son cabinet comme un fonds de com-
merce utile à exploiter, et continuèrent, à mesure
qu'ils en détachaient des pièces, à les remplacer par
des factices. Les dessins authentiques trouvés dans la
succession furentachetés par l'empereur Rodolphe II.
Les pièces douteuse* restèrent pour compte, et toute
une équipe de contrefacteurs, Georges Gartner,
Bonnacker, Jean Christian Ruprecht, Jean et Georges
Fischer, Jobst Harrich, grossirent l'ancien stock de
leurs propres copies. « Cette école posthume de Du-
rer, dit M. Thausing, l'érudit historien du maître,
est sans analogie dans l'histoire de l'art. Aucun maî-
tre, pas même Raphaël, qu'on a si souvent essayé de
contrefaire, n'a été exploité d'une façon aussi persis-
tante qu'Albert Durer par les faussaires. »
9.
20S TRUCS ET TRUQUEURS
Nos amateurs modernes ont cessé, pour la plupart,
de faire la chasse aux dessins, du xvi" ou du xvii^
siècle, les portraits exceptés.
La crainte du faussaire, qui devrait être le com-
mencement de la sagesse pour un collectionneur,
n'est pas le seul motif de ce délaissement. La mode y
prend sa bonne part. Le goût moderne s'est porté de
préférence vers les crayons de Boucher, d'Eisen, de
Cochin, de Saint-Aubin, de Fragonard, de Walteau
et de leurs émules. Toutes ces gracieuses « dix-hui-
tième-siècleries » passionnent nos contemporains et
nos gracieuses contemporaines. Les bibliophiles les
ajoutent dans leurs exemplaires, à côté de la gravure
correspondante. Les iconophiles les gardent en por-
tefeuille, soigneusement encartés dans des caches à
biseau. Les dilettanti, qui veulent jouir de leurs ob-
jets d'art à toute heure du jour, les font soigneuse-
ment églomiser et leur trouvent des cadres appro-
priés.
Maintenant tout le monde a des dessins de maître.
Le temps où l'on collectionnait avec ses jambes est
passé. D'habiles, de très habiles pasticheurs, s'inspi-
rantdes fac-similés publiés par nos éditeurs de la fin
du xix« siècle, fabriquent des petites femmes Watteau
et des bergères Boucher à faire pâmer d'aise les frères
Concourt, s'ils pouvaient revenir à l'hôtel Drouot.
Le papier est emprunté à d'anciens registres. On le
fume légèrement pour lui donner une teinte plus an-
cienne. On dessine à la pierre d Italie ou au crayon
rouge un croquis emprunté à deux ou trois dessins
du maître, figure de ci, costume de là, accessoires un
peu partout et repentirs à volonté.
DESSINS, ENLUMINURES, MINIATURES 203
Un truqueur émérite avait trouvé un système tout
à fait ingénieux pour mettre au monde des dessins
du xvni' siècle.
A la tombée de la nuit, Yignères, le savant mar-
chand d'estampes de la Bibliothèque nationale, dont
les vieux collectionneurs se rappellent avec plaisir
l'originale physionomie, voit entrer chez lui un vieil-
lard, bas sur jambes, proprement mais pauvrement
vêtu, qui lui présente un dessin à la mine de plomb,
représentant un sujet galant.
Le vieil iconographe, du premier coup d'œil, recon-
naît un des sujets du Temple de Guide, de Montes-
quieu, gravé par Le Mire d'après Eisen pour l'édition
de 1772: Céphise coupant les ailes de l'Amour.
La pièce est jolie, la demande du vendeur mo-
deste: 100 francs après marchandage. Yignères com-
pare avec l'estampe et s'assure qu'il s'agit bien du des-
sin original reproduit en contre-partie par le graveur.
Le marché se conclut et le petit vieux se retire,
non sans avoir donné son nom et son adresse.
Le lendemain, notre expert, dès son lever, veut re-
voir son acquisition. Triste surprise ! il a été indigne-
mont roulé ! La pièce est l'œuvre d'un faussaire.
Le jour baissait. La lumière était défectueuse. On lui
avait fait accepter comme original ce pastiche
éhonlé ! Il se demande comment le plagiaire est ar-
rivé à une telle exactitude de rendu et surtout com-
ment il a pu si bien dessiner en contre-partie.
A la fin, il devine. Le mystificateur s'est procuré la
gravure du Temple de Gnide. Après avoir appliqué
dessus un papier humide, il a passé le tout au lami-
noir. Les tailles ont déchargé suffisamment pour don-
ner une esquisse imparfaite. Il n'a eu qu'à la re-
prendre au crayon.
804 TRUCS ET TRUQUEURS
Vigncres courut à Fadresse indiquée. Son vendeur
y était, comme de juste, inconnu.
Aujourd'hui, l'industrie du faux dessin est une des
plus florissantes de Tripalouillopolis. Tous les maîtres
y passent, mais l'école du xix° siècle est la plus de-
mandée. C'est incroyable ce qu'on a fait de pseudo
Prud'hon, de faux Delacroix, d'Ingres de derrière la
butte, de Corot trouilleberlisés ! Comme pour les
tableaux, nos maîtres fourbes mettent à profit les
ventes après décès d'ate"liers célèbres. Dans ces les-
sives générales, où l'on vend tout, même les cartons
d'esquisses informes, ils achètent à vil prix les feuilles
de papier où l'artiste a jeté au hasard deux ou trois
coups de crayon. De dessin pas la moindre trace,
mais le cachet autlientique de la vente s'y trouve.
C'est tout ce qu'il leur faut.
Et bientôt, grâce au talent de jeunes rapins beso-
gneux, la feuille, jadis blanche, dûment timbrée par
exemple de la vente Rosa Bonheur, s'étale à une
vitrine de marchand, revêtue d'un taureau quelconque
que l'illustre animalière eût certes désavoué et qu'on
lui fait signer poslhumement, sans rien ajoutera sa
gloire.
La mémoire des maîtres de l'école romantique de
1830 et de l'école de Fontainebleau a surtout à souf-
frir de ces coups de crayon clandestins. Ne vous en
étonnez pas. Outre que ce sont les plus recherchés
sur le marché transatlantique, ce sont aussi ceux
dont on a publié le plus de fac-similé. Je vous recom-
mande, si vous avez envie de devenir faussaire, un
recueil de 18G0 environ, intitulé VAutographe, qui
DESSINS, ENLUMINURES, MINIATURES 205
est bien la mine la plus féconde de reprodcclions
qu'on puisse rêver. On peut copier à la fois le croquis
et la signature. C'est simple comme bonjour.
Dans cette avalanche de contrefaçons, vous pensez
bien que les caricaturistes n'ont pas été plus épargnés
que les maîtres du pinceau. Bien plus, comme leurs
œuvres nous parviennent, sous la forme de reproduc-
tions au trait, en photogravure ou en zincogrophie,
le modèle est à la portée de toutes les bourses. Un
journal de deux sous fournit un excellent fac-similé
de Steinlen ou de Forain. Il n'y a qu'à se baisser
pour en prendre.
Un de ces petits maîtres les plus recherchés, le spi-
rituel Willette, fit saisir, il y a deux ans, à l'hôtel
des ventes, un dessin faussement signé de son nom,
effrontément calqué sur un vieux numéro du Courrier
français. C'était une petite Parisienne, grimpant à un
réverbère, avee, comme légende : « Vive la Russie ! »
Le faussaire s'était contenté de l'intituler : « La lu-
mière vient de Montmartre ! » Sous cette nouvelle
forme, le prétendu dessin original avait fait 66 francs
aux enchères :
« Si on se contentait seulement de copier mes
dessins! s'écria \\'illelte, dans sa déposition en jus-
lice. Mais on me fait dire des bêtises ! »
Cette fois le mécréant reçut une leçon qui l'a peut-
être empêché de recommencer. Cependant les usines
de Montmartre et des Batignolles, oii Ion fabrique
^es Daumier, les Henri Pille, les Henri Somm, les
Degas, les Helleu, les Forain, ne sont pas prêtes de
chômer, faute de personnel de bonne volonté... La
206 TRUCS ET TRUQUEURS
ifaim est une mauvaise conseillère, et les exploiteurs
en profitent.
Toujours vraie cette légende que Forain avait
■placée au bas de l'un de ses dessins, et que l'avocat
d'un contrefacteur de ce même artiste invoqua pour
réclamer l'indulgence du tribunal en faveur de son
client :
— Voyons, mon ami, fait une jeune femme en
essayant de rendre un peu de courage à son mari,
prends les cartons et allons vendre quelques Corot
aux marchands t , ,
é.
Si pour faire un civet, il faut un lièvre, pour faire
un faux dessin, il n'est pas toujours besoin de savoir
dessiner. La bienheureuse photographie, patronne de
la reproduction, est là pour venir en aide aux Scapins
qui ne savent pas tenir un crayon.
Le temps a marché depuis le jour oî^i Daguerre
fixait ses images sur une plaque de miroir. Aujour-
d'hui, on obtient par la photographie n'importe quel
dessin, soit en noir, soit en couleur, sans que l'artiste
le plus expert puisse distinguer entre l'original et
l'épreuve. Les procédés au charbon et la phololypic
qui laissent encore moins paraître de rayures et de
grain du papier, donnent des résultats renversants.
Que de chefs-d'œuvre ainsi vulgarisés ont pris place
dans des intérieurs modestes où le culte de l'art ne
va pas toujours avec l'idolâtrie du veau d'or ! Mais
aussi que d'honnêtes fac-similé ont été truqués, ma-
quillés, pollués et vendus, sans vergogne, pour des
originaux !
Voulez-vous la recette ? Je n'en fais pas mystère,
DESSINS, ENLUMINURES, MINIATURES 207
et je vous la livre comme Ta donnée à ses élèves un
cynique imposteur qui se vante d'avoir roulé plus
d'un amateur ayant pignon sur rue.
Achetez, pourquelques francs, à la maison Braun,
une reproductiou au charbon d'un dessin de Puvis
de Chavanne,par exemple. Poncez le fond pour faire
disparaître le ton nuageux qui estompe le blanc du
papier. Reprenez les traits un peu effacés. Donnez
q lelques rehauts de gouache, pour assaisonner cer-
taines parties, et mettez sur plateau de beau bristol
comme présentoir.
Les amateurs s'en lécheront les doisrts.
Les Allemands, sous ce rapport, sont passés maî-
tres. N'est-ce pas à Henner qu'est arrivée cette amu-
sante aventure qui prouve l'excellence des reproduc-
tions germaniques ?
Le grand peintre avait confié à un éditeur de Ham-
bourg deux dessins de Nymphes. Ilsdevaient figurer
dans une publication illustrée, mais le maître en gar-
dait la propriété. L'éditeur lui annonce le renvoi de
ses originaux. L'artiste voit arriver un paquet mal
emballé, roulé, froissé, aplati par les coups de tam-
pon de la poste. Bref, les dessins sortent du rouleau
dans le plus piteux état.
Henner, furieux, se plaint amèrement à l'éditeur.
Il reçoit en retour cette réponse :
— Votre réclamation est le meilleur compliment
que vous puissiez me faire. Je vous ai adressé les
reproductions de vos dessins. Ce sont des phototvpies
que vous avez reçues. Les originaux partent aujour-
d'hui à votre adresse soigneusement emballés.
208 TRUCS ET TRUQUEURS
Les Grecs disaient Pvwn asauTov, connais-toi toi-
même. Henner n'avait pas reconnu la contrefaçon de
son œuvre I
ENLUMINURES
Moins nombreux que les dessinateurs, les enlumi-
neurs commencement de siècle, autres membres de
la confrérie du faux, refont, à grand renfort de pa-
tience et d'ingéniosité, l'œuvre des moines du moyen
âge. Leur petite phalange est clairsemée. L'art de
pjeindre sur velin, si florissant dans les cloîtres d'au-
trefois, reste aujourd'hui délaissé sans retour. On ne
sait plus appliquer l'or et les couleurs comme dans
les Très riclies heures du duc de Berry, conservées
au musée Condé, ou dans la Cilé de Dieu, de Saint
Augustin, à la bibliothèque de Nantes. Seul, peut-
être, au dire des connaisseurs et de J.-K. Huysmans,
qui en a parlé dans VOblat, le consciencieux artiste
qu'est jM. L.-A. Foucher peut revendiquer l'honneur
d'avoir retrouvé les procédés des vieux imagiers.
Cela n'empêche nullement quelques téméraires
miniaturistes de recommencer, sous le manteau,
l'œuvre des Jean Fouquet, de Jean Pucelle, de Jean
de Bruges, de Jacques Coëne, d'André Beauneveu,
de Jacquemont de Hesdin, de Pol de Limbourget de
tant d'autres admirables artistes, dont la modestie
égalait le mérite, car leurs chefs-d'œuvre n'étaient
presque jamais signés. Il est vrai que leurs suc-
cesseurs, non plus, ne signent pas ; mais c'est pour
d'autres raisons !
Jadis, on ne songeait guère à fabriquer de fausses
DESSINS, ENLUMINURES, MINIATURES 209
miniatures. Le fameux Libri fut peut-être le premier
à employer cet audacieux procédé pour maquiller et
rendre méconnais^bles certains manuscrits dérobés
dans nos dépôts publics. Les bibliophiles qui seuls,
alors, collectionnaient les Livres d'Heures, les fai-
saient réparer, parfois même, comme Firmin Didot,
un peu trop libéralement. Mais, nourris dans le
sérail, ils en connaissaient les détours. Les pasti-
cheurs impudents eussent été mal venus à leur pré-
senterleurs fallacieuses imitations.
Au cours de l'été 1904, eut lieu Tinoubliable expo-
sition des primitifs français. Tout Paris, ébloui,
défila devant les vitrines où s'étalaient d'incompa-
rables miniatures, échelonnées du xiii® jusqu'au
XVI* siècle. Il n'en fallut pas davantage pour que la
curiosité se portât vers les œuvres de ces précurseurs
de notre art national. Les amateurs, les moins pré-
parés par leurs études antérieures à ce genre de col-
leclion, se passionnèrent pour les enluminures.
Et comme les faussaires ne sont jamais les der-
niers à se lancer dans la voie du progrès, on vit sur le
marché d'étonnants pastiches moyenâgeux, qui trou-
vèrent acquéreurs parmi les néophytes et même,
disent les mauvaises langues, dans le cénacle des
arbitres de la curiosité.
Les termites du manuscrit — est-il besoin de le
dire? — s'attaquent rarement à des ouvrages com-
plets. Oui voudrait accomplir le tour de force surhu-
main de copier, ligne à ligne, la Bible moralisêe de
Philippe de Bourgogne, aujourd'hui à la Bibliothèque
nationale, avec ses 5 000 petits tableaux en grisaille !
210 TRUCS ET TRUQUEURS ! *'"
Dans des labeurs aussi minutieux, il serait impossible
qu'à un moment quelconque, rallenlion du pasti-
cheur, si habile soit-il, ne vienne à se lasser et qu'une
négligence, un anachronisme, une défaillance de la
main, ne révélât la fraude.
J'ai vu, en province, chez un petit relieur aujour-
d'hui décédé, une Chasse de Gaston Pliehus, où tout
était faux, écriture, enluminures et même le velin !
Il fallait être d'autant plus simple pour s'y laisser
prendre que les caractères ne ressemblaient nulle-
ment à ceux de Tépoque présumée du manuscrit.
L'encre était moderne. En regardant très attentive-
ment le parchemin, grossieret mal poncé, on retrou-
vait des traces d'écriture du xvni*^ siècle. C'étaient de
vieux contrats notariés qui avaient servi de palimp-
sestes !
Mais si l'on ne fabrique pas, tous les jours, des ma-
nuscrits neufs, on s'entend à merveille à maquiller
les vieux et à leur donner, par des retouches, souvent
fort habiles, une valeur injustifiée. Non seulement
on répare, on restaure, on repeint, on redore les an-
ciennes miniatures, mais encore on les gratifie d'ar-
moiries ou de firmes d'artistes sur lesquels les érudits
et les critiques s'épuisent en conjectures.
iMéfiez-vous des enluminures qui portent le mono-
gramme d'Albert Durer. C'est trop beau pour être
vrai ! La bibliothèque de Cassel possède des frag-
ments de manuscrit, apparentés de très près au bré-
viaire Grimani, dont la signature H. B. est un faux
patent.
Méfiez-vous également des blasons aux armes
royales ou des devises rappelant les grandes familles
de la féodalité ! Tout cela c'est de la poudre aux yeux,
de la surdécoration, diraient les marchands!
DESSINS, ENLUMINURES, MLNL\TURES 211
t
Au moyen âge, le travail était divisé, dans les ate-
liers d'enluminure. Les scribes copiaient le texte en
réservant la place des miniatures. Puis, les imagiers
peignaient, dans l'espace laissé en blanc, les tableaux
commandés par le sujet, ajoutaient les initiales his-
toriées, et faisaient courir dans les marges de fantai-
sistes et délicates bordures.
Comme tous ces travaux demandaient un temps
considérable, et exigeaient le concours de plusieurs
artistes, il arrivait, parfois, que l'œuvre restait ina-
chevée. Beaucoup de manuscrits nous sont ainsi par-
venus avec la place des miniatures, sans une seule
touche de pinceau.
— Quel dommage 1 s'écrient nos braves zoïles. Si
ces Heures avaient leurs miniatures, au lieu de cent
francs, elles en vaudraient dix mille ! Essayons de
réparer l'injustice du sort à leur égard.
Et dans les dépôts publics, ils font copier des
sujets appropriés : Aniionciation, Nativité, Cruci-
fixion, Résurrection, Messe des morts, David et Beth-
sabée. Descente du Saint-Esprit, relevés sur des ma-
nuscrits de la même époque. Si le peintre est habile,
il faut y regarder à deux et môme à trois fois, pour
s'apercevoir de la fraude.
Un bibliophile marseillais possédait un Térence
du début du xv'' siècle, où l'imagier avait oublié d'al-
lumer sa lanterne. En bon français, chaque comédie
était bien munie d'espaces blancs, tout prêts pour
l'illustration, mais le pinceau ne s'y était jamais pro-
mené. Peu flatté de posséder un oiseau sans plumage,
notre bibliophile se laissa facilement séduire par les
212 TRUCS ET TRL'QUEURS
offres d'un antiquaire de passage. Il consentit à se
défaire de son Térence à assez bon compte, et le
remplaça dans sa vitrine par un livre plus moderne.
En 1900, l'Exposition lui fit entreprendre le voyage
de Paris. Il visita la capitale, parcourut les musées,
les bibliothèques, et en bon bibliophile alla bouquiner
sur les quais. Il n'y récolta que du fretin. Mais
quelle ne fut pas sa surprise, en s'arrêtant à la vi-
trine d'un antiquaire, de découvrir un Térence tout
pareil au sien ! Il entre, demande avoir, marchande
l'objet pour pouvoir l'examiner à loisir. Pas de doute,
c'est bien son manuscrit. Mais quelle belle toilette
on lui a faite ! Soixante grandes miniatures rem-
placent maintenant les affreux blancs qui le désho-
noraient, des centaines de lettres ornées, d'éblouis-
santes bordures ornent toutes les pages. C'est lui et
ce n'est pas lui ! Seulement on en demandait 15 000
IVancs, cent fois le prix que l'avait vendu son
premier propriétaire. Ce n'était pas trop pour un
travail de plus d'une année à la Bibliothèque natio-
nale.
— Nous sommes bien malins dans le midi, disait
le bibliophile à ses amis, au retour de son voyage,
mais ces diables de Parisiens sont plus marseillais
que nous I
Je vous le dis, en vérité , si vous achetez des
miniatures, soyez défiants à l'égard des pièces
isolées, des cahiers de quelques feuillets qui parais-
sent détachés d'un manuscrit. Exagérez surtout la
prudence, en voyage !
En Allemagne, en Italie, en Espagne, travaillent
DESSINS, ENLUMINURES, MINIATURES 213
des imngiers subtils, à ralTùl des desiderata des
coUeclionneurs. Ils leur préparent, bien avant leur
débarquement du chemin de fer, de quoi combler
leurs vœux les plus chers.
Croyez-en JM. Ilarrisse, qui s'y connaît en fraudes
bolonaises comme personne au monde. Il vous dira
comment un de nos plus riches collectionneurs, en
quête, depuis longtemps, d'une effigie authentique
de Jeanne d'Arc, vit tous ses désirs réalisés sous
le beau ciel de Florence. Il paya sans marchander
une superbe miniature, découpée dans un manuscrit
du XV* siècle, qu'on se garda bien de lui montrer, mais
qui devait, au moins, dater du sacre de Charles VII.
Chose curieuse ! cette bonne fortune eut des len-
demains, raconte M. Ilarrisse. Cette trouvaille en fit
surgir d'autres. Partout où le généreux admirateur de
la Pucelle porta ses pas, à Rome, à Milan, à Bologne,
à Venise, il eut la joie de découvrir des miniatures
représentant son héroïne préférée. On lui en vendit
de face, de profil, à pied, à cheval, en guerrière, en
bergère. Quand il fut à cinquante, il réfléchit et re-
passa les Alpes avec ses merveilles.
Tous ces « pourtraicts », il faut en convenir, bril-
laient par un intérêt iconographique incontestable.
En cuirasse ou en habits de son sexe, Jehanne avait
toujours un costume soigné jusque dans ses moindres
détails. Les traits, plus fidèlement traités encore,
fixaient définitivement la physionomie de la grande
Française, inconnue jusqu'ici.
Mais les connaisseurs se permirent quelques res-
trictions. Un premier fit observer que le velin des
livres d'heures, destiné à être écrit recto et verso,
était poncé des deux côtés, tandis que celui-ci ne
l'était que d'un seul. Un autre demanda si, du temps
214 TRUCS ET TRUQUEURS
de la Pucelle, les couleurs à l'aniline étaient inven-
tées. Un troisième fit remarquer que la jupe blanche
et la cuirasse noire de certaine miniature ressem-
blaient singulièrement au tableau de Jeanne d'Arc
tenant l'ori/Iamme, exposé au Salon de 1855, par
Ingres. Il en ressortait que le peintre de la Source
avait certainement copié l'enlumineur italien, à moins
que ce ne fût le contraire.
Bref, achève M. Ilarrisse, on photographia les fa-
meuses miniatures. Le cliché impitoyable révéla des
traces d'écriture effacée. Les velins qui avaient fixé les
traits de Jeanne d'Arc n'étaient que de vulgaires di-
plômes d'apothicaires du xvui* siècle.
Que notre amour-propre national se rassure ! Nos
farceurs français peuvent en remontrer aux Corne-
dlans del arle.
Il y avait à Paris, voilà bientôt quinze ans, dans
les environs du Panthéon, un faussaire qui a inondé
le marché de pseudo-enluminures du xv° siècle. Elles
étaient parfaites de rendu. Le seul reproche à leur
faire, c'était de pécher par l'excès des qualités, tant
les scènes étaient pittoresques, les costumes amu-
sants, les détails piquants. C'étaient presque toujours
des entrées de rois ou de princes, des vues perspec-
tives de villes avec des murailles, des tours, des mo-
numents se profilant sur les fonds, des paysages avec
des scènes de la vie rustique ou des chasses. Trait
caractéristique, les terrains du premier plan étaient
toujours lavés d'un vert clair particulier.
Un amateur d'une grande ville de l'est y crut sin-
cèrement. Il s'emballa et encombra son musée de ces
DESSINS, ENLUMINURES, MINIATURES 213
miniatures. Les rares pièces anciennes qu'il avait
conservées faisaient tache au milieu Je cette collection
de faux. On en vit passer à l'hôtel Drouot. Le marché
anglais, allemand, américain, en fut inondé. A l'ex-
position rétrospective d'Arras, on vit figurer une
Pi'ésentalion de du Guesclin à Charles V qui était
outrageusement apocryphe, d'aprèsla communication
faite par M. le comte A. De Loisne à la société des-
Antiquaires de France. « L'or avait sauté par places et
laissait apercevoir un parchemin bruni et grossier du
xvn« siècle, sans aucune trace de îa couche de ver-
millon que les enlumineurs mettaient sous For pour
lui donner plus d'adhérence. Les figures des person-
nages étaient lavées au lieu d'être gouachées.
Charles V et les seigneurs de sa suite portaient le
chaperon du xv* siècle, tandis que Du Guesclin, armé
de plates et vètud"une cotte armoriée, avait une coif-
fure plus récente. »
Un érudit lillois, qui vient de mourir, L. Ouarré-
Reybourbon, y fut pris à son tour et se rendit acqué-
reur dune mirifique Entrée à Lille du duc Philippe
le Bon et de la ducliesse de Bourgogne. Mais comme
c'était un homme d'esprit, il voulut au moins que sa
déconvenue servîtà quelque chose et publia l'examen
critique de sa miniature.
Le pastiche ne manquait pas d'habileté.
Dans un petit cadre de 28 centimètres de haut sur
15 de large, on voyait le duc en manteau bleu, semé
d'or et doublé d'hermines, avec un chaperon garni
d'une couronne d'or, s'avancer à cheval sous un dais
tenu par quatre pages, revêtus de pourpoints rouges.
21 G TRUCS ET TRUQUEURS
Isabelle de Portugal, en robe de brocart décolletée,
coiffée d'un hennin orné de pierreries, montait une
haquenée blanche, harnachée de bleu fleurdelisé.
Une foule de seigneurs à cheval, en costumes variés,
les accompagnait. Un d'eux portait la bannière aux
armes de Bourgogne.
Au devant du cortège venait l'échevinage de Lille.
Le rcwart, ployant le genou, lisait une harangue.
Il portait la robe noire réglementaire et les autres
échevins des robes bleues, rouges ou violettes.
Dans le fond, se voyait la porte de la Barre, tendue
de draperies bleues, semées de fleurs de lis et de
rinceaux d'or. Puis, en arrière-plan, s'étageaient les
principaux monuments de la ville existant à Tépoque,
fidèlement reproduits et surmontés d'une inscription
indiquant leurs noms. Au milieu des bordures, une
femme se détachait assise, tenant devant elle un
écusson aux armes de la ville.
C'était une vraie pièce de musée !
Heureusement, les faussaires se trahissent quel-
quefois. Unguis in Jierha, disaient les latins. Un minia-
turiste parisien, consulté, M. J, Van Drieslen, re-
connut que les couleurs employées étaient modernes,
et que l'or avait été obtenu d'après une méthode
qu'il avait publiée dans ï Enlumineur en 1890. Le
parchemin était de la vulgaire peau de mouton,
comme s'en servait la basoche, et non du velin fin
et poncé. La peinture, enlevée par place, laissait voir
des traces d'encollage encore brillantes.
A ces détails techniques, M. Ouarré-Reybourbon
en ajouta d'autres. Le mystificateur s'était trompé
dans ses légendes. Il avait appelé le palais des ducs
de Bourgogne « Court de l'Empereur », alors qu'il
ne prit ce titre qu'au xvi« siècle, sous Charles-Quint.
DESSINS, ENLUMINURES, MINIATURES 217
Il avait écrit Porte de Fie au lieu de « Porte de
Fives », Porte Reneau au lieu de Porte des Picigneaux
et Porte des Moliniers au lieu de « Porto du Moli-
nel ».
De plus, et c'est là le bouquet ! il avait copié les
armoiries de la ville de Lille sur l'écusson de la sta-
tue de Pradier, place de la Concorde : Une fleur de
hjs d'or sur champ d'azur, tandis que les armes an-
ciennes portent une fleur de lys d'argent sur champ
de gueules !
II ne restait plus qu'à rechercher le modèle dont
s'était inspiré le Jean Fouquet des Batignolles.
M. Ouarré-Reybourbon le retrouva dans les chromo-
lithographies des Chroniques de Froissart, éditées
par de Witt, chez Hachette, en 1881. Un couronne-
ment de Charles V à Reims, une réception de la reine
d'Angleterre par Charles le Bel, et une entrée de la
reine de France à Paris avaient fourni tous les élé-
ments de la scène. La vue de Lille provenait du plan
Guichardin gravé en 1580.
MINIATURES
J'aurais voulu, pour être complet, terminer ce cha-
pitre par une étude approfondie sur la peinture en
miniature du xvni' et duxix' siècle, qui n'a de commun
que le nom avec le travail des enlumineurs du moyen
ûge. Ces charmants portraits des beautés d'autrefois
sont la folie du jour. On l'a bien vu à l'exposition
d'art du xvin^ siècle à la Bibliothèque Nationale, l'an
dernier, où les exquises créations de Baudoin, de,
DumonI, de < hirlier,de Hall, de Vincent, deSicardi,
10
218 TRUCS ET TRUQUEURS
de Vcslicr. d'Auguslin, de Van Blarenberghe, de M'"»
Vallayer-Cosler, cnlevèrciil à la fois tous les suffra-
ges des connaisseurs et des mondains. C'est la mode
à présent d'avoir dans ses vitrines quelques-unes de
ces œuvres délicieuses, qui gardent, dans leur cadre
minuscule, un reflet si vivant des grâces de jadis.
Les Américaines, jalouses des portraits d'ancêtres de
nos châtelaines, ont mis dans leurs salons sur des
carrés de velours, des miniatures qui leur tiennent
lieu de portraits d'aïeux.
Je suis allé rendre visite à un de nos plus habiles
miniaturistes qui est en même temps le plus serviable
et le plus complaisant des hommes. Il m'a reçu dans
son atelier de Passy, tout encombré de bibelots d'art.
d'élolTcs anciennes et de tableaux. Sans perdre un
instant, je suis allé droit au but :
— Clicr maître, il y a sur le marché de Paris, et
j'en ai bien peur aussi, sur ceux de Londres et de
New-York, des milliers de miniatures suspectes 1 Tous
nos grands collectionneurs sont dans la désolation.
Ils ont beau faire bonne garde, le loup finit par en-
trer dans la bergerie. J'en connais qui n'osent plus
regarder leurs chers médaillons, de peur de les trou-
ver apocryphes. Donnez-moi donc le moyen de recon-
naître les miniatures fausses des vraies ?
— Hélas ! me répondit-il, vous me demandez l'im-
possible. Bien entendu, je ne vous fais pas l'injure de
croire que vous venez me consulter pour ces minia-
tures premier Empire ou Marie -Antoinette à 30 francs
la pièce, qui garnissent les vitrines de la rue de Ri-
voli ou du Palais Pioyal ? Le faux est criant. Impossible
DESSINS, ENLUMINURES, MINIATURES 219
(le s'y tromper, pas plus que Ton ne peut prendre une
plaque de celluloïde pour une lamelle de vieil ivoire.
— Evidemment, fis-je, sans trop de conviction.
— Eh bien ! pour les vraies miniatures d'art, il n'y
a, pour ainsi dire, aucun moyen de distinguer une
copie bien faite d'un original. Il faut en prendre son
parti.
« Sachez-le bien ! Nous avons les pinceaux, les
couleurs, l'ivoire dont se servaient les maîtres du
xviu'^ siècle. Nous connaissons leur façon de peindre.
II faudrait que le talent de nos artistes contemporains
eut singulièrement dégénéré pour qu'ils ne puissent
faire aussi bien que leurs devanciers.
" Tenez, je vais vous montrer une copie qui vient
de m'ètre commandée par les deux héritiers du comte
(le Beaumanoir. Chacun voulant garder en partage
une délicieuse jeune femme de Hall, leur trisaïeule
maternelle, je suis chargé d'en faire un second exem-
plaire pour celui que le sort n'aura pas favorisé. Vous
allez voir mon œuvre.
Très complaisamment, l'excellent miniaturiste
ouvrit un boîtier de pendule, qui sert d'armoire à ses
tableautins, et soigneusement abrités de la poussière
— l'ennemie jurée des peintres en miniature — il me
montra deux adorables portraits. Je les pris et les
comparai. Les cadres étaient anciens, le papier soleil
collé au revers tout à fait de l'époque, les deux pein-
tures avaient même tonalité, mêmes chairs, mêmes
étoffes, elles se ressemblaient trait pour trait, comme
la vision du poète dans la Nuit de mai.
— J'ai peint mon Hall sur une vieille plaque d'ivoire
où j'ai effacé, par le lavage, une miniature sans va-
leur. Vous voyez qu'il est impossible de pousser plus
loin l'imitation. J'estime l'original une dizaine de
220 TRUCS ET TRUQUEURS
mille francs au moins. Avouez qu'un homme habile
tirerait une jolie somme de cette copie qui m'est payée
mille francs.
— Vous m'effrayez.
— Il y a de quoi. Aussi, pour reconnaître plus tard
mes œuvres (on ne sait pas ce que l'avenir réserve),
je les marque toutes d'un signe imperceptible et
connu de moi seul. C'est mon poinçon d'orfèvre.
— Faites-vous beaucoup de copies anciennes ?
— C'est ma spécialité. Je compose aussi des figures
d'après des modèles en costumes Louis XV et Louis
XVI, lorsqu'elles me sont commandées.
— Mais ne craignez-vous pas que des spéculateurs
peu scrupuleux ne vendent vos œuvres pour de l'an-
cien?
— Cela s'est vu plus d'une fois. Mais qu'y puis-je?
Dix musées et cinquante collections célèbres exposent
de mes miniatures sans le savoir...
Je tendis l'oreille.
— ...Mais le secret professionnel m'oblige à me
taire. Vous ne saurez lesquels.
J'en fus pour mon attente.
— Au moins, lui dis-je, vous pourriez me mettre
en garde contre certains maquillages usités dans le
petit monde des truqueurs de miniatures ?
— Oh ! bien volontiers. On reprend les traits, on
fait sourire une bouche grimaçante, on agrandit les
yeux, on redonne de l'éclat aux chairs pâlies en col-
lant, à l'envers de l'ivoire, un paillon vermillon.
— La fontaine de Jouvence !
— Justement. Mais il y a mieux. Vous souvenez-
vous de ces photographies truquées qui représen-
taient le général Boulanger sur les genoux d'une
grande dame très connue? On avait fait poser deux
DESSINS, ENLUiMINURES, MINIATURES 221
comparses et on avait enlevé leurs tèles pour y subs-
tituer celles des personnages visés. Eh bien ! nos tri-
palouilleurs de miniatures ne font pas autre chose.
Sur un corps de vieille femme très bien costumée, ils
mettent une tête de jeune femme. C'est ainsi dans la
fable où l'enchanteresse Médée rajeunissait le vieil
Eson. Avec quelques maculatures, par-ci par-là,
quelques feintes retouches bien apparentes, les plus
malins se laissent prendre à cette opération ma-
gique. N'y a-t-il pas dans la miniature une partie
rigoureusement authentique ?
— IMais le remède à tant de mystifications ?
— Je n'en connais qu'un seul. Ne vous attachez
qu'aux pièces hors ligne dont vous connaîtrez la pro-
venance. Les originaux ont un accent spécial, un je
ne sais quoi qui parle au premier coup d'œil. Regar-
dez d'abord les mains, puis les yeux. C'est là que les
copistes faiblissent. Si tout est bien d'aplomb, allez
de l'avant. En cas d'erreur, soyez-en sûr, il n'y aura
que demi-mal. Il vous restera toujours une œuvre de
valeur.
Là-dessus, je pris congé, renseigné, mais non ras-
suré.
ÉQUIPEMENTS MILITAIRES
Collectionneurs de gloires mililaires. — Souvenirs sans
prix. — Shakos suisses et shakos français. — Défroque de
cirque. — C'est du vieux ihcdlre ! — Trombones devenus
tronipcllcs. — Plaques lourdes et plaques légères. — Sur-
moulages et matrices anciennes. — Médailles de vélérance.
— Le flair de rartillcur— Boutons de Waterloo. — Traineur
de sabretaches.
Saluez les novateurs, a dit Balzac. Dans l'art du
collectionneur, le plus grand mérite c'est de devan-
cer la mode.
A ce compte-là, place d'honneur à la petite pha-
lange qui rechercha la première, vers la fin du der-
nier siècle, les équipements de nos glorieuses armées
de la République et de l'Empire !
L'idée séduisit et se propagea vite. Ce fut comme
une traînée de poudre. Mais, bientôt, les fureteurs du
début eurent des imitateurs. Derrière eux, les mou-
tons de Panurge de la curiosité sautèrent le pas. A la
foire de la barrière du Trône, sur le carreau du
Temple, dans les boutiques des fripiers, éclata une
hausse effrénée des costumes militaires. Pauvres
mites, on leur retira, peu à peu, leurs champs de
pâture ! Et maintenant, ces débris héroïques, usés,
déchirés, troués, maculés, poussiéreux, trouvent pre-
neurs sur le nouveau marché à des prix qui rivalisent
ÉQUIPEMENTS MILITAIRES 223
avec ceux des pimpants babils de marquis et des
robes à queues ou à paniers des petites maîtresses
de la Régence.
Voyez les résultats. Dans une vente qui se faisait,
il y a trois ans à peine, à l'hôtel Drouot, un simple
bonnet de police de la Révolution est monté à 250 fr. ,
un shako d'officier de la Jeune Garde a été adjugé
1 200 f r , une tenue d'infanterie de la ligne du pre-
mier Empire 580 fr. et un uniforme fripé et incom-
plet de Cent-Suisses 1 620 francs.
On a payé 2 050 fr. un casque et une cuirasse d'of-
ficier de Cent-Gardes du second Empire et 1 -.00 fr.
le même équipement pour simple soldat. Un casque
de garde du corps de Monsieur, époque de la Res-
tauration, a fait 1 900 fr. et un casque d'officier des
gardes de Jérôme Napoléon, 1 550 francs.
Et tous ces souvenirs d'héroïsme étaient anonymes!
Personne ne pouvait dire à quels obscurs acteurs de
l'épopée impériale ils avaient appartenu. Pourvues
de l'étiquelle d'un nom célèbre, à quel prix fabuleux
seraient montées ces reliques patriotiques ?
Certes, il faudrait une fortune pour payer la table
et les deux chaises du lieutenant d'artillerie Bona-
parte qui sont sous vitrine au Musée de l'Armée. Que
vaudraient le sabre turc du général Bonaparte porte
à Aboukir, la gloire du musée de Chàteauroux,
l'habit bleu du premier Consul h Marengo, l'épée
d'Eylau, donnée par l'Empereur au chirurgien Larrev,
l'honneur du Val de Grûce ? Combien estimez-vous
les reliques du « Petit Caporal », son habit vert de
colonel des chasseurs de la garde, au musée de Sens,
ses pistolets, sa vieille capote grise, sa selle de pa-
rade que revendique l'impératrice Eugénie, ses petits
chapeaux, tous quatre authentiques, au Musée de
224 TRUCS ET TRUQUEURS
Tarmée, au musée de Boulogne, dans l'atelier du
peintre Morot, et chez le prince Victor Napoléon, à
Bruxelles ?
Essayez donc de mettre à prix l'aigle du retour de
l'île d'Elbe, ch«z M. Prosi, à Dijon, le drapeau du 2"
grenadiers de la Garde, chez le duc de Reggio, celui
du 1" grenadiers, embrassé par l'empereur lors des
adieux de Fontainebleau, chez M. Haton de la Gou-
pillière, la selle du prince impérial chez l'abbé Mis-
sat, les deux décorations créées par son ancêtre chez
le prince Murât et l'étendard vert et or des chasseurs
de la garde, conservé chez le prince de la Moskowa
avec le manteau, les armes et le bâton de maréchal
du brave Ney !
Sans chercher à mcttrela main sur de telles raretés,
jalousement conservées par droit d'héritage dans
d'anciennes familles, les fervents d'objets militaires
se font de très curieuses collections avec tout ce qui
louche à l'équipement de nos armées modernes, de-
puis Louis XIV jusqu'à la troisième République. Ils
vont même jusqu'à y comprendre les brevets, pro-
clamations et programmes de musique I
Coqs gaulois, grenades, flammes, aigles impériales,
plaques de ceinture et de shako, jugulaires imbri-
quées, hausse-cols, boutons, bidons de cantinières,
cuirasses de carabiniers, munies de leurs bretelles,
aiguillettes de Cent-gardes et de cuirassiers, tambours
de la République, dragonnes d'officiers, chapeaux
chinois, cornets et clairons de zouaves, trompettes
des hussards de la mort, glaive de l'Ecole de Mars,
cannes de tambour-major, sabretaches, puis toute la
ÉQUIPEMENTS MILITAIR|:S 225
série des coiffures militaires: shakos, colbacks, képis,
bonnets de police et bonnets phrygiens, chapeaux à
. deux cornes des volontaires de Valmy, tricornes des
gardes françaises, cônes tronqués de Tarlillerie d'iéna,
casques de dragons, avec leur peau de tigre, shapskas
de lanciers, bonnets à poil de sapeurs et toutes les
insignes glorieuses : drapeaux, oriflammes, guidons,
décorations ; médailles de commissaires des guerres
sous Napoléon, ordre militaire de la fidélité sous Louis
XVIII ; tout cela brille, reluit ou resplendit de reflets
lumineux dans les panoplies disposées avec art en so-
leils, en étoiles ou en croix de Saint-Louis ou de la
Légion d'honneur.
Qui nous dira ce que renferment les vitrines du
prince Murât, du duc d'Albufera, du duc d'Elchingen,
du duc de Conegliano, du chevalier de Stuers, du
comte de Girardin, du comte Marquiset, du baron
Reille, du baron Petiet, du baron Corvisard, du ca-
pitaine Bottet et de MM. Maurice Levert, Hirkel,
Bernard Franck, Carnot, Rewbell, Vidal de Léry,
Raoul de Rochebrune, Paul Marmottan, Félix
Doislau.
Quel amoncellement de souvenirs dans les ateliers
de nos peintres militaires : Détaille, Aimé Morot,
Louis Vallet, Géo Lefebvre, Bourgoin, Maurice
Orange, Chalminski qui ne recherche que le polonais
du premier empire !
Enfin, jadis, quelles précieuses épaves chez les pré-
curseurs disparus, les peintres Loustauneau et Gi-
gnoux qui a tout légué au Musée de l'armée. Mais la
plus précieuse, peut-être, de ces collecijons est celle
de M. Perdriel, un ancien pharmacien du faubourg
Montmartre. Formée dès le début, il y a plus de cin-
quante ans, avec le fonds Maillot pour point de départ,
10.
226 TRUCS ET TRUQUEURS
elle ne contient aucune pièce contestable ni contes-
tée. Il n'y entre plus rien, il n'en sort plus pieri, de
peur de provoquer des reproductionspar estampages.
Ce sont des modèles, excellents points de comparai-
son. Si jamais vous doutez d'un objet, M. Perdriel
fait autorité. Allez le consulter.
Malgré la nouveauté de ce genre de collection, les
contrefaçons d'équipements militaires sont déjà nom-
breuses. Quelques-unes restent grossières. D'autres,
très adroites, présentent un véritable danger pour
les débutants. Nous allons essayer de les passer en
revue, autant que notre enquête nous aura permis de
les découvrir. Il est incroyable comme on est muet
dans ce petit coin de la curiosité ! « Silence dans les
rangs », semble être la consigne de ce milieu quasi
militaire. Mais nous avons plus d'une ruse pour dé-
lier les langues, et l'on va voir que noire première
récolte ne manque pas d'intérêt.
A tout seigneur tout honneur ! Sabres, casques et
cuirasses de carabiniers, d'une insigne rareté, ont
trouvé un armurier clandestin qui les fabrique avec
une fidélité d'imitation presque parfaite.
Les casques de dragons du premier Empire sont
maintenant remplacés pardesbombes recoupées dans
des casques de pompiers.
Quant aux shakos, c'est la fraude en grand. On est
ÉQUIPEMENTS MILITAIRES £27
obligé d'établir dans les délits des catégories de res-
ponsabilité.
Pour les débutants, les» chands d'habits «refont de
toutes pièces les glorieux shakos du premier Empire
qui remplacèrent, en 1806, les coifTures des soldats de
la République. Ils ne se mettent pas en frais : fûts de
petit drap doublé carton, visière en basane vernie
ou en moleskine, galon arraché à quelque vieille pièce
d'ameublement et dont les plis sont à peine dissi-
mulés, jugulaires à l'avenant, avec des crochets
d'ameublement. La malfaçon saute aux yeux. Seuls,
des novices peuvent s'y laisser prendre. Mais leur
nnmerus eslinfinitus, a dit le grand Salomon.
A un échelon plus haut, les truqueurs se contentent
de maquiller des shakos de garde nationale du temps
de Louis-Philippe. C'est un peu meilleur comme ma-
tière, seulement la forme n'y est pas du tout. Au lieu
d'un tronc de cône renversé, la coiffure de Joseph
Prudhomme, quand il montait la garde auxTuileries,
revêt la forme d'un tube à peu près droit et très haut.'
Ils ont un fier toupet, ceux qui le font passer pour le
shako de Wagram ou d'Eylau !
Mais qu'il devient difficile de dépister la fraude
quand le mystificateur a transformé d'anciens shakos
suisses, de forme et de fabrication identiques aux
shakos français d'infanterie ! Ils ne diffèrent que par
un léger détail. Le shako français a le bord inférieur
droit : le shako suisse s'infléchit légèrement par der-
rière, de façon à mieux emboîter l'occiput. Un coup
de ciseaux rétablit la rectitude de la coupe, le paral-
lélisme des bords, et voilà un bon shako français ! Il
ne reste plus qu'à l'habiller avec des plaques sur-
moulées ou reproduites parla galvanoplastie et à pas-
ser un peu de papier de verre sur le drap pour l'user.
228 TRUCS ET TRUQUEURS
Conséquence curieuse de ce Iruquage, qui nous est
signalé par M. Armand Lévy, un spécialiste de la
matière, à qui nous devons plus d'un renseip^nement :
les shakos suisses sont si faciles à modifier qu'à leur
tour, on les recherche. Leur valeur croît sans cesse.
Ils ont suivi l'exemple des estampes de Boilly en noir,
dont les fraudeurs ont fait hausser le prix en les ac-
caparant pour les colorier.
Plus difficiles à imiter, les uniformes complets sont
tfUssi moins recherchés par les petits collectionneurs.
Ils reculent devant une installation spéciale et
craignent d'introduire chez eux « des nids à ver-
mine ». Cependant la clientèle reste suffisante pour
mettre en action l'ingéniosité des tailleurs militaires
en faux.
On a pillé, pour les amateurs de mannequins ha-
billés, tous les placards des costumiers de théâtre et
des fripiers de mardi-gras. On a vendu, comme au-
thentiques, les glorieuses défroques du Cirque Olym-
pique et de Franconi. Les dupes imprudentes se sont
entendu dire, pour toute consolation, par les con-
naisseurs :
— Vous aussi, vous avez achelé du vieux théâtre!
D'autres habilleurs, plus ingénieux, ont confec-
tionné des tenues de voltigeur du premier Empire,
avec des habits de garde nationale Louis-Philippe.
Il leur a suffi de recouvrir les basques et les pare-
ments.
On n'est pas plus ingénieux !
ÉQUIPEMENTS MILITAIRES 229
Ah ! il n'est pas facile de se défendre contre les
Irucmakers ! Ils écoulent par douzaine des sabres de
luxe, mal en main, au pommeau d'aspect huileux ou
de dorure trop éclatante, au fourreau de cuir dé-
pourvu de baguette métallique I
Vérifiez les dessous des harnachements, les taches
de la sueur du cheval, l'usure des bélières. Voyez si
les lames gravées n'ont pas leur bleu grisâtre ou trop
noir.
Les instruments de musique militaires eux-mêmes
n'ont pas été respectés. On fait des trompettes en
coupant des trombones, et on leur confectionne des
flammes en appliquant sur de vieilles soieries des ar-
moiries enlevées à des fonds de bourse. On trouve
moyen de fabriquer des tambours avec des boisseaux
en bois de châtaignier. On les couvre avec une vieille
peau et on les décore des plus pompeuses attribu-
tions. Un peintre un peu habile fait des tambours
d'Arcole à la douzaine.
t
L'opération arithmétique de la multiplication se
pratique sur les plaques d'ornements des shakos et
des bonnets à poil, et les aigles de sabretaches du
premier Empire, de la Restauration et dusecond Em-
pire. Pour en augmenter le nombre, certains indus-
230 TRUCS ET TRUQUEURS
triels peu scrupuleux ne craignent pas d'employer la
fonte, surtout pour les plaques de ceinturon. On fait
acheter au vulgum pecus des pièces d'une seule ve-
nue. Au contraire dans les anciennes, Tornement du
milieu et môme quelquefois la bordure, étaient rap-
portés. La galvanoplastie réussit mieux le Irompe-
l'œil. Jaunies puis dorées ou argentées, soigneuse-
ment limées et maquillées au revers, les contrefaçons
obtenues par ce procédé peuvent faire des victimes.
Mais un trait de lime suffit à les dénoncer. Elles sont
toujours en cuivre rouge!
La fraude devient très difficile à déjouer lorsque
les pièces sortent des matrices anciennes. On en a
retrouvé quelques-unes. Les marchands qui les ont
acquises en tirent des épreuves, bien faites pour sé-
duire l'œil le plus exercé. Vous connaissez les plaques
de shakos d'infanterie du premier Empire : un aigle
posé sur un soubassement semi-circulaire dans le-
quel est découpé le numéro du régiment. Le marché
en était infesté, et comme rien ne distinguait les
pièces nouvelles des anciennes, les amateurs les ache-
taient comme des brioches, lorsqu'un connaisseur eut
l'idée d'y regarder de plus près. Il s'aperçut qu'autour
dunuméro, le fond était sable, comme sur les plaques
de shako d'officier, tandis qu'il est uni sur les coiffures
de simple soldat. Les mystificateurs avaient frappé
leurs épreuves sur une matrice de plaque d'officier !
Quand vous achèterez un objet de cet acabit, sou-
pesez-le. Même tirés sur des coins authentiques,
les exemplaires modernes sont sensiblement plus
lourds que les anciens, car ils sont estampés dans
d >s feuilles de métal plus épais.
Cependant, il y a des exceptions.
L'insigne du bonnet à poil des grenadiers, grande
EQUIPEMENTS MILITAIRES 231
plaque rayonnante ornée d'un aigle accompagné de
grenades, a été estampé sur un cuivre rouge, mince,
comme l'ancien. Vous auriez de la peine à démêler
l'ivraie du bon grain sans quelques petits défauts que
je vais vous signaler.
L'une des pattes de l'aigle est barrée d'un trait très
visible et reproduit, naturellement, sur tous les exem-
plaires sortis de cette matrice. De plus, sous la bor-
dure repliée, on ne retrouve pas le fd de fer qui, dans
les épreuves anciennes, donnait de la rigidité à la
pièce ou si, parfois, on l'y rencontre, il lui manque
la petite boucle qui servait à fixer la plaque à la coif-
fure. Enfin, pour faciliter le pliage de la bordure, on
a enlevé aux ciseaux, de place en place, de petits
angles de métal. Vous ne verrez jamais ce défaut dans
les pièces anciennes.
De plus fort en plus fort.
On vend des plaques de shako entièrement de fan-
taisie, faites d'un aigle avec soubassement portant le
n» 8. Vous y chercheriez vainement les tètes de lion
de la ligne ou les grenades des grenadiers. Le faus-
saire les a remplacées par un petit ornement de sa
façon, formé tout simplement de quatre perles. Con-
sultez le numéro de septembre 1902 de la Giberne.
Vous y verrez le dessin de cette mystification.
D'autres compères offrent des agrafes de tambour
du premier Empire en cuivre massif, d'une authenti-
cité indiscutable. Seulement, elles proviennent de
l'armée allemande où les tapins de Guillaume II. les
portent encore. C'est l'aigle prussien avec la cou-
ronne impériale et non les attributs napoléoniens.
232 TRUCS ET TRUQUEURS
Pour les amateurs de décorations militaires, ces
ingénieux commerçants multiplient les médailles de
vétérance, rarissime insigne appelé aussi «Ordre des
deux épées ». Il consiste en un médaillon ovale évidé,
encerclant deux épées croisées, le tout en cuivre. Ils
fabriquent aussi des ordres de la Réunion, dont la
croix, de trois modules différents, était toujours en
or. Mais, en gens économes, ils se contentent d'argent
doré.
Ils ne respectent même pas la petite décoration en
losange des vainqueurs de la Bastille. Comme on peut
se la procurer à la Monnaie pour quelques francs, ils
puisent sans vergogne à cette source officielle, pa-
tinent la médaille et font disparaître d'untrait de lime
la mention « argent » que portent, sur la tranche,
depuis Louis-Philippe, toutes les pièces frappées à
notre atelier national.
Il avait bien le flair de l'artilleur cet habile anti-
quaire Legros, lorsqu'un quidam lui apporta un
train d'artillerie avec canon, caisson et fourgon en
argent, jouet fabriqué spécialement, disait-il, pour
l'olTrir au prince impérial par Xapoléon III un jour
de premier de l'an. Les armoiries de la dynastie impé-
riale étaient bien gravées sur toutes les pièces de la
batterie, seulement Legros connaissait son histoire du
costume militaire et, du premier coup d'œil, vit que
les uniformes des canonniers étaient autrichiens.
A quand l'achat, par un innocent Eliacin, de la
trousse du chirurgrien accoucheur des armées ?
ÉQUIPEMENTS MILITAIRES 233
Maintenant, quelques lignes sur les boulons des
habits militaires entrés depuis peu dans le domaine
de la curiosité. Si vous voulez en former une série
spéciale, comme Clapisson, l'auteur de la Fanclion-
nette, possesseur de 7 500 boutons variés, ou comme le
baron Perignon, collecteur d'un bien plus grand nom-
bre encore et aussi de tous genres, apprenez à con-
naître ceux que portaient les soldats. Sous Louis XVI,
la calotte recouverte d'une enveloppe métallique pré-
sentait, en dessous et au milieu, un trou avec une
bourrure recouverte de toile : c'était la pelote sur
laquelle on cousait pour fixer le bouton à l'habit. Les
boutonniers ne fabriquent plus ainsi aujourd'hui.
Autre avis aux lecteurs. Notez que le bouton de
Waterloo porte, le plus souvent, une double queue
de façon à passer plusieurs fois le fd dans les crochets
et à l'attacher plus solidement. Les vieux grognards,
guerroyant sans cesse, n'avaient guère le loisir de
sortir du havre-sac leur étui pour s'adonner longtemps
aux travaux pacifiques de laiguille.
J'ai gardé pour la bonne bouche les belles et impor-
tantes sabretaches du premier Empire, dont certains
modèles se vendent aujourd'hui plusieurs centaines
de francs.
Un grand collectionneur parisien, amateur pas-
sionné et excellent client d'un spécialiste bruxellois,
lui indiqua, à un de ses voyages, comme un de ses
desiderata, une sabretache fort rare.
— Vous tombez bien, dit le marchand, j'en connais
une de ce type. Mais le possesseur y tient beaucoup.
Un bon prix seul le déterminerait à s'en dessaisir.
234 TRUCS ET TRUQUEURS
— Vous avez carte blanche, dit le client. II me
faut Tobjcl.
Les négociations demandent quelques mois. Au
bout de ce temps, la pièce passe la frontière et rentre
chez notre amateur, enchanté de sa trouvaille. Mais
d'autres variétés manquaient encore à sa série. Un
concours heureux de circonstances et aussi les
recherches assidues etbien rémunérées dumarchand,
font que, peu à peu, les lacunes se comblent. Bien-
lôl.débortle dans l'armoire vitrée; un ensemble unique
et admirable de sabretaches.
Un jour, notre connaisseur veut en faire les hon-
neurs à un rival en équipements. Il les sort, il les
étale sur une table, il les retourne même pour qu'on
les admire sur toutes les faces. El, tout à coup, un
soupçon affreux lui étreint la poitrine. Vues à l'en-
vers, toutes ses gibernes se ressemblent : même aspect
de cuir, même degré d'usure, mêmes détériorations
aux mêmes places.
Anxieux, le collectionneur s'empresse de mettre
fin à la visite, fait disparaître les pièces à conviction
dans une commode, et des qu'il est seul, se livre à un
examen minutieux et comparatif de ses acquisitions.
La conclusion est lamentable. Ces sabretaches, si
opportunément retrouvées sur sa demande, ont été
fabriquées de toutes pièces avec une telle perfection
et une telle minutie que, sur un seul exemplaire, la
fraude restait impossible à découvrir. Il fallait un
groupement de plusieurs pièces pour éveiller la mé-
fiance.
Dans la crainte d'un scandale, l'antiquaire reprit
sa marchandise :
— Vous êtes trop fort! dit-il à son client clair-
voyant. Tout le monde heureusement n'a pas votre
ÉQUIPEMENTS ^MILITAIRES 235
flair! Sans cela le métier deviendrait impossible.
II poussa le cynisme jusqu'à dévoiler le procédé qui
lui servait à culotter des gibecières, avec la patience
de Latude. Un manœuvre marchait à pas précipités,
les courroies de la sacoche accrochées à la ceinture,
tandis que celle-ci pendait jusqu'à terre, usée et
déformée peu à peu par les chocs et les soubresauts.
Encore une spécialité de plus. Nous avions déjà
le? traîneurs de sabre, nous aurons, maintenant, en
plus, le traîneur de sabrctache.
EX-LIBRIS
Signatures et étiquettes. — Le rôle du chiironnier. — Les
Sociétés d'Ex libris. — Un truqueur par trois collection-
neurs. — En chasse sur les quais. — En sauvageolanl. —
Découpages de recueils d'armoiries. — Manières d'utiliser
les restes. — Retirage des vieux cuivres. — Reproductions
en héliogravure.— VEx-libris ana. — Marques imaginaires.
— Coïncidence dangereuse. — Les maraschinettes
La mode des ex-libris ne date pas d'hier.
Aux premiers temps de l'imprimerie, les posses-
seurs d'un livre se contentaient d'apposer leurxachet
ou leur signature sur le titre. Ce procédé étaitsimple
et prudent pour constater un droit de propriété. Quand
le signataire s'appelle Rabelais, Montaigne ou La
Bruyère, il donne aujourd'hui de la valeur à l'exem-
plaire. Quand il s'appelle Dubois ou Martin il désho-
nore le frontispice.
Dès lexvi^ siècle, pour perfectionner ce vieil usage,
les bibliophiles eurent l'idée de remplacer le nom
tracé à l'encre par une étiquette imprimée ou gravée,
collée sur la garde de la reliure.
La voie était ouverte. De très grands artistes s'y
engagèrent, Gravelot, Eisen, Cochin, Choffard, bien
d'autres, mirent leur burin au service de cette jolie
manie de collectionneur. Chaque amateur eut, bien-
tôt, unevignette blasonnée, s'il était noble, une allé-
EX-LIBRIS 237
gorie à devise choisie, s'il n'avait pas le droit de por-
ter des armes.
La vogue de ces minuscules estampes alla si loin
qu'un financier, peu lettre, remit unjour son ex-libris
à son chapelier et lui recommanda de le coller au
fond de son chapeau.
De ce gracieux usage, il en arriva, cependant,
comme de beaucoup d'autres caprices de la mode.
La Révolution, en abolissant les emblèmes de la
« tyrannie », porta nn coup funeste aux ex-libris. On
cessa de faire les frais dune planche de cuivre. La
lithographie, et plus économiquement encore la ty-
pographie, composèrent de piètres étiquettes poui
les°colleclionneurs du xix" siècle. Nul ne songea à
reo-retter la disparition de cet art charmant qui avait
semé des chefs-d'œuvre sur les gardes de milliers do
reliures.
Surprenante indifférence! Les amateurs d'estam-
pes, à l'affût de la moindre planche capable d'en-
richir leurs cartons, n'eurent pas le soin de recher-
cher ces débris du passé. « Autant en emporte le
vent ! » dirent-ils et ils laissèrent les vignettes s'en
aller dans la hotte du chiffonnier avec les livres, sou-
vent sans valeur, qu'ils décoraienL
Le réveil sonna dans le dernier quart du xixe siècle.
Quelques curieux, clairsemés mirent en album les
plus jolis ex-libris qu'ils purent rencontrer. Leur
exemple en entraîna d'autres. Ces enragés chasseurs
devinrent assez nombreux, en 1893, pour fonder la
Société française des collectionneurs cCEx-lihris. Elle
compta bientôt pour premiers adhérents MM. Engel-^
238 TRUCS ET TRUQUl-.URS
mann, Advielle, de Crauzat, Grucl, WiggisholT,
Henri Houssaye, Masson, Picof, du Roure, elle doc-
leur Bouland, son dévoué président.
La société eut un journal, les Archives de la Sociclé
des colleclionneurs dCex^lihris, qui put rivaliser avec
ï Ex-libris journal, organe de l'Ex-libris Society de
Londres, avec la Revista Iberica de Exlihris, avec
ÏEx-libris Zcitschrift, organe delà Société allemande
d'ex-libris de Berlin.
Ces associations sont loin d'être inutiles
Elles servent d'offices de renseignements mutuels.
Elles permettent à leurs adhérents d'échanger leurs
doubles, de satisfaire leurs desiderata, de déterminer
leurs pièces anonymes, et, surtout, elles les mettent
en garde contre les entreprises des vendeurs de mou-
tons à cinq pattes.
Car même dans ce petit monde si fermé, la lèpre
de la contrefaçon s'est glissée : « Enfermez un col-
lectionneur dans une île déserte, me disait un jour
un sceptique, vous pouvez être certain qu'un malan-
drin trouvera moyen de le rejoindre pour lui propo-
ser sa fausse marchandise. »
Maintenant les ex-libris ont leurs ventes spéciales
avec de beaux catalogues illustrés. La collection Lor-
mier,qui comptait 1033 types, a produit? 904fr. avec
des Sébastien Leclerc, des Le Mire, des Cochin et des
Gaucher ! La vignette de Bigot par Toustain a valu
52 fr., celle de de Beringhen par Sébastien Leclerc,
70 fr. et celle de M""® d'Alleray par Louise de Daul-
ceur, 99 fr.
EX-LIBRIS 239
A quand le trust des ex-libris?ll n'exigerait pas un
gros capital.
Un jour, ridée me vint de faire sur les quais la
chasse aux ex-libris. C'était au début de ce nouvel et
fol engouement, mais déjà les exemplaires anciens
devenaient rares.
Il faisait froid. Je battais la semelle devant chaque
étalage, en sauvageotant, comme dit Beraldi.
Rien dans la première boîte !
Dans la seconde, peu de chose. Des lithographies
et des marques contemporaines. Mais, dans la case
voisine, je découvre toute une série de vignettes ar-
moriées portant les plus grands noms de France :
Marquis de Montaran, Président de Mesme, Chan-
celier Maupeou et tiilli quanti. J'examine de près. Les
pièces venaient d'être décollées. Le papier s'était
gondolé sous l'effet de la colle et de l'eau, la garde
du volume avait même laissé sa trace et marbré
l'envers des vignettes de toutes les couleurs de l'arc-
en-ciel.
J'achète le lot.
Un peu plus loin, nouvelle trouvaille, nouvelle ac-
quisition. Un troisième bouquiniste, à qui je demande,
comme à ses confrères : « Avez-vous des ex-libris ? »
m'en cède une dizaine. Un quatrième en avait vingt.
J'étais ravi ! Les prix étaient doux, et il n'y avait pas
un double !
Celte particularité, cependant, me donne à réflé-
chir. La mariée était trop belle. D'ordinaire, les vi-
gnettes arrivent par fournées identiques sur les quais,
au hasard des ventes de la salle des Bon.«-Enfants.
240 TRUCS ET TRUQUEURS
Pendant huit jours, on ne trouve que les livres à la
marque de M. X..., architecte, ou du général comte
de Z..., château de Y.
J'arrêtai ma récolte et, un peu perplexe, je rentrai
chez moi pour mettre en ordre mes trésors.
Hélas! quand j'eus vidé mon portefeuille, je n'eus
pas de peineàm'apercevoir que toutes mes vignettes
étaient de même forme et de même dimension ou à
peu près. Elles différaient de sujets, mais c'était évi-
demment la même main qui les avait dessinées et
gravées.
Découpées dans un vieux recueil d'armoiries in-
complet, elles avaient été réparties entre une dizaine
de bouquinistes, pour ne pas donner l'éveil !
Mais voici où la mystification était supérieurement
conduite.
A l'intérieur de vieilles reliures du temps, on avait
collé les découpures et on les avait décollées en les
mouillant, de façon à leur laisser des traces de gardes
en papiers peigne, escargots, ou soleil du xvm« siècle.
J'avais acheté cinquante vignettes, en moyenne
cinquante centimes pièce, ce qui me faisait vingt
francs. Le recueil de blasons d'où elles étaient tirées
m'aurait bien coûté, complet et en bon état, une
di'.aine de francs.
Ce jour-là, je me suis promis de faire profiter mes
confrères en collecliomanie de mon école et de dé-
voiler quelques-uns des trucs imaginés par les faux
vendeurs du temple.
Sachez donc qu'on a découpé à peu près tous les
recueils qui contiennent des blasons imprimés d'un
EX-LIBRIS 241
seul côté de la page : La Science des armoiries, de
Palliot ; La Mélliode facile pour apprendre le blason
(1749) ; le Nouveau Traité de science pratique du bla-
son,par le sieur Trudon 1G89), et même les ArcJiivcs
généalogiques de Laine (1829).
Dans le même but on a utilisé les marques de li-
braires et les vignettes imprimées sur les titres de
certains ouvrages, comme la pyramide sur un disque
de Jean I de Tournes, avec la devise : Nescit labi
virlus.
On a vendu, en guise de marques de propriété,
d'élégants culs-de-lampe enlevés aux ouvrages illus-
trés du xvni^ siècle, comme la jolie vignette de Ber-
nard Picart, qui représente les armes de Suède avec
la couronne royale, et celle de Duflos, qui figure un
laboureur accompagné de son semeur.
On a même été jusqu'à faire passer pour marque
de bibliothèque, un médaillon à emblème révolution-
naire qui servait aux proclamations du club des Mon-
tagnards de Genève.
Toutes ces supercheries dangereuses risquent de
tromper des collectionneurs, même exercés, quand
elles sont présentées isolément ou au milieu de
vignettes authentiques. La pièce est ancienne, elle
est analogue à beaucoup d'ex-libris. Seulement, elle
n'a jamais servi de marque. Pour s'en apercevoir, il
faut avoir présent à la mémoire des centaines de
livres illustrés. Ce n'est pas toujours aisé.
Une autre fraude, également difficile à déjouer,
consiste à faire de nouveaux tirages avec les vieilles
11
242 TRUCS ET TRUOUEURS
planches qui sont venues jusqu'à nous. On en trouve
encore bien plus qu'on ne pense.
Un auvergnat de Paris, savetier et marchand de
charbon, en avait tapissé toute son échoppe. Dire à
quel rallye-paper de retirages tous ces cuivres auront
servi, c'est impossible !
On retire, sur les vieux cuivres, les marques de
Ferdinand d'Andelot, seigneur d'Ollans, gouverneur
de Gray, mort en 1G38 ; de J. Thevenin, In suprema
ciiria Pavisiensi senatoris; du conseiller de Cabres
(1701-1 788;, avec la devise Alvit que capra toncnli,
de Pierre Vachier, président à la cour des aides de
Clermont-Ferrand, 1625, et de bien d'autres biblio-
philes.
Souvent on ne peut reconnaître ces nouveaux
tirages, toujours faits sur du papier ancien, que par
comparaison avec des exemplaires rigoureusement
authentiques. Forcément, le papier diffère de force
ou de teinte, les vergeures ne sont pas les mêmes,
non plus que l'écartement des pontuseaux.
Mais ce rapprochement, les trois quarts du temps,
n'a lieu qu'une fois l'achat conclu, et il n'est pas tou-
jours facile de faire reprendre une marchandise fre-
latée.
Par bonheur pour les ex-librisants, les imprimeurs
de marques anciennes ne songent pas toujours à tout,
témoin ce fin matois qui avait retiré, sur papier en
simili-japon, l'ex-libris du célèbre libraire parisien
Prosper Marchand et cet autre qui, ayant acheté la
plaque armoriée dim cardinal, oi^i un petit cartouche
était resté en blanc, y avait fait graver Ex biblio-
theca, en caractères modem style.
EX-LIBRIS 24 3
Ce n'est pas tout. A l'usage des novices, de funam-
bulesques contrefacteurs ont failreproduirelcspièces
les plus rares en héliogravure et même en zinco-
graphie. Tirées sur du papier ancien ou teinté à la
décoction de thé, traînées dans la poussière, bar-
bouillées décolle et de débris de feuillets de garde, ces
grossières supercheries font encore des dupes.
Certains amateurs prennent même à leur complc
ces procédés répréhensibles. Des érudits, dit-on,
ayant eu besoin de reproductions pour leurs publi-
cations, se seraient servis ensuite des clichés pour
fabriquer des pièces destinées à la vente ou à Té-
change.
A qui se fier, grands dieux l
A côté des falsificateurs, il y a place, comme dans
toutes les branches de la curiosité, pour les reconsti-
tutions honnêtes. De très habiles graveurs, comme
Loys Delleil, l'expert bien connu, qui les a signées
de ses initiales, ont refait à feau forte de très beaux
et très rares ex-libris. M. Gosselin fils est un maître
dans ce genre de. pastiche, tant il s'est bien approprié
les procédés des petits maîtres du xviii^ siècle.
Cela nous amène naturellement à parler d'un
ouvrage bien connu, VEx-libris ana, curieux mélange
d'cx-libris imaginaires et supposés et de repro-
ductions en héliogravure ou à l'eau forte des plus
belles vignettes anciennes, telles que l'ex-libris de
Souchay, gravé par Choffart d'après Monnet, ou de
M"i« Mérardde Saint-Just, par Croissy.
Qui pourrait garantir que ces fac-similés, fort bien
2i4 TRUCS ET TRUQUEURS
exécutés et lires sur de vieux papiers, n'ont pas été
rais en vente à part et n'ont pas fait des victimes ?
Quant aux marques imaginaires, j'estime qu'elles
n'ont trompé personne. Mais elles n'en sont pas
moins curieuses. On y voit les ex-libris de Ponson du
Terrail, gravé par Rocambolc ; de Napoléon I^"" : un
aigle tenant des foudres ; de Ricord : l'Amour guéri,
sautant avec sa béquille ; d'Alphonse Karr : un essaim
de guêpes ;deLillré: un singe sur de gros volumes.
Et combien dautres : ceux de Marat, une tète de
mort couronnée ; Charcot, un squelette hypnotisant
une jeune fdle ; de Baudelaire, une allusion aux Fleurs
du mal ; de Brillât-Savarin : un amour tenant une
cuillerà pot, assis devant une marmite avec la devise :
<' !\Iieux vaut plat trouvé que bataille gagnée » ; de
Victor Hugo : un crapaud contemplant le nom du
poète se détachant sur le soleil levant.
Pour cette dernière pièce, j'avoue que je préfère,
gravé par Aglaiïs Bouvenne, le véritable ex-Iibrisoù
les tours de Notre-Dame se détachent sur un fond
sombre, avec le nom du poète dans un éclair traver-
sant la vignette. Il a d'ailleurs pour lui l'approbation
du grand homme, qui écrivit au graveur, en juillet
1870 : « Votre ex-libris marquera tous les livres
de ma bibliothèque d'Hauteville house. »
Un marchand de Bruxelles, bien connu dans le
monde des collectionneurs qui se méfient comme de
la peste de tout ce qui sort de son officine, avait fait
regraver, d"après une bonne épreuve, l'ex-libris de
Gambelta, le coq gaulois devant le soleil levant avec
celte devise : « Vouloir, c'est pouvoir. »
EX LIDRIS 245
Par une de ces bizarreries dont le hasard seul sait
diriger si bien les effets, il va porter son cuivre à Paris
chez un imprimeur en taille douce, pour lui en
demander le tirage. Mais, malchance comique, il
tombe justement chez le propriétaire de la planche
originale !
Il va sans dire qu'il court encore
Honteux comme un renard qu'une poule aurait pris !
Un bouquiniste du midi voyait, avec tristesse, s'ac-
cumuler chez lui un stock de vieux livres dont aucun
acheteur ne voulait, même à deux sous pièce.
Il allait les mettre au pilon lorsqu'enfurelant chez
le marchand de ferrailles, son voisin, il sortit, d'un lot
destine à la fonte, une planche de cuivre qu'il acheta
au poids.
Après avoir examiné la gravure à son aise, il recon-
nut qu'elle représentait un aigle déployant ses ailes.
Trois couronnes se superposaient dans une décora-
lion incohérente, avec, au centre, un écusson de fan-
taisie. Au bas, un cartouche oblong laissait un large
blanc pour mettre une inscription.
Une idée ingénieuse traversa l'esprit du libraire. 11
fit un copieux tirage de la planche et colla les épreu-
ves, une à une, avec soin, sur la garde de papier
marbré de ses bouquins invendus et invendables.
Grâce à cette image inconnue, qui intriguait fort les
bibliophiles, ils s'enlevèrent, aussitôt, comme des
petits pâtés.
Fondateur et président de la Sociale des collection-
neurs d^exlibris, le docteur Boulland, de qui je liens
246 TRUCS ET TRUQLEURS
celte amusante histoire, ne put résisler au désir de
mettre la nouvelle vignette dans son album. Mais,
infatigable chercheur, il aime à déchid'rer les
énigmes. Les difficultés n'arrêtent pas les élans de
sa nature persévérante. Au contraire, elles la surex-
citent. Aussi, il résolut d'arriver à révéler le nom
du bibliophile inconnu.
Depuis longtemps, il accumulait de longues et pa-
tientes investigations, lorsqu'un souvenir d'enfance
vint, avec précision, frapper son étonnante mémoire.
II acquit la conviction que, dans Tarmoire d'une vieille
tante, il avait déjà vu l'image, collée sur une fiasque
carrée et clissée, contenant du marasquin, la dive
liqueur faite des cerises de Zara en Dalmatie. Il se
rappela qu'on lui en versait, lorsqu'il était bien sage^
quelques gouttes dans un petit gobelet d'argent.
Maintes fois, tout en dégustant le précieux breuvage,
il avait remarqué l'étiquette. Il était certain qu'elle
portait, dans sa réserve blanche, l'adresse du fabri-
cant.
Coûte que coûte, l'érudilbibliomane voulut retrou-
ver une bouteille pareille. Elle avait existé, donc il
devait en exister encore. Il courut les buvettes des
quartiers extérieurs et les épiceries obscures d'avant
Potin. Hélas ! il ne rencontrait, dans ses courses, que
des fioles de ratafia, de vespétro, d'élixir de Garnis,
d'eau de vie de Dantzig ou de parfait amour. Avec nos
palais blasés, le kirsch, plus corsé, a, depuis long-
temps, détrôné le marasquin crémeux et doux. Enfin,
il réussit à mettre la main sur un antique flacon
couvert de poussière, oublié sur la tablette haute
d'un cabaret de barrière. La mémoire du docteur
n'était pas en défaut : il portail bien, dans le carré
blanc, la rarissime inscription :
EX-LIDRIS 247
Marasdùno supra fino
Del iinico xnvcnlore
Carzoniga in Zara.
Plus distillalcur qiie bibliopliîle, il signor Carze-
niga s'élail ingénié à composer une réclame origi-
nale. A l'instar de Jean-Marie Farina, pour sa véné-
rable eau de Cologne, il avail, dans le principe, afin
d'éviter le cas de la contrefaçon, signé à la main son
marasquin de Dalmatie, produit authentique de
Montpellier.
Mais ses hésitations ne durèrent pas. Il se dit qu'a-
près tout, les sardines de Nantes se préparent au
Groisic et que le sucre de pomme de Rouen n'est ni
du sucre de pomme, ni du sucre de Rouen.
Et comme son succès grandissait, il s'enhardit peu
à peu. Alors, pour s'épargner de la peine, il utilisa le
cartouche pour y placer sa légende imprimée. D'où
deux plaques: l'une anonyme, l'autre avec la réclame.
Etvoilà comment le cerisier de Zara a donné, comme
fruits, des ex-libris recherchés aujourd'hui par tous
les humoristes. Mais il faut les deux tirages, avec
nom et sans nom. Le docteur Jjoulland, qui raconte
celte aventure avec beaucoup d'esprit, les a bap-
tisées les mavasclnncllcs.
Il avait bien mérité d'être leur parrain
GLYPTIQUE
Inlailles et camées. — La parcelle vaut le bloc. — L'éme-
raude dePolycrale. — Dioscoridcs. — Sceaux des empereurs
romains. — Gravures erotiques et pierres vénérées. — Tru-
quages pratiqués parle clergé.- — Tailleurs de pierres fines
à la cour de France. — M'"" de Pompadour élève de Guay. —
Les répliques de l'antiquité sous la Renaissance. — Les si-
gnatures et leurs règles. — Camées marouflés. — Transfor-
mation des onyx — Un grand duc averti. — Pierres de oo/rre.
— Le mot de Gallien. — Diagnostic par l'œil et la mémoire.
Sous son aspect microscopiciue s'affirme un art
grandiose en cette glyptique qui consiste à graver
des pierres précieuses.
Les anciens nous ont légué des documents impé-
rissables dans la gravure en creux de leurs intailles
et dans la ciselure en relief de leurs camées. Grâce à
eux, nous connaissons des statues brisées, des monu-
ments disparus et des portraits ignorés. Ces témoins
des temps passés nous donnent la preuve que, deux
mille ans avant noire ère, il existait des artistes qui
valaient bien les nôtres.
Que les profanes ne dédaignent pas cet art exquis,
cette miniature de la sculpture ! Ou ils ne disent pas
qu'il n'est rien, parce que, souvent, d'admirables dé-
tails, invisibles à l'œil nu, doivent être examinés à la
loupe. Le chef-d'œuvre n'a pas de taille. Il est autant
dans un caillou incisé que dans un bloc de marbre
GLYPTIQUE 249
sculpté. Comme l'a dit Victor Hugo : l'étoile vaut le
soleil.
Les statuaires le savent si bien que plusieurs se
sont inspirés pour leurs bustes, leurs statues et leurs
groupes, des compositions minuscules creusées sou-
vent dans une lentille de cornaline.
Permettez-moi, tout d'abord, un peu d'histoire avant
d'aborder le vif de mon sujet. Aussi bien la technique
et l'érudition sont d'excellentes préparations aux
études sur les conlrelarons qui sont la base de ce livre.
Les Egyptiens couvraient leurs scarabées funéraires
de plantes irréelles et d'animaux fantastiques. De
plus, ils les préparaient d'avance, avec une place
réservée, pour inscrire le nom du mort.
Les Etrusques, leurs contemporains, mettaient sur
leurs pierres fines le nom du personnage représenté.
Les Grecs inscrivaient parfois celui de l'artiste et les
Romains, souvent, celui du possesseur.
Nous connaissons quelques-uns des artistes de l'an-
tiquité qui pratiquèrent la glyptique. Je n'en citerai
que les principaux.
Théodore de Samos, plus de 500 ans avant Jésus-
Christ, avait gravé une lyre sur l'émeraude de l'an-
neau que Polycrate, au comble de la félicité, jeta
vainement dans la mer pour conjurer les coups de
l'adversité.
Moïse, suivant la Bible, fit graver sur saphir les
Tables de la Loi.
Dioscorides reproduisit les traits d'Auguste sur une
aiguë marine, bleu oriental. Il sculpta le Quadrige
de l'Amour, de la galerie des Médicis, à Florence,
H.
250 TRUCS ET TRUQUEURS
une sardonyx à quatre couches, où chaque cheval
s'enlève sur une tranche de couleur dilTérente. Il
reste encore de lui une dizaine de pièces d'origine
certaine, qui portent sa signature en grec.
A Rome, les patriciennes réunissaient en collier les
pierres gravées ou s'en servaient comme fibules ou
agrafes. Pline parle du camée d'Apollonide qui n'est
arrivé jusqu'à nous que brisé et dont il ne subsiste à
. Berlin qu'un fragment représentant un bœuf couché.
Chez les Romains, le sceau de l'Etat n'était qu'une
bague ornée d'une intaille. L'anneau de Sylla repré-
sentait Bocchus lui livrant Jugurtha. Pompée scel-
lait d'un lion portant une épée. César avait choisi
l'image de Vénus munie d'un dard. Auguste se servit
d'abord d'un sphinx avant son portrait. Le cachet de
Néron figurait Apollon et ]\Iarsyas. Macrien avait
adopté la tête d'Alexandre et le fastueux Lucullus
pouvait revoir sans cesse ses traits sur une émeraude
gravée.
Les pierres précieuses tenaient une grande place
dans les folies d'Héliogabale. Byzance continua la
tradition, mais dans un style archaïque qui se tour-
nait vers l'art oriental.
Au moyen âge, le métal détrôna la pierre. Cepen-
dant, Charlemagne scellait avec une pierre antique
à tête de Jupiter, tandis qu'on exécutait, en or, le
sceau épiscopal. Comme la matière précieuse, les
artistes manquaient à cette époque bouleversée. On
se borna au cabochon uni et poli.
Si on ne grava guère de nouvelles pierres, on garda
néanmoins les anciennes dans les trésors des églises
GLYPTIQUE 251
et des abbayes pour les mettre sur les châsses, les
reliquaires, les ciboires et les croix, sans se soucier
souvent des sujets libres qu'on exposait à la véné-
ration des fidèles. Il m'est arrivé de le constater plu-
sieurs fois et de troubler, par celte révélation, cer-
taines âmes pieuses.
Du reste, comme il fallait faire disparaître toutes
les traces de paganisme, le clergé de cette époque
n'hésita pas à pratiquer un pieux truquage. La Bible
et l'Evangile furent substituées à la Mythologie
païenne. Un essaim d'amours ailés et lutins devint
une envolée séraphique ; la tête de Caracalla, celle
de saint Pierre ; la Julie d'Evodus, la figure de In
sainte Vierge ; une Muse avec un masque, la Salomé
portant la tète de saint Jean-Baplisie ; Silène et son
bâton, un évêque tenant sa crosse épiscopale.
Les plus beaux camées subirent cette transfor-
mation. Isis allailant Horiis devint la Vierge don-
nant le sein à l'enfant Jésus. L'agate superbe repré-
sentant la Glorification de Germanicfis, donnée pr, .•
saint Louis, prit, à la Sainte-Chapelle, le vocable d >
Triomphe de Joseph qu'elle conserva bien longlemp-.
Vous pouvez lire dans rexcellent ouvrage delà Grc-
vurc en pierres fines, \)i\v ^L Babelon, de l'instilu!,
comment les cristalliers de l'époque n'hésitèrent pr. .
à reprendre le travail antique au ciseau sur ur- .^
grande sardoine représentant un épisode mythol.;-
gique populaire dans les temps antiques: la dispui ■
d'AUiéna et de Poséidon ])Ouv la fondation d'Athènc.;.
On la présenta ensuite aux fidèles comme Adam ( i
Eve dans le Paradis terrestre, en dépit du costum ;
et des attributs des deux personnages.
Î52 TRUCS ET TRUQUEURS
Au XIV® Siècle, les mois de camée et d'inlaille
étaient encore inconnus. On appelait Camaïeux lea
travaux sortis des mains des « estaillers et pierriers
en pierres fines ». Dans un inventaire célèbre, on
relève : « Unus pulcher camahicu magnus situatus
super unam tabulam. »
A la fin du xv? siècle, les arts refleurissent en Ita-
lie. Laurent de Médicis adopte Giovani délia Corniola
(Jean de la Cornaline). Au xvi® siècle, avec Léon X,
la glyptique atteint l'apogée de sa splendeur. On in-
taille de nouveau les cornalines pour les cachets.
L'onyx avec ses couches variées sert pour les camées.
Se souvenant de la coupe de cristal de roche portant
des scènes de l'Iliade, que Néron brisa dans un accès
de fureur, les intalgliatori de Milan reprennent les
travaux sur le cristal de roche. Il sort de l'école mila-
naise de prodigieux artistes :
Julien Taverna, Françoi- Tortorino, Antonio de
Rossi, qui figura, grandeur nature, sur un camée
« d'un tiers de brasse », la Grande duchesse de Flo-
rence et sept de ses amis; Jocobo de Trezzo auquel
on attribue les portraits affrontés de Philippe II et de
son fils Don Carlos, exécutés à l'Escurial sur topaze
blanche de Saxe; Foppa le Carabosso (parce qu'il
était bossu), auteur présumé de la tête de dauphin
sur une topaze grosse comme une fève, à laquelle
Cellini fait allusion dans ses Mémoires ; Alexandro
Cesari, surnommé « le Grec », qui intailla dans une
cornaline la têle de Phocion, objet de l'admiration
enthousiaste de Michel-Ange.
La Pvenaissance s'étcndjusqu'en France. François I^r
attire à sa cour le veronais Matteo dal Nassaro.
Tous les grands seigneurs veulent posséder quelques-
unes de ses œuvres, intailles, camées ou cristaux,
GLYPTIQUE 2o3
qu'il signe 0. P. N. S. (Opus Nassarii sculptons).
Alors quelques essais de gravure sur diamant, que
n'avaient pas tenté les anciens, furent faits, d'abord
par Clément Birago, et plus tard, par Charles Cos-
tanzi qui reproduisit, sur la plus rare des pierres
fines, la tête de Léda. Mais cette difficulté vaincue
ne soulève aucun enthousiasme. On regarde la gra-
vure avec dédain pour regretter le diamant diminué
de volume. C'est la protestation de la valeur intrin-
sèque contre la valeur artistique.
Charles IX appelle Olivier Codoré « son bien aimé
tailleur et graveur de pierres précieuses ». Henri IV
nomme Julien de Fonlenay son « graveur et vallet de
chambre ». Guillaume Dupré, l'immortel auteur des
médaillons de Henri IV, de Marie de Médicis et
Louis XIII, veut s'exercer au maniement du touret et
de la bouterolle. On a de lui un saphir gravé et signé
G.D. F.
t
Au xvni^ siècle, le tyrolien Pichler devient célèbre
par l'élégance, la pureté parfaite, la précision irrépro-
chable de ses productions. Il fait de nombreux por-
traits où il sait s'inspirer de la beauté grecque, sans
en altérer le caractère. L'artiste wurtembergeois
Natter écrit un remarquable Traité des pierres gra-
vées. Il taille le beau camée de Guillaume IV, prince
d'Orange.
Jacques Guay, élève de Boucher, né à Marseille,
vers 1725, acquiert vite une grande réputation. Son
talent lui vaut le titre de « Graveur des pierres fines
du Cabinet du Roy ». Le département des médailles
de notre Bibliothèque nationale possède, de cet ar-
254 TRUGS ET TRUQUIX'RS
liste de valeur, vingt et une pièces dont cinq repré-
sentent Louis XV à l'époque du règne de M'"« de
Pompadour. Cette dernière, éprise d'art, tour-
mentée par le rêve de l'antique, s'essaye avec pas-
sion dans la glyptique. Jacques Guay la guide de ses
conseils. Elle grave beaucoup de pierres. Son maître
les retouche un peu, à moins que ce ne soit le con-
traire, surtout pour la copie sur agate onyx du camée
Le Triomphe de Fontenoy. La favorite prend son
maître en telle estime qu'elle publie un recueil d'es-
tampes reproduisant son œuvre.
Telle est, dans ses grandes lignes, jusqu'au xix^
siècle, l'histoire de la glyptique, pratiquée dès la plus
haute antiquité et reprise avec tant d'éclat pendant
la Renaissance italienne. Cet art est maintenant en
décadence. Il est à désirer qu'il se réveille et s'épa-
nouisse de nouveau. L'Ecole des Beaux-Arts l'encou-
rage du reste. II a son prix de Rome comme les autres
sections. Naguère, l'admiration du jury pour le clas-
sique allait jusqu'à imposer aux candidats, pour se
rendre compte de leur habileté, la copie d'une gemme
antique.
C'était préconiser la reproduction d'où l'on glisse
aisément dans la fraude qui ne date pas dhier, car
Phèdre nous apprend qu'elle était déjà pratiquée de
son temps. Mais ce fut surtout au xvi« siècle que
s'ouvrit l'ère des imitations et des copies. Une foule
d'artistes les plus honorables, les plus illustres et les
plus habiles, allèrent quelquefois jusqu'à graver en
lettres grecques, sur leurs œuvres et sur d'autres
GLYPTIQUE 25ÎJ
anonymes, les noms des maîtres célèbres des époques
grecques et romaines. Quelques-uns, plus réservés,
se bornèrent à gréciser leur propre nom. La men-
talité n'était pas alors la même que la nôtre.
Vasari nous raconte, en elTet, que Lorenzo Mar-
mita sut tirer un gros profit de ses contrefaçons. Gio-
vanni Conslanzi fut un habile pasticheur. Valerio
Vicentini également. Carlo, fils de Conslanzi, copia
la lête de Méduse qui se trouvait dans le cabinet
Stozzi. Il opéra sur une calcédoine de même grandeur
et de même couleur et mit le nom de Solon, l'auteur
de l'original.
Natter reconnut avoir beaucoup reproduit l'antique
pour plaire à ses clients. Ses pastiches avaient une
telle perfection qu'il se déclarait incapable de dis-
cerner ses propres œuvres des originaux qu'il avait
copiés. Mais il se défendit d'avoir jamais rien vendu
comme ancien. Pichler agissait autrement. Ayant
appris que les brocanteurs revendaient, comme grec-
ques, ses œuvres anonymes, il coupa court à ce trafic
en signant toutes ses œuvres. Fut-il bien sincère
dans ses protestations ? Tout le monde n'a pas la
volonté de saint Antoine pour résister à la tentation.
Quoi qu'il en soit, il convient de se montrer indul-
gent. Il faut pardonner leurs faiblesses à tous ces ar-
tistes de mérite. Il y a, en somme, prescription et de
plus, leurs belles productions sont souvent classées,
aujourd'hui, comme valeur équivalente aux an-
ciennes. Avant nous, du reste, les grands curieux
de la Renaissance et du xvni'' siècle n'hésitèrent pas
à placer dans leur dactyliothèque des pierres ornées
de fausses signatures dont ils avaient, parfois, eux-
mêmes, commandé la gravure. Sous Louis XV le
baron Stosch et bien d'autres ne se faisaient aucun
256 TRUCS ET TRUQUEURS
scrupule d'encourager les supercheries des contre-
facteurs et de léguer de véritables énigmes à déchif-
frer plus tard aux meilleurs juges en la matière, les
Raoul Rochette, Chabouillet, Furtwângler, Murray
et beaucoup d'autres.
Néanmoins, il est bon d'étudier les signatures, car,
si bien des pièces n'en portent pas, celles qui en sont
pourvues ont beaucoup plus de prix. Heureusement,
lorsqu'elles sont apocryphes, elles sont souvent mal
appliquées dans l'industrie des faussaires par ses che-
valiers attitrés.
Au siècle d'Auguste, la forme des lettres offre une
régularité parfaite. Ce trait est fort caractéristique. Il
est prudent de se défier des inscriptions où se trou-
vent des lettres dissemblables et surtout des mélanges
de caractères grecs et romains.
Les lettres grecques qui ont deux types ne peuvent
se présenter qu'identiques dans le même mot. Exem-
ple : le sigma grec, qui a deux formes, C et 2, ne
doit jamais en avoir qu'une seule. C'est la règle abso-
lue d'après les observations patientes des érudits.
De plus, les artistes grecs, venus exercer leur art
à Rome, ont toujours signé avec les caractères de
leur langue et non en lettres romaines. Même les
graveurs d'origine romaine ont souvent adopté les
lettres grecques.
Les noms ne sont jamais au nominatif. Ils sont tou-
jours au génitif, sous-entendu Ergon (œuvre de...)
Les instruments employés par les graveurs moder-
nes restent les mêmes que ceux de l'antiquité clas-
sique ou orientale. Ils n'ont pas été perfectionnés
GLYPTIQUE 257
pendant la Renaissance : c'est la scie et la bouterolle.
Seulement, on a la poudre de diamant qui facilite,
plus que Témeri, le travail de l'outil qu'actionne
maintenant la vapeur ou l'électricité.
Malgré la similitude du travail et de la matière pre-
mière, le truquage s'est glissé, comme ailleurs, dans
le département des pierres gravées. Pour l'édification
de mes lecteurs, je signalerai quelques-uns des pro-
cédés ingénieux sortis de Timagination féconde des
mécréants de la curiosité.
On a peint artificiellement le champ de certains
camées. D'autres, très amincis, reçoivent leur colo-
ration artificielle par une feuille appliquée au-des-
sous. On peut s'y laisser prendre.
Quelquefois, les parties en relief du camée sont rap-
portées. Détachées d'une autre pierre, elles ont été
collées sur un nouveau fond. C'est le procédé employé
depuis longtemps pour remettre enitatles camées
écornés.
Or, il est facile de reconnaître cette reconstitution.
Les camées anciens n'ont, il est vrai, pas de patine
comme les objets en métal. Seulement lorsqu'ils sont
purs et bien complets, leur fond est inégal et comme
onde. L'outil de polissage, tenu jadis à la main, ne
pouvait aplanir davantage la surface qui apparaît,
maintenant, ternie comme une glace par une légère
buée.
Au contraire, les pièces truquées et réparées ont
leur table lisse, bien dressée, luisante ainsi qu'un mi-
roir. La surface sur laquelle, dans cette réparation
ingénieuse, le relief a été rapporté, a passé, au préa-
lable, sous la roue rapide et économique du lapidaire.
Autres trucs et nouvelles supercheries :
258 TRUCS ET TRUQUEURS
Le séjour des pierres fendues quelques heures dans
rhuile tiède rapproche les cassures et les rend invisi-
bles à l'œil nu. A la loupe seulement, on retrouve les
traces de la fente.
.\joutons que le miracle de la transfiguration
s'opère sur des calcédoines et des cornalines défec-
tueuses. Un onyx dun vif éclat s'obtient d'abord à
l'aide d'un bain tiède et prolongé dans du miel délayé
à l'eau et, ensuite, par un lavage rapide dans l'acide
sulfurique, étendu d'eau et chaufTé à la cendre
chaude. La mélamorpiiose s'achève ainsi. Alors le
roux passe au rougeâtrc. Le gris clair se transforme
en noir ou en gris foncé.
t
Dernièrement, un quidam mystérieux présente à
un grand duc de Russie un travail superbe représen-
tant, sur héliotrope, le Cliar d'Apollon. Le prince allait
l'acheter pour le musée de l'Ermitage quand il con-
sulta, par prudence, l'un de nos antiquaires les plus
attitrés. L'augure ne put regarder la pierre sans rire :
— Je n'ai jamais vu, dit-il, de gravure antique sur
cette agate verte ponctuée de rouge et à peine trans-
parente. Les anciens lui avaient donné ce nom, parce
([u'elle change la couleur des rayons du soleil, quand
elle est dans un vase rempli d'eau. Les graveurs
avisés choisissaient les plus belles pierres, les vou-
laient translucides, et dédaignaient les autres. Ils
opéraient surtout sur les topazes, les rubis, les sa-
phirs, certaines onyx à la pale fine qu'ils appelaient
les rognures d'ongles de Vénus, les calcédoines au
blanc mat, les sardoines au jaune orangé, les opales,
ces larmes de la lune, disaient-ils, et les sardonyx
GLYPTIQUE 2o9
aux trois couches de couleurs. — Votre héliotrope
est uue rareté sans valeur. Elle peut aller rejoindre les
jades verdàtres avec leurs poésies chinoises, les tur-
quoises orientales avec leurs inscriptions persanes et
les béryls qui ne se taillent pas.
Le grand duc se le tint pour dit et remercia To-
rncle.
Parlerai-je des fausses gemmes qui ne sont que des
piUcs de verre fondu et coulé avec plus ou moins d'ha-
bileté dans des modèles en creux? Ces « pierres de
voirre », comme on disait jadis, abondent et forment
souvent de petites collections spéciales qui se vendent
aux petites bourses. Le musée de Berlin possède une
série de pâtes vitreuses classée et décrite avec soin
par M. Furtwàngler.
Les Grecs fabriquaient de fausses pierres gravées
par la fusion d'une pâte de verre servant à surmou-
ler les véritables. Aussi, d'après Hérodote, Solon.pour
éviter toute tentative d'imitation, résolut d'interdire
aux lithoglyphes de garder chez eux la copie de leurs
œuvres.
AL E. Babclon, auquel il faut toujours revenir en
matière de glyptique, nous apprend, d'après Pline,
(|u'il existait à Rome des traités didactiques pour cette
fabrication de gemmœ vitrese. Nulle espèce de fraude
ne rapportait plus aux faussaires. Ils produisaient des
sardoines artificielles en faisant adhérer entre elles,
par une fusion habile, des couches monochromes.
Le même archéologue, si autorisé, raconte, d'après
les textes anciens, qu'un industriel de ce genre avait
réussi à vendre des pierres fausses à rimpératrice
260 TRUCS ET TRUQUEURS
Salonine. Celle-ci reconnut qu'elle avait été trompée
et voulut faire châtier le coupable. jMais Gallien, en
bon prince, jugea à propos de le punir par la peur. Il
ordonna qu'il fût exposé dans l'amphithéâtre pour
être dévoré par un lion; mais, sur ses ordres secrets,
on ne lança contre le faussaire qu'un chapon. La
foule se mit à rire et l'empereur de s'écrier:
— Il a trompé et on le trompe.
Au moyen âge, dit encore M. E. Babelon, Albert
Le Grand signale la même industrie perfectionnée,
par la superposition de deux couches de verre de
nuances différentes, de façon à imiter la stratification
de l'agate. La couche supérieure, offrant ainsi tous
les éléments d'un décor en relief, était gravée et
affouillée à la façon des camées.
En parlant du « vairre teint en manière d'agate »,
saint Thomas d' Aquin donne les recettes pour en faire :
L'émeraude avec la poudre d'airain,
Le rubis avec le crocus de fer,
La topaze en appliquant du bois d'aloès sur le vase
où le verre est en fusion.
Aujourd'hui les modernes fixent, sur un fond de
couleur foncée, des figures en pâte de verre blan-
châtre.
Conseil utile pour ne pas se laisser prendre à ces
surmoulages. Un lapidaire avec sa roue tranchera
tout de suite la question, avec une lime ce sera encore
plus rapide.
t
J'ai consulté les archéologues les mieux « calés »>
GLYPTIQUE 261
suivant le mot d'aujourdlmi, pour distinguer ceux
qui possèdent une haute compétence. Je voulais sa-
voir s'il existait un moyen infaillible de reconnaître
les pièces fausses.
Ils m'ontrépondu que le meilleur diagnostic se fai-
sait avec l'œil et avec la mémoire.
Avec la mémoire, on sait où se trouve l'original, à
Paris, à Londres, à Vienne ou ailleurs.
Avec l'œil, il est facile de déterminer la modernité
de la composition.
Mais ils ont ajouté une réserve prudente et sage.
Dans bien des cas, il est difficile de se prononcer. Les
professionnels, toujours habiles, ont su parfois
donner à leur travail le caractère du style antique.
Ce n'est pas chose aisée de se débattre au milieu de
tous leurs maquillages. Si l'art de graver les pierres
fines est difficile, d'après Natter, l'étude de leur au-
thenticité est plus difficile encore, d'après le savant
M. E. Babelon.
Je vous livre tout ce que j'ai obtenu, vous ne pou-
vez m'en demander davantage et je me bornerai à
mettre, en manière de finale philosophique, cette ci-
talion tirée d'un vieux livre :
« Les faulces pierres sont si semblables auxvrayes
que ceulx qui myeuls si cognoissent y sont bien sou-
vent deceulz. » ^-""
GRAVURES
Symphonie en blanc majeur. — Mczzo-linle. — Et si je
veux êlre trompé ? — A malin malin et demi. — Desencadrez !
— Les Lavreince dhùlel. — Hausse des gravures en couleur.
— La Reichsdruckerel. — Coloriage à la poupée. — La Chal-
cographie du Louvre. — Euphémismes des catalogues. —
Planches usées. — 85 cuivres originaux de Rembrandt. —
Fac-similés d'Amand Durand. — Épreuves rarissimes sous
scellés. — Les grattages. — Les maniaques de la grande
marge. — Reprises à la plume. — Nielles apocryphes. — La
légende des portraits.
Rose tendre, vert pâle, lilas épanoui, bleu effa-
rouché, jaune suggestif, telle est, au choix, la tonalité
à la mode. Tous les appartements sont voués au blanc,
symbole de Tinnocence, chez les gens les plus sélects
et même dans les intérieurs les plus pervers. C'est le
règne du clair, du gai, du pimpant, de la lumière en-
trant à flots par les grandes baies. On est persuadé
aujourd'hui de l'influence de la couleur sur l'état
d'âme. A quoi bon chercher à réagir contre cette
nouvelle théorie? Après avoir fait son temps, elle dis-
paraîtra ainsi que les autres. Aussi maintenant, plus
de vieux chêne dans la salle à manger. Le bahut clas-
sique, le coffre Henri II, les chaises gothiques, ont
disparu.
« Foin de la marchandise noire ! )) disent les tapis-
siers, c'est sombre et triste. Pour faire voir la vie en
GRAVURES 203
rose, ils ont tendu le boudoir de soieries tendres,
rneublé le salon en modern-style, et garni les fenêtres
de vitrages plus lins que les ailes de la reine Mab.
Que mettre sur les murs? Des armes? C'est bien
sévère. Des tableaux ? Même les plus lumineux des
impressionnistes feraient tache, comme une mouche
sur une jatte de lait, au milieu de cette symphonie
en blanc majeur. Des gravures? Ah ! celles-là shar-
nioniseraient bien avec le reste, surtout ces jolies es-
tampes en couleurs du siècle de la Du Barry et de la
Pompadour, ces aquarelles inaltérables dans leur
cadre blanc et or, avec un léger rang de perles et un
coquet nœud de rubans. Ainsi les aimaient les con-
temporaines de Marie-Antoinette. Et voilà accrochés
partout, pas trop haut pour qu on puisse distinguer
le sujet, pas trop bas pour que lamateur ne puisse
les regarder avec la loupe, le Bosquet d'amour, la
Foire de Vdlage, Heur et Malheur, l'Aveu difficile ou
V Escalade. Si les préférences du maître de céans le
porlent vers Tccole anglaise, il choisit alors les por-
traits de lady Smith, lady Durham, ou Lady Rushout,
Les « loupeurs », — naturellement, ce sont les
connaisseurs, les acheteurs prudents n'ayant eu
affaire qu'aux marchands de gravures honnêtes de
l'école de Clément, de Vignière et du père Rapilly,
— ne possèdent dans leurs cartons que des exem-
plaires authentiques. Par comparaison, leur œil
exercé reconnaît impitoyablement le mauvais tirage
ou les contrefaçons.
— Tiens ! vous vous êtes payé deux Debucourt ?
— Mais oui ! une occasion. Jai trouvé pour 300
francs le Menuet de la Mariée et pour 200 la Noce au
Château.
— Ce n'est pas cher ! Avec des marges comme les
2n4 TRUCS ET TRUQUEURS
\ ùlres, les deux pièces réunies se vendent mainlenant
tout près de 3000 francs. Mais laissez-moi donc mon-
ter sur une chaise et voir de plus près... Tiens ! mais
c'est le tirage Lemonnyer... Vous êtes refait, mon
cher. Vos deux gravures valent 50 francs
D'un bout de Paris à l'autre, c'est le même dialogue
qui recommence avec des variantes. On n'entend
parler, dans les gazettes, que d'amateurs déçus, de
collectionneurs dupés, d'experts môme à qui d'adroits
vendeurs ont fait avaler, comme premiers tirages,
des Ward et des Smith imprimés en Allemagne pen-
dant les débals de la conférence d'Algésiras. Ainsi
que le dit la Bible, ce n'est qu'un long sanglot dans
Belhléem.
Elle est grande cependant la séduction de ces
estampes, d'un aimable libertinage, d'un entrain
effronté oii l'amour joue sans cesse et ne perd jamais
l'équilibre même dans des attitudes les plus risquées,
gimblettes ou balançoires suggestives. Plus que ja-
mais on les aime ces œuvres légères de Janinet, de
IIucl, de Taunay, de Lavreince, de Descourtis, de
Bonnet, de Dagoti. La crainte du faussaire n'arrête
personne. Pour un peu plus, on répondrait à la façon
do la Martine de à\Iolièrc : « Et si je veux être trompé,
moi ! »
A des entêtés de ce calibre, inutile d'essayer d'ou-
vrir les yeux. Il n'est pire aveugle que ceux qui ne
veulent pas voir. Rien à faire non plus avec les
finauds. N'ayant pas le moyen de s'offrir les deux
Visils de Ward pour 2000 francs, et voulant quand
même donner une note d'art à leur salon, ils achètent
ÛflAVURES 26o
la réimpression pour un billet de cent francs et
savent bien ce qu'ils font. Quand on leur fait remar-
quer leur prétendue bévue, ils ont un sourire pour
vous dire :
— Qu'est-ce que cela peut me faire ? i\Ies estampes
font l'effet voulu. Les connaisseurs qui viennent me
voir les prennent pour des originaux.
Mais il est quantité d'amateurs de bonne foi, pas-
sionnés pour le xvni® siècle. Ceux-là ne demandent
qu'à être éclairés, et c'est pour eux que je me suis
livré à une minutieuse enquête au pays des maquil-
leurs de gravures.
Vous connaissez la mise en scène. Au fond d'une
boutique un peu sombre, dans de vieux cadres dé-
dorés, ayant jadis contenu des gravures de Victoires
et conquêtes au temps du premier Empire, sous des
verres aux teintes verdâtres, dénaturant les couleurs,
et souvent églomisés de filets dorés pour cacher les
marges, des Indiscrétion de Lavereince, des Nina de
Hoin, des Tambourin de Taunay, des Diichess oj
Devonshire de Reynolds, surtout, tendent à l'ache-
teur l'appât d'un « coup » à faire.
Cléanthe sait que ce chef-d'œuvre de l'école an-
glaise vaut couramment 2 500 francs. Dès son entrée,
il a découvert la rarissime eslampe. Comme la Ga-
latée delà fable, elle se cache afin d'être mieux vue.
Son œil s'allume. En profond diplomate, il fait sem-
blant de s'intéresser à des faïences. Il marchande
un coffret en fer forgé. Il achète même une tabatière
de fausse écaille. Puis, au moment de sortir, la main
sur le boulon de In porle :
12
•2CG TRUCS I:T TRUQUEURS
— El celle AÎcillc gravure h\-liaut ? Combien ?
— Iluil cents francs, failpaisiblcmenlle marchand,
qui a suivi le manège et sent le poisson mordre à llia-
meçon.
Palalras ! Cléanlhe, comme Perrelle, voit ses
espérances à bas. « Il ne fera pas le coup. » Mais ce
peut être encore une bonne alTaire. Elle second acie
de la comédie commence. Marchandage acharné de la
jiart du client, défense plutôt molle du côté de l'anli-
quaire, qui ne veut pas lâcher « l'occasion ».
Enfin, le marché se conclut à 500 francs. Triom-
phant, Cléanlhe emporte le cadre dans son hôtel,
pour joindre sa nouvelle acquisition aux trésors d'art
qu'il réunit avec un soin jaloux.
Pendant deux jours, l'heureux homme est tout à
la joie de sa trouvaille. Dès le matin, il la contemple.
Le soir, avant de s'endormir, il y jette un coup d'oeil.
Il songe à'convoquer ses amis pour les faire sécher
d'envie. Mais va-t-il leur présenter son trésor dans
cet afTreux cadre ? Nenni. Il faut le mettre à jour
pour le porter à l'encadreur.
Avec des précautions infinies, il fend au canif les
bandes de papier du Bullelxn de la Grande Armée,
qui couvrent le revers. Il arrache un à un les clous
rouilles. Il enlève le carton de monture.
— Tiens ! la gravure est collée en plein. Mauvaise
affaire !
Avec une pointe d'inquiétude, il prend sa chère
Diichess et s'approche de la fenêtre.
— C'est drôle ! maintenant qu'elle n'est plus sous
verre, elle me plaît moins. Les traits sont flous, les
teintes ne sont pas naturelles, les marges semblent
bien blanches. Serait-ce un mauvais tirage ?
Pour s'en assurer, il porte la pièce à M. Danlos, un
gravur::s sct
lies plus avisés experlsen gravures de Paris, et celui-
ci, sans hésiter, sort une épreuve identique d'un
carton.
— Tenez, voilà votre gravure. C'est la réimpression
de la chalcographie de Berlin. Je vends 50 francs
cette admirable copie.
— C'est bien ce que je pensais, fait l'amateur, et
je l'ai payée ce prix-là (Cléanthe ne convient jamais
de ses bévues). Mais expliquez-moi donc comment
mon épreuve a l'air beaucoup plus vieille que la
vôtre, et pourquoi elle est collée en plein ?
— C'est l'enfance de l'art. Elle a été collée en plein
pour empêcher de découvrir le cachet de la « Reichs-
druckerel » que toutes les reproductions portent au
verso ; elle a l'air vieux parce qu'elle a séjourné un
mois ou deux dans une cave humide.
— Je m'en doutais, grand merci.
Et Cléanthe, dissimulant sa déconvenue, s'en va
avec sa pseudo Ducliess of Devonshire.
t
Naturellement, cette farce à deux personnages du
marchand et de l'acheteur, la gravure servant de
décor, se joue avec des variantes infinies.
Tantôt, c'est la veuve d'un capitaine réduite à ses
dernières ressources, qui vient vous offrir le Compli-
ment et les Bouquets (qu'un avisé marchand lui a
confié la veille au soir). Tantôt, c'est un vieux domes-
tique de confiance qui a hérité de son maître cette
superbe Promenade i^nhlique (imprimée le mois
passé à Montrouge). A Londres, un quidam, marié
à une jolie femme, fait offrir par sa moitié sa mar-
chandise de contrebande à de galants gentlemen,
268 TRUCS ET TRUQUEURS
au saut du lit, tandis qu'ils ont les yeux encore mal
ouverts.
L'honnête province elle-même prêle à ces corsaires
de l'estampe le vernis de sa vertu plusieurs fois sécu-
laire. Ces mécréants lui envoient en nourrice des
enfants sans état civil, et le Parisien échoué en Bre-
tagne, dans un petit trou pas cher, découvre par
hasard au-dessus de sa toilette le Déjeuner à l'anglaise,
d'après Lawreince, qu'il achète 300 francs et qui en
vaut "25.
Ce dévergondage de contrefaçon provient, comme
toujours, des prix excessifs atteints depuis dix ans
par les mezzo-tintes en couleurs. En 1877, après la
vente Béhague, M. Bocher, l'auteur d'un ouvrage
estimé sur les gravures du xvui^ siècle, disait à l'ex-
pert :
— Vous avez fait là la plus belle de toutes les
ventes d'estampes. C'est l'apogée de la gravure. Dé-
sormais, les prix ne pourront que descendre.
Ah, bien oui ! Nous sommes loin du temps dont
parle Béraldi, où l'on revenait de chez son marchand
d'estampes avec des suites de vignettes enveloppées
ûaiïsla Promenade de la gallerie du Palais-Royal. En
l'an de grâce 1907, second du septennat de M. Fal-
lières, on paie ladite Promenade 2400fr., Marie-An-
toinette d'Autriche, par Janinet, 2 500 fr., Sopliia
Western, Y)Sir Smilh, 3840 fr. ,1a Comparaisons 100 k.,
la Foire de Village, \a Noce, la Rixe et le Tambou-
rin de Decourtis, d'après Taunay, 19100fr. Les Deux
baisers, cette jolie pièce que Debucourt avait gravée
sous le titre de \aFei)ite Caresse, d'après son tableau
GRAVURKS 209
du salon de 1785, se dispute jusqu'à 3 930 fr. A la
vente du prince Repnine, le Portrait de Lcnhj Ilamil-
ton, avecles noms des artistes tracés au pointillé, est
adjugé 13 000 fr. à une maison de New- York, et le
portrait de Miss Wodley, 14 500. A celle de M. Barrot
le portrait de Miss Cumberland par Smilh d'après
Romney, à la manière noire, à grandes marges, avec
les noms tracés à la pointe, a fait 9600 francs et celui
de Miss Farrenpar Bartolozzi, d'après Th. Lawrence,
un premier état avant la lettre, 6200 francs.
A ce compte-là, c'est la joie dans le cœur, avec un
sourire triomphant et la fierté dans le regard, que le
commissaire priseur frappe chaque adjudication d'un
coup sec de son marteau d'ivoire.
Malheureusement, l'estampe loyale devient rare.
N'en trouve pas qui veut, même au poids de l'or, ce
qui serait presque toujours bon marché. Mais il en
faut, n'en fût-il plus au monde. Alors pour calmer 1 î
prurit d'art de leurs clients, des intermédiaires, dé-
pourvus de scrupules, vont s'approvisionner chez
certains copistes à jet continu, où la source des es-
tampes en couleurs ne tarit jamais. Car <c autant vous
en tirerez par la dille, autant ils en entonneront parle
bon don », comme a dit Rabelais.
Et voilà comment les débutants sans expérience
échangent naïvement, contre des pièces fausses, les
vignettes authentiques de la Banque de France.
S
On distingue deux sortes de copistes. Los uns ven-
dent de bonne foi leurs reproductions pour ce qu'elles
sont. Les autres travaillant en chambre, sans en-
270 TRUCS ET TRUQUEURS
soigne ni adroïisc au BoUin, écoulent subreplicemcnl
leur marchandise nialiionnèle pour de lancien.
Nous supposerons qu'il n'existe en Europe que des
reproductions honnêtes, exemptes de maquillages.
C'est au moins vrai pour la Chalcographie impériale
de Berlin (la Reichsdruckerel), qui publie un cata-
logue de ses admirables fac-similes de l'école an-
glaise, où les gravures portent des prix marqués qui
vont de 9 à 30 marks. MM. Amsler et Ruthardt,
chargés de la vente, n'ont jamais songé à vendre
pour des originaux ces copies, belles à tromper un
connaisseur.
Quant aux réimpressions publiées de 1885 à 1889
par l'éditeur Lemonnyer, qui s'était fait une spécialité
des reproductions de gravures du xvni^ siècle, elles
forment un ouvrage complet, et leur auteur n'ima-
ginait guère que l'on dépareillerait des séries pour
truquailler ses planches isolément.
Ce chef-d'œuvre d'art a pourtant mis les faussaires
sur la voie des procédés à suivre. Ils commencent par
faire une bonne héliogravure de l'estampe à repro-
duire. Puis, ils tirent une épreuve, imprimée très lé-
gèrement en bistre, sur un papier mou, sans colle,
se rapprochant le plus possible de celui de l'époque.
Ensuite, le modèle sous les yeux, ils mettent l'épreuve
en couleurs au pinceau, avec les mêmes superposi-
tions de teintes que sur l'original.
Lorsqu'ils veulent arriver à une plus grande per-
fection, c'est le cuivre même qu'ils colorient avec de
petits tampons imprégnés de couleurs d'imprimerie
et qu'on appelle poiqoées. L'opération est plus longue,
car il faut la recommencer avant de tirer chaque
épreuve, mais le vendeur ne ment pas en disant que
la gravure est imprimée en couleurs.
GRAVURES 271
Jo connais deux imprimeurs en laille douce, Tun à
Paris, l'aulrc dans la banlieue, qui fournissent par ce
procédé tout le demi-monde de la curiosité. Leurs
prix sont des plus modérés, dix francs semble le ma-
ximum de leurs prétentions. Ils n'ont pas boutique
sur rue et ne vendent directement qu'au commerce.
Naturellement, l'emploi de l'héliog'ravure a ses in-
convénients. Le coloris n'a pas la vig-ueurdes tirages
duxvni" siècle, les traits sont mous, les visages, sur
lesquels on reconnaît assez aisément le procédé pho-
tographique, restent flous, les légendes et les armoi-
ries, au lieu d'avoir les lettres très en relief, comme
sur les tirages des cuivres anciens, ne présentent au
toucher aucune aspérité. Mais allez donc faire ces
remarques sous un cadre poussiéreux, surtout si les
marges sont dissimulées ou même tout à fait coupées !
Quand vous désencadrez la pièce et que vous la
comparez à un original, il est trop tard ! Vous êtes
refait. Le marchand a eu soin de ne mettre sur sa fac-
ture que « gravures anglaises » ou « gravures impri-
mées en couleurs ». Poursuivez donc, avec une sem-
blable garantie ! Vous perdez votre procès. II n'y a
qu'à Bordeaux où M. E., acheteur d'une Comparaison
et de deux école anglaise noloirement fausses, ait pu
trouver des juges pour condamner le vendeur à casser
le marché avec 400 fr, de dommages et intérêts !
Il existe cependant, qu'on ne l'oublie pas, des co-
pistes honnêtes. Les hauts prix auxquels atteignent
aujourd'hui les estampes en couleurs ont fait naître
chez de vrais artistes le désir de reproduire les
maîtres du xvni^ siècle par les procédés mêmes de
l'époque, c'est-à-dire en gravant un cuivre spécial
pour chaque couleur, et en faisant autant de tirages
superposés qu'il y a de planches. Un habile graveur,
272 TRUCS ET TRUQUEURS
en môme temps marchand d'estampes (M. Edmond
Gosselin), est arrivé à de forts jolies reproductions,
qu'il vend le plus honnêtement du monde pour des
copies. Un autre artiste très adroit vient de graver
Coucou de Beljeambe, avec beaucoup de réussite.
Or, ces travaux n'ont rien à voir avec la contrefaçon.
Ce sont des œuvres d'art vendues à un prix capable
de décourager les truqueurs de petite envergure.
Ceux-ci se rattrapent sur les reproductions au gilo-
tage. Môme, pour se mettre à la portée de toutes
les bourses, ils en arrivent à colorier tout sim-
plement des gravures qui ne furent jamais, au xviii«
siècle, que tirées en noir.
Allez sous les galeries du Palais-Royal, entrez dans
les magasins de nouveautés ou dans certains bazars,
vous povHTCZ acheter le Bal paré et le Concert, de
Saint-Aubin, aquarelles des plus fraîches couleurs. Il
a suffi, pour se procurer le tirage en noir, de s'adres-
ser à la Chalcographie du Louvre, qui possède les
cuivres anciens de ces planches, avec ceux du Jeu du
roi, de Cochin, du Festin royal et du Bal masqué à
Vllôtel de Ville, de Moreau le Jeune. Un peu de
couleur, un cadre ripoliné style Louis XVI, et
l'œuvre est parachevée !
C'est la gravure en couleurs du pauvre. Les
épreuves de la Chalcographie, dont personne ne
voulait jadis, ont trouvé leur écoulement. En dix ans,
les recettes ont augmenté de trente mille francs.
L'Etat y trouve son compte. Il n'y a que l'acheteur
de roulé.
t
]Vaturellement, l'hôtel Drouot, où les ventes d'es-
GRAVURES 273
lampes sont dirigées par des experts éprouvés,
éciiappe à ces iniilalions grossières. Le catalogue en
mains, vous avez chance d'acheter des tirages
anciens. Mais ouvrez l'œil ! Il faut savoir lire entre
les ligneSj et pour éviter les réclamations, rarement
admises après coup, retenez bien la signification de
quelques euphémismes.
Si vous voyez « épreuve coloriée », abstenez-vous !
^'ous pouvez acheter hardiment si vous lisez coloris
ancien.
Epreuve en couleur doit vous faire hésiter, mais
épreuve imprimée en couleurs vous rassurera.
Baissez d'un cran toutes les appréciations d'état :
Pas d'indication signifie très faible épreuve.
Belle épreuve épreuve médiocre.
Très belle épreuve bonne épreuve.
Superbe épreuve Allez-y de confiance !
Et je ne parle pas des défauts que ne mentionne
pas le catalogue et que l'expert annonce en mettant
la pièce sur table (ou parfois oublie d'annoncer), des
restaurations permises, comme les trous de vers
bouchés à la pâle de papier, et celles moins permises,
comme les marges rajoutées et les repeints à la
gouache quand les couleurs ont souffert de l'humi-
dité. Tout cela n'est pas bien engageant, et le plus
simple est encore de charger de ses intérêts un mar-
chand de gravures honnête et expérimenté. A Paris
ils sont légion. Vous risquez de payer un peu plus
cher, mais vous en aurez pour votre argent.
Ah ! qu'il est difficile d'être connaisseur éclairé
non seulement pour les gravures en couleurs, jmais
.. . 12.
274 TRUCS ET TRUQUEURS
encore pour tous les genres d'estampes ! Dans toute
la curiosilé, aucun apprentissage n'est plus difficile à
faire. Je connais des amateurs qui ont acheté toute
leur vie, sans arriver à se former le goût.
— Cependant les manuels, les catalogues raisonnes,
jme direz-vous, peuvent servirde fils conducteurs?
Certes, ces guides vous indiqueront certaines re-
marques de nature à vous permettre de distinguer
un premier état d'un deuxième.
Vous saurez, par exemple, que la planche du Bourg-
mestre Six, de Rembrandt, ne porte dans le premier
état ni le nom de Rembrandt ni celui de Six, et qu'on
voit à la fenêtre, derrière le personnage, un appui
qui monte jusqu'à hauteur de la moitié de son bras.
Vous ne pourrez plus ignorer que les quatre célè-
bres pièces de Callot, les Bohémiens, n'ont pas, éga-
lement, en premier état, le nom de l'auteur, et que
les angles des planches sont aigus et non arrondis.
On vous dira que le premier état de la Rencontre au
bois de Boulogne, de JMoreau le jeune, manque des
quatre lettres A. P. D. R. au-dessous de la légende
explicative.
Mais qui vous apprendra, dans les états définitifs
(les plus communs à rencontrer), à distinguer une
bonne épreuve d'une mauvaise ? Certains cuivres ont
servi pendant plus d'un siècle, et gémi sous la presse
jusqu'à ne plus donner que des épreuves grises, effa-
cées, méconnaissables. D'autres ont été renforcés,
remordus, chargés de nouveaux travaux. Vous croyez,
parce que vous avez acheté des Rembrandt, des Van
Ostade, des Wille, avoir enrichi vos portefeuilles de
précieuses estampes ? Pas du tout. C'est de fappro-
yisionnement pour les quais, à dix sous la pièce.
t
GRAVURES 275
Au mois de janvier 1906, les journaux firent grand
bruit autour de la prétendue découverte de quatre-
vingt-cinq cuivres originaux de Rembrandt. Le stock
venait tout simplement de chez un marchand d'es-
tampes de la rue des Grands-Augustins, qui en tirait
des épreuves depuis un temps immémorial au vu et
au su de tous les amateurs et marchands éclairés.
Seuls, les profanes s'étonnèrent. Il ne fallut pas
longtemps aux critiques d'art pour réduire la trou-
vaille à ses véritables proportions.
On apprit ainsi que ces cuivres usés, retouchés,
surchargés de travaux, venaient de la boutique de la
veuve Jean, une maison démolie de la cour des Tui-
leries, où les premiers amateurs, comme les Concourt,
allaient butiner tous les jours. Elle les avait reçus du
graveur Basan et Basan lui-même les avait achetés à
Mariette, leur possesseur au dix-huitième siècle.
C'était bien là l'œuvre de Rembrandt,
.«. sans doute
Mais il faut avouer aussi
Qu'en venant de là jusqu'ici
11 avait changé sur la roule!
Ne VOUS étonnez pas qu'un tel nombre de planches
originales soit arrivé jusqu'à nous. La Chalcographie
du Louvre tire encore des cuivres de Drevet, de Van
Schuppen, de Xanteuil, dEdelinck,et l'on trouverait,
en cherchant bien, chez presque tous les éditeurs
d'estampes, un assortiment de planches anciennes,
souvent fort intéressantes. Un d'eux, nous assure-
t-on, possède même des cuivres authentiques d'Albert
Durer.
Malheureusement presque tout cela ne vaut que le
poids du métal. 11 y a quelque quarante ans, au temps
276 TRUCS ET TRUQUFURS
OÙ les colporteurs parcouraient encore la province,
leur balle sur le dos, ils s'approvisionnaient à bon
compte de tirages faits sur ces vieux cuivres, chez
Legrand, qui vendait l'œuvre de Wille, chez Marel,
chez M'''^ Avenin, à qui Arsène Houssaye acheta la
planche de la Cruche cassée, dont il plaça des milliers
d'exemplaires aux lecteurs de V Artiste.
Sous le second Empire, ces tirages, passés au marc
de café et revêtus au verso du cachet bleu : Colpor-
tage, allaient grossir, sans les enrichir, les cartons
des amateurs novices.
t
Fini aujourd'hui le règne des anciens cuivres !
Seuls, les truqueurs romantiques, contemporains du
bibliophile Jacob ou de Balzac, prennent la peine de
mettre les tirages des vieux cuivres ou de la chalco-
graphie sous verre, après avoir eu soin de gratter les
cachets.
La nouvelle école a de meilleures receltes. Les
procédés photographiques leur ont ouvert un champ
illimité d'action. Le nombre est grand des amateurs
trompés par les reproductions au gilotage des plus
jolies gravures du xviu'^ siècle, des Saint-Aul)in, des
Baudouin, des Freudeberg, des Fragonard. Tout y
est. Le papier ancien, les traces de la planche, les
jaunissures du temps, au besoin quelques mouillures
dans les marges ! Quelle différence entre ces admi-
rables fac-similé, pris sur des originaux de tout pre-
mier élat et les mauvaises épreuves tirées sur des
cuivres usés ! Mais aussi quel danger pour l'amateur,
surtout quand on lui présente la reproduction sous
GRAVURES 277
verre, et convenablement préparée ! De loin c'est
quelque chose et de près ce n'est rien.
Je vous le répète, n'achetez jamais une gravure
sans la faire désencadrer. Si le marchand refuse,
tournez les talons. Vous avez affaire à un farceur.
Il arriva un jour une bien bonne histoire à Amand-
Durand, cet étonnant héliographe disparu depuis
quelques années après avoir reproduit, avec une
admirable exactitude, l'œuvre de Rembrandt, Van Os-
tade, Van Dyck, Albert Durer, Martin Schongauer,
IMantegna, Ruysdael et de plusieurs autres graveurs
célèbres. Un de ses amis de province lui demande de
venir expertiser une collection d'eaux fortes de Claude
Gelée. Les plus belles pièces du maître s'y trou-
vaient: le Bouvier, le Soir, le Malin, toutes en
superbe condition et en premiers états. Le prix
demandé était considérable. Naturellement, Amand
Durand, pour qui les galeries publiques et les cabi-
nets de colleclionneurs n'avaient plus de secret,
accepte l'expertise. Il prend le train, débarque au
fond de la Bretogne, fait six heures de voiture dans
des chemins défoncés et arrive dans un ciialeau où
souamiratlcndail. Après le déjeuner traditionnel, on
passe dans la bibliothèque. Le maître de la maison
apporte un carton magnifique, l'ouvre religieuse-
ment et riiéliograveur y découvre toute la série de ses
eproductions !
tîs<preuves étaient tirées sur papier ancien, sans
le cachet spécial qui figure au verso des fac-similé
Amand-Durand. Comme il arrive toujours dans les
imprimeries, quand on entoure un tirage de précau-
278 TRUCS ET TRUQUEURS
lions spéciales, il y avait eu des fuites, non en Egypte,
mais vers les officines des receleurs.
Trois de ces belles, mais trop fidèles copies,
faillirent entrer dans le cabinet d'estampes, la gloire
d'une demeure élevée au faubourg Saint-Honoré,
sur l'emplacement de l'ancien hôtel Pontalba. Le
secrétaire du baron, qui possède cette somptueuse
résidence, a pour mission de suivre les mouvements
de toutes les collections. Il doit rechercher toutes les
pièces reconnues plus belles que celles déjà classées
dans les armoires. Excelsior ! telle est la devise de
son mandat.
Or, il fut avisé de la vente prochaine, à Lyon, de
trois eaux fortes de Rembrandt en état magnifique.
Peut-être se trouvait-il parmi elles une épreuve
inconnue de cette pièce aux cent florins dont on ne
connaît que quelques exemplaires et que feu Dutuit,
en raison de ses contretailles, paya, à Londres, 1220
livres sterling.
— Achetez, dit le baron, mais allez voir.
Le mandataire prend le train, débarque dans la
patrie de Chenavard et de Puvis de Chavannes, et se
fait conduire tout droit chez l'expert chargé de la
vente. Il demande à examiner les cartons.
— Impossible, fait le courtier, avec des gestes de
désolation. Tout est sous scellés dans la maison. On ne
verra les objets que le jour de la vente.
— Au moins connaissez-vous les gravures ?
— Superbissimes ! d'une conservation rare ! d'une
valeur inestimable ! Des marges vierges ! pas un rac-
commodage, pas une déchirure I
GRAVURES 279
— Eh bien ! allez jusqu'à 5 000. Ne voulant pas
faire la hausse, je n'assisterai pas aux cn;hères. Je
reprends le train.
Les estampes sont adjugées à 4 801 francs et le
baron voit arriver un colis soigneusement empaqueté.
Il contenait les trois eaux fortes de Rembrandt, seu ■
lement c'étaient les reproductions d'Amand-Durand.
Le carton reprit immédiatement l'express du P.-L.-M .
et la vente fut annulée.
Le conservateur, à qui le célèbre iconolâtre repro-
cha doucement son imprudence, jura de se méfier
à l'avenir des gravures sous scellés.
Il y a, on le voit, des mys'.ifîcations pour tous les
genres de collectionneurs. Au pied de l'échelle, les
Janot et les débutants trouvent le piège des épreuves
à la teinture de thé et des coloriages grossiers. Dans
la partie moyenne, les demi-connaisseurs se laissent
prendre à des fac-similés bien faits. Au haut de l'é-
chelle, les fins iconophiles voient fondre sur eux les
escrocs de haut vol, qui mettent un véritable talent à
leur fructueuse industrie.
A ceux du demi-savoir, le grattage des estampes.
C'est à leur usage que les petits marchands malhon-
nêtes enlèvent les chiffres qui figurent en haut de
certaines gravures pour faire une « Très rare gravure
avant le numéro... » Ce sont eux qu'ils visent lors-
qu'ils effacent la lettre de toutes les estampes qui
leur tombent sous la main. Seulement le procédé est
grossier. Si habilement opéré qu'il soit, un grattage
saute auxyeux, quand on y regarde de près. L'endroit
usé, gratté ou raclé sera toujours ou plus mat ou plus
280 TRUCS ET TRUQUEURS
brillant que le reste de la planche. Le truqueur a-t-il
par précaution mouillé le papier pour l'assouplir et
le mettre en pression? la feuille aura « godé ». En
séchant il se sera produit une cloque à la place atta-
quée. D'ailleurs, toutes les opérations du grattage se
faisant au dépens de l'épaisseur du pnpier, il suffit de
regarder l'estampe en transparence pour découvrir
les clairs révélateurs. Commepar hasard, la feuille est
amincie juste à l'endroit occupé ordinairement par
les lettres et les inscriptions.
Naturellement, les grands marchands ont mieux à
faire que de perdre leur temps à de telles œuvres de
palience. C'est dans des officines moins achalandées
qu'il faut cherclier le sophisliqueur mystérieux, sour-
nois, ravi de « rouler ;) non seulement ses clients,
mais aussi ses confrères. Quel plaisir pour lui d'exer-
cer sa petite industrie ! quand un lot d'estampes est
entré chez lui, il gratte, il amincit, il remmarge. Toutes
les pièces sortent transformées, maquillées, mécon-
naissables.
Le maître Henri Béraldi a découvert un de ces
maniaques, Durand jeune, dans un entresol obscur
de la rue Louis-lc-Grand, sur la cour. Impossible
avec lui d'obtenir une suite de vignettes sans défaut.
« Ce normand, dit l'auteur de Mes estampes, s'était
avisé d'emprunter aux marchands de vin et de prati-
quer, en grand, la méthode des coupages. Son procédé
était celui-ci : prendre une belle suite de vignettes
avant la lettre, par exemple celle du Voltaire de Kehl,
la diviser en quatre paquets, puis tirer de chaque
paquet une suite avant la lettre en la diluant dans un
complément de fausses avant-lettres, de sa fabrica-
tion. Total : quatre suites avant la lettre. C'était la
multiplication des suites! »
GRAVURES 281
Cette petite cuisine peut tromper certains ama-
teurs. Les vrais collectionneurs ne s'y laisseraient pas
prendre. Avec ceux-là, il faut bien préparer d'autres
machinations. En avant l'arsenal des remmargeurs,
des réparateurs, des calligraphes ! On remet une
pièce à une gravure comme les stoppeurs réparent
un accroc à un habit de soirée. Les traits sont repris
à la plume avec une encre du ton même de l'estampe.
Certains artistes poussent l'habileté jusqu'à recueillir
des fragments de ciel et d'ombres diversement hachés,
où ils puisent pour trouver un morceau coïncidant
avec les traits à raccorder. Vous n'y voyez que du
feu, surtout si l'estampe est doublée.
Jadis, à la vente L. Descloux. la Promenade de la
gallerie du Pcdais Royal, rare épreuve avec les numé-
ros des boutiques, rognée, mais très habilement rem-
margée, fit encore 1 500 francs.
Les remmargements ! mais c'est l'enfance de l'art
de donner satisfaction aux maniaques de la grande
marge. Avec une aisance qui tient du prodige, on
remet des bordures vierges à des estampes circonci-
sées. Le client paye une grosse plus value et s'aper-
çoit, le plus souvent trop tard, qu'il a acquis fort
cher une surface de papier blanc. Si l'épreuve est
belle, il pourra se consoler en songeant qu'après tout
cette vaste étendue préservera la pièce des avaries,
lorsque des mains maladroites la sortiront de ses
carions.
Plus fort que cela ! Connaissez-vous le truc de ce
marchand qui réemmargeait des reproductions mo-
dernes en couleurs pour faire croire à une restaura-
282 TRUCS ET TRUQUEURS
lion de vieilles épreuves? Après ce trait de génie in-
ventif, il faut fermer les porlefeuilles.
Il est des artistes, passés maîtres dans cet art déli-
cat de la restauration, si précieux, quand il est hon-
nêtement exercé, pour les amateurs qui ne veulent
mettre dans leurs cartons que des pièces complètes
et agréables à Foeil. Ch. Fr. Muller, un peintre en
miniature, mort en 1855, laissant une belle collection
d'estampes et de dessins relatifs aux fêtes, mœurs
populaires, édifices de Paris, ne connaissait pas de
rival dans ces travaux de calligraphie et de patience.
Pourtant, aujourd'hui, nos modernes Esculapes d'es-
tampes arrivent à des résultats encore plus surpre-
nants.
Méfions nous des restaurateurs trop habiles. La
pente est glissante. Après avoir refait des parties de
gravures, si l'artiste allait être tenté de refaire des
gravures tout entières? Cela s'est vu, cela se voit, et
sans doute, cela se verra encore malgré notre révéla-
tion du procédé. Bien entendu, il ne s'agit pas de
planches de deux pieds de long. Elles pourraient tout
aussi bien être refaites à la plume : il suffirait d'y
mettre le temps. Mais sur une aussi grande surface,
vme distraction du calligraphe, un défaut du papier
ou de l'encre, un vice rédhibitoirc quelconque saute-
rait par trop aux yeux.
C'est dans la patrie de Goethe et de Schiller que
s'exercent ces pseudo-graveurs qui ne réclament au-
cune récompense aux salons. Ces contrefacteurs aile-
GRAVURES 283
mands s'attaquent aux nielles et aux petits maîtres
du xv^ et du xvi® siècle.
Ces minuscules planches ont quelques centimètres
carrés. Certains médaillons n'excèdent pas la dimen-
sion d"un timbre-poste. D'une antiquité et d'une ra-
reté insigne, ils atteignent des prix fous dans les ven-
tes. Les fameux nielles de la collection Renouvier, à
Montpellier, Les sept figures de la Passion, à la date
de 1446, considérés par certains comme les premiers
essais de gravure en creux, n'ont-ils pas été payés
20 000 francs pour le compte du musée de Berlin? De
pareils trésors sont bien faits pour tenter les Robert-
IMacaire de l'estampe.
Regardez donc de très près ces jolies épreuves
pour Lilliput, œuvres charmantes d'Aldegraver, de
Schongauer, de Th. de Bry, deDelaulne. Sur d'aussi
petites surfaces, la contrefaçon est presque impossible
à reconnaître. Tantôt le copiste a calligraphié, trait
pour trait, la gravure à reproduire sur du papier de
l'époque, coupé dans les marges de vieux manuscrits.
Tantôt, usant librement de la photogravure, il a si
admirablement truqué sa reproduction qu'elle peut
passer à première vue pour un original.
L'n aigrefin de Hambourg était arrivé à un résul-
tat prodigieux. Il commençait par salir et teinter
convenablement son fac-similé, puis il l'usait à la
pierre ponce jusqu'à lui donner l'épaisseur impal-
pable de la décalcomanie, le collait enfin sur du
vieux papier arraché à des livres et poussait même
le soin de la mise en scènejusqu'à apposer, au revers,
de fausses marques de marchands et des mono-
grammes de collectionneurs qu'il contrefaisait.
Oui ne se laisserait prendre à d'aussi habiles mani-
pulations ? Les plus défiants sont exposés à Terreur
281 TRUCS ET TRUQUEURS
et un des plus habiles connaisseurs du xix* siècle,
riconophile Couturier, fut victime d'une mystifica-
tion qui lui coûta un nombre respectable de billets
de banque. Lorsque Damascène Morgand, après la
mort du fameux collectionneur, fut chargé de catalo-
guer ses précieux recueils de maîtres ornemanistes
des XVI® et xvii" siècles, il tressaillit d'aise en trouvant
la rarissime suite de bagues du lorrain Wœriot. « Bel-
lissima! » se dit-il. Mais c'était, dans sa bonhomie
charmante, un expert redoutable que le libraire du
passage des Panoramas ! Des doutes lui vinrent. Il
regarda l'album de plus près, passa chaque feuillet à
la loupe, et après plusieurs heures d'examen, recon-
nut que les planches n'étaient pas des gravures, mais
bien des dessins.
Le recueil ne figura pas à la vente. Couturier
l'avait payé 20 000 francs.
t
Un dernier truc pour finir. Au temps où les procé-
dés photographiques n'avaient pas vulgarisé les
reproductions, une planche de portrait coûtait fort
cher à graver. Tous les marchands d'estampes ne
pouvaient pas se payer ce luxe. Cependant, quand
leurs clients venaient leur demander l'image d'une
célébrité, il fallait bien leur répondre. Grand embar-
ras pour se la procurer.
L'un d'eux trouva un moyen ingénieux de se tirer
d'affaire. Il acheta tout simplement de vieux cuivres
et changea sur la planche le nom du personnage sans
modifier quoi que ce soit au portrait. Madame de Lon-
gueville devint la Grande Mademoiselle, Charles P%
Cromwell, et Washington, Pitt.
Personne ne réclama contre la ressemblance.
L\STRUMENTS DE MUSIQUE
Le roman du clavecin. — Stradivarius de bO 000 francs. —
Un Guarnerius de 15 francs. — Violon sur mesure. — La
guilcrne du baron Davillier. — L'honnête Vuillaume. — Tol-
becque. — Fabricants de vieux neuf. — Du 1725 en 1907. —
Contrefaçons à grand orchestre. — Demandez le catalogue. —
La musette du peintre. — Trop de provenances illuslrcs ! — Le
clavecin du Petil-Trianon. — Les harpes de Marie-Antoinette.
— Elle jouait du piano forte I
Les instruments de musique, ces derniers venus
dans la curiosité, donnent parfois quelques notes faus-
ses dans le concert de la contrefaçon. Pas plus que
leurs aînés, ils n'ont pu se dérober aux tripatouilla-
ges. Jugez-en par l'histoire d'un clavecin, qui, malgré
sa petite taille, fit quelque bruit dans le Landcrnau
des collectionneurs.
Les plus beaux clavecins furent fabriqués au xvn^
siècle par les Ruckers, grands luthiers devant l'Eter-
nel. Ce n'étaient pas de petits compagnons ces maî-
tres d'Anvers ! De 1579 à 1G67, ils mirent au monde des
instruments sans pareils pour la beauté de leur forme
et la pureté de leur son. Ils rivalisaient dans leur genre
avec les Stradivarius dllalie. Les amateurs de toute
l'Europe faisaient venir de Flandre lesœuvres portant
les marques célèbres, Joannes ou Andréas Ruckers
fecit Anluerpice.
Mais combien fragiles ces ancêtres du piano !
286 TRUCS ET TRUQUEURS
Beaucoup dans le principe se brisaient en route, ou
n'arrivaient à destination que détériorés par les heurts
du voyage : les ais disjoints, la peinture écaillée, les
tables d'harmonie fendues. Aussi les Ruckers se gar-
daient-ils bien de peindre la frêle enveloppe de bois
mince qui formait la caisse do leurs clavecins. Ils la
revêlaient d'un simple paprer à ramage ebréservaient,
pour le dessou s du couvercle, leurs sujets mythologi-
ques, empruntés à l'école flamande si fort à la mode au
xvii* siècle. Les dessus de clavecins que Ton rencon-
tre maintenant, décorés sur fond d'or, d'arabesques,
de guirlandes, d'amours joufflus, et de scènes galan-
tes, dans le goût de Berain, de Watteau ou de Gillot,
ont revêtu cette robe pimpante longtemps après.
Quelques-uns même n'ont jamais quitté l'humble
livrée du départ qu'ils portaient à leur embarque-
ment à Anvers.
Celui dont je vais parler n'avait qu'une modeste
couverte de laque rouge relevée de fdets d'or. Dire
comment il était arrivé dans l'officine du fameux an-
tiquaire Bibaque, je l'ignore. Je sais seulement qu'il
séduisit au premier coup d'ceil un amateur distingué-
Il voulut l'acquérir séance tenante. Il lui fallut reculer
devant les prétentions du marchand.
Il était bien tentant cependant, sur son piétement
Louis XV, le petit instrument, réduit à cinq octaves !
Seulement 3 000 francs, c'était une somme. Le collec-
tionneur n'}' renonça qu'à regret, non sans l'avoir
scruté sous toutes ses faces et reconnu que c'était
un enfant du midi. Son facteur, Louis Bas, l'avait
signé sous le do de la cinquième octave.
INSTRUMENTS DE MUSIQUE 287
Quelques mois après, noire amateur, — si vous le
voulez, nous l'appellerons Fidelio, — rencontre un
confrère en musicomanie, à qui il avait parfois sou-
levé quelques bonnes trouvailles. Du plus loin que
son rival l'aperçoit :
— Eh bien ! vous en avez laissé passer une belle
occasion !
— Voulez-vous parler du clavecin de Bibaque ?
— Certainement. Il est vendu. Figurez-vous que
la couche de vernis rouge était réappliquée. En la
traitant par des réactifs, l'acquéreur a fait surgir
une peinture italienne de toute beauté.
On a beau être cuirassé contre les chocs de la
fortune, il y a des coups inattendus qui vous
frappent cruellement. Fidelio reçut le choc en pleine
poitrine. Par un juste retour il voulut en faire par-
tager l'amertume au marchand. Dès les premiers
mots, Bibaque partit d'un grand éclat de rire :
— 11 faut, dit-il, que les réactifs aient été bien
puissants ! Quand j'ai acheté le clavecin, le cou-
vercle manquait. Mon menuisier l'a refait. J'ai
confié le soin de le laquer à un décorateur de la rue
des Martyrs.
Quatre ans plus tard, Fidelio avait complètement
oublié l'aventure, quand il reçut un billet d'un ama-
teur fanatique de musique ancienne, le priant de
passer à son hôtel le lendemain à une heure indiquée.
Aussitôt arrivé :
— Vous savez, lui dit le mélomane, je cherche
depuis longtemps un clavecin bien conservé. Enfin
j'en tiens un superbe ! Il est peint par Nattier d'une
façon éblouissante. On m'en demande 22000 francs.
Le décor seul vaut l'argent.
288 TRUCS ET TRUQUEUR
— Je dois vous l'avouer, répondit modestement
Fidelio, ma compétence en peinture ne va pas loin.
— Pour les peintures, j'en réponds, c'est mon
affaire. Je ne vous demande qu'une seule chose : l'ins-
trument marche-t-il bien ? Combien pensez- vous
qu'il me faille dépenser pour le remettre en état ?
Et le collectionneur l'entraîne dans sa galerie où
trône déjà, sur un socle de velours rouge, le clavecin
merveilleux qui avait entendu murmurer tant de
plaintives élégies.
Le marchand était encore là. Fier de sa vente, il
ouvre lentement le couvercle, graduant ses effets.
Tandis que l'amateur s'extasie, Fidelio se réserve et
commence un examen prudent.
Tout d'abord, il éprouve un premier étonnement.
L'instrument est signé Andréas Ruchers Antuerpix
me fecit sur la barre qui retient les sautereaux. De
plus les clavecins de ce temps-là n'avaient que quatre
octaves, et celui-ci en a cinq, sans présenter la moin-
dre trace d'agrandissement ! Un doute lui vient. 11
lui semble reconnaître l'instrument, et, sans hésiter,
il va tout droit à Vut de la cinquième octave. Il le
soulève et découvre la signature de Louis Bas, le
père légitime. C'était le clavecin de Bibaque!
Vous devinez la fin de l'histoire. Le marchand sans
protester argue de sa bonne foi, se confond en
excuses, et dans un mouvement d'indignation bien
sincère, s'écrie :
— Je suis trop honnête pour ne pas rompre le
marché. Je ne garderai même pas chez moi une
pièce ainsi maquillée. Je la vendrai à un Américain.
Il n'alla pas chercher si loin. A l'Exposition de
1900, le public admira le clavecin-protée, exposé sous
le nom de l'antiquaire Soliman, le sultan de la eu-
INSTRUMENTS DE iMUSIQUE 289
riosité, qui ne compte dans sa clienlèlc que des
ricliards. Seulement, cette fois, d'après l'inscription,
l'instrument provenait du Petit Trianon et avait ap-
partenu à ^larie-Antoinette.
Très admiré, très convoité, ce clavecin, où l'on
pouvait imaginer Jean- Jacques Rousseau accom-
pagnant à la reine une ariette du Devin du village!
Il finit par tenter une archiduchesse de la cour de
Russie.
Elle l'acheta 360000 francs.
Il faisait déjà l'ornement d'une des plus belles
galeries de l'Europe quand une lettre d'un confrère
jaloux dévoila le pot aux roses. Vive émotion ! La
grande dame jette les hauts cris et prévient l'ambas-
sade. Le vendeur est invité à donner des explications.
— Mon clavecin est faux ? répondit avec hauteur
Soliman. Moi, je le crois vrai, et comme j'ai un
acheteur .qui le regrette, vous pouvez faire savoir
à tout Saint-Pétersbourg que je le reprends avec
50000 fr. de bénéfice.
La lettre à l'ambassadeur partit. Mais le clavecin
ne revint pas. Les touches minuscules où vinrent
errer les doigts de l'infortunée reine tirent encore des
larmes à des jolis yeux sur les bords de la Neva !
Le trait n'est-il pas typique ?
'I rappelle un peu l'anecdote de Salvator Rosa,
mais avec plus d'inattendu et de saveur. Le célèbre
peintre jouait un jour, pour se distraire, sur un assez
méchant clavecin. Un ami lui fit honte d'un instru-
ment qui ne valait pas un écu. « Il en vaudra trois
mille quand vous le reverrez », dit Salvator. Et le
peintre napolitain décoraimmédiatementle couvercle
d'un paysage avec personnages que tous les connais-
seurs vantèrent comme un chef-d'œuvre. A coup sûr
13
290 TRUCS ET TRUQUEURS
l'épinelte alleindrait une jolie somme, si elle venait
faire une apparition à l'hùlel des ventes!
On a vu pourtant aussi bien, sinon mieux. Ouvrez
quelques inventaires du xvni'' siècle. Vous serez sur-
pris de la richesse d'ornementation prodiguée sur
les clavecins. Ce ne sont que peintures d'Oudry, de
Coypel, de Walteau, d'Audran, de Claude Gillot,
que pieds façonnés par Boule le père ou vernissés par
Martin, avec bronzes dorés à For moulu. Peut-on rien
imaginer de plus riche que l'épinelte d'Annibale de
lîossi, au Kensington Muséum, garnie de près de
deux mille turquoises, lapis, améthystes, topazes,
émeraudes, saphirs ou rubis ? Sans aller si loin, notre
musée du Conservatoire ne possède-t-il pas un admi-
rable clavecin peint par Brauwer, Paul Bril et
J. Breughel?
Nul besoin d'être musicien pour donner la place
d'honneur dans un salon à des pièces aussi décora-
tives. Avec raison, la mode, cette fois bien inspirée,
a opéré le sauvetage des rares exemplaires, échappés
au dédain du xix" siècle, qui les avait remplacés par
Ivs pianos.
Mais le clavecin n'est pas le seul des instruments
de musique capable à soulever les convoitises des
gens de goût. Serpents, théorbes, luths, guitares, mu-
settes habillées de vieilles soies, mandores incrustées
d'écaillés, hautbois, trompes, cornets, ne font-ils pas
sur les murs, remplaçant les armes, d'aussi char-
INSTRUMENTS DE MUSIQUE 291
mants trophées que les plus belles panoplies? Ah ! la
délicieuse ornementation 1 Quelle recherche de déco-
ration ! Les luthiers ont mis en œuvre les bois les plus
rares, l'ébène, le cèdre, le cyprès, le citronnier. Ils
ont fait appel aux arrangements les plus compliqués
de la marqueterie. La nacre, 1 ivoire, Técaille ont
collaboré aux dessins des ingénieuses incrustations.
L'or, l'argent, les pierres précieuses leur ont même
prêté leurs somptueuses couleurs. Comment s'étonner
si ces admirables instruments des xvi", xvn^ et xvin^
siècles, dont personne, à part quelques amateurs de
haut goût, ne voulait, il y a cinquante ans, se vendent
aujourd'hui à des prix très élevés ?
Pour satisfaire à la demande toujours croissante
de belles pièces de lutherie, certains industriels ont
mis en vente des imitations parfaites. C'est le nec
plus ultra de la contrefaçon. Tout l'orchestre y a
passé, instruments à cordes, instruments à vent, jus-
qu'à l'innocente batterie.
A tout seigneur tout honneur. Donnons la première
place aux violons, ces rois des instruments à cordes
où les truqueurs ont mis* adroitement tant de ficelles.
Ah Jove principiiun : commençons donc par ces
merveilleux enfants de Stradivarius, d'Amati, de Mag-
gini, de Guarnerius, de Bergonzi, aussi excellents
par leur son noble et sympathique que par la beauté
de leurs contours et de leurs vernis. Allez au musée
du Conservatoire. Vous y verrez, abi'ités comme les
diamants de la Couronne, dans une cage de verre,
trois inestimables violons. A droite, un Stradivarius,
daté de 1708, la meilleure époque du célèbre luthier
292 TRUCS ET TRUQUEURS
de Crémone; à gauche, un Guarnerius del Jesu, joué
jadis par Alard; au milieu, un second Stradivarius de
1699, du modèle dit « longuet », qui coûtait alors
quatre louis d'or. Ces chefs-d'œuvre sont montés sur
pivot. Notre admiration peut, sans déplacement,
s'exercer dans tous les sens.
Ne riez pas de ce culte. Le violon n'est-il pas au
musicien ce que le cheval est à l'Arabe, la plume à
l'écrivain? Quand des doigts magiques le font vibrer,
c'est presque une personne vivante. On ne s'étonne
pas de lui voir donner un nom : Jupiter, le Messie,
le Chant du Cygne, la Pueelle, le Sancy.
Naturellement de telles merveilles n'ont plus de
prix. Entre 1830 et 1850, on pouvait acheter pour
mille ou douze cents francs les plus beaux produits
de la lutherie italienne au fameux Tarisio. Chaque
hiver, ce dénicheur de chefs-d'œuvre les rapportait
de son pays dans de grandes caisses, tout démontés,
les tables d'un côté, les fonds d'un autre, les éclisses
et les têtes à part. Le tout, déclaré comme débris,
échappait aux droits de douanes.
C'était le bon temps. Les luthiers en vogue, Vuil-
laume, Gand, Rambaux, Chanot, venaient puiser,
comme dans un Pactole, à la pacotille de Tarisio,
déballée dans un petit hôtel borgne de la rue Gre-
neta.
Aujourd'hui tout a plus que décuplé. Les Anglais
surtout sont fous de violons célèbres. Ne sont-ce pas
MM. Ebsworlh llill and C^ qui payèrent, dit-on, 52.000
francs en 1893 le beau violoncelle de M. Batta ?
Moyennant 2.000 livres sterling, M. Crawford n'a t-il
pas emporté à Edimbourg le fameux Messie du violo-
niste Alard, ce merveilleux Stradivarius de 1716 qu'a-
vai» découvert Tarisio et que posséda Vuillaume>
INSTRUMliNTS DE MUSIQUE 293
C'est sans conlrcdit le plus haut prix atteint jusqu'ici
par un instrument à cordes.
A côté de ces pièces uniques, d'une authenticité
incontestable, que d'altérations, de copies, d'imita-
tions! Les vieux collectionneurs ont encore présente
à la mémoire la fameuse vente de ce Luigi Arrigoni,
qui débarqua en 1882, de Milan, avec tout un stock
d'instruments destinés aux enchères. Quelle débâcle!
quelle lessive à l'hôtel Drouot !
UnGuarnerius 1655 atteignitpéniblement24 francs;
un Amati, 40 francs. Un Stradivarius, fait à Crémone
en 1680, avec le beau vernis rouge traditionnel et l'é-
tiquette, malgré la recommandation de l'expert, ne
dépassa pas 15 francs. Seules quelques bonnes pièces
authentiques, égarées dans ce fatras de contrefaçons,
trouvèrent preneurs auprès des connaisseurs avisés.
Au fond, le petit nombre des beaux violons anciens,
en dehors de leurs qualités, justifierait seul la hausse
fantastique de leurs prix. Non seulement il leur a
f jllu échapper à tous les risques menaçant de des-
truction leur fragile membrure, mais aussi éviter
le vandalisme des réparateurs qui ont effrontément
m )difié, agrandi, recoupé tant de pièces uniques!
Quand le professeur Viotti eut révélé Stradivarius
au monde musical, on s'aperçut que le meilleur élève
d'Amali avait donné au violon ses formes lespluspar-
faites Ses proportions devinrent des modèles et ser-
virent à établir des règles fixes. Personne ne voulut
plus des produits de ses prédécesseurs. On les trouvait
tantôt trop longs ou trop larges, tantôt trop courts
ou trop étroits. Et les luthiers d'entrer en scène et de
294 TRUCS ET TRUQUEURS
ramener, par le recoupage, les instruments hors ttiille
aux proportions d'un Stradivarius, comme celui du
musée du Conservatoire auquel le catalogue de
G. Chouquet consacre celte notice caractéristique :
M Ce violon porte le monogramme de Gaspard Duif-
foprugcar, parce qu'il a été fait avec un instrument
authentique de ce luthier célèbre. On a d'abord trans-
formé une viole de ce maître en un petit violon. Puis
Georges Chanol a fort habilement agrandi ce petit
violon et lui a donné sa forme actuelle. »
L'instrument est donc de Duiffoprugcar, mais con-
venons qu'il a quelque peu changé de physionomie
sur son chemin.
Il y a pourtant plus fort.
Il existe de par le monde une merveille qui a subi
une aussi étonnante transformation, simplement à ve-
nir de la rue Pigalle à la rue du Faubourg-Poisson-
nière, de la galerie du baron Davillier au musée du
Conservatoire.
Les amis de la maison qui connurent les belles col-
lections du baron, — je fus de ce nombre, — se sou-
viennent de la guiterne, un des ornements de ce cabi-
net tendu de damas rouge à grands rinceaux, tout en-
combré d'émaux, de bijoux, de fers ciselés, deteru'cs
cuites, d'armes damasquinées et de majoliques.
Charles Davillier avait trop longtemps voyagé en
Espagne pour ne pas savoir accompagner une séré-
nade en grattant le jambon, rascar el jambon, comme
dit Théophile Gautier. Mais il ne se servait pas pour
cela de sa guiterne, véritable bijou de sculpture de
la fin du XVI* siècle.
L'auteur inconnu de cette pièce magnifique s'était
INSTRUMENTS DE MUSIQUE 295
en eiïet inspiré d'une composilion de Lucca Penni,
Apollon et les Mttscs. Sur le fond de noyer, il avait
sculpté le dieu des arts, entouié de ses nymphes
jouant chacune d'un instrument difl'érent. Le grand
collectionneur était si attaché à ce petit chcf-d "œuvre
qu'il l'avait fait reproduire par la gravure, avec sa
table gracieusement découpée, son manche cannelé,
et son chevillier à six cordes. Vous la retrouverez
dans ma biographie du maître.
A sa mort, un don généreux de M™« la baronne Da-
villier fit entrer le cistre italien au musée du Conser-
vatoire. Il voisine aujourd'hui avec les plus belles
pièces de cette collection unique au monde.
Mais, ô surprise ! ce n'est plus la guiterne de la
gravure. La table est refaite, le manche s'est allongé,
il est tout lisse. La tête et les moulures diffèrent, les
chevilles se sont multipliées plus miraculeusement
iiue les petits pains de l'Évangile !
Au lieu de six, il y en a seize maintenant ; de quoi
tendre huit paires de cordes, et le catalogue baptise
l'instrument du titre pompeux « d'Orphéoron ita-
lien ».
Ou'est-il donc arrivé? Le Conservatoire a-t-il ses
mystères, et quelque restaurateur masqué vient- il sur
des ordres secrets, mettre à la torture les infortunés
instruments? Quoi! vous me dites qu'un Stradivarius
lui-même aurait eu la tête changée? Entré au musée
dans son état originel avec le manche de l'époque et
le diapason ancien, on lui en aurait fait enter un
nouveau pour le mettre au diapason moderne et pou-
voir en jouer à l'occasion? Je ne puis vous croire. On
n'aurait pas osé profaner un instrument destiné à
rester sous verre comme une relique.
Cruelle énigme ! Troublante ambiguitc !
296 TRUCS ET TRUQUEURS
t
De telles restaurations, si subtiles qu'elles parais-
sent, sont pourtant le moindre des dangers que court
l'amaleur. Malgré toutes les audaces que peut se per-
mettre le luthier, il n'en subsiste pas moins un objet
ancien.
Malheureusement beaucoup plus souvent (cela se
voit) le collectionneur accroche sur ses murs des
pastiches modernes plus ou moins bien faits, et
toujours fort habilement présentés.
Entendons-nous, il ne peut être question ici de ces
parfaites reproductions des œuvres de maîtres, exé-
cutées par Vuillaume qui s'amusait à présenter sur
son comptoir le Messie et en parallèle l'heureuse copie
qu'il en avait faite. Les plus clairvoyants s'y trom-
paient. Il n'aurait tenu qu'à lui de duper ses ache-
teurs avec ses imitations poussées à un tel point de
perfection. Artiste honnête, il vendait toujours ses
chefs-d'œuvre pour des productions modernes. Il ne
peut non plus s'agir des très intéressantes reconsti-
tutions d'instruments disparus ou impossibles à re-
trouver, comme celles faites par Aug.Tolbecquepour
le musée instrumental de Bruxelles ou la collection
Charles Petit de Paris. Tout au plus, pourrait-on
trembler pour nos petits neveux qui collectionne-
ront au XXI® siècle.
Pour le moment il suffit de se défendre contre les
mystifications sans nombre des industriels qui, dans
les greniers de Montmartre ou sur les rives de l'Arno,
cherchent à prendre la suite de Stradivarius ou
d'Amati.
INSTRUMENTS DE MUSIQUE 297
Passons à notre doigt l'anneau de Gygès, Glissons-
nous, invisibles, dans l'atelier d'un de ces fabricants
de vieux neuf. Un Guarnerius de 1725 va naître.
D'un carton, plein de patrons soigneusement relevés
surdes originaux, l'ingénieux personnage tire les mo-
dèles de toutes les parties du violon, table, fond,
éclisses, manche, jusqu'aux chevilles. Puis il les exé-
cute soigneusement avec de vieux bois convenable-
ment teintés. Les novices se contentent de jus de ré-
glisse ou de brou de noix, l'enfance de l'art. — Notre
homme, lui, a soumis ses fournitures à la chaleur du
four, dans des boîtes métalliques bien closes. Le bois
y a revêtu une superbe coloration jaune brun sans
aucune des taches que leur aurait données une tein-
ture à l'eau additionnée d'un alcali quelconque. Un
simple encollage et le bois sera prêt à prendre admi-
rablement le vernis.
I\Iaintenant tout est disposé pour l'assemblage.
Cependant, avant de monter les pièces, il est urgent
de leur donner un aspect décrépit. Un Guarnerius n'a
pu traverser les âges sans dommage. Attention ! II
s'agit de remplacer par des réparations simulées la
détérioration lente du temps. L'usure a donné du jeu
au cheviller ? Rien de plus facile que d'agrandir les
trous, de les regarnir de bois, et de les forer de nou-
veau. Le chevalet a fatigué la table ? Il suffit d'y
mettre une pièce sous le point d'appui. Au cours des
siècles on a dû plusieurs fois changer le diapason ?
Vite ! Un renforcement de la table, une enture au
manche, et des étiquettes anciennes pour indi-
13.
298 TRUCS ET TRUQUEURS
qiier, comme jadis, la franchise de ces restaurations.
Renov. anno. dom. m.dcclxxiv par Finth à Paris.
Voilà qui est fait ! Il ne reste plus qu'à passer sur
toutes les surfaces internes une légère couche de co-
lophane pour retenir la poussière, et à coller la
marque célèbre.
Joseph GUARNERIUS FECIT
CREMONE ANNO 1725 I H S.
C'est facile grâce à des fac-similés tirés en photo-
typie sur papier de l'époque, suffisamment salis et
trempés dans une solution faible d'acide chlorhy-
drique pour atténuer l'éclat de l'encre.
Le violon est désormais bon à monter : c'est l'af-
faire d'un tour de main pour le construire.
Satisfait de son œuvre, notre luthier en vieux,
verse par les ouïes une poignée de poussière fine.
Les surfaces colophanées s'en imprègnent. L'inté-
rieur est au point. Il est temps d'habiller l'extérieur.
Comment imiter cette pâte fine et souple, ce des-
sous doré et miroitant, cette nuance séduisante qui
fait la gloire des vernis de Guarnerius? C'est facile
avec les formules des anciens luthiers. Voyez plu tô t. Le
bois a déjà revêtu par la cuisson une teinte d'or qui va
éviter la moitié du travail. Le vernis prend des nuances
d'un beau brun rouge avec des reflets superbes. Quel-
ques éraflures, des trous de vers, des « crasses » en
terme de luthier, un léger frottis au papier de verre
ou à l'ammoniaque aux endroits usés par le frottement
de la main ou du menton. Voilà en l'an de grâce 1907
un Guarnerius authentique. Si le truqueur connaît
bien son affaire, il le vendra plusieurs milliers de
francs et n'aura pas dépensé cent francs à le fabriquer.
- Violoncelles, violes, vielles, luths, mandolines,
INSTRUMENTS DE MUSIQUE 299
inandores, pochettes de maître à danser, toute la
Uilherie italienne ou allemande est imitée, copiée,
truquée par ces procédés ingénieux. Les amateurs
eux-mêmes s'en mêlent. Ils font incruster ou histo-
rier leurs instruments et transforment une pièce très
ordinaire en un objet de haute curiosité.
De temps à autre ils vendent leur collection. Elle
comprend 2 000 instruments. Il y en a 1800 de faux
ou de maquillés sans remords.
C'est en Italie, la patrie du beau et du faux, que
naissent le plus dimitations. A Florence, un facteur
de talent fabrique en grand tous les instruments
connus II sort de son officine des archiluths semés
à profusion d'incrustations de nacre, des violes repro-
duisant en marqueterie des tableaux connus, des
tympanons décorés de gouache. Il envoie le catalo-
gue sur demande et vend à prix lixe.
Si les instruments à cordes sont les premiers sujets
dans le ballet de la contrefaçon, n'oublions pas la
bande des instruments à vent, coryphées du truquage
bien dignes aussi d'arrêter Tattenlion.
Le marché n'est-il pas inondé de petites musettes
à deux chalumeaux très courts, munies de leur sac
de vieille soie à galons d'argent ou dor? Elles passent
à tort ou à raison pour être fabriquées dans une loge
de concierge du quartier du Temple.
Vous connaissez sans doute le nom de Philippe-
Rousseau? Cet admirable peintre de natures mortes
exposa au Salon sous le titre : « 0 ma tendre mu-
sette » une toile très reoierquable et fort remarquée.
300 TRUCS ET TRUQUEURS
Jetée parmi les accessoires, gît une musette d'un goût
exquis. L'instrument, qui lui servit de modèle, se
trouvait en mauvais état. Le chalumeau et le bour-
don en ivoire avec des clefs d'argent étaient bien « de
l'époque ». La panse en vieux velours couleur
« prune de monsieur » avait dû, dit-on, être refaite
par les doigts agiles de la femme du peintre. Madame
avait même encadré le soufflet d'une dentelle d'or.
Lancée dans la circulation, à la vente de l'atelier,
la musette court encore.
N'a-l-on pas vu également naître des flûtes et des
hautbois en ivoire, imités de façon à faire pAmcr
d'aise les amateurs les plus blasés? Un d'eux et non
des moindres, — nous l'avons déjà appelé Fidelio, —
fut un jour tenté par un superbe hautbois du xvii*
siècle à une seule clé.
Tourné dans un ivoire superbe, admirable de teinte
ancienne, avec les craquelures du temps, il était pré-
senté dans son étui original en vieux maroquin semé
de dorures pfdies.
Par bonheur Fidelio n'est pas seulement collec-
tionneur, il est aussi musicien. Il porta l'embouchure
à ses lèvres. Son oreille, encore plus experte que sa
vue, lui fit reconnaître que l'instrument, contem-
porain deLulli, était au diapason moderne, d'un ton
au-dessus. Le marchand ninsistapas.
Est-ce le même industriel qui chercha à mystifier
le musée du Conservatoire, dans la personne de son
directeur G. Chouquet,enlui proposant un objet uni-
que : une flûte du temps des Hébreux ? i\Iais il avait
INSTRUMENTS DE MUSIQUE 301
affaire à forte partie. G. Chouquet. fureteur infatiga-
ble, toujours à l'affût pour découvrir une rareté et
enrichir son cher musée, était cependant fort prudent
et toujours sur ses gardes.
M. Paul Ginisty a recueilli la réponse qu'il fil à
l'éhonté solliciteur :
— Oui, dit-il, avec cette politesse exquise dont il
ne se départait jamais, puiscjue vous le proclamez, je
ne doute pas de l'authenticité de l'instrument. Mais
voyez-vous, notre public est si sceptique ! Tachez
donc de retrouver comme garantie léliquette du fa-
bricant hébreu, contemporain de Moïse. Je vousachè-
terai tout de suite votre flûte.
M. Chouquet était un conservateur modèle. Cela
ne l'empêcha pas d'exposer à la place d'honneur de
son musée deux trompes en faïence, qui ne sem-
blent là que pour ébahir le public.
Regardez dans la vitrine plate qui avoisine les Stra-
divarius. Au milieu de flûtes en porcelaine de Saxe,
en ivoire, en faïence de Rouen, deux serpents montés
sur des tiges se déroulent en replis tortueux. Ils sont
superbes. L'émail peut rivaliser avec les meilleurs
produits des anciens potiers.
« Faïence de Nevers », dit le catalogue de G. Chou-
quet, qui ajoute : « Ces deux pièces rarissimes dont
l'émail est admirable, méritent de fixer l'attention des
amateurs de céramique ». L'érudit conservateur ad-
mirait de confiance, tout en n'étant pas très fixé sur
la nature de ses trompes, car une première fois, en
1875, il les avait qualifiées de « faïences italiennes ».
302 TRUCS ET TRUQUi: URS
Clapisson, dont la collection forma, en 1SG4, le pre-
mier noyau du musée, n'était pas ennemi, à l'instar
de beaucoup, d'une mise en valeur de ses trouvail-
les. Il lui fallait quand même des attributions et des
provenances illustres. Il oubliait aisément d'indiquer
les restaurations ou les défauts des pièces. Un jour, il
acheta ces deux têtes de serpent en faïence du
xvi^ siècle, probablement italienne. D'où venaient
ces débris ? D'une fontaine rustique ? d'une grotte
ornée de figulines ? Clapisson ne se demanda pas
longtemps si le bloc serait dieu, table, ou cuvette.
Il résolut d'en faire un instrument de musique et
confia le travail à un restaurateur d'une habileté
éprouvée, Alfred Corplet. Celui-ci se mit à l'œuvre,
prit modèle sur des plats de Palissy, et réussit à com-
poser ces corps et ces queues plus beaux que nature
« qui méritent de fixer l'attention des amateurs de
céramique » .
Sur ce point seulement le catalogue de M. Chou-
quet a raison.
C*est égal, quand le nouveau et très sympathique
conservateur actuel publiera une nouvelle édition de
la notice, il fera bien de détruire cette légende de
faïenciers de Nevers, fabricants d'instruments de
musique! Peut-être aussi pourra-t-il demander leurs
passeports à plusieurs pièces historiques un peu trop
pompeuses, telles que les clavicordes de Grétry et de
Beethoven, l'épinette du prince de Conti dorée à l'or
adhésif, la lyre de Garât, la vielle de Madame Adélaïde,
la harpe (numéro 292) « de l'infortunée princesse de
Lamballe ». Clapisson a vraiment trop fait vibrer la
INSTRUMENTS DE MUSIQUE 303
corde du souvenir. N'a-t-il pas été jusqu'à dire d'une
musette : « Carie Ytxn Loo l'a possédée et ce maître
brillant Ta reproduite dans son tableau représentant
la famille de Louis XV, c[u'on voit au musée de Ver-
sailles ? »
Or ce tableau n'a jamais existé que dans l'imagina-
tion de Clapisson. M. de Bricqueville, qui connaît
son Versailles jusque dans les moindres coins, Fa vai-
nement cherché. En revanche, son enquête dans le
palais du roi Soleil l'a conduit devant une autre re-
lique, aussi peu historique et tout aussi suspecte.
C'est une bien amusante mvstification.
Au Petit Trianon, dans le grand salon de la reine,
un joli clavecin attire l'attention.
Ce n'est ni le délicat placage d'amaranthe et de
citronnier décorant la caisse, ni les guirlandes de
fleurs sur fond or recouvert de vernis Martin, agré-
mentantrintérieur, qui accrochent les regards du pu-
blic. 11 faut voir les jeunes Anglaises comprimant les
battements de leurs cœurs lorsqu'elles se penchent
sur la caisse où le gardien leur indique les lettres ma-
giques P. T. (Petit Trianon) et qu'il ajoute, solennel
et convaincu: « Clavecin de Marie-Anloinette 1 »
Eii bien ! encore une légende touchante à détruire.
Ce clavecin n'a jamais appartenu à la reine, et, cir-
constance peu atténuante, ce n'est même pas un cla-
vecin.
La forme extérieure est bien celle de cet ins-
trument, mais obtenez, comme M. de Bricqueville,
l'autorisation de l'ouvrir, vous verrez qu'il s'agit d'un
304 TRUCS ET TRUQUEURS
véritable piano, monté avec des marteaux, d'après
le système de Slein, « un chaudron », comme l'ap-
pelait Voltaire. Le son n'évoque en rien les vibrations
produites par les cordes pincées par des sautcreaux.
D'ailleurs la date est caractéristique. Le facteur,
constructeur de l'instrument, Fa signé dans une cou-
ronne de roses : « Fait par Pascal Taskin, 1790. » Le
5 octobre 1789, la reine faisait sa dernière promenade
dans le jardin de Trianon, et le lendemain la cour
quittait Versailles. Un an plus tard, Taskin fabriquait
son piano forte « pour le Petit Trianon ».
Mais les lettres P. T. ?
Les initiales de l'artiste tout simplement. En 1867,
(juand rimpératrice Eugénie entreprit de réunir les
objets ayant appartenu à Marie-Antoinette, M. de Les-
cure fut chargé de rédiger le catalogue. Apercevant
sur la table d'harmonie les lettres magiques, il n'hé-
sita pas à inscrire au catalogue : « Ce clavecin porte
en lettres de cuivre doré la marque P. T. Petit
Trianon. »
Il aurait pu tout aussi bien écrire : « Pièce tru-
quée ».
Croyez-moi, méfiez-vous des attributions histo-
riques. Un de mes amis fut chargé de vendre un
violoncelle-quart portant la marque de Stradivarius.
Il avait ses papiers depuis 1786 : une lettre d'envoi
du prince de Bombes, ce grand seigneur mélomane
qui mettait son cordon bleu pour jouer du basson,
aux concerts de la cour. Malgré ce certificat quasi-
royal, c'est vainement qu'il passa sous les yeux des
principaux luthiers parisiens. La missive était au-
INSTRUMENTS DE MUSIQUE 305
thentique, mais à l'instrument véritable on avait subs-
titué, à une époque inconnue, un autre violoncelle.
Il ne put recueillir qu'une offre dérisoire de qua-
rante-cinq francs.
On a si vite fait dépeindre sur un violon un écusson
aux armes de France pour indiquer que l'instrument
a fait partie de la Chapelle-musique de Louis XIV, ou
sur une épinette italienne les armes de la famille
d'Orléans! Les musées de l'Europe entière exliibent
de ces pièces uniques. Elles n'éblouissent plus que
les voyageurs docilement trimballés par les agences
internationales. On a le clavicythérium de l'empereur
Léopold I, le clavecin de Joseph II, le piano de l'im-
pératrice Carolina-Augusta. Tout récemment le
musée d'Edimbourg vient d'acheter la harpe qui
appartint autrefois à Marie Stuart et dont la mal-
heureuse reine avait fait cadeau à un barde comme
prix de concours. 23 000 francs, telle est la somme
payée pour cette relique chaudement disputée par
plusieurs jacobites passionnés I
Rassurez-vous. Nous n'avons rien à envier à l'An-
gleterre. Notre Musée national de musique possède
lui aussi sa harpe historique, et la reine qui en a pincé
les cordes a eu une fin tout aussi tragique que la
rivale d'Elisabeth. Le Conservatoire offre à notre
admiration la harpe « authentique » de Marie-Antoi-
ne tle.
L'instrument est superbe. La table, ornée d'at-
Iriliuls de musique, de géographie, de pointure, est
finement décorée. Autour du bras, court une char-
306 TRUCS ET TRUQUEURS
mante guirlande de roses terminée par une feuille
d'acanlhe où perche un aigle aux ailes déployées.
Ornant superbement la colonne, deux amours,
montés sur des chevaux marins, soufflent dans des
conques. Tout l'instrument est à fond d"or, les clefs
sont garnies de cailloux-diamants. C'est un bijou
ciselé avec art, dig-ne de mains royales.
S'ensuit-il qu'il ait jamais appartenu à la reine ?
Non, évidemment, et j'avoue qu'il faut une foi ro-
buste pour attribuer, sans preuve aucune, au mobi-
lier de la couronne une harpe trouvée, en 1878, dans
un grenier de l'hôtel de ville de Xancy . Mais personne,
à l'époque, ne se demanda comment elle aurait pu
venir s'échouer si loin. G. Chouquet l'inscrivit sur
son catalogue comme une des deux « harpes exécu-
tées par Naderman père, en 1780, pour Marie-Antoi-
nette. »
Vous entendez bien? Une des deux harpes ! Mais
où est l'autre ? Cherchez l'instrument royal.
Et, comme au jeu des questions, chacun s'efforce
de retrouver la seconde. Le Kensington muséum la
revendique, le Conservatoire de Bruxelles s'en fait
gloire, le National muséum de Prague ne doute pas
delà sienne. On demande les papiers authentiques.
Après tout, la véritable est peut-être chez un mé-
lomane américain. Il l'aurait achetée à Paris après
une restauration sérieuse de la dorure et de la pein-
ture et une incrustation de cailloux du Pdiin achetés
au Palais-Royal.
En attendant, un amateur de province en découvre
une nouvelle dans le grenier de son château, un
peintre en exhibe une autre à Bruxelles, et M. de
Bricqueville se demande mélancoliquement s'il n'en
existe pas une vingtaine en Amérique.
INSTRUMENTS DE MUSIQUE 307
La conclu-ion serait-elle dans les mémoires si
précis de M""^ Campan?
« Marie-Antoinette, dit-elle, ne jouait que d'un piano
forte. »
Celui-là, on le connaît. La maison Erard, qui l'avait
construit, à la demande de la reine, en serait deve-
nue propriétaire.
JYOIRES
Plus vite que le calendrier. — Procédés pour patiner l'i-
voire. — Ecole d'ivoiriers en Allemagne. — La révérende
mère complice sans le savoir. — Sculpture rétrospective. —
Signes diagnostiques de truquage. — Le bénitier de la cathé-
drale de Milan. — Un amateur qui sait se défendre. — Plainte
au parquet.
Trè.s imitée aussi, la vieille râpe à tabac, aux sujets
mythologiques, si fort appréciée, jadis, par les pri-
seurs du bel air. Mais je n'en ai encore rencontré
aucune en celluloïd. Celles que j'ai vues étaient on
ivoire, passé au permanganate. Il y a des produits
qui pour vieillir Aont plus vite que le calendrier !
Copiés également, ces beaux peignes liturgiques ou
civils, à deux rangées de dents, dont la monture,
sculptée à jour, se couvre de curieux motifs. Refaits
les mortiers à sel, les vidrecomes, les boîtes à miroir
proclamant la patience et le génie de ceux qui les ont
sculptés. Contrefaits les manches de couteau et de
fourchette, à personnages costumés à l'antique ou
habillés à la mode de LouisXIII. Multipliés ces innom-
brables netsukés du Japon ou représentant des bou-
tons quadrilobés, champignons, coqs, coquillages,
tortues, aubergines et colimat^ons. Truquées copieu-
sement ces plaques de revêtement gravées en noir,
qui font si bon effet sur les meubles de la Renais-
sance, et que l'on fabrique en vulgaire bois de houx!
IVOIRES 309
Attention ! De toutes les substances qui se prêtent
au truquage, Tivoire est une des plus dangereuses.
La matière en elle-même n'a pas changé. Les défenses
du gros Saïd, qui vient de mourir au Jardin des
Plantes, ont même contexture que celles des élé-
phants d'Annibal. Si le ton diffère, rien n'est plus aisé
que d'y remédier artificiellement. Les faussaires ont
cent moyens de le vieillir avec le café, la lie de vin,
le jus de tabac ou l'iode. Le meilleur, à dire d'expert,
c'est de patiner la matière au four. Cette demi-cuis-
son donne à l'ivoire un ton chaud et doré indélébile,
accompagné de craquelures on ne peut plus natu-
relles.
L'exposition à la fumée, la décoction de tan, le ba-
digeonnage à la noix d'arec, la teinture au marc de
café, le séjour dans le fumier, tout cela ne produit
qu'une patine fugitive. Le passage au four seul est
efficace. Son grave inconvénient, c'est d'exiger une
surveillance de tous les instants, pour éviter que
le feu ne morde les arêtes.
Au contraire, si on veut rendre mat l'ivoire vert,
rien déplus facile avec leau oxygénée. La pièce bien
imbibée doit rester exposée au soleil dans le liquide,
tant qu'elle n'a pas le ton qui convient. Il faut ensuite
essuyer et recommencer l'opération pour foncer l'i-
voire.
Les vrais artistes, d'ailleurs, échappent à ces diffi-
cultés, en ne travaillant que dans des morceaux de
vieil ivoire. C'est plus cher. Seulement, quand on
vend un groupe une dizaine de mille francs, on y
trouve encore c[iielque profit.
310 TRUCS ET TRUQUEURS
Jadis, le morché aux faux ivoires était en Alle-
magne. C'était a Francfort qu'opérait le plus hardi
contrefacteur de toute l'Europe, un Juif qui mourut
vers 1859, laissant une légion d'élèves à Berlin, à Co-
logne, à Bruxelles et à Venise.
Cette tribu de faussaires, sédentaires quand ils fa-
briquaient, nomades quand ils cherchaient à écouler
le fruit de leur tripatouillage, comme dit Didron,
casa des ivoires de sa façon dans tous les grands
musées. A Berlin, la fameuse collection d'Arundel
reçut un Crucifiement, une Ascension, une Pente-
côte, un Baptême, deux Histoires de Joseph, Marie
tenant Jésus, le Christ entre saint Pierre et saint
Paul. Cluny eut pour sa part un groupe d'Othon et
de Théophanie. Le Louvre acheta 5 000 francs une
Adoration des Mages, où l'Enfant Jésus était repré-
senté bénissant de la main droite.
Depuis ce temps, la France a pris sa revanche.
Nous n'importons plus maintenant de triptyques
ni de diptyques, de Vierges, ni de couvertures d'é-
vangéliaires. Nous avons nos artistes, et notre amour-
propre national n'a plus à souffrir. Nous sommes
devenus plus forts que les Nicolet d'au-delà du Rhin !
Les centres iv9iriers d'autrefois ne sont, bien en-
tendu, pour rien dans ce renouveau d'antiquité.
Dieppe ne travaille plus, comme jadis, les miroirs
délicatement fouillés ou les tableaux ouvrants, déco-
rés de sujets de piété. La seule spécialité qui lui reste,
ce sont les Christs, et ce symbole de la foi, on le sait,
n'est pas encore entré dans la curiosité.
Il y a une quinzaine d'années, Louis Courajod si-
gnalait une fabrication en grand de faux ivoires dans
le nord de la France. Les Anglais avaient acheté
complaisamment ces pseudo-monuments archéologi-
IVOIRES 311
quês et plusieurs curieux français s'y étaient laissé
prendre. L'un d'eux avait même légué à sa ville na-
tale, qui les possède peut-être encore, toute une série
démaquillages sortis de cette officine ténébreuse.
Oyez du reste celte histoire instructive.
Un inconnu qui n'a pas dit son nom et qu'on n'a
point revu se présente un jour dans le couvent de la
Conception à Séville. Il demande à parler en particu-
lier à la supérieure et il sort mystérieusement un
triptyque en ivoire sculpté du xv® siècle représentant
d'un côté rAnnonciation et de l'autre le Crucifie-
ment, l'alpha et l'omt' ga du drame chrétien. Dans
son premier mouvement, la révérende se signe, ad-
mire l'objet et dit avec tristesse :
— Malheureusement notre vœu de pauvreté nous
interdit tout achat.
Gravement et mesurant ses paroles, l'inconnu la
rassure :
— Ne vous désolez pas. Ce n'est pas un objet à
vendre. Je vous apporte un souvenir légué par une
âme pieuse. Avant de mourir, au lieu d'une dona-
tion qui aurait diminué la part de ses héritiers, elle
vous a inscrit sur son testament pour ce précieux
objet. Mais elle ne vous empêche nullement d'en tirer
parti et de convertir en argent cette relique des
temps passés, si les circonstances vous y forcent.
La supérieure se confond en remerciements pour
celte aubaine inespérée d'une bienfaitrice inconnue.
— Combien peut valoir une telle rareté ?
— Je ne vous engage pas à vous en défaire à
moins de 20 000 francs, si vous avez besoin de le
312 TRUCS ET TRUQUEURS
vendre. Mais défiez-vous des acquéreurs. Ne vous en
dessaisissez que contre espèces sonaantes et n'accep-
tez aucune difficulté ultérieure. C'est un conseil d'ami.
L'inconnu disparut, accompagné des bénédictions
du couvent et de la promesse de dire des messes pour
le repos de l'ame de la bienfaitrice.
Quelques jours après se présentait un acheteur chez
un des plus grand marchands de Séville. Il examine
en connaisseur les objets d'art du magasin, et accom-
pagne la discussion des prix de quelques réflexions
judicieuses. Puis, dans le courant de la conversa-
tion, il glisse qu'il a vu, quelque temps avant, dans
un couvent dont il cache soigneusement le nom, un
ivoire merveilleux. La description qu'il en fait et la
photographie qu'il tire de son portefeuille allument
peu à peu les désirs du marchand qui lâche l'éternelle
phrase :
— J'achèterais bien ce diptyque.
Le visiteur résiste, il réserve pour lui cette mer-
veilleuse trouvaille. Cependant, sur les instances du
marchand, il finit par lui dire :
— Je veux bien y renoncer, mais j'exige alors une
compensation, si vous l'achetez.
— Laquelle? fait l'antiquaire.
— Ah ! c'est un objet que vous vendrez le prix que
vous voudrez, 100000 francs certainement! Vous
l'aurez peut-être pour 25000.
— Eh bien, je vous donnerai le 10 % d'usage.
— Ah ! mais non ! ce n'est pas pour une bagatelle
semblable que j'abandonnerai une proie superbe.
— Alors, que voulez-vous? dites vos conditions.
— Je veux, comme commission, une somme équi-
valente au montant de votre achat, 25000 francs, je
suppose. C'est à prendre ou à laisser.
IVOIRES 313
— Oli ! vous èles un peu exigeant, s'écrie le mar-
cliand.
Puis, après une comie réflexion, il ajoute, craignant
que l'autre ne se ravise :
— Eh bien! c'est une affaire faite. Donnez-moi
l'adresse et je me charge du reste.
— Oui, mais je veux un traité bien en règle. A
cette condition seulement, je vous livrerai le nom du
monastère. Vous me direz le jour où vous irez là-bas
et à votre retour je me trouverai ici. Je n'aime pas
les choses qui traînent.
Le marchand sévillais se présente au couvent, voit
l'objet, et renoit le coup de foudre. Il lui est facile de
séduire, par une proposition inespérée, la supérieure
qui se sait autorisée par le donataire à réaliser l'objet,
— Fiat volunlas tua ! dit-elle en levant les yeux au
ciel.
Le marché est conclu à 25000 francs. L'antiquaire
paye et donne la décharge exigée. Il emporte fière-
ment sa conquête et rentre chez lui. L'indicateur l'y
attend. Il louche, sous un faux nom, le prix convenu
et disparaît.
Quelque temps après, l'ivoire fut cueilli au passage
pour la somme de 80 000 francs par un riche seigneur
Russe qui parcourait l'Andalousie et ne dédaignait
pas de lempsen temps de faire des achats bien authen-
tiques.
A Paris il montra le triptyque. L'ivoire du xv'^ siècle
fulreconnu faux. Il écrivit au marchand qui, non sans
résistance, reprit l'objet et remboursa la facture.
C'est en vain que ce dernier fit un procès à la supé-
rieure. Elle argua de sa bonne foi, montra le reçu tel
qu'il avait été rédige. Le plaideur débouté de sa pr'
tention but le bouillon à lui tout seul.
14
314 TRUCS ET TRL'QÙtiLTiS
En Bretagne et sur la côlo d'Azur, on confectionne
comme en Espagne, pour la plus grande joie des tou-
ristes, vierges et saints, copiés d'après des planches
anciennes. Sur cent objets achetés dans ces régions
par ceux qu'on appelle dédaigneusement les bon-
dieusards, il n'y en a peut-être pas un d'aïUhentique.
Mais les plus habiles — je devrais dire les seuls ha-
biles — tailleurs d'ivoire sont à Paris. C'est un lucra-
tif truquage. Bien que le sujet soit délicat, je vous
raconterais mes visites un peu trop indiscrètes chez
certains ouvriers mystérieux, qui recommencent, sur
les bords de la Seine, les œuvi-es des ivoiriers byzan-
tins et moyen-âgeux. Je vous ferais assister à leurs
tours de passe-passe. Vous suivriez toutes les phases
de l'opération, jusqu'au moment où l'objet, sorti des
mains de ces prestidigitateurs, poli, teinté, mécon-
naissable, exhibe à la vue un état civil vieux de dix
siècles.
Voyez, dans son petit atelier sous les toits, ce
brave sculpteur à l'ouvrage. Il a mis son morceau
d'ivoire à ramollir dans l'eau, et il ébauche la statue
de la Vierge de la collection SollikolT, que le Louvre
acheta, il y a vingt ans, 30 000 francs et qui en
vaudrait bien aujourd'hui 300 000. Suivons-le dans
son travail. Pour « tomber l'ivoire », il se sert d'un
tiers point passé sur la meule, afin d'adoucir les trois
côtés, de façon à obtenir trois surfaces unies. Sous
son outil, la dent se dégrossit comme à miracle. Voilà
la maquette obtenue. C'est au tour de la gouge, qui
va terminer la figure, comme pour une sculpture en
bois. On donnera ensuite la dernière façon avec le
IVOIRES 315
gratloir et la lime. On polira, qiianlum salis, suivant
la formule, avec le papier de verre, la pierre ponce
délayée avec de l'huile et de l'esprit de vin, ou même
la corne de cerf en poudre.
Il ne restera plus qu'à mettre la pièce au séchoir.
A 40° ou 50", elle prendra le Ion voulu et se fendillera
en long dans le fd delà dent. La base, au contraire,
sectionnée carrément, se couvrira de fentes en cercles
concentriques, comme sur la coupe d'un tronc d'arbre.
Notre truqueur déposera ensuite, avec discer-
nement, dans les plis des vêtements et dans les
endroits inaccessibles au nettoyage, des traces de
vieille couleur pour imiter la polychromie gothique,
et sous les boucles de cheveux, des traces d'or. Puis,
couronnement de l'œuvre, il sacrifiera un doigt ou
une main de sa création, pour simuler une réparation.
L'objet est à point. Il ne manque plus que l'a-
cheteur. C'est l'affaire des courtiers et des rabatteurs.
Avec des magiciens de cette force, comment voulez-
vous éviter une tromperie ? N'achetez donc aucune
pièce sans l'examiner sur toutes les faces. Plus l'objet
vous semblera beau, plus vous devrez vous méfier.
Rarement, bien rarement, les ivoires du xiv^ ou du
xv^ siècle sont arrivés intacts jusqu'à nous.
Regardez, si c'est une statuette qu'on vous présente,
le dos. Presque toutes sont percées d'un trou qui
servait à les fixer par un goujon de bois, dans une
niche. Si la pièce est ancienne, le temps aura poli et
usé les parois du trou. Les bords en seront évasés et
irréguliers. Vous y trouverez des éclats enlevés.
S'il s'agit d'un coffret, d'une couverture d'évangé-
316 TRUCS ET TRUQUEURS
liaire, d'un diptyque aux volets mobiles, reportez-
vous aux charnières. C'est dans ces petits détails que
vient faire faillite riiabilelé du pasticheur. Le fer ou
le cuivre des attaches laisse à l'ivoire des traces de
rouille ou de vert de gris, impossibles à imiter. Elles
pénètrent fortement la substance, quand elles sont
anciennes. Elles n'intéressent que la surface lors-
qu'elles sont artificielles.
Voyez aussi les trous des rivets. L'usure les a for-
cément agrandis et rendus irréguliers dans les ol)jets
authentiques. Dans les imitations, leur physionomie
est toute autre. Vous ne vous y tromperez pas avec
un peu dhabilude. Bienenlendu, je ne donne pas ces
règles pour infaillibles. Les truqueurs en savent plus
long que vous et moi et les meilleurs illusionnistes
d'entre eux, désespérant d'arriver à reproduire l'as-
pect très parliculier des vieilles charnières, trouvent
plus simple de ne pas en mettre du tout.
Il existe cependant un côté faible dans le métier
malhonnête des pseudo-ivoiriers. C'est qu'ils ne font
que des copies et qu'un jour ou l'autre, l'original
finit par se découvrir.
Gare à eux, s'ils ont eu l'imprudence de garantir
l'objet sur facture ! Félix culpa ! heureuse faute. Les
tribunaux ne sont pas toujours tendres pour ces
simulations fructueuses mais illicites.
Je n'en veux pour preuve que la récente aventure
arrivée à l'Italien Angelo Ferez, qu'une mystification
un peu trop hardie vient de conduire quelques jours
sous les verrous.
Il se présente, au mois d'avril dernier, chez M. Bli-
IVOIRES 317
gny, ancien ag'ent de change et collectionneur de
vieille date, avec qui il était déjà en relations d'af-
faires. Cette fois il lui offre un bénitier en ivoire,
du XI® siècle.
L'objet, d'environ vingt centimètres de hauteur sur
un diamètre moitié moindre, est un seau à eau bénite
auquel manque l'anse. Sur les parois, cinq arcades,
décorées d'inscriptions appropriées, représentent la
Vierge et l'enfant Jésus, saint Jean, saint Marc, saint
Mathieu et saint Luc.
Le pourtour est orné d'une inscription latine qui
peut se traduire ainsi: « Gotfridus offrit à saint Am-
broise ce vase destiné à répandre l'eau sacrée sur
César à son entrée. »
L'ivoire d'une patine blonde et tendre, l'exécution
naïve et artistique à la fois, l'intérêt archéologique
du sujet, séduisent l'amateur.
— Quel prix demandez-vous? dit-il à Ferez.
— Vingt mille francs
— C'est trop cher. Je veux bien faire une folie,
mais je ne dépasserai pas dix mille. Encore, vous me
laisserez l'objet afin que je puisse l'examiner à mon
aise.
Entre nous ^L Bligny voulait consulter un ami.
— Je le regrette, dit l'Italien, mais c'est à prendre
ou à laisser. Le propriétaire est en bas. Je suis attendu
chez un autre amateur.
Les négociations s'arrêtent là.
Huit jours plus tard, le marchand de bénitier re-
vient chez M. Bligny. Le propriétaire consentait à
laisser l'objet à 18000 francs, dernier prix. En cas
d'hésitation, on allait boucler l'affaire avec un autre.
Que faire? L'ivoire était tentant. M. lîlignv risque
une oITre.
318 TRUCS ET TRUQUEURS
— Je ne prendrai pas 18000 francs dans ma cas-
sUee pour une pareille fantaisie. Tenez I je veux bien
aller jusqu'à 11000 francs.
Perez répond :
— Je descends. Je vais consulter le propriétaire
qui ne veut pas être connu. Il est resté dans la
voilure.
11 revient et s'écrie :
— Vous avez de la chance! J'ai décidé le vendeur.
Le bénitier est à vous.
— A une condition, ajoute M. Biigny. Vous me di-
rez le nom de votre amateur et vous me garantirez
l'authenticité de l'objet. Je paye comptant.
Perez donne un nom italien et sio-nc un reçu dans
la même langue, en promettant l'envoi d'un certi-
ficat bien en règle.
Resté seul, M. Biigny se sent pris de soupçons. Le
nom du vendeur ressemblait vaguement à celui d'un
quidam intimement lié avec un marchand du quartier
de rOpéra dont les journaux ont raconté les démêlés
avec la justice. Simple coïncidence, peut-être. N'im-
porte, M. Biigny commence à avoir, comme on dit,
la puce à l'oreille. Pour trouver quelques points de
comparaison avec son bénitier, il ouvre les Annales
archéologiques de Didron.
0 surprise ! L'article Ivoire, a la table, le renvoie à
un bénitier de la cathédrale de Milan, reproduit dans
l'ouvrage sur ses deux faces et savamment commenté
par Alfred Darcel. C'est le modèle de celui de Perez !
Le vol est patent. Mais comme l'acquéreur n'a pas
encore le certificat d'authenticité, il met dans une
armoire le bénitier et le livre de Didron, et ne souffle
mot de ses soupçons. Il entame même de nouvelles
affaires avec Perez, jusquau jour où il réussit à se
IVOIRES 319
faire délivrer la garantie promise. Dès lors, suffisam-
ment armé, il pari à la campagne, se réservant de
commencer les hostilités à son retour.
En octobre, M. Bligny rentre. Il ouvre le tiroir et
présente l'objet au gr3n'.l jour. 11 est méconnaissable.
L'ivoire a pris une couleur marron foncé, les fentes
se sont agrandies, la moisissure le recouvre, il exhale
une odeur insupportable d'acide sulfurique. Il n'y a
plus à douter. Les procédés chimiques de maquillage
ont continué leur etïet. L'objet est faux, archi-faux.
Comme on le pense, un expert consulté ne fait que
confirmer cette conclusion. On retrouve même le
modèleen bronze chez Barbedienne, en grès cérame
chez un brocanteur, en cuivre chez un autre.
Quand on n'aime pas à être trompé, il n'y a plus
qu'à déposer une plainte. M. Bligny le fait au plus
vite, en se portant partie civile. Le juge d'instruction
opère et, tout d'abord, fait prendre à Ferez le chemin
du dépôt.
Voilà l'histoire, ou plutôt son premier chapitre, car
l'Italien, remis en liberté, n'est, paraît-il, qu'un inter-
médiaire. Il accuse un tiers de lui avoir donné à
vendre un objet qu'il savait faux. Celui-ci s'en défend.
Qui dit la vérité?
Le tribunal le décidera sous peu.
LIVRES
Le kraclî. — Lettre de Christophe Colomb. — Plaquettes go-
thiques et lettres d'indulgence.— Se défier des feuillets isolés.
— Interfoliotoge. — Prix d'autrefois et prix d'aujourd'hui.
— Physiologie du bibliophile. — Tripatouillage de bouquins.
— L'hôpital du père Lecureux. — Feuillets refaits. — Ama-
teurs truqueurs. — Fausses éditions originales. — Remboî-
tages. — Tavoletle de Buchcrna. — Livres incomplets. —
Dédicaces apocryphes. — Sophistication de reliures. — Man'e
des provenances.— Tous connus! les bons livres armoriés.
Dès les premiers mots, taquinant sa marotte, le
vieux libraire m'arrêta.
— Ne trouvez-vous pas le commerce des livres
assez malade ? fit-il d'une voix plaintive. Il faut encore
que vous veniez décourager les derniers bibliophiles
et leur donner le cauchemar de la contrefaçon.
— J'entends, repris-je. La photographie, le tennis,
le tourisme, la bicyclette, et plus récemment l'auto-
mobile, ont fait déserter le cabinet de travail. Il reste
à peine le temps de lire un roman sur lequel, du reste,
après le plein air, le sportman s'endort.
— Le journal lui suffit, soupira le libraire.
— Et la mode n'est plus à la flânerie chez les bou-
quinistes. Octave Uzanne aura porlraicturé les der-
niers survivants. Cependant, au nombre de catalo-
gues de livres d'occasion que le facteur m'apporte
chaque matin, je conclus qu'il se trouve bien tou-
LIVRES 32]
jours quelques lecteurs pour faire vivre la librairie.
— Végéter, voulez vc us dire !
— Tous vos confrères n'en disent pas autant.
Quand on voit à Londres, à la salle Sotheby, vendre
une simple pièce de Shakespeare « Beaucoup de hruit
pour rien » plus de 40.000 francs, il ne me semble
pas que le krach des livres rares soit sur le point
d'éclater.
— La belle preuve ! C'est un Américain qui a eu
l'enchère.
— Eh bien! mettons que dans le Nouveau monde
se trouvent les derniers amateurs de bonne marque.
C'est pour eux que je vais prêcher l'évangile selon
« sainte défiance ».
En ce temps-là, une des principales librairies de
Londres publia, urhi et orhi, une découverte destinée
à révolutionner le monde des bibliophiles. Avec fac-
similé à l'appui, elle annonçait la mise en vente d'une
édition inconnue et princeps de la fameuse lettre de
Christophe Colomb du 14 mars 1493, faisant part
aux rois catholiques de la découverte de l'Amérique.
On n'en connaissait jusqu'à ce jour qu'un seul exem-
plaire à l'Ambroisienne de Milan. Ce précieux incu-
nable, imprimé en espagnol, à Valladolid, sur quatre
feuillets non chiffrés de 32 lignes à la page, était
considéré comme rimprimé le plus précieux depuis
la découverte de Gutenberg.
Grand émoi ! Les milieux bibliophilesques s'a-
gitèrent dans les deux mondes, mais surtout, on
le comprend sans peine, dans le nouveau. Rien
que cela ! une édition évidemment antérieure de
14.
322 TRUCS ET TRUQUEURS
plusieurs mois au seul exemplaire connu, car elle
contenait des fautes corrigées dans celui-ci ! Quel
trésor ! Un monument unique ! Le parangon des in-
cunables ! Le Saint-Sacrement de la bibliophilie !
Malheureusement les 2 000 livres sterling deman-
dées parle libraire refroidirent un peu l'enthousiasme
monté à une n^'^"^^ puissance ! Hélas ! en dépit d'une
réclame bien organisée, le chèque sur la Royal Bank
ne vint pas. Personne ne s'émut de la superbissime
rareté. Que fit l'expert londonien ? 11 n'hésita pas. Il
passa les mers, emportant la lettre de Colomb comme
talisman et marcha à la conquêle des dollars améri-
cains.
Aussitôt débarqué à New- York, il courut porter le
merveilleux bouquin à l'un de ses clients, qui se
pâma d'aise à la vue du premier acte de baptême de
son pays.
— Je vous en offre 900 livres sterling, dit-il en te-
nant la plaquette dans ses mains tremblantes d'émo-
tion.
— Nous sommes loin de compte, répondit froi-
dement le libraire.
Mais après quelques moments d'hésitation, il reprit :
— Tenez ! Je ne veux pas discuter avec vous. Tant
pis pour mes compatriotes. La place d'un tel incu-
nable est en Amérique. Je vous le laisse.
Il serra le chèque dans son portefeuille, prit congé
et s'embarqua sur le premier paquebot en partance.
Cinq ans durant, la lettre de Christophe Colomb
excita l'admiration et l'envie au pays de Fenimore
Cooper. Cependant au bout d'un lustre, le posses-
seur de cette merveille commença à se lasser de son
bonheur. A l'instar de ses confrères de la biblio-
LIVRES 323
philie parisienne, il résolut de faire « sa vente avant
décès ». L'extraordinaire plaquette, annoncée à
grand fracas, réalisa au delà de son prix d'achat, dé-
passant même une superlje bible Mazarine, qui ne
méritait certes pas pareille injure.
Ce fut Tapothéose. Après ce triomphe des enchères,
l'incunable de Valladolid ne connut plus que des dé-
boires. Il n'avait pas plutôt pris possession de la
vitrine de son nouvel acquéreur, que des rumeurs de
mauvais augure commencèrent à circuler. Les con-
naisseurs prirent des airs mystérieux en parlant des
précieux feuillets. Les envieux eurent des sourires
ironiques.
— L'n incunable ? Jamais de la vie ! C'est une
photolithographie qui n'a jamais connu les carac-
tères mobiles.
Bref, l'amateur s'en émut. Inquiet, il rapporta
comme apocryphe la pièce au commissaire priseur.
Le précédent propriétaire, après expertise, dut re-
prendre son oiseau rare qui décidément tournait au
rossignol.
L'incident ne fut pas clos. Notre amateur était amé-
ricain, et un Yankee ne reste pas en contemplation
devant une douloureuse de 22 500 francs. Séance te-
nante, il écrivit à son vendeur de Londres d'avoir à
l'indemniser et, sur son refus, l'assigna devant les
tribunaux de New- York en remboursement des
900 livres sterling payées, déduction faite (car il
était scrupuleux en alTaires) de 2 dollars 1/2, repré-
sentant la valeur réelle de l'exemplaire introuvable —
à peu près le montant d'une action des Sucreries
d'Egypte.
Inutile de décrire les péripéties de cette série de
32i TRUCS ET TRUQUEURS
procès, qui n'ont peut-être pas encore dit leur dernier
mot. Cependant les arguments du bibliophile trompe,
et pas content, méritent d'être racontés, d'autant
plus qu'ils pourront servir, dans des cas analogues,
à faire reconnaître d'autres pseudo-impressions aussi
coupables.
Non seulement la prétendue lettre Ambroisienne
n'était pas un imprimé, mais ce n'était même pas le
fac-similé d'un imprimé. Après un examen attentif,
on reconnut la trace d'un travail « à la main », à l'im-
perceptible ondulation des lignes, aux légères diffé-
rences dans les dimensions elles contours des lettres,
enfin aux lettres à longues tiges du bas, telles que les
(7, les 2>, les y, qui venaient chevaucher sur les lettres
à longues tiges du haut, les /", les h, les l, de la ligne
inférieure. L'intervention d'un calligraphe était
indéniable.
On remonta aux sources. On apprit que des dupli-
cata de la plaquette Colombienne avaient déjà été
proposés à un libraire allemand par un docteur de
Bologne et à un amateur de Florence par un libraire
italien. Il y avait évidemment une fabrique clandes-
tine. Comment les faussaires s'étaient-ils procuré
leur modèle? Les bibliothécaires de INIilan ne commu-
niquent leur trésor bibliographique qu'avec de
grandes précautions et ne permettent ni de le cal-
quer ni de le photographier.
Or, voici ce qui s'était passé. En 1866, les savants
de tous pays avaient réclamé, pour l'étudier, le texte
fac-similé de l'incunable Ambroisien. Comme on ne
connaissait alors d'autre procédé que le calque re-
porté sur zinc ou sur pierre, on avait chargé de l'en-
treprise un calligraphe, le signor Enrico Giordani .
Celui-ci avait relevé, lettre par lettre, les 3 000 mots
LIVRES 32o
de l'original. Seulement, dépourvu de rhnbilelé d'Har-
ris, à Londres, de Vigna ou de Tafforel, à Paris (sans
parler des paléographes à la solde de Libri), son
œuvre ne pouvait donner qu'une idée approximative
de la plaquette. De plus, comme il n'était rien moins
qu'érudit, il avait émaillé son texte de coquilles, pro-
venant d'une mauvaise lecture des caractères go-
thiques, des u pour des n, des /i pour des h, des r
pour des t cassés.
On avait cependant tiré 150 exemplaires de ce fac-
similé imparfait, et c'est un de ceux-ci qui, vingt ans
plus tard, avait servi au maître flibustier italien à
faire une reproduction si fidèle que pas une des
coquilles n'y manquait. Il l'avait vendue, dit-on,
quelques milliers de francs au libraire de Londres,
qui l'avait repassée à son client avec un honnête bé-
néfice.
Voilà toute l'histoire. Bibliophiles, mes chers con-
frères, si vous voulez en savoir davantage, lisez le
livre du très érudit M. Harrisse sur les Contrefaçons
holognaises.
Moralité : se défier des plaquettes gothiques de
quelques feuillets. Leur reproduction est l'enfance
de l'art pour un contrefacteur subtil. Papier de l'épo-
que, filigrane, teinte de l'encre ancienne, rien n'y
manque. Le cliché étant pris, maintenant, sur les
originaux, on n'a même plus la ressource, comme
dans la lettre de Colomb, de relever les hésitations
du calligraphe : c'est l'imitation dans ce qu'elle a de
plus parfait.
Il y a quelques années, il a circulé en Allemagne
une de ces lettres d'indulgence de 1482, imprimées
sur un seul côté du papier, avec les caractères des
premiers temps de l'inqirimcrie, des missels, des
326 TRUCS ET TUL'^Ut;URS
(lonats et des bibles. Le receleur en demandait, je
crois, 300 marks. Seuls, les professeurs Dziatzko et
Schreiber émirent, sur rauthenlicilé de la précieuse
feuille, des doutes qui ne devinrent une cerliLudc
cju'après la découverte, par un troisième érudit, de
onze exemplaires semblables dans la bibliothèque de
la Cour, à Munich. Cette fois, les plus crédules furent
obligés de se rendre à l'évidence.
N'achetez donc pas de feuillets isolés, ouregordcz-
les à deux fois avant de sorlir la forte somme qu'on
vous demande, ^'ous conviendrez que devoir catalo-
guer (mai 1906), par un des plus grands libraires al-
lemands, 350 marks « un demi-feuillet de 25 lio-ncs
dont la moitié manque » du donatus de Gutenberg,
cela doit exciter la cupidité des praticiens de la super-
cherie et les engager à jouer le grand jeu 1
L'embarras pour ces écumeurs de la bibliophilie
commence lorsqu'ils s'attaquent à la reproduction dun
livre entier. On truque aisément un feuillet, dix feuil-
lets, mais lorsqu'il faut mettre à l'unisson l'impression,
l'encre, le papier, les marges, la couture, la reliure,
cet ensemble, en un mot, qui s'appelle un volume,
il détonne toujours quelque chose de nature à révéler
la tromperie. C'est si vrai qu'un des plus habiles
simulateurs italiens ne vendait jamais ses placpiettes
reliées isolément. Il les intercalait adroitement dans
des recueils factices du xvi" et du xvii^ siècles, au
milieu de traités d'ascétisme, d'arrêts de jurispru-
dence ou de poésies sans valeur. Il proposait sa mar-
chrndise frelatée à un client en quête d'une bonne
aubaine. Ce dernier apercevant, au premier examen,
LIVRES 327
la pseudo-rareté et croyant « faire le coup », dissi-
mulait sa joie. Il achetait le pot-pourri d'où il comptait
retirer une perle fine et où il ne retrouvait, en cas-
sant la reliure, qu'une perle fausse.
Bien entendu, l'audace des imposteurs ne s'arrête
pas devant les difficultés. Il circule de par le monde
plus d'un volume dont les pages sont moins vieilles
que les vénérables bouquinistes qui les ont vendus.
X'a-t-on pas voulu écouler en Amérique, au dire de
M. Ilarrisse, un Virgile in-folio, sans lieu d'impres-
sion ni nom d'imprimeur, quiauraitcchappéàPanzer,
à Main, à Brunet ? Il portait la date de VAnnoM. CCCC.
LXXII, ce qui lui assurait une place parmi les édi-
tions qualifiées « bien difficiles à trouver », Autre
particularité remarquable, le livre commençait par
une dédicace à Pierre de Médicis, encore en nour-
rice, et l'auteur y ravivait le souvenir d'un attentat
perpétré six ans après la date du livre.
Ah ! les bibliophiles d'aul refois étaient des gens
heureux. Ils pouvaient acheter en fermant les yeux
les trésors que leur offraient les honnêtes marchands
de cet âge d'or disparu. Oui aurait songé à truquer,
lorsque les équarrisseurs de livres vendaient pour dix
sols des volumes qui allaient chez les fripiers et qu'ils
déreliaient les autres pouvant servir à faire des sacs
chez les épiciers, des cornets chez les marchands de
tabac, des quartiers de chaussures chez les cordon-
niers, des patrons chez les tailleurs, des herbiers
chez les botanistes, des papillotes chez les coilTeurs.
Lorsqu'ils étaient en parchemin leurs fonillels s'en-
328 TRUCS ET TRUQUEURS
allaient couvrir les pots de confitures des ménagères.
Alors le faussaire y eût perdu son temps et sa peine.
Voulez-vous passer un agréable moment? Tachez
de vous procurer la première cililion du M mi iiel du
libraire de Brunel, deux petits volumes et une table,
parus en 1810. Vous verrezles prixd'alors. Les Fables
de Dorât en grand papier, 15 à 18fr. ; les Baisers
(avec les dessins originaux), 19 fr. ; les Chanso7is de
Laborde, 30 à 3G fr. Pour 6 à 9 fr., on pouvait avoir
le Costume de Veccllio et pour 26 fr. les trois premiers
livres de Rabelais imprimés par Juste, à Lyon, en
1542. Les Heures de Simon Voslre, sur vélin, à la
date de 1497, valaient 31 fr. et celles d'Hardoyn avec
enluminures, 47 fr. Enfin, \s^ Bible do Mayence, œuvre
de Fust et Sche/fer, en 1462, un des monuments in-
trouvables de l'imprimerie, se vendait la somme
énorme de 3 200 francs !
Ce n'est pas la trentième partie du prix de la
Bible Mazarine, réalisant 98 500 francs à la vente Hay-
ford de Thorolde, à Londres, ni la quarantième du
Codex ■psalmorum de 1459, acheté à la même vente
125 000 francs par le grand libraire de Londres, Ber-
nard Ouaritch.
Mais comme il fait bon, à ces prix-là, mettre au
jour des incunables ignorés ! Quelle belle carrière
ouverte aux aigrefins sans emploi!
Malheureusement, le bibliophile, même étranger,
est né malin. Les amateurs regardent de près ce qu'ils
achètent, à part quelques parvenus, enrichis trop
vite dans le trust des cuivres ou des pétroles. Ceux-là
commandent chez un libraire pour deux ou trois cent
LIVRES 329
mille francs de livres à la fois, le jour où ils veulent
exhiber une bibliothèque. N'importe qui peut ac-
quérir des tableaux, des bronzes, des porcelaines.
Cela fait parîie de l'ameublement au même titre
qu'un tapis d'orient ou un bureau Louis XV. Le fait
d'aimer les livres suppose déjà une certaine culture
intellectuelle. Cette noble passion élève le bibliophile
dun degré au-dessus de la. moyenne des amateurs.
Puis, le livre, à l'inverse de la plupart des curiosités
que l'on case en vitrine, souvent pour ne plus les re-
muer, est un objet que l'on manie, que l'on garde en
mains des heures entières, que l'on scrute, en le li-
sant, jusque dans ses moindres recoins. Le moyen,
après cela, qu'un défaut reste caché, à plus forte rai-
son qu'une imitation complète puisse rester long-
temps ignorée?
D'ailleurs, le biblioraane n'est-il pas le mieux armé
tic tous les collectionneurs pour vérifier l'identité
des pièces qu'on lui propose ?>('a-t-il pas des manuels,
des bibliographies, des catalogues où tous les livres,
sans en excepter un seul, sont décrits, analysés, dis-
séqués, jusqu'à la dernière ligne, avec une minutie
qui vajusqu'à indiquer le nombre des feuillets blancs?
Direz-vous que l'amateur de faïences, de montres,
d'émaux, de dentelles, d'ivoires, a, pour se défendre
contre les corsaires de Tart, un arsenal comparable au
Drunet, au Brivois, au Cohen, au Panzer, au Hain,
aux listes d'incunables de jM"*^ Pellechet, à l'histoire
de l'imprimerie de Claudin ou aux catalogues de
Morgand, de Leclerc, de Fontaine, de Ouaritch, de
Muller, de Bauer, de Lupmansohm, de Rosenthal, de
Vendels et de tant d'autres grands libraires de tous
les pays ?
Si le bibliophile se laisse tromper une fois, il se
330 TRUCS ET TRUQUEURS
lient sur ses gardes la seconde. Quand par hasard, le
coup est si bien monté qu'il ne voit pas la fraude, il
y a toujours les petits camarades qui se chargent de
lui dessiller les yeux. Dans ce monde- là on est im-
pitoyable. C'est le terrain des petites rosseries, des
phrases à double tranchant.
— Quoi ! vous avez acheté le bois vénitien de
Munich? Mais il est apocryphe. Il y a longtemps que
tout le monde le sait.
Et quand il vous a bien retourné le poignard dans la
plaie, l'impitoyable confrère ajoute mélancoliquemen l :
— Vous avez été roulé ! Les plus habiles le sont.
Consolez-vous: nous y passons tous, ad unum, jus-
qu'au dernier.
Concluons cependant que, malgré les progrès mo-
dernes, les faux livres, même les fausses plaquettes
sont rares, très rares, mais cela tient uniquement à
l'esprit méfiant et averti des bibliomanes. Jusqu'à
présent, ils ont su détruire « dans l'œuf », avant leur
éclosion, les meilleures inventions des manufacturiers
eii pseudo impressions.
Si les faux livres sont rares, au point que d'innom-
brables bibliographes ont écrit sur les moindres par-
ticularités de la bibliomanie sans jamais pousser le
plus léger cri d'alarme, il y a chose plus rare encore.
C'est un exemplaire absolument pur, un livre intact,
un livre « vierge ». Oui dira jamais la quantité de
volumes truqués qui se glissent sur les rayons des
bibliothèques comme des larrons dans la bonne so-
ciété ? Au premier coup d'œil, ils ressemblent aux
autres. Leur reliure est somptueuse, ils sont corn-
LIVRES 331
plels de texte et de gravures, l'édition porte la
bonne date. Mais regardez-les de près. Vous décou-
vrirez le défaut caché, la délérioration réparée, la
tache, imperceptible pour le profane, qui déprécie le
volume et d'un superbe exemplaire fait un bouquin.
Il faudrait un volume- entier pour dévoiler les in-
nombrables subtilités des tripatouillcurs de livres, et
quand nous aurions tout dit, il faudrait recommencer,
car ces adroits personnages auraient trouvé du nou-
veau.
Jadis, quand un livre était incomplet, on cherchait
à acheter un autre exemplaire défectueux pour re-
trouver les pages manquantes. Beaucoup de libraires
et de bibliophiles se rappellent le père Lécureux. Ce
vieil original avait tout un hôpital de bouquins in-
valides. Avait-on besoin de compléter une comédie
originale de Molière, une page du Paslissiev français,
une gravure du Daphnis et Cliloé du Régent, on allait
frapper à sa porte. Il était bien rare qu'on revînt les
mains vides. D'autres, comme le savant libraire Clau-
din, qui vient d'aller rejoindre dans l'autre m.onde les
bibliophiles de l'école de Jules Janin et de Charles No-
dier, entassaient des douzaines d'exemplaires défec-
tueux du même ouvrage. Mais c'étaient toujours les
mêmes pages qui manquaient aux volumes. Il se dé-
sespérait de voir des années s'écouler avant de réus-
sir à réunir un assemblage complet.
Jadis aussi, quand l'ouvrage en valait la peine, on
faisait refaire le feuillet ou le titre absent par des cal-
ligraphes dune habileté reconnue, tels que Bénard
et Pilinski, ancien officier polonais, mort fort âgé
en 1887. Ces artistes consciencieux réalisaient des
tours de force et il fallait vraiment être prévenu pour
découvrir l'endroit de la restauration.
332 TRUCS ET TRUQUEURS
Aujourd'hui, le gilotage et ses dérivés ont supprimé
ce long et coûteux travail de reconstitution. Manquc-
t-il une page à un livre rare ? Immédiatement on en
prend une photographie sur un livre complet, on la
reporte sur zinc, pour avoir un cliché typographique,
et on l'imprime sur vieux papier avec la presse méca-
nique. En ayant soin d'atténuer l'éclat de l'encre, on
obtient des fac-similés absolument parfaits.
Mais, me direz-vous, quel mal voyez-vous à réparer
des ans l'irréparable outrage ? Aucun, si l'opération
clandestine n'est pas dissimulée, et si vous annoncez
loyalement à l'acheteur « un feuillet ou le titre refait».
Beaucoup, au contraire, si vous vendez l'exemplaire
sans réserves, comme un livre en« bonne condition ».
Dans ce cas, vous ressemblez au brocanteur qui livre-
rait une statue antique dont il saurait le bras ajouté,
ou une table Louis XVI avec un pied moderne.
. Une longue expérience des livres me permet d'af-
firmer que les libraires — ou du moins les libraires
français — se tiennent presque toujours à l'abri de
semblable reproche. Entre tous les experts, ce sont
les plus honnêtes, et je voudrais souvent voir leurs
confrères en tableaux ou en curiosités annoncer aussi
consciencieusement les défauts des objets (ju'ils ca-
taloguent.
Hélas ! ce n'est pas toujours le cas. Voyez-vous un
marchand de curiosités mettant sur ses factures,
comme les libraires en tête de leurs listes de livres
d'occasion : « Tous les objets en magasinsont garan-
tis complets et en bon état. Ils seront repris immé-
diatement si, pour une raison ou pour une autre, ils
sont retournés franco dans les vingt-quatre heures. »
On rirait aux larmes, rue de Châteaudun ou rue
Laffitle, du marchand antiquaire qui montrerait ces
LIVRES 333
scrupules d'un autre âge ! Résultat : on ne fait pas
fortune dans le commerce des livres, mais aussi les
libraires portent haut la tète, car ils n'occupent pas
souvent la chronique judiciaire de leurs démêlés avec
les clients qui se sont fiés à eux.
Doit-on le dire ? Les plus enragés truqueurs ce
sont les amateurs. Il est dur d'avoir dans sa biblio-
thèque un Grant Testament de Villon incomplet d'un
jtauvre petit feuillet. On le fait refaire. Le relieur
met une nouvelle robe de maroquin, et ma foi ! si le
visiteur à qui vous montrez votre exemplaire ne
s'aperçoit pas de la réparation, vous oubliez volontiers
de le lui signaler. Laissez passer un livre ainsi remis
au complet, deux ou trois fois en vente, personne ne
doutera de son intégrité.
Et c'est ainsi qu'il circule dans le monde de la bi-
bliophilie un stock flottant d'exemplaires frelatés,
que, seuls, des experts comme Leclerc, Durel, Gougy
ou Rahir, sauront reconnaître le jour de la vente aux
enclières.
Parfois, l'amateur est de bonne foi. Trompé par un
adroit filou, il devient truqueur sans le savoir. Il y a
quarante ans, lorsque la mode était aux suites de vi-
gnettes, on faisait relier un volume de cinquante
pages avec deux cents figures ajoutées. D'ingénieux
prestidigitateurs grattaient et regrattaient les gra-
vures pour en faire des suites avant la lettre ou avant
les numéros. Le collectionneur trop confiant remet-
tait à Trautz ou à Duru ces maquillages sans valeur
pour les revêtir de somptueux maroquins. Mais
334 TRUCS ET TRUQUEURS
comme aujourtrimi personne ne veut plus de suites,
le iruc est éventé et il a fallu trouver autre chose.
C'est alors que les Robert ]\lacaire du livre ont
imaginé de monter une manufacture de feuillets des-
tinés à compléter les ouvrages de valeur défectueux.
C'est de la prothèse dentaire. Ils ont toujours dans
leurs cartons la page ou la gravure qui manque à
M. Gogo. Ils apportent au jour dit, convenable-
ment sali et maquillé, le bois qui va compléter un
Songe de Polipliile on quelque précieux traité véni-
tien sur la dentelle. Bien entendu, ils fabriquent
aussi les pla(iueltes pseudo-typographiques, mais
pour ne pas laisser soupçonner leur petit trafic, ils
ont soin de ne donner à un même photograveur que
deux ou trois pages à reproduire. Le reste est dis-
tribué à d'autres ateliers.
Et c'est si vrai, qu'il y a quelques années, on a
porté à l'Hôtel Drouot le matériel d'un de ces faus-
saires, qui ne s'était pas enrichi en son ingénieux mais
impudent commerce, et chez qui on avait saisi des
caisses pleines de négatifs photographiques tout prêts
à fonctionner.
Le moyen de découvrir ces falsifications ? Il n'en
existe guère lorsque le travail est irréprochable. Mais
si adroite que soit l'imitation, elle pèche souvent par
quelque endroit. Si, en vérifiant un exemplaire vous
tombez sur un feuillet douteux, scrutez soigneuse-
ment le papier, étudiez l'épaisseur, la teinte, le
grain, voyez si les verge ures, les pontuseaux sont
identiques à ceux des autres pages. Ces messieurs de
la contrefaçon ne sauraient penser à tout. Le papier
peut être ancien sans être absolument semblable à
celui du livre. Regardez ensuite la couleur de l'encre.
Il y a toujours une petite différence de teinte entre l'an-
LIVRES 33.:
cienne et la nouvelle. Enfin, vos doutes persistant,
rendez-vous à la Bibliothèque nationale et comparez
le feuillet bâtard avec un feuillet légitime. Lorsque
la page est refaite par un procédé photographique,
vous trouverez presque toujours une légère différence
dans les dimensions soit en plus, soit en moins. Il est
à peu près impossible à un opérateur de ne pas faire
un cliché sans une variante de quelques millimètres
avec Toriginal.
Parfois aussi le hasard sert l'amateur et lui révèle
les ingéniosités subtiles du faussaire.
Un jour, un maître escroc apporta à M. Harrisse un
petit opuscule réputé vénitien où le savant biblio-
phile crut reconnaître une page intercalée de façon
maladroite. Cependant, à première vue, elle sem-
blait bien appartenir à Touvrage. Même au revers,
les caractères de la page voisine avaient laissé leur
trace en décharge. M. Harrisse allait sortir son
portefeuille et acheter le précieux bouquin, quand il
eut ridée de présenter les traces de caractères à
une glace. 0 surprise ! les empreintes ne corres-
pondaient pas avec celles que les lignes de la page
en face auraient dû produire. Le miroir magique
avait reflété la vérit''.
A côté de ces supercheries capables de tromper
les yeux les mieux exercés, se greffe toute une série
de mystifications grossières à l'usage des novices.
Or, je ne ferai à aucun de mes lecteurs linjure de
penser qu'il se laissera abuser par ces fausses édi-
tions originales, composées d'un titre authentique
rappliqué sur une troisième ou quatrième édition, ou
,336 TRUCS ET TRUQUEURS
bien par ces grattages de chiffres dans les dates, des-
tinés à vieillir, d'un an ou deux, un tirage sans valeur
marchande. La première de ces subtilités n'est dan-
gereuse que dans les livres modernes, les roman-
tiques, par exemple,' où on le trouve employé pour
des livres brochés, avec leur couverture de l'époque.
Personne ne songe alors à se méfier.
Afin d'éviter semblable mésaventure, il suffit d'ou-
vrir un manuel bibliographique énumérant tous les
caractères, « les remarques » qui permettent de dis-
tinguer les tirages les uns des autres. Pour se
tromper, il faudrait y mettre plus que de la bonne
volonté et ne pas être plus lettré que celui qui deman-
dait le Jardin des racbics grecques dans une librairie
agricole !
N'ayant pas l'intention de refaire un traité des
« Connaissances nécessaires à un bibliophile », je
mécontente d'y renvoyer mes lecteurs, et je reviens
aux fraudes qu'aucun manuel ne peut divulguer, car
elles varient, avec l'imagination fantaisiste des con-
trebandiers du livre. Pour celles-là, ce n'est pas
assez de la prudence la plus exercée, il faut encore,
pour les découvrir, ce flair spécial qui ne s'acquiert
que par un long exercice, cet instinct divinatoire qui
permet de soupçonner une supercherie, comme la
bnguctle de court rier fait découvrir la présence de
l'eau aux sourciers de villages.
En effet, dans les tromperies qu'il nous reste à
voir, il ne s'agit plus d'objets faux ni môme sophis-
tiqués. Les livres sont parfaitement anciens, sans
addition ni restauration, tels en un mot qu'ils sorti-
raient d'une bibliothèque où ils auraient dormi pen-
dant des siècles. Seulement, d'ingénieux artistes
leur ont ajouté quelques lignes d'écriture qui, si elles
LIVRES Eâ7
étaient authentique^, en décuplcraiout au moin? la
valeur.
Quand, dans voire enfance, vous dessiniez sur vos
livres scolaires un pierrot tirant la langue au haut
d'une potence avec ces vers macaroniqucs :
A=pice Pierrot pendu
Quod librum n"a pas rendu,
Si librum reddidisset,
l'ieiTot pendu non fuisset,
vous n'aviez pas la prétention d'ajouter le moindre
intérêt à votre grammaire deLhomond.
Mais, quand au lieu d'un grimaud de sixième, c'est
un écrivain illustre qui prend la plume et qui trace
son ex dono sur un titre, le livre ainsi marqué de la
main d'un homme de génie devient un trésor inesti-
mable et unique.
Quelle gloire pour un bibliophile de pouvoir mon-
trer un Galien portant la devise : Fvancisi Rabdaisi
xai rtovayro-; ;fi).wv, OU un Plutarque orné de celle roi
moins célèbre de lo. Grolievii et amicorum ! Quel
joyau à étaler dans une vitrine qu'un Eslher en édi-
tion originale avec envoi de Racine sur le faux titre,
à côté d'un exemplaire des fables de La Fontaine
chargé d'annotations de la main de Charles Nodier !
Ce n'est pas exagéré de dire que l'on paie ces mer-
veilleux bouquins ce que l'on vous demande. Encore
n'y en a-t-il pas pour satisfaire tous les appétits, ce
que les libraires appellent des desiderata.
Rien de plus logique que ce culte rendu à des re-
liques de grands hommes. Jç me range moi-même
au nombre des fidèles de la petite chapelle. Mais en-
core faut-il qu'elles soient authentiques, et qu'on ne
13
338 TRUCS ET TRUQUEURS
nous donne pas pour une dédicace de Montaigne de
1583 le chef-d'œuvre d'un faiseur d'autographes de
Montmartre en 1007.
Malheureusement cela se produit trop souvent.
Il n'est peut-être pas une bibliothèque célèbre oîi il
ne se soit glissé, à un moment donné, un de ces par-
venus faussement décorés d'une origine illustre. Ici
encore, quitte à m'attirer bien des animosités dans
le landerneau du bouquin, je suis obligé d'avouer que
la paternité d'une bonne partie de ces ex-dono apo-
cryphes revient à des amateurs. Oui, ce sont des bi-
bliophiles les coupables. Pour faire mousser leurs
volumes, ils ont demandé à d'habiles calligraphes
de décalquer sur leurs éditions des envois avec des
signatures illustres, pensant, avec raison, qu'il y a
plus de collectionneurs que de connaisseurs et que
la plupart de leurs amis se laisseront prendre à leur
supercherie.
J'ai connu un érudit, grand clerc en toutes les
branches de la curiosité, bibliophile passionné, 1res
friand surtout d'autographes, qui se laissait aller
à cette regrettable faiblesse d'amour-propre. En
1885, quand on vendit sa collection, on trouva non
seulement des livres revêtus d'hommages douteux,
mais encore l'expert chargé du catalogue, le savant
Claudin, découvrit des ouvrages où les lignes ma-
nuscrites à ajouter n'étaient encore tracées qu'au
crayon. La toile était toute préparée. Il n'y man-
quait que les couleurs.
Croyez-vous qu'un inexpérimenté ne se laisserait
pas duper par des fraudes aussi savantes, surtout
cjuand elles sont appuyées par l'autorité notoire du
dernier possesseur? Supposez un livre ayant passé
deux ou trois fois d'une bibliothèque à une autre. Le
LIVRES 339
laux aura droit de cité, avec un état civil certain et
personne ne songera plus à le contester.
Me voici tout naturellement amené à la sophistica-
tion des reliures, autre mal dont gémit le commerce
(les livres. Je vais essayer de le marquer au fer, puis-
qu'il s'agit de maroquin.
On sait la plus-value énorme que donne à un vo-
lume ancien la richesse et Tétat de conservation de
sa robe. Tel volume, un almanach, par exemple, qui
ne se vendrait pas trois francs broché, peut atteindre
deux ou trois cents francs, s'il est revêtu d'une de ces
somptueuses couvertures de maroquin rouge, où les
Dubuisson, les Derome, les Pasdeloup, ont semé les
trésors de leur ornementation. Comme maintenant
les belles reliures ne courent pas les quais l'idée
devait naturellement venir, à de peu scrupuleux cour-
tiers en faux, de suppléer à cette pénurie du marché
livresque.
Autrefois, on ne connaissait que le remboîtage. On
détachait une reliure intéressante d'un livre sans va-
leur et on l'adaptait à un ouvrage de prix du même
format. On fît ainsi, dit-on, des exemplaires de choix
avec d'anciennes reliures aux armes royales que la
Bibliothèque nationale avait ordonné de casser pour
faire cartonner séparément les pièces qui s'y trou-
vaient groupées. Mis inconsciemment au rebut, ces
vieux maroquins auraient fait le bonheur de plusieurs
bibliophiles di primo cartello.
Néanmoins, cette substitution laisse toujours des
traces et un œil exercé découvre facilement le geai
paré des plumes de paon. Aussi, certains relieurs
340 TRUCS ET TRUQUEURS
d'une habileté consommée onl-ils tenté de refaire des
reliures complètes. L'un d'eux, le fameux Ilagué,
lança jadis des imitations de reliures du xvi» siècle
qui faillirent tromper un érudit de la force de M. Er-
nest Quentin-Bauchart, l'auteur des Femmes hiblio-
pliiles.
L'Italie, la terre classique des- imitations,, a imaginé
de fabriquer des Tavolelte di Bucherna, ces plan-
chettes arlislement historiées à l'extérieur, entre les-
quelles du xiii® au XVII*' siècle, les camerlingues de
Sienne conservaient leurs pièces comptables. Des
artistes exceptionnels reconstituaient tout : les ais en
bois, le dos en basane pris sur de vieux in-folios. Ils
écrivaient ensuite en belles lettres onciales : Inven-
tario de la cose de la sagrcstia del duomo dl Giovanni
di Siena.
C'était si bien qu'il fallait s'y reprendre à deux fois
pour découvrir le procédé. Feu Morgand lui-môme,
l'expert autorisé, faillit, dit-on, malgré son œil exercé,
s'y faire étriller de 1 200 francs.
Malheureusement pour eux, heureusement pour
tous, quand les relieurs en faux s'attaquaient aux
époques plus modernes, la maladresse de l'exécution
éclatait au grand jour. Leurs tentatives pour écouler
leur vieux neuf échouaient piteusement. Il fallait
chercher une falsification plus artistique.
Voici ce qu'ils ont inventé.
Ils prennent des livres revêtus de reliures anciennes
en maroquin simple et sans ornementation pour y
appliquer des armoiries de haut parage. Comme les
fers" sont moulés, épais et résistants, à la galvano-
plastie sur les anciennes empreintes, à première vue,
l'illusion est complète. Rien n'y manque. Il n'y a que
l'or moderne, dont le ton, quoique éteint, ne s'harmo-
LIVRES 341
nise pas complètement avec celui de l'ancienne
dorure.
Un libraire parisien vit un jour un quidam lui ap-
porter une'caisse de livres « de grandes provenances »,
tirés dune riche bibliollièque provinciale. Toutes les
reliures avaient des armoiries. C'était trop beau ! t-e
commerçant, cependant, qui connaissait son homme,
regarda les livres de prés. Il avait comme une idée
d'avoir déjà tenu en mains des exemplaires analo-
gues, mais en moins belles conditions. Tout à coup,
il s'arrête à trois volumes in-S'^ reliés en maroquin
bleu aux armes de Marie-Antoinette, un recueil de
receltes de toilette et de beauté. L'ouvrage était ma-
nuscrit. Il ne pouvait y en avoir deux pareils. Le li-
braire reconnut celui-là pour l'avoir lui-même possé-
dé en magasin quelques années auparavant. C'était
bien le même papier lisse et encore parfumé. « Il n'y
manquait, avait-il écrit autrefois en le cataloguant,
que les armoiries de la Dubarry ou de Marie-Antoi-
nette. » L'ingénieux héraldiste avaitréalisé le vœu du
libraire en donnant la préférence aux armes de la
reine. Il va sans dire que, pris au piège, le quidam
reçut l'accueil que son procédé coupable méritait. Il
dut remballer au plus vite sa marchandise de contre-
bande, honteux comme un renard qu'une poule
aurait pris.
D'autresindustrielsfurentplus heureux. Ala faveur
d'une mise en scène habile et en s' adressant de pré-
342 TRUCS ET TRUQUEURS
férence aux acheteurs faciles, des faussaires de Bo-
logne écoulèrent tout un stock de pscudo reliures prin-
cières. L'atelier, dirigé par un bibliophile de savoir,
comptait des spécialistes de première force, estam-
peurs, maroquiniers, graveurs de fers, relieurs, do-
reurs, d'une habileté de main tout italienne. On con-
fectionna des reliures de François I", de Henri II et
de Diane de Poitiers, de Grolier, de Maioli, de de
Thou, du comte d'Hoym, de quoi satisfaire le sno-
bisme de tous les amateurs que la manie des « pro-
venances » empêche de dormir.
Le travail était habile. Sur lesvieilles reliures jadis
vierges d'ornements, le porc-épic de Louis XII,
la salamandre de François I" ou les croissants de
Diane surgissaient par miracle. Une espèce d'enduit
donnait à la dorure l'apparence de la vétusté. Les
coins étaient écornés, les coiffes éraillées. On ajoutait
de la poussière sur les tranches, s'il n'y en avait pas
assez.
Puis, toute une nuée d'intermédiaires, de pisteurs
d'hôtel, de guides, se chargeait de rabattre les tou-
ristes amateurs. Le bibliophile tombé dans le guê-
pier, cuisiné par ces habiles gens, s'en retournait,
serrant contre son cœur un 7o. Grolierii et amicorum
apocryphe qu'il emportait comme un trésor.
Quand l'amateur se montrait méfiant, on faisait
jouer le grand jeu. Des menteurs insignes le condui-
saient dans une demeure princière qui, jadis, avait
connu de meilleurs jours. On lui ouvrait une bi-
bliothèque de famille où personne n'avait pénétré
depuis cinquante ans, mais qui contenait, comme
par hasard, au milieu de véritables drogues, des re-
liures splendidement armoriées, dont le vernis avait
à peine eu le temps de sécher.
LIVRES 343
Inutile de dire que plus d'un bibliophile de marque
fut pris aux ruses de ces faiseurs de contrefait pro-
ductif. On prétend même que des libraires et des
dépôts publics ont laissé se glisser sur leurs rayons
quelques ouvrages marqués du blason de ces faux
nobles transalpins.
Regardez donc de près les livres armoriés, surtout
quand leur marque est trop pompeuse.
Les reliures aux armes de Louis XII, de Fran-
çois P"" ou d'Henri II, qui ont vraiment fait partie des
bibliothèques royales, sont connues depuis longtemps
Elles sont à la Bibliothèque nationale ou dans d'autres
dépôts publics. Les rares reliures authentiques d'ori-
gine royale, conservées dans des collections particu-
lières, ont passé dans les grandes ventes Double, Ye-
meniz, Didot, Pichon. Il est facile de retrouver leurs
généalogies.
Quant aux livres marqués de blasons de moindre
importance, très recherchés aussi pour les raffine-
ments bibliophilesques de leurs premiers posses-
seurs,ils ont presque toujours figuré sur des catalo-
gues du xvni*' siècle. Si Ton vous offre une reliure de
M"* de Pompadour, du duc de la Vallière, ou de 1
comtesse de Verrue, vous n'avez qu'à vous reporte-
aux livrets des ventes de ces célèbres bibliothèques.
Vous y trouverez l'ouvrage si la reliure est de « bonne
foi », comme le livre de Montaigne.
Je m'arrête. J'en ai assez dit pour mettre les biblio-
philes en garde. Cependant qu'ils ne s'effrayent pas.
Leur passe-temps favori n'est pas menacé par les
344 TRUCS ET TRUQUEURS
entreprises de quelques aigrefins. Jusqu'à présent,
elles ont toujours avorté, et pour rassurer mes lec-
teurs, je leur dirais volontiers, en parodiant des vers
célèbreG:
! Remellez-vou5, amis, d'une alarme aussi chaude,
Nous vivons dans un temps ennemi delà fraude.
MÉDAILLES ET MONNAIES
Faux comme un jeton ! — Médailles frelatées. — Accouple-
ments monstrueux. — Karolus oméga. — Le faussaire du
Pirée. — Reproductions deLiard. — Lethaler de Keutschach.
— Numismales, défiez-vous de la pièce inconnue. — Médailles
pour terrassiers. — Photographie préhistorique. — L'écu à
la mèche. — Expurgez ! — Le soc à mitrailles.
Parlons maintenant des médailles, des monnaies
et de ces malheureux jetons si vilipendés qu'ils
servent d'anathème. « Il est faux comme un jeton »,
dit-on de certains personnages que Ton veut marquer
d'un stigmate.
Quel est le numismate, si fort soit-il,qui n'ait donné
asile, dans les compartiments méthodiques de son
médaillier, à quelque brebis galeuse ? Le Cabinet des
médailles lui-même, à la Bibliothèque nationale, n'a-
t-il pas quinze à vingt tiroirs pleins de pièces fausses?
Malgré l'érudition de ses conservateurs, n'achète-
t-il pas encore, de temps à autre, des raretés antiques
fabriquées au xix" siècle ?
La manipulation des médailles se perd dans la nuit
des temps, et cela se conçoit. Bien avant les tableaux,
les gravures, les meubles, on collectionnait les chefs-
d'œuvre des monnayeurs grecs et romains. On payait
d'un prix, relativement élevé, les beaux exemplaires.
A l'époque où nul ne songeait à contrefaire les
15.
346 TRUCS ET TRUQUEURS
faïences, il y avait déjà, au xvie siècle, des fabricants
de fausses médailles.
Ces ancêtres du truquage savaient frapper d'un
nouveau coin une vieille médaille sans valeur, retailler
au ciselé* îine effigie effacée, faire revenir une lé-
gende fruste, modifier les lettres, les figures, les ins-
criptions pour faire un exemplaire inédit. Ils complé-
taient les pièces rongées ou mutilées à l'aide d'un
ciment particulier, beaucoup plus facile à retailler et
à ciseler que le cuivre. Puis, ils vernissaient avec un
enduit d'une couleur brune ou noirâtre. La fraude se
découvrait à la moindre égratignure.
Les contrefacteurs modernes ont plus de malice.
Non seulement ils savent tirer un profit admirable
de la galvanoplastie pour obtenir des reproductions
presque impeccables, mais ils s'en servent même pour
fabriquer des coins. Le dernier cri de la contrefaclion
des médailles, c'est la pièce frappée, comme à la
Monnaie! Malheureusement, pour le succès de cette
ruse de maître Gonin, ces matrices galvanoplastiques
sont forcément en matière peu résistante. On ne peut
donner à la frappe assez de force pour éviter toute
trace de flou. Un œil exercé retrouve dans les exem-
plaires les défauts amoindris, mais visibles, du coin
surmoulé.
Comment on devient collectiomieur signale dans sa
revue la médaille encastrée. A cet effet, on opère sur
des médailles de bronze ou d'argent, dans lesquelles
on creuse au tour une partie du champ. Dans la par-
lie évidée, on glisse un autre champ pris dans une
autre médaille. Mais il est facile de débiner le truc
MEDAILLES ET MONNAIES 347
en comparant la patine et la forme des lettres qui
doivent être identiques des deux côtés. Alarigueui"-
une pesée faite à l'aide d'une tenaille chasse de la
matrice le morceau enchâssé. C'est ainsi que l'on
découvrit l'accouplement d'une consulaire avec un
didrachme de Corinthe.
La même revue cite encore plus loin, sans signa-
ture, une autre recette : Vaccolement joint à l'encas-
trement. On scie une pièce fixée de champ en deux
parties égales. L'une est perdue. On découpe l'autre
sur les bords en laissant à la médaille la moitié du
grenetis qui touche les bords. On prend ensuite une
autre médaille de même grandeur que l'on scie dans
sa hauteur et jusqu'à son milieu. On creuse du côté
du revers tout le métal en dedans du grenetis et on
forme ainsi une boîte à coulisse dont la partie déjà
travaillée sert de couvercle. Il suffit ensuite d'en-
châsser les deux morceaux l'un dans l'autre. On a
ainsi une médaille faite d'un revers et d'un avers
authentiques, mais elle est fausse dans son ensemble.
Les faussaires, est-il besoin de le dire, s'attaquent
presque uniquement aux pièces d'or. La fraude sur
les exemplaires en argent se reconnaîtrait trop aisé-
ment et ne rapporterait pas assez. Mais comme l'or
ancien présente certaines particularités, les pseudo-
monnayeurs mettent à la fonte des pièces romaines
n'ayant guère que la valeur du poids. Avec les lingots
ils fabriquent des raretés de deux ou trois cents
francs.
Leur blâmable savoir-faire s'exerce partout où fleu-
rissent ces fervents numismates, dont Léon Cladel a
348 TRUCS ET TRUQUEURS
fixé le type original dans son Deuxième mystère de
Vincarnalion. Dans lous les pays du globe, Karolus
Oméga trouve à point nommé des slalères d'or à la
lèle d'Apollon, des grands bronzes d'Olhon, des Faus-
lines, des monnaies obsidionales, des triens plus mé-
rovingiens les uns que les autres, des R. P. de Pépin
le Bref et des agnels de saint Louis.
Au Cabinet des médailles, n'a-t-on pas proposé, ma-
nifestement fausses, des médailles d'or trouvées à
Aboukir, refusées avant parle British Muséum, et ac-
ceptées par un autre musée pour la somme de
150 000 marcs?
A M. Clermont-Ganeau n'a-t-on pas offert, dans un
souk de Palestine, des monnaies de Moïse, portant
l'effigie du législateur hébreu, ornée de superbes
cornes de bélier?
Le plus fameux de ces successeurs du légendaire
Becker est connu dans le monde des numismates
sous le nom de faussaire du Pirée. Gardez-vous de
tomber en ses mains redoutables ! Il frappe des pièces
d'or de Lampsaque aussi bien que des monnaies du
pape Alexandre VI. Tout lui est bon, et le Metropo-
litan muséum de New- York aussi bien que le Musée
royal d'Italie, savent ce qu'il en coûte de se laisser
prendre à sa monnaie- de singe.
A Rome, il existe aussi un fabricant très dangereux
qui imite à merveille les monnaies romaines, les mé-
dailles du moyen âge et les pièces anglaises. Il a fait
le penny d'or du roi Henri III, qui vaut à lui seul
6 000 francs, le teston en or de Marie Stuart, dont la
valeur n'est pas moindre, le rarissime souverain de
Henri VII, avec légende en caractères romains, le
ducat de Louis XII de France, roi de Naples, le
double ducat de Guy de Montfaucon, évêque de Lau-
MÉDAILLES ET MONNAIES 349
sanne au xvi' siècle, dont on ne connaît qu'un seul
exemplaire, ce qui rend difficile la comparaison avec
l'original ! S'il n'a pas encore fait le rouble en cuir si
rare frappé par le tzar Michaelowitch dans une
année de détresse, et qui vaut 11 000 roubles, c'est
qu'il manque de modèle, mais soyez persuadé qu'il
en trouvera un et qu'il reproduira le rond de cuir de
cette étrange monnaie fiduciaire.
Contre d'aussi dangereuses imitations, les anciens
— c'est Pline qui le raconte — ne connaissaient qu'un
seul moyen de défense, c'était de se procurer tous
les faux connus pour servir de critérium. Suivez
donc leur exemple.
Munissez-vous des reproductions admirables de
Liard fils, qui continue, du côté delaFolie-Méricourt,
l'industrie de son père, le fameux « Clodoche », cé-
lèbre par les Lucrèce Borgia qu'il fit dans son atelier
deCliampigny,et que l'on peut seulement reconnaître
au triangle plein des A et à la légende, auréolée
comme le cercle lumineux qui entoure la pleine lune.
Mettez côte à côte des médaillons vrais et faux
de Dupré ou de ^^ arin. Les premiers ont une ténuité
de parois, une épaisseur à peine apparente qui ne se
retrouvera pas dans les seconds. Dans les imitations,
les creux des lettres se sont remplis. La- légende est
pâteuse.
Faites venir toutes les médailles grecques repro-
duites en galvanoplastie par le Brilish Muséum. Elles
sont si bien exécutées qu'elles sont pourvues d'un
poinçon spécial pour les empêcher de faire des dupes
et qu'il faut les passer dans l'eau bouillante pour voir
disparaître leur patine. La médaille de Syracuse, ce
type immortel, est un véritable chef-d'œuvre en son
genre.
350 TRUCS ET TRUQUEURS
Je vous engage aussi à vous procurer des échanlil-
lons du savoir faire de J. Lauer, à Nuremberg, dont
le talent a été mis à profit, en 1889, pour un coup
si bien monté que je ne résiste pas au plaisir de vous
le conter d'après l'érudit M. Jean Gross.
Les thalers de Salzbourg ou de Keutschach, à la
date de 1504, sont si rares qu'on n'en connaît que six
exemplaires, jalousement conservés dans des collec-
.tions particulières et estimés par les connaisseurs
entre 2 000 et 2 500 francs pièce. Au printemps de
1889, plusieurs collectionneurs oumarchands de mon-
naies reçurent une lettre d'un certain docteur Hin-
terstoiser demandant à acheter un de ces thalers,
et se déclarant prêt à le payer un millier de francs.
La commande était accompagnée d'mie excellente
reproduction lithographique donnant, sous ses deux
faces, la rarissime monnaie.
Personne, naturellement, ne put fournir l'introu-
vable thaler. Seulement, quelques mois plus tard, on
vit arriver chez les correspondants du docteur une
vieille femme, modestement vêtue. Elle avait à vendre
un lot d'anciennes monnaies, qu'elle avait héritées
d'une tante et dont elle ignorait la valeur. Elle savait
seulement que l'une des pièces s'appelait thaler de
Keutschach et qu'un juif en avait offert 250 francs.
On devine la suite. Chaque numismate ouvre ses
carions pour comparer la pièce au fac-similé envoyé
par le docteur Hinterstoiser, et après vérification,
achète le lot cent ou deux cents francs, dans l'inten-
tion de lui revendre un bon prix son thaler Bien en-
tendu, le docteur — et pour cause — n'habitait pa? à
MÉDAILLES ET MONNAIES 351
l'adresse indiquée. Les acheteurs s'aperçurent trop
tard qu'ils étaient joués, ils durent se borner à porter
plainte contre leur mystificateur.
On arrêta la respectable douairière et son mari,
l'auteur du scénario. Ce madré compère s'était pro-
curé pour quelque temps — Dieu sait à l'aide de
quelles complicités ! — un des Ihalers authentiques.
Il l'avait fait reproduire à plusieurs exemplaires par
J. Lauer, à Nuremberg. Chaque pièce lui était reve-
nue à peu près à 14 marks 79 pfennigs, à peu près 19
francs. Ce n'était pas trop cher !
L'ingénieux metteur en scène fut condamné, mais
il ne voulut jamais dire oîi il avait emprunté son mo-
dèle. Les six possesseurs du thaler de Kautschach
n'osent plus regarder leur clier jeton de peur de re-
trouver à la place de l'original la reproduction de J.
Lauer. Personne aujourd'hui, en Allemagne, ne don-
nerait d'une de ces rarissimes pièces plus de 14 marks
79 pfennigs.
Soyez donc prudents ! Dites-vous que l'Egypte eut
jadis moins de sauterelles qu'il n'y a de monnaies
fausses en circulation. Si l'on vous propose des pièces
de type connu, comparez soigneusement avec les
originaux du Cabinet des médailles. S'il s'agit de
modèles inédits, soyez plus réservés encore. 11 faut
avoir le courage de son ignorance. Les vieux routiers
du faux monnayage procèdent avec circonspection et
Démettent leurs produits en circulation qu'un à un et
à de longs intervalles. Si l'on vous propose un type
inconnu et que six mois après un nouvel exemplaire
.358 TRUCS ET TRUQUEURS
se découvre à Taiilre bout de l'Europe, la cause est
jugée. 11 s'agit d'un faux.
A priori, défiez-vous aussi d'une pièce en or repro-
duisant le modèle d'une pièce en argent. C'est un
procédé cher aux faux médailleurs.
Le fait d'une trouvaille en terre ne doit même pas
suffire à vous rassurer. Rien n'est plus facile que de
glisser des pièces fausses au milieu des vraies. C'est
l'A. B. C. du métier.
D'autres fois, c'est le hasard seul qui se fait com-
plice de la fraude, comme dans celte extraordinaire
rencontre que je n'aurais jamais crue possible, si elle
ne m'avait été rapportée par un de nos plus aimables
experts en monnaies parisiennes.
Le conservateur d'un musée de l'est de la France lui
avait envoyé la photographie d'une grande médaille
antique. On avait trouvé ce type très rare en la-
bourant un champ, près d'un tas d'ossements, et le
paysan en voulait un gros prix. Notre numismate
prudent se fait envoyer la pièce à l'examen. A sa
grande surprise, il reconnaît un fac similé de
Nuremberg fabriqué au milieu du xix'' siècle. Quel-
que ulhan l'avait dans sa poche pendant la campagne
de 1870-1871. Il avait été tué dans un engagement
et enterré avec sa plaquette fausse.
On n'invente pas ces histoires là I
Maintenant, une nouvelle à la main.
Un de mes amis, propriétaire d'un immeuble sur
le boulevard Bonne-Nouvelle, y faisait exécuter des
réparations. Au cours des travaux, on met à décou-
vert le ruisseau de la Grange-Batelière. Belle pa-
MEDAILLES ET MONNAIES 353
nique! Les locataires menacenl de parlir. On appelle
rarcliilecle. Une équipe de trente hommes se met à
l'œuvre. Il faut, coûte que coûte, rétablir les fonda-
lions. Avec une grande anxiété, le propriétaire sur-
veille les travaux.
Un soir, un des terrassiers lui présente, dans une
molle de terre noire, une série de monnaies gallo-ro-
maines que son pic vient de déterrer,
— Quelle somme, dit-il à rarchilecte, faut-il don-
ner pour leur part aux ouvriers ?
— Je n'en sais rien, répond celui-ci. Mais allez donc,
quai des Orfèvres, consulter l'un de nos grandsmar-
chands de médailles, il vous renseignera.
Mon ami court à l'adresse indiquée. L'expert re-
garde le trésor, puis lentement il ouvre un tiroir :
— Tenez, dit-il en souriant, voilà d'où sort votre
trouvaille. Ce sont des médailles pour terrassiers.
Elles sont anciennes, mais frustes et sans valeur. J'en
expédie tous les mois à mes correspondants d'Arles
et de Nîmes. Les touristes en sont insatiables !
Quelques anecdotes encore plutôt gaies, mais véri-
diques, pour achever ce chapitre. Casligat ridendo
mores.
Un grand savant devant l'Eternel, président de la
Sociéié archéologique, suivait à Nantes des travaux
de terrassement près de la cathédrale. Il voulait re-
trouver les anciennes constructions de la place Saint-
Pierre. Mais il comptait, aussi, faire quelques trou-
vailles heureuses.
Déjà, en vidant leurs brouettes, les ouvriers lui
334 TRUCS ET TRUQUEURS
avaient présenté des monnaies sans valeur. Il espé-
rait mieux.
En effet, dans une excavation, presque à fleur du
sol, un terrassier avise un pot vulgaire et rempli de
terre. Il l'apporte précieusement à Térudit archéolo-
gue, qui le vide avec soin et trouve, au fond, non des
médailles, mais sa photographie avec ces mots ironi-
ques :
Lasciate oyiii ^peranza.
Près de Xamur, une vache tombe malade. Impos-
sible de la guérir. Son propriétaire la fait abattre. Le
boucher qui la dépèce relire de l'estomac du rumi-
nant une quadruple pistole de Franche-Comté. Vile
il va trouver un numismate, lui raconte l'aventure et
lui présente la pièce d'or. Celui-ci l'achète un gros
prix à cause de sa belle patine.
Un peu plus tard, il consulte les augures de la ré-
gion, qui ne peuvent se regarder sans rire.
Où le truquage va-t-il se nicher ?
A Londres, dans la Tamise, lors du creusement du
tunnel, on trouva en abondance des médailles en
bronze des Croisades, faites avec le denier de Guil-
laume le Conquérant, son buste de face d'un côté, de
l'autre un sujet quelconque, avec une inscription en
lettres de l'époque.
Pendant quelque temps, elles firent la joie des
amateurs de rareté. L'un d'eux écrivit même une bro-
chure à leur sujet. Tout alla bien jusqu'au moment
où un professeur d'hisloire démontra, en Allemagne,
la mvslification. Néanmoins, les fausses médailles
gardent toujours leurs prix.
Après le 2 décembre, le Prince président résolut
MÉDAILLES ET MONNAIES 3S5
de faire battre monnaie à son effigie. Le graveur sou-
mit une maquette que Louis Bonaparte oublia dans
un tiroir. La nouvelle pièce de cinq francs n'ayant
provoqué aucune observation, le modèle parut accepté
et l'exécution en fut commandée. Pendant le tirage
d'essai, une épreuve fut apportée à l'Elysée. Le prince
trouva trop rouflaquette une mèche en accroche
cœur collée sur la tempe, suivant la mode du temps.
Il ordonna de retoucher la gravure et de refaire le
coin. Mais il était trop tard. Le balancier avait déjà
frappé quelques pièces.
Combien rares aujourd'hui ! un de ces écus à la
mèche fut adjugé récemment cinquante louis.
Il y a encore preneur au même prix.
Un épris de gravures s'avise, un jour, de faire des
infidélités à sa passion favorite. Il se lance éperdu-
ment à la conquête des monnaies anciennes. Pris par
une sorte de fringale, il en achète tant qu'il peut.
Bientôt, son médaillier déborde.
Vient chez lui un vieil ami, son conseil ordinaire :
— Vous en avez trop maintenant, il faut épurer.
Les bonnes pièces y gagneront beaucoup. Ce n'est
pas la quantité, niais la qualité qu'il faut poursuivre.
Si vous le voulez, je vous enverrai un type très fort.
Pour votre nettoyage obligatoire, il vous guidera
dans votre sélection.
— Vous avez peut-être raison. Je commence à être
gavé. Envoyez-moi votre homme, puisque vous me
le recommandez.
Le marchand indiqué procéda avec soin. Il expur-
gea tout ce qui ne lui parut pas, disait-il, le dessus
du panier et il consentit à acheterce rebut. Seulement
l'amateur dut se résoudre à un grand sacrifice.
356 TRUCS ET TRUQUEURS
Un an après, celui-ci tombe à l'improvisle chez le
donneur de bons avis. Que voit-il dans une vitrine?
Toutes les pièces expurgées !
Moralité :
Aimez qu'on vous conseille et non pas qu'on vous floue.
Du même genre, mais avec variante.
Un honnête et consciencieux expert, ne voulant
tromper personne, mettait de côté, pour la fonte,
dans un sac à mitrailles, toutes les pièces fausses
qu'il rencontrait.
Un hébreu, dont le profd avait quelque chose du
bec de faucon, se présente chez lui. Il a su qu'il avait
des rebuts à vendre. Il achète le stock pour quelques
louis.
Quelques années après, le vendeur est appelé pour
expertiser le médaillier d'un député de Rouen, qui ve-
nait de mourir.
O surprise I II retrouve toutes ses monnaies. Le
juif au nez crochu les avait vendues jadis au défunt,
comme bonnes, de 200 à 300 francs pièce. Gros profit.
L'usure rapporte moins.
Finissons par une préface.
M. Frœhner a mis les lignes suivantes sur la pre-
mière page du Catalogue des médailles fausses, re-
cueillies par l'expert Hoffmann, dans sa longue et
irréprochable carrière et offertes par sa sœur au Cabi-
net des médailles de notre Bibliothèque nationale :
« Les plus grands érudits, Eckhel en tête, ont
« publié des monnaies fausses et il n'est pas certain
a que le collectionneur, trompé souvent, ne se laisse
MÉDAILLES ET MONNAIES 357
« pas tromper encore. Seslius a cru qu'une disserta-
« lion sur l'œuvre des faussaires entraverait la fraude.
« Elle n'a rien entrave, pas plus que les brochures
« infiniment mieux faites de Pinder et de Friedlàn-
« der. Musées et amateurs on*: continué d'acheter
« des pièces suspectes. »
Concluons, avec le savant Frœhner, que les livres
ou les empreintes ne suffisent pas à l'étude des falsi-
fications. Ce ne sont que les monnaies elles-mêmes
qui peuvent rendre service aux numismates cî, leur
apprendre à se méfier.
Et maintenant regardez bien dans vos médaiJliers
les monnaies d'or des papes.
MEUBLES
Si les meubles parlaient. — Mélamorphose d'une cré-
dcnce. — Les moyenogeurs. — Mon banc gothique. —
Sièges squclelles. — Les commodités de la conversation.
— Maquillage de la dorure. — La table du maréchal de Ri-
chelieu. — La cuisine de la marqueterie. — Marque à froid.
— Loyales copies. — En ncurrice. — La stalle du patron I
C'était pendant la vente Crosnier.
Le baron Magnus avait poussé vainement jusqu'à
250 000 francs la table de travail Louis XV sur la-
quelle le célèbre directeur des sucreries d'Egypte
avait écrit qu'il se tuait, parce qu'il ne pouvait pas
payer ses dilTérences. Après quelques enchères fié-
vreuses, immédiatement couvertes par les suren-
chères qui partaient de tous les coins de la salle
Georges Petit, le baron, malgré sa passion pour
le dix-huitième siècle, avait dû battre en retraite.
Rentré d'assez mauvaise humeur à son hôtel, il
s'était enfermé dans sa chambre pour se remettre de
sa défaite en fumant un cigare. La nuit tombait. La
voix glapissante du crieur, retentissant encore à ses
oreilles, le berçait de ses chiffres vingt fois répétés.
Comme au son d'une cloche, il s'assoupit peu à peu
et dans son sommeil entendit un murmure confus
qui s'élevait de tous les coins de l'appartement. On
eût dit qu'une classe enfantine prenait ses ébats dans
MEUBLES 359
le grand salon. On se disputait ferme, car les interlo-
cuteurs n'étaient pas d'accord. Mais, chose curieuse,
on ne voyait personne. Des voix étouffées sortaient
des vitrines closes, des commodes ventrues, des bu-
reaux à cylindre, des armoires de Boule. Bientôt, ha-
bitué au bruit, le baron distingua des paroles.
— Vous, mon aînée? disait un cadre Louis XV à
une stalle gothique ; mais si l'on grattait votre tein-
ture au brou de noix, on trouverait encore du chêne
neuf!
— C'est bien à vous de parler, ripostait le noble
débris du moyen âge. Comme si l'on ne savait pas
que votre dorure truquée couvre les coups de gouge
d'un sculpteur du faubourg Saint- Antoine !
— Pourmoi, ajoutait doucement une bergèreéqui-
voque, je me garantis pure et sans tache et je prends
comme juge mon voisin, ce tambour à broder, venant
de Trianon.
— Allons donc, fit un écran révolté. Des meubles
de Marie-Antoinette ! Il n'y aurait pas assez de palais
pour les loger aujourd'hui. On vous a fait trop d'hon-
neur en vous recevant ici. Vous sortez de la Butte.
— Je vais vous mettre d'accord, faisait un lit à
quenouilles, sous sa courtepointe en vieille broderie
vénitienne. Si quelqu'un ici mérite des égards, c'est
moi. J'ai abrité, sous mon baldaquin, les grâces char-
mantes de Diane de Poitiers.
— En voilà une légende !
Un éclat de rire général salua les prétentions de
la couchette historique.
Ce fut le signal du désordre. Tous les meubles par-
laient à la fois et se jetaient avec furie leurs vérités.
On reprochait à la commode ses bronzes surmoulés,
aux sièges leurs velours de Gènes lyonnais, on Irai-
360 TRUCS ET TRUQUEURS
tait le sopha de vulgaire assemblage, on levait sans
pilié la laiissc marqueterie d'un bureau Louis XV.
Bref, chacun aiguisait ses traits, déshabillait son
voisin en évoquant ses tares. L'aulhenlicilé du mobi-
lier s'écroulait sous les sarcasmes.
Enfin, un piano Erard, qui s'était tenu coi au milieu
de ce dénigrement universel, hasarda timidement :
— Je ne veux pas troubler vos querelles. Disputez-
vous à loisir, mais je fais des réserves en ce qui me
concerne. Je suis, quoique un mince personnage, le
plus vieux de la maison.
On se tut, car il avait raison. La consternation de-
vint générale. Le silence se fit aussitôt.
Le baron, n'entendant plus rien, s'éveilla de son
cauchemar, au milieu d'une obscurité complète. II
tourna le commutateur électrique. L'appartement
s'éclaira. Les trésors des siècles accumulés dans l'hô-
tel avaient repris leur aspect vénérable. Le grand
amateur, sortant de son mauvais rêve, dans unéton-
nement hagard, se reprit vite et dit en souriant :
— Je crois avoir perçu comme une dispute chez un
de mes confrères. Pauvre ami! C'est bien fait! Il n'a-
chète ({ue du faux!
Puis, jetant autour de lui un coup d'œil, il ajouta
avec présomplion :
— J'en ai là pour (juinze cent mille francs!
Vous pensez bien que tout ceci n'est qu'un conte.
Si les meubles parlaient, les nuits des collectionneurs
deviendraient trop amères. L'amour, et surtout
l'amour des antiquités, se nourrit d'illusions. Les
brouillards les plus épais sont ceux qui enveloppent
MEUBLES 361
les amateurs. Il est bon que les vieux Idois restent
sans voix et gardent leur mystère. Néanmoins si les
meubles sont muets, certains experts, nés malins,
savent parfois les faire s'exprimer par gestes.
Voici, pour ma part, ce qui m'arriva, au temps où,
moi aussi, j'étais obsédé jour et nuit par la hantise
de la collection.
Sur la proposition d'un marchand de la rive gauche,
je lui avais acheté une crédence de la Renaissance
dont les détails adorables m'avaient beaucoup séduit.
La somme était ronde. Elle dépassait, je crois, 10 000
francs. J'avais hésité quelque peu à me décider, mais
l'importance du prix demandé n'était pas seule en
cause. Ma première impression, et surtout ce coup
d'oeil rapide de l'amateur, dont on a souvent parlé,
était plutôt fâcheux. Le meuble me paraissait trop
beau et d'un état de conservation extraordinaire pour
son âge. Bref, pour vaincre mes hésitations, il avait
fallu les avis éclairés et l'attestation formelle d'au-
thenticité donnée par un spécialiste qui vint avec
moi l'examiner dans ses arcanes les plus secrètes.
Je tairai son nom. Que l'on sache seulement qu'il
passait, avec raison, pour un érudit de première force
en fait de bois anciens et qu'il eut l'une des belles
collections de Paris.
Le meuble avait donc pris place, depuis quelques
jours, dans ma galerie de la rue Victor-Masse lorsque
E. Vannes, antiquaire fort habile, vint voir chez moi
un objet qui l'intéressait. En passant devant la cré-
dence, il s'écria subitement :
— Tiens, mon meuble I
— Lequel ?
— Cette crédence ! Ah ! mais on lui a fait une jolie
toilette.
16
362 TRÛCS ET TRUQUEURS
— Commonl? lui dis-je.
— Ccrlaincmcut. Elle n'est pas venue au monde
comme vous la voyez. On l'a beaucoup eniLcIlic.
Et mon expert, de me raconter la genèse du bahut.
Celait jadis un cofTre. Un antiquaire d'Oi'léans
l'avait monté sur pieds pour en faire une crédence.
E. Vannes lavait acheté dans cet état, et ne trouvant
pas aussi vile qu'il l'espérait à s'en défaire, il s'était
décidé à l'envoyer à l'hôtel Drouot. Depuis, une main
habile avait remplacé les pilastres trop simples par
de belles colonnes en forme de toupies et le pan-
neau de fond par un motif de sculpture de grande
allure. Le meuble gardait l'aspect d'un bahut du
xvi'' siècle, mais c'élail un assemblage de morceaux
divers.
— Tenez, ajouta mon expert, le couvercle du coffre
se levait. Un double fond s'ouvrait sur un ressort
secret. Il a disparu, mais le trou existe toujours, et
Aoicila place des charnières bouchées à la cire noire.
Je vérifiai. C'était la pure vérité.
— Vous faut-il d'autres preuves? Mon meuble
avait été brûlé par mes enfants dans deux endroits.
Les voici.
Et il m'indiqua deux places où l'on voyait encore
du bois calciné.
— Oui, c'est bien ma crédence. Non seulement je
la reconnais par les yeux, mais aussi par le nez, car
elle exhalait à l'intérieur une forte odeur de parfu-
merie qui n'a pas disparu.
Mes illusions tombaient une à une. Il ne restait
plus qu'à faire reprendre le meuble au marchand qui
me l'avait vendu. Ce ne fut pas aisé. Or, au cours de
l'enquête qu'il me fallut entreprendre, une découverte
mit un atout inattendu diais mon jeu. En recherchant
MEUBLlilS 363
les étapes successives parcourues par mon bahut, je
vis qu'à sa sortie de l'iiôlel Drouot, il avait fait une
petite station dans une maison de l'avenue Kléber.
0 surprise ! c'est là qu'habitait le fin connaisseur en
bois anciens que j'avais été consulter et qui m'avait
garanti rauthenticilc du meuble. Quand le marchand
me vit sur cette piste dangereuse, il ne s'opposa plus
à une expertise. J'obtins l'annulation du marché. Tel
lut le dénouement de cette pièce à tiroirs.
Medice, cura te ipsum, direz-vous à votre donneur
de conseils. Vous ne vous trompez pas, je vous affirme
que cette aventure m'a évité bien des écoles. C'est
ainsi que se forme l'expérience ? J'ai gardé une mé-
fiance justifiée pour les meubles moyenâgeux qui
arrivent jusqu'à nous en trop bonne santé. Pourtant
elle m'a rempli, en même temps, d'admiration pour
ces ébénistes hors ligne qui dépensent tant de génie
pour refaire du génie. Je les ai interrogés. J'ai visité
leurs ateliers, leurs entrepôts de vieux matériaux.
J'ai pénétré dans ces hangars où sont entassés, au
hasard delà rencontre, colonnes tournées, frises, cha-
piteaux, portes délicatement fouillées, pilastres, cor-
niches sculptées, baldaquins moulurés. Et je me suis
écrié, comme ce facétieux marchand de la place Cli-
chy : « Les voilà, les meubles de la Renaissance ! »
Naturellement, entre ces débris, de si beau style
qu'ils soient, et un meuble complet, il y a du chemin
à parcourir. Materiam superahat opus, disaient les
anciens.
Si Cuvier, à l'aide d'une seule vertèbre, avait quel-
que mérite à reconstituer un squelette de dix pieds
364 TRUCS ET TRUQUEURS
de long, il n'est guère plus facile de créer un bahut
du xvie siècle avec un panneau ancien et un morceau
de frise. Aussi l'ébénisle parisien est, en son genre,
aussi fort que le grand naturaliste. Suivez-moi. Je
vais vous introduire à Montmartre chez un de ces
étonnants faiseurs de miracles.
Voyez-vous ce grand hall, divisé en boxes, comme
une galerie d'exposition? Il regorge de bahuts sculp-
tés, de dressoirs, d'armoires, de tables, de bancs, de
pots à aumône, d'escabelles, de stalles, de chaises cu-
rules et de faudesleuils admirables de style et d'une
patine telle que les siècles seuls semblent l'avoir pro-
duite. Eh bien! tout cela est moderne. Ces merveilles
sont copiées sur les plus beaux meubles des musées de
toute r Europe par d'habiles sculpteurs, qui travaillent
à l'année dans un atelier abrité des regards profanes,
sous la salle même où vous admirez leurs œuvres.
Parfois, quand le style le comporte, on sertit dans
le meuble une pièce ancienne, panneau sculpté, pi-
lastre ou frise, et c'est pour l'acheteur un appAA dont
il ne soupçonne pas le danger.
Toutefois, quelles précautions, quels soins minu-
tieux, quelles ruses de procédés, quel art avant d'ar-
river à cette évocation parfaite du vieux !
Non seulement les sculpteurs opèrent avec les ou-
tils d'autrefois, en imitant le tour de main des huchiers
du xv« siècle, mais les matériaux eux-mêmes sont
anciens. Les gros biJlots des vieux pressoirs, venus
d'Anjou ou de Bourgogne, fournissent des madriers
séculaires, où l'on taille en plein bois des rondes
bosses et des hauts reliefs. Des meubles sans valeur,
de grossiers buffets villageois, des commodes, des
huches à pain, fournissent les planches de fond, les
tablettes, les tiroirs. Tout cela est recoupé, retaillé à
MîiUBLES 365
la dimension du meuble, mais avec les mêmes assem-
blages et sans faire tomber ni la poussière, ni la
crasse des siècles. On jurerait, pour un peu plus, que
les toiles d'araignées elles-mêmes ont été conservées.
Et les garnitures ! Quel tour de force ! L'intérieur
des bahuts est revêtu de velours frappé, sur lequel
s'entrecroisent des galons d'or pâli. Les ferrures, les
charnières, les serrures, quand elles ne sont pas em-
pruntées à de vieux meubles, sont façonnées dans la
maison par des serruriers d'art, noircies à la peau de
buffle, brûlées au vitriol, rouillées dans de la balle
d'avoine mouillée. C'est la perfection absolue. Le
souci de l'exactitude est poussé au point que les ser-
rures sont fixées par des clous grossiers, et que dans
l'assemblage l'usage de la colle est soigneusement
proscrit.
Mais le plus effrayant, c'est la patine. J'ignore par
quel prodige on a pu arriver à donner aux cariatides
de certaines stalles ce ton chaud et doré des anciens
violons italiens. Peut-être entre-t-il de lor dans le
vernis. Les arêtes sont adoucies à la pierre ponce,
ad unguem; les parties saillantes usées aux endroits
sur lesquels la main ou les vêtements doivent pro-
duire des frottements. C'est prodigieux d'exactitude
et de rendu.
A des artistes de cette force, il est inutile de parler
de coups de bâtons pour simuler des chocs et « avilir»
un meuble, comme je l'ai déjà relevé. Inutile aussi de
leur demander s'ils tirent des coups de fusil chargés
de cendrée pour produire des trous de vers. A quoi
Ion recourir à des moyens aussi vulgaires ? Leurs
3C6 TRUCS ET TRUQUEURS
vieux bois ont déjà, par avance, des cassures et des
piqûres de vers. Les huchiers modernes les ré-
parent et les bouchent à la cire. C'est bien plus fort
que d'en simuler d'artificiels.
Etonnez-vous, après cela, si les sceptiques y reg'ar-
dent 5 deux fois. Dites-nous, collectionneurs de tous
les pays, si vous n'avez jamais été trompés.
Moi-même, j'ai eu affaire à un de ces artistes. Ré-
capé, le grand marchand d'antiquités, avait vendu à
un peintre célèbre un banc gothique dont j'avais fort
envie, pour ses peintures, ses ogives délicates, son
dais sculpté. Je ne pus, pendant longtemps, déter-
miner M. L. Watelin ni à s'en dessaisir, ni à me le
laisser reproduire. Il m'objectait, avec quelque rai-
son :
— On dira que la copie est chez moi et l'original
chez vous.
Il se décida enfin, par amitié, à me donner l'auto-
risation nécessaire.
Je confiai la reproduction à M. Malard, un sculp-
teur très habile.
— N'épargnez rien, lui dis-je. Vous avez carie
blanche. Je veux un travail parfait, le chef-d'œuvre
de la similitude.
Il s'en tira à son honneur. Pour 1 400 francs, j'eus
un modèle admirable. Tout y était, les coups de
ciseau, le patinage de la peinture, les trous de vers,
l'usure du siège. J'avais acheté, chez Boislève, du
velours ciselé ancien, et j'avais fait exécuter un cous-
sin magnifique. Bref, le meuble resta dix ans rue
Victor-Masse, sans que personne élevât le moindre
MEUBLES 367
doute sur son aulhcnlicité. Cela m'amusait beaucoup
(le voir les plus grands oracles eux-mêmes s'y tromper.
A l'approche de ma vente, Emile Molinier, — un fin
connaisseur ! — en fit une description dithyrambique.
Je le laissai faire. Mais, au moment de donner le ca-
talogue à l'impression, je trouvai que la mystification
avait assez duré et je lui dis : « Il serait peut-être bon
de ne pas indiquer l'époque. »
Ce fut un trait de lumière pour Emile Molinier. Il
modifia sa rédaction. « La chayre à dosseret » du
xv'' siècle se vendit à peu près le prix qu'elle avait
coûté. Autrement, elle eût fait 50 000 francs.
MM. les ébénistes en vieux n'ont pas toujours be-
soin de créer un meuble de toutes pièces. Il est I ie i
plus avantageux, en effet, de profiter d'un bahut ou
d'un coITre parfaitement authentique et de lui faire
subir quelques embellissements adroits.
Un des procédés les plus usités consiste à sculpter
un sujet ou des motifs sur un panneau uni, à rem-
placer un entablement ou une colonne trop simple
par des pièces analogues plus décoratives. Cette pro-
thèse ligneuse se fait sans dommage pour le meuble,
à condition de respecter les bâtis et les encadrements
primitifs.
D'autres fois, on ajoute des appliques de marbre,
fendillées et recollées, des rinceaux ou des filets
d'ivoire, voire même de petits panneaux de peinture
i\ sujets mythologiques qui sont eux-mêmes d'adroits
truquages.
A certains bahuts du xvi" siècle, on enlève leurs
bossages d'ébène et on colle à la place un bloc de
s»?» TRUCS ET TRUQUEURS
vieux chêne où le sculpteur reproduit une figure
d'après les gravures du temps. Tout est ancien, sauf
la sculpture.
Le plus souvent, on compose des meubles. Avec
un banc gothique, on en fait deux. A l'un, on laisse
un fond authentique et on ajoute un dais moderne
bien copié. A l'autre, on fabrique un fond et on ajuste
le dais ancien.
On a vendu dernièrement, enAllemagne, un coffre
pour une somme énorme. Il faisait l'admiration de
tous les connaisseurs. Seul, un érudit, fort avisé en
pareille matière, M. Jean Gross, resta sceptique de-
vant cette huitième merveille du monde des curieux.
L'objet était ancien, en effet, mais voici les ingré-
dients entrés dans sa composition. Une petite porte
de reliquaire, deux panneaux de coffret, un dessus
de porte et, comme pièce principale, un vieux coffre
à farine. Les heurtoirs étaient vénitiens. Les gonds,
d'origine allemande. Quant à la serrure, il fut impos-
sible de reconnaître sa provenance, mais elle avait
déjà servi à d'autres usages, car elle n'était pas dis-
posée pour fermer un coffre.
Si du vieux chêne moyen-âgeux, nous passons aux
couleurs plus gaies du bois de rose ou du satiné
xvni*^ siècle, il devient presque impossible de ne pas
se perdre dans le maquis de la contrefaçon. C'est
l'époque à la mode, le style qui convient le mieux à
nos appartements modernes, décorés de teintes
claires et vêtus d'étoffes pimpantes. On s'arrache à
prix d'or les délicates productions des ébénistes du
temps de Louis XV et de Louis XVI, tables rognons
Meubles 369
arlisliquement découpées, secrétaires à médaillons
de marqueterie, commodes ventrues aux bronzes
ciselés, tables à ouvrages à blouse de soie et toute la
série de ces petits meubles charmants : guéridons,
poudreuses, tambours à broder, bonheurs du jour,
qui animent, sans l'encombrer, le boudoir d'une jolie
femme.
Comme ils ont fait du chemin ces enfants gâtés de
la curiosité, ces merveilles de Cressent, Riesener, VÀ-
geon, Cramer, Dautriche, David Roentgen, Ericourt,
Leleu, Desguerres, dont personne, à l'époque roman-
tique, ne soupçonnait la beauté, et que se disputent
aujourd'hui les milliardaires des deux mondes !
Victor Hugo avait, pav Notre-Dame de Paris, présidé
au triomphe du gothique. L'impératrice Eugénie pré-
para l'apothéose du style Louis XVI. Elle s'était prise
d'une telle passion pour Marie-Antoinette qu'elle re-
mit en vogue tout ce qui pouvait rappeler le souvenir
de cette reine infortunée. Des myriades de chefs-
d'œuvre sortirent des greniers où ils sommeillaient
depuis près d'un siècle. Or, conséquence inévitable,
la production du xvni« siècle, pourtant d'une belle
abondance, n'ayant pas laissé assez d'épaves authen-
tiques pour satisfaire à cette demande subite et dé-
raisonnée, le truquage s'empara de cette époque
jusqu'alors négligée. C'est maintenant le plus beau
fleuron de sa couronne. Vous allez pouvoir en juger.
Les meubles les plus indispensables d'un salon, et
partant les plus recherchés, ce sont les sièges. Natu-
rellement, ce sont aussi les plus contrefaits. Rien de
plus facile que de copier, sur des photographies ou
des dessins, de jolis modèles Louis XV ou Louis XVI
de fauteuils, de chaises, de bergères, de canapés ou
de tête-à-téte.
16.
370 TRUCS ET TRUQUEURS
Avec des garnitures anciennes et une dorure con-
venablement vieillie, voilà de quoi tromper les neuf
dixièmes des acheteurs. Les ébénistes maquilleurs
n'y ont pas manqué. Ils s'y sont même employés de si
bon cœur, que le client, malgré toute sa candeur, a
fini par ouvrir les yeux, et pour ne pas être abusé
par l'enveloppe, a décidé de ne plus acheter que des
bois nus, c'est-à-dire sans dorure ni garniture.
0 sancla simplicitas ! Pauvres amateurs ! Leur
ruse n'a pas tari longtemps les recettes des fabricants
de vieux neuf. Aujourd'hui, aux innombrables de-
vantures des marchands d'antiquités, trônent des
rangées de ces bois étroits et incommodes, pour qui
nos aïeux avaient cependant inventé le titre de
« commodités de la conversation ».
Copiés sur d'anciens modèles par des ouvriers plus
ou moins habiles, exécutés, comme jadis, avec les
assemblages perpendiculaires au sommet du dossier,
on leur a passé plusieurs couches de peinture. On les
a garnis de vieilles sangles de lits, fixées dans leur
épiderme délicat, à l'aide de gros clous rouilles. Les
pieds ont été usés en biseau, dans le sens où ils
frottent le plus. Le siège, les accoudoirs, ont reçu un
revêlement de vieille étoffe et des bordures de galons
comme si on avait voulu les mettre en état de servir.
Mais tout cela, c'était pour « la frime » ! En un tour
de main, nos ingénieux industriels ont arraché toute
cette garniture qui leur avait donné tant de mal à
établir. Ils ont déchiré l'étoffe, cassé les galons, cou-
pé les sangles, passé la potasse sur la peinture, et
exposé aux yeux distraits des passants des sièges
squelettes où pendent encore par lambeaux, témoi-
gnages en apparence irrécusables du passé, des
Joques effilochées avec leurs vieux clous ^ de l'épo-
MEUBLES 371
que ». La pluie et le soleil, collaborateurs incons-
cients de la fraude, achèvent dehors le patinage.
Je n'ai pas besoin de dire que, là encore, comme
pour toutes les pièces d'ameublement, l'assemblage
est élevé à la hauteur d'une inslitulion. De deux
sièges en mauvais état, on en fait un passable en
prenant à chacun les morceaux les mieux conservés.
Inversement, ce qui est moins honnête, d'une pièce
ancienne en bon état, le truqueur en fait deux, quel-
quefois trois, en intercalant dans chaque copie un
fragment authentique. Dans ce cas, le marchand
avoue un pied refait, et le montre à l'acheteur, qui
ne manque pas de s'écrier : « Quel brave homme !
S'il ne me l'avait pas avoué, je ne l'aurais pas vu ! »
La plus récente et la plus ingénieuse de ces sortes
de transformation consiste à faire de petits canapés
Louis XVI avec un fauteuil coupé en deux. On réunit
les deux côtés par un milieu moderne et on a ainsi,
en sacrifiant un sièged'un prix relativement modique,
un meuble recherché et chèrement coté.
Un maquillage plus innocent s'applique à ces larges
fauteuils Louis XV, souvent de belle forme et d'a-
gréable décoration, dont le siège et le dossier étaient
primitivement cannés. On enlève le treillis de paille,
on dore les bois, puis on les garnit d'anciennes étoffes
ou de tapisseries. Dorure à part, tout est ancien. Il
s'agit plutôt d'une toilette que d'une falsification.
Cependant, comme un amateur, en achetant fort
cher un siège Louis XV, a le droit d'exiger qu'on lui
fournisse le meuble tel qu'il était sorti des mains de
l'ébéniste du xvni^ siècle, nous lui dirons :
372 TRUCS ET TRUQUEURS
— Méfiez-vous des meubles dorés ! On imite tout,
même l'ancienne dorure.
Il existe, en effet, des spécialistes qui savent faire
un travail aussi soigné qu'autrefois. Ils peuvent, avec
des procédés à eux, vieillir de deux cents ans les bois
qu'ils viennent de mettre en or.
Voulez-vous savoir comment ils opèrent ?
C'est facile. Nous servons une eau e utile.
Le bois à dorer est couvert d'une couche de blanc,
qu'on laisse sécher. Puis, on passe plusieurs couches
de rouge avec du bol d'Arménie, pour donner une
assiette à l'or. Enfin, on dore à l'eau.
Ce travail terminé, on maquille les meubles. Avec
un drap, promené avec soin sur les aspérités, on
fatigue l'or pour découvrir, par places, l'assiette
rouge. Puis, avec un vernis spécial, additionné d'al-
cool, on fixe des colles faibles — des jus de colles,
disent les doreurs — teintées de nuances variées (or
vert, or jaune, or rouge), donnant le ton ancien qu'on
veut obtenir. C'est le point délicat. Seuls, les maîtres,
comme M. Tardif, le triomphant doreur du buste de
Garnier, à l'Opéra, arrivent à la perfection. Il n'y a
plus ensuite qu'à refrotler avec un drap imprégné de
poussière impalpable pour adoucir le ton d'or, et le
tour est joué.
Un chef-d'œuvre de ce genre occupa, il y a quelque
vingt ans, la chronique judiciaire. On peut citer les
noms. Ils sont imprimés tout vifs dans la Gazette des
Trihimaux.
Au mois de janvier 1886, un banquier bien connu
vendit à M. Perdreau, antiquaire notoire, nourri
dans le sérail, par l'intermédiaire de deux «super-
posés » également antiquaires, une table du plus
MEUBLES 373
pur Louis XV, merveille de sculpture et de dorure.
Dans la ceinture du meuble, se trouvait même un
cartouche portant les armes de la famille de Riche-
lieu.
Ce phénix des bibelots avait été payé 30 000
francs. C'était donné, pour un meuble où le vainqueur
de Mahon avait peut-être écrit ses billets doux.
Cependant, quand M. Perdreau essaya de revendre
sa table à l'un des rares amateurs de Paris qui pou-
vaient s'offrir une aussi royale fantaisie, le richissime
baron lui rit au nez :
— Je la connais votre table ; on l'a offerte à bien
d'autres. Combien l'avez-vous payée ?
— 30 000 francs.
— Il y a deux mois, on me l'a propost'e pour la
moitié de ce prix.
Stupéfaction du marchand qui court aux informa-
tions. Procès. Nomination d'experts. On découvre
que la table était tout bonnement copiée sur un ori-
ginal du Garde-meuble. La sculpture et l'ébénisterie
avaient été exécutées sous la direction d'un habile
aniiquaire, et la dorure était l'œuvre de i\L Fournier,
très connu alors par ses magnifiques restaurations.
Mais le comble, c'est que les intérieurs, qui parais-
saient en bois plein et vieux, n'étaient que des placa-
ges ! On avait scié des vieux bois en lamelles assez
minces, et, conservant les parties jadis exposées à
l'air, on les avait appliquées sur le bâlis neuf de la
table. L'ensemble avait tout à fait l'apparence de bois
poudreux, vieilli par les siècles.
AL Perdreau gagna son procès. Le marché fut
annulé. Les débats révélèrent un détail piquant. La
dupe avait acheté la table sur une épreuve photogra-
phique dont le fond représentait, non l'intérieur du
374 TRUCS ET TRUQUI URS
vieux château où la table, disait-on, avait été décou-
verte, mais le panneau d'un atelier du boulevard de
Clichy.
Paido minora canamus.
C'est pour vous que je vais écrire, petits meubles
en marqueterie, que les bourses modestes vont cher-
cher au Louvre ou au Bon IMarché, ou, à moins bon
compte, chez le marchand de bric à brac qui les vend,
et au besoin les garantit comme anciens.
Jolis bibelots aux tons aimables et séduisants, aux
courbes harmonieuses, charmants madrigaux du style
Louis XVI, vîtes-vous passer l'ombre de la Dubarry
ou bien la Reine, un jour d'ennui, vous effleura-t-elle
du bout de son éventail ? Hélas ! votre histoire est
plus simple et votre carrière se borne à quelques
printemps tout au plus.
A IMontmartre, tout autour de la butte, travaillent
d'ingénieux ouvriers. Ils achètent des carcasses de
meubles sans valeur, commodes branlantes, secré-
taires boiteux, tables de nuit décharnées. Ils assem-
blent ces matériaux par teinte ou par épaisseur de
bois. Ici, ils prennent la façade, là les côtés ou le
dessus du meuble décati, en conservant le bâtis de
l'époque, les tenons grossiers, les mortaises trop lar-
ges. Ils se gardent surtout de négliger les fonds, à
peine travaillés, où nos pères, qui ne soignaient pas ce
qu'on ne devait pas montrer, laissaient, sans les ra-
boter, la surface des planches avec leurs traits de scie.
Les adroits ébénistes gardent ce qui est bon et
remplacent ce qui leur paraît trop mauvais. Ils font
le nécessaire pour avoir un bâtis solide. Puis, ils ter-
xMEUBLES 375
minent la carcasse en arrondissant les arêtes, en
donnant du jeuaux tiroirs, qu'un apprenti est chargé
d'ouvrir et de fermer toute la journée, en ajoutant de
vieilles serrures, dont ils font la place trop grande,
en fourrant dans les joints un mélange de poussière
et de poudre à punaises, pour simuler la poussière
du bois.
Le squelette est prêt. Il ne reste plus qu'à rhabiller
richement. Le marqueteur entre en scène.
C'est un spécialiste. Il a relevé, sur d'anciens et
beaux modèles, un très grand nombre dedessins.il a
des cartons pleins de décalques, arabesques, médail-
lons, rosaces, fleurs, petits paniers, instruments de
musique ou de jardinage, toute cette ornementation
pimpante et gracieuse des artistes du xvui'^ siècle. La
commode dite de M""^ de Pompadour, au Louvre, est
pour lui une mine de documents inépuisable.
Permettez-moi maintenant quelques explications
techniques. Le placage du fond dit en bois de rose se
faisait jadis avec le satiné, arbre des colonies, dont la
coupe ressemble à l'acajou. Aujourd'hui, l'ébénisterie
commune n'emploie plus que des bois français, teintés
à l'aide de procédés infiniment variés. On fait de l'a-
cajou clair en appliquant sur du sycomore ou de l'é-
rable une infusion de bois de Brésil, ou sur du tilleul
une décoction de garance. On obtient l'acajou foncé
en trempant le châtaignier dans un bain de gomme
gutte, le hêtre ou le cerisier, préalablement traités à
l'eau de chaux, dans un bain de campèche. Quant
aux bois vulgaires, on se contente d'une dissolution
de gomme laque rouge dans l'eau ammoniacale émul-
sionnée d'huile de lin et de cire.
11 y a beau temps que l'acajou a disparu des forêts
376 TRUCS ET TRUQUEURS
de Sainl-Domingue et des ilc? Bahama, pour faire
place aux plantations de caféier ! On ne le trouve plus
que dans les vieux meubles Louis-Philippard, les ar-
moires à glace, les guéridons, les pianos à queue, les
bibliothèques massives, qui vont, peut-être avant peu,
être demandés comme matière précieuse.
L'ébéniste du xx" siècle n'en cherche pas si long.
Il découpe ses fonds dans les feuilles de marqueterie
toutes préparées qu'il trouve dans le commerce, et
combine ses motifs avec du bois teinté en vert ou
laissé au naturel, suivant les besoins. Puis, il fait
son collage sur le bâtis tout préparé, avec les mêmes
procédés qu'autrefois. Le travail terminé, il brûle
le bois autour du motif, pour faire l'ourlet, ajoute
quelques chocs, des manques et le tout est achevé.
L'oeuvre du bronzier commence. Soyez certain qu'il
se montrera aussi expérimenté que son collaborateur.
Lorsque le meuble revient à son premier berceau,
rien ne l'empêche plus de prendre place dans le salon
d'un amateur. Il est complet. Même on a eu soin,
pour ne pas avoir au collage une marqueterie trop
lisse, d'injecter un peu d'eau sous le placage qui se
soulève par endroits, comme dans les meubles
anciens.
Sur ce thème très simple, d'autres notables exploi-
teurs brodent des variations à l'infini. Les maîtres
faussaires achètent tout simplement de vieux meubles
d'un placage vulgaire, les dépouillent de leur vête-
ment et les habillent ensuite de marqueterie déli-
cieusement combinée. A une commode d'un élégant]
modèle, mais dépourvue de bronzes, ils ajoutent, véri-J
tables paradoxes de ciselure, des poignées, des chutes,!
des pieds moulés sur des chefs-d'œuvre anciens. Oui
MEUBLES 377
bien encore ils la parent avec goût de plaques de
Wegdwod ou de Sèvres. D'une console ou d'un
bureau en acajou fort ordinaire, ils font un meuble
charmant en l'incrustant de petites tringles de cuivre
et en rivant des cannelures aux pieds. Il y a des
ouvriers, aussi adroits que des escamoteurs, qui se
livrent à ce travail de patience, selon la formule, sans
démonter le meuble.
Il ne reste plus qu'à le déposer chez un com.père de
province, qui le renverra dans quelques mois, à Pa-
lis, avec les fiches de chemin de fer, pour ceux qui
croient encore à la trouvaille provinciale légendaire.
Et même, pour s'éviter des frais, quelques-uns se
servent d'étiquettes préparées ad hoc avec toutes les
maculatures nécessaires.
Evidemment, nous dira-t-on, si savants qu'ils
soient, les conservateurs de musée
sont ce que nous sommes,
Us peuvent se tromper comme les autres tiommes.
Alors à quoi bon faire du bruit autour de quelques
erreurs involontaires et jeter du discrédit sur nos
richesses nationales ?...
A quoi bon ? Mais à faire respecter la vérité et les
droits imprescriptibles de l'histoire ! Que diriez- vous
donc si nous passions en revue la kyrielle de faux qui
meublent nos palais nationaux, depuis Compiègne et
Trianon, la maison natale de Napoléon I" à Ajaccio,
jusqu'au cachot du Masque de fer à l'île Sainte-Mar-
guorile ?
II faudrait un volume pour énumérer ces reliques
378 TRUCS ET TRUQUEURS
historiques, aussi vraies que le fauteuil de Dagobort
du Cabinet des médailles, et que le lit de Jeanne d'Al-
bret avec, dans le fronton, la date de la naissance
d'Henri IV.
En 1793, les chàteauxfurentvidésdefond en comble
par les comités révolutionnaires. Vers 1835, Louis-
Philippe songea à rendre à ces résidences royales
leur splendeur perdue.
Comment les mandataires réussirent-ils dans cette
reconstitution qui pouvait être si intéressante?
L'exemple de Versailles est là pour le dire. Ce fut
une curée de marchands sans scrupules, un flot d'en-
vois d'amateurs plus généreux qu'éclairés.
Hélas! la crédulité des visiteurs estsi solide qu'elle
ne se laisse pas influencer par les critiques les mieux
fondées. Le raisonnement ne peut triompher du sen-
timent. Ce n'est pas facile de communiquer la dé-
fiance. Semblable à la Cassandre antique, nous n'au-
rions, probablement, pas plus qu'elle, la faculté de
vous faire croire. Aussi mieux vaut ne pas chercher à
faire tomber les écailles de certains yeux.
Cependant, puisque nous venons de parler d'écaillé,
nous achèverons ce chapitre du mobilier par un ré-
quisitoire contre une relique fameuse qui fait pleurer
d'attendrissement les dynastiques fidèles et convain-
cus, lorsqu'ils parcourent les belles salles du château
de Pau. Il s'agit de l'écaillé de tortue d'Henri IV, « lou
brès deu nouste Henric ».
Vous l'avez vu le berceau du futur Vert Galant ou,
tout au moins, vous en connaissez des reproduc-
tions. Sur une table, recouverte d'un somptueux
tapis de velours fleurdelysé, repose, comme la carène
d'un navire, une carapace épaisse, montée d'ar-
MEUBLES 379
gent et rembourrée de coussins. Au dessus, des
'jannières se dressent en un faisceau que relie une
couronne de chêne et de lauriers avec le casque à
panache blanc du « chemin de l'honneur et de la
victoire ».
Tel serait le nid, un peu dur, où Henri d'Albret, son
grand-père, frotta d'un « cap d'ail » les lèvres du nou-
veau-né et les humecta, en guise de lait, d'une goulte
de vin de Jurançon. C'est là qu'il prit le petit Béar-
nais pour l'élever dans ses bras, le contempler et
s'écrier ; « Ma brebis a enfanté un lion ! »
Eh bien! au risque de contrister des âmes sensibles,
rien, absolument rien ne prouve que nous soyons en
présence du berceau de la dynastie des Bourbons. Il
est possible que la légende dise vrai, mais il est plus
probable encore qu'elle nous trompe de point en
point.
La première fois que l'on parle de la célèbre ber-
celonnette, c'est en 1788, deux cent vingt-cinq ans
après la naissance du fds de la reine de Navarre.
Nous connaissons, par les registres de la Chambre
des comptes, le nom de ses six nourrices. Nous savons
par une enquête de 1599, conservée à la Bibliolhèque
nationale (Fonds liarlay, n° 304, fo 439) qu'il fut
tenu au baptême « dans un vaisseau et fontaine d'ar-
gent », mais de carapace de tortue, pas la moindre
trace 1
Bien plus, dans les inventaires du château, dressés
au xvn^ siècle et conservés aux archives départemen-
tales des Basses-Pyrénées, il n'est pas môme fait men-
tion d'un berceau ayant servi à Henri IV. Un récipient
aussi bizarre qu'un test de tortue aurait dû cependant
frapper les scribes. S'ds n'en ont pas parlé, c'esl bien
probablement qu'ils ne l'ont jamais vu.
i80 TRUCS ET TRUQUEURS
Tout à coup, dans une fêle à Pau, en l'honneur du
duc de Guiche de Grammont, le 13 juillet 1788, la
royale couchette sort du château au son du tambou-
rin, de la flûte et du violon, décorée de guirlandes,
de perles et de pierres précieuses, portée sur les
épaules de quatre montagnards et saluée par les
acclamations enthousiastes de la foule.
D'où vient-elle ? Oui prit si longtemps soin de la
conserver à l'admiration des Béarnais ? Nul ne le sait,
mais nul non plus ne le demande, tant est grand le
délire public pour la relique !
Arrive 1789. La garde nationale de Pau s'intitule :
« Régiment des Gardes du Berceau ». Le 14 juillet
1790, fête de la Fédération, la couchette d'écaillé est
exposée sur l'autel de la patrie. Le 2 mars 1791, elle
figure encore dans la fête de la réception du modèle
de la Bastille, et reçoit, sur l'autel élevé au cours
Bayard, les hommages du peuple, entre la bannière
du déparlement et la maquette de la citadelle du des-
potisme!
Mais c'est sa dernière sortie. Les historiens locaux
s'accordent à dire que, le l"mai 1793, les envahisseurs
du château emportèrent la précieuse coquille, avec
d'autres « emblèmes de la tyrannie », pour en faire un
« autodafé patriotique sur la place des exécutions ».
Voilà les faits relevés en grande partie dans Le
Berceau d'Henri IV, publié en 1893 par M. Hilarion
Barthety, auquel nous emprunterons encore quelques
citations.
Voyons maintenant la légende. En 1802, les gazettes
menaient grand bruit de la visite de Bonaparte au
champ de bataille d'Ivry et du relèvement de la cou-
ronne commémorative renversée par la Révolution.
Le Journal des Basses-Pyrénées, en commentant cet
MEUBLES 381
hommage au roi de Navarre, annonce une nouvelle
plutôt inattendue :
« Le bai-ceau d'Henri IV n'a pas été brûlé, comme on l'a
cru. Ce monument précieux a été conservé par les soins du
citoyen d'Espalungue d'Arros, commandant du château, du
citoyen Lamaignère, sergent de la garde, et du citoyen Beau-
regard, directeur de l'enregistrement, lequel, amateur dhis-
loire naturelle, avait une carapace de tortue exactement
semblable à celle du berceau d'Henri IV, dont il voulut bien
faire le sacrifice et qui fut livrée à la fureur populaire pour
être brûlée le 1" mai 1793. »
Ainsi c'était un faux berceau que le peuple avait
détruit. Le véritable existait toujours comme en té-
moignait la correspondance échangée entre les sau-
veteurs, et si jamais Bonaparte venait « faire un
pèlerinage digne de lui dans la patrie du grand
Henri », il était hors de doute que les courageux ci-
toyens recevraient « un témoignage d'estime et de
considération » du premier consul de la P^épublique.
La note fît peu de bruit. Elle n'alla peut-être même
pas à son adresse, car le témoignage d'estime attendu
et sollicité (l'article était d'Espalungue lui-môme)
n'arriva pas aux intéressés. Bien plus, quand Na-
poléon, empereur, passa à Pau le 2'2 juillet 1808, il
n'y fut réservé dans les réceptions aucune place pour
le berceau.
Il faut arriver en 1814, au rétablissement des Bour-
bons, poar assister à sa rentrée en scène. De Beaure-
gard était mort, son gendre Delaporte en exil, mais
avant son départ il avait confié la précieuse relique à
un menuisier chez lequel on l'alla prendre pour la
déposer à la mairie.
Le 22 juillet suivant, à l'occasion des fêtes données
au duc d'Angoulême, le berceau fut solennellement
382 TRUCS ET TRUQUEURS
reporté au château, et le futur Charles X, à défaut des
^^auveteurs, décora de l'ordre du Lys le petit Julien
Lemaigncrc, âgé de huit ans, petit-fds du concierge
du château, qui avait opéré la pieuse substitution. De
son côté, le gendre de M. de Beauregard fit paraître
une brochure racontant la surprenante conserva-
lion du berceau royal et publiant la correspondance
échangée en 1793 entre les intéressés. On y voit :
1° une lettre de Lamaignère au commandant du
château d'Espalungue d'Arros ; 2" la réponse à cette
lettre; 3^ une lettre du commandant à de Beaure-
gard; 4° la réponse à cette lettre ; 5° le récépissé dé-
livré par de Beauregard au sergent.
Ces cinq pièces sont datées du 30 avril 1793, mais
nous avons de bonnes raisons de croire qu'elles ont
été composées en 1814. Pourquoi, s'il en était autre-
ment, ne les aurait-on pas fait paraître en 1802 dans
l'article du Journal des Basses-Pyrénées, à uneépoque
où la situation politique devait rendre les Palois plus
sceptiques qu'en 1814?
Pourquoi l'auteur de la brochure n'a-t-il pas pré-
senté les originaux au duc d'Angoulème commepièces
justificatives ?
Pourquoi personne n'a-t-il jamais eu connaissance
de ces titres si précieux ?
Pourquoi enfin, lorsque le marquis de Chenel publia
en 1818 une nouvelle Notice sur la conservation du
berceau, ces lettres sont-elles reproduites avec des
variantes telles qu'il est indiscutable que l'auteur n'a
jamais eu les originaux sous les yeux ?
Nous irons plus loin. Le simple bon sens démontre
l'invraisemblance de ces cinq lettres échangées en
1793, en une seule journée, à la veille d'une érneute
qui pouvait être sanglante. Si le fidèle gardien et le
MEUBLES 383
commandant du château avaient voulu sauverle ber-
ceau, ils l'eussent fait en cachette sans laisser de
traces écrites qui pouvaient leur coûter la tête.
D'ailleurs lisez ces lettres dans la très curieuse
monographie de M. Barthety, aujourd'hui à peu près
converti à nos idées. Vous y trouverez la preuve in-
déniable d'une rédaction faite après coup et pour les
besoins de la cause.
Croyez-vous que des gens qui risquent la guillotine
écrivent, ainsi que le fait de Beauregard :
.le persiste, monsieur, comme je vous l'ai dit, avec un
grand plaisir, à cnlrer dans vos vues pour sauver, s'il est
possible, de la fureur révolutionnaire, un meuble aussi pré-
cieux aux Béarnais qu'à la France,
Esl-il possible qu'un commandant de château
adresse à son concierge une missive ainsi rédigée :
Vous retirerez un reçu pour votre décharge. Vous sentez
comme moi, mon cher Lamaignère, Timportance de se mettre
en règle à cet égard, je vous remercie de votre zèle à me
prévenir du complot, et je pense, comme vous, qu'il convient
d'user de ruse, les forces que nous pourrions opposer étant
insuffisantes. Je suis toujours, mon cher Lamaignère, tout
à vous.
Signé à l'original :
Espalungue d'Arros.
Et la lettre du concierge au commandant ! Celle-là
mérite une publication intégrale :
Monsieur le baron,
Je viens d'être instruit que l'on se propose de venir enle-
ver le berceau d'Henri IV pour le brûler devant l'hôpital.
J'ai pensé, monsieur le baron, qu'il y aurait un moyen de le
soustraire à la fureur populaire en demandant à monsieur de
Bc.iui-ogard, qui, comme vous le savez, a une écaille de tortue
de même grandeur, de l'échanger avec celle du berceau, que-
384 TRUCS ET TRUQUEURS
j'irai lui porter noclurnement, si vous goûtez mon idée ;
j'attends vos ordres à ce sujet et ai l'iionneur d'être, etc..
Il ne reste plus qu'à nous dire par qui ce concierge
si lettré fit porter sa missive et pourquoi il n alla pas
tout simplement trouver son supérieur. Peut-être,
après tout, ne pouvait-il quitter son cordon I
Non, tant qu'on ne nous aura pas montré les ori-
ginaux, nous n accepterons pas ces lettres qu'on dirait
écrites par Vrain-Lucas. Une seule chose nous étonne,
c'est qu'on ait pu jamais les prendre au sérieux.
Résumons-nous.
Il y avait en 1788, au cl\aleau, un berceau d'Henri IV
dont nous n'nvons aucune représentation et que rien
ne nous autorise à authentifier.
Ce premier berceau disparut en 1793. Dix ans plus
tard, à l'époque où « Napoléon perçait sous Bona-
parte )),on annonça que le véritable avait été conser-
vé, mais sans apporter aucune preuve à l'appui.
En 1814, lorsque la carapace reprit sa place dans
la chambre natale d'Henri IV, on jugea utile de pu-
blier des lettres qui ne peuvent avoir été écrites en
1793 ni rédigées par les signataires indiqués. Per-
sonne n'en a vu les originaux.
Nous voulons donc bien croire, quoique rien ne le
démontre, que l'écaillé de tortue de 1788 avait reçu
ie Béarnais à sa naissance. Mais celle qui se trouve
aujourd'hui au château de Pau n'est que le vulgaire
échantillon d'un cabinet d'histoire naturelle.
Qu'on l'envoie au iMuséum I
Revenons aux meubles meublants.
N'existe-t-il donc aucun moyen de déjouer toutes
MEUBLES 385
lesruses,etderecomiaUre avec ccrliludc un spécimen
ancien ? Hélas ! en loules les branches de la curio-'
silé,la réponse est la même. Voyezbeaucoup d'objets,
étudiez les modèles inattaquables de nos musées na-
tionaux. Faites-vous l'œil et tâ'^' ez d'arriver à ce
flair qui permet d'avaler l'huître et de laisser l'écaillé
aux autres.
Sans doute, les maîtres ébénistes, à Paris notam-
ment, signaient leurs œuvres aussi bien que les gra-
veurs et les peintres, en faisant précéder, le plus
souvent, leur nom des initiales M. E., « maître ébé-
niste ». Ils avaient, à cet efTet, une marque qu'ils
frappaient à froid au fond des tiroirs, dans les dessous
des meubles, ou sur le sommet des montants des
commodes. Soulevez le marbre et vous trouverez sou-
vent leur estampille. Ils indiquaient ainsi leur pa-
ternité. Les adroits faussaires de la troisième Ré-
publique n'hésitent pas à contrefaire les signatu-
res du temps de Louis XV ou de Louis XVL Une
marque aujourd'hui n'est plus une garantie, c'est
un attrape-nigau'1.
Dans les imitations maladroites, on pourrait aussi
dire : « Allez à l'endroit qui s'use avec le temps. Les
truqueurs ne songent pas à tout. Il y a, dans tous les
objets, des parties qui frottent sans cesse, les tiroirs,
les portes, lespieds.Regardezsil'usure estnaturelle ».
Mais cette remarf[ue n'est applicable qu'au meuble
de pacotille, et chez ceux-là la fraude parle toute
seule. Nul besoin d'autre critérium. Quant aux chefs-
d'œuvre de la copie, ne comptez pas sur ce moyen
d'investigation. L'astuce des fabricants a pensé à
tout. Le maquillage est irréprochable et l'usure aux
bons endroits.
Il devient donc presque impossible de reconnaître
17
386 TRUCS ET TRUQUEURS
une reproduction bien faite. Au lemps'où les vieux
meubles se vendaient moins cher que des neufs, c'était
peine perdue de les imiter. L'ouvrier n'y aurait pas
retrouvé son temps. Aujourd'hui, les épaves du passé
se vendent à un tel prix qu'on peut se donner la
peine d'en faire avec tout le soin qu'y mettaient nos
pères, car les procédés sont connus. Les beaux mo-
dèles abondent, nos ébénistes n'ont pas la main plus
lourde. En y mettant le prix, il n'y a pas de raison pour
ne pas faire aussi bien qu'eux. C'est ce qui arrive
*ous les jours.
Ne vous étonnez donc pas si certains amateurs, se
défiant du vieux neuf, s'adressent à quelqu'un de
ces admirables et honnêtes ébénistes d'art, comme
nous en avons tant à Paris, et qui exécutent des
copies aussi irréprochables que des fac-similés et les
vendent comme telles.
Avant la guerre, les grands faiseurs se nommaient
Janselme, Fourdinois, Beurdcley, Dromard, Monbro.
Leurs œuvres, « leurs enfants », comme ils les appe-
laient, ont décoré les plus riches hôtels du faubourg
Saint-Germain. Aujourd'hui, vous pouvez être cer-
tains qu'il s'en est glissé plus d'un dans les galeries
de collectionneurs, qui ne croient pourtant avoir que
de l'aulhentique chez eux. Mais ils sont si bien faits,
ces beaux meubles de style, qu'on se les dispute aux
enchères comme des originaux! On paye 9 160 francs
une copie par Dasson de la commode de Riesener à
Fontainebleau, marqueterie de bois de couleur avec
bronzes, et 8 500 francs la reproduction, par Beur-
deley, du fameux bureau à cylindre de Riesener, au
Petit Trianon.
L'hiver dernier, la vente des meubles d'art de la
maison Millet, l'ébéniste ctbronzier bien connu du
MEUBLES 387
boulevard Beaumarchais, avait mis en émoi le ban et
l'arrière-bandes amateurs, tout comme s'il s'était agi
de pièces originales. Grand meuble Régence en bois
de violette satiné, à deux portes, orné de bronze doré,
d'après l'original de M. Chappey; table Louis XVI en
bois satiné et amarante, avec dessus en marqueterie,
d'après le modèle de Reisener au Garde-meuble na-
tional, gaines Louis XVI en acajou et médaillons en
porcelaine deWedgwood, meuble d'appui Régence en
bois lustré des îles, avec portes ornées de panneaux
en laque de Coromandel, sont montés à des prix
superbes. Et c'était justice, comme on dit au tri-
bunal.
Il faut signaler cependantle danger de ces nouvelles
éditions des œuvres du xvin* siècle. Les ébénistes
d'art ont beau les vendre pour ce qu'elles sont, il peut
toujours se trouver, à point nommé, un adroit com-
père pour les maquiller et leur donner un état civil
vieux de plusieurs siècles. Les trucs mis en œuvre
sont innombrables. Le renard de la fable n'avait que
cent ruses dans son sac, mais ses petits-fils en ont
inventé des milliers. Tantôt, c'est un vieux colonel,
décoré et blessé, qui n'a conservé que des débris
d'une opulence ancienne, — allez donc vous défier
de ce témoignage vivant de nos gloires militaires ! —
Tantôt, c'est une vieille comtesse chargée par une
congrégation religieuse expulsée d'arracher au fisc
les plus belles pièces du mobilier conventuel.
Un autre moyen, qui réussit encore mieux vis-à-vis
des amateurs, consiste à insérer dans les journaux,
en bonne place, une annonce dans ce genre :
388 TRUCS ET TRUQUEURS
Rue delà Pompe, î?8,
Par suite de départ
MAGNIFIQUE MOBILIER A VENDRE
Tapisseries, oi)jets d'art.
Meubles anciens de style.
« Encore un truc de marchand ! », se diiramalcur
en lisant. Cependant, à tout hasard, il se rend à l'a-
dresse indiquée. Il trouve un appartement encombre
de meubles, dont une très jolie femme vient lui faire
les honneurs. Après une conversation un peu pro-
longée, il est rare qu'il distingue très bien l'ancien
du moderne. Il achète des meubles dont il n'a nul
besoin et donne asile dans sa galerie aux repro-
ductions modernes qu'un marchand avait eu l'idée de
recommander aux beaux yeux de cette courtière
interlope.
Le procédé classique, vieux comme le commerce
de la curiosité, et qui, pour cela peut-être, réussit
neuf fois sur dix, consiste à envoyer l'objet en nourrice
dans quelque château de province où se sont vendues
jadis de belles pièces anciennes. Le maître du logis,
M. d'Argentcourt, plus ou moins atteint de ce mal que
Panurge appelait « impécuniosité », consent, moyen-
nant une forte commission, à prêter aux marchands
son nom et ses lambris historiques pour authentifier
des ébénisleries toutes fraîches sorties de l'atelier.
Avec une telle provenance, on achète les yeux
fermés.
Bien plus, les musées eux-mêmes se laissent
MEUBLES 389
prendre au truc, lémoiii la stalle de Cluny dont le
souvenir cuisant n'est pas encore oublié dans le
monde où passa la tiare.
Lhistoire vaut la peine d'être contée. Elle conso-
lera peut-être quelques victimes, ce qui ne maufjue
pas d'arriver chaque fois que l'on trouve en défaut
la science officielle.
En l'an de grâce 1890, vivait à Orléans un sculpteur
sur bois nommé Caillot, qui s'était fait une spécialité
de la reconstitution des meubles. Il en fournissait
toute la région. Le conservateur du château de
Blois lui-même en commandait pour décorer ses
salles désertes, et plus d'un marchand parisien en
enlevait au passage les spécimens les mieux réussis.
Un jour, un des apprentis de la maison vint à Paris,
et, comme de juste, s'empressa de visiter nos musées
où il savait trouver de bons modèles à étudier. Ba-
quin parcourait les salles, en admirant, comme ils le
méritent, ces merveilleux bois sculptés du moyen
âge et de la Renaissance, lorsqu'un meuble lui arra-
cha un cri de surprise.
— Tiens, la stalle du patron !
Il s'approcha. Pas de doute. C'était une superbe
stalle du xv« siècle, telle qu'on en voit dans le chœur
de certaines cathédrales. Il la connaissait bien, car
il y avait travaillé quelques années auparavant.
De retour à Orléans, il ne manqua pas d'aviser
M. Caillot de sa découverte. L'honnête sculpteur, in-
capable de se faire le complice d'une mystification
malhonnête, écrivit au conservateur pour l'avertir.
Il ajouta qu'il avait pris, pour établirsachayèrea haut
dossier du vieux bois de charpente et une trappe
de cave. On réunit la commission. On scruta la
390 iRUGS i:t truque i: us
slalle sur tous les assemblages. La conclusion una-
nime fut en faveur de la parfaite aullienlicilé de
Toeuvre d'un liucliicr du temps. Pour un peu plus,
on aurait traité l'auteur de la lettre de « fumiste ».
Cette fois, c'en était trop. L'artiste Orléanais se
récria. Il raconta l'incident sous le sceau du secret à
un journaliste de son pays. Trois jours après, la slalle
truquée faisait le tour de la presse, et la commission
mandait ^L Caillot à Paris.
Ce ne fut pas long.
Il enleva deux vis, et, sous une pièce cachée, il mon-
tra aux yeux ébahis des conservateurs récalcitrants
sa marque à froid et la date de fabrication du siège.
Impossible de douter plus longtemps. Il ne restait
plus qu'à chercher la fdière des pérégrinations de la
slalle.
L'enquête révéla que la stalle avait été achetée 600
francs à M. Caillot, par un antiquaire de Paris. Celui-
ci l'avait glissée, on ne sait trop à l'aide de quelles
complicités, dans le grenier d'un vieil hôtel du fau-
bourg Saint-Germain. Dûment authentiquée, elle
avait été présentée à Cluny et vendue 9 000 francs.
Le marchand rendit l'argent et reprit son meuble.
Mais les médisants prétendent qu'il le revendit un
mois après à un Russe, avec deux mille francs de bé-
nélice, comme ayant appartenu au musée de Cluny.
i OBJETS DE VITRINE, BIJOUX,
ARGENTERIE, ORFÈVRERIE RELIGIEUSE
ET ÉMAUX
Les cages à bijoux. — Le Minotaiire de la mode. —
Bijoutiers de Montmartre. — Bijoux pseudo-mérovingiens. —
Un fermait répuljlicain. — Strass et caillou du Rhin. — Le
celluloïd complice. — Joyaux populaires. — Un mot de Cel-
lini. — Camelots de villes d'eaux. — Poursuites en correc-
tionnelle. — Made in Germany. — Chez les Kabyles. — Orfè-
vrerie religieuse. — La loi de séparation. — Thomas and (W
— Médaillons du château de Madrid. — Une châsse limou-
sine. — Porte-lumière reconstitué. — Reslrictionmentale. —
D'après Phiiippotaux. — Creux révélateurs. — La coupe du
baron Pichon. — Les émaux d'Odessa. — La tiare pontiC-
cale.
BIJOUX
Quel plaisir pour les yeux d'inventorier ces élé-
gantes volières qui s'appellent des vitrines ! Leur
armature en acier poli encadre discrètement des
tablettes de satin blanc ou de velours rouge.
Ce sont les cages réservées aux oiseaux rares de la
curiosité. L'une est consacrée aux bijoux, aigrettes,
bagues, bracelets, affiquets et culbutes. L'autre, aux
souvenirs, aux béquilles de cannes et aux couteaux
pliants à lames d'or. Celle-ci abrite les montres aux
boîtiers ciselés, guillochés, émaillés à deux ors et
392 TRUCS ET TRUQUEURS
ressemblant quelquefois à des vases ou à des corbeil-
les. Celle-là renferme les drageoirs en agate arbo-
risée, les boîtes rondes ou ovales, avec, dans des
médaillons, des portraits, des paysages ou des allé-
gories. Enfin, dans une dernière, plate afin de pouvoir
se pencher pour mieux voir, s'alignent en rangs pres-
sés les boucles et les boutons de porcelaine, d'acier,
ou de cailloux du Rhin.
IMais quelle tristesse de reconnaître que, là encore,
le loup s'est introduit dans la bergerie. Bien rares,
en effet, les bijoux anciens indiscutables ! Minus-
cules, délicats, victimes de leur fragilité, dévorés par
le Minolaure de la mode, jetés à la fonte pour rendre
quelques grammes d'or, ils devaient en partie dispa-
raître. C'était leur destin. Papillons de la galanterie,
ils ont vécu comme des éphémères.
De la Renaissance, les musées exposent encore
quelques rares joyaux bien authentiques, longuement
« loupés. » Les conservateurs ont appris à se défier
des parfaits ouvriers d'art que possèdent l'Allemagne
et l'Autriche, et qui savent aussi bien assembler des
fragments que reconstituer en entier, d'après les mo-
dèles gravés dans les livres des maîtres du xvi® siècle.
In tenui lahor, a dit Virgile, en parlant des abeilles.
Mais la difficulté du travail ne les fait pas reculer.
Ils ont refait les carcans, les miroirs, les trousses, les
manicles, les fronteaux, les enseignes d'or, les pend-
à-cols ornés d'émaux, les ferrets de ceinture, les amu-
lettes en argent doré, les reliquaires en cristal de
roche, les montres en forme de têtes de mort, de
croix ou ciselées de sujets galants et mythologiques.
OBJETS DE VITRINE, BIJOUX, ARGENTERIE 393
Ces artistes décorateurs ignorent, nous aimons à
le croire, le délictueux usage fait de leur talent. Ils
livrent le bijou battant neuf. Les marchands se
chargent de l'habiller. Avant d'y ajouter perles ou
pierres précieuses, prodiguées plus ou moins géné-
reusement, selon le prix qu'on veut donner à l'objet,
ces successeurs montmartrois de Benvenuto Cellini
vieillissent le joyau. Un bain chimique pour les
pièces en or ou en argent : voilà la patine obtenue.
Les maîtres fourbes ont un tour de main pour ma-
quiller les applications d'émail. Ils font chauffer la
pièce afin de la dilater, puis la plongent dans l'eau
froide. L'émail se fendille, éclate par places. C'est à
s'y tromper.
N'essayez pas de reconnaître à l'usure leurs ingé-
nieuses imitations. Toutes les parties soumises au
frottement sont passées à la pierre ponce. Même, au
besoin, quelques martelages ajoutent à l'illusion et
simulent les blessures reçues au cours des siècles.
Un peu de graisse, une exposition prolongée à la
fumée, et il ne reste plus qu'à livrer l'objet au lapi-
daire.
Les bijoux du moyen âge eux-mêmes, diadèmes,
agrafes de manteau, fibules en bronze, bagues épis-
copales en or massif, anneaux de pèlerinage ou de
fiançailles à devises, longues patenostres, boucles
ornées d'émaux et de cabochons, épingles à cheveux,
fermoirs d'aumônière, sont imités, copiés, avilis avec
une telle perfection qu'on les jurerait sortis de
tombes seigneuriales.
Un certain Lepoitevin,qui opérait sur les frontières
de Belgique, copiait sans scrupule les reproductions
en couleurs des traités d'orfèvrerie mérovingienne,
et simulait des fouilles pour mieux engeigner ses
17.
394 ÏKUGS ET TRUQUEURS •
dupes. Les plus clairvoyants s'y laissaient prendre,
tant ce truqueur émérite possédait Tart des paroles
dorées... plus dorées, à coup sûr, que ses bijoux.
Un jour, il achète, chez un horloger, une broche en
doublé pour trois francs. Il la passe au feu, la tord
légèrement, la salit, et la vend à un amateur comme
fibule mérovingienne ! Quand l'acquéreur s'aperçut
du tour, il était trop tard. Les amis faisaient déjà
gorge chaude de sa déconvenue.
La victime fut bientôt vengée. Le plus acharné des
rieurs, un dilettante sceptique, qui se vantait de
n'avoir jamais été « mis dedans », connut à son tour
l'adresse de Lepoilevin. Ce mystificateur éhonté lui
présenta un fermail carlovingien si bien conservé qu'il
Tacheta malgré sa défiance. Deux jours après, en dé-
barrassant sa trouvaille de son empâtement séculaire,
il fit venir, peu à peu, sur le pourtour encrassé de la
boucle, les mots gravés en creux de Vive la Répu-
blique ! Il en fut d'autant plus marri qu'il était forte-
ment conservateur.
Quittons ces temps nébuleux et arrivons à ce xviii®
siècle poudrerisé et charmant, qui fut l'époque la
plus brillante du bibelot.
Petites corbeilles et paniers fleuris, en forme de
broches, bagues marquises, pende-loques ornées de
marcassite, tous ces jolis bijoux aux pierreries multi-
colores sont fabriqués à la grosse en Allemagne et
se vendent de 25 à 40 francs. On les fait en argent
avec garnitures de fausses pierres. Aux vitrines de
la rue de Rivoli ou du Palais-Royal, elles ne trom-
pent personne. Dans les villes d'eaux, pour se dis-
OBJETS DE VITRINE, BIJOUX, ARGENTERIE 393
traire du traitement, certains malades peu avertis,
ou d'adorables flâneuses en quête de souvenirs de
voyage et n'écoutant que leur fantaisie, mordent à
l'hameçon de temps à autre. C'est du toc, mais c'est
l'illusion à bon marché.
Vous connaissez ces fulgurants bijoux en cailloux
du Rhin, boutons, boucles de ceinture, broches,
peignes, pendants d'oreilles, croix du Saint-Esprit,
dont raffolaient nos bisaïeules ? Ils jettent des feux
comme du diamant, et sur un corsage un peu som-
bre, ils éclatent comme des étoiles au firmament. Un
de mes amis acheta jadis àM™^ Vail, cette intelligente
marchande près du carreau du Temple, une parure
de 24 grands boutons et 12 petits, qui sont bien ce
que l'on peut voir de plus parfait. Un marchand de
diamants s'y trompa dans une soirée, où ils garnis-
saient une robe de velours noir, et il dit à la dame qui
les portait :
— Vous avez sur vous, madame, une véritable for-
tune.
Pour obtenir cet effet, les joailliers du xvni» siècle
employaient soit la composition vitreuse, inventée
par Strass et susceptible de recevoir difïércnles
teintes, soit le caillou du Rhin (cristal de roche ou
topaze blanche), presque toujours taillé en table. Ils
montaient ces pierres sur des paillons de métal ar-
genté. Au fond de la sertissure, ces observateurs éclai-
rés déposaient un point d'encre de Chine, destiné à
refléter la lumière.
Les imitations modernes, que l'on trouve dans
toutes les boutiques de bijoutiers et chez les grands
couturiers, sont fabriquées avec du cristal étamé
comme une glace et enduit d'un vernis pour proléger
l'étamage. La taille est presque toujours octogonale.
396 TRUCS ET TRUQUEURS
On les livre clans le commerce toutes prêtes à être
posées dans l'alvéole d'argent.
Très imitées aussi, les tabatières, bonbonnières, na-
vettes, étuis cylindriques pour la cire d'Espagne, car-
nets de bal, breloques, flacons balustre et boîtes en
or émaillées. On les fabrique en Belgique et en Hol-
lande et l'on vend 503 francs des objets qui en vau-
draient 5 000, s'ils étaient vrais.
On inonde, depuis quelques années, le marché de
Paris de belles boîtes rondes en écaille, piquées
d'étoiles dor, pourvues de miniatures des moins au-
thentiques. C'est le celluloïd qui se fait complice des
truqueurs. Il a l'élasticité de leur conscience, il peut
se tourner, se polir, se mouler dans des matrices
chauffées. Il est transparent comme la plus belle
écaille. Quelques-unes de ces créations nouvelles ont
le profil de Louis XVI, repoussé sur une feuille mince
de cuivre doré. Plus d'un marchand y a été pris. On
s'est môme servi du celluloïd pour faire des boîtes à
mouches et des montures ajourées d'éventails. C'est
d'un danger permanent. Le feu d'une cigarette peut
enflammer et réduire en cendres ces bibelots éphé-
mères. Avant d'acheter, flairez de très près. Vous
reconnaîtrez l'odeur persistante du camphre.
Contrefaites ces montres du wf siècle au boîtier
hexagonal en cristal de roche jadis si pur, si limpide,
aujourd'hui parsemé de taches nuageuses. Très re-
produites surtout ces jolies montres Louis XVI, avec
médaillon peint, entouré d'une ceinture d'émail
translucide bleu de roi, vert ou rose.
La mode est revenue à ces jolis émaux transpa-
OBJETS DE YITRIXE, BIJOUX, ARGENTERIE 31.7
renls. On en met non seulement aux boîtiers de
montres, mais ils servent encore à orner des taba-
tières, des drageoirs, mille petits bibelots ravissants,
délicieux, décorés en outre de guirlandes, de rangs
de perles, de rubans, de cornes d'abondance, de
fleurs d'acanthe, de colombes et de carquois à deux
ors. Tels les relatent les livres de Lazare Duvaux et
tels les créaient les orfèvres du temps de Marie-
Antoinette, les Auguste, les Debeche, les Cassin, les
Laurent et les Hauer. C'est très bien fait. On va même
plus loin pour les montres, on pousse le souci de
lexaclitude jusqu'à les pourvoir d'un mouvement
ancien enlevé à un « oignon » sans valeur.
N'existe-t-il donc plus de bijoux du xvni« siècle?
On en rencontre, mais de moins en moins. Certains
collectionneurs avisés, désespérant démettre la main
sur les coiTrets à bijoux des grandes dames, ont songé
à recueillir, dans les provinces, ces parures villa-
geoises jalousement conservées de mère en fille,
croix normandes, Saint-Esprits d'Auvergne, dotés
de gros cabochons de couleurs comme des orfèvre-
ries mérovingiennes, larges agrafes d'argent poite-
vines, croix huguenotes des Cévennes. L'idée est
heureuse et l'on peut espérer encore d'intéressantes
trouvailles. Mais il faut se presser. La contrefaçon
s'est déjà emparée de ces modestes joyaux. Les bi-
joux d'Auvergne, vendus aux baigneurs de Royat, du
Mont-Dore, de la Bourboule, se fabriquent dans une
rue voisine du boulevard du Temple, et les croix nor-
mandes dans le quartier de l'Opéra.
398 TRUGS ET TRUQUEURS
A côté de tant de myslifications, il faut faire grâce,
est-il besoin de le répéter? aux honnêtes reconstitu-
tions. De grands artistes, sur la demande de riches
amateurs, refont les bijoux anciens avec fidélité.
Malgré tout, on sent la copie. Et puis, gare à un
moment donné, à la mise en circulation comme
pièces de « Tépoque » !
On voudrait voir nos ciseleurs modernes suivre
l'exemple de Benvenuto Cellini. L'illustre Florentin
raconte dans ses Mémoires que le pape Clément VII
le fit appeler au Vatican pour lui montrer un collier
d'or étrusque, d'une finesse admirable, que le hasard
venait de faire découvrir dans quelque hypogée des
maremmes pontificales.
— Hélas ! répondit le grand sculpteur, ne me
demandez pas de reproduire un tel chef-d'œuvre. Je
ne pourrais en faire qu'une maladroite copie.
ARGENTERIE
Presque aussi introuvables que les anciens bijoux,
les produits de la vieille argenterie française ont ce-
pendant leur place marquée dans toutes les vitrines.
Flambeaux, cafetières, aiguières, salières, sucriers,
vaisselle plate armoriée s'étalent sur les étagères à
l'abri d'une glace qui les préserve de l'oxydation et
des tentations.
Regardez, mais ne touchez pas! de loin c'est quel-
que chose et de près ce n'est rien I Ce luxe extraordi-
OBJETS DE VITRINE, BIJOUX, ARGENTERIE 399
naire de poinçons que vous apercevez à travers les
vitres n'est leplus souvent qu'un trompe-l'œil. Toutes
ces pièces ont été fabriquées en Allemagne ou en
Suisse et importées frauduleusement au grand dom-
mage de nos orfèvres français. Non seulement ces
vieux Paris de contrebande ne sont pas du « temps »,
mais ils n'ont même pas le titre. C'est une double et
téméraire tromperie.
Interrogez les possesseurs de cette orfèvrerie de
pacotille. Ils vous répondront qu'ils ont fait leurs
achats pendant les loisirs d'une villégiature sur les
bords de la Manche ou de la Côte d'azur. Ils se sont
adressés à ces bric-à-brac qui exhibent à leurs éta-
lages toute la kyrielle des argenteries légères et
repoussées, dans les styles les plus réjouissants,
boîtes à mouches, bénitiers, encriers, bougeoirs,
tasses à vin avec incrustation de monnaies, couteaux
à papier faits à l'aide d'anciens crochets à ciseaux,
pots à lait invraisemblables de composition et de
décor.
— C'est de l'argent au titre, leur a dit le camelot,
Etilsont acheté sans s'apercevoir delà petite quan-
tité de matière employée dans ces pièces, boursou-
flées comme des beignets sortis de la poêle.
Voilà bientôt une vingtaine d'années, les orfèvres
de Paris s'émurent de cette invasion d'argenterie re-
poussée. Un des leurs se mit en campagne et finit par
découvrir chez plusieurs brocanteurs d'irréfutables
pièces à conviction. Chez le premier, il se rendit ac-
quéreur d'une pelitcjardinière en argent de l'époque
Louis XVI avec poinçon à l'appui ; chez le second,
d'un sucrier Louis XV; et chez le troisième, de deux
petits vases de style Louis XIV, également revêtus
d'anciens poinçons. Il se fitdélivrer des factures por-
400 TRUCS ET TRUQUEURS
tant « garanti argent vieux Paris » et paya comptant
sa marchandise.
Forle de ces arguments, la compagnie des orfèvres
porta plainte entre les mains du procureur de la Ré-
publique, et les marchands, imprudents ou trop ingé-
nieux, défdèrent en police correctionnelle avec les
représentants des fournisseurs étrangers. Malgré une
habile défense, ils ne purent prouver leur bonne foi.
— Vous avez trop d'expérience du métier, dit le
président à l'un des prévenus, pour vous tromper sur
l'origine des objets et sur la valeur des poinçons.
Cependant vous les avez vendus garantis sur facture,
comme étant du vieux Paris.
— Ce n'était pas mon intention. Dans le commerce,
« a-rgent vieux » signifie seulement « marchandise
d'occasion ».
Une accusée déclara, avec assurance, que son
sucrier, acheté comme ancien à l'hôtel des ventes,
avait été revendu comme tel de la meilleure foi du
monde :
— Cependant vous étiez en relations d'affaires avec
une fabrique allemande ?
— C'est vrai, mais je savais qu'elle ne tenait que
des objets de grossières imitations. Chaque fois que
j'ai vendu des pièces provenant de cette maison, je
me suis toujours refusée à en garantir l'authenticité.
— Qu'avez-vous fait du bordereau de votre achat
à l'hôtel Drouot ?
— Je l'aurai très probablement détruit, comme je
le fais pour tous, au fur et à mesure des paiements.
Le tribunal fut aussi impitoyable que le permettait
la loi. Les prévenus furent condamnés à des amendes
variant de 1000 à 3 000 francs.
Comme dans la chanson, la |^)eine était légère.
OBJETS DE VITRINE, BIJOUX, ARGENTERIE 401
Elle n'arrêta pas la fraude. Paris continue à rece-
voir des envois ininterrompus de vieille orfèvrerie
française « madein Germany », sous le règne de Guil-
laume I" et de Frédéric III. Aujourd'hui, ce n'est
plus l'or du Rhin, c'est l'argent allemand qui nous
envahit. Plats repoussés, gobelets dorés ornés de
médaillons, canettes à profils d'empereur, hanaps et
vidrecomes décorés de compositions allégoriques,
coupes de confréries, hiboux et autres oiseaux déco-
ratifs, passent la frontière sans relâche. Le « cha-
renron », ce poinçon indicateur de la provenance
étrangère, est si peu apparent que les amateurs n'y
prennent 'garde, et qu'ils n'ont d'yeux que pour les
vieux poinçons très accusés, outrageusement faux.
Après tout, depuis la loi du 19 brumaire an "VI, les
marques « Vieux Paris » sont abandonnées. Les tru-
queurs qui les imitent échappent aux peines rigou-
reuses réservées au faussaire. Ils ne peuvent être pour-
suivis que pour tromperie sur la marchandise vendue.
Aussi, s'en donnent-ils à poinçon — que veux-tu.
Ils ont même trouvé un procédé sûr. Au lieu de
fabriquer de pseudo-marques, toujours moins par-
faites que les anciennes, ils achètent à vil prix des
pièces d'argenterie de rebut et détachent les em-
preintes originales pour les souder à des pièces mo-
dernes. Quelquesciselures, opporlunémentrajoutées,
dissimulent la soudure, et le tour est joué.
Il n'est pas nouveau. Dès 1747, la Cour des Mon-
naies condamnait des orfèvres parisiens qui usaient
de ce stratagème. Ces subtils personnages fabri-
quaient des étuis, des boîtes, des tabatières à bas
402 TRUCS ET TRUQUEURS
titre, et entaient à la place voulue aes marques de
charg-e et, de décharge des fermiers, des poinçons de
la maison commune des orfèvres, enlevés à des
pièces de rebut. Puis, ils ajoutaient leur marque de
maître. L'objet portait ainsi toutes les garanties d'un
.titre honnête, tandis que l'acheteur n'avait en sa pos-
isession qu'un alliage frauduleux.
I Et pourtant si nous trouvions aujourd'hui de ces
truquages du règne de Louis XV, nousinquiéterions-
nous de savoir leur titre? Faux ou non, les curieux
s'en empareraient avidement.
Cette invention de M. Josse me rappelle une ruse
quej'ai vu pratiquer dans la basse Kabylie aux orfèvres
nomades. L'Algérien, comme on le sait, est passionné
pour les bijoux. Depuis les grands chefs de douars,
qui conservent dans leurs harems de vraies fortunes
d'orfèvrerie, jusqu'à la petite mendiante qui enserre
ses maigres poignets dans de modestes bracelets
d'argent, tout le monde, sur la terre africaine, est fou
de parure. Mais l'indigène a été si souvent trompé par
les juifs qu'il est devenu méfiant. Il surveille la fabri-
cation.
Dès que l'orfèvre nomade a dressé son atelier en
plein vent, allumé son creuset, établi ses moules,
toujours les mêmes, le Kabyle vient faire son
choix. Il commande un bracelet, une bague ou une
épingle de haïk, et, pour être sûr du titre, il fournit
lui-même, sous la forme d'une pièce de cinq francs,
le métal destiné à la fonte. Le juif regarde l'écu. Il
est bon. C'est une effigie française.
— Tiens, dit-il à son client, en lui montrant une
OBJETS DE VITRINE, BIJOUX, ARGENTERIE 403
pièce espagnole ou démonétisée de même valeur
fiduciaire, si lu veux, je te fondrai ton bzaïm pour
rien. Mais je mettrai cette pièce au creuset à la place
de la tienne.
Que risque le berbère? Il accepte. D'où premier
bénéfice pour le juif de 2 fr. 50.
Le creuset est mis au feu, l'argent entre en fusion,
et coule dans la lingotière. L'indigène ne perd aucun
mouvement de l'opérateur.
— Voilà qui est fait, dit le juif.
Il sort le bijou du moule et le jette dans le seau à
rafraîchir, au milieu d'une eau noire de limaille.
Deux minutes après, il le rend au Kabyle, qui s'en
va ravi avec un joyau qui ne lui a rien coûté de fabri-
cation.
Pauvre dupe ! le bijoutier s'est livré à une légère
substitution. Comme ce sont toujours les mêmes
objets qu'on lui demande, il a déposé d'avance au
fond du rafraîchissoirun certain nombre de modèles
à très bas titre. Au lieu de la pièce fabriquée devant
le client, il en a retiré une autre, semblable de forme,
mais contenant un fort alliage de cuivre et valant
25 sous.
Le fils d'Israël a donc gagné 2 fr. 50 en changeant
la monnaie, et 1 fr. 25 en remplaçant un bijou par
le client. D'où un petit bénéfice de 3 fr. 75 sur une
opération de 5 francs, en somme 75 0/0 de gain.
Que les temps sont changés ! Le juif errant de la
légende n'avait jamais que cinq sous dans sa poche.
Si la Libre Parole connaissait ce tour des Hébreux
africains !
A PariSj sur la place de la Trinité, s'ouvrait, il y
404 TRUCS ET TRUQUEURS
a une dizaine d'années, le magasin garni de tapisse-
ries de l'orfèvre Bouquet.
Nul mieux que lui n'était à même de reproduire,
avec exactitude, les œuvres du xviii® siècle. Il avait su
se former le goût par l'étude des planches laissées
par Forty, Masson et Germain, s'entourer de bons
modeleurs, d'excellents ciseleurs, et sortir de la
ferraille de nombreux poinçons de maîtres ou de
fermiers du droit de marque.
D'une exécution irréprochable, ses copies des flam-
buxea de Lehendrick, des sucriers de Roussy, des
salières de Janety, des bougeoirs de Jossey ne se comp-
taient plus. Il écoulait au vidgwn peciis des four-
chettes, des salières, des cafetières empruntées aux
meilleurs modèles, mais il vendait ad lihilum du
vieux, du neuf et du vieux neuf.
Quand on l'interrogeai t sur rauthenticité d'un objet,
il répondait invariablement :
— C'est de l'époque (sous-entendu de la nôtre).
Mais il se gardait bien de rien garantir sur facture.
Suivant la tradition des grands magasins, il reprenait,
sans difficulté, tout ce qui avait cessé de plaire. Aussi
sa clientèle lui était fort attachée.
Je le fréquentais beaucoup. Je le vois encore dans
mes souvenirs, avec sa figure rasée comme celle
d'un chanoine, sa lèvre railleuse et sa démarche
Irahiante, car il était une victime de la goutte.
Avec l'autorisation du baron Pichon, il avait fait
une merveilleuse copie de l'une des plus belles pièces
de sa collection, la terrine de 1730, ayant appartenu
à l'infant don Philippe, gendre de Louis XV. Mais
le célèbre collectionneur, doué comme personne
d'une vue pénétrante, se contentait de cueillir chez
Bouquet plus d'une heureuse trouvaille. Il avait tou-
OBJETS DE VITRINE, BIJOUX, ARGENTERIE 405
jours SU lui laisser ce qu'il appelait « ses drogues ».
Ce discernement désespérait l'orfèvre. Il rêvait
toujours de mettre le baron en défaut, au moins une
fois dans sa vie. Il attendait une occasion, comme le
chat guette la souris.
Un jour, je rentre chez lui. Le visage glabre de
Bouquet s'éclaire d'un fin sourire :
— Ça y est, me dit-il, en clignant de l'œil, mais
motus !
Et il me raconte qu'après avoir acheté un vieil écrin
de maroquin rouge, armorié et doré au petit fer, il
s'était ingénié à reconstituer l'écuelle que l'étui
contenait jadis. Avec patience, il avait fabriqué une
pièce épousant exactement, à l'intérieur de la boîte,
les contours de la peau de chamois. Puis, il avait re-
produit sur l'écuelle, comme un témoignage incon-
testable d'authenticité, le blason frappé sur le cou-
vercle de l'étui.
— Le baron a coupé en plein! Elle est bien bonne,
n'est-ce pas? et il se mit à rire bruyamment.
Je ne pouvais rester dépositaire d'un tel secret. Je
pris un air sévère. Cependant, j'eus quelque peine à
persuader Bouquet du danger de sa supercherie avec
l'un de ses meilleurs clients.
— Vous avez raison, me dit-il enfin. Il faut que le
grand argentier sache qu'il peut se tromper tout
comme les autres. Je vais l'en prévenir, mais il me
faudrait une devise latine. Je signerai simplement
au bas.
— 'S[e[[ez : inleiligenti joauca.
— Qu'est-ce que ça veut dire ?
— A qui comprend, peu de mots suffisent.
Le maître des maîtres comprit. Il retcurna l'écuelle
avec ces mots :
406 TRUCS ET TRUQUEURS
— J'ai ri, me voilà désarmé. Mais ne recommencez
pas ou gare à vous !
Personne ne connut rien de l'aventure.
ORFEVRERIE RELIGIEUSE
C'est à vous que j'en veux, superbes vestiges de
rorfèvrerie religieuse du moyen âge, crosses épisco-
palcs, ciboires, pixides, baisers de paix, encensoirs,
navettes, custodes, monstrances, croix procession-
nelles, chefs d'argent, châsses, plateaux d'otîrande,
bras reliquaires, coffrets précieux, orgueils de nos
musées nationaux, joyaux sans prix des antiques
monastères, sujets d'envie pour les milliardaires de
tous pays. Est-il rien de comparable, dans la vitrine
d'honneur d'une galerie, au reflet de vos ors passés,
aux teintes délicieusement archaïques de vos émaux
champlevés ou translucides?
Et pourtant, vous aussi, vous excitez trop de con-
voitises. Vous nous trompez parfois ! Sous le man-
teau de la religion, vous cachez souvent une ame de
tartuffe et votre aspect sacré ne sert qu'à nous mysti-
fier plus cruellement !
On a commencé par vous restaurer. De grands ama-
teurs prenant en pitié vos membrures défoncées,
votre épiderme écaillé, vos côtes perforées, vos chefs
bossues, vos pieds cassés, vous ont confiés à de
véritables artistes. On a refait votre corps délicat. On
vous a rendu votre superbe revêtement d'émail.
Vous avez pris place, avec une jeunesse nouvelle,
au milieu des témoins des siècles passés, dont vous
êtes les ancêtres et les plus grands seigneurs.
ORFÈVRERIE RELIGIEUSE 407
Mais la penle était dangereuse. Comme toujours,
après vous avoir complété, on a cherché à vous
imiter. Les émailleurs limousins, élèves de saint Éloi,
qui alluma les fours de Solignac, ont laissé de dignes
continuateurs. Vos rangs se sont grossis de tant de
recrues, que vous êtes plus nombreux, ô trésors
d'orfèvrerie religieuse ! que vous n'étiez aux plus
beaux siècles de foi.
La loi de séparation de l'Église et de l'État a eu la
plus singulière répercussion sur le mobilier artistique
des églises, couvents, monastères et collégiales. Bien
avant sa promulgation, les bruits les plus étranges
de confiscation, d'expropriation, de spoliation à main
armée, circulèrent dans les journaux du monde reli-
gieux. Ce fut un cri d'alarme qui retentit douloureu-
sement sous les arceaux des vieilles basiliques.
Songez donc quelle somme énorme représente ce
patrimoine d'objets d'art dispersés dans toute la
France et classés ou non par les Monuments histo-
riques ! La Vierge dorée d'Amiens n'a-t-elle pas trouvé
marchand à 800 000 francs ? Une église de village
dans la Côle-dOr ne possède-t-elle pas deux tor-
chères en bois du xyiii"^ siècle, estimées l'an dernier
120000 francs? Le retable en bois du Crotoy n'a-t-il
pas provoqué l'offre de la construction du clocher
de l'église ? La Vierge de Germain Pilon, au Mans,
ne vaut-elle pas un million ? Le reliquaire du Puy,
200 000 francs? A Notre-Dame de Paris, Tétole et la
chasuble de Thomas Becket ont preneur, en Angle-
terre, pour quatre millions, et l'admirable trésor de
Conques, exposé en 1889, a alléché un syndicat qui
4 08 TRUCS ET TRUQUEUR5
a offert de l'autel portatif plus d'un million, et î'î
l'ensemble, vingt millions au comptant I
Dois-je passer sous silence le grand exode des sain-
tes reliques chez les brocanteurs? Le scandale vient
d'éclater, et je ne puis parler que des premières révé-
lations. On sailpeu encore^ mais on saura tout, quand
ce livre aura paru. Je n'écris donc qu'un prologue.
Le drame se dénouera en justice.
Le chef de l'association Thomas and C° s'est cons-
titué prisonnier. Voici la substance de ses premières
déclarations. Tantôt il cherchait, par une circulaire
autographioe et signée Dubois, à ébranler les cons-
ciences fragiles; tantôt, abrégeant les délais, il se
présentait dans les presbytères avec un thème pré-
paré à l'avance :
— Monsieur le curé, disait-il, la loi de séparation
est une iniquité, les inventaires sont le prélude d'une
véritabl'e spoliation. Assisterez- vous à la consomma-
tion de votre ruine ? Ne protesterez- vous pas contre
un vandalisme impie ? Votre église possède des objets
précieux. Les laisserez-vous détourner deleuralïecla-
tion sacrée? C'est votre droit et votre devoir d'user de
représailles, je vousoffremes services. Je suis l'agent
attitré de riches antiquaires étrangers. Je vous pro-
pose un moyen légitime de vous défendre. Je m'en-
gage à vous remplacer par des copies parfaites les
originaux de vos trésors. Croyez-le, la science des
antiquaires est grande {sic). Nul de vos fidèles ne
pourra s'apercevoir de la substitution, pas môme le
receveur de l'enregistrement qui ne posscde aucune
compétence artistique. L'échange se fera i-ur place.
ORFÈVRERIE RELIGIEUSE 409
Vous loucherez une légilimc indemnité, un gros prix
de ce qui, en somme, est votre bien. Les objets
sacrés appartiennent au culte et non à l'Etat.
Ces insinuations, ces appels à la révolte, firent-ils
trébucher la dignité sacerdotale? Dans un premier
interrogatoire, le sieur Thomas a-t-il dit la vérité?
Il avait bien savonné la pente. Y fit-il glisser quel-
ques inconscients, comme il la prétend ? Certains
desservants, sollicités par ce chemineau de Tart, out-
ils dispersé des trésors dont ils avaient la garde ? Lo
troc devenant une œuvre pie, des photographies
arrivèrent- elles dans les grandes officines "des tru-
queurs belges ou parisiens ? Des copies modernes
vinrent-elles prendre ensuite la place des objets sé-
culaires ? Y eut-il un vol aérien des icônes vers des
régions inconnues, des départs précipités au delà de
la Manche ou de l'Atlantique? Pour l'honneur du
clergé des petites paroisses, nous hésitons à croire
que des curés prévaricateurs, se soient laits les auxi-
liaires des agents attitrés d'un trust gigantesque.
Ce qui est certain, c'est que, pour aller plus vite
en besogne, les écumeurs des églises ont qui'té le
truquage pour passer au cambriolage. C'est ainsi
qu'ils se sont audacieusement approprié la châsse
d'Ambazac, le trésor du musée de Guéret, le reli-
quaire de Solignac, la statue de saint Beaudine,
la Vierge de laSauvetat, la colombe eucharisliipie
de l'église de Lagucnne. Ils ont opéré dans beau-
coup d'autres endroits, sans oublier ma petite com-
mune de Collettes où ils ont trié, brisé et mutilé
tout ce qui n'était pas en matière précieuse. Maisces
actes de déprédation, ces vols et ces pillages avec le
concours d'une automobile et à l'aide d'outils achetés
àNew-Haven, ne rentrent pas dans notre sujet. Si.
18
410 TRUCS ET TRUQUEURS
nous stigmatisons les maquillages des faussaires,
nous ne racontons pas les exploits des chevaliers de
la pince monseigneur. Nous n'écrivons pas les nou-
veaux mémoires de Rocambole. Bornons-nous à dé-
plorer que, dans cette spécialité, Antoine Thomas,
tonnelier de son état, médecin malgré lui et trop
souvent ravageur de sacristies, se soit préparé pour
l'avenir une réputation légendaire. Mieux eût valu,
pour lui, ne pas avoir, dans les feuilles, la gloire
éphémère des vedettes sensationnelles. Thomas
est sous les verrous. On ne connaît que ses premiers
aveux, la justice informe. La parole est au parquet
de Limoges. Attendons les révélations curieuses de
l'instruction.
Il faut bien le reconnaître, les inventaires ont fait
beaucoup jaser. La Vierge en marbre de Commeny
a-t-clle été réellement descellée, remplacée par sa
congénère en plâtre ; puis, ramenée dans sa niche
par la gendarmerie qui mit un terme à son escapade ?
Rien de surprenant que les anecdotes aillent leur
train, plutôt du domaine du conte que de la réalité.
Comme dit le psaume, omnis homo mendax. Il ne
faut donc pas trop ajouter foi au singulier profit que
certains aigrefins ont su tirer de la séparation. Aussi
je ne vous donne l'histoire qui suit que pour ce
qu'elle vaut.
A Tépoque où la Chambre discutait l'abolition du
Concordat, un quidam de la brocante proposa de
déposer 'dans une chapelle, pour la vénération des
fidèles, une main reliquaire en argent enrichie d'é-
maux et de pierreries. Il va sans dire que, récem-
ment fabriquée, les ossements qu'elle contenait
étaient aussi récents que le reste. INIoyennant une
large offrande, le conseil de fabrique accepta aisé-
ORFEVRERIE RELIGIEUSE 411
ment. Il délivra même à ravance une déclaration de
propriété. Songez donc ! quelle félicité célesteo ur
les marguilliers de soustraire honnêtement une re-
lique de grand prix à l'avidité du fisc et de se gaudir
coram populo de sa piteuse déconvenue !
Accompagné d'un huissier et son reçu à la main, le
mystificateur se présenta, le jour de l'inventaire,
pour revendiquer son bras. Après avoir reconnu la
régularité de son titre, le receveur donna l'exeat. Peu
de temps après, ainsi revêtue de tous les sacrements,
la bienheureuse relique fut revendue, avec preuves à
l'appui, comme provenant de l'église de***.
Revenons aux restaurations. Où commencent-
elles, où finissent-elles?
Les plus belles collections en sont les victimes.
Un marchand bien connu avait acheté à Francfort
un fragment d'argent du xiii« siècle qu'il ne pouvait
arriver à identifier. Il s'en fut consulter l'orfèvre C,
qui lui dit :
— Mais vous, avez là un morceau de chandelier
d'autel du xni« siècle !
— Vous croyez ? Eh bien ! complétez-moi le chan-
delier tout entier.
L'orfèvre exécuta la commande. On reconstitua le
chandelier. Rien n'y manqua, patinage, bosselure,
oxydation, et M. Fould, alors ministre, acheta l'ob-
jet une vingtaine de mille francs. Viollet-le-Duc
le fit graver dans son Dictionnaire du mobilier. Or,
à quelque temps de là, tout se découvrit. La « ré-
paration » fut trouvée sinistre. Le vendeur dut
reprendre l'objet. On ignore le sort du porte-lu-
411 TRUCS ET TRUQUEURS
mière, mais la gravure figure tuujours dans VioUel-
le-Duc.
t
Dans le legs Rotscliild, au Louvre, raonstrances,
pixides, baisers de paix, ont été si réparés, si complé-
tés, si rafistolés, qu'on a, pour certains, osé émettre
des doutes sur leur authenticité.
Du reste, on ne peut que rester très effrayé quand
on contemple, au musée des Arts décoratifs, les admi-
rables reproductions faites par la maison Cliristofle
du calice avec sa patène en argent du xii^ siècle, qui
est au Louvre, et du chef en cuivre argenté et doré
de Saint-Etienne de Muret qu'exhibe le trésor de
l'église de Saint-Sylvestre (Haute-Vienne).
Et la vierge d'argent du marchand viennois ! Son
histoire n'est-elle pas légendaire ? Elle arriva à Paris
dans le plus piteux élat. Le premier collectionneur
lui fit mettre une tète, le second, une couronne et un
sceptre enrichis de pierreries, le troisième, un enfant
Jésus qui présente un fruit à sa mère. Aujourd'hui, la
sainte statuette fait lornement d'un musée.
Et les chasses du Kensington ? Etaient-elles fausses ?
élaicnt-ellcs réparées ? Bien fin qui le dira, car les
artisans d'art qui exécutent de tels prodiges, quand
vous les consultez, sont d'un mutisme et d'une discré-
tion absolus. C'est la restriction mentale du père
Sanchez, interdite par les théologiens mais préconi-
sée par Escobar.
ÉMAUX l'EINTS ET CHAMPLEVÉS
Ont-ils étoile la façade du château de Madrid, ces
huit médaillons ovales émaiilôs par Pierre Gourtoys,
ÉMAUX PEINTS ET CIIAMI'LEVES 4)3
accrochés mainlenant aux murs du musée de C4luny?
O'itils été peints d'après les dessins du Prima
lice, ces Dieux de VOhjmpe dont les draperies dissi
mulent les raccords des cuites ?
Alexandre Lenoir a, selon M. L. Dimier, laissi
croire qu'ils figuraient au château de Madrid et, par
une singulière contradiction, il a raconté dans ses
Mémoires qu'il les vit, en 1797, rue Galandc, chez le
ciseleur Cave.
Celui-ci prétendait les tenir des descendants de
Témailleur. Il avait, d'après eux, la certitude qu'ils
n'avaient jamais été mis en place à cause des troubles
survenus lors de leur achèvement, à l'époque de la
mort de Henri II, en 1559.
Et cependant, on peut lire dans le catalogue de
1883, dressé par M. du Sommerard :
Ces plaques, exécutées à Limoges et signées par Pierre
Courloys, cmailleur français, à la dale de 150'J, sont des
pièces d'émail de la plus grande dimension. Elles ont 1 m G5
de hauleur sur 1 m de largeur. Elles faisaient partie de la
décoration extérieure du cliâteau de Madrid, bâti au bois de
Boulogne par le roi François I"' et achevé sous le règne
d Henri II.
Plus tard, le comte de Laborde, MM. Darcel, Jouin
et Emile Molinier, ont perpétué la légende.
Or, sous le titre un peu sévère, Le» Imposlures de
Lenoiy, M. L. Dimier, dans une intéressante bro-
chure, a démontré, avec preuves à l'appui, que ces
éblouissants émaux non seulement n'avaient jamais
été placés à Madrid, mais encore qu'ils ne reprodui-
saient pas des peintures du Primatice, car Apollon,
Jupiter, Mercure et Saturne sont tirés d'une suite
d'après le Rosso par Caraglio, et Hercule et Mars,
copiés sur des estampes que Boivin grava d'après
414 TRUCS ET TRUQUEURS
Lucas Penni. La Charité est de Marc-Antoine, d'a-
près Raphaël.
Il faut donner acte à >L Dimier de ces rectifications.
Le grief reproché à Lenoirn'est pas grand et s'elTace
devant les services qu'il a rendus h l'art, surtout en
sauvant, au péril de sa vie, le mausolée de Richelieu.
c< Le travers d'inventer est commun aux anti-
quaires » , dit le critique. Il a raison. Bien des
mystifications ont été pratiquées dans le monde
des érudits. Benjamin Fillon, le grand archéologue
vendéen, ne s'en est pas privé.
Les huit médaillons n'en restent pas moins des
œuvres authentiques et autrement belles que ces
mystérieux travaux des émailleurs modernes qu'une
descente de justice fit découvrir dans une officine de
la rue Bleue.
La déposition de M. X..., fabricant d'émaux, de-
vant la Commission d'enquête sur la situation des
ouvriers et des industries d'art, est à retenir :
— On me demande tous les jours des émaux an-
ciens... On les envoie à Amsterdam, de Là à Francfort.
Ils acquièrent ainsi une notoriété. A l'hôtel des ventes ,
il se tA'ouve des amateurs pour se les disputer. On
m'apporte un jour un émail peint représentant un
Triomphe de la Vierge, et on me demande si je puis
le réparer. Je réponds :
Oui, c'est facile, il n'est pas éclaté, pas trop
endommagé, je reconstituerai les endroits défec-
tueux.
— Comment fcrez-vous ?
— Comme j'ai fait quand j'ai fabriqué la pièce.
ËMAUX PEINTS ET CIIAMPLEVES 41o
— F'abriqué ? Vous voulez rire! J'ai acheté cet
émail 10.000 francs. Vous n'avez pas la prétention do
me faire croire qu'il a été fait chez vous?
— Mais c'est un dessin de Philippoteaux que j'ai
trouvé dans Vllhislralion et que j'ai arrangé. Je vais
vous montrer le calque de votre pièce.
Je suis arrivé h rencontrer un de ces continuateurs
des maîtres orfèvres et émaillcurs d'autrefois. Je ne
le nommerai pas, car s'il ne figure ni sur le Dotlin,
ni sur l'annuaire d'Hachette, ni sur l'almanach Azur,
c'est qu'il a sans doute ses raisons, et je les respecte.
J'ai vu chez lui une petite châsse en émail champ-
levé dont un des côtés avait été refait si habilement
que je ne l'aurais certainement pas découvert, s'il
ne me l'avait pas fait remarquer. Plus osé que bien
des chirurgiens de l'appendicite, il procède à chaud.
Au lieu de remplacer l'émail manquant par un enduit
à froid, qui change de couleur au bout d'un certain
temps, il fait recuire de l'émail par les mêmes procé-
dés qu'autrefois. Il prépare d'abord des échantillons
de pAte, et procède aux essais. La vitrification s'opère
séparément de façon à s'assurer qu'à la cuisson, la
couleur restera identique à celle du modèle. Puis,
quand il tient son ton, il garnit sa pièce et la met au
feu. La fusion de l'émail se faisant à une température
moins élevée que celle du cuivre, les cloisons, les
ornements, les moulures, ne courent aucun risque,
à condition d'arrêter l'opération à temps. Après la
cuisson, il emploie la pierre ponce pour mettre do
niveau la partie ancienne et la partie moderne.
— Par quel moyen, dis-je à cet habile homme,
416 TRUCS ET TRUQUEURS
rendez-vous aux parties dorées la patine que le feu
leur enlève?
— En faisant brûler du foin. La fumée maquille
admirablement l'objet en l'encrassant. J'essuie au
chiffon et j'obtiens des fonds bistrés.
— En effet, c'est très simple, fis-je stupéfait.
Et, au milieu des pièces émaillées, tout en scrutant
un calice étonnamment oxydé par le temps ou le jus
de réglisse, je demandai négligemment à mon
aimable émailleur :
— Comment reconnaître les parties restaurées
des parties anciennes ?
— Je vais vous le dire, mais vous me garderez le
secret ?
— Parbleu !
— Eh bien ! passez votre doigt sur la partie émail-
lée. Sentez-vous une légère dépression? C'est le
refait. Dans la crainte de mettre trop de pâte, on
remplit presque toujours insuffisamment les cloisons.
Et la pièce sort du four avec ces différences de niveau.
Pour bien faire, il faudrait tout reponcer. Mais on
détruirait la fleur de la pièce. On garde les creux, de
crainte de pis.
Comme critérium, c'est plutôt faible, car on arrive
à une telle perfection d'imitation, qu'il ne faut pas
s'étonner que tant de collectionneurs d'Europe et
d'Amérique aient acheté à leur insu de faux émaux.
Par contre, on a déclaré parfois apocryphes des
objets tout à fait authentiques — une revanche de la
tiare. — Mais le cas, reconnaissons-le, est beaucoup
moins fréquent.
EMAUX PEINTS ET CHAMPLEVÉS 417
La coupe du baron Pichon peut pa'^ser pour
uac exception presque unique.
Au mois d'octobre 1883, un Espagnol cherchait à
vendre à Paris une coupe en or avec couvercle, du
XIV* siècle, décorée d'émaux de basse taille, représen-
tant la vie de sainte Agnès. Des antiquaires autori.
ses, les princes des experts, virent le vase précieux
et le déclarèrent moderne. Des amateurs l'avaient dé-
daigné. Le baron Pichon, plus courageux, risqua
9000 francs, environ .3 000 francs au-dessus du poids
de l'or.
L'achat souleva un beau toile dans le monde de la
ciu'iosité. La coupe n'élait, disait-on, qu'un assem-
blage d'ancien et de moderne.
Le baron laissa dire.
Il étudia, au pied de la coupe, une inscription du
xvn* siècle, qui le mit sur la piste de la vérité. C'était
un cadeau de Jacques I*"^ d'Angleterre au connétable
de Castille, don Juan Fernandez de Velasco, à l'occa-
sion de la paix de 1G04.
L'objet avait été déposé au couvent de Mcdina del
Pomar par les ducs de Frias. Les religieuses, à court
d'argent, s'étaient décidées à l'envoyer vendre à
Paris. Le flair du baron l'avait bien servi; il possé-
dait une pièce historique d'une voleur inestimable.
Le revirement des experts fut instantané. Les dé-
tracteurs les plus obstinés de la coupe furent les
plus acharnés à vouloir l'acquérir. Or l'heureux pos-
sesseur résista à toutes les offres, jusqu'au jour où il
consenti! à céderson ciboire près d'un demi-million.
.11 est aujourd'hui en Allemagne.
18.
418 TRUCS ET TRUQUEURS
Mais il est bon de mollre en regard l'aventure des
émauxd'Odcssa. Ils étaient, aussi, translucides et sur
or. Ils passaient pour avoir été arrachés d'un devant
d'autel dans un monastère du Danube. Comme preuve
à l'appui, on montrait un dessin reproduisant l'autel
avec leur emplacement après la spoliation des van-
dales. Une grande publication illustrée fut décidée
pour faire connaître le trésor urbi et orhi.
Pendant que le monde savant s'extasiait devant les
photographies qui circulaient, le British Muséum,
sollicité par un de ses correspondants, envoya un
délégué à Odessa pour acquérir les plaques merveil-
leuses. Celui-ci, dès son arrivée, fut conduit chez le
vendeur. Tout le temps que le mandataire anglais
les tenait dans ses mains et les examinait sans rien
dire, le négociateur odessien ne cessait de répéter:
— Bellissiyniis ! superhissimus !
— Jgnorantus, ignoranta, ignorantum, lui répon-
dit, à la fin impatienté, l'archéologue anglais dans le
latin de la Toinette de Molière. Mais ces émaux sont
flambants neufs ! L'air avec le temps ternit les surfaces
métalliques et l'or aie même ton à l'avers et au revers.
Nulle part aucune trace de vétusté et, de plus, dans
les émaux byzantins, les inscriptions ne sont jamais
en relief. ^G'est un nouvel échantillon d'un fabricant
habile que je connais bien.
Sur ce, il reprit la route de l'Angleterre.
Et les pierres précieuses?
Les saphirs doublés, les chrysophelines de Russie,
les émeraudes de Russie, les diamants reconstitués
jusqu'à un 32« de carat, les rubis de Siam vendus
EMAUX PEINTS ET CIIAMPLEVÉS 419
pour des rubis de Birmanie qui valent cinq fois plus,
et que l'on ne peut reconnaître qu'à l'aide des rayons
X qui transforment les unsen braise ardente, tandis
que les autres ne présentent aucune fluorescence !
Et les perles qu'on imite si bien aujourd'hui
qu'elles sont presque aussi belles que les vraie?, dont
elles ont l'éclat irisé, le poids, la dureté, et qu'il faut
une véritable habitude professionnelle pour les re-
connaître, lorsqu'elles sont mélangées dans un col-
lier!
N'en dirons-nous rien?
Hélas ! un livre entier ne suffirait pas à traiter
cette délicate matière qui ressort plutôt delà chimie
que de l'art ! D'ailleurs, nous causerions trop de cha-
grin à nos lectrices qui cesseraientpeut-être d'aimer
des parures qui font leur joie, le jour où elles doute-
raient de leur authenticité. N'a-t-on pas dit qu'un
soir de gala, à l'Opéra, la moitié des diamants qui,
dans les loges, ruissellent sur les épaules des spec-
tatrices, étaient d'adroites reconstitutions?
Contentons nous d'un petit détail peu connu qui
servira de mot de la fin à ce chapitre des bijoux, des
joyaux et de l'orfèvrerie.
La tiare du pape est fausse ! La couronne resplen-
dissante qui couvre son chef vénéré dans les céré-
monies solennelles est un carton pâte. La coiffure
véritable pèse un tel poids, avec sa décoration mas-
sive, qu'on la laisse au trésor du Vatican. Elle écra-
serait la tête du Saint-Père.
«Si non e vero...
TABLEAUX ANCIENS
Le Pactole roule. — Ancien avant 1809, moderne après. —
Le Rembrandt du Pecq. —Trop de Raphaël. — Un continua-
teur de Greuze. — Wallcau et Frago de contrebande. — Les
lotonisles. — Trucs de faussaires. — La Jouvence des pein-
tres. — En voulez-vous des primitifs ? — Complicité incon-
sciente de la douane. — Comment on tourne la loi Pacca. —
On l'oas /e portera.— Portraits d'héritage. — La madone de
Dresde. — Copies ou répliques. — Les deux Marat. — Les
dessous de latelier d'Hyacinthe Rigaud. — Verba volant.
Depuis cinquante an.? les marcliands de faux ta-
bleaux voient ruisseler le Pactole entre leurs doigts.
Grâce à beaucoup d'audace et sans grands déboursés,
ils deviennent aussi riches que Crésus. Pour réussir
la formule est bien simple. Avant tout estimer que
scrupule n'est qu'un mot de dictionnaire. Ensuite
prendre une vieille toile, une palette bien préparée,
et donner quelques pièces d'or àun artiste besogneux.
Enfin ajouter un mépris profond pour l'amaleur et
une connaissance sérieuse du cœur humain. On peut
alors amener plus sûrement qu'à la loterie un gros
lot de 50 000 francs. Avouez qu'il y a de quoi tenter les
Robert-]\Iacaire de la peinture.
Aussi quel débordement, quelle inondation, quel
déluge, dans les vitrines des marchands, les salles de
l'hôtel Drouot, les galeries des amateurs ! Un livre
TABLEAUX ANCIENS 421
entier ne suffirait pas à décrire la marche de ce cata-
clysme,
El la garde qui veille aux barrières du Louvre
N'en défend pas
le plus célèbre de nos musées.
Tout ce que nous pouvons essayer, c'est de fixer-
comme le petit soldat de Stendhal, racontant Water-
loo, quelques traits de cette grande bataille des faux
et des vrais tableaux.
Atout seigneur tout honneur. Commençons par
les tableaux anciens, et posons cette question préa-
lable :
« A partir de quelle époque peut-on appeler un ta-
l)leau ancien ? »
La chose a son importance, car si les marchands ne
garantissent presque jamais les pompeuses attribu-
tions de leurs toiles, ils ne peuvent cependant se re-
fuser à mettre sur leur facture « Tableau ancien »,
comme le cas s'est présenté tout récemment.
L'acheteur d'un Fragonard et d'un Goltzius de-
mandait la résiliation de la vente, alléguant que ces
peintures étaient modernes. Le vendeur répliquait
qu'il n'avait pas garanti que les tableaux fussent des
maîtres à qui on les attribuait, mais seulement qu'ils
étaient « anciens. »
Au cours des débats, les experts fixèrent à l'année
1800 la démarcation entre l'ancien et le moderne.
— En matière de critique artistique, dirent-ils, ou
dans la langue courante des connaisseurs, le quali-
ficatif d'ancien est réservé à tout objet d'art antérieur
422 TRUCS ET TRUQUEURS
à 1800. Et pour ne parler que de la peinture, tout
tableau qui aura été peint avant 1800 pourra valable-
ment et légitimement être dit ancien, de même que
tout tableau peint à une époque postérieure à 1800
devra être â'ilmoderne. C'est ainsi d'ailleurs que l'in-
terprète l'administration des douanes.
Conformons-nous donc à d'aussi graves autorités.
Voyons les contrefaçons qu'ont eu à subir les œuvres
des maîtres du pinceau antérieures à 1800.
L'érudit conservateur du Cabinet des estampes,
Henri Bouchot, qui vient de disparaître, cachait, sous
ses allures de « bon géant », l'esprit le plus fin et le
plus parisien du monde. On usait et même on abusait
de sa science artistique pour lui faire expertiser
tableaux, miniatures et gravures. Son bureau de la
rue de Richelieu tournait certains jours à l'office de
renseignements. Mais il se vengeait des importuns
en exécutant impitoyablement les croûtes qu'on vou-
lait lui faire admirer comme des chefs-d'œuvre.
— Remportez votre tableau, disait-il devant moi
h une vieille dame. Je n"ouvre jamais un paquet où
l'on m'annonce un Rembraudt ou un Raphaël.
C'était parler en sage. Tout tableau poussé au noir
n'est-il pas pour les farceurs un Van Ryn, tout sujet
de piété, un divin Sanzio, comme on dit familière-
ment? Il circule de par le monde plus de trois cents
faux tableaux de Rembrandt : il ne se passe pas de
mois où l'on ne fasse grand bruit de la découverte
d'un nouveau Raphaël. Soyons donc sceptiques et
méfions-nous des chefs-d'œuvre inédits de ces maî-
TABLEAUX ANCIENS 423
très, surtout s'ils portent une signature. Plus une
toile est mauvaise, plus elle est signée.
C'était le cas de ce fameux Rembramlt du Pecq
qui a fait couler de tels flots d'encre, et dont la
question d'authenticité n'est pas encore tranchée.
En 1890, une vieille dame mourait au Pecq laissant,
avec un mobilier bourgeois, un pseudo Claude Lor-
rain qui valait bien vingt francs, et un grand tableau
de l'école hollandaise que l'expert Gandoin, chargé de
la vente, catalogua :
Rembrandt (école de), Jésus et les disciples d'Em-
ma us.
D'où venait cette toile? On l'ignorait. M^^Legrand,
la dernière propriétaire qui l'avait héritée de son père,
M. Destriche, ingénieur en chef de l'artillerie sous
Napoléon P"", le tenait pour authentique et en avait
refusé 30 000 francs. Mais cette circonstance n'était
connue que de ses amis et du médecin qui Tavait soi-
gnée. Cela suflil pourtant pour éveiller l'attention
d'un allemand, marchand de tableaux à Paris,
M. Bourgeois qui avait habité le Pecq.
Il vint voir les prétendus Pèlerins d'Emmaiis, le
matin de la vente, puis chargea un menuisier de l'en-
droit de pousser les enchères.
La vente commence. L'expert prend la parole:
— « Nous vendons un tableau attribué à Rem-
brandt, il est signé en toutes lettres et daté de 165G.
Nous demandons 200 francs. »
4 54 ^RUCS ET TRUQUEURS
Personne ne dit mot. On va baisser la mise à prix,
lorsqu'un grand tapissier de Paris, qui se trouve là
par hasard, couvre renchère et pousse la toile jus-
qu'à 4 000 francs contre le représentant de M. Bour-
geois. A ce moment, fatigué par la chaleur des en-
chères, il quitte la salle elles Pèlerins d'Emmaûs sont
adjugés à 4 050 francs.
Quelques heures plus lard, M. Bourgeois était en
possession de son acquisition où il reconnaissait
Abraliam à Vétable avec les anges, et conviait tout
Paris à admirer son « Rembrandt du Pecq ». Ce fut
un défilé ininterrompu d'artistes, d'amateurs et de
curieux. Tout le monde s'accordait à trouver le ta-
bleau superbe. Un collectionneur fameux, M. 0., en
offrit 75 000 francs. Des Américains demandèrent à
le louer pour l'exhiber dans diverses villes des Etals-
Unis.
Or, l'émotion causée par la découverte eut un
écho inattendu. Le légataire de la vieille dame pour-
suivit le commissaire-priseur, l'expert et l'acquéreur.
L'odyssée continua par un voyage devant le tribunal
de Versailles. Tout en reconnaissant que la res-
ponsabilité de l'expert était engagée dans une certaine
mesure, pour n'avoir pas suffisamment signalé la va-
leur de l'œuvre, il refusa de se prononcer sur la
question d'authenticité et se borna à déclarer la vente
valable.
Tout ce qui reste aujourd'hui de celte discussion
qui passionna le monde de l'art et de la curiosité
pendant trois mois, c'est un « attendu »de jugeraentet
l'opinion de deux grands maîtres, MM. Bonnat et
Gérome, qui déclarèrent, au milieu de l'emballe-
ment universel, que le tableau n'avait jamais été de
Rembrandt.
TABLEAUX ANCIENS 425
L'affaire du Pecq oubliée, les mânes du génial
créateur de la Ronde de nuit n'en restèrent pas da-
vantage au repos. Vingt autres surgirent depuis le
Jeune homme faisant deshuUes de savon, de la vente
Soenens à Gand, revendu 138 000 francs à un Amé-
ricain et reconnu faux, jusqu'au Ca2)itainc en justau-
corps de buffle, exposé au Petit-Palais, qui arrachait
récemment, dit Henri Pvochefort, cette exclamation
à un visiteur:
— Tiens ! ma femme, si tu veux savoir ce qu'est un
faux Rembrandt, tu n'as qu'à regarder celui-là!
Apres Rembrandt, c'est P»ap]iacl qui délientle record
du truquage. Comment en serait-il autrement, quand
on voit payer 531 000 francs un portrait présumé du
frère de Léon X, simplement daté de 1514 ! Sil'auteur
de la Transfiguration avait peint toutes les œuvres
que les mystificateurs lui attribuent cyniquement, il
aurait vécu deux ou trois siècles en travaillant, sans
goûter de repos, môme hebdomadaire.
Curieuse coïncidence! Les prétendus néo-Raphaël
existent toujours, sous forme de copie, dans quelque
musée d'Allemagne ou d'Italie, et c'est toujours le
vendeur qui possède l'original.
Il y a une quinzaine d'années, c'est la Sainte Fa-
mille dite la Madone de Lorette, qui se retrouvait
comme par hasard à Hyères, dans la galerie d'un
amateur. Plus tard, on ramenait de Russie les véri-
tables cartons de Raphaël, près desquels ceux de
Hamplon Court n'étaient que de la gnognote.
Tout récemment un collectionneur anglais s'annon-
çait possesseur de l'original de la Belle Jardinière et
426 TRUCS ET TRUQUEURS
se déclarait prêta faire don de son tableau au Louvre
en échange de la « copie » qui figure au Musée.
Cependant la meilleure histoire est encore celle de
ce professeur étranger, qui avait rapporté de Suisse
un Rapliaël inédit et en avait envoyé la photographie
aux connaisseurs les plus notoires. Il reçut un certain
nombre de lettres en remerciement de son envoi, et
les inséra comme certificats d'authenticité dans un
catalogue répandu à profnsion. Un expert déclara que
le tableau ne valait pas 500 francs.
Le morceau pouvait faire pendant à cette Visita-
tion qu'un digne prêtre voulait vendre comme œuvre
du maître d'Urbino, malgré sa physionomie em-
preinte de fausseté.
— Regardez, disait -il, quelle admirable toile I
N'est-ce pas un véritable enseignement théologique,
une éloquente prédication ?
Et comme un des assistants manifestait quelques
doutes sur l'authenticité du Sanzio, il ajoutait :
— Simon tableau n'était pas de Raphaël, il serait
d'un ano:e !
J'ai choisi Raphaël et Rembrandt. J'aurais pu pren-
dre aussi bien Léonard de Vinci, Claude Lorrain qui
se plaignait déjà de son vivant qu'on contrefaisait ses
tableaux, Velasquez dont les toiles mêmes de la ga-
lerie Lacaze sont aujourd'hui contestées, Titien dont
on annonce tous les jours la découverte d'une nouvelle
œuvre, dans l'ancien comme dans le nouveau monde.
Mais la mode n'est plus aux grands maîtres. L'admi-
ration depuis tant de siècles s'est usée sur leurs mé-
rites.
TABLEAUX ANCIENS 4 £7
Leurs œuvres sont connues, décrites, cataloguées.
Les amateurs ont reporté leurs convoitises sur d'au-
tres époques, et sur des peintres moins célèbres mais
plus réjouissants. Au xvin" siècle, les fortes enchères I
A Boucher, à Nattier, à Fragonard, à Chardi.i, à
Watteau, à Greuze, les honneurs des galeries fameu-
ses — et les sollicitudes intéressées des faussaires !
Rien de plus aisé que d'imiter les Greuze. Un
peintre détalent, nommé Abrier, ena, d'après l'Inter-
médiaire des Curieux, inondé le marché sous le se-
cond Empire. On peut bien le nommer puisqu'il est
mort depuis 1863 et que ses œuvres sont aujourd'hui
en bonne place chez des collectionneurs qui se garde-
ront bien d'y reconnaître des faux. Sur un chûssis
du temps avec des jus, des vernis jaunes, une expo-
sition prolongée au soleil, il mûrissait des petites
têtes de Greuze qu'il accrochait négligemment dans
son atelier au milieu de ses peintures mythologiques
et discrètes.
— Tiens ! vous avez un Greuze? faisait l'amateur.
— Je ne sais pas, disait Abrier sans s'interrompre
de peindre.
— Mais si, c'est un Greuze. Vendez-le-moi.
Abrier lançait un gros prix.
— Ah ! vous voyez bien que c'est un Greuze. Ace
prix-là...
— Nullement, mais je l'aime et j'y tiens. Voilà tout.
Le connaisseur emportait la toile, et Abrier sortait
d'une armoire une nouvelle délicieuse tête de Greuze.
Un autre peintre, vers la même époque, ne pouvant,
lui non plus, vendre sa peinture, s'était misa faire des
Watteau.
Il les signait de son nom, mais les marchands
A 28 TRUCS ET TRUQUEURS
effaçaient la signature et les vendaient pour des ori-
ginaux. C'est un de ces pastiches, où les défauts du
maître étaient exagérés à dessein, qui fitdire à Cham,
le caricaturiste :
— Non e vero, car il est bien trop Watteau.
Qui sait où sont ces faux Watteau ? Qui dira les
péripéties qu'ils ont subies et les étapes qu'ils ont par-
courues à i'hôtel Drouot ou ailleurs ? Le raffincur
Ernest Gronier, un amateur raffiné, avait acheté son
Lorgneuv 250000 francs. La toile a obtenu à la vente
péniblement 7 000 francs. L'écart peut autoriser
'toutes les suspicions.
Et Fragonard, le maître charmant des Baigneu-
\ses et de La chemise enlevée, l'auteur aussi de ce
Billet doux qui, h la môme vente Cronier, a fait
tout près du demi-million, comme il est imité, comme
il est copié, comme il est truqué ! Non seulement
les marchands malhonnêtes pastichent sa manière
si caractéristique, mais des amateurs eux-mêmes,
— sans nul esprit de lucre, je me hâte de l'avouer, —
font des dessins de Frago presque aussi beaux que
des originaux. Le conquérantdetantde beaux Turner
chez les Anglais, M. Groult — pourquoi ne pas le
nommer? — a pris sa manière, son coup de crayon,
ses types. G'est admirable. A la vente Beurdeley, un
autre grand amateur, rival souvent heureux du pos-
sesseur envié de tant de merveilles et que l'on nomme
en petit comité le bon Samaritain, acheta un dessin
de Fragonard la jolie somme de 30000 francs. Un
charitable ami lui dit:
— Il est faux, c'est Groult qui l'a fait.
L'amateur consterné, tourmenté de soupçons qu'il
désire promplementéclaircir, court avenue Malakoft
i.iontrer son acquisition. Mais le dess' i était authen-
TABLEAUX ANCIENS 429
lique. Le bon Samaritain on fut quitte pour la pour
et son rival se contenta du rare plaisir d'avoir pu
passer aux yeux d'un connaisseur pour l'auteur d'un
Fraffo original.
Puisque je viens de citer le nom du fin collection-
neur Camille Groult, pourquoi ne pas raconter le cu-
rieux épisode auquel il fut récemment mêlé?
C'était pendant la dernière exposition à la salle
Petit, enjuinl9(j7. On y venait, comme on dit vulgai-
rement, « se rincer l'œil » devant les Fragonard et les
Chardin.
Le Louvre possède peu de tableaux de Chardin,
ce maître de la mise en lumière qui sut arranger des
tableaux pleins de saveur avec les objets les plus
vulgaires, des légumes, du gibier et même des chau-
drons plus brillants que ceux des ménagères hollan-
daises.
Aussi la commission d'achat jeta son dévolu sur
deux toiles, portraits des fils du joaillier Godefroy,
se faisant pendant, qu'exposait M"*" Emile Trepard :
VEnfant au violon, tenant son instrument, et YEn-
fant au tatou, debout, regardant tourner, sur une
table et près d'une écritoire, le dé pesé sur un pivot.
Déjà, malgré la pénurie de son budget, elle ea
avait préparé l'achat pour la somme de 350 000 francs.
L'Etat n'avait plus qu'à ratifier les négociations,
quand une sourde rumeur se propagea par la presse.
Il y avait un autre Enfant au toton, dans les gale-
ries de ^L Groult ! C'était une œuvre de première
f[ua!ilé, avec un charme infini, un ragoût extra-
ordinaire, bien supérieure à celle du Louvre.
430 TRUCS ET TRUQUEURS
Grand émoi dans le Tout-Paris artistique ! Ce fut
bientôt l'événement du jour, l'actualité dans les ga-
zettes. Les commentaires vont leur train. Chacun y
met du sien. On accourt plus que jamais à la salle
Georges Petit. Le toton est assiégé. Il faut faire
queue et attendre son tour pour défiler devant le ta-
bleau contesté. Les snobs ajustent leur monocle. Les
experts sortent leur loupe. Les amateurs se font un
cornet de leur main. Les marchands se retiennent
à quatre pour ne pas débarbouiller de leur salive un
coin du tableau. Affirmations des uns, dénégations
des autres, réserve des diplomates qui se bornent à
pousser d'incertains hem ! ou peuh ! Jamais on ne
vit pareille confusion. Tôt capila, tôt sejisus. La solu-
tion reste trouble. Le plus clair, c'est l'augmentation
des recettes, rue de Sèze.
Sous le prétexte de juger et de comparer, les cu-
rieux les plus curieux voudraient bien profiter de
l'occasion pour voir les merveilles entassées dans les
nombreuses galeries de l'avenue Malakoff. Mais plus
que jamais les portes du sanctuaire restent closes.
Il leur faut se borner à entendre raconter par les
amis de la maison que le toton Groult signé,
daté de 1741, a été gravé en 1742 par Lepicié, qui en
a reproduit le coin de table et même l'empâtement
masquant une déchirure. Ils savent par cœur les
pérégrinations du tableau, dont on peut suivre la
trace à la vente de La Roque, en 1745, où il fut ad-
jugé 25 livres, à celle deCypierre, en 1845, où il fut
payé 650 francs par le marquis de Montesquiou, qui
le céda à M. Groult, pour 25 000 francs. Ils ajoutent
que la toile a bien les dimensions indiquées dans les
catalogues, 25 pouces sur 27.
.tVlors, les tolonistes du Louvre ne se tiennent pas
TABLEAUX ANCIENS 43J
pour ballus. Ils accumulent preuves sur preuves, ar-
guments sur arguments. L'Enfant au toton n'est ja-
mais sorli de la famille de M"i^ Trépard, qui le tient
du cousin d'Auffuste Godefrov. La ressemblance de
son ancêtre est frappante, comparée à d'autres docu-
mr'nls. D'après eux, leur toile est la seule originale,
le tableau concurrent n'est qu'une variante du thème
initial, expoïé au salon de 1738. Chardin, on en a la
certitude, s'est reproduit souvent, témoin les deux
éditions de la Mère laborieuse, du Bcncdicite et les
nombreuses répliques destinées à la Suède.
Le Louvre s'en émeut. Il ne lui convient pas de
rester plus longtemps sur la sellette. Le maître Bon-
nat, de la commission des achats, déclare que le To-
ton de la salle Petit a le faire de Chardin et qu'il est
sûrement de lui. Le grand conseil est convoqué. Il tra-
vaille, compulse les auteurs, interroge les critiques
compétents. Bref, l'aréopage, dans un rapport sou-
mis au directeur des Beaux-Arts, conclut à la confir-
mation de l'achat: Bignas est i)ïtrare! Le ministre
passe outre et ratifie.
Le temps me manque pour me procurer l'enquête,
la lire et l'analyser. Du reste, est ce possible ? Le pu-
blic doit-il en avoir connaissance? Les doutes sont-
ils dissipés? Ils sont comme des plantes à fortes ra-
cines, on ne les arrache pas aisément. Saura-ton ja-
mais à quoi s'en tenir? Après tout, il y a bien deux
Léon X en Italie, et ilsy vivent depuis longtemps en
bonne intelligence.
Peut-être trouverait-on une solution dans le Mer-
cure de France dont Dufrcsny laissa la direction au
chevalier de la Roque, ami et protecteur de Chardin,
comme le fut pour \\'alleaU; .M. de Julienne.
432 TRUCS ET TRUQUEURS
Comment tant de tableaux fabriqués sous la prési-
dence de M. Fallières arrivent-ils à passer pour an-
ciens? Par quels procédés magiques les faiseurs de
miracles peuvent-ils, en quelques jours, les vieillir de
plusieurs siècles? Leurs ruses, hélas ! n'ont rien de bien
mystérieux. Si c'est un secret, il y a beau temps que
Polichinelle l'a crié à tous les échos. J'ai passé moi.
même en revue, dans le Truquage, les meilleures re-
cettes de cette cuisine si dure à digérer.
Or, depuis vingt ans, les faussaires n'ont presque
rien inventé pour l"abri({uer leur vieux neuf.
C'est toujours la vieille toile sur laquelle on fait
une copie ou mieux un arlequin emprunté à plusieurs
tableaux de même maître: un bras par ci, une figure par
là. La peinture sèche, on lui donne le ton doré avec
un vernis de Hollande jaune et commun, ou un ver-
nis fin coloré à la sépia. On simule la crasse en im-
prégnant les empâtements de jus de réglisse, et l'on
cuit les couleurs au soleil, ou, pour aller plus vite, au
four de boulanger. Les craquelures se font avec une
pointe d'aiguille. Les malins appliquent une plaque
de métal sur la toile et frappent à coup de marteau.
Le vernis s'étoile comme une glace brisée.
Néanmoins le faire laisse souvent à désirer. Les
copies sont rarement correctes de dessin. Dison aussi
qu'elles reproduisent non pas l'àme, mais seulement
l'épiderme du modèle. Dans sa remarquable préface
du Trésor de la Curiùsitê, ^i. Thibaudeau a écrit
qu'elles péchaient par la sécheresse, la dureté, ou
qu'elles étaient molles et froidement faites. 11 y a une
certainepeine, qui résultede l'incertitude du pinceau,
TABLEAUX ANCIENS 433
cherchan'. par rimitalion, les formes d'un dessin ou
les Ions d"une couleur qui ne leur appartient pas.
Rien n'est plus vrai cpie ces observations du savant
critique.
La transformation est aussi l'un des trucs très em-
ployés pour les portraits. Il consiste à substituer au
visage laid, décrépitet desséché d'une vieille le frais
minois d'une femme resplendissante de jeunesse et
de beauté. Très facile le procédé: échancrer le cor-
sage, boucher les rides, mettre du rouge sur le Visage,
changer, en un panier de fleurs, le petit chien carlin
(jui repose sur les genoux.
C'est le ruissellement sur la toile de la fontaine
magique de Jouvence. Il ne reste plus, pour écouler
ce Xatlier de famille, qu'à le faire coter dans une
vente. Deux compères poussent, l'un contre l'autre,
jusqu'à 80 000 francs, ce mensonge impudent qu'ils
revendent ensuite sur bordereau avec un tout petit
bénélice.
Souvenez-vous, à l'occasion, que la photographie,
plus habile que l'œil, révèle les repeints récents. C'est
le meilleur des juges d'instruction.
Cependant, depuis que l'exposition des Primitifs
a mis à la mode les peintres français du xv^ siècle,
l'arsenal des truqueurs s'est enrichi de quelques nou-
velles armes. Ils peignent sur bois, d'après des minia-
tures, avec des fonds d'or passés, de grandes scènes
historiques, illustrées de légendes en belles lettres
gothiques chamarrées d'armoiries ou de devises. Re-
19
434 TRUCS ET TRUQUEURS
doutez ces cliapitrcs de Tordre, ces entrées de sou-
verains, ces bals à la cour. C'est trop beau pour être
vrai. Aucun des maîtres d'antan, revenant ici-bas, ne
voudrait revendiquer la paternité de ces œuvres
souillées par les méfaits des restaurateurs.
Des Allemands, simplistes, ont trouvé un truc
d'une naïveté telle qu'on s'étonne qu'il ait pu trom-
per personne. Mais il faut croire que la crédulité des
acheteurs est sans bornes, puisque de prétendus ma-
lins s'y sont laissé prendre.
Comme beaucoup de primitifs flamands ont été
reproduits en chromolithog-raphie, ces aigrefins
choisissent un sujet assez peu connu et usent patiem-
ment Tenvers du papier à la pierre ponce. Quand il
ne reste plus de la chromo qu'une pellicule, plus
mince qu'une pelure d"oignon, ils fixent le pseudo-
tableau avec une colle inattaquable sur une vieille
toile ou un vieux panneau. Une pression prolongée
fait adhérer Teslanipe aux aspérités de la toile et du
bois. II ne reste plus, après ce marouflage, qu'à ver-
nir et à présenter dans un cadre vermoulu.
J'ai vu un Van Eyck ainsi cuisiné qui avait trompé
un amateur pour trois cents francs. Il est vrai que le
prix aurait dû mettre l'acheteur sur ses gardes.
Si les procédés de maquillage n'ont guère varié,
sans doute parce qu'ils étaient arrivés, comme l'im-
primerie et quelques autres arts, à la perfection du
premier coup, la façon d'écouler les faux maîtres
anciens se modifie tous les jours.
Dès qu'une ficelle est dévoilée, les pirates du pin-
ceau en trouvent une autre. C'est la lutte du trait
TABLEAUX ANCIENS 43o
et du bouclier, et ce n'est pas toujours le bouclier
qui a le dessus.
En" désirez-vous quelques exemples ?
Un collectionneur voyageait en Italie. On lui
montra un crucifiement peint sur bois qui lui plut et
dont le prix lui parut raisonnable. Le marché conclu,
Tacheteur voulut emporter son tableau.
— Signor, dit l'antiquaire, ne prenez pas cette
peine. Je le ferai remettre à votre hôtel.
— Inutile, je puis bien m'en charger.
— Non, non, je ne le soufTrirai pas.
— Je préfère l'emporter.
— Vous n'avez donc pas confiance en un honnête
marchand? Eh bien ! signez au dos du tableau. Vous
serez sûr qu'on ne vous le changera pas pour un
autre.
L'amateur met son nom. Puis, au moment de
partir, l'insistance et les garanties de l'antiquaire lui
semblent suspectes. Il prend le cadre sous son bras et
l'emporte, malgré des protestations indignées.
De retour à Thôtel, il contemple son panneau. La
trouvaille est bonne. Il enlève la crasse, il passe un
linge fin sur les empâtements et pour faire disparaître
toute trace de poussière, il désencadre la peinture.
0 surprise ! Il trouve deux panneaux collés l'un sur
l'autre. Le premier, le seul apparent, était un original
estimable, l'autre, celui de dessous, une copie sans
valeur. C'est ce dernier qui portait sa signature et
que le marchand comptait lui livrer. En cas de ré-
clamation, la grille aurait fait foi.
Un autre brocanteur, un Français celui-là, achetait
43.6' TRUCS ET TRUQUEURS
de vieux tableaux de l'école italienne et leur faisait
subir une restauration si complète qu'elle pouvait
passer pour une nouvelle peinture. Une fois la toile
vieillie, secundum arlem, il apposait dans un angle,
à la cire, le cachet d'un pape du xv'^ ou du xvi" siècle-
Puis il envoyait en Amérique la photographie de sa
« trouvaille ». Le gros prix demandé n'effrayait pas
toujours les acheteurs. Plus d'un numéro de cette
pseudo-galerie papale passa les mers avec un retour
en bank-notes.
En ce temps-là, les multi-millionnaires américains
n'y regardaient pas de trop près dans leurs achats.
On aurait pu fréter des paquebots entiers avec les
croûtes que tous les pays de l'Europe leur faisaient
avaler, comme à des poulets aiïamés ! Les droits
exorbitants de 20 0/0 que la douane prélevait à l'ar-
rivée n'arrêtaient pas les marchands,' bien au con-
traire. Ils s'en servaient fort habilement pour leur
petit « gommerce » malhonnête.
Un courtier en tableaux de Londres avait com.
mandé à un peintre besoigneux une Scène de buveurs
dans le goût de l'école flamande. Au jour dit, le ta-
bleau arrive. Il est parfait. Même on peut lire au bas
la signature de Jan Steen avec la date de 1672, cal-
quées sur le fac-similé que le catalogue du musée de
Piotterdam met imprudemment à la portée des faus-
saires.
Le marchand examine, se déclare satisfait, et,
après avoir payé l'artiste, lui dit :
— Votre tableau est si bien que je ne sais vrai-
ment pas pourquoi vous ne le signeriez pas. Voilà
TABLEAUX ANCIENS 437
une palette, des pinceaux. Mettez donc votre ncm
sur la toile.
Très flatté, le peintre a vite fait d'étaler une couche
de peinture sur la signature de Jan Steen, et de la
remplacer par la sienne.
Trois semaines plus tard, le tableau parlait pour
New- York à l'adresse du correspondant habituel du
marchand. Mais en même temps une lettre anonyme
avertissait la douane américaine qu'elle allait être
victime d'une fraude et que certain tableau, signé
d'un inconnu, était un chef-d'œuvre de l'école hollan-
daise, valant 200000 francs.
Un douanier avisé en vaut dix. Le directeur des
douanes de New-York fit appeler des experts. On
enleva la couche de peinture portant le nom du
peintre, et la prétendue signature originale apparut.
Le courtier anglais eut à payer une amende de 500/0
d'abord, soit 100000 francs, plus les droits de 20 0/0.
Au total, 140000 francs.
Mais trois jours plus tard il vendait, ainsi authenti-
qué par les experts de la douane, son Jan Steen
250000 francs, ce qui lui laissait encore un honnête
bénéfice.
Hélas ! les meilleurs métiers se gâtent. Ne dit-on
-pas que le gouvernement des U. S. vient de nommer
un vérificateur-priseurpourproléger les gogos contre
les contrefaçons ? Ce fonctionnaire est autorisé à ser-
vir d'expert à l'acheteur, et il a bon œil. ToutMontmar-
Ireestdans la désolation. Il faudra chercher d'autres
artifices pour écouler les vieux maîtres de la butte.
Si les experts du nouveau monde ont fort à faire
438 TRUCS ET TRUQUEURS
pour surveiller chez eux l'importalion des tableaux,
le fisc italien a plus de mal encore [)our empêcher
l'exode des chefs-d'œuvre de son pays. On sait
qu'une loi draconienne défend de faire sortir du
royaume, des œuvres d'art italiennes sans l'autorisa-
lion expresse du gouvernement. Les propriétaires
des galeries de tableaux ne peuvent en disposer à
leur gré, même quand ils ont à satisfaire d'impérieux
besoins d'argent. Ils se sentent sous la surveillance
des agents de l'Etat, et surtout des acheteurs natio-
naux qui leur ont fait des offres à prix réduits et atten-
dent que la famine les oblige à céder.
A quoi servirait le truquage sinon à frauder le
gouvernement ? D'ingénieux marchands de Paris et
de Londres se sont mis en rapport avec ces princes au
blason dédoré. Ils font exécuter d'habiles répétitions,
convenablement vieillies, et leur font prendre la
place des originaux dans les galeries historiques. Les
vrais chefs-d'œuvre passent les Alpes et vont prendre
rang dans les collections continentales ou américai-
nes.
Jusqu'ici tout va bien, on se défend comme on peut
d'une loi injuste. Cependant, comme la vente a été, et
pour cause, soigneusement dissimulée, que va-t-il
arriver de ces copies substituées, à l'insu de tous, aux
tableaux anciens ?
Quand la galerie passera en vente, après décès ou
autrement, qui songera à douter de l'authenticité de
ces faux chefs-d'œuvre attestée par des preuves sé-
culaires ? De par la loi, c'est un Italien qui devrait
être dupé, puisque les œuvres d'art doivent rester
dans le pays. Mais l'original ayant pu sortir clandes-
tinement, il n'y a pas de raison pour qu'à son tour la
copie ne fasse pas le même voyage et alors, gare à
TABLEAUX ANCIENS 439
nous ! Il faudra être d'une belle force pour reconnaî-
tre-le pastiche avec son dossier d'attestations com-
posé de toutes les herbes de la Saint- Jean !
Cave! Nous sommes tous les jours exposés en
France à subir le même sort. Une bande de marchands
interlopes exploite les châteaux historiques oîi l'on
sait exister des portraits de famille ou des tableaux
de maîtres anciens. Si le propriétaire accepte leurs
offres d'achat, ils font exécuter des copies pour rem-
plir les cadres, et les amis du vendeur ne s'aperçoi-
vent de rien. Un beau jour, le domaine change de pos-
sesseur. Le nouveau châtelain, qui, de très bonne
foi, croit posséder des originaux, les vend comme
tels. Et voilà encore des dupes !
Parfois, c'est dans un but fort respectable que s'opè-
re, celte substitution. Lors d'un partage après décès,
le fils aîné hérite les portraiis de famille: il en fait
faire des copies pour ses frères et sœurs, moins avan-
tagés. Rien de mieux. Mais si le peintre est assez
habile pour faire de ces copies des véritables fac-si-
milés, saura-t-on dans cinquante ans reconnaître les
originaux ?
Il y a quelques années, un baronnet du comté de
Leicester, Georges W., mourait en laissant à son fils
Herbert tous ses biens, meubles et immeubles, à l'ex-
ception d'une quinzaine de tableaux de famille qu'il
léguait à sa fille. Contrarié de voir le parloir du
château dépouillé de ses nobles trophées, le jeune
héritier fit venir un peintre parisien qui remplaça les
toiles par des duplicatas et les originaux furent ex-
pédiés à la sœur. Or, des amis complaisants insi-
44 0 TRUCS ET TRUQUEURS
lîucrent que le baronnet avail gardé les tableaux
anciens et envoyé à leur place des copies sans valeur.
Un procès s'ensuivit. Des experts comparèrent les
peintures contestées. On examina les craquelures,
les vernis, le grain de la toile, les bois des châssis.
Il fut impossible de juger entre quelles mains se
trouvaient les originaux. Il fallut faire venir de Paris
l'auteur des pastiches qui trancha le débat en mon-
trant un signe particulier qu'il avait apposé à l'envers
des panneaux.
Des copies, hâtons-nous de le dire, ne sont pas
toujours sans valeur. Elles peuvent même, en raison
du talent de leur auteur, être jugées supérieures aux
originaux. N'existe-t-il pas des copies de Breugel le
Vieux par Paibens, qui valent les tableaux sortis de
la main même du vieux maître ? Le plus beau musée
de l'Europe ne serait-il pas fier de posséder ce lac-
similé du portrait de Léon X par Raphaël que le man-
dataire infidèle du pape Clément VII commanda à
André del Sarte pour ne pas livrer l'original au duc
de Mantoue ? Et plus près de nous, chacun ne pré-
férerait-il pas certaines copies par Delacroix ou
Fantin Latour à des originaux signés par d'illustres
inconnus ?
Bien plus, c'est souvent la conviction d'avoir sous
les yeux un original qui en fait tout le charme, et
M. Jean Gross en cite un curieux exemple.
On connaît la célèbre Madone de Raphaël du mu-
sée de Dresde. Historiquement il est prouvé que le
Sanzio peignit ce chef-d'œuvre en 1518 pour le cou-
vent de San Sisto, à Plaisance, et qu'Auguste^IIl de
TABLEAUX ANCIENS 441
Saxe l'acheta 12000 sequins en 1753. Le départ de la
Madone pour Dresde fut relardé quelques années par
les discussions entre le fisc et les moines sur les
droits de douane, et pendant ce temps des bruits de
fraude circulèrent. On prétendit que les religieux
avaient fait exécuter subrepticement une copie du
Raphaël pour garder le tableau authentique.
Or, tout récemment, un richissisme Américain,
propriétaire de mines et plus que milliardaire, vient
de déclarer que la légende était véritable, et qu'il
avait acheté la il/adone originale aux moines de Plai-
sance, la remplaçante son tour par une bonne copie.
Et voilà les critiques des deux mondes bouleversés !
Le Raphaël de Dresde, qui avait passé jusque-là pour
un tableau d'un prix inestimable, qui avait causé des
impressions presque divines à ses admirateurs,
n'était plus bon, pour quelques-uns, qu'à orner une
église de village!
Gardons-nous de prendre parti dans un si grave
débat. Les maîtres anciens, on le sait, ne se faisaient
pas faute de copier eux-mêmes leurs tableaux et d'en
tirer plusieurs exemplaires, bien heureux, lorsque,
comme Rubens, ils ne faisaient pas faire le tableau
parleurs élèves, en se contentantd'ymettreleurnom.
Ces « répliques, » chaque fois qu'il s'en découvre,
soulèvent d'interminables débats entre les posses-
seurs des tableaux jumeaux, chacun prétendant dé-
tenir l'original. Le plus curieux c'est qu'ils ont raison
tous deux, comme le cas s'est produit pour le double
portrait de Madame Geoffrin par Nattier possédé à
la fois par le comte d'Etampes et par M. Reinach.
Le rapport des experts, dans ce procès curieux,
19.
442 TRUCS ET TRUQUEURS
révéla que presque tous les peintres du xviii' siècle
se répétaient. M""" Vigée Lebrun avait vendu jusqu'à
douze fois le portrait de Monsieur, frère aîné du roi,
et Nattier, tout aussi souvent, les portraits de Mes-
dames, filles de Louis XV, de madame de Château-
roux et de tant d'autres.
En 1885, M. Terme, conservateur d'un des musées
de Lyon, avait envoyé à Texposilion des Portraits du
siècle, un admirable tableau de David représentant
Marat dans sa baignoire.
Dès l'ouverture du salon, un des descendants du
grand peintre, M^^'David-Chassagnolle, protesta con-
tre cette attribution, prétendantêtreseulepropriétaire
de l'original, tandis que le tableau exposé était une des
deux copies exécutées par ordre de la Convention par
des élèves de David.
Le possesseur du Maral contesté résista. Il l'avait
acheté à- M. Durand-Ruel, lequel le tenait du prince
Napoléon à qui le baron Jérôme David l'avait donné.
Le tableau était donc authentique, c'était une répli-
que et non une copie.
Fait curieux I Les premiers experts nommés par le
tribunal, MM. Lafenestre, Cabanel et Haro, se pro-
noncèrent en faveur des héritiers David. Mais pres-
que aussitôt Cabanel se dégagea par lettre publique.
En appel, la cour donna raison au Marat lyonnais.
Les attendus du jugement, tout en déboutant M""»
David-Chassagnolle de sa demande, dirent qu'elle
possédait bien en effet le tableau original de David,
brossé par le maître au moment même de la mort de
Marat, mais que la toile de M. Terme, plus achevée,
plus complète, présentait des différences et d'heu-
reuses modifications qui empêchaient d'y voir une
copie.
TABLEAUX ANCIENS 443
C'était un tableau que le maître avait peint à lêle
reposée, après sa première œuvre. S'être fait aider
par un élève ne pouvait enlever à son Marat le litre
de peinture de David.
Hyacinthe Rigaud usait du même procédé. Quand
il fit le portrait de François La Peyronnie, le chirur-
gien de Louis XV, il pria Daullé de mettre dans la
légende de la gravure qu'il avait seulement peint la
tête et les mains.
J'avoue que celte peinture en partie double, que
j'ai longtemps possédée, m'intrigua beaucoup. C'est
si peu dans les mœurs de nos maîtres d'indiquer
leurs collaborateurs! Rigaud employait donc des
confrères, au vu et au su de ses contemporains, à lui
peindre en partie ses portraits !
Le hasard, souvent meilleur indicateur que saint
Antoine de Padoue, me fit trouver le mot de l'énigme.
Un jour, en bouquinant à la bibliothèque de l'Insti-
tut, je vis au catalogue des manuscrits :
Rigaud (H.). Mémoire de Vargent que f ai donné des
copies quefay fait faire pendant Vannée 1004 et sui-
vantes.
Quelques instants après, j'avais devant moi un in- :
quarto relié en parchemin et contenant une cinquan-'
laine de feuillets. C'était le relevé des sommes ver-
sées par le grand peintre à ses collaborateurs.
Ah! quel homme d'ordre que ce Rigaud! Son gé-
nie de peintre était doublé du talent d'un véritable
comptable. Il notait les plus petites dépenses. Le
mémoire pourrait faire pendant à celui de M. Purgon
dans le Malade imaginaire I
m TRUCS ET TRUQUEURS
Et quel balaillon de rapins il avait à son service,
les uns tout à fait inconnus, les autres déjà célèbres
ou en passe de l'être !
Lisez avec moi!
Nattier, une copie du roi, . . 21 1. »
Verly, pour la cravalte du roi . 2 1. »
— pour percer de la dentelle 3 1. »
Mon frère, habillé M. du Refuge 60 1. »
Leroy, ébauché deux cuirasses
deM.de Boufflcrs . ... 51. y>
Siez, copie ébauchée de M. de
Lafonlaine 7 1. 4 sous.
Bailleul, copie de M. Rollet . 20 1.
— — AL le maré-
chal de Villeroy, sur une
toile de 4 livres 70 1.
Parroccl, pour le fond de Mon-
seigneur 1401. »
Tournières, copie de Bossuet . 1201. »
Prieur, cinq cravattes de Mon-
seigneur 8 1. »
— copie de M. le Cardinal de
Noailles 16 1. »
— copie du cardinal de Bouil-
lon 24 1. .>
— copie du roy d'Espagne . 120 1. »
De Launay, deux copies du
porirait de Louis XV ... 801. »
Ranc, fini lacuirasseetlcsmains
de M"^ de Vendôme ... 141. »
Hulliot, les fleurs de M'"' de
Croissy d'Hozier .... 361. »
— fait le bras du fauteuil
deM.de Vertamoud. . . . 11. 10 sols.
TABLEAUX ANCIENS 445
Leclerc, habillé M. cl M-^e Re-
naud 121. »
Et combien d'aulres ainsi jusqu'à 1726, fin du livre
de caisse de Rigaud.
Nos lecteurs ne s'étonneront jjIus désormais quand
ils trouveront en lisant cette prudente et suggestive
réserve dans certains livrets :
L'expert, obéissant aux nécessites du catalogue, a
baptisé ses tableaux des noms qui choquent le moins
la vraisemblance.
Du reste au compte-rendu d'une vente après décès,
on relevait récemment des adjudications de ce genre :
Breughel, Paysage .... 73 francs.
Murillo, saint François . . . 220 francs.
Ruysdael, Paysage .... 170 francs.
Taunay, Paysage avec figures. 101 francs.
Le pinceau de Robert Macaire avait dû passer
par là. La galerie sortait de la boutique d'Elie
Magnus, le marchand imposteur de Balzac.
On eût pu dire en la visitant, comme le fit un cri-
tique acerbe chez un financier bien connu:
— Très curieux, vos maîtres anciens. Seulement
les plus beaux, ce sont les faux !
Certes, si les auteurs de ces cyniques mystifica-
tions se faisaient prendre la main dans le sac, il leur
449 TRUCS ET TRUQUEURS
en cuirait. Nous avons encore des juges dans Paris.
Mais le moyen de les saisir sur le fait? Les continua-
teurs de Rembrandt et de Léonard de Vinci ne se
vantent pas de leurs prouesses.
Si, pourtant ! Quelque invraisemblable que la
chose paraisse, un maître faussaire se fit gloire un
jour d'être l'auteur d'un superbe Titien, acheté fort
cher par un grand courtier de tableaux. Fureur de
l'acquéreur qui aurait bien voulu avoir la preuve delà
contrefaçon! Mais l'aveu n'avait eu qu'un seul témoin,
et en justice « testis unus » ne prouve rien ou si peu
qu'il vaut mieux n'en pas parler. Le plaignant, dési-
reux de confondre le coupable, imagina de mettre
un huissier à ses trousses pour recueillir sur papier
timbré la moindre parole imprudente capable de
passer pour un aveu. L'officier ministériel suivit le
peintre pendant huit jours. Au café, il s'asseyait à
une table voisine de la sienne. Au restaurant, il dînait
à ses côtés. Le soir il l'accompagnait dans les music-
halls ou les brasseries à femmes. Mais le peintre, se
sentant peut-être surVeillé, ne renouvela pas sa dan-
gereuse vantardise. A cette chasse au faux, ce fut
le gibier qui fatigua le chasseur.
L'huissier renonça à la poursuite elle mystificateur
demeura impuni.
Arrêtons-nous. Nous avons montré quelques as-
pects de cette lèpre des faux tableaux qui sévit si
cruellement sur le monde des arts. Sans avoir la pré-
tention d'avoir tout dit, nous espérons que l'étendue
du mal est maintenant démontrée.
TABr.EAUX ANCIENS 447
Empruntons au spirituel Courteline le mot de la
fin. Il a horreur du truquage. D'après récho d'un
journal, pour s'en garer, il aurait réuni les plus
détestables croûtes qu'il ait pu rencontrer et les mon-
tre avec orgueil :
— Ce sont, dit-il, des navets éclos dans le potager
des beaux-arts.
tiivant
, orip>
TABLEAUX MODERNES
Les vacli33 maigi-es- — Au pays des dollars. — Trop de
Salons. — Délugedcpeinturcs. — Commondcpar lél<5gramme.
— Tableaux d'exporlalion. — A force déplumer la poule aux
œufs d'or. — La loi de 1893. — Ilarplgnics contrefait. — Com-
ment on fait un Fromentin. — Avoir un pseudonyme sans le
savoir. — Signatures et homonymes. — LeOT. — La vue des
bruyères appartient à tous. — Fromentin dédoublé. — Bou-
guereau agrandi. — Reflet révélateur. — Propos de dessert.
— Frédéric Humbert ou Roybet. — Au pays de V Angélus. —
'"t'.Tplin e' ' "~t. — Un Daubigny qui revient cher.
voisiii. ^-^'enez garde à la pelnhire.
T '^ soir X
Les temps se - . ur les peintres. Nos chers
^-•^•j vv, I eries a
maîtres ont coni . .„j d'or. Pendant vingt ans, ce
fut un Pactole de c , ars, de quadruples, de roubles,
de g-uinées, roulant de toutes les parties du globe
dans leurs escarcelles. De 1872 à 1892, la peinture
française accapara le marché aux tableaux sur les
deux hémisphères. Los toiles s'enlevaient avant d'être
achevées. On s'inscrivait pour être servi. Comme
pour les automobiles, on eût facilement négocié avec
prime une simple promesse. Un peu plus, un tour
de faveur aurait été mis aux enchères, comme le
fit, pour calmer les impatiences de ses clientes, un
artiste capillaire très célèbre en l'ai't d'onduler les
chevelures.
Dans la plaine Monceau, s'éleva tout un quierart
TABLEAUX^ MODERNES 449
d'hôtels coquets ou somptueux, couronnés par de
vastes ateliers aux larges baies inondées de lumière.
Ce fut un rayonnement d'un éclat incomparable,
l'apothéose de l'école française, un feu d'artifice qui
éclatait et éblouissait.
Malheureusement, cette belle fcle n'eut qu'une
durée éphémère. Voilà qu'un voile de deuil couvre
les chevalets des ateliers. Les acheteurs boudent, les
prix baissent. La vache à lait se tarit peu à peu, et
des plaintes amères s'accentuent devant la marée
basse delà caisse. L'âge d'or n'est plus qu'un souve-
nir, l'âge d'argent touche à son déclin, l'âge d'ai-
rain apparaît à l'horizon.
On peut même voir, ô décadence ! dans un des
quartiers les plus fréquentés de Paris, un vieux rapin
déchu qui s'e&t mis en boutique. Sur une estrade, en-
touré d'un public ébahi, il exécute sa peinture à la
minute, toujours le même tableau, suivant le pré-
cepte d'IIcnner, seul moyen dclre original.
Essayerons-nous de chercher les causes de cette
crise néfaste qui succède à tant d'années de jorospé-
rité?
Discuterons-nous la grosse question du nombre
toujours croissant des salons, des expositions pro-
vinciales, universelles et surtout particulières ? En
surexcitant la production de trop de pinceaux, avec
ou sans talent, cette multiplicité d'exhibitions fatigue,
décourage, blase lamateur, sollicité de trop de côtés.
Dévoilerons-nous la prodigalité des récompenses
décernées aux artistes étrangers ? Les jurys déve
loppent ainsi les écoles rivales et ferment peu à peu à
45Ô TRUCS ET TRUQUEURS
nos nationaux les débouches du pays où ils importent.
Dirons-nous la série des tableaux hùLifs et bâclés,
les répliques prodiguées sur le même modèle? En
subissant Fentraînenient des intermédiaires, les
peintres ne paraissent pas se douter qu'ils se font
concurrence à eux-mêmes.
Non, celle thèse sortirait trop de notre cadre. Pas
de dissertation sur ce sujet délicat. Bornons-nous à
étudier la fraude qui provoque, comme pour les vins,
la mévente des tableaux de nos artistes français.
A la suite des expositions universelles de Paris et
de Londres, les usiniers de Chicago, de Cincinnati
ou de Philadelphie s'aperçurent tout à coup qu'il
existait un luxe appelé « art » et que rien n'était plus
distingué que d'exhiber une galerie de tableaux.
Sitôt pensé, sitôt fait. Entre deux coups débourse
(( time is money », ils télégraphièrent à leur agent
continental de leur fournir une collection par le plus
prochain paquebot. Le prix importait peu. Ce qu'il
fallait, c'étaient des maîtres de l'école de 1830 et
quelques modernes : un Daubigny, deux Troyon,
trois jNIillet, un Bouguereau, six Meissonier, trois
Chintreuil, deux Détaille, un Charles Jacques, un
Rosa Bonheur, cinq Théodore Rousseau, le tout en-
tremêlé de maîtres célèbres anciens, Rubens, Rem-
brandt, Claude Lorrain, Terburg, Gérard Dow, Franz
Hais.
Grand embarras du courtier ! Que faire ? Répondre
que les Delacroix, les Rousseau, les Lefebvre, les
Boudin à ciel bleu d'Italie ne courent pas les rues et
qu'on ne peut s'en procurer du jour au lendemain,
TABLEAUX MODERNES 451
même à coups de dollars? C'était perdre la bonne
petite commission et se fermer de superbes débou-
chés. Quel correspondant eût consenti à commettre
semblable impair"? Une demande est faite pour être
remplie, ou les affaires ne seraient plus les affaires.
Un client désire des Corot? L'article manque sur le
marché ? Fabriquons-en.
Et Ton fit peindre dans les arrière-boutiques, sans
doute pour les avoir de meilleure qualité, des Diaz,
des Decamps, des Courbet. Les steamers de la Com-
pagnie transatlantique chargèrent des ballots de
toiles peintes, facturées au plus juste prix, c'est-à-
dire que ce qui revenait à deux cents francs, cadre
compris, était coté dans les cinquante mille. Seuls,
les tableaux des maîtres vivants : Jean-Paul Laurens,
Donnât, Morot, avaient coûté la forte somme, les
membres de l'Institut n'ayant pas l'habitude de don-
ner leurs coquilles.
L'appétit venant en vendant, nos excellents mar-
chands se dirent qu'ils étaient bien simples de faire
tant de frais pour les œuvres des vivants, puisque
les morts coûtaient si bon marché. Ils gravirent de
nouveau la côte de Montmartre et commandèrent à la
fois, dans la même officine, où règne le struggle for
Ufe, tous les desideratas de Jonathan ; cela leur fit
une notable économie de temps et surtout d'argent.
Jusque-là,* il n'y avait que demi-mal. Les inven-
teurs du trust, qui nous font avaler tant de beurre
végétal, de porc trichine, de conserves avariées, se
déclaraient satisfaits. Le commerce marchait. Les
douanes augmentaient leur chiffre d'exportations.
Après tout, tant pis pour les Yankees ! Ils n'avaient
qu'à mieux s'y connaître ou à choisir des experts.
Mais, hélas ! un beau jour, il prit fantaisie aux
4 5S TRUCS ET TRUQUEURS
collectionneurs d'oulre-mer de réaliser en dollars
leurs merveilleuses galeries. Un d'eux, et des plus
notoires, remit en caisse les maîtres qui faisaient
son orgueil et les expédia à ]M. Bernlieim jeune pour
faire une vente! Quelle surprise, quelle désillusion!
quel écroulement! Ce n'étaient que copies, pastiches,
croûtes à vingt-cinq francs la pièce ! Les cachets des
ventes, les marques d'amateurs, les signatures, tout
était apocryphe, copié, falsifié. L'infortuné spécula-
teur américain dut reprendre sa marchandise frela-
tée, l'expert ayant refusé, avec juste raison, de la
présenter à l'hôtel Drouot.
Cette mésaventure et quelques autres du même
genre soulevèrent un toile général dans tout ce que
la peinture compte de marquant — qu'on ne me fasse
pas dire de marchand. Tant que l'Amérique gar-
dait nos croûtes, tout allait bien. Du moment qu'elle
avait la prétention de nous les renvoyer, halte-là ! Il
n'était que temps d'aviser.
On demanda au Parlement de prendre des mesures
eontre les faussaires. Il le promit, mais les morts de
la légende allant plus vile que nos législateurs, il
fallut quinze ans pour arriver à un résultat. Enfin, en
1895, parut la fameuse loi qui punit les fourberies
des Scapins de la peinture d'un emprisonnement d'un
an à cinq ans et d'une amende de seize à trois mille
francs.
Bientôt des incidents retentissants apprirent aux
contrefacteurs qu'il y avait une police correctionnelle,
boulevard du Palais. Pour quelque temps, les ama-
teurs furent rassurés. Nous ne citerons qu'une affaire
TABLEAUX MODERNES 453
qui dévoila, dans des débats non dépourvus de gaîté
les dessous de ce commerce illicite mais productif des
faux tableaux de maître : ah iino disce omnes.
Un jour notre grand peintre Harpignies, qui porte
si allègrement ses quatre-vingts ans, faisait un tour
de promenade sur le boulevard Montparnasse, quand
il avisa, à une vitrine, deux grandes aquarelles signées
de son nom, et ma foi ! fort séduisantes. Mais elles
avaient aux yeux du vieux maître un tort impar-
donnable, elles n'étaient pas de lui I
Il entre, il s'informe, il proteste.
Le marchand, troublé, argue de sa bonne foi et
donne l'adresse du courtier qui les lui avait remises en
dépôt, un certain V., domicilié près du Luxembourg.
Harpignies n'hésite pas. Il se fait conduire au par-
quet, dépose une plainte en contrefaçon. Le commis-
saire de police reçoit un mandat du juge d'instruction.
Dès le lendemain, au petit jour, il se présente chez
le courtier en tableaux pour procéder aux perquisi-
tions. D'aquarelles, pas la moindre trace, mais, dans
une pièce servant autrefois de cuisine — l'endroit
n'était-il pas admirablement choisi? — le représen-
tant de l'autorité saisit 1"35 toiles signées des noms
les plus illustres : Corot, Delacroix, Diaz, Troyon,
Daubigny, Fromentin, Jacque, Rousseau, et bien
d'autres, du même acabit.
Ce fut une belle audience que celle du 18 décembre
1903 ! La huitième Chambre semblait une annexe de
l'hôtel Drouot. Des commissionnaires apportaient à
pleins crochets des piles de toiles de toutes tailles et
de tous aspects. On cherchait sur le prétoire le mar-
teau du commissaire priseur !
- Au banc des accusés, très à son aise, jovial, portant
454 TRUCS ET TRUQUEURS
beau, V. (c'était un ancien modèle) se défendait pied
à pied contre Finterrogatoire du président Pug&t.
— Vous faisiez exécuter des copies dans les musées
par de jeunes peintres besogneux, et vous patiniez
ensuite les toiles pour leur donner l'apparence du
vieux?
— Voudriez-vous me dire la loi qui interdit de
vieillir un tableau, monsieur le président? Les mar-
chands de nouveautés exhibent tous les jours dans
leurs vitrines des étoffes auxquelles ils ont donné l'as-
pect défraîchi des teintes anciennes.
— Ces commerçants n'attribuent pas, comme vous,
une valeur exorbitante àleur marchandise.
V. se tourne vers le public en souriant :
— Voyons, il faut être sérieux. Si je vous fais 200
ou 300 francs un Daubigny qui en vaut 10 000, croyez-
vous que j'exagère les prix ? Le client flaire un coup.
Il se dit qu'il va m'enlever un tableau de maître pour
un morceau de pain et qu'il le revendra la forte
somme. S'il y a quelqu'un qu'on cherche à tromper
dans le marché, c'est moi.
— Tout cela ne nous dit pas, poursuit le président,
comment des toiles entrées chez vous, neuves et ano-
nymes, en sortaient quelques jours plus tard vieillies
et signées?
— En ce qui concerne les signatures, dit V., je ne
puis répondre. Je ne veux pas dénoncer un père de
famille.
— Votre défense est piteuse, interrompt le subs-
titut.
— Je ne me vante pas d'avoir l'éloquence de
Cicéron.
La vérité est que V. liait connaissance dans les res-
taurants de la rive gauche, où ils venaient prendre
TABLEAUX MODERNES 455
leurs repas, avec de jeunes peintres peu fortunés. Il
leur faisait d'abord retoucher quelques méchantes
toiles. Puis, quand il s'était assuré de leur talent, il
leur commandait des tableaux « dans le genre » de
tel ou tel maîlre. Au besoin il leur apportait des pho-
tographies, des gravures, leur donnait des conseils.
— Vous voulez faire un Fromentin ? Rien de plus
facile^ Prenez au Louvrele cheval, à Chantilly le be
douin, au Luxembourg le paysage. Vous aurez un
tableau complet qui ne sera la copie d'aucun autre,
mais où le plus malin des connaisseurs ne pourra
rien trouver à reprendre.
La toile exécutée, V. sortait deux ou trois louis
de sa poche et commandait un autre grand maître
dans les mêmes prix. Il avait, comme on le voit, pour
principe de ne pas gâter ses fournisseurs. Il donna
même, un jour, cinq francs pour un travail, encore la
pièce était-elle, comme ia peinture, archi-fausse.
Chose curieuse ! Dans ce procès, on ne vit pas de
plaignants! Aucun des clients de V. ne se porta partie
civile. Il s'y rencontrait pourtant un sociétaire de la
Comédie-Française qui lui avait acheté, disait-on,
toute une galerie. Mais l'excellent acteur ne trouvait
sans doute Les Plaideurs comiques que dans la
maison de Molière. Il brilla par son absence. Peut-
être se trouvait-il satisfait et se disait-il que ses ta-
bleaux vaudraient un jour leur pesant d'or, lorsque
les jeunes peintres qu'employait V. deviendraient à
leur tour de ceux qu'on copie !
V. se montra d'ailleurs très crâne. Il ne trahit pas
les siens et ne voulut dire ni à qui il achetait, ni à qui
il vendait ses chefs-d'œuvre. Je me trompe, il cita
trois personnes, mais toutes trois étaient mortes,
comme par hasard.
456 TRUCS ET TRUQUEURS
— Que diable ! fil en souriant cet accusé débon-
naire, je ne peux empêcher les gens de mourir.
Tant de bonhomie et de douce gaieté ne désarma
pas le tribunal. Après un réquisitoire très remar-
quable du substitut Watline, il octroya à V. quatre
mois de prison et 2 000 francs d'amende.
On ne sut jamais ce que devinrent les tableaux
saisis. Peut-être figurèrent-ils dans une vente de piè-
ces à conviction et font-ils aujourd'hui la gloire d'une
ofalerie inconnue.
Comme on le voit, la nouvelle loi aurait du bon, si
on l'appliquait plus souvent. Mais le parquet a bien
d'autres chats à fouetter que de s'occuper de faux
tableaux, surtout quand personne ne le prie d'inter-
venir.
Nous sommes cependant en progrès et l'on ne ver-
rait plus se produire impunément de mystification
semblable à celle qui marqua les débuts de W. Beau-
quesne, il y a quelque vingt ans.
Un marchand parisien en renom reçut la visite d'un
courtier en tableaux qui lui offrait plusieurs toiles
militaires signées Cardin.
— Cardin? Connais pas, dit le marchand.
Mais comme les tableautins de l'inconnu étaient
amusants, il les acheta et en redemanda d'autres,
Pendant deux ans, le marchand plaça dans sa clien-
tèle des scènes militaires de Cardin sans pouvoir arri-
ver à faire sa connaissance. Tantôt le peintre était
malade, tantôt il était en voyage, tantôt un parent de
province lui avait fait manquer le rendez-vous.
Enfin, en 1880 et 1881, le marchand, toujours plu
TABLEAUX MODERNES 457
charmé du talent de son inconnu, envoya deux Car-
din au Salon et découvrit ainsi, sans le vouloir, le pot
aux roses.
Le peintre Wilfrid Beauquesne, en visitant l'Expo-
sition, s'arrêta par hasard devant les pseudo-Cardin
et reconnut des œuvres qu'il avait vendues.
Comme il habitait la campagne, il mettait rarement
les pieds à Paris, et jamais chez les marchands de
tableaux. L'exploiteur, qui le faisait travailler à deux
francs de l'heure (le prix d'un fiacre), en profilait
pour effacer sa signature et la remplacer par un nom
de convention. Excellent truc pour empêcher son
prisonnier de briser ses fers et d'élever ses préten-
tions!
Le plus fort, c'est que ce lourde Rodilard ne tom-
bait pas alors sous le coup de la loi.
Le courtier ne fut pas poursuivi. Bien plus,
W. Beauquesne ayant, à la suite de cette affaire,
traité directement avec le marchand, son exploiteur,
furieux, exhiba un effet de cinq cents francs impayé^
montant d'une avance, et fit saisir le signataire.
Le tribunal valida la saisie, « attendu que les con-
trats faits entre artistes et intermédiaires doivent être
assimilés à ces espèces d'actes faits entre lesfemme,''
galantes et les tapissiers, pour frustrer leurs créau'^
ciers ».
N'est-ce pas charmant, et ne doit-on pas s'applau-
dir de voir de si beaux jugements devenus désormais
impossibles?
Nel'ai-jepas déjà dit? la lutte du filou et du législa-
teur ressemble à celle de la cuirasse et du boulet. Dès
20
^58 TRUCS ET TRUQUEURS
qu'un invenlcur découvre une plaque blindée capa-
ble de soulenir le choc, l'adversaire trouve un pro-
jectile nouveau d'une plus grande pénétration.
La loi défend de contrefaire une œuvre d'art? Belle
afl'aire, on ne la signera pas, ou si peu, que ce ne
sera pas la peine d'en parler!
Voici un Effet de crépuscule au bord d'un étang
tout à fait dans la manière de Corot. Le maître de
VilIe-dAvray n'aurait pas fait mieux. Que dis-je? Il
l'eût signé, tant le tableau est excellent 1 Et voilà le
pickpocket, comme un subtil maquignon, qui ajoute
dans un coin de terrain les deux lettres 0 T.
Arrive un client fureteur dans le magasin :
— Tiens! vous avez un Corot?
— C'est bien possible, car c'est rudement peint.
Toutefois, je ne garantis rien.
— Comment ! mais voilà la signature ! 0 T ! C'est
Il fin du mol Corot. Les premières lettres sont sans
doute sous la retouche.
— C'est bien aussi mon avis. Vous le savez, on
est si souvent trompé !
Et le noble amateur, qui s'y connaît, achète sans
garantie le tableau qui est, d'après lui, « indubita-
blement » de Corot.
Un aulre procédé, fort en honneur, consiste à pro-
fiter d'une heureuse homonymie pour donner à un
peintre moins connu la notoriété du grand maître
qui porte le même nom. Un de ces aigrefins, qui
font sans scrupule de la lettre initiale A d'un Agapit
SLevens un Alfred Stevens, ne craignit pas un jour
d'aller demander à Bennerdes tableaux dans le genre
TABLEAUX MODERNES 4o9
tl'Henner. Il aurait gralté le B cl le lour eût été joué!
Mais ces honnêtes propositions furent si bien reçues
que le courtier éconduit évita à ses confrères des
démarches inutiles. On ne vit pas sur le marché des
nvmphes de Benncr avec un H aspiré ou non.
^falheùreusement, pour un maître qui refuse de se
prêter à ce subterfuge, combien de rapins, moins
consciencieux, ne craignent pas de s'entendre avec
les marchands pour créer une profitable équivoque !
Un jeune peintre de talent, M. Didier-Poujet, s'est
fait connaître, depuis quelques années, par de jolis
paysages, généralement pris dans les vallées de la
Creuse, où s'étalent aux premiers plans des tapis de
bruyères roses du plus gracieux effet. C'est un succès.
Tout le monde en veut, et M. Didier-Poujet est de-
venu « le peintre des bruyères. »
Inutile de dire qu'on le copie à outrance. Les
bruyères sont à tout le monde, disent les marchands.
S'il nous plaît de nous placer au même endroit, pour
prendre le même paysage, nul n'y peut trouver à
redire. La nature ne porte pas d'écriteaux avec « mo-
tif gardé ».
Partant de ce principe commode, nos pirates de la
toile font des Didier-Poujet et les vendent dans les
deux hémisphères, au détriment du véritable titulaire
du genre. Malheureusement, un de ces trop adroits
imitateurs s'est récemment laissé prendre. Il avait
copié un « arrangement » de Didier-Poujet, croyant
avoir affaire à un tableau sur nature. Le peintre lésé
le fit condamner en prouvant que son contrefacteur
n'avait pas pu se placer au même endroit que lui,
460- TRUCS ET TRUQUEURS
par la bonne raison que le site même n'existait pas.
Il était presque entièrement d'imagination.
La leçon ne fut pas perdue.
Maintenant, on fait plus que jamais, dans les offi-
cines montmartroises, des tableaux de bruyères. Seu.
leraent on ne copie plus M. Didier-Poujet. On se
contente de signer Vivier-Pouillet ou Saint-Dié-Pujet.
Ce n'est pas tout à fait le même nom, mais en Amé-
rique ou en Autriche, cela suffit pour tromper
l'acheteur. Serions-nous plus malins, si on nous pré-
sentait des noms japonais estropiés?
Tout ce grabuge vient des amateurs. Ils ont le
tort de s'en rapporter uniquement à la signature,
source de presque toutes leurs déceptions. Les mar-
chands le savent et ils en abusent. Si leurs clients
décidaient leur choix d'après la valeur de l'œuvre,
les ruses les mieux ourdies se trouveraient inutiles.
On ne copie pas certains maîtres. On peut imiter leur
signature, mais leur faire reste à l'abri des plus ha-
biles contrefacteurs.
Au lieu de cela, quesepasse-t-il, neuf fois sur dix?
Le collectionneur court à la signature, cherche un
numéro de catalogue, un cachet de vente, un signe
d'authenticité pour suppléer à l'insuffisance de ses
connaissances en peinture.
Un marchand qui sait son métier se charge d'y
mettre bon ordre.
Un faux tableau est comme un escroc, il a tou-
jours des papiers en règle. Quand il n'en a pas, on lui
en fabrique.
ISa-t-on pas récemment poussé l'audace jusqu'à
TABLEAUX MODERNES 4 61
faire graver des tableaux de Técole de 1830, fabriqués
depuis deux mois à peine, afin de présenter une es-
tampe à l'appui de leur authenlicilé ?
— Mon Théodore Rousseau? Il est bien connu ! Il
a été gravé àTeau-forte.
Et cette preuve, qui n'en est pas une, suffit à plus
d'un prétendu connaisseur.
t
Ces combinaisons machiavéliques des Vautrin de
la curiosité ne sont pas employées par des profes-
sionnels plus prudents, qui se contentent du maquil-
lage. Ce sont eux, on le sait, qui achètent après le
décès d'un peintre les esquisses, les tableaux inache-
vés, voire même les toiles barbouillées, portant le
cachet de la vente. Ils savent mieux que personne
utiliser ces restes. D'habiles copistes reprennent les
esquisses, achèvent les tableaux, peignent môme de
nouvelles compositions. Personne ne s'en défie, le
cachet de l'atelier est apposé au revers. A part la
toile et le châssis, tout est faux.
Un de ces mystificateurs, sous-officier d'académie
s'est créé une légendaire réputation par son ingénio-
sité à faire deux tableaux avec un seul. Il avait acheté
à la vente d'Eugène Fromentin une superbe étude de
Fauconnier arabe, peinte sur bois. De retour chez
lui, il examinait so"n acquisition en se demandant
quel bénéfice honnête il en pourrait tirer, quand une
lumineuse idée lui vient. Il appelle son menuisier
et lui fait scier le panneau dans son épaisseur.
Il eut ainsi deux planches. L'une, celle de dessus,
portait toujours l'original de Fromentin. L'autre,
celle de dessous, avait à l'envers le cachet de la vente
4G2 TRUCS ET TRUQUEURS
et était enlicremenl blanche. Elle~ ne le resta pas
longlemps. On y peignit un second Fauroniiier arabe
quepersonne, vu le cachet parfaitement authenti({ue,
ne songea à suspecter.
Cet habile homme a plus d'un tour dans son sac !
i C'est lui qui ayant acheté fort cher une Vénus et les
Amours de Bouguereau, s'aperçut, en retournant le
tableau, qu'il y avait du« rentré ». Le grand peintre,
comme on le sait, assez économe de sa nature, avait,
en clouant le châssis, rabattu en haut, en bas, sur
les côtés, une bonne quantité de toile. Que fait notre
marchand ? Il se dit que si un tableau de cinquante
centimètres se vend 20000 francs, un de soixante-
quinze en vaudra 30000. Il démonte son Bouguereau,
le met sur un plus grand châssis, fait venir un peintre
travaillant dans la manière du maître et complète la
composition dans les marges blanches. A Chicago, per-
sonne ne s'aperçut de l'impudent agrandissement.
Ce maître truqua illeur ne fut pris en défaut qu'une
seule fois. Il avait fait restaurer un paysage de Cons-
table, acheté fort bon marché, vu son état de complet
délabrement. IU'olTrit àM. Th., un œuvriste, suivant
la récente néologie, qui ne recherche que les tableaux
si rares du paysagiste anglais. Naturellement, il se
garda bien d'avouer qu'il avait fait réparer des ans
l'irréparable outrage. Le spécialiste allait se décider
à signer le chèque, quand un détail le frappa :
— Voyez donc, dit-il au marchand, ce reflet de
pont dans l'eau.
— Je le vois, faille bon apôtre, quelle transparence !
Comme le pont s'y dessine bien ! On dirait l'objet
lui-même renversé !
— Oui, fait observer doucement M. Th., seulement,
la balustrade n'est pas la même I
TABLEAUX MODERNES 463
En elTet, le restaurateur chargé de repeindre le
pont avait modifié le dessindu gardeibu, mais il avait
oublié de retoucher le reflet !
Aucun des grands maîtres du xix" siècle ni môme
du xx" n a échappé à cette peste de la contrefaçon.
C'est le sujet de toutes les conversations, la source
inépuisable des potins que Ton se raconte au dessert,
pour dilater la rate et activer la digestion.
Et les rosseries d'aller bon train !
Plus n'est question de Corots « trouillebertisés »,
mais on se raconte, d'après le Cri de Paris, le désap-
pointement de M. R., qui possédait un petit Corot
fait en Italie, fin, délicieux, perlé, envié de tous les
amateurs, et qui eut la douleur à la Centennalc de
1900d'en retrouver le véritable auteur, un Américain
nommé Harrisson.
On sourit aussi de la mésaventure de James Tissot,
le peintre de la Vie de Jésus, rencontrant chez son
propre encadreur une aquarelle signée de son nom,
et dont le sujet n'avait rien de religieux — bien au
contraire !
On rappelle la surprise de M. V., notable collée tionv
neur, qui, faisant admirer à ses a^mis deux Roybet
qu'il venait d'acheter : la Bénédiction à la cow de
Louis XlIIel Richelieu attendant le roi, se vit saluer
de cette double exclamation :
— M"-^ d'Hautefort? Ah ! la bonne histoire. C'est
Thérèse Humbcrt !
— Votre cardinal de Richelieu ? Allons donc! C'est
Romain Daurignac !
Vérification faite, il se trouva que M. V. avait dans
464 TRUCS ET TRUQUEURS
ga galerie les deux moitiés d'un tableau de Frédéric
Humbert, Louis XIII cl M"^ de Hautcfort, médaillé au
Salon de 1886. Et pourtant Roybet était parfaitement
dans son droit en signant les deux moitiés, car il
était, affirma-t-il, l'auteur du tableau tout entier !
Notre Franz Hais moderne avait exécuté cette
scène historique à la demande de Frédéric Humbert,
en prenant pour modèles des membres de la famille.
Lhéritier des Crawford avait signé le tableau, mais
il avait oublié de signer le chèque. Roybet ne s'était
donc fait, avec raison, aucun scrupule de racheter son
œuvre à vil prix, au moment de la déconfiture des
Humbert, et d'en tirer le meilleur parti possible.
On dit..., mais que ne dit-on pas?... que le marché
est inondé de faux Yan Gorp, un peintre dans le
genre de Boilly, dont les œuvres, d'un glacé et d'un
fini remarquable, se fabriquent à la grosse en Alle-
magne.
On dit... qu'au temps où les Georges Michel étaient
en pleine vogue, un ladrone di primo cartello en fit
faire 450 à un seul pasticheur, à 100 francs pièce, et
les revendit 1 500 000 francs en Amérique!
On dit... que les meilleurs Boudin sont d'un cer-
tain Guillois, qui les brossait à la douzaine et avait
ringénieuse idée de se les dédicacer à lui-même :
« A Guillois, son ami Boudin «. — « A mon vieux
camarade Guillois, son dévoué Boudiu. »
De toutes les histoires saïtapharniques, qui trou-
blèrent les nuits de nos grands collectionneurs et
défrayent maintenant le Landerneau des bricabraco-
TABLEAUX MODERNES 465
philes, les plus amusants regardent Millet, le célèbre
auteur de V Angélus.
Elles remontent déjà loin ! La vente Secrétan n'était
pas faite et personne ne pouvait soupçonner qu'on
paierait 800 000 francs une paysannerie, fût-elle si-
gnée J. -F. Millet. Cependant les tableaux du maître se
vendaient dès ce moment assez cher pour tenter la
cupidité des truqueurs.
Pendant l'été de 1891, M. de C..., propriétaire du
château de Tourlaville, près de Cherbourg, se trou-
vait chez un encadreur du pays, quand un monsieur
fait son entrée, un tableau sous le bras.
— Tenez, Masson, dit-il à l'encadreur, regardez
donc un peu ce tableau que j'ai trouvé chez un de
mes parents à Gréville (Gré ville est le pays natal de
Millet). Est-ce que ça vaut quelque chose?
Masson, qui passait, à tort ou à raison, pour s'y
connaître en peinture, examine quelque temps la
toile d'un air entendu :
— Ça, c'est un pur Millet ! Ça vaut de l'or I
Le monsieur remercie etsort. SanstarderM. deC,
vivement intéressé, se précipite à sa suite et, après
bien des efforts, réussit à lui enlever le tableau pour
2 000 francs.
Quelques mois plus tard, M. de C..., revenu à Pa-
ris, fait expertiser son acquisition, et apprend qu'il
vient d'être roulé par un mystificateur et son com-
père. Sur sa plainte, la police de Cherbourg fait une
descente chez Masson et saisit 50 faux Millet.
Et d'une!
Charles Chaplin, l'amoureux du roseetdes puber-
tés charmantes, a débuté par des paysages et des
20.
466 TRUCS ET TRUQUEURS
animaux. Mais il avait complètement oublié ses œu-
vres de jeunesse, quand un inconnu vint un jour lui
en remettre une sous les yeux. Il la reconnut sur-le-
champ. C'était un tableau représentant un troupeau
de cochons, inscrit au salon de 1848 sous le titre de:
Dans les Cévennes. Seulement, sa signature avait
cédé la place à celle de Millet 1 Un Belge, qui vou-
lait absolument un tableau du peintre des paysans,
avait chargé un marchand voisin de l'Opéra de lui en
trouver un. On lui avait vendu un Chaplin pour un
Millet, 24 000 francs.
Et de deux !
t
Un certain Notlav, quelque temps après la vente
de ï Angélus, se mit à faire des Millet. Il en signait,
paraît-il, plus que Millet lui-même n'en avait peint
dans toute sa vie. « Il mit dedans, dit le Cri de Paris,
les deux Louvres », le Musée et le magasin.
D'abord, le Musée, auquel il refila une Famille de
'paysans de derrière les fagots de Barbizon, et qui
était de lui, Notlav. Puis, le magasin, représenté par
son sympathique propriétaire, le notoire collection-
neur, M. Chauchard.
J'ignore ce qu'il faut croire de la mésaventure du
grand et généreux amateur, mais celle du Louvre,
hélas! n'est point une légende.
M. Lafenestre, alors conservateur du département
de la peinture, avait acheté 3000 francs une Pay-
sanne allaitant, signée F. Millet et datée de 1841.
C'était donné! Malheureusement, le prix aurait dû
faire réfléchir léminent conservateur, qui est à la
fois un écrivain exquis et un très galant homme, mais
qui n'eut pas ce jour-là la main heureuse.
TABLEAUX MODERNES 467
L'œuvre de jeunesse de Millet n'était pas plus tôt
exposée que les critiques d'art, Arsène Alexandre en
tête, les collectionneurs représentés par Henri Ro-
chefort, et les héritiers du peintre, en la personne de
son fils et de son neveu, s'accordèrent à dévoiler le
faux. La signature était calquée sur « la grilYe de la
vente » et quant à la date 1841, elle était notoire-
ment erronée, puisque la première scène rustique de
Millet, le Vanneur, date de 1849!
Cette déconvenue, arrivant aux temps troublés de
la tiare, jeta quelque peu d'ombre sur le phare lumi-
neux d'où rayonne la compétence de nos conserva-
teurs nationaux.
Et de trois 1
La dernière est plus amusante. Elle me permettra
de terminer par la note gaie cette revue des faiseurs
de miracles en peinture.
Il existait, et il existe encore, non loin de l'Arc de
triomphe, un ménage de collectionneurs passionnés.
Le mari bibelote avec rage, la femme tempère ses
achats par une prudente économie. Monsieur voit,
rue Laffitte, un Daubigny qui lui paraît de bon aloi
Il l'examine, demande le prix (vingt mille francs),
recule devant la somme, puis se décide à sauter le pas
et rentre chez lui fort embarrassé pour faire part à
sa moitié de son acquisition.
Au premier mot de tableau, madame se récrie :
— Vous n'allez pas encore m'encombrer de vos
peintures ? On ne sait plus où accrocher la moindre
chose. On dirait une boutique de brocanteur!
— Mais, chère amie... C'est un Daubigny superbe!
pas trop cher... une occasion I
468 TRUCS ET TRUQUEURS
— Ne m'apportez pas votre Bord deVeauicl, ou je
le fais sortir par la fenêtre !
Impossible de lutter contre une pareille obstina-
tion.
Le mari, tout penaud, retourne rue Laffitte et prie
son vendeur de garder le Daubigny en dépôt, pour
tacher de le placer :
— Si on vous propose un prix inférieur à 20000,
prévenez-moi, je verrai ce que j'aurai à faire. Au
delà de ce chiflVe, vendez sur le champ. La moitié du
boni sera pour vous.
Un mois se passa.
Dans un dîner, auquel assistait la fine fleur de la
curiosité, on joarle de la hausse des tableaux et en
particulier des Daubigny. Chacun de renchérir et de
lancer de si beaux prix que madame commence à
regretter d'avoir arrêté son mai*i.
Le lendemain, elle court chez le marchand. Le ta-
bleau y est toujours I
Le prix?
50000 francs, 40000 pour vous. Et vous pouvez
acheter de toute confiance, madame. C'est un place-
ment de mère de famille, les Daubigny vont encore
monter.
Madame ne se le fait pas dire deux fois. Elle fait
porter le tableau dans son automobile et le soir, au
moment de se mettre à table, elle annonce à son mari
cette excellente affaire qui coûte à la bourse com-
mune 20000 francs d'abord, plus 10000 de commis-
sion, total: 30 000 francs!
Huit jours après, M. Ch..., un de cesdisséqueurs
impitoyables dont le diagnostic fait autorité, ap-
prend aux époux furieuxque leur « cher » Daubigny
est archi-faux.
TAPISSERIES, TISSUS ET DEiNTELLES
Nids à vermine. — Les mignardises de Boucher. — Cote
des tapisseries. — Les Qaalre saisons de Bouclier. — Ren-
trayage et décoloration. — Restauration et ravivage. —
Marque des Gobelins. — Ventes de copies sur expertise
d'originaux. — Vieux bois et tapisserie moderne. — Tu
peurre tans les eblnards. — Pipelet truque aussi. — Tapis en
Espagne. — Bourre révélatrice. — Art récréatif. — La den-
telle se meurt. — Hostilité des couturiers. — La folie des
points anciens. — Dentelle d'imitation. — Quelques diagnos-
tics. — 80 millions de fabrication annuelle. — Pris au piège.
TAPISSERIES
Déjà bien loin le temps où la mère Vail, dans son
magasin de la rue du Pelit-Thouars, recueillait les
vieilles étoffes et les vieilles tapisseries que lui ap-
portaient ses voisines, les marchandes de vieux ga-
lons, installées au marché du Temple. Elle les ache-
tait, comme on dit vulgairement, pour un morceau
de pain. Mais elle savait que les belles choses res-
semblent au bon grain, et qu'il suffit d'attendre le
moment propice pour voir se développer leur valeur,
comme le germe semé en terre sort ses feuilles au
printemps.
. Sa terre à elle c'étaient ses tiroirs, ses placards, ses
armoires, oîi elle amassait des trésors obtenus à vil
prix.
470 TRUCS ET TRUQUEURS
Elle disait souvent:
— J'attends les Améneains.
Comme les Juifs disent:
— Nous attendons le Messie.
Or, les temps sont révolus. Les Américains sont
venus. Ils ont emporté nos plus belles tapisseries, ils
emporteront les autres. Les milliardaires ne comptent
pas. Ce n'est pas comme pour les tableaux: aucun
de ces chefs d'oeuvre ne revient de ceux qui ont passé
l'Atlantique.
Déjà un lapis de billets de banque, recouvrant cer-
taines tentures, n'atteindrait pas leur valeur, tant
la fièvre des enchères est arrivée à son paroxysme.
Un seul panneau de VHistoire de Psyché, tissé à
Beauvais d'après les compositions de Boucher, a
fait, en 1904, à la vente Achille Leclerq, 101 000
francs. Trois panneaux de la même suite, à la vente
Cronier, en 1905, ont été vendus 81000, 105 000 et
300 000 francs ! Dans la même vente, les deux pan-
neaux de VHistoire de don QuicJioUe, chef-d'œuvre
des Gobelins, d'après Coypel, ont atteint 200000
francs, et les deux pièces de la Comédie italienne,
également sorties de la célèbre manufacture royale,
316 000. En 190G, on donnait 27.000 francs d'un
simple panneau de Beauvais aux armes de France,
dit de la Chancellerie, et les quatre Triomphes d'Au-
dran,de la baronne de Ilirsch, étaient adjugés 396000
francs.
Ces chiffres ont leur éloquence, surtout quand on
les rapproche de l'injuste dédain où tous ces « nids
à vermine » étaient tombés au commencement du
xixe siècle 1 Le savant Darcet n'a-t-il pas écrit, en
l'an IX, dans sa brochure sur les Gobelins, devenue
introuvable:
TAPISSERIES, TISSUS ET DENTELLES 471
« Rien n'empoche que îa Manufacture nationale
des Tapisseries françaises ne reprenne toute sa splen-
deur et qu'elle ne fasse oublier ce mauvais goût qui
avait fait remplacer les belles batailles de Lebrun par
les mignardes productions des de Troy, des Natoire
et des Boucher. »
Que ne revient-il un instant parmi nous, cet esti-
mable érudit de Fan IX ! Il apprendrait avec satis-
faction qu'un courtier agissant pour un Crésus de
la 5* avenue, à New-York, proposa d'acheter à
l'amiable, pour la coquette somme de deux millions
cinq cent mille francs, les admirables Quatre saisons
de ce Boucher si dédaigné, qui ornent le petit salon
d'un hôtel de l'avenue Malakoff, visité récemment par
le roi d'Angleterre.
— J'aime mieux mes Boucher, lui répondit simple-
ment l'amateur.
De tels prix, est-il besoin de le dire ? s'adressent
aux pièces exceptionnelles, jalousement conservées
dans les demeures seigneuriales, à l'abri d'un jour
trop vif, et restées aussi fraîches et aussi intactes
que lorsque Louis XV ou Louis XVI en faisaient
hommage aux aïeux du châtelain. Elles sont si rares,
ces splendeurs, que ce n'est vraiment pas la peine
de les faire entrer en ligne de compte sur les prix
courants des tapisseries.
Faute de ces grives introuvables, la curiosité s'est
rabattue sur des merles encore appréciables. Elle a
consciencieusement dépouillé les petites villes de
province, où l'on voyait encore, il y a un demi-siè-
cle, dans les salons de « compagnie », chez certaines
familles bourgeoises, des tentures de verdures d'Au-
busson ou des panneaux flamands à grands person-
nages. Les marchands ont enlevé d'abord les raeilleu-
472 TRUCS ET TRUQUEURS
res pièces, puis les médiocres. Maintenant, ils achè-
tent les morceaux et jusqu'aux moindres loques. Le
réparateur se charge d'en faire des tapisseries pré-
sentables.
On refait aujourdhui, en effet, non seulement les
bordures, mais des placards entiers, avec ces débris
troués comme des morceaux d'amadou. Des maisons
spéciales tissent l'endroit qui manque. Puis on la
rapporte à la place voulue, de façon que les plus ma-
lins s'y trompent. Mais, hélas ! toute médaille a son
revers.
Le « rentrayeur », pour ne pas détruire l'harmonie
de la composition, échantillonne ses laines, ses soies,
ses ors, sur les tons de la vieille tapisserie qu'il est
chargé de compléter. Le travail terminé, tout est au
point. C'est parfait. ÎMais les nouvelles laines ne gar-
dent pas leurs couleurs intactes. Elles passent, elles
baissent de ton, et tandis que la partie tissée sous
Louis XV ne change plus, l'œuvre des tapissiera mo-
dernes s'éclaircit. Bientôt elle fait tache, et c'est aussi
laid qu'un pantalon rapiécé.
Un de mes voisins de campagne, en Sologne, pos-
sédait un superbe panneau de Beauvais, épave des
splendeurs de Chambord, représentant les grandes
Armes royales sur fond bleu fleurdelysé. La pièce
était intacte à l'exception d'un carré de cinquante
centimètres, rongé par les rats. On fit refaire le mor-
ceau, et j'avoue que, lorsque la tapisserie revint de
l'atelier, je n'aurais su retrouver la place de la répa-
ration.
Deux ans plus tard, je revins chez le Solognot.
— Tiens ! fis-je à mon ami, avec prudence, on di-
rait que votre tapisserie est tachée ?
— Mais non, répondit-il, vous vous trompez.
TAPISSERIES, TISSUS ET- DENTELLES 473
C'était la pièce qui commençait à passer. L'an
d'après, elle était bleu clair, puis elle passa au bleu
gris, et chaque été, lorsque les vacances me rappro-
chaient de mon voisin, la discordance était plus sen-
sible. Il était le seul à ne pas vouloir en convenir.
Cependant, pour échapper à mes railleries, il se dé-
cida à faire repeindre à l'aquarelle la malencontreuse
réparation, sans en rien dire à personne.
On complète et on repeint. C'est à ces deux opé-
rations fondamentales, très justifiables en soi quand
on n'en dissimule pas les résultats, que se borne à
peu près tout le maquillage des tapisseries.
Des manufactures spéciales, telles que celles ins-
tallées à Aubusson, la maison Braquenié, à Paris, ou
même les ouvriers de la Manufacture des Gobelins,
en dehors de leurs heures d'atelier, sont en mesure
de compléter n'importe quelle tapisserie ancienne, et
même, à l'occasion, de reproduire un panneau tout
entier. Cependant cette dernière opération est si coû-
teuse que les marchands ne songent guère à y recou-
rir. Ils n'y trouveraient pas leur compte, même en
faisant disparaître la marque et en vendant la pièce
comme ancienne. Seuls, les amateurs qui désirent
compléter une suite dont ils possèdent tous les su-
jets à l'exception d'un seul, peuvent s'offrir ce luxe.
C'est ainsi qu'on vient de vendre les quatre tapisse-
ries des Gohe\'n\s,i\heslesPorlières des Dieux, d'après
Audran. Les trois premières: Vénus onle Pinntemps,
Cérès ou Y Eté, Bacchus ou V Automne, étaient exécu-
tées au xvni'= siècle, la quatrième, Saturne ou l'/Zi-
ver, au xix^.
474 TRUCS ET TRUQUEURS
Quant au ravivage des tentures dont les couleurs
sont « mangées », c'est l'enfance de l'art, et je n'en
parlerais pas si je n'avais à détruire une légende que
les réparateurs et les marchands cherchent à accré-
diter. En dehors des lavages et des nettoyages, il
n'existe pas de secrets pour rendre aux laines et aux
soies leurs couleurs primitives. « Le temps, dit
M. Gerspach, dans son beau livre sur la Manufacture
royale des Gobelins, exerce sur les couleurs une ac-
tion plus ou moins lente, mais continue, 11 arrive un
moment où les matières colorantes se désagrègent,
s'affaiblissent cl finissent par disparaître. On ne peut
reconstituer ce qui n'existe plus. »
Les réparateurs se contentent donc de repeindre
les vieilles tapisseries. On trouve, dans le commerce,
des couleurs liquides toutes préparées. Ce sont les
mêmes qui servent à la peinture sur toile ayant pour
but l'imitation des tapisseries. Pour mieux faire pren-
dre les couleurs, le réparateur flambe le tissu, comme
on flambe les cheveux après la tonte, et enlève ainsi
à la laine le duvet mousseux qui s'opposerait à la pé-
nétration des couleurs.
Quand le travail est bien fait, il ne laisse guère de
traces. Vous vous apercevrez, cependant, qu'une
tapisseï ie a été repeinte en écartant le point avec une
épingle. Les brins de laine qui composent la trame
ne peuvent avoir été également atteints par la cou-
leur. Ceux de dessous seront plus clairs et vous aurez
la preuve de la fraude. Quant au procédé indiqué
jadis, qui consiste à mouiller le coin de son mouchoir,
puis à le frotter sur le coloris suspect, il ne vaut plus
grand'chose. On fixe maintenant les couleurs à la
vapeur : elles ne laissent aucune trace sur le linge.
TAPISSERIES, TISSUS ET DENTELLES 47a
La contrefaçon ne s'attaque pas seulement aux ta-
pisseries anciennes. Les modernes elles-mêmes ont
à se défendre.
Notre vieille Manufacture nationale, sans rivale
dans le monde entier, en a fait récemment l'expé-
rience. A l'exposition de Saint-Louis, une manufac-
ture allemande écoulait aux Américains, sous le nom
de « véritables gobelins », des œuvres d'une fabrica-
tion très inférieure. En revanche, les prix étaient
d'une élévation on ne peut plus supérieure.
Il fallut aviser et empêcher que le terme de « gobe-
lins » ne devînt, comme ceux de cognac ou de Cham-
pagne, un mante au commode pour cacher toute espèce
de falsification.
>L Jules GuilTrey, le savant directeur de la Manu-
facture, décida que toutes les tapisseries de haute
lisse sortant de ses ateliers porteraient, tissée dans
leur lisière, une marque spéciale accompagnée de
deux dates, celle du commencement et celle de l'a-
chèvement de l'ouvrage, ainsi que le monogramme
des artistes ayant coopéré à l'exécution. La marque,
un G majuscule, traversé d'une broche laissant voler
quelques brins de laine pour garnir la panse de la
lettre, a été déposée au greffe du tribunal.
Qu'on se le dise à l'étranger i
Si MM. les chevaliers de haute et basse lisse s'atta-
quent rarement aux grands morceaux dont le style
du dessin et l'aisance de la composition les découra-
gent, les petites tapisseries d'ameublement, chaises,
476 TRUCS ET TRUQUEURS
fauteuils, canapés, écrans, sont leur terrain de chasse
favori. C'est un véritable maquis où ils tirent à bout
portant sur les amateurs assez naïfs pour s'y aven-
turer.
Pensez donc! un ameublement Louis XV ou
Louis XVI en tapisserie vautaujourd"huide20 à 40000
francs. Quand il s'agit de qualité exceptionnelle, il n'y
a plus de prix !
A la liquidation Cronier, n'a-t-on pas vu vendre
205000 francs un meuble de salon recouvert en an-
cien Beauvais, d'après les cartons de François Casa-
nova ? Dix fauteuils et un canapé de Séné, provenant
du château des comtes de Castelleux, avec, au dos-
sier, des bergers et des bergères de Boucher enca-
drés de draperies bleues et, sur le fond crème du
siège, des gerbes de fleurs et des attributs de pasto-
rales, ont été poussés, à la vente Chappey, en mars
1907, jusqu'à 450000 francs.
Cela vaut la peine de se mettre en campagne !
Non seulement on restaure, on répare, on complète,
non seulement on fait une garniture de canapé avec
deux tapisseries de fauteuils, mais encore on refait
complètement l'ameublement en fabrication mo-
derne.
Dernièrement, croyant avoir trouvé la pie au nid,
un financier, demeurant non loin de Saint-Augustin,
invitait ses amis à venir admirer un superbe meuble
Louis XVI qu'il venait d'acheter.
— Ça, fit un connaisseur de grand goût en regar-
dant de près les tapisseries, c'est du moderne.
— Du moderne ? Des meubles que j'ai fait exper-
tiser et que j'ai payés 15 000 francs !
— Mon cher ami, insista l'oracle extra -lucide,
vous avez été roulé 1
TAPISSERIES, TISSUS ET DENTELLES 477
Pour Jtrancher le nœud gordien on fit venir Ch.
^ilannheim, primus inter pares. Il n'eut pas un ins-
tant d'hésitation :
— Ces sièges, dit-il, ne me sont jamais passés
sous les yeux. C'est une mauvaise copie. L'ameuble-
ment qu'on m'a donné à expertiser était vrai.
Le dindon de la farce alla trouver le commissaire
de son quartier qui fit une descente de police chez le
marchand de meubles. La perquisition fit découvrir,
dans une pièce écartée, le véritable mobilier ancien,
sur lequel s'était prononcé l'érudit expert. Dansl'ar-
rière-bou tique, cinq imitations, plus ou moins heu-
reuses, attendaient la venue des clients pour prendre
leur volée dans toutes les directions.
L'affaire fut enterrée, mais sans fleurs ni couronnes.
t
D'un bout de l'année à l'autre, « du pensif Odéon
aux tristes Batignolles », cette farce des faux ameu-
blements est mise en scène par des tripoteurs émé-
rites.
Les faufileurs se procurent des tapisseries d'Aubus-
son modernes, dans les manufactures spéciales, cou-
pent les marques de fabrique, exposent les panneaux
au soleil ou à la pluie et en garnissent ensuite des
sièges tout aussi modernes et tout aussi maquillés
que les tentures.
Même, certains friponeaux, plus audacieux, ne font
pas les frais d'achat de véritables tapisseries, et j'ai
vu des naïfs acheter pour du point, des tissus fabri-
qués au métier Jacquard.
Ce sont là des attrape-nigaud trop apparents. Il
faut plaindre ceux qui s'y laissent prendre : la contre-
478 TRUCS ET TRUQUEURS
façon bien faite est fort dangereuse. Les modèles
copiés point par point sur des tapisseries anciennes,
les laines assorties aux tons passés du xvni^ siècle, il
suffit de peu de chose pour les maquiller et les mettre
au point. Une fois la dernière main apportée au tru-
quage, un expert, môme compétent, peut s'y tromper.
En voilà pour une dizaine d'années, jusqu'à ce que
le temps et la lumière, ayant mangé les couleurs, le
pseudo-Bcauvais perde son brillant plumage.
Les grands fraudeurs, — j'entends ceux qui dis-
posent de ressources financières importantes, —
achètent à prix d'or des modèles anciens et les font
copier. On m'a cité un brave Berlinois, naturalisé
parisien, qui possède un admirable écran de Boucher,
payé fort bien 20 000 francs, et qu'il reproduit cons-
ciencieusement tous les hivers depuis dix ans.
— Que foulez-fous ! dit-il quand on lui en fait le
reproche, si che ne broduisais pas jaque année une
bedite bièce, che ne choindrais bas les teux pouls.
Cha met tu peurre tans les ébinords !
Chaque exemplaire lui coàle mille francs, il le vend
six mille, et garde toujours son modèle ancien, qui
ne perd pas de valeur, au contraire.
t
Certains mystificateurs ne se donnent môme pas la
peine de monter leurs fallacieuses tapisseries sur des
meubles assortis. Ils emploient les premiers sièges
venus, Empire, Restauration, ou même Louis-Philip-
pe. Tout leur est bon. Cette monture incohérente
leur sert môme pour mieux empaumer leur dupe.
Dennery, le fécond auteur des Dewa: Orphelines, de
la Grâce de Dieu, de Marie- Jeanne ou la Femme du
TAPISSERIES, TISSUS ET DENTELLES ill
peuple, ei déplus dedeux cents pièces à succès, était,
comme on sait, un fervent de bibelots d'Extrême-
Orient, dont il a laissé un musée plein d'intérêt. Par
contre, il s'y connaissait moins bien en art français,
et plus d'une fois il eut à se repentir d'être sorti de
son domaine favori.
Un jour, il avise, à la devanture d'un honorable
brocanteur du quartier de l'Europe, un canapé et six
sièges en acajou de cet affreux modèle, lourd, empâ-
té, Louis-Philippard, dont on trouve encore des sur-
vivances dans certaines loges de concierges. Mais,
ô surprise ! à la place du reps ou du velours crasseux
qui ornent d'ordinaire l'ameublement de M'"' Pipelet,
Dennery aperçoit d'adorables tapisseries Louis XV.
Sur les sièges s'étalent les fables de Lafontaine, d'Ou-
dry, et sur les dossiers, des sujets galants de Huet.
Tout cela est bien un peu poussiéreux, un peu fané.
Mais avec un nettoyage, il y aura de quoi faire un
ameublement charmant.
— Vous regardez mes fauteuils ? fait, à ce moment,
le jovial commerçant. Croyez-vous qu'en voilà un
massacre ! Avoir été enlever ces tapisseries à un
meuble ancien pour les remonter sur ces affreux
bois !
Dennery, qui compte faire du feu avec les « affreux
bois », n'hésite pas à acheter le canapé et les six
sièges pour une somme rondelette. Quand l'ameu-
blement arrive à son hôtel, il fait bien vite déclouer
les tapisseries et s'aperçoit avec douleur qu'il n'y a
d'ancien que les bois!
t
430 TRUCS ET TRUQUEURS
TAPIS
Place aux tapis, à ces magnifiques mosaïques de
laines bouclées en Orient et en Extrême-Orient, où
tous les pays musulmans ont laissé comme un reflet
des Mille et une Nuils !
Hélas ! si on ne les contrefait pas encore en Europe
(rimitation parfaite coûterait trois fois plus cher
qu'on ne pourrait la vendre), des ateliers, dirigés
par des Européens, refont grossièrement en Perse,
au pays d'Abbas-le-Grand, les modèles du xvi^ siècle,
à grand renfort de procédés mécaniques et de teintu-
res chimiques.
Voyez les catalogues illustrés ! Allez dans les grands
magasins parisiens et demandez à voir les tapis du
Daghestan, du Khorassan et de la Turquie d'Asie.
Vous serez édifié !
Inimitables également les somptueux tapis brodés
d'Espagne, dont M. Pierpont-Morgan possède une
si merveilleuse série, bien qu'on ait émis des doutes
sur la provenance royale de la collection. Il paraîtrait,
en effet, que, lors de la restauration des Bourbons,
ces tapis furent retrouvés au grand complet, la Ré-
publique espagnole ayant respecté les richesses
dynastiques. S'il en est ainsi, les marchands auraient
allégué une origine illusoire pour séduire leur riche
client. Mais M. Pierpont-Worgan se console. Il pos-
sède des pièces hors de pair, et il ne serait pas, en
tout cas, le premier aux yeux de qui on aurait fait
briller l'étiquette de châteaux en Espagne.
Comme dernière information, constatons que les
acrobates du tapis brodé savent trop bien qu'il n'y a
plus de Pyrénées. Ils exploitent la France à l'instar de
TAPISSERIES, TISSUS ET DENTELLES 481
leur propre pays. Une avenlure récenle vient de le
prouver.
La scène se passe à la douane, devant un nnagnill-
que tapis en velours, semé de fleurs de lys en relief.
L'objet vient des Castilles et la tradition dit qu'il
recouvrait les marches d'un trône. Cependant, le use,
toujours soupçonneux, fait une enquête pour savoir
s'il doit ou non l'exempter des droits qui frappent
les marchandises modernes :
— Ce tapis est antérieur au xviii'^ siècle et doit
passer en franchise, dit l'expert de l'importateur.
C'est, à n'en pas douter, da pur Louis XIII.
— C'est du pur xix^ siècle, réplique M. Fernand
Roger, l'expert-conseil des douanes aui a le coup
d'œil rapide du détective. Cela saule aux yeux,
ajoute-t-il.
— Pas le moins du monde.
— Vous allez bien voir.
Il tire un canif de sa poche, le passe sous une fleur
de lys, la soulève légèrement et attire délicatement à
lui... quoi ? Des épreuves d'imprimerie de Paul et
Virginie, qui servaient de bourre et donnaient du
relief à la fleur brodée.
Ne doutez pas du trait. Il vient de m'èlre conté par
M. Roprer lui-même.
ETOFFES
Depuis une vingtaine d'années, les anciens tissus,
que personne ne songeait à disputer aux marchands
de guenilles, sont recherchés passionnément. On en
garnit des vitrines, on en fait des albums, où tous les
21
482 TRUCS ET TRUQUEURS
Spécimens connus depuis les temps mérovingiens et
même les civilisations reculées de l'Egypte ou de la
Grèce antique, trouvent leur place.
Les érudils et les collections publiques ne sont pas
seuls à recueillir ces vestiges ducostume ou de l'ameu-
bîement d'autrefois : orfroi de chasuble, damas ve-
louté, velours de Gênes, lampas, gros de Tours, drap
d'or vénitien, salin broché, brocart et ras de Chypre.
Non, Cluny et le musée de Lyon ont des rivaux ou
plu tôt des rivales sans nombre. Lâchasse auxvieilles
étoffes est un passe-temps féminin !
On les utilise de mille façons plus ingénieuses les
unes que les autres. On en fait de l'art décoratif,
qu'un mauvais plaisant appelait, devant moi, de
« l'art récréatif ». Les gilets de marquis servent à
draper des chevalets; les broderies sur soie blanche
garnissent des écrans de lumière ; les vestes orienta-
les coiffent les dossiers des sièges ; les robes à pa-
niers se transforment en courtepointes; les voiles de
lutrin se mettent sur les coussins; les velours de
Gènes recouvrent des socles de statues ; les satins
à petites rayures enveloppent les missels des dévotes;
les brocarts font de charmantes chaises à porteur et
les brocatelles revêtent de mignons coffrets que de
vieux galons d'or garnissent sur toutes les coutures.
Cependant, malgré l'engouement du jour, on con-
trefait encore fort peu les vieilles étoffes. Mais pa-
tience ! Les prix montent tous les jours. Quand nos
bons industriels les trouveront suffisamment rému-
nérateurs, ils se mettront à l'œuvre.
En attendant, ils se font la main sur les tissus de
style Louis XIV, Louis XV, Louis XVI, fabriqués
couramment et fort honnêtement par les maisons
lyonnaises. Ils achètent une pièce, ets'inspirant de la
TAPISSERIES, TISSUS ET DENTELLES 483
vente des coupons qui réussit si bien aux grands
magasins, ils la débitent en morceaux de 1 mètre à
1 mètre 50 qu'ils maquillent avec des traces de clous
rouilles, des taches d'encre, des placards d'huile,
des coulures simulées et des reprises.
Bien cuisinés, on envoie ces coupons dans les villes
d'eau, où le high-life, qui n'y regarde pas de trop
près, les avale comme des débris de tentures ou des
garnitm-es arrachées à des sièges.
Si vous craignez de vous laisser prendre à ces ten-
tatives relativement grossières, examinez le dessin.
Quand le tissu est moderne, comme il aéléfabriqué
sur le métier Jacquard, les imperfections de détail
se reproduisent dans chaque motif, à la même place.
Au contraire , les pièces anciennes ayant été exécutées
à la tire, l'ouvrier devait consulter la mise en carte,
chaque fois que le motif revenait. Alors les défauts,
s'il en existe, ne peuvent figurer toujours aux mêmes
endroits.
Vous me direz que ce critérium n'est guère de mise
dans les morceaux qui ne comportent qu'un seul
grand dessin ou qui ne reproduisent que des motifs
dilTérents. C'est très vrai, mais vous avez toujours la
ressource de consulter des spécialistes. Il y en a
de très savants, comme M. Raymond Cox, le conser-
vateur du musée des Tissus, à Lyon. Ils sont l'obli-
geance même et vous tireront sûrement d'embarras.
Ce goût de reconstitution des anciennes étoffes,
poussé aujourd'hui très loin par certains fabricants,
remonte à la Restauration, à ce fameux bal donné
parla duchesse deBerry, où tous les danseurs figu-
484 TRUCS ET TRUQUEURS
raient des personnages du mariage de Marie Stuartet
de François II. Sous Napoléon III, le paslichage ne
lit qu'augmenter. On fit du louis-quatorze à décor dit
Bérain et du louis-quinze rocaille. C'est de cette
époque que date l'imitation des tons passés des vieil-
les soies, si utiles maintenant aux travaux des tire-
laines de la contrefaçon.
Aujourd'hui, l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne, re-
produisent avec art les anciens modèles. Ce sont des
matériaux précieux pour les mécréants. Ils les em-
ploient comme maquettes. Seulement, à l'étranger,
ces copies d'ancien s'appellent loyalement desrecons"
titutions. L'honorable maison Kofî, de Berlin, est
arrivée à des résultats très intéressants. Mais quand
ces tissus ont passé par certaines mains cyniques, ils
y ont laissé leur virginité. Ces malfaiteurs les ont
trempés dans un bain quelconque de teinture, opéra-
lion qu'ils avouent ingénument et qui vous fait
dire :
— Le brave homme ! il ne me cache pas que son
étoffe a été reteinte !
Oui, mais il oublie de vous dire qu'elle est pos-
térieure à l'Exposition de 1900.
DENTELLES
La dentelle est une parure divine. Injustement dé-
daignée par les élégantes du siècle passé, voici que
la mode, capricieuse et ironique, ramène ses tissus
diaphanes, rappelant le givre ou la nervure gothique
et servante estomper de leur fin réseau les lignes un
TAPISSERIES, TISSUS ET DENTELLES 485
peu sévères du costume féminin. La somptueuse Ir-
lande, le triste Chantilly, le Venise avec ses l'euil-
lages, et îa Valenciennes aux mailles solides, carrées,
régulières, transparentes, toutes ces merveilles lé-
gères, décoratives, qu'on dirait tissées de fds d'arai-
gnée, retrouvent aujourd'hui de zélées adoratrices.
Hélas! faut-il le dire? Les fées de l'aiguille dont
les doigts agiles faisaient, pour la joie de nos aïeu-
les, naître le& exquises dentelles de Burano, d'Alençon
et de Bruxelles, les magiciennes du fuseau qui pré-
sidaient à la venue au monde des frêles Bruges et
des Malines impondérables, ne sont pour rien dans
les toilettes de nos élégantes.
Telle grande dame qui rougirait de mettre ou de
porter des fourrures de lapin, un collier de fausses
perles, se pare de faux Clianlitiy et de faux Irlande
sans s'en trouver gênée le moins du monde.
D'ailleurs, les grands couturiers ne veulent pas de
vraies dentelles, encore bien moins de dentelles an-
ciennes, et ces oracles ayant parlé, nos jolies brebis
de Panurge de la mode obéissent et se taisent « sans
murmurer », comme le grognard de feu Scribe.
Les raisons de M. Dimanche sont pourtant faciles
à deviner !
Bien que nos tyrans du costume aient habitué leur
clientèle à des prix dépassant les plus coûteux objets
d'art, il y a limite à tout, même aux notes des princes
du ciseau. Cinquante francs de dentelles ajoutées à
une robe augmentent la facture de cinq cents francs.
"N^oyez à quel total on arriverait avec des garnitures
à 500 ou 1 000 francs le mètre ! Il serait nécessaire de
prendre sur le bénéfice de 1 000 pour 100 que tout
habilleur qui se respecte se réserve pour la façon, ou
il faudrait vendre la robe un prix si exorbitant que
486 TRUCS ET TRUQUEURS
les clientes réduiraient ensuite leurs dépenses. De
plus, une garniture aussi précieuse ne se coupe ni ne
se taille ; elle doit être employée telle quelle. Enfin
nos princes de la grande couture voient dans le port
de la dentelle un obstacle à leur « inspiration » et sur-
tout un encouragement pour la cliente à faire resser-
vir à plusieurs costumes la belle et coûteuse garni-
ture, au détriment de nouvelles acquisitions.
Ne trouvez-vous pas que cet ostracisme a comme
un air de finesse cousue de fil blanc ?
Pour vous, mesdames et chères lectrices, qui sou-
mettez la mode à vos charmes au lieu de suivre ses
caprices en esclaves, vous adorez les vieilles den-
telles, fluides et aériennes, et vous avez mille fois
raison. Seulement vous avez peur de vous tromper et
d'être trompées. Vous attendez quelques conseils
avant de vous lancer à la chasse des points précieux
et des passements délicats.
Eh bien ! rassurez-vous. Dans la poursuite à la-
quelle vous allez vous livrer, vous avez à craindre
l'imitation, — c'est-à-dire la dentelle mécanique, fa-
cile à reconnaître — mais vous n'avez pas à redouter,
pour le moment, du moins, la concurrence de den-
telles à la main modernes. Le prix n'y est pas encore.
Tenez, voici des chilîres irréfutables.
En 1905, deux cols et manches en vieux point de
Venise à la rose font à Thôtel Drouot 1 4G0 francs,
un grand volant et un devant de robe en point de
Bruges, 1000 francs. En 1906, un volant au point de
V^enise de l'époque Louis XIV aux Armes d'Autriche
TAPISSERIES, TISSUS ET DENTELLES 487
et au chiffre de la famille royale de France, donnée à
Marie-Anloinelle à roccasiou de son mariage, fut
adjuge 7 000 francs. Il mesurait 3 m. 35 ! En 1907, un
grand voile d'application d'Angleterre a valu 6 100
francs, et seize mètres du môme travail, 3 000 francs
seulement. Deux grandes quilles en point de Venise
à grand relief, un grand col, une aube en guipure
de Flandres, de 3 m. 30 de long-, une pointe en den-
telle de Flandres n'ayant pu atteindre la demande de
25000 francs, ont été adjugés à 18 100 francs pénible-
ment.
Nous sommes loin, très loin du prix de revient, au
temps où les courtisans de Louis XIV payaient une
paire de manchettes 15 000 livres et où le cardinal
de Rohan, troublant les dévolions des dames, offi-
ciait à Versailles avec une aube de 30 000 écus! Un
artisan de Chantilly faisait alors un mètre de dentelle
dans son année. Pour certains bonnets, il ne pou-
vait produire plus de 35 cenlimètn^s par an ! Essayez
donc un peu de faire confectionner à Arg^entan, à
Bayeux, à Luxeuil ou dans la Haute-Loire, quelques
mètres de ces dessins-là ! En payant 4 francs des ou-
vrières, qui gagnaient à l'origine 0 fr. 20, vous verrez
à quels jolis chiffres vous arriverez !
D'ailleurs, nous avons des points de comparaison.
En 1855, la ville d'Alençon ayant exécuté une robe
toute entière au point du pays. Napoléon III l'acheta
200 000 francs et l'impératrice en fit faire un rochet
qu'elle envoya au pape. Le voile de mariée offert,
en 1880, par la ville de Bruxelles à la princesse Sté-
phanie, coûta 45 000 francs. Le rochet en point à l'ai-
guille, dédié à Léon XIII par le diocèse de Bayeux et
de Lisieux, dessiné par M. Lefebure et exécuté dans
ses ateliers, fut payé 50000 francs. J'ignore le prix.
i'^9 TRUCS ET TRUQUEURS
da voile de mariée de M"** Boni de Caslellane, mais
jejnrerais bien qu'il dépassait encore ces prix.
Vous voyez que tant que la curiosité, cette habile
faiseuse de hausses, n'aura pas donné une valeur
outrée aux vieilles dentelles, elles échapperont à la
contrefaçon. On les revendrait moins cher comme
objets anciens qu'elles ne coûteraient à faire exé-
cuter comme neuves.
Recueillez donc, pendant qu'il en est encore temps,
ces réseaux si fins qu'on les dirait tissés avec les fils
de la Vierge qui flottent dans l'air. Si vous n'en trou-
vez pas l'emploi dans votre toilette, gardez-les pré-
cieusement dans vos tiroirs. Oubliez-les dans vos
coffrets. C'est un trésor pour l'avenir, ces réserves
d'antan!
Est-ce à dire, mesdames, que Ton ne cherchera pas
a vous tromper? Bien au contraire, mais vous pourrez
aisément déjouer toutes les ruses si vous savez dis-
tinguer la dentelle à la main de la dentelle mécanique.
On copie aujourd'hui presque toutes les dentelles;
pointsdeVenise, de Bruxelles, de Bruges, d'Argentan,
d'Angleterre, d'Alençon, de Baveux, de Marly, points
coupés, fils tirés, craponne, duchesse, blonde, tout
est refait.
Les dessins, bien ombrés, souvent très artistiques,
sont exécutés avec tous les perfectionnements qui
s'introduisent sans cesse dans la fabrication.
Cependant, les produits les plus soignés du métier
n'arrivent pas au fini et à la beauté des dentelles à la
main. Regardez de près.
Vous trouverez la même différence qu'entre un
TAPISSERIES, TISSUS ET DE-\TELLES 489
cachemire de l'Inde et un cachemire français. Bien
plus, la divergence sera plus sensible encore, car
l'action irrégulière de la main de Touvrière s'exerce
ici à la fois sur les fils déchaîne et sur les fils de trame.
Elle saute pour ainsi dire aux yeux.
Examinez donc une dentelle de près. Si elle est an-
cienne, les mailles du réseau ne seront pas symétri-
ques, mais tantôt rondes, tantôt ovales, tantôt défor-
mées à droite, tantôt à gauche, tantôt en bas, tantôt
en haut. Si elle est mécanique, le réseau tout entier
gardera, au contraire, la régularité géométrique.
Même remarque pour le dessin. La main de la den-
tellière n'arrive jamais à reproduire deux motifs exac-
tement semblables, tandis que le métier, opérant
mécaniquement, avec une force toujours la même,
donne aux fils une tension égale et, par conséquent,
un dessin régulier.
Voyez ensuite les fds. Autrefois, on les filait à la
quenouille et au fuseau, on bs dévidait au rouet. Ils
présentaient quelques irrégularités, mais ils arri-
vaient à une finesse poussée jusqu'à l'extrême. Au-
jourd'hui, on emploie des procédés expéditifs. La
régularité du travail est parfaite, mais on n'obtient
pas la même finesse. Il y a un point où la machine est
obligée de s'arrêter. A force d'étirer le fil, il se bri-
serait.
Quand on vous présente une pièce d'une certaine
dimension, faites attention aux raccords. Le travail
de la dentelle à la main était trop long et trop minu-
tieux pour qu'une seule ouvrière pût faire à elle seule
un morceau complet. Le dessin d'ensemble, partagé
en petites bandes de dix à vingt centimètres, pas.
sait en des vingtaines de mains guidées par la carte
sur laquelle courait leur aiguille. Tous les motifs
21.
490 TRUCS ET TRUQUEURS
terminés, a la raboutisseuse » les mettait bout à bout
pour en former un ensemble, comme pour les anciens
cachemires de l'Inde.
Le métier mécanique, lui, ne connaît pas d'inter-
ruption. C'est un tissu suivi et continu qui peut s'al-
longer sans cesse, comme une étoffe tissée.
A ces remarques, qu'une longue habitude pourra
seule vous permettre de rendre fructueuses, ajoutez
l'épreuve du toucher. La véritable dentelle, avec une
grâce sans apprêt, garde une élasticité que ne connaît
point l'imitation. Au chiffonner, elle est moelleuse,
souple, savonneuse. Lorsqu'on le tient, elle procure
aux doigts une sensation agréable, bien différente de
celle rcche et sèche du produit mécanique.
Calais, le grand centre des dentelles françaises
d'imitation^ exporte annuellement plus de quatre-
vingt millions de ses produits. Un simple faubourg
de la ville, Saint-Pierre, qui comptait en 1825 trois
mille habitants, en possède aujourd'hui cinquante
mille.
Certes, notre amour-propre national doit se réjouir
d'une telle prospérité. Mais, dans ces millions de den-
telles, quelle mine inépuisable pour les aigrefins qui
veulent tromper l'acheteur naïf!
On patine les points modernes avec de l'eau oxygé-
née, du permanganate de potasse, du thé, cent in-
grédients divers. On découpe l'intérieur pour imiter
les jours variés de la vraie dentelle, et on encolle le
morceau par un apprêt très ferme, pour l'empêcher
de se défiler. On simule des déchirures, de faux rac-
commodages. On met des pièces à l'aide de débris
TAPISSERIES, TISSUS ET DENTELLES 491
empruntés à de vieux passements. Les taches de
rouille se font avec de l'acide qui brûle les fils par
place. Enfin, pour obtenir ce ton indéfinissable des
vieilles dentelles, conservées pendant des siècles au
fond d'une armoire, et l'aspect un peu cotonneux
que donne l'usure, on les fait bouillir longtemps dans
l'eau, puis on les fait sécher, sans les apprêter, à un
soleil ardent. L'opération, plusieurs fois renouvelée,
simule l'usure à merveille.
La Grèce et l'Italie se sont fait une spécialité des
fausses dentelles. Les pays frontières tels que la Bel-
gique, l'Allemagne et l'Espagne, fabriquent aussi de
pseudo-vieux points. C'est surtout pour éviter des
droits de douane et faire concurrence aux produits
français que les étrangers maquillent artificiellement
leurs envois. On a saisi, l'an dernier, à la frontière
de l'Est, à la suite de réclamations multiples, de
nombreux colis mensongèrement déclarés. Une seule
de ces expéditions consistait en plusieurs sacs de
pommes de terre, — • ô Parmentier, quel abus on
fait de ton nom ! — remplis de fausses vieilles den-
telles, et pesant plus de 150 kilos 1
Pour finir, une jolie histoire, arrivée à un notable
spécialiste anglais, renommé pour son habileté à dé-
couvrir les vieux points, et son adresse non moins
grande à les vendre un très gros prix.
Il avait confié aune exposition récente un rochet
en point de France qui avait fait primer d'admiration
492 TRUCS ET TRUQUEURS
les fabiicanls les plus compétents. Trois mois
durant, la dentelle merveilleuse avait fait l'ornement
de la vitrine d'honneur. Puis, le moment de la clô-
ture arrivé, on l'en avait tirée pour la remettre à son
propriétaire. On s'aperçut alors qu'elle était couverte
de taches.
Grand émoi !
L'exposant refuse de reprendre l'objet, et veut se
îaire payer la dentelle 40 000 francs. On fait venir
des experts. Ils examinent la pièce, recherchent la
nature des taches, interrog-ent les gardiens, donnent
leur langue au chat et sont sur le point de renoncer
à leur enquête, quand l'un d'eux, plus avisé, arrache
la tenture qui servait de fond à la vitrine :
— Voilà la coupable ! s'écrie-t-il. Cette étoffe con-
tient du soufre. Elle a fait noircir les fds de la den-
telle qui ont dû être blanchis au blanc de céruse. Fai-
sons faire l'analyse.
On porte la dentelle au laboratoire. En effet, les fils
avaient été préparés au blanc de plomb, qui noircit
au contact de l'acide hydrosulfurique. Or comme
sous Louis XIV ce mode de blanchiment n'était pas
en usage, il en fallut conclure que, dans la dentelle,
la matière était beaucoup plus jeune que le dessin.
On fit entendre au particulier qu'il serait sage de
ne pas insister pour obtenir des dommages et inté-
rêts.
LA TÎAÎIE
L'année de la tiare. — En Tauiide. — Les fouilles d'Olbia.
— Deux compères adroits. — Les voyages de la tiare. —
L'aréopage du Louvre. — Un achat de 200.000 francs. —
Premiers bruits fâcheux. — Elina. — Devant le juge d'ins-
truction. — Un joyeux fumiste. — Entrée en scène de Ro-
dolphe Rouchomowsky. — Adsuin qui feci. — Un ciseleur
prodigieux. — Comment fut fabriquée la tiare. — Un sar-
cophage lilliputien. — Le jugement de Salomon. — Inter-
wiew de M. Clermont-Ganeau. — Les déductions. — Les
expériences. — Rouchomowski recommence son travail.
— Saïtapharnès aux Arts décoratifs.
L'an de grâce 190.3 marquera dans les fastes de la
cm'iosiLé. Nous aurons désormais l'année de la tiare
comme celle de la guerre ou de l'éruption du Mont
Pelé. Dans vingt-cinq ans, elle servira de point de
repère à la mémoire affaiblie des vieux amateurs
pour fixer la date d'un achat ou d'une heureuse trou-
vaille.
— C'était l'année de la tiare, diront-ils.
La tiare! Se peut-il qu'après avoir passionné le
monde entier, soulevé des discussions acharnées en-
tre savants, experts, critiques d'art, conservateurs de
musées, accaparé pendant trois mois les journaux des
deux hémisphères, occupé même la tribune du Par-
lement, un silence si complet se soit fait sur cette ex-
494 TRUCS ET TRUQUEURS
traordinaire aventure artistique? Ce n'est pas encore
Toubli, mais tant d'événements se sont succédé de-
puis, tant de questions troublantes ou ridicules ont
passionné l'opinion publique — ce suffrage univer-
sel des badauds — que la tiare n'est plus qu'un mot
vague, un symbole, une entité, synonyme de tru-
quage colossal et de bévue de science officielle. A
chaque découverte d'un faux dans un musée, on dit
bien toujours: « C'est une nouvelle tiare! » Mais dé-
jà les journalistes qui écrivent le mot et les lecteurs
qui le lisent ne se rendent plus compte de ce qu'il
représente ni du concours inouï de mystifications,
d'impudences et d'imprudences qu'il rappelle.
J'ai sur ma table le paquet des journaux et des re-
vues qui en ont parlé. On y discute esthétique, ar-
chéologie, philologie, épigraphie, ethnographie et
môme zootechnie. C'est effrayant : la guerre russo-
japonaise a fait couler moins d'encre. Dédale, qui
construisit le labyrinthe de Crète, n'aurait pu trou-
ver rien de plus compliqué. L'article du jour dément
l'article de la veille, celui du lendemain lance l'affaire
sur une piste opposée. Les personnages surgissent on
ne sait d'où. Il y a des X mystérieux, véritables
mythes de la fable. Bref, c'est un imbroglio, aussi
difficile à démêler qu'un roman d'aventures ou une
pièce à tiroirs.
Je vais pourtant essayer de fixer cette mémorable
épopée pour l'édification de nos arrière-neveux,
puisqu'elle se présente à nous sous une tournure
picaresque, je lui en conserverai les allures. Mais
j'en dégagerai l'affabulation. M'inspirant des procé-
dés en usage chez les maîtres du genre, je vais donner
à mon récit impartial des sous-titres suggestifs et
captivants. Il y aura un prologue: en Tauride et,
LA TIARE «95
cinq parties: les mystères du Louvre, Elina, Rou-
chomowski, le jugement de Salomon.
Je frappe les trois coups. La toile se lève. Atten-
tion ! Je commence.
EN TAUPJDE
En entrant au musée impérial de l'Ermitage, on est
ébloui par d'incomparables objets, la plupart en or,
d'une beauté d'exécution, d'une souplesse de style
absolument uniques. Ils proviennent des fouilles exé-
cutées dans la région du Bosphore, dans les ruines
des villes grecques de Crimée ou de l'ancienne Cher-
sonèse, dans les sépultures barbares qui abondent
sur les bords du Don. A côté de cet entassement de
merveilles, on ne voitplus rien, ni les antiquités étrus-
ques ou romaines, ni les statues, ni les vases antiques,
dignes cependant des plus beaux musées de l'Europe.
Le visiteur n'a d'admiration que pour ces fabuleux
bijoux qui donnent une si haute idée du génie grec
dans les arts appliqués.
Pour conserver aux musées impériaux d'aussi pré-
cieuses découvertes, les fouilles en Russie sont étroi-
tement surveillées. Mais comment interdire aux
paysans les coups de pioche clandestins ? Comment
empocher les marchands de colporter leurs trouvail-
les et les amateurs de les acheter ? Des antiquaires
réalisèrent des bénéfices sérieux. Le succès les allé-
chant, ils utilisèrent les moindres débris trouvés dans
cette Tauride mystérieuse où Gluck fit gémir la tou-
chante Iphigénie. Puis, comme il arrive toujours,
après avoir réparé, reconstitué et complété, ces bons
496 TRUCS ET TRUQUEURS
marchands enarrivèrent à créer de toutes pièces. Un
véritable atelier d'orfèvrerie néo-grecque, où les faus-
saires collaboraient avec des érudits expérimentés et
des épigraphistes compétents, s'établit dans la Russie
méridionale.
Un des premiers produits de cette singulière ma-
nufacture fut un plat d'argent au repoussé, représen-
tant, dans le creux, une scène de sacrifice, et sur le
marli, une frise de palmettes en forme de coquilles.
Offert à Rome, vers 1894, au comte Tyszkiéwitcli, il
lui parut suspect. L'amateur en refusa l'acquisition.
Peu à peu, cependant, les industriels se perfection-
nèrent. Mettant à profit le Corpus des inscriptions
d'Olbia, pillant les planches de nombreux ouvrages
d'archéologie, ils firent voir le jour à des objets plus
remarquables. Un masque d'or, avec dédicace de Pan-
taclès, fils de Cléoinbrotos, un diadème, reprodui-
sant le dessin d'un vase antique, plusieurs paires de
sandales en or, furent achetés par le musée de Cra-
covie, sans compter les bijoux de petites dimensions,
bracelets, bagues, boucles d'oreilles, vendus à divers
amateurs. En peu de temps, s'écoulèrent ainsi quatre
cent mille roubles de néo-orfèvrerie. Le coup de
maître fut une couronue murale, ornée de neuf mé-
daillons représentant des tètes de divinités, un vais-
seau, un aigle sur un dauphin, des lions déchirant un
cerf, avec une dédicace à Achille Pontarque par Kal-
linicos. L'éminent historien Curtius, qui conservait,
en 1895, à Berlin, la collection des antiques, s'y laissa
prendre et l'acquit pour le compte du musée. Mais,
reconnue fausse avant même de prendre place dans
les vitrines et, après une discussion mémorable à la
Société archéologique de Berlin, la couronne fut
renvoyée à son pays d'origine.
LA TIARE 497
On savait tout cela à Paris, dans le monde savant.
Sur tout ce qui arrivait de la Russie méridionale
planait une défiance légilinie. Cependant, moins d'une
année après, un marchand viennois présentait au
musée du Louvre un lot de bijoux provenant de la
région suspectée. Les conservateurs les accueillaient
avec enthousiasme.
Le roman de la tiare commençait.
LES MYSTERES DU LOUVRE
Au mois de mars 1896, deux étrangers, des Vien-
nois, descendaient à l'hôtel du Louvre. L'un se faisait
inscrire sous le nom de Szymanski. L'autre, qui gar-
dait l'incognito, s'appelait Antoine Vogel ( « l'oiseau »,
en français). Il était antiquaire à Vienne, 4« arrondis-
sement, Margarethenslrasse, 21. Les deux courtiers
venaient présenter à notre grand musée national
plusieurs bijoux dune importance exceptionnelle,
qui leur avaient été confiés à Vienne, le mois précé-
dent, par un marchand juif d'Otchakoff, le russe
Schapschelle Hochmann.
Le lot se composait d'un collier, de deux couvre-
oreilles et d'une coiffure en forme de tiare, le tout en
or, trouvé sur l'emplacement de l'antique colonie
grecque d'Olbia, voisine d'Otchakoff.
Le joyau du trésor était la tiare, superbe casque
en forme d'œuf, pesant 460 grammes d'or et somp-
tueusement revêtu d'ornements el de figures en relief
sui- toute sa surface. Une inscription indiquait qu'elle
avait été offerte par la colonie d"01bia au roi scythe
498 TRUCS ET TRUQUEURS
Saïlapharnès pour obtenir sa protection, environ 200
ans avant Jésus-Christ.
Hochmann avait apporté la tiare à Vienne au mois
de février 1896. 11 s'était abouché avec un marchand
d'antiquités, le Polonais Szymanski, et, sur son con-
seil, avait proposé l'objet au musée impérial.
La coiffure du roi scythe avait été fort admirée.
Les archéologues, M^L Schneider, Benndorf, Bor-
mann, Bûcher; les collectionneurs, le comte Wilc-
zek, le baron de Roth-schild, MM. Dumba, Manthner,
avaient opiné pour l'authenticité. Seul, M. Bûcha
avait fait des réserves.
L'énormité du prix empêcha l'affaire de se conclure.
Hochmann, qui n'avait de passeport que pour un
mois, regagna son pays en chargeant Vogel et Szy-
mensky de ses intérêts.
Un mois après, les deux courtiers débarquaient à
Paris et se faisaient adresser, par M. Laferrière, alors
président du Conseil d'Etat, à MM. Kaempfen et Hé-
ron de Villefosse. Après examen approfondi de la
part de ces deux savants, la tiare fut présentée au
conservatoire du Louvre, qui en vola l'acquisition
pour 200 000 francs.
Disons, pour les curieux, que la docte assemblée se
composait de MM. Kaempfen, président, directeur
du musée et de l'école du Louvre; Héron de Ville-
fosse, Michon, Ravaisson-Mollien, antiquités grec-
ques ou orientales; Lafenestre et Benoist, peinture;
Michel et Molinicr, Renaissance ; Pierret et Revillout,
antiquités égyptiennes; Ledrain, Assyrie; Benedite,
musée du Luxembourg ; Bertrand et Salomon Rei-
nach, musée de Saint-Germain.
Le Conseil des musées qui approuva l'acquisition
comprenait: MM. Bonnat, Henuer, Barrias, Colli-
LA TIARE 4 99
gnon, Roiijon, Gonsc, Aynard et Franck-Chauveau.
L'argent nécessaire au paiement fut avancé par
MM. Corroyer et Théodore Reinacii.
Vogel loucha la somme en deux fois, signa les re-
çus de son nom et de son adresse, et, véritable « oi-
seau de passage », s'envola à tire-d'aile. II versa,
avoua-t-il plus tard à un journaliste, 8G 000 francs à
Hochmann, 40 000 à Szymansky et garda pour ses
soins 74 000 francs, une petite fortune.
La tiare fut déposée au Louvre, oi^i son arrivée, dans
la salle des antiques, à côlé des bijoux Campana, ne
causa pas la moindre émeute. Bien plus, le public
parut ignorer l'existence de cette perle de nos riches-
ses artistiques. La grande salle des bijoux antiques
continua à étaler ses vilrines dans le vide. Les rares
visiteurs pas-aient sans s'arrêter devant cette cou-
ronne en pain de sucre, et réliquelte « tiare ofl'erle
au roi Saïtapharnès par le Sénat et le peuple d'Ol-
bia » n'éveillait dans l'esprit des masses aucun .sou-
venir hislorique.
Il n'en fut pas de même à l'étranger. Une véri-
table émotion s'empara de tout le monde savant à
l'idée que le Louvre, musée de l'Europe où il entre
le moins de faux, avait ouvert ses portes à la coiffure
suspecte du monarque scytiie.
Dès le mois de mai, M. Wesselovs^sky, professeur
de droit musulman à l'Université de Saint-Péters-
bourg, dénonça le travail moderne de l'objet. Au
mois d'août, M. Adolphe Furlwàngler, conservateur
du musée de Munich, dans Cosmopolis, indiqua les
pièces copiées, et peu de temps après, M. de Stern,
directeur du musée d'Odessa, démasqua les faus-
saires d'OtchakolT au congrès des archéologues rus-
ses, à Riga.
50a TRUCS ET TRUQUEURS
Maiscomme cette théorie fut contredite par M. Kie-
seritsky, conservateur des antiquités du musée de
l'Ermitage, ainsi que par MM. de Yillefosse, Théo-
dore Reinach, Michon et autres archéologues, chacun
coucha sur ses positions — et la tiare au Louvre.
Vainement, à la rentrée des Chambres, M. Paschal
Grousset se fit l'écho des savants sceptiques. Une
réplique de M. Roujon, directeur des Reaux-Arts,
commissaire du gouvernement, s'appuyant sur« tout
ce qu'il y a de compétent et d'autorisé dans la science
française », déclara la tiare « une excellente acqui-
sition dont il fallait remercier et féliciter les musées
nationaux ». Le budget fut voté sans opposition. Il
ne resta du débat du 28 novembre 1896 qu'une
réponse piquante de M. Gauthier de Clagny à M. Pas-
chal Grousset, demandant si le travail était antique
et authentique :
— Il le deviendra !
Le silence se fit sur les mystères du Louvre. Les
honnêtes marchands d'Otschakoff en profitèrent pour
envoyer l'année suivante, à Londres, un nouveau lot
d'objets que le Rritish Muséum refusa net. Un
grand marchand de médailles et d'antiques ne crai-
gnit pas d'en faire l'acquisition.
ELINA
Sept ans, presque jour pour jour, avaient passé
sur la couronne du tyranneau d'Olbia. Les polémi-
ques, qui avaient accompagné son apparition, étaient
oubliées, lorsqu'un incident inattendu vint remettre
en question son authenticité et donner à l'affaire un
LA TIARE 50 1
retentissement considérable. Cette fois, les discus-
sions dépassèrent Taréopage des savants. La grande
masse du public allait se passionner pour ou contre
la tiare de Saitapharnès.
Au moisde mars 1903, M. Boucard,juge d'instruc-
tion, recherchant les auteurs de dessins et aquarelles
faussement attribués à Henri Pille, interrogea un
artiste montmartrois, M. Mayence dit Elina. Celui-
ci repoussa énergiquement l'accusation dont il était
l'objet, invoquant cette excellente raison que, n'ayant
jamais été peintre ni dessinateur, il était parfaite-
ment incapable de produire les œuvres contestées.
En revanche, il fit une déclaration étrange sur les
truquages dont aurait été victime le Louvre. Dans
sa déposition, où la fantaisie Chat-Xoiresque se mê-
lait à une précision troublante de détails, au milieu
de racontars de concierges sur une fabrique de
fausses momies installée à Monlrouge, il se déclara
l'auteur de la tiare d'Olbia.
« Vers 1888 ou 1889, dit-il en substance, existait,
tout en haut de Montmartre, rue de Norvins, une fa-
brique d'objets d'art antiques, dont les directeurs,
MM. Baron et Barré, sont aujourd'hui décédés.
J'étais au nombre des artistes dont on utilisait les
services,
« En l'année 1894, M. Spitzer, un des clients les
plus importants de la maison, commanda une cou-
ronne dont il apporta le dessin. Je fus chargé du tra-
vail. La tiare fut faite d'une feuille d'or du poids de
458 grammes, payée 4 500 francs, et livrée au bout
de quelques mois. Or, comme le sort réservé à celte
tiare m'intriguait, je pris soin de marquer mon
œuvre, en trois endroits, de points noirs indélé-
biles. D'ailleurs, j'ai pratiqué la soudure suivant
502 TRUCS ET TRUQUEURS
les procédés modernes. On la retrouvera sans peine,
elle est recouverte par un autel destiné au sacri-
fice. »
Le lendemain, toute la presse reproduisait cette
stupéfiante révélation. Une catastrophe imprévue,
un coup de grisou dans une mine, un naufrage, un
tremblement de terre provoqueraient moins de reten-
tissement. Oh ! ce n'était plus le temps des discus-
sions courtoisement savantes! Il ne s'agissait plus
d'arguments empruntés à l'épigraphie, à l'histoire, à
l'esthétique! L'auteur du faux se dévoilait. Il s'offrait
à en administrer la preuve! Le public simpliste ré-
sumait la question en deux lignes: les conservateurs
du Louvre ont payé 200 000 francs une antiquité fa-
briquée à Montmartre.
Pendant trois jours, la salle des bijoux antiques ne
désemplit pas. Un des gardiens compta, du jeudi au
samedi soir, plus de 30 000 visiteurs devant la fa-
meuse vitrine. Elina devint célèbre. II daigna se
laisser interwiewer par tous les grands journaux à
qui il conta sur sa personne les détails les plus fan-
taisistes.
Cependant, ses allégations ne rencontrèrent pas
partout la môme créance. Les conservateurs attaqués
le traitèrent de « joyeux mystificateur », autrement
dit de fumiste. A l'Institut, on le supposa atteint d'a-
liénation mentale. Les démentis arrivèrent de tous
côtés. L'orfèvre-ciseleur Barré, qui n'était pas mort,
quoi qu'en ait dit Mayence, déclara qu'il ignorait
même l'existence de la tiare. Son prétendu associé
Baron ne put rien dire — et pour cause — , mais sa
veuve affirma qu'il n'avait jamais eu de rapports avec
Elina. Enfin, le gendre de M. Spitzer fit observer,
avec juste raison, que son beau-père ne pouvait avoir
LA TIARE 503
commandé la tiare en 1894,aUenclu qu'il étail décédé
le 23 avril 1890.
Cependant, la presse ne désarma pas. Elle était trop
belle, l'occasion de ridiculiser la science officielle !
Le torrent d'insinuations malveillantes continua à
couler sur nos musées nationaux, alimenté par la
verve inépuisable de V Intransigeant et des journaux
d'opposition. La tiare par ci, la tiare par là! On ne
pouvait rencontrer un ami dans la rue sans qu'il se
crût obligé de vous donner son opinion, ni dîner avec
des archéologues sans que la tiare fût la pièce de ré-
sistance du menu.
La caricature s'en empara. Carand'Ache, dans une
histoire sans paroles, peignitle cauchemar d'un mem-
bre de l'Institut qui croit voir Saïtapharnès se coiffer
de sa tiare et venir satisfaire un besoin au pied du
lit même du savant. Raoul Ponchon plaisanta dans
sa Gazette rimée ce fameux joyau :
Casque si l'on veut ou bien fez,
Qui couronna de son grimoire
Le clicf de Saïlapharnès,
Dont 1 histoire a perdu mémoire.
Quelle bonne pâture pour les nouvelles à la main!
Les échottiers firent des mots. On parla d'hommes
tiares, de voleurs à la tiare.
Les gamins, dans les rues, chantèrent sur un air
connu :
C'est la tiare, la tiare, la tiare,
C'est la tiare qu'il nous faut.
Ce ne furent pourtant ni les dessins, ni les chan-
sons qui tirèrent le Conservatoire du Louvre de son
impassibilité.
Le 23 mars — quatre jours à peine après la décla-
504 TRUCS ET TRUQUEURS
ration d'EHna — un journal du matin publiait une
lettre de M. Lifschitz, bijoutier du quartier des Ar-
chives, qui déclarait avoir vu travailler sous ses yeux,
à Odessa, le véritable auteur de la tiare, un graveur
russe du nom de Roucliomowski. L'objet avait de-
mandé huit mois de travail, de 1895 à 1896, et avait
été payé 2 000 roubles. Une autre lettre, tout aussi
précise, d'une dame russe ayant connu Rouchomow-
ski à Odessa, confirmait la première, et représentait
l'artiste comme digne du plus grand intérêt.
Ces faits nouveaux rouvraient l'ancienne polémi-
que de 1896. 1\I. Héron de Villefosse n'hésita pas. Il
demanda au ministre de l'Instruction publique l'au-
torisation de retirer provisoirement la tiare des vitri-
nes. Dès le lendemain, cette décision fut portée à la
connaissance du public. On apprit ainsi que le savant
conservateur des antiquités grecques et romaines
avait conçu « des doutes graves » sur l'authenticité
de la tiare. Le public en conclut que le Louvre avait
élé bel et bien dupé. Le véritable auteur était désor-
mais révélé.
L'artiste montmartrois ne s'entêta pas. Déjà forte-
ment battu en brèche par ses contradictions inces-
santes, il comprit qu'il était temps de s'exécuter, et il
le fit en des termes qui ne manquaient pas d'une cer-
taine désinvolture :
— Tout ce que j'ai raconté sur la fabrication delà
pièce était forgé... Maintenant que je considère mon
but comme atteint, j'arrête la plaisanterie. J'aurai
du moins eu le mérite de remettre sur le tapis la ques-
tion de l'authenticité de la tiare et d'avoir attiré l'at-
tention du public sur les fabriques clandestines d'ob-
jets truques.
Et satisfait d'avoir alimenté les revuistes de fin
LA TIARE 50b
d'année en couplets inédits, M. Mayence, dit Elina,
alla passer l'été à Dinard, où le Tout-Paris donnait
son adresse « Villa de la Tiare. »
è
ROUCHOMOWSKI
Le nom du ciseleur russe, qui allait remplacer sur
la scène de l'actualité le fantaisiste « homme à la
tiare », avait déjà été prononcé dans les polémiques
de savants à savants. jMais qui donc, à part leurs au-
teurs, songeait à lire ces mémoires archéologiques ou
épigraphiques ? Israël Rouchomowski (en russe Uzpan
et PyxocuohcJiin) était alors aussi ignoré à Paris que
Thomas and C*'.
On finit pourtant par se rappeler que ]\I. de Stern,
en dénonçant, dans la Revue philologique, le truquage
de la tiare, avait nommé Rouchomowski. Les Débats
du 3 octobre 1897 avaient même publié un démenti
du graveur russe. Mais le mystérieux faussaire était
resté introuvable à Odessa. C'est du moins ce que
prétendaient M.. Salomon Reinachet ses confrères de
l'aréopage.
Il ne le fut pas longtemps.
Un journal du matin pria un de ses correspondants
de se mettre en rapport avec l'artiste, et le télégraphe
lui apporta cette réponse :
Odessa, 23 mars.
Le îçraveur Israël Rouchomowski, demeurant à Odessa,
rue Ouspenskaïa, numéro 30, déclare catégoriquemea
être l'auteur de la tiare: il dit l'avoir exécutée ea 1896 sur
la commande d'un individu venant de Kertch. Roucho-
mowski offre, moyennant 1 200 francs, d'arriver à Paris.
22
Î,Ô6 TRUCS ET TRL'QUia'RS
Celte fois, c'en ctail Irop. Le ministre de Tlnstiuc-
lion publique, M. Chaumié, appelé à donner au Séna
des explications, annonça qu'une enquête allait être
ouverte. Le 28 mars, on apprit qu'elle était confiée à
M. Glermont-Ganneau, membre de l'Institut, profes-
seur au Collège de France. M]\L Kaempfen et Héron
de Villcfosse lui firent remise de la coiffure litigieuse,
qui fut placée sous scellés, dans un local spécial
du Louvre. Rouchomowski reçut les 1 200 francs
qu'il demandait pour son voyage, avec recommanda-
tion de faire diligence. Le 5 avril, il débarquait à Paris
via Varsovie-Berlin, et descendait au Central Hôtel,
sous le nom de Bardes.
La curiosité parisienne fut portée à son comble.
Les revues illustrées donnèrent la photographie de
l'homme qui avait roulé l'Institut. Leurs confrères
de la presse quotidienne se contentèrent de portraits
écrits, mais suffisamment suggestifs.
« La tête, bizarrement petite pour l'épaisseur du
buste et la longueur des membres, avait, à certains
moments, avec les deux trous bleus des grosses lu-
nettes à branches d'or, quelque chose d'une tète de
mort. »
On sut comment Rouchomowslti s'habillait, on le
suivit à son hôtel, au petit restaurant israélite où il
mangeait. On porta son talent aux nues. Des orfèvres
de la rue de la Paix lui firent un pont d'or pour l'en-
gager à travailler pour eux. Le pauvre graveur, qui
ciselait à Odessa des matrices de lettres d'ornement
à estamper des boîtes métalliques, se vit arriver à
la célébrité. Il crut avoir conquis ce Paris que, dans
son imagination de Lithuanien, il se représentait
comme le paradis des arts. A tous les journalistes qui
l'interrogeaient fiévreusement sur l'enquête, conduite
LA TIARE 507
par M. Clermont-Ganneau dans le plus grand secret,
il répondait avec un sourire de dédain :
— La tiare ? mais ce n'était pas de l'art, c'était
grossier, ce n'était rien... Ah ! si vous voyiez mon sar-
cophage !
On la vit cette merveille des merveilles, ce comble
delà patiencect de la finesse d'exécution. Tout Paris
défila au salon des Artistes français, devant la vitrine
où elle trônait, telle un diamant de la Couronne.
Hélas ! elle n'avait pas été payée 200 000 francs
par des académiciens à habit vert et à décorations
multiples. Le gros public se dit :
— Ce n'est que ça?
Les critiques d'art, plus justes, admirèrent la pa-
tience du ciseleur, qui avait creusé, dans un bloc d'ar-
gent massif, ce minuscule sarcophage, l'avait décoré
sur toutes ses faces de petites scènes en bas-relief :
la Course à la mort et les six âges de la vie, et y avait
enfermé un imperceptible squelette en or fin, dont
on apercevait, en soulevant le couvercle du tombeau,
la perfection anatomique irréprochable, les mem-
bres articulés et les plus infimes détails observés,
jusqu'aux points de suture des fontanelles sur le
crâne. Ils y virent le triomphe de l'infiniment petit,
quelque chose comme ces tournures d'ivoire qu'on
renfermait jadis dans des noisettes. Toutefois ils y
cherchèrent vainement l'imagination artistique et la
pensée créatrice. Rouchomowsky resta à leurs yeux
un artisan d'une surprenante habileté. Ils lui refusè-
rent le titre d'artiste.
Deux mois après, le rapport de M. Clermont-Gan-
ncau paraissait, tranchant définitivement la question
d'authenticité du casijued'or. La tiare cessait d'être à
l'ordre du jour, et personne ne s'occupait plus de
508 TRUCS ET TRUQUEURS
Rouchomowsky, qui regagna, je pense, la Russie en
maudissant FingTatitude des Parisiens.
LE JUGEMENT DE SALOMON
C'est le 2 juin 1903 que le ministre de l'Instruction
publique et des beaux-arts reçut les conclusions de
Tenquête. M. Clermont-Ganneau avait rendu son
jugement qui — soitditsans aucune allusion à M. S.
Reinach — n'était pas précisément le jugement de
Salomon. L'cminent professeur, en effet, ne parta-
geait pas la tiare en deux : une partie ancienne et un
complément moderne. Il concluait à la totale inau-
tlienticité du couvre-chef du tyranneau scythe.
C'était Técrasement définitif des saïtapharuistes.
Dès la publication de ce rapport dans le Journal
officiel, ']C voulus en avoir le cœur net et tenir de son
auteur lui-même les renseignements sur cette éton-
nante affaire. J'allai interviewer M. Clermont-Gan-
neau.
Avenue de l'Aima, au 5^ étage, l'appartement d'un
travailleur. Dans le salon, des objets antiques qui
récréent la vue d'un archéologue et lui permettent
d'attendre sans trop d'impatience. J'aperçois, à côté,
une petite pièce de travail, dont les murs disparais-
sent sous d'innombrables volumes. Ce sont les do-
cuments précieux qui ont servi aux recherches de
J'éminent membre de l'Institut sur les antiquités hé-
braïques et phéniciennes, la Palestine inconnue,
l'authenticité du Saint-Sépulcre, les fraudes archéo-
logiques en Palestine, la coupe phénicienne de Pa-
leslnna, Icsl sceaux et les cachets syriens et tant
LA TIARE 509
d'autres retentissantes communications qui lui ont
donné une place d'honneur dans le monde savant.
Je suis introduit dans le sanctuaire. Ce n'est pas
une bibliothèque, c'est un dépôt d'archives. Des
livres partout, sur les chaises, sur les tables, sur le
parquet, de véritables montagnes de papier se dres-
sant dans tous les coins. Pas une place libre sur le
bureau. Il faut un plancher solide pour ne pas s'ef-
fondrer sous une telle charge !
L'auteur de la Stèle de Mésa vient à moi, la main
cordialement tendue, la cigarette aux lèvres :
— Tout à votre disposition, me dit-il, et il m'indi-
que un fauteuil en face de lui, de l'autre côté de la
cheminée.
M. Clermont-Ganneau a la physionomie sympathi-
que. Ses yeux s'abritent derrière un lorgnon. 11 porle
toute sa barbe, poivre et sel.
— Trêve de préambule, me dit-il. Je vais droit au
fait.
Je reçois un jour un appel téléphonique. C'était
M. Chaumié lui-môme qui me demandait d'experliser
la tiare. Mon premier mouvement fut de décliner celte
mission.
L'art grec n'est pas mon domaine propre. Je me
suis confiné dans les antiquités orientales et sémiti-
ques. J'ai réussi, on l'a rappelé, à établir la fausseté
des fameuses « poteries moabites » de Berlin, et
celles du prétendu manuscrit original de la Bible, le
Deuléronome de M.Shapira, offert au British Muséum.
Pourtant la compétence qu'on veut bien me reconnaî-
tre ne s'étend pas à n'importe quel terrain. J'étais
dans la situation d'un oculiste appelé en consultation
pour une maladie d'oreilles. Je demandai àrélléchir.
Pendant quelques jours on insista. Mon nom avait
510 TRUCS ET TRUQUEURS
été indiqué au ministre pendant une séance du Sénat.
Il tenait beaucoup à me charger de l'enquête. Peut-
être avait-on résolu en haut lieu de ne charger de celte
besogne aucun des anciens élèves de l'Ecole d'Athè-
nes. Un d'eux était en cause. La corporation se sou-
tient et n'aime pas à démolir l'un des siens. Petite
franc-maçonnerie bien excusable de camarades.
Je dus céder cependant. Le choix de ma personne
était presque impératif.
— Connaissiez-vous déjà la tiare? demandai-je.
— Non, répond i\L Clermont-Ganneau. Je n'avais
pas été consulté lors de l'achat. Je n'avais fait que
l'apercevoir, comme louL le monde, en traversant, en
curieux, la salle des bijoux antiques, au Louvre. J'a-
joute que cette ignorance ne dut pas être étrangère
au choix du ministre. J'allais pou'.oir aborder l'en-
quête avec des impressions toutes fraîches.
Or, il me fallait la tiare pour l'examiner à mon aise,
en dehors de toute influence. J'eus quelque peine à
l'obtenir. Quand, enfin, je tins entre mes mains la
pièce controversée, je fus frappé, tout d'abord, par
l'état de conservation dans lequel elle était venue
jusqu'à nous. L'objet, à première vue, ne semblaitpas
avoir souffert ; mais quand on l'examinait de près, on
s'apercevait, non sans surprise, qu'en réalité, la tiare
avait reçu, çà et là, sur tout son pourtour, un grand
nombre de coups, de contusions, nettement visibles
sur le métal, sous la forme de bosses plus ou moins
profondes.
Je ressentis le coup de foudre qui frappa saint
Paul sur le chemin de Damas. Ma religion était éclai-
rée. Les coups, remarquez-le bien, intéressaient les
creux, les champs, les parties plates, et respectaient
les reliefs, les œuvres vives, les grandes scènes his-
LA TIARE iif
loriées, qui faisaient l'intérêt du casque. Les parties
les plus exposées aux chocs étaient indemnes. Les
autres, les creux, que les coups n'auraient pas dû at-
teindre, étaient criblées. Il y avait là autre chose que
l'intervention du hasard.
J'y regardai de plus près. Tous ces chocs étaient
réguliers et produits par un outil. On avait respecté
les reliefs, pour ne pas déprécier la valeur artistique
du travail.
Dès ce moment, mon opinion était faite. Le fait
nouveau se dégageait de Fexamcn intrinsèque de la
pièce. Il ne me restait plus qu'à confirmer mon ob-
servation par les dires de M. Rouchomowski, et,
après avoir interrogé l'objet, à questionner Ihomme.
Le ciseleur russe est un artisan d'aspect fort mo-
deste, dépourvu d'instruction artistique, sans aucune
notion archéologique. Il me parut, à première vue,
incapable d'avoir conçu cette gigantesque mystifica-
tion.
Il m'expliqua qu'on lui avait commandé la tiare,
dont il ignorait absolument les aventures depuis
qu'elle avait quitté ses mains.
— Pardon de vous interrompre, fis-je doucement.
Rouchoraowski vous a-t-il nommé la personne qui
lui avait fait exécuter son travail? Les Novosli, le
Jonzchnoie Obozrenie d'Odessa et plusieurs journaux
russes ont rapporté que des Français auraient joué
un rôle important dans l'affaire, en procurant les do-
cuments nécessaires. S'agit-il d'un de nos compa-
triotes?
— Rouchomowski n'a voulu articuler aucun nom.
J'ai respecté ses scrupules, et dans mon rapport, j'ai
désigné par X le personnage mystérieux.
— Mais ce nom n'est-il pas connu par ailleurs, et
512 TRUCS ET TRUQUEURS
n'a-t-il pas été maintes fois prononcé à l'étranger
dans les polémiques saïtapharnisles?
— Je ne veux pas le savoir. Rappelez-vous que je
n'avais pas à connaître des tenants et aboutissants
de celle affaire. J'avaisseuleraent à me prononcer sur
rauthenticité de la pièce. Je m'étais tracé mon rôle
d'avance. Je ne suis ni un policier, ni un juge d'ins-
truction. Je n'ai accepté que de donner mon opinion
sur un objet controversé. Le reste n'est pas de mon
i'cssort.
Pendant huit jours, j'interrogeai le ciseleur d'O-
dessa sans lui montrer la tiare. II m'apporta des pho-
tographies exécutées dans son atelier, où le casque
d'or était encore intact avant les bosselures. Il dé-
balla des croquis, des études, des calques. Enfin, il
me remit une gravure découpée dans un ouvrage
allemand, dont il avait oublié le titre, et oii il avait
puisé la majorité de ses inspirations.
Je lui demandai des détails précis sur l'exécution.
De mémoire, il m'indiqua des 4)oints de repère, que
le pus vérifier, et qui se trouvaient exacts. Le relief
exceptionnel de la main de rAchille, une crevasse
dans la cuisse gauche d'Anliloque, l'addition dans
l'intérieur d'une lamelle d'or, pour consolider le mé-
tal sous les spires du serpent. Il me raconta que la
tiare lui avait été commandée pour être offerte en ca-
deau à un professeur d'archéologie deKarkov, à l'oc-
casion de son jubilé, et qu'on lui avait fourni non
seulement les documents dessinés, mais des frag-
ments d'or déjà décorés d'ornements, qu'il n'eut qu'à
copier, et dont il utilisa même le plus important dans
la confection de la couronne.
La pièce avait été exécutée en trois parties : la
calotte supérieure, emboutie, et deux zones, dûment
LA TIARE 513
courbées et soudées verticalement à leurs bords ex-
trêmes, puis soudées horizontalement l'une à l'autre,
et réunies à la calotte par une dernière soudure.
Tout cela devait être facile à vérifier.
Je réclamai la désignation d'experts et je priai les
hommes de l'art choisis par l'administration des
Beaux-arts de donner leur avis motivé sur l'exécution
matérielle de l'objet. Le clan des orfèvres, représenté
par Falize, Lalique, André et autres, déclara sans
réserve que Benvenuto Cellini était mort et qu'on
ne connaissait dans le monde entier aucun artiste
capable de créer un tel trésor. J'insistai. Je déclarai
qu'il y avait trois soudures dans la tiare et qu'il était
pour moi de la plus grande importance de pouvoir
retrouver leurs traces. Les hommes de l'art se passè-
rent le casque de main en main et reconnurent celles
des deux zones inférieures. Mais ils déclarèrent que la
partie supérieure n'en renfermait aucune, le tra-
vail ayant été complètement embouti. C'était la né-
gation d'une partie des déclarations de Roucho-
mowski. Sa sincérité et sa bonne foi étaient mises
en doute.
Cependant, quelques jours après, André revint.
Mon affirmation l'avait rendu perplexe. Pour s'éclai-
rer une dernière fois, l'habile restaurateur du coffret
de l'Escurial me demanda à revoir la tiare. Après
un long examen :
— Non, décidément, dit-il, il n'y a pas de soudure.
Et il sortit, emportant cette conviction bien sin-
cère.
Mon argumentation fléchissait sur ce point. Le
lendemain, voulant épuiser tous les moyens, je priai
André de revenir encore. Cette fois, je vis la figure
du prestigieux restaurateur exprimer unétonnement
22.
514 TRUCS ET TRUQUEURS
profond. Mettant le doigt sur une des bandes ajou-
rées de la calotte :
— La soudure est là, me dit-il, mais la bande a
été repercée après coup et le découpage a fait dispa-
raître presque toutes les surfaces soudées.
Rouchomowski avait dit la vérité.
Je poursuivis mon enquête. Je retrouvai les ou-
vrages où le ciseleur russe avait puisé ses motifs. Les
Antiquités de la Russie méridionale, de MM. Tolstoï
et Kondekoff, avaient fourni les scènes de la vie
Scythe qui se déroulent sur la zone inférieure. Le
Bilder-Atlas zur Weltgeschichte, de Weisser, sorte
d'album populaire édité en Allemagne, avait donné
la fresque de Jules Romain, d'après Raphaël, repré-
sentant la victoire de Constantin sur Maxence et le
bouclier de Scipion de notre Cabinet des médailles,
qui a inspiré la scène de Briséis rendue à Achille
par Agamemnon.
Un dernier point restait à vérifier. M. Roucho-
mowski était il capable d'avoir exécuté la tiare?
Pour cela, il n'y avait qu'à le mettre à l'œuvre, sous
mes yeux, avec ses outils que j'avais pris soin de
faire venir d'Odessa.
Mais que de difficultés afin de lui fournir l'or néces-
saire à son travail ! Aucun crédit n'avait été ouvert
concernant les frais d'expertise. Après de nombreuses
démarches, j'obtins de la Monnaie des feuilles au
même titre que l'or employé dans le chef de Saïta-
pharnès, un métal très pur, choisi ainsi par les faus-
saires, pour se rapprocher autant que possible de
celui dont on se servait dans l'antiquité pour la
fabrication des objets précieux.
Je lui fis copier dans l'album de Weisser deux petits
gujets ne figurant pas sur la tiare. Il les exécuta sur
LA TIARE 815
métal avec la même technique que le travail de l'objet
controversé.
Loin de me contenter de cette preuve, qui aurait
pu pour bien d'autres sembler définitive, je voulus
mettre tous les atouts dans mon jeu. Je lui comman-
dai une reproduction partielle de la tiare elle-même,
une tranche allant du sommet à la base et compre-
nant un spécimen de chaque motif de décoration ou
de figuration.
Il repoussa et cisela sonfac similé sur trois plaques
d'or séparées, courbées au même gabarit que la tiare
et assemblées entre elles par le même genre de sou-
dures horizontales.
J'étais fixé.
Il n'y avait plus qu'à rédiger mon rapport et à rendre
la tiare avec les essais.
— Et Elina, fis-je, en manière de conclusion à la
charmante conférence que je venais d'entendre ?
— Elina ? Il n'a joué dans l'affaire que le rôle du
mineur qui fait exploser le grisou. Croyez-moi,
ajouta-t-il, en me reconduisant, c'est une lamentable
histoire ; il vaut mieux l'oublier et faire comme ces
ménagères qui jettent une pincée de cendres surune
immondice. Je retourne à mes chères études, comme
disait monsieur Thiers.
Ainsi finit la comédie. On connaît les conclusions
du rapport. La tiare, qui n'était plus antique mais
n'était pas non plus tout à fait en toc, fut remise au
musée des Arts décoratifs. L'œuvre de Rouchomowski
y attend, dans une ombre prudente, que M. Georges
Berger juge à propos de l'exposer dans la section
518 TRUCS ET TRUQUEURS
d'art moderne. Gageons, maintenant qu'elle est re-
connue fausse, qu'elle n'aura pas au Pavillon de
Marsan plus de visiteurs qu'elle n'en avait au Louvre,
quand on la croyait vraie.
Un dernier mot. Pendant l'enquête, un barnum,
pour l'exhiber en Amérique, en avait offert, dit-on,
le prix qu'elle avait coûté, à la condition qu'on lui
garantît qu'elle était fausse.
Faut-il le croire ?
P. S. — Une nouvelle tiare a surgi : la couronne
de Hongrie, aujourd'hui en plein exercice, serait deux
fois fausse. Cette vénérable coiffure ne représenterait
qu'un mélange de pierres fines, de perles et de pla-
que en émail assemblées à plusieurs époques. La
bulle d'envoi en l'an mille du pape Sylvestre ne
peut prétendre à aucun état civil. Le Saint-Siège l'a
fait constater. C'est M. Jean de Bonnefons qui af-
firme, dans le Journal du 23 avril 1907, avec preuves
à l'appui, que ce document et l'objet sacré sont sans
authenticité.
TDIBRtS-POSTE
Au Biilish-Museura. — Les vignelles les plus chères du
monde. — Débuts de la pliilalélic. — La famille Benoilon.
— Douteux post-ofùce de Maurice. — Grandes raretés im-
possibles à imiter. — Contrefaçons grossières. — Eloge en
vers. — Maquillages de timbres vrais. — Intenviev d'un
grand expert. — Effigie renversée. — Fabrique de filigra-
nes. — Fausses dentelures et marges factices. — Timbres
bénits. — Tète bêche de la République de 1843. — L'ambi-
tion perd les truqueurs. —Epreuve par Icau bouillante. —
La loi ne punit pas les contrefacteurs de timbres anciens.
— Concurrence à la maison Symian et Cie. — Des timbres
f;inx plus recherchés que des vrais. — Le lavage. — Lé-
gende des petits Chinois. — Emissions pour collectionneurs.—
Alius des surcharges. — Un nègre affranchi.
Elle a trouvé sa place d'honneur, la collection de
limbre.s-poste 1 Saluez-la comme un grand person-
nage; elle siège au British Muséum de Londres, au
milieu des incunables et des manuscrits enluminés.
Dans des cases perpendiculaires, les petits carrés de
papier étiquetés, alignés en bataillon, forment par
leur polychromie de curieuses mosaïques. Pas de
poussière déposée en buée, pas d'éclatante lumière
qui absorbe et qui dévore la couleur. Dos vitrines
bien closes avec des couvercles faciles à tirer. Il faut
même une autorisation spéciale pour être admis ,^
contempler les grandes raretés dans un comf arti-
ment réservé avec prudence, comme Tenferdt nokr
518 TRUCS ET TRUQUEURS
Bibliothèque nationale-. Songez donc! la vitrine ren-
ferme, au milieu de bien d'autres trésors, les deux
Post-Office de l'Ile Maurice de 1847 dont on ne
connaît que vingt-quatre exemplaires! Le dernier
passé aux enchères, le 13 janvier 1904, un « deux
pence » bleu neuf, a étéacheté parle prince de Galles,
héritier du trône, la jolie somme de 36 250 francs.
Pauvres billets de banque ! vous n'êtes plus les plus
chères gravures du monde entier! Comme une auto
de 80 à l'heure, elle a fait du chemin depuis un de-
mi-siècle, la collection des petits timbres-poste!
Victorien Sardou doit sourire s'il relit le dialogue
de Fanfan dans la Famille Benoîton, où il mit si spi-
rituellement en scène la bourse aux timbres des
Champs-Elysées.
Vous connaissez le passage; je le reproduis, non
selon la brochure, mais avec les variantes du premier
manuscrit autographe de la pièce que je possède
dans ma bibliothèque :
FANFAN
« Papa me dit un soir en arrivant : — Fanfan, les
« timbres Sud vont monter, marche là-dessus ! —
« Moi, je coursa la Bourse, j'achète tous les Sud qui
« étaient sur la place contre mes Anglais et mes Ita-
(y liens. Bibi Lasalle qui ne savait pas disait: « Il est
« fou ce Fanfan, d'accaparer comme ça tous les Sud:
« il va écraser le marché! » Mais à 4 heures 1/2, qui
« est-ce qui faisait une tête ! C'est eux, parce qu'on
« a su que M. Davis était arrêté. Et voilà les Sud qui
« ont monté, monté, monté à cause de son portrait
(( rui est dessus.
« Je les ai revendus avec un bénéfice, et ils ra-
TIMBRES-POSTE 819
« geaient les autres! (Riant.) Ah ! ils ne sont pas de
" force... et s'ils savaient Topération que je mijote
« aujourdliui sur le Mexique! »
ciiAMPROSÉ, ahuri
« Abrutissant ! »
Ce dialogue s'échangeait en 1865 sur la scène de
l'ancien Vaudeville de la place de la Bourse.
Aujourd'hui, le petit cercle des initiés s'est agrandi
comme celui que produit une pierre jetée dans l'eau:
l'amusement de collégiens est devenu une collection
sérieuse, classée, cataloguée. Chapeau bas! elle a pi-
gnon sur rue, un nom tiré du grec (1) des sociétés et
des journaux spéciaux. Elle touche à l'histoire, aux
mœurs, à l'art, à la méthode, à la diplomatie, à la
géographie. Dans le monde entier, des milliers de
marchands font chaque année plusieurs centaines de
millions d'affaires.
Et savez-vous à combien revient une collection
ordinaire? 50 à 100000 francs. Les chiffres décuplent
quand il s'agit de cabinets célèbres, comme celui de
l'empereur de Russie qui comprend 190000 pièces,
celui du prince de Galles, ceux du duc d'Edimbourg
et du comte de Shaftcsbury. La vente de la collection
Erard Le Roy d'Etiolles, après des combats homéri-
ques, des trêves et des reprises, s'est terminée, au
bout de trois mois, en juin 1907, sur un total de
827 752 francs.
(1) Du grec ytXo;, qui aime; aTc^cioc. aiTranchisscmenU
520 TRUCS ET TRUQUEURS
Enfin un milliardaire américain, avec une grosse
artillerie de plusieurs millions, ferait inutilement le
siège de la reine des collections, celle de M. de la
R., à Paris, montrant avec orgueil plus de 250 000
pièces, proiluit d'une sélection et d'une recherche
obstinée, implacable : saluons, sans le nommer
davantage, ce grand capitaine des limbrophiles.
Vous pouvez le croire, les truqueurs n'ont pas
manqué d'apparaître vite, avec leurs manipulations
clandestines. Les premières tromperies datent de la
naissance môme de la philatélie. Oh I bien timide-
ment au début ! Comme la calomnie de Basile, leur
petite industrie a fait ses premiers pas en rasant le
sol en Allemagne, en Angleterre, en Amérique.
Puis, elle s'est glissée tout doucement à Paris, vers
1864, aussitôt que la Bourse des Champs-Elysées,
ouverte aux achats, eut remplacé celle des Tuileries
où les échanges seuls étaient permis.
De jeunes éphèbcs, adeptes du maquillage, vendi-
rent, en imitation, aux naïfs amateurs, les Libéria,
les Guyane, les trois grands chiffres du Brésil, les
cygnes d'Australie et les Office de Hambourg. Puis,
la fraude s'agrandit et fit tache d'huile. Les mysti
ficateurs établirent des dépôts chez les papetiers,
les débitants de tabac, les petits marchands peu
scrupuleux. Bientôt, dans tout Paris, on écoula des
timbres faux, rares ou communs. Le truquage envahit
le commerce des timbres comme un pays conquis.
Depuis il a gardé ses positions. Il s'est même for-
tifié de tous les moyens stratégiques que lui ont
fournis les progrès des arts et des sciences. La contre-
façon atteint maintenant une telle perfection que
les plus malins y perdent leur géographie et que des
experts renommés exigent parfois plusieurs séances
TIMBRES-POSTE 521
et l'emploi d'instruments de précision (microscope,
agrandissement photographique), avant de se pro-
noncer sur l'authenticité d'un type. Il leur arrive
même , dans les grandes occasions, d'hésiter à poser
leurs conclusions.
Un de nos grands arbitres de la philatélie (1) au dia-
gnostic incomparable vit arriver, dans ses comptoirs
du boulevard Montmartre, un jeune homme parlant
un français panaché d'accent étranger, qui lui offrit
un fragment de lettre où se voyaient trois timbres
de Maurice Post Office, oblitérés à date ancienne.
L'expert les compara avec des photographies de tim-
bres authentiques : pas de différence, mais les marges
étaient si belles, les teintes si vives, qu'il eut des
doutes et proposa au vendeur de se rendre chez un
grand collectionneur où la vérification, à l'aide de
pièces indiscutables, eût été possible. Le jeune
homme prit rendez-vous pour le lendemain, mit ses
timbres dans son portefeuille et ne revint pas. Le
savant arbitre se demande encore s'il a eu sous les
yeux des exemplaires authentiques et inconnus de
ces vignettes rarissimes ou des réimpressions sur la
planche originale.
Le bruit, en effet, courut, il y a une vingtaine
d'années, que la gravure du Post Office de 1847avait
été retrouvée dans un vieux coflre-fort du gouverne-
ment par un modeste employé qui avait tenu sa trou-
vaille secrète et comptait là dessus pour faire fortune
Rassurez-vous, des faits de ce genre sont plutôt
522 TRUCS ET TRUQUEURS
rares. On connaît, à ([uelques-uns près, tous les tim-
bres de premier choix. L'apparition snr le marché
d'un nouvel exemplaire soulève une légitime émo-
tion. On fait une enquête, la figurine est scrutée au
microscope, on la compare avec les originaux. Il est
plus facile à un contrefacteur d'écouler cent timbres
à 100 francs qu'un seul à 1 000 francs.
Puis, la contrefaçon des grandes raretés devient
malaisée. Les exemplaires authentiques restent dans
les coffres de grands marchands ou de riches ama-
teurs, thésauriseurs féroces, renfermant leurs ri-
chesses sous de triples serrures. Les manufacturiers
en faux ne pouvant se procurer les modèles n'ob-
tiennent que des reproductions imparfaites; les meil-
leures d'entre elles ne parviennent pas à reconstituer
ce tout que forme l'impression ancienne avec le pa-
pier et la gomme. Des yeux exercés ne s'y trompent
pas.
Faut-il dire pour cela que l'on n'imitera pas le 2
c. rose Guyane anglaise 1850 qui vaut 6000, celui
de 1856, rectangulaire, 1 c. rouge, 10 000 francs ?
Crovez-vous sincèrement que le 2 c. bleu Hawaïl851,
recherché à 8 000 francs ou le 81 p. bleu sur bleu,
Moldavie 1858, aux environs de 10000, le 3 lires, neuf,
jaune du gouvernement provisoire de Toscane 1860
à 2000 francs ne trouveront pas de contrefacteurs?
Je l'affirmerais qu'on ne me croirait pas.
« Rara avis », a dit Horace. On les imite ces oi-
seaux rares, comme on imite tous les autres timbres;
seulement, les faussaires qui les écoulent n'élèvent
pas leurs prétentions jusqu'à faire délier les cordons
de la bourse des grands collectionneurs. Leurs imita-
tions grossières sont destinées aux débutants naïfs et
même quelquefois aux demi-connaisseurs. Ceux-ci,
TIMBRES-POSTE 523
pour quelques francs, croient enrichir leur album
d'un timbre précieux. Ceux-là, trop rusés, se figurent
faire un chopin, suivant le terme consacré.
Qu'a pu révéler la revue des cent mille timbres
français passée en juin 1907 à Tancien hôtel des
agents de change, rue Ménars? Dans cette série de
vignettes multicolores, de libertés, d'allégories et
d'effigies napoléoniennes créée de 1849 à nos jours,
ne s'est-il pas glissé quelques brebis galeuses?
Il y eut autrefois un petit juif levanlin qui recher-
chait activement les vieilles collections d'écoliers.
Plus l'album étaitmisérable, plus les timbres étaient
communs et mal collés, plus il l'eslimait. Son travail
consistait à y ajouter des Ceylan 1854, 4 p. rose et 8
p. brun dont il avait acheté une provision en Alle-
magne et il laissait négligemment l'album à la portée
du client. Immanquablement, l'amateur qui recon-
naissait, en tournant les feuillets, des timbres cata-
logués 1 000 ou 1 500 francs, n'avait pas de cesse
avant que l'ingénieux marchand ne lui eût cédé l'al-
bum. Il s'apercevait ensuite, mais trop tard, qu'il
avait acheté 100 ou 200 francs des timbres qui valaient
20 sous.
Cet hébreu ténébreux devait être proche parent
du vieux brocanteur qui vendait à l'auteur inconnu
de VEloge de la •philatélie tant de timbres rares oblité-
rés ou neufs, tous plus beaux les uns que les autres.
Par un bonheur étrange et providentiel,
J'avais eu pour vingt sous les timbres de Maurice,
Pour trente les plus beaux de la Réunion
Et pour deux francs cinquante, unique occasion,
Tous ceux de la Guyane et tous ceux de la Suisse.
524 TRUCS ET TRUQUEURS
Malheureusement, le possesseur de tant de trésor;
eut un jour l'idée de les étaler devant un expert se
rieux :
Il examina tout sans changer de visage,
Puis, d'un ton goguenard qui me glaça les os :
« Je n'avais pas encor vu, dil-il, à mon âge,
« Un album tout entier rempli de timbres faux! »
Tout un monde interlope se fait ainsi des rentes en
trompant les amateurs naïfs. Les uns impriment de
fausses surcharges sur les timbres des Colonies
françaises, ce qui est vieux jeu, quoique toujours lu-
cratif; les autres oblitèrent des Alsace-Lorraine; un
troisième fabrique très ingénieusement des marges
à des timbres primitivement dentelés, improvise des
têtes-bêche et des timbres à centre renversé.
Ceux qui ne se sentent pas assez habiles pouropé-
rer eux-mêmes, n'ont qu'à s'adresser à l'étranger. Il
n'y a pas de mois où un marchand de timbres ne re-
çoive des offres d'honorables industriels d'Allemagne,
d'Angleterre, d'Italie, d'Egypte, du Japon, qui lui
proposent les timbres de leur pays parfaitement
imités.
Un habile copiste de Turin fournit pour 16 fr. 10
toute la série de Sardaigne, Parme, ]\Iodène, Rome,
Deux-Sicile et Naples, « gravure très jolie en cuivre
impossible aies connaître des véritables «.Il se charge
même de l'oblitération avec des cachets anciens
dont il a fabriqué tout un arsenal.
Un autre, habitant Genève, publie à la quatrième
page des journaux cette annonce suggestive :
TIMBRES-POSTE S25
FAC-SIMILÉS l^-^ CHOIX
de France, Belgique, Italie, Allemagne
et Colonies
SPÉCIALITÉ DE COLONIES FRANÇAISES
ET ALLEMANDES (type aigles)
Imitations de surcharges sur timbres autlienliques
PRIX-COURANT
2.000 variétés et échantillons gratis
24 Récompensco aux Expositions internationales
Marque déposée à Berne, n- 16062
Etje ne parle pas des pseudo-timbres lithographies
et bons enfants qui se vendent aux néophytes en pa-
quets ou deux sous la pièce, collés sur des pancartes
chez les marchands de tabac, libraires et papetiers
du monde entier. Ces copies maladroites sortent
presque toutes d'une imprimerie de Hambourg.
Bien entendu, ces tripatouillages ne sont pas éga-
lement dangereux. Tous ces truquages sont bien
usés 1 Mais il faut une réelle sagacité quand il s'agit,
non plus d'imitation, mais de timbres authentiques
dont on a décuplé la valeur par des manœuvres
fraudideuses.
Comment reconnaître un timbre de Ceylan dentelé,
qui vaut 30 francs, devenu, par l'opération du tru-
queur, un non dentelé de 150 francs? On une fausse
surcharge sur un timbre des Colonies Françaises de
1877 de 2 francs qui en fait un Tahiti valant 100
francs?
Comment découvrir les restaurations malhonnêtes,
les raccommodages, les grattages, les modifications
de teintes, les fausses tètes-bêche et raille autres
ruses des adeptes de la Philoutélie?
526 TRUCS ET TRUQUEURS
J'ai voulu en avoir le cœur net. Je suis allé consul-
ter un expert, extra-lucide, mon excellent et vieil
ami Arthur Maury, connu dans les cinq parties du
monde, c'est la boussole des timbrophiles. Il me re-
çoit, non dans son officine du boulevard Montmartre,
mais dans son hôtel de la rue Spontini, peuplé de
fantoches et d'ombres chinoises. Par son entraîne-
ment de tous les jours, il était mieux à môme que
personne de me renseigner sur la contrefaçon. Il la
connaît, comme on dit.
— Vous tombez bien, fit le grand chef de la
confrérie, après avoir entendu l'objet de ma demande.
Voici justement une collection que je suis chargé de
passer au crible. Elle fourmille de rafistolages, de
ficelles et même de fabrications inédiles et auda-
cieuses.
— Les premiers achatsd'un débutant, sans doute?
— Au contraire, il s'agit d'un amateur trop éco-
nome qui s'est laissé tenter par l'occasion.
— Se défier de l'occasion, elle cache souvent un
piège !
— Presque toujours: le collectionneur n'hésite
pas à acheter des exemplaires défectueux lorsqu'il
les trouve à vingt-cinq, cinquante pour cent, au-des-
sous du cours.
— Et on lui en donne pour son argent?
— Vous allez voir.
Maury ouvrit l'album au hasard, se pencha, et,
la loupe en main, examina quelque temps une page
sans rien dire. Je respectai son silence.
— Tenez, dit-il tout à coud, voilà qui est amusant 1
TIMBRES-POSTE 827
Que trouvez-vous de particulier à ce 25 mil. Espagne
— Parbleu ! c'est puéril. Le centre est renversé,
la reine Isabelle a la tête en bas.
— Eh bien ! c'est plus ingénieux que vous ne le
pensez. Ce timbre est en deux couleurs: le cadre
bleu, le centre rose. Le truqueur a tout simplement
exposé sa vignette au soleil en couvrant la partie
bleue d'un cache. Phébus, complice inconscient, a
décoloré le rose et, sur ce centre redevenu libre, la
têle a été réimprimée sens dessus dessous au moyen
d'une photogravure.
— La physique est une belle science !
— Et la chimie la surpasse encore. Elle a fourni
des réactifs pour virer au noir ce lOreis bleu du Bré-
sil, et au jaune, ce Mercure bleu d'Autriche.
— Vous m'effrayez, maître Maury.
— Attendez, nous en verrons bien d'autres... Ah !
voilà un Empire français 1 fr. qui ne me dit rien qui
vaille... Je m'en doutais, c'est un rapiéçage. On l'a
fabriqué avec un 80 centimes carmin auquel on a
collé la bandelette du bas empruntée à 1 franc de
la République.
Voyez plutôt, on a simulé un cachet à date ancienne
pour cacher le raccord.
— Rien ne vous échappe.
— Je me méfie toujours des oblitérations. C'est si
facile! Un coup de tampon et le tour est joué. Pas-
sez plutôt votre doigt sur ces fortes valeurs d'Aus-
tralie du Sud. Sentez-vous un petit sillon?
— Parfaitement.
— Eh bien ! il y avait là le mot reprint ou spéci-
men pour indiquer le fac-similé. Le filou a gratté
l'inscription et, pour cacher son petit méfait, a re-
528 TRUCS ET TRUQUEURS
couvert Tenaroit attaqué d'un cachet fantaisiste.
— Il me semble qu'en regardant en transparence,
la supercherie doit sauter aux yeux.
— Vous croyez? Si je vous disais certains tours de
main pour imiter jusqu'aux vergeures et aux filigra-
nes? Il y a pour cela des procédés étonnants. Tan-
tôt on appuie au recto du timbre une mince plaque
de cuivre sur laquelle le filigrane est à jour, et on
frotte ensuite, à la pierre ponce, tout le papier qui
affleure. Tantôt, on imprime le filigrane au moyen
de gravures sur bois enduites d'huile, en un ton pour
le filigrane ordinaire, en deux tons pour les filigra-
nes ombre et clair. J ai vu des imitations à donner
la chair de poule au directeur de la Banque de
France.
— De plus en plus fort! m'écriai-je.
— Je ne vous parle pas des surcharges fausses.
C'est unemyslification trop vulgaire, bien qu'elle n'ait
pas clé sans profit pour le vendeur de ces Gwalior,
de ces Arores, de ces Gabon et de ces Madère. Mais,
regardez ces fausses dentelures ! Elles sont faites à
l'aide de petits découpoirs frappés sur le billot des
fleuristes. Le truc a permis de trouver ce Hongrie
vert, première émission, très rare, dans une enveloppe
postale de valeur correspondante amincie et dentelée.
— Cela me paraît assez facile, mais l'opération in-
verse est-elle possible, et peut on faire d'un timbre
dentelé un timbre non dentelé ?
— Cet album en est plein. Tenez, voici des Ceylan
où le truqueur ne s'est pas mis en grands frais d'ima-
gination. Il a, sans vergogne, coupé la dentelure.
C'est bien naïf, carie timbre n'a plus de marge... Ah !
ah ! voilà qui est plus habile ! Regardez ce Queens-
land 1860 2 pence bleu, qui vaudrait 200 francs s'il
TIMBRES-POSTE 529
clait aullionliquc ? C'est (out simplement un timbre
même valeuf de rémission 18G2 dont on a suipi'uiié
la dentelure.
— ^''ous plaisantez ! Ce timbre a, sur toutes ses
faces, une marge d'au moins trois millimètres !
— Elle est artificielle. On a rogn.3 les e'ente'urcs
du timbre au ras du Tdet extérieur à l'aide d'un canif
et d'une règle. Puis, avec les mêmes instruments, on
a entaillé, dans du pa[ier pareil à celui du timbre, un
carré exactement de môme format. Au milieu de ce
cadre détaché on a recollé le timbre. Les coupes ont
été faites en biseau, malgré le peu d'épaisseur du
papier, et les truqueurs ont un tel doigté, qu'il est
presque impossible de reconnaître le collage.
— C'est prodigieux I Cependant si on le trempait
dans l'eau?
— Il résisterait, me répondit l'expert avisé^ car le
raccord s'obtient au moyen d'une composition à base
d'alcool ou déllier. ♦■
— Les falsificateurs ont répondre à tout et je me
demande comment les dissé({ueurs comme vous ar-
rivent à déjouer leurs ruses.
— Il nous en échappe, croyez-le bien. Nous ne
sommes pas sorciers. Dans une collection contami-
née, où il ne nous est permis ni de décoller les tim-
bres, ni de les faire baigner dans l'alcool, ni de nous
livrer à d'autres opérations délicates que je pourrais
vous énumérer, nous sommes un peu désarmés. Par
bonheur, la perfection dans l'imitation est presque
impossible à atteindre. En pliant un timbre douteux
dune certaine façon, les collages cèdent aux angles,
le raccord des estampilles, les fausses grilTes d'an-
nulations sautent aux yeux, les dentelures imitées ne
se raccordent pas avec les vraies. Il y a toujours un
23
o30 TIIUGS ET TRUQUEURS
pelit quelque chose qui nous met la puce à l'oreille.
Le plus (JiHicile est souvent de convaincre le collec-
tionneur qu'il a élé tronqié :
«Vous prétendez, monsieur, nous répond-il, que ce
timbre est faux ou falsifié, mais je l'ai décollé moi-
même d'une lettre, et d'une lettre de mon père
encore Votre insinuation porte atteinte à l'hon-
neur de ma famille, monsieur ! «
Aussi, reprend Maury,je ne donne plus mon avis
que lorsque je suis consulté officiellement comme
expert. Autrement, je garde pour moi mes réflexions
et mes petits secrets techniques.
A ce moment, retentit la sonnerie du téléphone.
— Vous permettez ?
Et mon interlocuteur de saisir le vibrateur. Je le
vois sourire.
— Tenez, prenez l'autre récepteur ! etj'entendis :
« C'est une vieille dame, disait la vendeuse, qui
a fait choix de tout un lot de timbres portugais du
Jubilé de Saint-Antoine. »
— Eh bien ! vous connaissez le tarif, qu'est-ce qui
vous embarrasse ?
— La cliente demande s'ils sont bénits.
— Répondez que nous nous informerons auprès
de notre correspondant de Lisbonne.
Sans plus s'émouvoir, le grand marchand raccro-
cha l'appareil, tandis que je laissais éclater un fou rire
contenu depuis un instant.
— La plaisanterie vous semble bonne, me dit
IMaury, mais, sachez-le, les filous n'imaginent que
des blagues productives. Grâce à ce truc de « timbre
bénit », des vignettesd'un 1/2 reis se sont vendues à
des âmes bien pensantes, jusqu'à trois francs.
— Après cela, lui dis-je, il faut tirer l'échelle. Si
TIMRRES-POSTE SSl
les procédés de la contrefaçon sont simples, un maître
fourbe, en les combinant, peut en tirer des elTets ex-
traordinaires, comme un virtuose des quatre cordes
de son violon. Seulement, avant de vous quitter, je
voudrais apprendre de vous quel est le plus beau tru-
quage qui vous soit passé sous les yeux ?
— Je n'ai que l'embarras du choix. Pourtant, je
crois que la palme revient à l'inventeur des lète-bêchc
de la République de 1849. Vous savez ce qu'on appelle
tèle-bèche ? Ce sont des timbres qui se présentent
dans une feuille à l'envers par rapport à tous les autres.
C'est un défaut de composition provenant d'une né-
gligence de l'ouvrier chargé de serrer les clichés dans
la forme au tirage. Voici ce que j'écrivais en 1896.
Il me tendit ?e Collectionneur de Timbres-Poste fon-
dé en 18G4 et je lus comment un truqueur fut con-
fondu :
« Un beau jour, le monde des collectionneurs fut
mis en émoi par l'apparition sur le marché d'une paire
de tète-bêche 15 centimes vert République 1849, non
oblitérés, superbes, avec de grandes marges, et dont
on demandait 10000 francs.
« On avait déjà découvert une de ces couples rares
sur une lettre retour d'Amérique, et un richissime
amateur avait sorti la forte somme, malgré le mau"
vais état des timbres rognés et fort maculés. Mais,
quand les deux tête-bêche neufs apparurent, il y eut
une méfiance générale.
M La rareté ne trouvant pas preneur à 10 000 francs,
tombe à 9 000, puis à 8, puis à 6 ; enfin , elle est ache-
tée par un grand marchand de province, et elle ferait
tranquillement aujourd'hui la gloire d'une riche col-
lection s'il ne s'était produit un léger incident.
« L'existence du 15 centimes tête-bêche était pos-
532 TRUCS ET TRUQUEURS
sible,bien qu'on n'eu ait jamais rencontré. On savait,
cependant, qu'une planche de ce timbre, dont il avait
été fait des tirages dits d'essai, portait cette faute. Mais
on ajoutait que le 40 G. rouge-orange de la même épo-
que devait toujours avoir été imprime couramment.
« Erreur, affirme avec fatuité le Christophe Colomb
du 15 c. Le collectionneur qui m'a vendu le vert a des
papiers en r^gle. Il possède la série complète, le 40 c.
rouge-orange inclus. Je fais le pari de le moutrer. »
« Le pari est tenu devant témoins. Il était témé-
raire : non pas que le timbre de 40 c. n'ait pas été
exhibé à l'heure dite, seulement les perdants exigè-
rent, comme la justice du moyen-àge, l'épreuve de
l'eau bouillante. Or, on sait ([ue certaines colles fortes
ne se dissolvent pas à l'eau froide. Il en est de même
du vernis, du collodion ou autre agglulinatif spécial;
mais, à 100» l'insolubilité faiblit, surtout si on a soin
d'additionner l'eau d'un peu d'alcool. L'expérience
décisive eut lieu. Le résultat fut pitoyable : l'un des
timbres nageant dans une cuvette se détacha peu à
peu, partiellement, devant les regards tendus des
assistants. Le menteur avait payé d'audace, sa
confusion fut complète. Il avait choisi un timbre
en bordure de la feuille, et muni, par conséquent,
d'une très grande marge. Sur cette marge même,
il avait collé la tète en bas, un timbre semblable,
réduit à l'état de mince pellicule par un procédé
inconnu, peut-être celui qui sert à décalquer les gra-
vures sur verre. Une pression vigoureuse avait ter-
miné l'opération.
(C Inutile de dire que l'épreuve de l'eau fut aussi
fatale au 15 c. qu'au 40 c. et que le marchand de pro-
vince se fit rembourser illico du prix de son acqui-
sition. >
TlMDRliS-POSTE S33
Une rcfloxion s'impose d'elle-même nprès ce petit
fibrégc des ravages de ce nouveau pliylloxéro, pro-
jiagé avec une rapidité in(|uiélanle dans la province
de la pliilalélio.
Il n'y a donc plus de juges à Paris ?
Distinguons.
Lorsqu'un amateur s'aperçoit qu'on lui a vendu
comme erreur d'impression, pour la modique somme
de 7 à 800 francs, un essai de timbre Empire français
de 5 francs encolla, dentelé, et aminci à la pierre
ponce, il lui est toujours loisible d'intenter ^i son ven-
deur une action civile pour tromperie sur la qualité
de la marchandise vendue.
Si la victime peut produire une facture avec ga-
rantie, si les termes du marché ne prêtent à aucune
ambiguïté, si le marchand ne peut arguer de sa bonne
foi ni de son ignorance, le dupé obtiendra peut-être
du dupeur l'annulation de la vente et le rembourse-
ment de la somme versée : cependant il faut encore
que le courtier soit solvabîc.
Quant à une condamnation afilictive et pénale, n'y
songeons point. Le timbre ancien pour album de
collection n'est pas un objet d'art protégé par la loi
de 1895.
Des lors, on comprend qu'un philatéliste ne se sou-
rie guère, pour une simi)lc brèche au coiitenu de son
porte-monnaie, de perdre son temps, de se faire du
mauvais sang et de s'exposer, par dessus le mar-
ché, aux railleries des bons petits camarades. Apres
celte campagne, il aura aj)pris à ses dépens que dans
le monde des collectionneurs on ne gagne pas ses
chevrons sans recevoir quelques horions.
531 TRUCS ET TRUQUEURS
A part quelques aveux discrets et voilés qui les si-
gnalent à l'aréopage des timbrophiles, les faussaires
sont à peu près assurés de Timpunité en France, s'ils
ont soin de n'opérer que sur des morceaux hors d'u-
sage.
Le pis qui puisse leur arriver, en cas de poursuite,
c'est d'être condamnés à rembourser. Le plus sou-
vent, l'afTaire se termine par un non-lieu ou par un
acquittement (1).
Il n'en est pas de même lorsque la fraude s'exerce
sur les timbres neufs. Ce n'est plus le collectionneur
qui est lésé, mais le Trésor. Les truqueurs s'en aper-
çoivent à la différence de traitement : une condamna-
tion qui peut varier de deux à cinq ans de prison
leur apprend le danger de faire concurrence à la mai-
son Symian et C'e (Art. 142 c. p.).
La crainte du gendarme (pas plus que timor Do-
mmi) n'a jamais arrêté aucun voleur. Rassurez-
vous, on continue dans tous les pays du monde à con-
trefaire les marques postales.
C'est d'un moins bon rapport que les billets de ban-
que, mais c'est aussi moins périlleux.
Pressés par le public, les agents des postes man-
quent du temps nécessaire pour un examen appro-
fondi. Ils se bornent à vérifier rapidement les mil-
liers de vignettes qu'ils tamponnent automatique-
ment, alors qu'il serait quelquefois nécessaire de
s'arrêter et d'en regarder plusieurs à la loupe pour
reconnaître les faux.
(1) Police correclionnelle, 10» chambre, 4 juilletlPOô, le ba-
ron de Menasce contre Tumin.
TIMBRES-POSTE b35
Naturellement, dès qu'une contrefaçon de ce genre
est découverte, on se dispute les exemplaires estam-
pillés au bon coin, qui ont pu passer à la poste. Les
rigoristes qui crient comme s'ils étaient écorchés
lorsqu'il se glisse un timbre douteuxdans leur album,
achètent ceux-là à prix d'or.
Un adroit falsificateur, très au courant de cette
manie, en a récemment profilé. Il avait monté une
fabrique clandestine de faux timbres allemands de
■10 pfcnnings. Les vignettes très bien imitées ne pré-
sentaient qu'un écartcment légèrement plus grand
dans le mot rcicJispost. Aussi passèrent-ils, en contre-
bande, comme une lettre à la poste, jusqu'au moment
où le faussaire se laissa prendre.
On trouva chez lui, à Francfort, la pierre lithogra-
phique et l'encre carmin qui avaient servi à l'impres-
sion: c'était l'évidence même pour le tribunal. Il en-
caissa un an de prison.
Conséquence fatale : les débals de l'audience
avaient attiré l'atlenlion des collectionneurs, les piè-
ces apocryphes oblitérées avaient pris de la valeur.
De 5 marks pièce, elles étaient montées à 10 et même
20 marks. Notre homme avait eu soin d'en envoyer
quelques milliers à des compères. Ceux-ci les écoulè-
rent et lui remirent, à sa sortie de prison, un honnête
pécule qui lui permit d'ouvrir une boutique.
On prétend qu'en présence de l'engouement persis-
tant des collectionneurs, il se mit lui-même à imiter
ses timbres faux et donna le jour à de nouvelles
créations.
t
Puisque nous sommes aux fraudes de timbres
536 TRUCS ET TRUQUEURS
deslinées à tromper les Etals, détruisons une fois de
plus la légende du lavage des timbres, auquel tant de
gens persistent h croire. En admetlanl, ce qui n'est
pas prouvé, qu'il soit possible de faire disparaître les
traces d'oblitération sans dclériorer le dessin ni faire
paiirles couleurs, le temps exigé par une pareille opé-
ration la rendrait tout à fait improductive. Le métier
ne rapporterait pas cent sous par jour.
Jadis l'administration des postes, constatant, par
la statistique des lettres qu'elle transporte, que leur
"nombre était supérieur à celui des timbres-poste,
ouvrit une enquête. Elle ne put rien découvrir de
suspect.
On reconnut que le drainage effréné de vieux tim-
bres, auquel se livraient certaines communautés reli-
gieuses n'avait rien de répréliensible. Elles se conten-
taient de trier du lot, tout à loisir, ce qui était sus-
ceptible d'être vendu aux collectionneurs et jetaient
le reste au panier.
Tout au plus pouvait on leur reprocher de laisser
croire aux âmes charitables qu'un million de vieux
timbres suffisait à racheter un petit chinois destiné à
périr dans les eaux bourbeuses du fleuve Jaune.
Ce sont donc bien des timbres faux et neufs qui
représentent le déficit constaté par l'administration.
Si des particuliers arrivent à faire resservir des tim-
bres maculés, il n'y a là que des tentatives isolées et
qui exigent au moins la complicité du destinataire.
On prélenil ainsi que des fraudeurs enduisent les
timbres d'une sorte de vernis prolecteur avant de
mettre leur lettre à la poste. A l'arrivée, le corres-
pnodant n'a quà laver le timbre : l'oblitération pari
avec l'enduit.
Plus pratique, le coupable trafic qui a amené la ré-
TIMBRES POSTE 537
vocation de plusieurs employés d'un bureau de poste
de Paris. C(!S infidèles agents se procuraient à vil prix
de vieux timbres oblitérés de 50 centimes et de 1 franc,
et les collaient sur les plis chargés à la place des vrais.
Un coup de tampon un peu chargé d'encre, et cela
suffisait. Jamais la fraude n'eût été découverte sans
la suprise manifestée par un employé qu'on avait
oublié de mettre dans le secret.
L'administration des postes, comme la Banque de
France, est donc inévitablement fraudée. Oserai-je
dire qu'elle prend sa revanche, dans une certaine
mesure et dans certains pays, en exploitant la curio-
sité des marchands et des collectionneurs ?
Si vous avez feuilleté un album ou un catalogue, il
vous est certainement arrivé de vous arrêter sur un
nom de pays parfaitement inconnu et de vous écrier:
« Comment, ils ont des postes dans ce pays perdu? »
Il n'est pas nécessaire qu'il y ait un service postal
pour qu'il se fasse une émission. Il suffit d'une en-
tente entre une petite principauté de l'Inde ou de
rOcéanie et un gros négociant de timbres. L'émission
est tout entière vendue au commerce et, quand elle
est épuisée, on recommence. Rien n'est plus simple,
comme vous voyez.
Un autre truc à l'usage des grands Etats, c'est
l'abus des surcharges sur les timbres coloniaux. Je ne
parle pas, bien entendu, de fausses surcharges, comme
celles des timbres de la Réunion qui ont fait tant de
victimes à Paris, en Angleterre, en Allemagne et aux
Etats-Unis. Déjeunes truqueurs s'attachaient à rûfler
les timbres des Colonies frailçaises parfaitement au-
23.
538 TRUGS ET TRUQUEURS
llienliqucs chez les marchands. Puis, ils appliquaient
dessus, à l'aide d'un composteur, rinscriplion noire
« La Réunion « 5 ou 25 c. et vendaient sans vergo-
gne ces pseudo-timbres de 50 à 100 francs aux affamés
de curiosités.
Je liens à signaler surtout les surcharges officielles
dont les directeurs des postes étrangères, dans cer-
taines colonies, usent trop largement. Pour grossir
lour budget, il en est qui élèvent cet art à la hauteur
d'une industrie.
Les Anglais ont donne l'exemple avec Bangkok
(Siam), Johore, Gwalior, Sungei-Ujonz (Etats ma-
lais), Jhind (Etat indien),
Lorsqu'une valeur de timbres venait à manquer
dans ces parages, on en imprimait vite le chiffre, non
pas sur un seul timbre, mais sur deux, trois ou qua-
tre variétés. Après le chiffre, venait la valeur en
lettres, puisles grands, puis les petits chiffres. Acha-
que émission les friands de la nouveauté se préci-
pitaient sur ces timbres. Or, chaque série était mise
au rebut presque aussitôt son apparition, au grand
dommage des marchands qui s'étaient approvision-
nés et des collectionneurs qui se donnaient au diable.
Bien entendu, le stock avait beau être épuisé, si
on en voulait absolument, l'administration des pos-
tes en retrouvait. Seulement, ce qui valait deux sous
en coûtait trente, et on demandait vingt francs de ce
qui se cotait vingt sous.
Etonnez-vous donc après cela s'il s'est formé à
Londres une Société for the Suppression of Spécu-
lation Stamps, dite des quatre S!
t
■ Cette carotte des surcharges se cultive-t-elle
TIMBRES-POSTE B39
comme on le prétend, avec le café et la banane, dans
les colonies françaises?
Nous ne voulons pas le croire.
Tout au plus se permet-on, au delà desmers, quel-
que ruse innocente comme celle que me conta
Maury (1) et qui terminera agréablement ce cha-
pitre un peu aride du truquage des timbres-poste.
Le transport des dépêches à dos de méharis étant
très élevé, on a fait des timbres d'Obock et de Djibouti,
de 5, 25 et 50 francs. Mais les gens méfiants, sachant
combien, dans ces pays brûlés du soleil, le service
postal est peu actif, exigent que les timbres qu'on
leur vend soient oblitérés.
Pour se procurer des timbres réunissant ces con-
ditions, un brave mercanti de Djibouti inventa un
truc ingénieux. Comme il n'ignorait pas que ces
timbres de fortes valeurs servaient aussi à recouvrer
des taxes fiscales, il engagea des nègres sans travail
qui, bonnement, commettaient quelque menu délit
pour lequel ils étaient régulièrement condamnés à
une amende. N'ayant aucun moyen de la payer, ils
faisaient de la prison. A leur sortie, ils recevaient une
feuille administrative, sorte de quitus sur lequel
était collé un timbre représentant le montant de l'a-
mende.
Or, il arriva qu'un jour un de ces nègres « affran-
chis » fut condamné à cinq francs d'amende. A la
grande stupéfaction du tribunal, voilà le pauvre dia-
ble qui se met à réclamer énergiquement, déclarant
qu'il connaissait la loi, que son cas était taxé vingt
(l) 2 Décembre 1907. Pauvre Maury ! le jour où je relis ces
lignes sur les épreuves, il disparaît, laissant après lui des
regrets unanimes.
540 TRUCS ET TRUQUEURS
francs et qu'on lui volait son gagne-pain, car les tim-
bres de cinq francs lui étaient payés bien moins
cher.
Cet aveu dépourvu d'artifice fit découvrir la com-
binaison et mit fin à l'original commerce du mercanti
de Djibouti.
Comme je le disais en commençant, la philatéliie
sévit plus que jamais. Une collection disparaît,
d'aulres se forment sur ses ruines. La timbromanic,
c'est le désir incessant, l'envie jamais satisfaite, la
cliasse permanente à la pièce qui manque. Les
albums ont Fhorreur du vide. Il faut remplir la case
blanche.
Aussi pour finir, je me permettrai de vous donner
un dernier conseil, bon cl utile. La collection a ses
petites églises, la timbrologie comme les autres. Si,
après examen, un timbre vous paraît louche, pour
sortir de perplexité, n'hésilcz pas.
Je vous le dis, en vérité, allez tout de suite consul-
ter le clergé de votre paroisse. II apaisera, peut-être,
vosinquiétudes. S'il en est autrement, soyez stoïques
devant l'amertume douloureuse de la désillusion.
L'éducation de la bourse ne se fait pas gratuitement
— G. O. F. D.
COXCLUSIOX
Les vieux moules délain — De la dinanclerie avec les
vieilles casseroles ! — Le ferronnier ne reconnaissant plus
ses œuvres. — Le chiffre de ma Nini. — Le buis d'Australie.
— Bois de cerf en bois. — La cérop'.aslie italienne. — Even-
tails. — Cuirs de Cordoue hollandais. — Têtes transposées
sur iiholographics. — La folie croissante des enchères. —
Réserve prudente des anciens curieux. — Les néophytes col-
lectionneront-ils du moderne ?
Que de truquages !
Vous connaissez celle jolie vaisselle d'élain, qui a
fait les délices de la petite bourgeoisie, et même de
la noblesse quand les édits somptuaires envoyaient à
la fonte vaisselle d'or et vaisselle d'argent ? Le peu
de valeur de la matière a sauvé quelques-unes des
œuvres naïves de nos vieux potiers d'étain. Pas assez
cependant pour contenter les désirs de tous les ama-
teurs.
On refond les étains, comme on refond les pièces
précieuses d'orfèvrerie. Un simple moulage au sable
suffît, le travail ancien n'étant jamais très fin. Je ne
parle pas, bien entendu, des plats ou des buires de
François; Briot et de ses émules Gaspard Enderlein,
en Suisse, et Jean-Baptiste Gellée en France. On
obtient ainsi des fac-similés assez bien faits.
Les étains modernes ont un aspect mat. Ils noir-
cissent le papier et ne reluisent pas au frottement
542 TRUCS ET TRUQUEURS
avec un joli ton de blancd'argenL comme les anciens
Soupesez ces paslichcs. Le métal est plus lourd,
qu'autrefois, car ralliagc contient plus de plomb.
Question de bon marché !
Sachez aussi que depuis l'abolition des jurandes,
l'outillage des anciens maîtres de la communautî';
n'a pas entièrement disparu. J'ai vu, chez un mar-
chand d'ctain, dans une grande ville du midi, tous
les moules de son arrière-grand -père. Je n'avais
qu'à parler. On m'eût confectionné pintes, pichets,
assiettes, plats creux, pots à oil, écuelles, gobelets,
salières, moutardiers, et même ces menus ustensiles
que les batteurs d'étain fournissaient aux églises de
village, burettes, aspersoirs, navettes à encens ou bé-
nitiers portatifs. On m'insinue que je pouvais exiger
des poinçons usés et une patine ternie à l'aide d'un
bain de sulfhydrate d'ammoniaque. Je me bornai à
hausser les épaules. Soyez certain que ma discrétion
n'a pas été imitée par tout le monde.
D'autrescompères, plus malins, ramassent dans les
campagnes ces plats communs, à bords moulurés et
de forme Louis XV, qu'on trouve encore assez faci-
lement, malgré la rafle qu'en font les étamcurs pour
les mettre à la fonte. On grave surle marli un sujet dé-
coratif ou un beau blason, et on les écoule dans le com-
merce. Les plats étant de « l'époque », il est bien
difficile de reconnaître le maquillage. Cependant,
laissez-les tremper dans une lessive légère, vous re-
connaîtrez si la gravure est récente. Le bain enlèvera
le « cambouis » ou la peinture qui aura servi à noir-
cir les traits : le dessin apparaîtra propre et brillant.
Si les tailles sont anciennes, elles ne changeront pas-
Ily a quelques années, l'administration des Domai-
nes a vendu tout un lot de vieille vaisselle d'étain qui
CONCLUSION 543
se IrouvaiLà l'hùlel des Invalides depuis sa fondalion.
Au milieu des assiettes, des plats, des gobelets, des
cuillers, s'étaient glissés des vases spéciaux, munis
d'une anse, remarquables par leur petite capacité, qui
n'atteignait certainement pas un litre. Quel avait été
leur emploi à l'origine? C'est difficile à dire. Mais, par
la suite des temps, on les avait employés à un usage
nocturne.
Un brocanteur qui se trouvait à la vente a fait subir
à Tafxtsdes racines grecques un nouvel et plus gracieux
avatar. Supprimant les anses il a créé de très jolis
vases à fleurs pour orner les consoles, et parfumer
les boudoirs des petites maîtresses de son quartier.
Les rcstauratears sont arrivés à accomplir des
prodiges pour compléter les chefs-d'œuvre de ferron-
nerie que la rouille et les injures du temps nous ont
livrés en piteux état. Louis Carrand, à Lyon, avait au-
trefois des ouvriers prodigieux pour remetti*e en état
les serrures du xjv^ et du xv^ siècles.
Gauvain, le prodigieux artiste dont il faut citer le
•nom toutes les fois qu'on parle de ciselure, de repoussé
et de travail de forge, avait réalisé de véritables tours
de force pour certains grands coHectionneurs.
J'ai vu moi-même, tout récemment, chez un de
ses émules, une serrure gothique à fenestrage dont
il ne restait plus qu'un morceau. Le rebouteur de
ferronnerie était en train de refaire l'objet dniis son
entier, avec une habileté digne de Biscornet, l'auteur
des pentures du grand portail de Notre-Dame. Soyez
certain que cechef-d'œuvre, rouillé etpatinésecu>îrfiun
artem, ne sera contesté par personne.
514 TRUCS ET TRUQUEURS
Comme je disais adieu à l'habile ferronnier, je vis
sur la porte de Farliste un heurtoir d'un galbe sé-
duisant.
— J'en ai deux comme cela, un ancien et un mo-
derne.
— Et celui-là, dis-je, lequel est-il des deux?
Le forgeron hésita un instant, puis il appela un
ouvrier qui passait.
— Est-ce l'ancien, lui demanda-t-il, que nous avons
mis là ?
L'ouvrier ne savait que répondre. Le patron in-
sista.
— Mais non, c'est celui d'ici.
Je sortis rêveur.
Le baron Majes, qui fut un des grands collection-
neurs de France et d'Europe, pouvait, grâce à ses
millions, se payer tousles rarjora du monde. Unmar-
chand autrichien lui apporta un jour un coffret en
fer ouvragé de l'époque Henri II, qu'il lui vendit
pour la somme rondeleltc de 100 000 francs. La pièce,
aussi remarquable par le fini de l'exécution que par
l'état de conservation, prit place dans la vitrine du
baron, à côté des salières d'Oiron, des figulines de
Palissy, des plats émaillés de Léonard Limousin et
de ces merveilleux cristaux de roche dont Biaise Des-
goffes a si bien reproduit la transparence.
A quelque temps de là, le grand banquier trouva
qu'il avait accumulé trop de richesses dans sa vitrine
et qu'il était prudent de sceller par une serrure de
sûreté ce coffre-fort vitré. Malheureusement, les
montants, d'une très grande légèreté, ne laissaient
CONCLUSiON 545
guère de place pour la pose d'une fermeture. Il fallait
un serrurier d'une habileté prodigieuse pour incrus-
ter son travail dans la minuscule tringle de fer.
Un des pourvoyeurs attitrés de la maison se char-
gea de présenter un ouvrier dont il dut garantir à
l'avance la dextérité. Au jour dit, il revint avec son
homme en lui recommandant la bonne tenue et la
réserve de paroles qu'exigeaient la qualité du digne
successeur du duc d'Aumonl et la majesté du lieu
où il allait être introduit. Dès son entrée, l'artisan
oublia ses promesses et son naturel reprit le dessus.
Mis en présence de la vitrine^ il examina le travail,
affirma qu'il s'en tirerait à merveille ; puis, tout à
coup, levant les yeux, il s'écria :
— Oh ! c'te coffre ! c'est mon enfant. Je le recon-
nais. J'étais encore gosse quand j'ai travaillé ce mor-
ceau-là.
La figure du baron Majes se rembrunit.
L'introducteur avait beau tirer le serrurier par le
pan de sa veste et lui faire des signes, il était parti.
Impossible d'arrêter sa blague parisienne :
— C'est de la belle ouvrage et en bonne compa-
gnie ! J'aurais jamais cru la retrouver ici.
Et sans voir l'air sévère du collectionneur, le ma-
lencontreux bavard continua en se retournant vers
lui:
— Vous croyez que je me paie votre tète ? Ehbien 1
il y a un contrefond où j'ai gravé à la pointe mon
chiiTre et celui de ma Nini.
— Prenez vos mesures, dit sèchement le maître
de céans. Puis il le congédia d'un air hautain.
A peine le baron Majes fut-il seul, qu'il prit une
pince, souleva la première feuille de fond et trouva
un chiffre surmonté d'un cœur enflammé, aussi
546 TRUCS ET TRUQUEURS
naïvement dessiné qu'un tatouage sur le bras. Inutile
de dire ce qu'il advint. C'est l'éternelle conclusion
de ces sortes d'histoires.
Aimez-vous ces menus objets en buis sculpté, mé-
daillons, râpes à tabac, crucifix, drageoirs, étuis,
grains de chapelet, peignes, affiquets, quenouilles
et autres petites merveilles délicatement fouillées par
les tourneurs du xvi* et du xvn'^ siècles?
Prenez garde ! Les sculpteurs sur bois d'autrefois
ont des successeurs. Mais comme nos forêts "de France
ne peuvent plus leur fournir de morceaux de buis
assez gros, ils emploient du buis d'Australie. Vous
le reconnaîtrez aux fibres moins homogènes, aux
veines plus prononcées.
Ceci rentre encore dans mon sujet, bien qu'aujour-
d'hui on n'attache plus aux curiosités naturelles le
même prix qu'autrefois. Il s'agit des faux bois de cerf,
qui ornent mainte salle des gardes, dans nos châ-
teaux historiques.
Jadis, celui d'Amboise en possédait un qui faisait
radrairationde tous les voyageurs. Mais il devait être
composé de plusieurs pièces adroitement ajustées,
car jamais on neût pu trouver un animal assez grand
pour porter ramure aussi phénoménale. Le bon La
Fontaine, qui la vit au passage en 1663, quand il
allait visiter la famille de sa mère à Châtellerault,
ne crut pas à cette merveille naturelle. Il écrivit dans
le Recueil amusant des Voyages:
CONCLUSION 547
Quand bien ce cerf aurait esté
Plus ancien qu'un patriarche,
Cet animal en vérité
N'eût jamais pu tenir dans l'arche.
Plus près de nous, la déception de ce petit prince
allemand qui voyageait incognito pour enrichir son
cabinet de raretés insignes. J'ai lu quelque part, je
ne me souviens plus où, qu'il arriva à la tombée du
jour dans un hôtel bavarois et s'informa des ressour-
ces que peut offrir la ville. Rien. Personne à voir,
aucun trésor à acheter. Le prince se couche, décidé
à partir à la première heure.
Quand le jour est venu, il se met à sa fenêtre et
aperçoit, ô surprise ! des bois de cerf d'une grandeur
ejctraordinaire ornant la maison en face de l'auberge.
Ilnefait qu'unbond chez le propriétaire, mais le bon-
homme était tenace. Ni l'or, ni les promesses ne
peuvent le décider à s'en dessaisir, comme le meu-
nier de Sans-Souci.
Quand on est prince, on ne doute de rien. Notre
grand personnage veut avoir le dernier mot. Il part
ostensiblement ; mais il installe dans sa chambre
dhôtel un peintre habile avec mission de prendre
croquis exact de la superbe ramure. Le soir venu,
son chambellan en relève les dimensions. Ces don-
nées précises permettent à un sculpteur d'exécuter
un modèle en bois absolument semblable au trophée
convoité. Par une nuit sombre et orageuse, lesaffiliés
du prince enlèvent les bois de cerf de la façade et
mettent la copie à la place de l'original. Puis ils sau-
tent en voilure emportant leur conquête, on pourrait
dire leur rapt.
Hélas 1 bien mal acquis ne profite jamais. Lorsque
la ramure arriva au château, le prince, de ses propres
54 8 TRUCS ET TRUQUEURS
mains, défit le paquet et s'aperçut qu'elle aussi était
en bois I
Je dirai quelques mots de ces jolis médaillons en
cire du xvi« et du xvii^ siècles, qui se prêtent si bien,
avec leurs petites dimensions, aux délicatesses de
l'ébauchoir. Les contrefaçons qui nous arrivent
d'Italie sont presque toutes coulées, ce qui leur en-
lève la finesse de détails. Elles sont faciles à re-
connaître, car les cires modernes se laissent aisément
rayer à l'ongle. Les anciennes, durcies par le' temps
et mélangées d'une comjiosition dont le secret est
perdu, ont la dureté de la pierre.
Les pelils-fils de Fra-Diavolo ont plus d'un tour à
jouer aux cérophiles novices qui voyagent dans leur
pays. Ils vendent pour des portraits historiques des
lètes polychromes, anciennes à la vérité, détachées
d"ex-volos ou de tableaux de sainteté. D'autres fois,
choisissant des physionomies intéressantes parmi les
débris des crèches napolitaines du xviii* siècle, ils
scient les tètes dans leur épaisseur pour ne conser-
ver que les visages. Ils appliquent ensuite le relief
sur un disque d'ardoise, puis, d'un humble figurant de
« presepe ') font le représentant d'une auguste lignée.
On dit aussi qu'en France, il se rencontre de trop
liabiles continuateurs du cirier Antoine Benoît, ce por-
traitiste de Louis XIV, qui exécutait d'après le vif.
Le Marat et le Lepeletier du musée Carnavalet
seraient de leur façon. C'est évidemment une méchan-
ceté gratuite. D'aucuns prétendent qu'ils sortent tout
simplement des musées de cire dOrsi ou de Curlius.
Ps'a-t-on pas contesté, l'auteur restant inconnu, la
CONCLUSION SI9
merveilleuse cire, tête de jeune fille plus petite que
nature, de la collection Wicar au musée de Lille?
L'avocat du diable en suggère bien d'autres.
Je m'arrête. Ils sont trop!
Pour être complet, j'aurais dû parler de ces pim-
pants éventails à la gouache du xviii^ siècle, avec
leurs sujets galants et mythologiques, et leurs déli-
cates montures en ivoire ou en nacre, dorées, sculp-
tées et repercées. Que d'Autels de l'Amour, de
Triomphes d'Alexandre, de Renaud aux pieds d'Ar-
mide, que de chasses, que de pastorales ont reçu le
dernier coup de pinceau la veille de leur mise en
vciiie, comme vous pouvez vous en assurer en flai-
rant le vernis !
J'aurais dû ne pas oublier ces beaux cuirs de Cor-
doue, faits d'ailleurs en Hollande ou en Italie, imités
si habilement aujourd'hui, non plus que ces coflVets
en cuir incisé et doré, copiés dans les livres du xvi*
siècle et vendus dans les villes d'eaux aux touristes
désœuvrés.
J'aurais dû citer longuement cette dinanderic de
la Meuse si hétéroclyte, si bien polie par le temps,
fabriquée plus d'une fois, maintenant, avec le cuivre
rude des vieilles casseroles de la batterie de cuisine.
J'aurais dû trouver un mot pour le truquage des
photographies découvertes — l'estampe hélas ! de
demain — où l'on remplace les tètes des personnages
par d'autres, ([ui n'ont jamais posé devant l'objectif.
Plaisante et cruelle transformation renouvelée de
Frédéric le Grand, qui avait fait peindre à son
usage des scènes du roman de Thérèse plidosophe où
ooO TRUCS ET TRUQUEURS
les personnages avaient les traits de son ami d'Ar
gens et de sa femme, l'ancienne danseuse.
Mais, comme dit le poète Ponclion :
Sur quelle marchandise honnête
A celle heure peut-on compter r
Esl-il rien de ce qu'on achèle
Qui soit ce qu'on croit ache'e/?
Il en va de môme du resle,
Toul est en loc, en simili.
A quoi sert-il que l'on prolcsle ?
La fraude est un f.iit accomp'i.
Depuis vingt ans j'amasse les matériaux néces-
saires pour servir une cause morale. Il est temps
de clore ce livre qui va se trouver terminé avant le
Dictionnaire de l'Académie.
Je le ferme, je Favoue, sur de sombres pressenti-
ments. Que va-t-il advenir de la collection? Faut-il
croire que les amateurs devenus plus clairvoyants,
les marchands plus scrupuleux, le nombre des tru-
quages diminuera? Faut-il prévoir, au contraire, un
accroissement continu des contrefaçons, un afflux
sans cesse renouvelé de mystifications s'ajoutant au
stock des anciennes et submergeant le commerce de
la curiosité sous un déluge de faux?
Hélas! je voudrais me tromper, mais je redoute le
moment où l'on ne pourra plus démêler le bon grain
de l'ivraie, où les truquages d'hier, patines par le
temps, authentifiés parleur séjour dans les grandes
collections et leur passage dans les ventes célèbres,
seront devenus les originaux de demain. Ce jour-là
la curiosité aura vécu. Ceci aura tué cela.
CONCLUSION 5S1
Ne terminons pas cependant sur une note trop pes-
simiste. Les doctrines de Scliopenhauer ont perdu
leurs adeptes en philosophie : ne leur donnons pas de
nouvelles recrues dans les arts. Je ne veux pas que
ce livre, écrit pour les collectionneurs, devienne To-
raison funèbre de la collection.
Il y a quelques années, un vent de désolation et de
désespérance souffla sur le monde des amateurs.
Avec la tiare, le doute était entré dans leur âme. Ils
avaient perdu la foi. Ils ne croyaient plus à rien. Un
régulateur Louis XV en bronze doré, admirable de
conservation, tombait à vil prix, parce qu'un mauvais
plaisant s'écriait qu'Elina en avait revu le mouve-
ment.
On s'est r-.mis depuis d'une alarme aussi chaude.
On s'est habitué aux objets frelatés, comme Mithri-
date au poison. Les passionnés, s'inspirantdu mot de
Danton sur l'audace, ont continué à acheter avec une
folie croissante d'enchères. Les aigrefins ont repris
de plus belle la série fructueuse de leurs tripatouil-
lages. Matalobos règne dans Paris tandis que les
curieux dignes de ce nom, ceux qui ont fait de la
collection une véritable science, et des arts d'autre-
fois un culte respecté, ont fermé les portes de leur
sanctuaire. Rien n'y pénètre, rien n'en sort. Ils
n'achèteni plus, de peur de laisser des brebis ga-
leuses contaminer leur troupeau. Les trésors qu'ils
ont sélectionnés depuis trente ans leur suffisent.
Pauca sed bona. Pratiquant la maxime « dans le
doute abstiens-toi », ils achèvent de vieillir dans la
contemplation con amore de leurs merveilles irré-
prochables.
Cependant, au pied de leur tour d'ivoire, d'autres
collectionneurs se lèvent. De nouvelles bonnes vo-
552 TRUCS ET TRUQUEURS
lontés voudraient aussi pénétrer dans la mêlée, et
n'ayant pas de millions à gaspiller, jettent des re-
gards inquiets sur ce vaste champ de la curiosité qui
ne leur offre que des pièges et des fondrières. Faut-
il donc, de crainte d'être trompé, renoncer à ce qui
peut devenir le plaisir de toute la vie? Faut-il, parce
que le résultat de la lutte semble douteux, se retirer
avant^iiême d'avoir pris les armes?
A ceux-là je dirai :
La curiosité est comme la langue d'Esope. C'est
la meilleure et la pire des choses. Réduite à une
simple bataille à coups de chèques et de bank-notes,
elle devient un jeu de bourse, un amusement de dé-
sœuvré, une partie de baccarat où bien des cartes
sont biseautées. Par contre, entre les mains de gens
éclairés, qui, au goût et au flair reçus de la nature
ont su ajouter ce que l'étude et la pratique peuvent
apporter de savoir et de discernement, elle devient
un mets des plus délicats.
Vous ne trouvez plus « d'ancien » ? Que vous im-
porte? Le plaisir de la collection n'est pas unique-
ment attaché aux siècles passés.
Ouvrez les yeux. Nos artistes modernes n'ont pas
dégénéré. Ils sont toujours les petits-Ills des colosses
de jadis. Chaque Salon annuel, soyez-en sûr, recèle
des talents inconnus qui seront les génies de l'avenir.
C'est à vous de les découvrir. Achetez leurs œuvres.
Suivez l'exemple des habiles précurseurs que vous
connaissez. Ils ont ouvert, il y a trente ans, leurs ga-
leries aux peintres impressionnistes. Sans l'avoir
cherché, ils ont fait la meilleure des spéculations.
Préférez-vous les meubles, les bijoux, les objets de
vitrine ? Les expositions et des visites dans les ate-
liers vous permettront une récolte sans pareille
CONCLUSION 553
Emaux cloisonnés ou translucides, vases à reflels mé-
talliques cuivreux, flammés à émail mat, cuirs ciselés,
pâles de verre, bois précieux assemblés selon des
rites nouveaux et harmonieux, médailles, ivoires,
plaquettes, orfèvrerie, vous n'avez que l'embarras du
choix. Votre galerie sera d'autant plus précieuse que
pas un objet ne se répétera, car vous aurez eu soin
d'acquérir, non pas des exemplaires souvent réédités,
comme les objets anciens, mais des originaux incon-
testables dont vous vous serez assuré le modèle pour
vous tout seul.
Sans doute, le choix est malaisé. Il faut une pers-
picacité infinie, un instinct spécial, un don de se-
conde vue pour prévoir l'artiste modeste qui sera le
maître de demain, pour découvrir l'œuvre non encore
» cotée » que se disputeront dans quelques années les
moutons de Panurge de la curiosité. Aussi quelle
joie, plus tard, dans ces séries patiemment réunies,
jalousement conservées, de montrer le tableau ou le
bronze acheté à la première heure pour un prix mo-
déré, alors que nul n'en soupçonnait la valeur future,
et de pouvoir dire : a Je l'avais deviné ! »
Certes, à ce jeu-là, on ne met pas à tout coup dans
le mille. Le goût le plus affiné n'est pas infaillible.
Mais vos erreurs mêmes serviront la cause de l'art.
Vous sèmerez peut-être à tort quelques billets de
banque. Vous aurez au moins la satisfaction et le
mérite d'avoir encouragé des débutants qui s'igno-
rent encore. Vous éviterez ainsi le stérile plaisir de
porter l'eau à la rivière de Tripatouillopolis.
APPENDICE
LEGISLATION
Faut-il se plaindre? — La loi de 18'.'5 protège les œuvres
des artistes vivants — Rareté des cas où elle trouve son
.Mpplicalion — Quid des maîtres anciens et des objets d'a;-t?
— Article 423 du code pénal et article 1109 du code civil. —
Faites-vous donner un reçu en règle. — Aullienliciléd époque
— Les ventes publiques. — Responsabilité du commissaire
priscur. — Soyez modestes dans vos réclamations.
Un de nos plusspiiilucls vaudevillisles avait choisi
pour litre d'une de ses pièces : « Doit-on le dire ? »
Nous pourrions intituler ce chapitre : « Doit-on se
plaindre? »
En d'aulres termes, un amateur qui vient d'acheter
un Trouillebert pour un Corot, une ciselure de Rou-
chomowski pour un cratère antique, un fac-similé
photographique pour une signature autographe, un
violon de Mirecourt pour un Stradivarius, une chal-
cographie de Berlin pour une estampe originale en
couleurs, doit-il passer sa mésaventure aux profils et
pertes ou traîner son mystificateur devant les tribu-
naux ?
Cruelle énigme, à laquelle plus d'un vieil amateur,
blanchi dans les campagnes de l'hôtel des ventes,
répondra en hochant la télé :
— Croyez-en mon expérience 1 Vous n'obtiendrez
APPENDICE 555
pas facilement gain de cause. Même, en triomphant,
vous êtes sûr d'être vaincu, car vous aurez amusé
le public à vos dépens. Gardez donc un silence
prudent!
Si l'on insiste, si l'on se récrie au nom de l'hon-
nêteté publique outragée et de l'impunité assurée à
de hardis malfaiteurs, le vieux philosophe poursuit:
— L'amateur trompé ressemble au mari que ne
craint pas de nommer Molière. L'un comme l'autre,
s'ils poursuivent en justice l'auteur de leur infortune,
n'ont à espérer qu'une condamnation à une minime
amende. Mais ils apprennent à l'univers entier le rôle
de dupe qu'on leur a fait jouer. Est-ce là le but que
vous désirez atteindre ?
Avant de répondre, à notre tour, à une question
aussi délicate, nous croyons qu'il est bon d'exposer
l'état actuel de la jurisprudence et de rechercher
quel appui une victime du truquage peut attendre de
la loi dans les différentes situations où le mettent ses
exploiteurs, rs'ous verrons ainsi dans quel cas il
faut porter plainte sans hésiter, dans quels autres
il y a lieu d'entamer une action civile, et nous n'hési-
terons pas, lorsqu'il pourra s'élever le moindre doute,
à conclure par le conseil de la sagesse :
Abstine et sustine.
La jurisprudence, en matière de tableaux et d'ob-
jets d'art, est régie par l'article 423 du code pénal.
Dans certains cas déterminés, la loi du y février 1805
le remplace en l'aggravant :
« Quiconque aura trompé Tacheteur sur le titre
des matières d'or ou d'argent, sur la qualité d'une
556 TRUCS ET TRUQUEURS
pierre fausse vendue pour fine, sur la nature de
toutes marchandises. . sera puni de l'emprisonne-
ment pendant trois mois au moins, un an au plus,
et d'une amende qui ne pourra excéder le quart des
restitutions et des dommages-inlérêls, ni cire au-
dessous de cinquante francs. »
C'est net, clair et précis.
Certes, l'arsenal des lois offre encore beaucoup
d'autres dispositions pour réprimer la fraude. Les
lois sur la contrefaçon, celles sur la concurrence dé-
loyale et les marques de fabrique, l'article 405, qui
punit l'escroquerie, les dispositions rigoureuses qui
atteignent le faux, toutes ces mesures pénales
peuvent, à l'occasion et nous le verrons, être invo-
quées par les amateurs lésés. Mais elles se prê-
tent, presque toujours, à de sinueuses interprétations
Avec des maîtres filous habitués à passer entre les
mailles du code, mieux vaut s'en tenir à l'article 423 :
tromperie sur la marchandise vendue.
Malheureusement, pour que le tribunal puisse
agir, il faut :
1" Qu'il y ait eu vente effectuée ;
2° Qu'il y ait un plaignant.
Or, comme les collectionneurs tiennent beaucoup
plus à leur réputation de connaisseurs qu'à leur
argent, les plaintes sont extrêmement rares, et le
législateur s'est vu obligé de donner de nouvelles
armes à la vindicte publique.
C'est ce qui a amené, sur la proposition de M. Julien
Goujon, le vote de la loi de 1895, reproduisant, sans
y rien changer, le texte d'une proposition de loi dé-
posée dix ans auparavant par M. Bardoux.
Article 1. — Seront punis d'un emprisonnement
APPENDICE 557
d'un an au moins et de vingt ans au plus, et d'une
amende de 16 francs au moins et de 3 000 francs au
plus, sans préjudice des dommages-intérêts, s'il y a
lieu: 1° Ceux qui auront apposé ou fait apparaître
frauduleusement un nom usurpé sur une œuvre de
peinture, de sculpture, de gravure ou de musique ; — ■
ceux qui, sur les mêmes œuvres, auront frauduleu-
sement et dans le but de tromper racheteur sur la
personnalité de l'auteur, imité la signature ou un
signe adopté par lui.
Art. 2. — Les mêmes peines seront applicables à
tout marchand ou commissionnaire qui aura sciem-
ment recelé, mis en vente ou en exposition les objets
revêtus de ces noms, signatures ou signes.
Art. 3. — Les objets délictueux seront confisqués
et remis'au plaignant, ou détruits sur son refus de
les recevoir.
Art. 4. — La présente loi est applicable aux œuvres
non tombées dans le domaine public, sans préjudice
pour les autres de l'application de l'article 423 du
code pénal.
Art. 5. — L'article 4G3 du code pénal s'applique
aux cas prévus par les articles 1 et 2.
C'est par l'étude de ces dispositions que nous al-
lons commencer notre petit cours de jurisprudence à
l'usage des amateurs, et nous prendrons pouj- guide
le trèsremariiuable ouvrage que M. Edouard Copper,
docteur en droit, vient de publier sur la matière,
V Art et la loi, Irailé des questions juridiques se ré-
férant aux artistes et aux amateurs, éditeurs et mar-
chands d'œuvres d'arl (1). L'ouvrage tient, et au delà,
(1) Pedone, édilcur, 13, rue Soufflot, Paris, 1903.
558 TRUCS ET TRUQUEURS
les promesses de son litre. Il doit avoir sa place dans
toutes les bibliothèques des collectionneurs.
Le simple exposé de la loi de 1895 montre en quoi
elle dilTère de l'article 423.
Plus n'est besoin de vente efTeclive. L'apposition
seule de la signature est considérée comme délic-
tueuse. Nulle nécessité non plus d'un plaignant. La
procédure est au criminel, le parquet peut poursui-
vre d'office.
On voit, en même temps, combien nous sommes
loin des peines anodines réservées à la contrefaçon
et à l'usurpation de nom sur un produit fabriqué. Un
an à cinq ans de prison, seize à trois mille francs
d'amende ! Cela peut faire réfléchir un imposteur !
Malheureusement, le caractère de cette loi tend
surtout à protéger les artistes et la propriété artisti-
que. Elle ne vise que les tableaux, dessins, gravures,
sculptures, et, à la rigueur, certains objets d'art si-
gnés. Gomme la propriété artistique, elle ne concerne
que les œuvres d'auteurs vivants ou décédés depuis
moins de cinquante ans.
C'est donc l'infime minorité des truquages qui
tombe sous le coup de ses dispositions, et l'on peut
déplorer les scrupules du législateur qui l'ont fait
s'arrêter en si beau chemin.
Le faussaire qui signe un Rembrandt de 1634 n'est-
il donc pas aussi coupable et plus dangereux que
celui qui appose sur une copie le nom d'Harpi-
gnies ou de Bonnat ? Ces maîtres ou leurs amis peu-
vent dénoncer la fraude. Personne n'a qualité pour
ven^f»' la mémoire des grands morts et empêcher
APPENDICE 559
une fructueuse el scandaleupeprofanatlon. Ce devrait
èlre à la loi de prendre leur cause en mains.
Les artistes vivants, du moins, n'ont pas à se plain-
dre. Le législateur les a bien traités. Non seulement
les faussaires sont frappés des peines sévères réser-
vées à l'escroquerie, mais encore les marchands ou
commissionnaires qui recèlent, mettent en vente ou
exposent les œuvres estampillées d'une signature
artificielle sont réputés complices du délit. Ils encou-
rent le même châtiment.
Grâce à cette sage mesure, on arrive fatalement à
découvrir l'auteur du délit. Le détenteur de l'œuvre
fausse se voyant présumé l'auteur de la fraude, in-
dique la tierce personne qui lui a remis le tableau.
De marchand en marchand, on remonte au falla-
cieux signataire. Autrement, la loi resterait illusoire,
les flibustiers qui signent des Millet, des Corot ou
desTroyon ne choisissant pas la place de laConcorde
pour procéder à leur coupable opération.
Ainsi, pour les artistes, pas d'hésitation possible.
S'ils découvrent dans une vitrine ou dans une expo-
sition quelconque une de leurs œuvres signée d'un
autre nom que le leur, ou s'ils voient leur signature
sur une œuvre qui n'est jamais sortie de leurs mains,
ils doivent adresser immédiatement une plainte au
procureur de la République contre le possesseur de
l'œuvre. Ce magistrat obtempérera sans tarder à cette
plainte motivée et instruira l'affaire à l'encontre du
possesseur visé, sauf à ce dernier à exciper de sa
bonne foi et à déclarer de qui il tient l'œuvre fraudu-
leuse. Le coupable ne saurait échapper.
Les amateurs ont-ils les mêmes avantages à tirer
de la loi de 1895?
Evidemment non. Le simple bon sens indique
560 TRUCS ET TRUQUEURS
qu'ils ne pourront y avoir recours que dans des cas
1res limités. Cependant, un collectionneur qui vient
d'acheter une œuvre non tombée dans le domaine
public, un pastel faussement signé Millet, par
exemple, a tout avantage à en profiter. Il pourrait
poursuivre son marchand en vertu de l'article 423,
puisqu'il y a eu vente cfîcclive; mais, comme Millet
est mort depuis moins de cinquante ans, il lui est
permis de porter plainte au parquet contre son trop
ingénieux fournisseur.
Il y gagnera une notable économie de frais, une
accélération sensible de procédure, et en cas de con-
damnation, une aggravation considérable de peines
contre son mystificateur.
Dans d'autres cas, il n'a pas le choix, et la loi de
1895 seule lui permet de réprimer certaines fraudes
préjudiciables à ses intérêts. C'est ce qui arrive quand
l'amateur, possesseur d'une œuvre originale non
tombée dans le domaine public, en découvre une
copie frauduleusement signée du nom du véritable
artiste. L'article 423 ne peut lui servir, puisqu'il n'y
a pas eu vente, mais il peut porter plainte au par-
quet et faire poursuivre le fraudeur en vertu de la
loi de 1895. il obtient ainsi réparation du préjudice
causé à son œuvre originale par l'exposition et la
mise en vente d'une copie souvent mauvaise et affi-
chée à vil prix.
Bien plus, certains auteurs affirment qu'un ama-
teur peut porter plainte et arguer une œuvre de faux,
sans avoir à justifier d'aucun intérêt pécuniaire ou
pécuniairement appréciable. Un simple curieux, dé-
couvrant à la vitrine d'un marchand ou dans une
exposition précédant une vente, un tableau notoire-
ment apocryphe, peut protester dans un but de
APPENDICE 561
moralité publique et arrêter un truquage éhonté.
« S'il dénonçait au procureur de la République ce
fait illicite, dit M. Copper, l'engageant à faire respec-
ter la loi de 1895 et à faire saisir entre les mains du
commissaire-priseur l'œuvre frauduleuse, nous esti-
mons que le procureur de la République devrait,
sans tarder une minute, obtempérer à cette plainte
motivée et instruire l'affaire. »
C'est peut-être beaucoup compter sur le zèle de
dame Thémis, et nous engagerions fort un amateur
à y regarder à deux fois avant d'écrire une dénoncia-
tion mal fondée dont le sort le plus heureux serait de
rester sans effet, à moins qu'elle ne se retournât contre
son auteur.
En fait, quoique d'apparence très efficace, la loi
de 1895 n'a pas donné les résultats que le législateur
en pouvait attendre. Le nombre des affaires de fraudes
artistiques instruites depuis dix ans se réduit à pres-
que rien. Un faux tableau n'est pas un délit patent
et un commissaire de police n'est pas forcément ex-
pert en art. Pour que le parquet puisse poursuivre,
il faut qu'on lui signale et qu'on lui prouve le tru-
quage : c'est ce qui arrive fort rarement.
Les artistes, par nature, se montrent assez insou-
cieux de leurs intérêts. Quand ils quittent l'atelier,
ce n'est pas pour aller s'enfermer à l'hôtel Drouot
ou faire une tournée chez les marchands de tableaux.
Si le hasard les met en présence d'une œuvre fausse-
ment signée de leur nom, ils jettent feu et flamme,
jurentdc tirer une vengeance éclatante, puis reculent
devant une lettre à faire ou une démarche à tenter.
Quant aux amateurs, s'ils hésitent à se plaindre
d'un vol qui vient de faire à leur bourse une saignée
cuisante, comment voulez-vous qu'ils prennent
24.
562 TRUCS ET TRUQUEURS
l'alarme devant un faux qui ne les regarde pas et que,
par simple amour de la morale artistique, ils aillent
s'armer d'un fouet vengeur?
De temps à autre, on entend donc parler au Palais
de la loi de 1895. Dans ces audiences-là, on ne voit
jamais figurer de plaignants : aus^i, bien souvent, les
accusés s'en tirent à bon compte.
Laissons donc de côté les cas très particuliers où
la loi de 1895 trouve son application et rentrons dans
la généralité des truquages, qu'ils s'appliquent aux
meubles, aux tableaux, aux porcelaines ou même
aux limbres-poste.
Lorsqu'un collectionneur s'aperçoit qu'il vient
d'èlre trompé, après le premier frémissement de
colère, il éprouve presque en même temps un double
désir : faire annuler son achat et voir punir son mysti-
ficateur.
De ces deux souhaits, très naturels, le premier seul
est relativement facile à réaliser. Le second reste
presque toujours illusoire.
L'article 423, remarquons-le, s'applique aux ma-
landrins qui apposent sur les œuvres d'art de fausses
marques et de fausses signatures. Il ne vise pas,
comme la loi de 1893, les marchands ou les déten-
teurs d'objets apocryphes. Or, allez donc découvrir
la main qui a tracé cette audacieuse signature de
Rembrandt ou le fer qui a imprimé sur cette com-
mode la marque à feu de Riesner ? Le vendeur
excipera hautement de sa bonne foi. Or, le doute
profite au défendeur : quatre-vingt-dix-neuf fois sur
cent, il échappera à toute peine afflictive.
APPENDICE 563
D'ailleurs, les pirates de la curiosité se gardent
bien, la plupart du temps, d'apposer des marques ou
des signatures qui pourraient les faire prendre. N'est-
il pas plus adroit, au lieu de signer une toile, de
mettre le nom sur le cadre? Les deux lettres finales
0 T, au bas d'un paysage dans le goût du maître de
Ville-d'Avray, ne valent-ellespas autant, comme nous
l'avons vu, que la signature Corot?
Essayez donc de faire condamner des matois de cet
acabit. Vous y perdrez votre temps et votre argent.
Au contraire, si vous pratiquez, ne pouvant faire
autrement, le pardon de l'offense, et si vous vous
contentez de poursuivre la résolution du marché, les
moyens pour y arriver sont nombreux.
Le code civil (art. 1109) dit, en effet, qu'une vente
est nulle si le consentement du vendeur a été donné
par erreur, extorqué par violence ou surpris par dol.
Laissons de côté la violence qui n'est point encore
entrée, à notre connaissance, dans le doux pays de
la curiosité. Reste l'erreur et le dol.
L'erreur est une cause de nullité lorsqu'elle porto
sur la substance même de la chose vendue. Naturel-
lement, en fait d'objets d'art, il ne peut s'agir seule-
ment de qualités matérielles, c'est-à-dire, pour un
tableau, d'être une peinture sur toile ou sur panneau,
pour une commode, d'avoir des tiroirs, un dessus de
marbre et des garnitures de bronze. Les qualités
substantielles visées par la loi sont l'origine et l'au-
thenticité, ou, si l'on préfère, la garantie d'époque,
d'attribution, ou de signature qui ont décidé le co'^-
lectionneurà conclure son achat.
En pratique, ce sontles termes du reçu qui servent,
de base d'appréciation. Peu importe qu'il ne spéiifie
pas la promesse formelle de garantir l'acquéreur
564 TRUCS ET TRUQUEURS
contre tout défaut d'authenticité. Le fait, pour le
marchand, de mentionner que l'objet vendu est de
tel maître ou de telle époque, affirme suffisamment
l'intention des parties de considérer cette qualité
comme essentielle. Pour que le vendeur soit dé-
gagé de toute responsabilité vis-à-vis de l'acheteur,
il faudrait que le contrat stipulât expressément une
vente « sans garantie ». Autrement, la présomption
est que, par son silence, il garantit l'aulhenticité et
l'époque.
Dès lors, on comprend l'importance, pour l'ama-
teur, de se faire délivrer un reçu en règle, et pour
les truqueurs, d'esquiver celte garanlie, tout en ayan!
l'air de la donner afin de ne pas effaroucher l'ache-
teur.
Aucun d'eux ne mettra sur sa facture « sans garan-
tie d'aucune sorte », mais il aura Fart d'employer
des formules ambiguës qui ne jetteront pas de doute
sur l'authenticité de l'objet qu'il vend, mais le
couvriront lui-même vis-à-vis de la loi.
Lisez donc bien votre quittance.
Un tableau facturé « ancien » ne garantit ni la si-
gnature, ni lattribution d'auteur. « Attribué à » est
une formule de non garantie, à moins d'erreur gros-
sière ou d'escroquerie, tel, par exemple, un tableau
moderne attribué à Murillo. De même, le libellé :
« Vendu un tableau signé de... «laisse supposer l'in-
tention de ne pas garantir l'authenticité, ou pour les
objets d'art « vendu tel qu'il se comporte » et « bien
connu de l'amateur. »
Faute d'un reçu explicite, l'acheteur est désarmé.
A plus forte raison, pour les achats qui n'ont donné
lieu à aucun écrit, et qui ont eu lieu en l'absence de
témoins. Comment, en effet, pourra-t-il prouver que
APPENDICE 5G5
l'œuvre d'art qu'il représente, atteinte de vice rédhi-
bitoire et substantiel, est bien celle vendue, si le
marchand le nie ? Sa seule ressource sera de déférer
le serment au vendeur. Le bon billet qu'il aura là !
Supposons donc que vous ayez en poche une fac-
ture acquittée et suffisamment explicite. Qu'allez-
vous faire lorsque vous aurez la preuve de la four-
berie de votre marchand ?
Bien entendu, si la vente a été faite à crédit, vous
ne paierez rien et vous ferez signifier à votre vendeur,
par exploit d'huissier, à avoir à reprendre sa mar-
chandise. S'il refuse, ce sera à lui de vous actionner
pour refus de paiement. Pour sortir victorieux de la
lutte, vous n'aurez qu'à établir devant le tribunal les
cas de nullilé de la vente.
Or, dans la pratique, l'acheteur se trouvera rare-
ment dans une situation aussi avantageuse, les
marchés, dans la curiosité, se faisant très souvent au
comptant, ou par chèque à vue.
Lorsque vous vous apercevrez de la tromperie, le
marchand aura votre argent, et vous sa pseudo-
œuvre d'art. Il s'agit donc d'opérer l'échange, et
comme le joueur de muscade, de faire rentrer le ros-
signol dans sa cage et l'argent dans votre bourse.
Assurez-vous bien, tout d'abord, que vous n'avez
pas trop attendu et que vous êtes encore dans les
délais légaux. Les délits réprimés par la loi de 1895
se prescrivent, comme ceux d'escroquerie, par un
intervalle de trois ans. Au bout de ce temps, ils
échappent à toute poursuite correctionnelle. L'action
en nullité pour erreur sur la substance peut être
568 TRUCS ET TRUQUEURS
exercée pendant dix ans. Mais, s'il s'agit de « vices
cachés », la loi exige, sans préciser, que Taclion ait
lieu dans un « bref délai ».
Ce n'est pas tout.
Si vous êtes dans les délais normaux, il vous faut
encore savoir si votre vendeur est solvable. Combien
d'amateurs ont acheté ainsi à des brocanteurs étran-
gers et de passage, ou à des courtiers n'ayant aucune
surface ! Pour ceux-là, ils n'ont qu'à se frapper la
poitrine en faisant : « par ma très grande faute » et
à passer leur achat au compte profits et pertes.
L'affaire est classée.
Au contraire, s'il s'agit d'un antiquaire ayant pi-
gnon sur rue, vous devez essayer d'arriver à une ré-
solution du contrat par voie amiable, en lui propo-
sant, par exemple, de choisir des experts pour tran-
cher le différend. S'il refuse, allez trouver un avoué
et faites intenter une procédure civile. Votre rôle
est fini. Celui de votre avocat commence.
Je l'ai dit, et je le répète. Soyez deux fois sûr
avant de vous lancer dans le maquis de la procé-
dure. Ne vous embarquez pas avant d'avoir pour
vous dix preuves pour une, car môme un document
en règle sera discuté par votre adversaire, et il vous
faudra établir qu'il constitue une preuve de vente
avec garantie. A chaque pas, vous allez vous trouver
en face de difficullés nouvelles d'interprétation.
En voici quelques-unes.
S'il s'agit de la fausseté d'une signature ou d'une
attribution, il ne peut y avoir d'hésilation. Un tableau
est ou n'est pas de Delacroix, une terre cuite est ou
APPENDICE 567
n'est pas de Clodion. Si le marchand vous a vendu
un tableau de Delacroix, une terre cuite de Clodion,
et que les experts choisis par le tribunal s'accordent
à refuser aux objets la paternité indiquée sur la fac-
ture, le contrat ne peut qu'être résilié.
Mais qu'arrive-t-il pour des objets d'art vendus
sans attribution d'auteur, par exemple pour une
épée, un coffret, une commode, un ivoire, une brode-
rie, un fauteuil recouvert de tapisserie ?
Ce qui est vrai quant à l'authenticité de la signa-
ture s'applique-t-il à l'authenticité de l'époque?
Lorsque les parties n'ont pas mis comme condition
essentielle à la vente que l'objet ait été exécuté à une
certaine époque et non à une autre, ce silence doit-
il faire du contrat une convention pure et simple ?
Evidemment non, et l'intention des parties ressor-
tira de certains faits concomitants, particulière-
ment de l'élévation du prix stipulé, qui n'a sa raison
d'être que si l'objet possède certaines qualités de
rareté et appartient, notamment, à l'époque même
dont il porte le style. Le vendeur d'une pendule
Louis XVI soutiendrait vainement qu'il suffit que la
pendule, livrée par lui, soit du style Louis XVI, quand
la facture s'élève à une vingtaine de mille francs. Le
prix seul indique que l'acheteur a eu en vue un objet
ancien, fabriqué sous le règne de Louis XVI.
Malheureusement, rien n'est plus délicat que cette
appréciation de prix. Lorsque l'écart entre la valeur
habituelle d'un objet de même nature et le prix ven-
du est considérable, il ne peut y avoir doute. Un
Fragonard, même présenté sans réserves, fac-
turé deux cents francs, une faïence de Saint-Por-
chaire, vendue modestement cent francs, supposent
que les parties savaient parfaitement à quoi s'en
568 TRUCS ET TRUQUEURS
tenir sur raulhenticité des objets. Vous n'aurez que
le droit de rire, si, comme cela s'est vu, un farceur
met dans son étalage au bas d'un tableau cette pan-
carte.
occasion: Hubert Robert authentique. Prix: 12 fr.
Valeur réelle : 50 francs.
Quand, au contraire, une pièce a été vendue quatre
à cinq fois sa valeur intrinsèque, la mauvaise foi
de l'intermédiaire devient évidente, surtout s'il s'in-
titule expert, et s'il ajoute : juré.
En dehors de l'authenticité et de l'époque, d'autres
qualités peuvent avoir déterminé l'achat, et leur dé-
faut doit faire annuler le marché, ou, tout au moins,
amener une diminution notable du prix de vente.
Certains marchands de Paris, après avoir vaine-
ment cherché à vendre un objet d'art, après l'avoir
offert pour ainsi dire à tout venant, et en argot du
métier l'avoir « brûlé », s'entendent avec un pseudo-
amateur de province, généralement propriétaire
campagnard à court d'argent, et lui envoient, comme
nous en avons cité tant d'exemples, leur rossignol en
nourrice.
Survient-il un visiteur, racolé par des hôteliers ou
des voituriers intéressés? Le maître du logis fait ad-
mirer sonmobilicrhistorique,ses tableaux de famille,
ses armes, ses tapisseries. Il n'aurait jamais consenti
à s'en séparer sans la diminution de ses revenus, la
mévente des vins, l'insolvabilité des fermiers. Bref,
devant une offre sérieuse , il se laisse fléchir, et l'émule
du cousin Pons emporte une œuvre qu'il croit incon-
APPENDICE 569
nue et qui a couru toutes les boutiques des bro-
canteurs-
Pourra-t-il obtenir la résiliation du contrat ?
Il y parviendra, très probablement, en prouvant
que celle circonstance de provenance élait pour lui
primordiale, et plus sûrement encore, en indiquant
les manœuvres dolosives employées pour extorquer
son consentement. Il y a eu fraude évidente dans cette
mise en scène imaginée tout exprès pour lui faire
acheter d'un soi-disant châtelain un fond de boutique
laissé pour compte.
Qu'arrivera-t-il également pour la vente d'une
œuvre d'art complétée ? Un chineur a écoulé à un
novice une lasse de Sèvres surdécorée, une esquisse
portant le cachet de la vente de Fromentin et deve-
nue, après un séjour dans un atelier de la butte,
un tableau complet, un meuble de Boule dont une
notable partie aura été refaite. Le contrat va-t-ilêtre
annulé de yluno ?
Ici, aucune règle fixe ne peut être précisée, s'il n'y
a pas eu de convention expresse. Nous entrons dans
la catégorie des retouches, restaurations, repeints,
c'est-à-dire dans les vices cachés.
Le vendeur, en effet, est obligé, par la loi, de ga-
rantir l'acheteur contre tous les vices cachés. Mais,
tandis que l'erreur sur la substance entraîne sans
discussion la résolution du contrat, le cas de vice
rédhibitoire, tout en pouvant donner lieu au même
résultat, n'oblige, le plus souvent, le vendeur qu'à
restituer une somme plus ou moins élevée. En re-
vanche, la preuve est plus facile à faire et l'action
570 TRUCS ET TRUQUEURS
offre moins de difficullés, car il suffit, ditl'article 1641
du code civil, « qu'il y ait eu dans la chose vendue un
défaut qui la rende impropre à l'usage auquel on la
destinait ou qui diminue tellement cet usage que
l'acheteur ne l'aurait pas acquise ou n'en aurait Jonné
qu'un moindre prix, s'il en avait eu connaissance. »
C'est une quoslion d'appréciation. Le tribunal est
souverain pour juger si le vice était suffisamment
caché et si l'acquéreur ne pouvait s'en apercevoir
qu'à l'usage. Il est également seul appréciateur pour
fixer le montant de l'indemnité à laquelle le vice réd-
hibitoire peut donner lieu.
« On peut dire du vice rédhibitoire, écritîM.Copper,
qu'il en est comme des maladies: il y en a d'inoffen-
sives pour lesquelles il serait puéril de se droguer et
de se confier à des médecins ; il en est d'autres qu'il
faut soigner, mais dont on guérit aisément; d'autres,
quelques soins qu'on ait pris à leur égard, vous
laissent pour le restant de vos jours affaibli et inva-
lide. Certaines, enfin, sont mortelles. »
Ce qui signifie qu'il y a des vices tellement insi-
gnifiants qu'une réclamation à leur égard n'aurait
aucune chance d'être admise ; par exemple, un ta-
bleau rentoilé, un bronze à patine verte vendu comme
patine médaille. D'autres sont facilement réparables
et la réparation se fera aux frais du vendeur ; un ta-
bleau, par exemple, qui, avant la livraison, viendraità
être crevé, sans que le rentoilage à effectuer affecte
aucune partie essentielle de la composition. Certains
autres, sans porter sur la validité même du contrat,
ne sont pas guérissables: le vendeur, par exemple,
a faussement affirmé qu'une tapisserie a fait partie
d'une collection célèbre ou qu'une statue en marbre
a obtenu une médaille au Salon. Il y am'a diminu-
APPENDICE 571
tion du prix payé. Eufin, il y a les vices mortels qui
se confondent pratiquement avec l'erreur de subs-
tance. Telle miniature du xviii® siècle, qui à l'origine
représentait une vieille femme, a été l'objet de re-
touches si complètes qu'on en a fait le portrait de
M"^ Raucourt. L'acheteur s'aperçoit tardivement de
la mystification. Il y a lieu à une résiliation de vente.
Quant au caractère occulte du vice, il varie selon
les connaissances de l'acheteur. Une reliure ancienne
habilement redorée, un tableau retouché, une com-
mode avec des bronzes modernes, une étoffe reteinte,
seront difficilement admis comme vices cachés si
l'acheteur est un amateur connu, un marchand de
curiosités, un homme du métier, s'intitulant pompeu-
sement expert. Mais le tribunal en décidera tout au-
trement s'il se trouve en présence d'un acheteur sans
connaissances artistiques lui permettant de dis-
cerner ces défauts avant l'achat.
Dans aucun cas, il ne tiendra compte des réserves
de non garantie ou des formules imprimées que cer-
tains marchands mettent en tête de leurs factures.
Ce serait vraiment trop commode de s'exonérer ainsi
de toute responsabilité !
Tout ce que nous venons de dire pour les ventes
à l'amiable s'applique également aux ventes publi-
ques.
Le vendeur, lorsque la vente n'est pas judiciaire,
est tenu de garantir l'acheteur des mêmes qualités
d'authenlicilé de signature, d'authenticité d'époque,
etc. L'acheteur aura même une garantie de plus, celle
du commissaire -priseur ou de l'expert, les réserves
572 TRUCS ET TRUQUEURS
générales insérées en petites lettres au début des ca-
talogues et portant qu'aucune réclamation ne sera
admise après la vente, n'ayant aucune force juri-
dique.
Nous ne reviendrons donc point sur nos pas, et
nous nous contenterons de dire quelques mots de la
manière dont l'action doit être entamée.
C'est toujours contre le commissaire-priseur, seul
officiellement responsable, que la procédure doit être
dirigée, sauf à celui-ci à appeler en garantie l'expert
qui a dirigé la vente ou rédigé le catalogue. Mais le
commissaire-priseur ne peut être actionné que lors-
que le vendeur est inconnu, insolvable ou disparu. Il
ne doit réparation que du dommage causé et « ce
u dommage, dit M. Copper, n'existe que du jour où
(( il est certain que le vendeur ne reprendra pas l'ob-
(( jet d'art vendu et ne restituera pas le prix touché.
« Cette certitude ne sera acquise aux débats que
« lorsqu'une action judiciaire aura été intentée con-
« tre le vendeur et sera restée notoirement infruc-
(( tueuse. »
Dans ce cas, le commissaire-priseur sera tenu aux
mêmes obligations que le vendeur. Il devra repren-
dre l'objet et restituer la somme versée, s'il y a erreur
sur la substance, indemniser l'acheteur s'il y a seu-
lement vice rédhibitoire. Il pourra même, dans cer-
tains cas, être actionné pour faute lourde, en vertu
de l'article 1382 du code civil, et condamné à des
dommages-intérêts. Mais, dans la pratique, MM. les
régents de l'hôtel Drouot sont à l'abri de toute at-
teinte, sinon de tout reproche.
Caveant consules !
C'est à l'acheteur à prendre garde avant de risquer
une enchère.
APPENDICE ^3
t
J'ai fini, et au moment de conclure, me voici à peu
près aussi embarrassé qu'en commençant. Comme à
Panurge, pour son mariage, les inconvénients de la
chicane me paraissent balancer, à quelque chose près,
les avantages. Cependant, lorsque tous les moyens
de conciliation sont épuisés et que le marchand de
mauvaise foi reste intraitable, il faut bien en arriver
aux voies judiciaires.
Dans ce cas, croyez-moi, soyez modeste. Conten-
tez-vous d'un faible effort et du moindre résultat.
Tâchez d'obtenir, en invoquant l'article 1641 sur les
vices rédhibitoires, une indemnité convenable ou
faites résilier la vente à l'aide de l'article 1109. Mais
n'espérez pas voir refermer les portes d'une geôle
sur votre exploiteur. Xi l'article 42.3, ni même la loi
de 1895, ne vous vaudront, en pratique, semblable
satisfaction.
Pour réprimer le brigandage de MM. les truqueurs»
il faudrait les faire comparaître devant un jury de
collectionneurs. Ils ne bénéficieraient pas souvent
de la loi Bérenger.
FIN
TABLE DES MATIÈRES
INTHODUCriON
Les progrès de la conlrefaron. — La vieille Iradilion el
la nouvelle école. — De l'huilé aux charnières. — M. Toul-
/e mon Je, collectionneur. — Le reskiuraleur a engendré le
truqueur. — La hausse des prix en a iiiulliplié le nombre. —
Le vrai antiquaire. — liûdulp/ie, allume le fjat. — La curio-
sité dans les meubles. — l'oal ce qui est adjwjé nest pas
vendu. — La réclame par le vol. — Se dit expert qui veut.
— Experts-marchands et marchands-experts. — La con-
version du fonctionnaire. — Peinture trop noire ou trop
pâle Pag« 5
LES ANTIQL'ES
La pièce de dix sous de M de Rolschild. — Le masque de
terre. — Un antique du xvii' siècle. — Philippique de M. Furt-
wàngler, — Faux dieux et fausses déesses. — Anubia et le
professeur Berg. — Rayuns Rœntgen. — Terres cuites de
Tanagra. — Camille Lecuyer. — La siccité des siècles. —
Musée Campana. — Le vieil argent rompt et ne plie pas. —
Potiers de Rheinzabern. — Fouilles de Narce. — Bijoux
de Grues. — Orfèvrerie de Boscoreale. — Les ouvriers de
San Angelo. — La terre de Virgile et de Pulcinello. — Im-
prudente confiance de M. Biardot. — La Roche Tarpéienne.
Page 24
ARMES ET ARMURES
Quelle était l'armure de Jeanne d'Arc ? — La croisette de
Litini. — Ancien musée de saint Thomas d'Aquin. — Ana-
chronismes du catalogue.— Cotte de mailles de Monaldeschi.
— Cénotaphe apocryphe. — L'armure des quatre points cardi-
naux.— Consultation sur l'armurerie. — Poignards espagnols
d'Auvergne. — Epée de Cambronne, flamberge de l'amiral
de Bossu, giberne de la Tour d'Auvergne. — Monographie
de lépée. — Corpus delicti ! — La confusion des pomçons.
— Surdécoration et reconstitution. — Modernes batteurs de
TABLE DES MATIÈRES 57 r,
Elate. — L'armure de Randcar et celle d'Horace Walpole.—
'artiste Gauvin. — Aux disciples de sainte Barbe. Page 45
AUTOGRAPHES ET MANUSCRITS
Un peu de graphologie. — Les primitifs. — Autographes
gratuits et obligatoires. — Dans Vlsographieel dans le fonds
Béthune. — Le manuscrit de Carmosine. — Couplets du
marchand d'autographes. — Erreurs de Chambry. — L'album
Vrain Lucas. — Imprimé pris pour un original. — Repro-
ductions photographiques. — Fausses quittances du
XVI" siècle. — Secrétaires de la main. — Documents et
vieilles chartes. — Erudits mystifiés. — Billet doux du
xiii* siècle. — Mon client fait défaut! Page 72
BILLETS DE BANQUE
Les plus précieuses des vignettes. — Graveurs ingénieux,
mais criminels. — Giraud de Galebourse. — Confection des
billets. — L'hôtel de la Vrillière. — Le papier. — Auto-da-fé
de plusieurs milliards. — Contrôle des émissions. — Modèles
anciens et types modernes. — Napoléon 1!I, émetteur de
faux billets. — Insouciance du public. — Billets de Sainte-
Farce. — Quelques faussaires célèbres. — La multiplication
des coupures. — Qui casse les verres... les paye en billets
faux. — Comment reconnaître la fraude. — Rayez avec cinq
francs. — Le truc de Calino \ Page 102
BRONZES, PLATRES, TERRES CUITES ET MARBRES
Un intrusau Louvre. — Une erreur de Louis Courajod. —
Les Ccllini de contrebande. — lieux bronzes de M. Tliiers. —
La Jeanne d'Arc de Cluny. — Méfaits de la galvanoplastie. —
Les bronzes de Barye. — Surmoulages en plâtre. — Une
chasse aux pilVerari. — Les sphinx de Visseaux. — Recetle
pour patiner. — Les Clodion de la rue de Bondy. — Médail-
lons lie Nini. — Les exemplaires de C. Balon. — L'adorable
M"" de la Reynerie — Sculptures en pierre de Volvic. —
Transformation des tètes de Niobé. — La lectrice de Marie-
Antoinette. — A Versailles. — Les invalides à la tète re-
faite .- Page 125
CÉRAMIQUES ET VERRERIE
Expertise par correspondance. — Anciens et nouveaux
prix. — L'honnête province? — Epis de faîtage. — Le crabe
de Palissy. — Charles Avisseau, de Tours. — Néo-Oirons.
— Château-Trompeur. — Copie des Triomphes de Louis le
Juste. — Autographe roval sur un vitrail. — Tours du grand
\itrarius. — Grisailles de jadis et grisailles d'aujourd'hui. —
Les plombs.— Marque de Louis Léveillé. — Porcelaine des
576 TRUCS ET TRUQUEURS
lades. — Le goût pompier. — Chez le barbier, — Visite à
Cluny. — Près de Lôwenich et de Schilïa. - Rien que du
moderne. — Reconstitutions de Samson. — Les chefs-d'œuvre
à bon marché Page 149
CISELLT.E ET DORURE
Deux paires d'appliques contestables et contestées. —
Enquête laborieuse. — Le flair du vieil ouvrier. — Jugemetn
de Salomon. — Pour se procurer, de bons modèles. —
L'égratigneur de Fontainebleau. — Le Goulhière de Dijon.
— Analysez les bronzes. — Montage ancien et montage mo-
derne. — Perfection de l'ancienne ciselure. — On pèle les
bronzes comme des pèches. — La dédorure. — Un modèle
qui ne l'est pas. — Les montures de Chine du D' camus.
— Une pendule qui fait des petits. — A montre moderne
vieux mouvement. — Un maquillage révolutionnaire. —
Bonnet phrygien sur fleurs de lys Page 181
DESSINS, ENLUMINURES, MINIATURES
Le marchand de 1652. — Atelier posthume d'Albert Durer.
— En voulez-vous des Walleau ? — D'après les fac-similés. —
Les cachets des ventes après décès. — Le Tripatouillopolis
des maîtres caricaturistes. — On m'a fuit dire des bclises. —
Originaux phototypés. — Gnûli seaulon. — Enlumineurs
commencement de siècle. — Les espaces blancs d'un Tô-
rence. — L'image de la Pucelle. — Comment Philippe
Le Bon entra de nos jours à Lille. — Portraits d'aïeux. — Chez
le minialuiiste. — Fécondité de Hall. — Médée rajeunissant
le vieil Eson Page PJ9
ÉQUIPEMENTS MILIT.\IRES
Collectionneurs de gloires militaires. — Souvenirs sans
prix. — Shakos suisses et shakos français. — Défroque de
cirque. — Cesl du vieux Ihéâlre ! — Trombones devenus
trompettes. — Plaques lourdes et plaques légères. — Sur-
moulages et matrices anciennes. — Médailles de vétérance.
— Le plan de l'arlilleur, —Boutons de Waterloo. — Traineur
de sabretaches Page 222
EX-LIBRIS
Signatures et étiquettes. — Le rôle du chiffonnier.— Les
Sociétés d'Ex-libris. — Un truqueur par trois collection-
neurs. — En chasse sur les quais. — En sauvageokinl. —
Découpages de recueils d'armoiries. — Manières d'utiliser
les restes. — Retirage des vieux cuivres. — Reproductions
en héliogravure.— ÙEx-libris ana. — Marques imaginaires.
—Coïncidence dangereuse. — Les maraschinettes. Page 236
TABLE DES MATIÈRES 577
GLYPTIQUE
Intailles et camées. — La parcelle vaut le bloc. — L'cme-
raiide dePolycrate. — Dioscorides. — Sceaux des empereurs
romains. — Gravures erotiques et pierres vénérées. — Tru-
quages pratiqués parle clci'yé.. — Tailleurs de pierres fines
à la cour de France. — M-" de Pompadour élève de Guay. —
Les répliques de l'antiquité sous la Renaissance. — Les si-
gnatures et leurs règles. — Camées maroullés. — Transfor-
mation des onyx — Un grand duc averti. — Pierres de fo/zTe.
— Le mot de Gallien. — Diagnostic par l'œil et la mé-
moire Page 218
GRAVLOES
Symphonie en blanc majeur. — Mezzo-tinle. — El si je
veux cire trompé? — A malin malin et demi. — Désencadrez!
— Les Lavreince d'hôtel. — Hausse des gravures en couleur.
— La Reichsdruckerel. — Coloriage à lapoupée. — La Chal-
cographie du Louvre. — Euphémismes des catalogues. — «
Planches usées. — 85 cuivres originaux de Rembrandt. —
Fac-similés d'Amand Durand. — Épreuves rarissimes sous
scellés. — Les grattages. — Les maniaques de la grande
marge.— Reprises àla plume. — Nielles apocryphes. — La
légende des portraits Page 262
INSTRUMENTS DE MUSIQUE
Le roman du clavecin. — Stradivarius de 50 000 francs. —
Un Guarnerius de 15 francs. — Violon sur mesure. — La
guiterne du baron Davillier. — L'honnête Vuillaume. — Tol-
becque. — Fabricants de vieux neuf. — Du 1725 en 1907. —
Contrefaçons à grand orchestre. — Demandez le catalogue. —
La musette du peintre.— Trop de provenances illuslres'.' — Le
clavecin du Petit-Trianon. — liPs harpes de Marie-Antoinette.
— Elle jouait du piano forte !....... Page 383
Plus vite que le calendrier. — Procédés pour patiner l'i-
voire. — Ecole d'ivoiriers en Allemagne. — La révérende
mère complice sans le savoir. — Sculpture rétrospective. —
Signes diagnostiques de truquage. — Le bénitier de la cathé-
drale de Milan. — Un amateur qui sait se défendre. — Plainte
au parquet Page 308
Le krach. — Lettre de Christophe Colomb.— Plaquettes go-
thiques et lettres d'indulgence.— Se défier des feuillets isolés.
— Interfoliotage. — Prix d'autrefois et prix d'aujourd'hui.
25
578 TRUCS ET TRUQUEURS
— Physiologie du bibliophile. — Tripatouillage de bouquins.
— L'hôpital du père Lecureux. — Feuillets refaits. — Ama-
teurs truqueurs. — Fausses éditions originales. — Remboî-
lages. — Tavolette de Bucherna — Livres incomplets —
Dédicaces apocryphes. — Sophistication de reliures. — Manie
des provenances. — Tous connus! les bons livres armo-
riés Page 320
MEDAILLES ET MONNAIES
Faux comme un jelon! — Médailles frelatées. — Accouple-
ments monstrueux. — Karolus oméga. — Le fciussaire du
Pirce — Reproductions de Liard. — Le tlialer de Keutschach.
— Xumismales, défiez-vous de la pièce inconnue. — Médailles
pour ter.assiers. — Tu quoque — L'écu à la mèche. — Ex-
purgez ! — Le sac à mitrailles Page 345
Si les meubles pai-laient. — Métamorphose d'une cré-
donce. — Les moyenageurs. — Mon banc gothique. —
Sirees squelettes. — Les commodités de la conversation.
— Maquillage de la dorure. — La table du maréchal de
Piichelieu.- — La cuisine de la marqueterie. — Maïque à
froid. — Loyales copies. — En nourrice. — La stalle du
patron ! Page 358
OBJETS DE VITItlNE, BIJOUX, ARGENTEMEj ORFÈVREBIE
RELIGIEUSE ET ÉMAUX
Les cages à bijoux. — Le Minotaure de la mode. —
Bijoutiers de Montmartre — Bijoux pseudo-méi ovingiens. —
Un fermait républicain. — Strass et caillou du Rhin. — Le
celluloïd complice.— Joyaux populaires. — Un mot de Cel-
lini. — Camelots de villes d'eaux — Poursuites en correc-
tionnelle. — Made in Germany. — Chez les Kabyles. — Orfè-^
vrerie religieuse. — La loi de séj)aration. — Thomas and C°. '
— Médaillons du château de Madiid. — Une châsse limou-
sine. — Porte-lumière reconstitué — Resti'iclion mentale. —
D'après Philippotaux. — Creux révélateurs. — La coupe du
liaion Pichon — Les émaux d'Odessa — La tiare ponli-
licale Page 3^1
TABLEAUX ANCIKNS
Le Pactole roule. — Ancien avant 1800, moderne après. —
Le Rembrandt du Pecq —Trop de Raphaël. — Un continua-
teur de Greuze — Watteau etFrago de contrebande. — Les
totonistes.— Trucs de faussaires."— La Jouvence des pein-
tres. — En voulez-vous des primitifs? — (;]omplicilé incon-
?c ente de la douane. — Comment on tourne la loi Pacca.
TABLE DES MATIÈRES 579
— On vous le portera. — Portraits d'héritage — La madone
de Dresde. — Copies ou répliques. — Les deux Marat. —
Los dessous de l'atelier d'Hyacinthe Rigaud. — Verba
volant Page 420
TABLEAUX MODERNES
Les vaches maigres. — Au pays des dollars. — Trop do
Salons. — Déluge de peintures. — Commande par télégramme.
— Tableaux d'exportation. — A force de plumer la poule aux
oiufs d'or. — La loi de 1805. -• Harpignies contrefait. —
Comment on fait un Fromentin — Avoir un pseudonyme sans
le savoir. — Signatures et homonymes. — Le 0. T. — La vue
des bruyères appartient à tous. — Fromentin dédoublé. —
Bouguereau agrandi. — Reflet révélateur. — PropoH de
dessjert. — Frédéric Humbert ou Roybet. — Au pays de
VAnc/élus. — Chaplin et Millet. — Un Daubigny qui revient
cher Page 418
TAPISSERIES, TISSL'S ET DENTELLES
Nids à vermine. — Les mignardises de Boucher. Cote
des tapisseries. — Les Qiialre saisons de Boucher. — Ren-
trayage et décoloration. — Restauration et ravivage. —
Maï-que des Gobelins. — Ventes de copies sur expertise
d'originaux. — Vieux bois et tapisserie moderne. — Tu
peurre tans les ébinards. — Pipelet truque aussi. — Tapis
en Espagne. — Bourre révélatrice. — Art récréatif. — La
dentelle se meurt. — Hostilité des couturiers. — La folie
des points anciens. — Dentelle d'imit'Otion. — Quelques
diagnostics. — 80 millions de fabrication annuelle — Pi-is
au piège Page 41 9
LA TL\I.E
L'année de la tiare. — En Tauride. — Les fouilles d'Olbia.
— Deux compères adroits. — Les voyages de la tiare. —
L'aréopage du Louvre. — Un achat de 200.000 francs. —
Premiers^bruits fâcheux. — Elina. — Devant le juge d'ins-
truction. — Un joyeux fumiste. — Entrée en scène de Ro-
dolphe Rouchomowski. — Adsiim qui feci. — Un ciseleur
prodigieux. — Comment fut fabriquée la tiare. — Un sarco-
phage lilliputien. — Le jugement de Salomon. — Interview
de ISL Clermont-Ganeau. — Les déductions. — Les expé-
riences.— Rouchomowski recommence son travail. — Saila-
pharnès aux .\rls décoratifs Page 403
TIMBRES-POSTE
Au British-Museum. — Les vignettes les plus chères di
monde. — Débuts de la philatélie. — La famille Bcnoilon
580 TRUCS ET TRUQUI'URS
- Douteux post-office de Maurice. — Grandes raretés im-
possibles à imiter.- Contrefaçons grossières. — Eloge en
ve-^ — Maauillaf'es de timbres vrais. — Interview d un
-rand expert - E^lTlgie renversée. - Fabrique de filicranes
- Fausses dentelures et marges factices - Timbres bénits^
_ Tèle bêche de la Ilépublique de 1849. - L'ambition i^erd
10= truqueurs. — Epreuve par leau bouillante. - La loi ne
nunit pas les contrefacteurs de timbres anciens. - Concur-
rence à la maison Symian et C'^ - Des timbres faux p us
■edieichés que des vrais. - Le lavage.. - Légende des
pclits Chinois. - Emissions pour collectionneurs^ - Abus
lies surcharges. - Un nègre affranchi .... Page 41/
CONCLUSION
T 0=; vieux moules d'étain. - De la dinanderie avec les
xMPiUos ca'-^seroles ! — Le ferronnier ne reconnaissant p us
4' œuvres -Le c/n-/r/-e de ma Xini. - Le buis d'Australie.
Pni" , c cerf en bois. - La céroplastie italienne. - Even-
r;i,^°_ Cuirs de Cordoue hollandais. - Tètes transposées
cur photographies. - La folie croissante des enchères. -
ïu'seC ^ruSenledes anciens curieux. -Les -op'nles
coUeclionneront-ils du moderne? i 'inC ou
APPENDICE
Faut-il se plaindre? -La loi de 1895 protège les œuvres des
ar i^ïesvfvaE s. - Rareté des cas où elle t'.-ouve son applj-
llCon -Quid des maîtres anciens et des objets d art? - Ar-
f c'e 4-^3 du code pénal et article llU't du code civil. - Fai e.-
vou. donner un reçu en règle.- Authenticité d époque.- Les
lentes publiques."" - Responsabilité du commissaire pn-
leu - Soyez modestes dans vos réclamations. Page [>o3
DIJON, IMPRIMF.RIE D.VRANTIERE
ERRATA
Pages Lignes
14 25 et ^8 Lire : Mûhlbacher.
141 "23 Bns de Nivenlieim, et non de Nevenheim.
Suzanne Jarente de la Reynièro, et non de
la Reynerie.
443 3 Après le cachet du xve siècle, lisez : quel-
ques-uns même la croyaient du xvie.
146 25 Rétablir ainsi le texte : les prédictions de
Cassandre, la fille de Priam etd'Hécube,
se sont moins souvent réalisées.
160 2 Deux mots omis : centrer de très honnêtes
industriels.
Anguis et non unçuis.
aluit quae capra tonantem.
Coldoré et non Codoré.
Lire : J'achèterais bien ce tryptique.
Par un autre et non par un autre client.
30 et 31 Rectifiez ainsi : jusqu'au jour où il consen-
tit à céder son ciboire à ^L Werteimer,
de Londres, pour 8000 livres sterlings.
Il est aujourd'hui au Brilish Muséum.
485 14 Rétablir le texte: mettre un collier défaus-
ses perles, ou porter des fourrures de lapin
La tient au lieu de le tient.
Rectifiez ainsi : en plusieurs colis sembla-
bles à des sacs de pommes de terre.
Mettre en bas de page le renvoi de la page
519.
Rai'a avis, a dit Juvenal et non Horace.
Vulgum pecus, expression d'un latin fantai-
siste, correctement sercum pecus (Horace,
Ep. I, XIX).
216
21
242
H
253
11
312
18
403
26
417
30 et ;
490
12
491
19
521
6
522
26
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N Eudel, Paul^
8790 Trucs ^-3-truouërs
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